I. Pendant
les longues heures de cette nuit et les premières heures de l'aube, la reine
et madame Élisabeth passaient alternativement de la chambre du roi dans la
chambre où dormaient leurs enfants, et de là dans la salle du conseil, où
siégeaient les ministres en permanence. Elles traversaient les salles pleines
de leurs défenseurs, cachant leurs larmes et inspirant par leur sérénité
apparente, par leur sourire et par leurs paroles, la confiance qu'elles
n'avaient pas encore perdue. La présence de ces deux princesses errantes, la
nuit, dans ce palais au milieu des armes : l'une, reine et mère, tremblante à
la fois pour son mari et pour ses enfants ; l'autre, sœur dévouée, tremblante
pour son frère, toutes deux insensibles à leurs propres périls, était le plus
éloquent appel à la compassion, à la générosité, au courage des défenseurs du
château. Marie-Antoinette,
que les pamphlets de ses ennemis ont représentée dans cette nuit suprême
comme une furie couronnée poussant l'exaltation jusqu'au délire, l'abattement
jusqu'aux larmes, tantôt déclarant qu'elle se ferait clouer aux murs de son
palais, tantôt présentant des pistolets au roi pour lui conseiller le
suicide, n'eut ni ces emportements ni ces faiblesses. Elle fut avec dignité
et avec naturel, sans héroïsme affecté comme sans abattement timide, ce que
son sexe, son rang, sa qualité d'épouse, de mère, de reine voulaient qu'elle
fût dans un moment où tous les sentiments que ces titres divers devaient
agiter en elle se traduisaient dans son attitude. Au niveau de toutes ses
tendresses, de toutes ses grandeurs, de toutes ses catastrophes, son âme, sa
physionomie, ses paroles, ses actes réfléchirent fidèlement tontes les phases
du trône à la captivité qu'elle eut à traverser clans ces longues heures.
Elle fut femme, mère, épouse, reine menacée ou atteinte dans tous ses
sentiments. Elle craignit, elle espéra, elle désespéra, elle se rassura tour
à tour. Mais elle espéra sans ivresse et se découragea sans avilissement. Les
forces et les tendresses de son âme furent égales aux coups de la destinée.
Elle pleura non de faiblesse, mais d'amour ; elle s'attendrit, mais sur ses
enfants, elle voila ses angoisses et sa douleur du respect qu'elle devait à
elle-même., à la royauté, au sang de sa mère Marie-Thérèse, au peuple qui la
regardait. Après avoir pleuré au berceau de son fils, de sa fille, aux genoux
du roi, dans les bras de sa sœur et de son amie, elle essuyait sur ses joues
la trace des larmes et faisait disparaître la rougeur de ses yeux. Elle
reparaissait devant la foule, sérieuse mais tranquille, attendrie mais ferme,
ayant un cœur, sans doute, mais le possédant. Telle
fut Marie-Antoinette pendant cette crise de vingt-quatre heures succédant à
tant de crises qui auraient pu épuiser son courage. Femme comme toutes les
femmes, mieux inspirée par la nature que par la politique, plus faite pour
supporter héroïquement que pour diriger les circonstances extrêmes, plus à sa
hauteur dans l'action que dans le conseil. II. Le roi
avait fait appeler Rœderer, procureur-syndic du département de Paris. Péthion
n'était pas au château. Il arrive, rend compte au roi de l'état de Paris,
refuse de la poudre au commandant-général Mandat, qui se plaint à lui de
n'avoir que trois, coups à tirer par homme. Sous prétexte de l'extrême
chaleur qui l'incommode dans le cabinet du roi, Péthion sort, entraîne
Rœderer : ils descendent ensemble dans le jardin. Péthion est entouré
d'officiers municipaux affidés et de jeunes gardes nationaux qui chantent et
folâtrent autour de lui. Ce groupe de magistrats et de gardes nationaux se
promène tranquillement aux clartés de la lune sur la terrasse du bord de
l'eau, en s'entretenant de choses légères, comme dans une soirée de fête. A
l'extrémité de la terrasse, ils entendent battre le rappel au château. Ils
reviennent. Le ciel était pur, l'air immobile. On entendait distinctement le
tocsin des faubourgs. Péthion, qui affectait une, impassibilité stoïque et
qui dissimulait le danger, laissa Rœderer remonter seul auprès du roi. Il
resta dehors, sur la terrasse près du grand escalier. Il craignait pour ses
jours. Quoique
la nuit ne fût pas obscure, le château projetait son ombre très-loin sur le
jardin. On avait allumé des lampions posés sur les dalles de pierre qui
bordent la terrasse. Quelques grenadiers des Filles-Saint-Thomas, dont le
bataillon stationnait sur cette terrasse, et qui abhorraient dans Péthion
l'instigateur secret de l'insurrection, éteignirent du pied les lampions, et
se pressèrent autour du maire comme pour faire de lui un otage. Péthion
comprit le mouvement. Il entendit des mots, il entrevit des gestes sinistres.
« Sa tête répondra des événements de la nuit, » dit un grenadier â ses
camarades. Masquant ses craintes sous une attitude rassurée, Péthion s'assit
sur le rebord de la terrasse, au milieu de quelques officiers municipaux, à
quelque distance des grenadiers. Il causa tranquillement une partie de la
nuit avec ceux qui l'entouraient. On murmurait tout haut au château et dans
les rangs des défenseurs du trône, que, puisque Péthion avait eu l'audace de
venir affronter la vengeance des royalistes, il fallait le retenir et
l'exposer lui-même aux coups qu'il préparait à la monarchie. Un officier
municipal, nommé Mouchet, voyant Péthion dans ce piège, et averti par un
signe d'intelligence du maire, courut à l'Assemblée nationale et parla à
plusieurs membres : « Si vous ne mandez pas sur-le-champ le maire de Paris à
votre barre, il va être assassiné ! » dit-il. Louis
XVI, agenouillé devant Dieu, et le cœur plus plein de pardon que de
vengeance, ne songeait point à un assassinat. L'Assemblée feignit de croire à
une pensée criminelle de la cour. Elle manda le maire. Deux huissiers,
précédés de gardes et de flambeaux, vinrent avec appareil signifier le décret
libérateur à Péthion. Au même instant, le ministre de la justice l'envoyait
prier de monter chez le roi. « Si je monte, dit-il, je ne redescendrai
jamais. » Péthion se rendit à l'Assemblée, et de là à l'Hôtel-de-Ville. Il y
fut retenu par ses complices de Charenton et ne reparut plus au château. III. Il
était plus de minuit. Toutes les fenêtres des Tuileries étaient ouvertes. On
s'y pressait en foule pour écouter le tocsin. Chacun écoutait et nommait
successivement le quartier, l'église, le clocher d'où partait le rappel des
révolutions. Dans la
ville les citoyens sortaient à ce bruit de leurs maisons et se tenaient sur
le seuil de leurs portes prêts à suivre le torrent où il voudrait les
entraîner. Les sections, convoquées insurrectionnellement depuis dix heures,
avaient délibéré presque à huis clos, et envoyé chacune des commissaires à
l'Hôtel-de-Ville, pour remplacer le conseil de la commune par une commune
insurrectionnelle. Le mandat unanime et concerté de ces commissaires était de
prendre toutes les mesures que commanderaient le salut de la patrie et la
conquête de la liberté. Ces commissaires, réunis sans opposition à
l'Hôtel-de-Ville, au nombre de cent quatre-vingt-douze membres, se
constituèrent dictatorialement en municipalité, conservèrent dans leur sein
Péthion, Danton, Manuel, nommèrent pour leur président provisoire Huguenin,
du faubourg Saint-Antoine, l'orateur de la pétition du 20 juin. Tallien,
jeune patriote de vingt-cinq ans, et rédacteur d'un journal intitulé l'Ami
des Citoyens, fut élu secrétaire de la commune. Cette municipalité devint,
dès onze heures du soir, le comité dirigeant des mouvements du peuple et le
gouvernement de l'insurrection. Péthion, dans un état d'arrestation simulée,
pour sauver en lui la pudeur de la loi, ne prit plus part aux actes de la
nuit. IV. Le
commandant général Mandat, homme confiant et qui répondait toujours hardiment
du roi au peuple et du peuple au roi, acheva ses dernières dispositions sur
la foi des ordres que Péthion lui avait signés comme maire de Paris. Mandat
envoya cinq cents hommes avec du canon à l'Hôtel-de-Ville pour garder le
passage de l'arcade Saint-Jean, par laquelle devait déboucher la colonne du
faubourg Saint-Antoine. Il plaça également un bataillon avec deux pièces de
canon au Pont-Neuf pour disputer le passage de ce pont aux Marseillais, les
refouler dans le faubourg Saint-Germain et les rejeter vers le Pont-Royal, où
le canon du pavillon de Flore les foudroierait à leur apparition. A ces
dispositions, bonnes en elles-mêmes, il ne manquait que des troupes solides
pour les exécuter. A peine Mandat avait-il donné ces ordres, qu'un arrêté de
la municipalité l'appela à l'Hôtel-de-Ville pour venir rendre compte de
l'état du château et des mesures qu'il avait prises pour maintenir la sûreté
de Paris. A la
réception de cet arrêté, Mandat hésite entre ses pressentiments et son devoir
légal. Légalement la municipalité avait la garde nationale sons son autorité
et pouvait appeler son commandant. Mandat, d'ailleurs, ignorait que cette
municipalité, changée violemment par les sections, n'était plus qu'un comité
d'insurrection. Il consulte Rœderer, qui, dans la même ignorance du
changement opéré à l'Hôtel-de-Ville, lui conseille de s'y rendre. Mandat,
comme averti par un présage intérieur, cherche des prétextes, invente des
excuses, tente des délais. Il se décide enfin à partir. Son fils, enfant de
douze ans, s'obstine à l'accompagner. Mandat monte à cheval, et, suivi de son
fils et d'un seul aide-de-camp, il se rend par les quais à l'Hôtel-de-Ville.
Il monte les marches du perron. Son âme se trouble à l'aspect de ces visages
austères et inconnus qu'il ne reconnaît pas. Il comprend qu'il a à répondre
devant les conspirateurs des mesures prises contre le succès de la
conspiration. — « Par quel ordre, lui dit Huguenin, as-tu doublé la garde du
château ? — Par l'ordre de Péthion, répond en balbutiant l'infortuné Mandat.
— Montre cet ordre. — Je l'ai laissé aux Tuileries. — Depuis quand cet ordre
a-t-il été donné ? — Depuis trois jours ; je le rapporterai. — Pourquoi as-tu
fait marcher les canons ? — Quand le bataillon marche les canons le suivent.
— La garde nationale ne retient-elle pas de force Péthion au château ? — Cela
est faux ; les gardes nationaux ont été pleins de déférence et de respect
pour le maire de Paris. Moi-même je l'ai salué en partant. » Au milieu de ces
interrogations, on dépose sur la table du conseil-général une lettre de
Mandat au commandant du poste de l'Hôtel-de-Ville. On en demande la lecture.
Mandat ordonnait au bataillon de l'Hôtel-de-Ville de dissiper l'attroupement
qui se portait au château en l'attaquant en flanc et par derrière. Cette
lettre est l'arrêt de mort de Mandat. Le conseil ordonne qu'il soit conduit à
l'Abbaye. Le président, en donnant cet ordre, fait un geste horizontal qui en
explique le sens. Un coup de pistolet abat l'infortuné commandant sur les
marches de l'Hôtel-de-Ville. Les piques et les sabres l'achèvent. Son fils,
qui l'attendait sur le perron, se précipite sur son corps et dispute en vain
le cadavre de son père aux meurtriers. Le corps de Mandat, lancé dans la
Seine, fait disparaître l'ordre de Péthion. On a
accusé du crime celui dans l'intérêt de qui le crime était commis.
L'histoire, sévère pour la duplicité d'esprit de Péthion, n'a jamais pris sa
main dans le sang. Il servait la Révolution par des faiblesses, par des
complicités morales, jamais par le crime. L'ordre de tirer sur le peuple, si
on l'eût retrouvé, accusait la municipalité tout entière ; la mort de Mandat
anéantissait le seul témoignage. Cette mort, par des mains inconnues,
n'accusa personne et le flot de la Seine couvrit la responsabilité de la
municipalité. Le conseil nomma à l'instant Santerre commandant-général de la
garde nationale à la place de Mandat. Péthion, qui rentrait alors chez lui en
sortant de l'Assemblée, trouva à sa porte six cents hommes envoyés par
Santerre pour le garder dans sa maison et pour défendre sa vie des embûches
de la cour. V. La
nouvelle de la mort de Mandat, apportée aux Tuileries par son aide-de-camp,
répandit la consternation dans l'âme du roi et de la reine, l'hésitation dans
la garde nationale. Lachesnaye, chef de bataillon, prit le commandement. Mais
l'Hôtel-de-Ville occupé par les sections, une municipalité révolutionnaire et
le commandement général donné à Santerre brisaient sa force morale dans ses
mains. Le sort de Mandat lui présageait le sien. Les deux avant-postes de
l'Hôtel-de-Ville et du Pont-Neuf étaient forcés. Le faubourg Saint-Antoine au
nombre de quinze mille hommes débouchait par l'arcade Saint-Jean. Les
Marseillais et le faubourg Saint-Marceau au nombre de six mille hommes
franchissaient le Pont-Neuf. Une foule immense de curieux grossissait à l'œil
cette armée du peuple et en portait l'apparence à plus de cent mille âmes.
Ces deux corps allaient faire leur jonction sur le quai du Louvre et
s'avancer sans obstacle vers le Carrousel. La gendarmerie à cheval, en
bataille dans la cour du Louvre, se voyant cernée à tous les guichets, ne
pouvant charger contre des murs dans l'enceinte étroite où on l'avait
emprisonnée, murmurait contre ses chefs et se partageait en deux détachements
: l'un continuait à occuper inutilement la cour du Louvre, l'autre allait se
ranger en bataille sur la place du Palais-Royal. Du côté des Champs-Elysées,
de la place Vendôme et de la rue Saint-Honoré, nul obstacle n'avait contenu
l'affluence du peuple. Des masses immenses bloquaient le jardin. Le
procureur du département, Rœderer, apprenant la mort de Mandat et
l'installation d'un conseil insurrectionnel, écrivit au conseil de
département de se. rendre au château pour prendre des mesures contre la
nouvelle municipalité ou pour ratifier ses ordres. Le département, sans autre
empire sur le peuple que la loi brisée dans ses mains, envoya deux
commissaires chez le roi pour se concerter avec Rœderer. C'étaient MM.
Levieillard et de Fauconpret. Rœderer et les deux membres du département
passèrent ensemble dans une petite pièce donnant sur le jardin, à côté de la
chambre du roi. Rœderer demanda au roi de signer un ordre au conseil de
département pour l'autoriser à se déplacer du lieu habituel de ses séances. «
Mes ministres ne sont pas là, répondit Louis XVI ; je donnerai l'ordre quand
ils seront revenus. » Il ne
faisait pas encore jour dans les appartements. Un moment après, on entendit
une voiture rouler dans la cour. On entr'ouvrit les contrevents du cabinet du
roi pour connaître la cause de ce bruit ; c'était la voiture de Péthion qui
s'en allait à vide. Le jour commençait à poindre. Madame
Élisabeth s'approcha de la fenêtre et regarda le ciel. Il était rouge comme
de la réverbération d'un incendie. « Ma sœur, dit-elle à la reine, venez donc
voir lever l'aurore ! » La reine se leva, regarda le ciel et soupira. Ce fut
le dernier jour où elle vit le soleil à travers une fenêtre sans barreaux.
Toute étiquette avait disparu. L'agitation avait confondu les rangs. A chaque
nouvelle qu'on apportait au roi ou à la reine, une foule de serviteurs,
d'amis, de militaires se pressaient familièrement autour d'eux et donnaient
leurs impressions ou leur avis. Le roi était obligé de changer souvent de
place et de chercher des pièces retirées de ses appartements pour écouter
ceux de ses ministres qui avaient à l'entretenir en particulier. Vers
trois heures, il se retira de nouveau dans sa chambre, laissant la reine,
madame Élisabeth, les ministres et Rœderer dans la salle du conseil. On croit
qu'accablé des fatigues et des émotions de la journée et de la nuit, et
rassuré par les avis qu'il venait de recevoir, il alla chercher dans quelques
moments de sommeil les forces dont il aurait besoin au lever du jour. La
reine, sa sœur avaient auprès d'elles la princesse de Lamballe, la princesse de
Tarente-Latremouille, mesdames de Laroche-Aymon et de Ginestous ; mesdames de
Tourzel, gouvernante des enfants de France, de Makau, de Bouzy et de
Villefort, sous-gouvernantes : femmes de cour que les dangers et les revers
de leurs maîtres élevèrent tout à coup, dans cette nuit, jusqu'au complet
oubli d'elles-mêmes, cet héroïsme naturel aux femmes ! La duchesse de Maillé,
dame du palais, qui n'était pas au château la veille et que ses opinions
populaires avaient rendue suspecte à la cour dans les premiers jours de la
Révolution, ayant appris dans la nuit la prochaine attaque du château et les
dangers de la famille royale, sortit à pied de sa demeure, se jeta seule,
sans déguiser son nom et son attachement à la reine, au milieu des flots de
peuple qui obstruaient les avenues des Tuileries, pour y pénétrer. La foule
l'écartait comme une insensée. « Laissez-moi aller, s'écria-t-elle, là où
l'amitié et le devoir m'appellent. Les femmes n'ont-elles pas aussi leur
honneur ! C'est leur cœur ! Le mien est à la reine ! Votre patriotisme est de
la haïr, le mien est de mourir à ses pieds ! » VI. Les
femmes du peuple, touchées de cette démence de fidélité qui bravait la mort,
repoussèrent sans insulte la duchesse de Maillé et la reconduisirent de force
à son hôtel. La reine, madame Élisabeth, toutes ces femmes, tous ces
magistrats, tous ces militaires s'asseyaient au hasard sur les banquettes ou
sur les tabourets de la chambre du conseil. Les princesses s'entretenaient
fréquemment avec Rœderer. Rœderer montra dans toute cette nuit, comme au 20
juin, le caractère d'un grand citoyen constitutionnel. Quoique dévoué au
parti de la constitution, il inspira confiance à la famille royale. Son
attitude fut celle de la loi. Intrépide comme magistrat, triste comme
citoyen, respectueux comme homme, son attendrissement sur les angoisses que
contenait ce palais n'échappa ni à la reine, ni à sa sœur, ni au roi. Madame
Élisabeth se rapprochait souvent de lui pour l'interroger avec son triste
enjouement. La reine sentait en lui un conseiller austère mais loyal, le roi
un dernier ami. Vers
quatre heures, le roi sortit de sa chambre à coucher et reparut dans la
chambre du conseil. On voyait au froissement de son habit et au désordre de
sa coiffure qu'il s'était jeté un moment sur son lit. Ses cheveux, poudrés et
bouclés d'un côté de la tête, étaient aplatis et sans poudre de l'autre côté.
Ses traits pâlis, ses yeux bourrelés, les muscles de sa bouche détendus et
palpitants de mouvements involontaires attestaient qu'il avait pleuré en
secret. Mais la même sérénité régnait sur son front et le même sourire de
bonté sur ses lèvres. Il n'était pas au pouvoir des choses humaines
d'imprimer un ressentiment dans l'âme ou sur les traits de ce prince. Ses
amis n'ont jamais aimé, ses ennemis n'ont jamais méprisé en lui que sa bonté
: c'était son défaut et sa vertu. La reine et madame Élisabeth se jetèrent
avec un sourire de bonheur dans ses bras ; elles l'entraînèrent dans
l'embrasure d'une fenêtre et lui parlèrent quelques minutes à voix basse. Les
gestes étaient ceux de la plus tendre familiarité ; chacune des deux
princesses tenait une des mains du roi dans les siennes. Il les regardait
tour à tour avec tristesse et semblait leur demander pardon des tourments
qu'elles subissaient à cause de lui. Tout le monde s'était éloigné avec
respect. La
famille royale passa ensuite du côté des cours pour juger sans doute du
nombre et de l'attitude des troupes campées sous le palais. Un peu après, la
reine fit appeler Rœderer. Il trouva cette princesse dans l'appartement de
Thierri, valet de chambre du roi. Cette chambre ouvrait sur le petit atelier
de serrurerie de Louis XVI. La reine était seule, assise près de la cheminée,
le dos tourné à la fenêtre. M. Dubouchage, ministre de la marine, entra et se
tint un peu à l'écart comme un homme qui surveille et qui attend. La reine,
visiblement inquiète de ce qu'elle avait vu dans les cours, du petit nombre
de défenseurs et de ce qu'on lui avait rapporté de la masse toujours
croissante des assaillants, commençait à retomber, de l'exaltation des
premières espérances, dans la prostration du découragement. C'était un de ces
moments où la réalité qu'on ne veut pas voir apparaît pour la première fois
confusément, et où l'on se révolte encore contre elle tout en la
reconnaissant. Marier
Antoinette demanda à Rœderer ce qu'il y avait à faire dans les circonstances
telles qu'elles se révélaient depuis le lever du jour. Rœderer ne dissimula
pas à la reine ce qui pouvait déchirer son cœur pour éclairer sa raison. Il
lui présenta, pour la première fois, l'idée de placer le roi et sa famille
sous la sauvegarde de la nation en les conduisant dans le sein de la
représentation nationale, et en les rendant ainsi inviolables et sacrés comme
la constitution elle-même. « Si le roi doit périr, madame, dit Rœderer, il
faut qu'il périsse du même coup que la constitution. Mais le peuple
s'arrêtera devant sa propre image personnifiée dans l'assemblée de ses
représentants. L'Assemblée elle-même ne pourra s'empêcher de défendre un roi
qui confondra son existence avec la sienne. L'insurrection, criminelle devant
la demeure du roi, sera parricide devant le sanctuaire de la nation. » Tels
furent les conseils de Rœderer ; Marie-Antoinette rougissait en les écoutant,
on voyait que sa fierté de reine luttait dans son âme avec sa tendresse
d'épouse et de mère. M. Dubouchage, gentilhomme loyal et marin intrépide,
vint au secours des perplexités de la princesse. — « Ainsi, monsieur, dit-il
à Rœderer, vous proposez de mener le roi à son ennemi ! — L'Assemblée est moins
ennemie que vous ne le pensez, répliqua le procureur du département,
puisqu'au dernier vote monarchique quatre cents de ses membres contre deux
cents ont voté pour La Fayette. Au reste entre les dangers je choisis le
moindre, et je propose le seul parti que la destinée laisse ouvert au salut
du roi. » VII. La
reine, avec un accent de résolution irritée, comme si elle eût cherché à se
rassurer elle-même par le son de sa propre voix : « Monsieur, lui dit-elle,
il y a ici des forces, il est temps de savoir qui l'emportera enfin du roi ou
des factions ? » Rœderer proposa d'entendre le commandant général
qui avait succédé à l'infortuné Mandat : c'était Lachesnaye. On le fit
appeler ; il vint. On lui demanda si l'état des dispositions extérieures de
défense était suffisant pour rassurer le château, et s'il avait pris des
mesures pour arrêter les colonnes qui marchaient sur la demeure du roi ?
Lachesnaye répondit affirmativement et ajouta que le Carrousel était gardé ;
puis adressant la parole d'un ton d'humeur et de reproche à la reine : «
Madame, lui dit-il, je ne dois pas vous dissimuler que les appartements sont
pleins de gens inconnus qui circonviennent le roi et dont la présence
offusque et aigrit la garde nationale. — La garde nationale a tort, répondit
la reine ; ce sont des hommes sûrs. » L'attitude et le langage de
Marie-Antoinette convainquirent Rœderer qu'il y avait au château une
résolution arrêtée d'accepter la bataille le lendemain et qu'on y voulait une
victoire pour imposer à l'Assemblée. Il insinua au moins que le roi écrivît
au corps législatif et lui demandât assistance. M. Dubouchage combattit
encore cette idée. — « Si cette idée ne vaut rien, reprit Rœderer, que deux
ministres se rendent à l'Assemblée et lui demandent d'envoyer des
commissaires au château ! » On
adopta ce parti. MM. de Joly et Champion sortirent pour se rendre à
l'Assemblée. L'Assemblée
délibérait tranquillement sur la traite des nègres quand les deux ministres
se présentèrent. M. de Joly, ministre de la justice, peignit les périls de la
situation, l'urgence des mesures, et déclara que le roi désirait qu'une
Réputation de la représentation nationale vînt s'associer à ses efforts pour
préserver la constitution et protéger par sa présence la sûreté de sa
famille. L'Assemblée passa dédaigneusement à l'ordre du jour. Elle était peu
nombreuse, distraite, comme assoupie, et dans l'attitude des corps politiques
qui attendent une grande ruine et qui se tiennent à l'écart de l'événement. VIII. MM. de
Joly et Champion sortirent découragés. Rœderer et les ministres étaient
restés en conférence dans la petite pièce attenante à la chambre du roi. Les
membres du département arrivèrent. Ils apprirent aux ministres la formation
de la nouvelle municipalité. Elle venait de faire distribuer des cartouches
aux Marseillais. Le bataillon des Cordeliers et les Marseillais devaient être
déjà en marche. La loi, détrônée partout, n'avait plus d'asile que les
Tuileries. Ils insistèrent pour que le roi allât demander protection à
l'Assemblée. « Non ! répondit M. Dubouchage, qui venait d'entendre de la fenêtre
les outrages vomis par les bataillons de piques contre le roi ; il n'y a plus
de sûreté pour lui qu'ici ! il faut qu'il y triomphe ou qu'il y périsse ! » Les
membres du département et Rœderer à leur tête résolurent alors de se rendre
eux-mêmes au corps législatif, de lui faire connaître la situation, les
conseils qu'ils donnaient au roi, et de provoquer enfin de l'Assemblée une
résolution qui sauvât tout. Ces membres du département rencontrèrent aux
abords de l'Assemblée les deux ministres, qui en sortaient. « Qu'allez-vous
faire ? leur dit le ministre de la justice ; nous venons de supplier
l'Assemblée d'appeler le roi dans son enceinte, à peine nous a-t-elle écoutés
: elle n'est pas en nombre pour rendre un décret, à peine compte-t-on
soixante membres ! » Le département découragé rentra au château avec les
ministres. Les canonniers qui stationnaient avec leurs pièces sous le
vestibule, au pied du grand escalier, les arrêtèrent. « Messieurs\ » leur
dirent-ils avec une anxiété qui se révélait sur leurs visages, « est-ce que
nous serons obligés de faire feu sur nos frères ? — Vous n'êtes là, répondit
Rœderer, que pour garder la demeure du roi et empêcher qu'on en force
l'entrée. Ceux qui tireraient sur vous ne seraient plus vos frères ! » Ces
paroles ayant paru tranquilliser les canonniers, on pria Rœderer et ses
collègues d'aller les répéter dans les cours, où les mêmes scrupules
agitaient les gardes nationaux. Rœderer et ses collègues traversèrent le
vestibule et entrèrent dans la cour Royale. Elle présentait un formidable
aspect de défense. A droite était rangé en haie un bataillon de grenadiers de
la garde nationale, qui s'étendait des fenêtres du château jusqu'au mur du
Carrousel. A gauche, et faisant face à ce bataillon civique, un bataillon de
gardes suisses. Ces deux bataillons, en croisant leurs feux, anéantiraient
les colonnes du peuple qui auraient pénétré du Carrousel dans la cour. Entre
ces deux haies de baïonnettes, cinq pièces de canon braquées contre le
Carrousel étaient rangées devant la grande porte des Tuileries et auraient
foudroyé les assaillants de ce côté, comme les cinq pièces de canon, en
position à la porte du jardin, les auraient mitraillés de l'autre côté. Des
dispositions pareilles donnaient aux autres cours une apparence inexpugnable.
La députation du département alla droit au bataillon de garde nationale.
Rœderer, se plaçant au centre, le harangua en termes précis, fermes et
modérés, comme il convient à un organe impassible de la loi. — Point
d'attaque, ferme contenance, ferme défensive ! IX. Le
bataillon ne témoigna ni enthousiasme ni hésitation. Le procureur syndic se
transporta au milieu de la cour pour adresser la même allocution aux
canonniers. Les canonniers affectèrent de s'éloigner hors de portée de la
voix comme pour éviter d'entendre un appel auquel ils ne voulaient pas obéir.
Un d'eux cependant, homme d'un extérieur martial et d'une physionomie
résolue, s'étant approché du magistrat, lui dit : « Mais si l'on tire sur
nous, serez-vous là ? — J'y serai, répondit Rœderer, et non derrière vos
pièces, mais devant, afin que si quelqu'un doit périr dans cette journée nous
périssions les premiers pour la défense des lois ! — Nous y serons tous ! »
s'écrièrent en masse les membres du département. A ces mots, le canonnier,
par un geste plus expressif que les paroles, déchargea sa pièce, en répandit
la charge à terre, et, mettant le pied sur la mèche qui était allumée, il
l'éteignit. C'était la loi qui désarmait devant le peuple. Le peuple
applaudit le canonnier du haut des murs du Carrousel. Pendant
que le département échouait ainsi devant les canonniers, des officiers
municipaux remettaient aux Suisses l'ordre de repousser la force par la
force. A quelques pas plus loin, des émissaires marseillais, ayant pénétré
dans les cours, haranguaient ces soldats étrangers pour les engager à ne
point faire feu sur des patriotes qui voulaient être libres et républicains
comme eux. Tout à coup on entendit frapper à coups redoublés à la porte
royale. Rœderer y accourt ; il fait ouvrir un guichet. On introduit un jeune
homme maigre, pâle, exalté, officier des canonniers. Il dit que son
rassemblement veut se rendre à l'Assemblée, bloquer le corps législatif
jusqu'à ce que la déchéance du roi ait été décrétée, et que le peuple a douze
pièces de canon au Carrousel. « Nous demandons, ajoute-t-il, qu'on nous livre
passage à travers le château et le jardin pour aller présenter le vœu du
peuple au corps législatif ; nous ne voulons point faire de mal. Nous sommes
tous des citoyens comme vous ! Nous ne voulons point attenter à la liberté de
l'Assemblée, nous voulons lui rendre au contraire cette liberté étouffée sous
les conspirations de la cour ! » Après un dialogue fiévreux entre ce jeune
homme d'un côté et les magistrats de l'autre, aux coups répétés qui ébranlaient
la porte, et au mugissement de la multitude grossissant derrière le mur, le
département se retire et l'heure prépare seule le dénouement. X. La
reine prévoyant que ce dénouement arriverait avec le jour, qu'il serait
sanglant, et ne voulant pas que l'assaut du château, le fer des Marseillais
surprissent ses enfants dans leurs lits, les fit réveiller, habiller et
conduire auprès d'elle à cinq heures du matin. Le roi et la reine les
embrassèrent avec un redoublement de tendresse, comme on étreint plus
fortement ce qu'on craint de se voir arracher. Le Dauphin était insouciant et
folâtre comme son âge. Cette heure inusitée de son lever, cet appareil militaire
des appartements, du jardin, des cours, amusaient ses yeux : l'éclat de ces
armes lui masquait la mort. Sa sœur, plus âgée et plus mûre, comprenait la
destinée dans les yeux de sa mère et dans les prières de sa tante. La
présence de ces deux beaux enfants entre ces deux princesses émut les gardes
nationaux postés dans les appartements et porta jusqu'aux larmes
l'enthousiasme des volontaires campés dans la galerie des Carraches. Le
maréchal de Mouchy et les ministres engagèrent le roi à fortifier par sa
présence ces bonnes dispositions, et à passer en revue toutes les forces que
le dévouement à sa personne ou l'obéissance à la loi réunissaient autour du
château. Quoique les troupes fussent peu nombreuses et peu résolues, combien
de fois l'aspect d'un prince faisant appel à une poignée de défenseurs, dans
les extrémités de sa fortune, avait-il multiplié leur nombre par leur élan et
retourné le sort ! Mais
pour répandre cette électricité morale dans des masses, il faut en avoir en
soi-même le foyer. Les héros seuls communiquent l'héroïsme. Louis XVI n'avait
rien, ni dans la parole, ni dans l'âme, qui pût enflammer une multitude. Elle
cherchait en lui un roi, elle ne voyait qu'un père de famille. L'extérieur
même de l'homme enlevait tout prestige au roi. Si les bataillons indécis
avaient vu sortir, avec le jour, des portes de son palais, un prince à
cheval, jeune, fier, bouillonnant d'ardeur, prêt à jouer sa vie avec cette
fortune qui favorise la jeunesse ; si un vieillard découvrant son front eût
étalé ses cheveux blancs devant son peuple et fait appel à la pitié, cette
dernière éloquence des revers ; si quelques mots lancés de son cœur dans
celui des soldats avaient circulé de rang en rang, et imprimé un de ces
courants d'émotion martiale qui entraînent si aisément les hommes rassemblés
; si un drapeau, un geste, une épée tirée à propos eût fasciné les yeux et
courbé cette forêt de baïonnettes sous le plus léger frémissement
d'enthousiasme, on aurait combattu, on aurait vaincu, et la constitution
raffermie par une victoire aurait vacillé quelques mois de plus. Mais
Louis XVI n'avait dans sa personne ni la grâce de la jeunesse qui séduit, ni
la majesté de la vieillesse qui attendrit les hommes. Rien de martial ne
révélait en lui son chef au soldat, son père au peuple. Au lieu de revêtir un
uniforme et de monter à cheval, il était à pied, en habit violet, couleur de
deuil des rois ; sans bottes, sans éperons, avec une chaussure de cour, des
souliers à boucles, des bas de soie blancs, un chapeau sous le bras, ses
cheveux frisés et poudrés de la veille, sans qu'une main attentive eût réparé
dans cette coiffure le désordre des sommeils rapides et des agitations de la
nuit. Son regard intimidé, non par le danger, mais par la représentation,
était terne, indécis, errant ; sa bouche avait le sourire gracieux mais banal
de toutes les heures de sa vie de prince ; sa démarche, lourde et flottante,
balançait son corps d'un pied sur l'autre, comme dans les froides réceptions
de cour. Toute sa personne manquait d'accent ; on attendait tout, il
n'inspirait rien. Il fallait réfléchir pour être attendri. Il n'avait, dans
cette revue, d'autre prestige que celui de son abattement. XI. Cependant
la seule présence de ce roi arraché an sommeil par l'insurrection, de cette
reine, de cette sœur en habits de deuil, de ces enfants menés par la main,
venant solliciter processionnellement et en silence, dans les salles et dans
les cours de leur demeure, la fidélité de leurs amis, l'honneur du soldat, la
pitié de leurs ennemis, avait par elle-même une éloquence qui pouvait se
passer de paroles. Le roi en balbutiait quelques-unes, à peine entendues,
toujours les mêmes, comme un refrain qui dispense de penser : « Eh bien !
messieurs, on dit qu'ils viennent.... Je ne sais pas ce qu'ils veulent....
Nous verrons.... Ma cause est celle de la constitution et de tous les bons
citoyens Nous ferons notre devoir, n'est-ce pas ? » Ces
paroles, prononcées de distance en distance et interrompues par de rares
acclamations et par le retentissement des armes, que les postes présentaient
an roi, suffisaient à la contenance, mais ne suffisaient pas à la gravité du
moment. La reine, qui suivait pas à pas le roi, relevait ces paroles par la
noblesse de son attitude, par le mouvement à la fois fier et gracieux de sa
tête et par l'expression de son regard. Elle aurait voulu inspirer son âme au
roi ; elle souffrait de ne révéler que par l'attitude, par la rougeur et par
l'émotion muette, ces sentiments de reine, d'épouse, de mère, que son sexe
l'obligeait à contenir dans son sein. On voyait qu'elle pleurait en dedans,
mais que le courage et la colère séchaient ses larmes à mesure qu'elles sortaient.
Sa respiration était courte, forte, bruyante ; sa poitrine se soulevait sous
l'indignation. Ses traits fatigués et pâlis par l'insomnie, mais tendus par
la volonté et exaltés par l'intrépidité de son âme ; ses yeux qui parlaient
par des éclairs continus à tous les yeux fixés sur elle ; son regard qui
implorait, qui remuait, qui bravait à la fois, selon qu'il rencontrait des
visages froids, amis ou hostiles ; l'anxiété avec laquelle elle cherchait sur
les physionomies l'impression des paroles du roi ; sa lèvre relevée et
palpitante, son nez aquilin, ses narines renflées par l'émotion, l'attitude
de sa tète redressée par le péril, sa démarche triste, ses bras affaissés,
ses poses fières, les traces encore récentes de cette beauté qui commençait à
pâlir sous ses années, comme sa fortune sous ses malheurs ; le souvenir des
adorations qu'elle avait respirées dans ces mêmes salles où elle implorait,
en vain, quelques bras pour la défendre ; ces rayons de soleil du matin
pénétrant dans les appartements et ondoyant sur ses cheveux comme une
couronne vacillant sur sa tête ; ces armes diverses, cette foule, ces
acclamations, ces silences au milieu desquels elle s'avançait : tout
imprimait à sa personne une majesté de courage, de dignité, de tristesse, qui
égalait aux yeux des spectateurs la solennité de la scène et la grandeur de
l'événement. C'était la Niobé de la monarchie ; c'était la statue de la
royauté tombée du trône, mais sans être ni souillée ni dégradée par sa chute.
Elle ne régna jamais tant que ce jour-là. XII. Elle
fut reine malgré son peuple et malgré le sort. Son aspect attendrit, dans
l'intérieur, les gardes nationaux les plus indécis et fit tirer du fourreau
tous les sabres. Gardes suisses, gendarmerie, grenadiers, volontaires,
gentilshommes, bourgeoisie, peuple, toutes les armes, tous les postes, toutes
les salles, tous les escaliers s'émurent d'un même enthousiasme à son passage
; tous les regards, tous les gestes, toutes les paroles lui promirent mille
vies pour sa vie. La pâleur des grandes émotions était répandue sur les
visages. Des larmes roulaient dans les yeux des soldats les plus aguerris.
Pleine de séduction pour la garde nationale, de bienveillante dignité pour
les gardes suisses, de grâce et d'abandon pour ses amis, elle fut, en passant
dans les rangs des gentilshommes réunis dans la grande galerie, l'objet d'un
culte chevaleresque. Les uns lui demandaient sa main à baiser, les autres la
priaient de toucher seulement leurs armes, ceux-ci jetaient leurs manteaux
sous ses pieds et sous ceux du Dauphin et de Madame Royale ; ceux-là, plus
familiers, élevaient l'enfant dans leurs bras au-dessus de leur tête, drapeau
vivant pour lequel ils juraient de mourir ! A ces
transports, la reine s'exalte elle-même ; saisissant deux pistolets à la
ceinture de M. d'Affry, commandant des Suisses, elle les présente au roi : «
Voilà l'instant de se montrer, lui dit-elle, ou de périr avec gloire au
milieu de ses amis ! » Le roi remit ces pistolets à M. d'Affry ; il
sentit que la vue de ces armes le dépopulariserait, et que sa meilleure
défense aux yeux des citoyens était son inviolabilité et la loi. Après
avoir visité tous les postes de l'intérieur avec sa famille, le roi, descendu
dans le vestibule du grand escalier, fit remonter la reine, madame Élisabeth
et les enfants dans leurs appartements. Il voulut achever seul la revue des
forces extérieures. Il craignit que la reine, tant calomniée aux oreilles du
peuple, n'eût à subir quelques outrages et peut-être quelques dangers
personnels en passant devant le front des bataillons. XIII. Le roi
s'avança dans la cour Royale, suivi de MM. de Boissieu et de Menou,
maréchaux-de-camp, commandant au château ; de MM. de Maillardoz et de
Bachmann, officiers supérieurs des Suisses ; de M. de Lajard, ancien ministre
de la guerre ; de M. Dubouchage, ministre de la marine, et du prince de
Poix-Noailles, ancien capitaine des gardes du corps. Le bruit des tambours
qui battaient aux champs, les commandements des officiers qui ordonnaient de
porter les armes, les acclamations de la foule des royalistes qui se
pressaient aux portes, aux fenêtres, sur les balcons du château, et qui
élevaient leurs chapeaux en l'air en criant Vive le roi ! entraînèrent un peu
les bataillons sons les armes et leur arrachèrent quelques derniers, cris de
fidélité. La reine, madame Elisabeth, les femmes, les serviteurs qui les
entouraient pleurèrent de joie en contemplant du haut du balcon de la salle
des Gardes ces signes d'attachement. Cette joie fut courte et inquiète. Deux
bataillons douteux entrèrent dans les cours pendant la revue. Silencieux et
mornes, ils contrastaient avec les bataillons dévoués. Les canonniers,
jusque-là impassibles, allèrent fraterniser avec eux. M. de Boissieu jugea
qu'il était piaulent d'éloigner ces bataillons, et leur assigna leur place
plus loin du Palais, sur la terrasse du bord de la Seine. Ils défilèrent
devant le roi, pour s'y rendre, aux cris de Vive la nation ! Des
cours, le roi passa dans le jardin. Les bataillons royalistes des quartiers
des Petits-Pères et des Fi Filles-Saint-Thomas, rangés en bataille à droite
et à gauche de la grande porte, sur la terrasse du château, le couvrirent de
leurs baïonnettes, de leur enthousiasme et de leurs serments. Des grenadiers
l'entourèrent et le prièrent d'aller passer en revue leurs camarades postés à
l'extrémité du jardin, au Pont-Tournant, pour raffermir par sa présence ce
poste si important à la défense. Le roi s'y hasarda, malgré les
représentations de quelques personnes de sa suite qui lui faisaient craindre
d'être attaqué en chemin par les bataillons de piques, en bataille sur la
terrasse du bord de l'eau. Le
faible cortége royal traversa le jardin dans toute sa longueur sans accident.
Les grenadiers du Pont-Tournant se montrèrent pleins de résolution et
d'énergie. Mais deux esprits se partageaient la garde nationale comme la
France. A peine le roi eut-il quitté le Pont-Tournant pour revenir au
château, que les bataillons de piques, ceux du faubourg Saint-Marceau et les
deux bataillons entrés pendant la revue et postés par M. de Boissieu sur la
terrasse de la Seine, élevèrent en immense clameur leurs insultes et leurs
menaces contre la cour. Cette clameur monta du jardin jusqu'aux appartements
des Tuileries. La reine, assise dans la chambre du roi, s'y reposait un
moment, entourée de ses enfants, de sa sœur, des ministres et de Rœderer. Ce
bruit fit voler un des ministres vers la fenêtre. La reine s'y précipita. Le
ministre l'écarta respectueusement ; il ferma la fenêtre pour épargner à
cette princesse la vue des gestes el des outrages contre son mari. « Grand
Dieu ! dit-elle, c'est le roi qu'on hue ! Nous sommes perdus ! » Elle retomba
anéantie sous ces alternatives de vie ou de mort. Le roi
rentra pâle, défait, inondé de sueur, le désespoir dans l'âme, la honte sur
le front. Pendant tout le trajet du Pont-Tournant aux Tuileries, il avait
dévoré le désespoir et l'ignominie. Il avait vu brandir de loin, contre sa
personne, les piques, les sabres, les baïonnettes rassemblés pour le
défendre. Les poings levés, les gestes meurtriers, les apostrophes cyniques,
les mouvements de rage de quelques forcenés s'efforçant de descendre de la
terrasse dans le jardin, pour venir fondre sur son escorte, retenus à peine
par leurs camarades et se vengeant de leur impuissance par leurs
imprécations, l'avaient accompagné jusqu'à la porte. Son faible cortège
n'avait pu même le préserver de danger pour sa vie. Un homme, en uniforme de
garde nationale, d'une figure sinistre, portait souvent la main sous son
uniforme, comme pour y chercher un poignard, et suivait le roi pas à pas. Un
grenadier s'attacha à cet homme et se plaça sans cesse entre le roi et lui.
En rentrant au poste, après avoir mis le roi à l'abri dans son palais, ce
grenadier s'évanouit d'horreur de la scène dont il avait été témoin. A peine
le roi était-il rentré que deux de ces bataillons du bord de l'eau sortirent
par la grille du Pont-Royal, avec leurs canons, et se rangèrent en bataille
sur le quai, entre le jardin et le Pont-Royal, pour attendre les Marseillais
et pour attaquer ensemble. Deux autres bataillons se débandèrent dans la cour
Royale. Ils rentrèrent au Carrousel et s'y portèrent pour attendre les
bataillons en retard et pour les entraîner dans leur défection. Une masse
immense de peuple, de fédérés de Brest, d'insurgés des faubourgs, s'accumula
sur la place, autour de ces bataillons. XIV. Il
était sept heures. Le tocsin n'avait pas cessé de tinter pendant la nuit.
Depuis que l'heure matinale où le peuple se lève pour se rendre à ses travaux
du jour avait sonné, les rues et les places, d'abord lentes à se remplir,
s'étaient encombrées de foule. Ces masses de peuple, stagnantes dans leurs
mouvements, attendaient que les bataillons de leurs quartiers se fussent
rassemblés pour les suivre. A peine apercevait-on un faible courant vers le
Louvre et vers le Pont-Royal, dans les rues qui versent du faubourg
Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marceau dans le centre de Paris. Les deux
foyers d'impulsion étaient maintenant, l'un à l'Hôtel-de-Ville avec Santerre
et Westermann ; l'autre dans l'ancien bâtiment des Cordeliers, où siégeait le
club de ce nom et où les Marseillais avaient été casernés. Les
Cordeliers avec leur club et leur caserne étaient au quartier Saint-Marceau
et à la rive gauche de la Seine ce que l'Hôtel-de-Ville était pour le
faubourg Saint-Antoine et pour la rive droite, le cœur et le bras de
l'insurrection. A minuit, Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine,
Carra, Rebecqui, Barbaroux et les principaux meneurs du club s'étaient
constitués en séance permanente. Danton, l'orateur des Cordeliers et l'homme
d'État du peuple, avait fait ouvrir la salle aux Marseillais. « Aux armes !
leur avait-il dit. Vous entendez le tocsin, cette voix du peuple. Il vous
appelle au secours de vos frères de Paris. Vous êtes accourus des extrémités
de l'empire pour défendre la tête de la nation menacée dans la capitale par
les conspirations du despotisme ! Que ce tocsin sonne la dernière heure des
rois et la première heure de la vengeance et de la liberté du peuple ! Aux
armes, et ça ira ! » A peine Danton avait-il proféré ces rapides paroles que l'air du Ça ira ébranla les voûtes des Cordeliers. Carra, Fabre d'Églantine, Rebecqui, Barbaroux. Fournier l'Américain avaient passé la nuit à ranger les Marseillais sous les armes et à grouper autour de leurs bataillons les fédérés de Brest. Un grand nombre de fédérés isolés des départements s'étaient joints à cette tête de colonne, et avaient formé un véritable campement révolutionnaire dans les cours et dans les bâtiments des Cordeliers. Les canonniers brestois et marseillais s'étaient couchés, la mèche allumée, auprès de leurs pièces. Danton s'était retiré incertain encore des succès de la nuit. Pendant qu'on le croyait occupé à nouer dans de mystérieux conciliabules les dernières trames de la conjuration, il était rentré dans l'intérieur de sa maison, et s'était couché tout habillé pour dormir un instant pendant que sa femme veillait et pleurait à côté de son lit. Après avoir conçu le plan et imprimé l'impulsion, il avait abandonné l'action aux hommes de coups de main et le sort de sa pensée à la lâcheté ou â l'énergie du peuple. Ce n'était point timidité, c'était une théorie profonde des révolutions. Danton avait la philosophie des tempêtes ; il savait qu'une fois formées il est impossible de les diriger et qu'il y a, dans les convulsions des peuples comme dans les batailles, des hasards auxquels un homme ne peut rien que s'asseoir et s'endormir en les attendant. |