I. Cependant
la fermentât ion croissait d'heure en heure. On entendait partout ce murmure
sourd qui présage les catastrophes des empires comme celles de la nature. La
Fayette, disait-on, allait marcher sur Paris. Le vieux Luckner avait avoué ce
projet à Guadet, dans un dîner, chez l'évêque de Paris. Averti du danger de
cet aveu, Luckner le rétractait maintenant. Les fédérés, accumulés dans
Paris, refusaient d'en sortir, prétextant les trahisons patentes des généraux
aristocrates sous lesquels on les envoyait, non à la victoire, mais à la
mort. Dumouriez avait reçu l'ordre perfide de lever son camp et d'ouvrir
ainsi l'accès de la capitale aux Autrichiens. Il avait patriotiquement
désobéi. Des préparatifs d'attaque et de défense se faisaient secrètement au
château. Les appartements intérieurs du roi étaient remplis de nobles et
d'émigrés rentrés. L'état-major de la garde nationale conspirait avec la
cour. Le Carrousel et le jardin des Tuileries étaient un camp, le château une
forteresse prête à vomir la mitraille et l'incendie sur Paris. Le sol même du
jardin des Tuileries était traité par le peuple en terre maudite qu'il était
interdit aux bons citoyens de fouler du pied. Entre la terrasse des
Feuillants et ce jardin, on avait tendu pour toute barrière un ruban tricolore
avec cette inscription menaçante : « Tyran, notre colère tient à un ruban, ta
couronne tient à un fil. » Les
sections de Paris, ces clubs légaux, ces fragments incohérents de
municipalités, centres perpétuels de délibérations anarchiques, essayèrent de
prendre quelque unité pour devenir plus imposants et plus redoutables à
l'Assemblée et à la cour. Péthion organisa à l'Hôtel-de-Ville un bureau de
correspondance générale entre les sections. On y rédigea en leur nom une
adresse à l'armée, qui n'était qu'une provocation au massacre des généraux. « Ce
n'est pas contre les Autrichiens, disaient-elles aux troupes, que La Fayette
voudrait vous conduire, c'est contre nous ! C'est du sang des meilleurs
citoyens qu'il voudrait arroser le pavé du château royal, afin de réjouir les
yeux de cette cour insatiable et corrompue ! Mais nous la surveillons et nous
sommes forts ! Au moment où les traîtres voudront livrer nos villes à
l'ennemi, les traîtres auront disparu et nous nous serons ensevelis sous les
cendres de nos villes ! » Des
discours analogues à cette adresse agitaient l'âme du peuple dans les
sections. La presse répandit dans tout le royaume un de ces discours
prononcés à la section du Luxembourg et dont la concision relevait l'énergie.
« Français ! vous avez fait une révolution, contre qui ? — Contre le roi, la
cour, les nobles et leurs partisans ! — A qui avez-vous confié le sort de
cette révolution après l'avoir faite ? — Au roi, à la cour, aux nobles et à
leurs partisans ! — A qui faites-vous la guerre au dehors ? — Aux rois, aux
cours, aux nobles et à leurs partisans ! — Qui avez-vous mis à la tête de vos
armées ? — Le roi, les nobles, la cour et leurs complices ! Eh bien !
concluez : ou le roi, les nobles et les intrigants qui sont à la tête de vos
affaires et de vos armées sont tous des Bru tus qui sacrifient leurs pères,
leurs frères, leurs fils au salut de la patrie, ou ils vous trahissent ! » La
conclusion de ce discours, facile à tirer, était qu'il ne faut jamais confier
une révolution aux hommes contre qui elle a été faite, c'est-à-dire que
toutes les demi-révolutions sont des chimères et qu'il n'y a que la
république qui puisse faire une guerre sincère à la monarchie. Levez-vous,
citoyens ! disait la section Mauconseil. Un tyran méprisable se joue de nos
destinées, qu'il tombe ! L'opinion seule fait la force des rois, eh bien !
que l'opinion le détrône ! Déclarons que nous ne reconnaissons plus Louis XVI
pour roi des Français ! » Danton,
dans la section du Théâtre-Français, foula aux pieds cette distinction
aristocratique entre les citoyens actifs et les citoyens passifs, et les
appela tous, prolétaires ou propriétaires, à prendre les armes pour le salut
de la patrie commune. II. Plus
logique que La Fayette, Danton ne plaçait pas la limite de la richesse à la
place de la limite de la naissance entre les citoyens ; il les effaçait
toutes. Cet appel au droit et au nombre devait étouffer les baïonnettes de la
garde nationale sous la forêt de piques des fédérés. Les enrôlements
volontaires pour la frontière prirent plus d'activité ; ils avaient lieu
solennellement sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Ces enrôlements étaient
antiques de forme. Quatre tribunes, élevées aux quatre angles de la place,
étaient occupées par des commissaires qui recevaient les engagements au bruit
des instruments et aux acclamations de la foule. Des allocutions brûlantes
enflammaient l'esprit des volontaires : « Citoyens, nous allons partir,
dirent les orateurs de la section des Quinze-Vingts, vous êtes près du
gouvernail, surveillez le pilote, il vaudrait mieux le jeter à la mer que de
surveiller l'équipage. Le dix-neuvième siècle approche : puissent à cette époque
de 1800 tous les habitants de la terre, éclairés et affranchis, adresser à
Dieu un hymne de reconnaissance et de liberté ! Demandez encore une fois à
Louis XVI s'il veut être de cette fête universelle, nous lui réservons encore
la première place au banquet. S'il s'y refuse, adieu ! Nos sacs sont prêts,
notre adresse est l'éclair qui précède la foudre ! » Le
contre-coup de ces convulsions extérieures se faisait sentir aux Jacobins,
aux Cordeliers et jusque dans l'Assemblée. Les séances se passaient à voir
défiler des députations et à entendre des adresses ; Les Marseillais, au
nombre de cinq cents, vinrent déclarer par l'organe de leur orateur que le
nom de Louis XVI ne leur rappelait que trahison, et demander l'accusation des
ministres et la déposition du roi. « Le peuple est levé, s'écria l'orateur
des fédérés ; il vous demande une réponse catégorique : pouvez-vous nous
sauver ou non ? » Isnard,
dans un discours ardent et incohérent comme les vociférations de la colère,
lança au roi l'outrage, l'accusation, l'ignominie et la mort. Péthion,
raisonnant froidement sa haine, lut à la barre avec l'autorité de sa
magistrature l'adresse de la commune de Paris, qui n'était qu'un acte
d'accusation contre le roi : « Nous ne vous retracerons pas, disait
le maire de Paris, la conduite entière de Louis XVI depuis le commencement de
la Révolution, ses projets sanguinaires contre la ville de Paris, sa prédilection
pour les nobles et les prêtres, son aversion contre le peuple, l'Assemblée
constituante outragée par les valets de la cour, investie par des hommes
armés, errante au milieu d'une ville royale et ne trouvant d'asile que dans
un jeu de paume ! Que de raisons n'avions-nous pas de l'écarter du trône au
moment où la nation fut maîtresse d'en disposer ! Nous le lui laissâmes !
Nous ajoutâmes à cette générosité tout ce qui peut relever, fortifier,
embellir un trône ! Il a tourné contre la nation tous ces bienfaits, il s'est
entouré de nos ennemis, il a chassé les ministres citoyens qui avaient notre
confiance, il s'est ligué avec ces émigrés qui méditent la guerre extérieure
contre nous, avec ces prêtres qui conspirent au dedans la guerre civile ; il
a retenu nos armées prêtes à envahir la Belgique, il est le premier anneau de
la chaîne contre-révolutionnaire : il transporte Pillnitz au milieu de Paris,
son nom lutte contre le nom de la nation ; il a séparé ses intérêts de ceux
de son peuple, séparons-nous de lui. Nous vous demandons sa déchéance ! » A la
séance du 5 août, Guadet lut des adresses des départements qui concluaient,
comme celle de Péthion, à la déchéance du roi. Vaublanc s'éleva avec courage
contre ces adresses inconstitutionnelles et contre l'oppression des insultes
et des menaces que la tribune et les pétitionnaires exerçaient sur la liberté
des représentants de la nation. Condorcet justifia les termes de l'adresse de
la commune de Paris sur la déchéance ; il fit, comme Danton, appel au peuple
contre les riches. Les fédérés annoncèrent qu'ils avaient pris l'arrêté de
cerner le château des Tuileries jusqu'à ce que l'Assemblée eût prononcé la
déchéance. III. La cour
cependant veillait. Les ministres passaient les nuits chez le roi avec
quelques officiers municipaux en écharpe, pour être prêts à donner le
caractère légal à la résistance. Les bruits de fuite du roi circulaient dans
le peuple. Le ministre de l'intérieur démentit ces rumeurs par une lettre
officielle. « On répand avec profusion dans Paris une note portant : Cette
nuit, vers deux heures, le roi, en habit de paysan, est sorti du château ; il
s'est acheminé vers le pont tournant en suivant la grande allée des
Tuileries. La stature du monarque ne permet guère de le méconnaître. La
sentinelle l'a reconnu sur-le-champ. Elle a crié aux armes. Le prince fugitif
est retourné a toutes jambes vers le château ; il a écrit à l'instant au
maire, qui s'est rendu au château. Le roi lui a raconté l'événement à sa
manière. Suivant lui, il n'aurait tenté qu'une simple promenade. On dit que
M. de La Rochefoucauld l'attendait au château pour le conduire en lieu de
sûreté. » Le ministre attestait que le roi n'était pas sorti du château
pendant la nuit, et que sa présence serait certifiée par les officiers
municipaux que l'annonce d'une agression nocturne avait retenus auprès du roi
au moment même où l'on signalait son évasion. Le 6,
la nouvelle du massacre de quatre administrateurs de Toulon consterna de
nouveau l'Assemblée. On discuta ensuite la mise en accusation de La Fayette.
La commission extraordinaire nommée pour instruire cette affaire conclut à
l'accusation. Vaublanc justifia le général : « S'il avait eu des projets
ambitieux ou criminels, il aurait songé d'abord, comme Sylla, César ou
Cromwell, à fonder sa puissance sur des victoires. Cromwell a marché à la
tyrannie en s'appuyant sur la faction dominante, La Fayette la combat ;
Cromwell fonda un club d'agitateurs, La Fayette abhorre et poursuit les
agitateurs ; Cromwell fît périr son roi, La Fayette défend la royauté
constitutionnelle. » Brissot,
accusé si souvent aux Jacobins de complicité avec La Fayette, voulut lutter
de popularité avec Robespierre et ses amis en sacrifiant La Fayette aux
soupçons. « Je l'accuse, s'écria-t-il, moi qui fus son ami, je l'accuse
d'avoir dirigé nos armées comme s'il eût été d'accord avec la maison
d'Autriche ! Je l'accuse de n'avoir pas vaincu ! Je l'accuse d'avoir consumé
le temps à faire rédiger et signer des pétitions à ses troupes ! Je l'accuse
d'avoir aspiré à devenir le modérateur de la France ! Je l'accuse d'avoir
abandonné son armée devant l'ennemi ! » Le décret d'accusation fut rejeté à
une forte majorité. En
sortant de la séance, Vaublanc, insulté, poursuivi, frappé par le peuple,
chercha un refuge dans un poste de la garde nationale. Déjà le peuple ne
voulait plus des législateurs, mais des complaisants. Girardin et Dumolard
subirent les mêmes outrages. Un fédéré pénétra avec Dumolard jusque dans le
corps-de-garde, frappa comme un forcené sur la table, et déclara au courageux
représentant que s'il retournait à l'Assemblée il lui couperait la tête d'un
coup de sabre. Ces faits, rapportés le lendemain à l'Assemblée, y soulevèrent
l'indignation des constitutionnels, le sourire des Girondins, les huées des
tribunes. Girardin déclara que la veille, en sortant de la séance, il avait
été frappé. « En quel endroit ? » lui demanda-t-on avec un ricanement
ironique, a On me demande en quel endroit j'ai été frappé ! » reprit avec une
spirituelle indignation Girardin. « C'est par derrière. Les assassins ne
frappent jamais autrement ! » Ce mot lui reconquit le respect. Le courage est
la première des éloquences, car c'est l'éloquence du caractère. Girardin la
possédait au plus haut degré. Élève de Rousseau à Ermenonville, il avait la
saillie de Voltaire. Nul ne brava autant les passions brutales de la foule
dans ces temps de fureur, et ne se fit pardonner plus d'audace par plus
d'esprit. Le même
jour, douze hommes armés se présentèrent chez Vaublanc, forcèrent sa porte,
le cherchèrent en vain dans la maison, et déclarèrent en se retirant que si
cet orateur remontait à la tribune il serait massacré en descendant. Vaublanc
y remonta le soir même pour y dénoncer ces tentatives d'intimidation. Homme
d'un esprit droit, d'une parole facile et sonore, d'une intrépidité antique ;
s'il n'avait pas l'éloquence d'un orateur de premier ordre, il avait le
dévouement d'un citoyen. Il luttait seul et toujours vaincu contre les
Girondins. « Je défie toute violence, dit-il, de nous faire manquer à nos
serments à la constitution. Je défie l'imagination la plus barbare de se
figurer les traitements indignes dont quelques-uns de nos collègues ont été
hier les victimes. Eh quoi ! ajouta-t-il, si un de vos ambassadeurs était
avili dans une cour étrangère, vous tireriez l'épée pour venger la France
outragée en lui, et vous souffrez que les représentants de la France
souveraine et libre soient traités sur le sol de la patrie comme ils ne le
seraient pas chez les Autrichiens ou chez les Prussiens ? » Grangeneuve
et Isnard justifièrent Péthion par son impuissance et accusèrent les
aristocrates d'être les instigateurs de ces excès. Guadet fit la proposition
dérisoire de demander au roi s'il avait les moyens de sauver l'ordre public
et de protéger l'empire ? Les risées et les applaudissements de la gauche
indiquèrent à Guadet qu'il était compris. Rœderer, procureur-syndic du
département, mandé à la barre, ne dissimula rien des dangers publics. Il
annonça que le tocsin devait sonner, la nuit, dans les deux quartiers de
l'insurrection. Il parla des mesures prises et des forces insuffisantes pour
résister au mouvement. Péthion, cité aussi, succéda à Rœderer, justifia la
mairie, accusa le département, insinua que la division existait entre les
citoyens même appelés à défendre l'ordre, et enveloppa sa complicité avec les
Girondins de ces paroles ambiguës qui ont un sens différent selon l'oreille à
laquelle on les adresse. Les Girondins comprirent ces paroles comme un
encouragement à leur entreprise, les constitutionnels comme un aveu
d'impuissance. Péthion se retira dans sa popularité. L'Assemblée ne conclut
rien. IV. Pendant
cette indécision calculée de la municipalité et des Girondins, un directoire
secret, connu de Péthion, et qu'il avoue lui-même avoir concerté longtemps
d'avance le plan de l'insurrection du 10 août, agissait dans l'ombre. Il y
avait à Paris un comité central des fédérés composé de quarante-trois chefs
des fédérés de Paris et des départements, réunis sous les auspices et dans
l'enceinte des Jacobins, pour se concerter entre eux sur la direction à
imprimer aux mouvements. C'était le quartier général de ce camp de la
Révolution. Trop nombreux pour que ses réunions pussent avoir le mystère et
l'unité nécessaires aux conjurations, ce comité choisit dans son sein un
directoire exécutif secret de cinq membres d'une résolution et d'une capacité
avérées. Il leur donna la direction des résolutions et des préparatifs. Ces
cinq membres étaient : Vaugeois, grand-vicaire de l'évêque de Blois ;
Debessé, fédéré de la Drôme ; Guillaume, professeur à Caen ; Simon,
journaliste à Strasbourg, et Galissot de Langres. Ils s'adjoignirent aussitôt
pour collègues les meneurs de Paris qui tenaient d'avance les fils de
l'agitation dans les différents quartiers de la capitale, et les principaux
démagogues des faubourgs. C'étaient le journaliste girondin Carra, Fournier
l'Américain, Westermann, Kieulin l'Alsacien, Santerre, Alexandre, Lazouski,
Polonais nationalisé par son fanatisme républicain ; Antoine de Metz, ancien
membre de l'Assemblée constituante ; Lagrey et Garin, électeurs de 1789. V. La
première séance de ce directoire se tint dans un petit cabaret de la rue
Saint-Antoine, au Soleil-d'Or, près de la Bastille, dans la nuit du jeudi au
vendredi 26 juillet. Gorsas, rédacteur du Courrier de Versailles, et un des
chefs de colonne qui avaient marché le 6 octobre pour ramener le roi à Paris,
lié depuis avec les Girondins pour arrêter le mouvement qu'il avait accéléré,
parut à deux heures du matin dans ce cabaret pour y faire prêter aux conjurés
le serment de mourir ou de conquérir la liberté. Fournier l'Américain y
apporta un drapeau avec cette inscription : Loi martiale du peuple souverain
! Carra alla de là prendre chez Santerre cinq cents exemplaires d'une affiche
ne portant que ces mots : Mort à ceux qui tireront sur les colonnes du peuple
! La
seconde séance eut lieu le 4 août au Cadran-Bleu, sur le boulevard de la
Bastille. Camille Desmoulins, l'agent et la plume de Danton, y assista. A
huit heures du soir les conjurés, n'ayant pu rien résoudre, se
transportèrent, pour de plus complètes informations, dans la chambre
d'Antoine l'ex-constituant, rue Saint-Honoré, vis-à-vis l'église de
l'Assomption, dans la même maison qu'habitait Robespierre. Madame Duplay,
passionnément dévouée aux idées de Robespierre, et tremblante de voir les
jours de son hôte compromis par un conciliabule qui désignerait sa maison
comme un foyer d'insurrection, monta chez Antoine vers minuit, et lui demanda
avec colère s'il voulait donc faire égorger Robespierre ? « Il s'agit bien de
Robespierre ! répondit Antoine à madame Duplay. Qu'il se cache s'il a peur !
Si quelqu'un doit être égorgé, ce sera nous. » Carra
écrivit de sa main, chez Antoine, le dernier plan de l'insurrection, la
marche des colonnes ; l'attaque du château. Simon de Strasbourg copia ce plan
et en envoya, à minuit, des copies chez Santerre et chez Alexandre, les deux
commandants des faubourgs. L'insurrection, mal préparée, fut encore ajournée
au 10. Enfin, la nuit du 9 au 10, les membres du directoire se subdivisèrent
en trois noyaux insurrectionnels et se réunirent en trois endroits différents
à la même heure, savoir : Fournier l'Américain avec Alexandre au faubourg
Saint-Marceau ; Westermann, Santerre et deux autres au faubourg Saint-Antoine
; Carra et Garin à la caserne des Marseillais et dans la chambre même du
commandant, où ils délibérèrent sous les yeux de sa troupe. Des réunions de royalistes,
pour concerter le salut du roi, avaient lieu pendant la même nuit à quelques
pas de ces conciliabules. Un émissaire d'une de ces réunions
contre-révolutionnaires chargé de papiers importants se trompa de porte et
entra dans la maison où les républicains conspiraient. On reconnut l'erreur
en ouvrant les dépêches. Carra proposa de tuer le messager afin de conserver
le secret de la conjuration républicaine que le hasard venait de lui révéler.
Mais un crime isolé était inutile au moment où le tocsin allait trahir la
conspiration de tout un peuple. Le
tocsin sonnait en effet, dans quelques clochers des quartiers lointains de
Paris. Une page d'intime confidence arrachée aux souvenirs de cœur de la
jeune femme de Camille Desmoulins, Lucile Duplessis, et tachée du sang de
cette belle victime, a conservé à l'histoire les impressions tour à tour
naïves et sinistres que ces premiers coups de tocsin firent sur les
conspirateurs du 10 août. Pendant qu'ils arment leurs bras et qu'ils
composent leur visage pour le combat ou pour la mort, on lit leurs émotions à
travers leur rôle. Le 8 août, Lucile Duplessis revint de la campagne à Paris
pour se rapprocher de Camille Desmoulins à la veille du danger. Elle adorait
son mari. Le 9, ils donnèrent un dîner de famille à Fréron, à Rebecqui, à
Barbaroux, aux principaux chefs marseillais. Le repas fut gai comme
l'imprévoyance de la jeunesse. La présence de cette belle femme, l'amitié, le
vin, les fleurs, l'amour heureux, les saillies de Camille, l'espérance de la
liberté prochaine voilaient la mort que pouvait recéler la nuit. On se sépara
pour aller chacun à son sort. Lucile,
madame Duplessis sa mère, et Camille Desmoulins allèrent chez Danton. Ils
trouvèrent la femme de Danton dans les larmes. Son enfant pleurait sans
comprendre, en regardant sa mère, comme s'il eût eu le pressentiment de
l'élévation soudaine des crimes et du supplice auquel cette soirée fatale
allait vouer son père. Danton était serein, résolu, presque jovial, avec une
arrière-pensée de gravité ; heureux de l'approche d'un grand mouvement et
indifférent au résultat, pourvu qu'il en sortit de l'action pour son génie.
On n'était pas bien sûr encore que le peuple se levât en masse assez
imposante et que le mouvement pût avoir lieu cette nuit. Madame Desmoulins
disait en riant qu'il aurait lieu et qu'il serait triomphant. Elle trouvait
ces pronostics dans son bonheur, et elle les affirmait en riant. « Peut-on
rire aussi follement dans une heure si inquiète ? » lui dit plusieurs fois
madame Danton. « Hélas ! » répondait la jeune républicaine, qui changeait de
physionomie et d'accent comme d'impression, « cette gaieté insensée me
présage peut-être que je verserai bien des larmes ce soir ! « VI. Le ciel
était serein, les femmes descendirent pour respirer l'air et firent quelques
pas dans la rue. Il y avait assez de mouvement. Plusieurs sans-culottes
passèrent en criant : Vive la nation ! puis quelques troupes à cheval, enfin
une foule immense. Lucile commença à être prise de peur. — Allons-nous-en,
dit-elle à ses compagnes. Madame Danton, accoutumée aux tumultes au milieu
desquels vivait son mari, se moqua de la peur de Lucile. Cependant, à force
de lui entendre répéter qu'elle tremblait, elle-même trembla à son tour.
Voilà le tocsin qui va sonner ! se dirent les femmes, et elles rentrèrent
dans la maison de Danton. Les hommes s'armèrent, Camille Desmoulins arriva
avec un fusil. Sa femme s'enfuit dans l'alcôve, cacha son visage dans ses
deux mains, et se mit à pleurer. Cependant, ne voulant pas révéler sa
faiblesse en public, ni dissuader tout haut son mari de prendre part au
combat, elle épia le moment de lui parler en secret, et lui dit tout bas ses
terreurs. Camille Desmoulins rassura sa femme en lui jurant qu'il ne
quitterait pas Danton. Le jeune Fréron, ami de Camille et qui adorait Lucile,
avait l'air déterminé à périr. « Je suis las de la vie, disait-il, je ne
cherche qu'à mourir. » Les pas de chaque patrouille dans la rue faisaient
croire à madame Desmoulins qu'elle voyait son mari et ses amis pour la
dernière fois. Elle alla se cacher dans le salon voisin, qui n'était pas
éclairé, pour ne pas assister au départ des hommes. Quand ils furent sortis,
elle revint s'asseoir sur une chaise près d'un lit, la tête sur son bras, et
s'assoupit dans ses larmes. Après
une absence de quelques heures, Danton revint se coucher. Il n'avait pas
l'air impatient de se mêler à l'action. A minuit, on vint coup sur coup le
chercher. Il partit pour la commune. Le tocsin des Cordeliers sonna. C'était
Danton qui le faisait sonner pendant que sa parole, comme un autre tocsin,
réveillait les Marseillais dans leur caserne. Les cloches sonnèrent longtemps
! Seule, baignée de larmes, à genoux devant la fenêtre, la tête cachée dans
sa robe, madame Danton écoutait le tintement lugubre et fiévreux de cette
cloche. Danton rentra de nouveau. Des hommes affidés vinrent de minute en
minute lui annoncer le progrès du soulèvement. A une heure, Camille
Desmoulins revint aussi, embrassa sa femme et s'endormit. Il ressortit avant
le jour. Le matin on entendit le canon. A ce bruit, madame Danton pâlit, se
laisse glisser sur le plancher et s'évanouit. Les femmes se troublent,
éclatent en reproches et s'écrient que c'est Camille Desmoulins avec sa plume
et ses idées qui est la cause de tout. On entend des pleurs, des cris, des
gémissements dans la rue. On croyait tout Paris inondé de sang. Camille
Desmoulins rentra et dit à Lucile que la première tête qu'il avait vue rouler
était celle de Suleau. Suleau était écrivain comme Camille ; ses crimes étaient
ses opinions et son talent. Ce présage fit pâlir et pleurer Lucile. VII. Pendant
cette même nuit, aux mêmes heures, à peu de distance de la maison de Danton,
ces mêmes tintements de tocsin portaient la terreur et la mort à l'oreille
d'autres femmes qui veillaient, qui priaient et qui pleuraient aussi sur les
dangers de leur mari, de leur frère, de leurs enfants. La
reine et madame Élisabeth écoutaient du haut des balcons des Tuileries les
rumeurs croissantes ou décroissantes des rues de Paris. Leur cœur se
comprimait ou se dilatait selon que ce symptôme de l'agitation de la capitale
leur apportait de loin l'espérance ou la consternation. A minuit, les cloches
commencèrent à sonner le signal des rassemblements. Les Suisses se rangèrent
en bataille comme des murailles d'hommes. Le bruit des cloches s'étant
ralenti et les espions disant que les rassemblements avaient peine à se
former et que le tocsin ne rendait pas, la reine et madame Élisabeth allèrent
se reposer toutes vêtues sur un canapé dans un cabinet des entresols dont les
fenêtres ouvraient sur la cour du château. Le roi, sollicité par la reine de
revêtir le gilet plastronné qu'elle lui avait fait préparer, s'y refusa avec
noblesse. « Cela est bon, lui dit-il, pour me préserver du poignard ou de la
balle d'un assassin un jour de cérémonie ; mais dans un jour de combat où
tout mon parti expose sa vie pour le trône et pour moi, il y aurait de la
lâcheté à moi à ne pas m'exposer autant que nos amis. » Le roi
rentré dans son appartement et enfermé avec son confesseur, l'abbé Hébert,
pour purifier son âme et pour offrir son sang, les princesses restèrent
seules avec leurs femmes. Madame Elisabeth, en ôtant son fichu de ses épaules
avant de se coucher sur le canapé, détacha de son sein une agrafe en
cornaline sur laquelle la pieuse princesse avait fait graver : Oubli des
offenses, pardon des injures. « Je crains bien, dit-elle en souriant
mélancoliquement, que cette maxime ne soit une vérité que pour nous. Mais
elle n'en est pas moins un divin précepte, et elle ne doit pas nous être
moins sacrée. » La reine fit asseoir à ses pieds celle de ses femmes qu'elle
aimait le plus. Les deux princesses ne pouvaient dormir. Elles
s'entretenaient douloureusement à voix basse de l'horreur de leur situation
et de leurs craintes pour les jours du roi. A chaque instant l'une d'elles se
levait, s'approchait de la fenêtre, regardait, écoutait les mouvements, les
bruits sourds, le silence même perfide de la ville. Un coup de feu partit
dans une des cours. Elles se levèrent en sursaut et montèrent chez le roi
pour ne plus le quitter. Ce n'était qu'une fausse alerte. Une courte nuit
séparait encore la famille royale du jour suprême qui allait se lever. Cette
soirée et cette nuit furent employées en préparatifs militaires contre
l'assaut qu'on attendait pour le lendemain. VIII. Le
château des Tuileries, plutôt maison de luxe et de parade de la royauté que
son véritable séjour, n'avait aucune de ces défenses dont les souverainetés
militaires et féodales avaient jadis fortifié leurs demeures. Destiné aux
fêtes et non à la guerre, le ciseau de Philibert Delorme l'avait dessiné pour
le plaisir des yeux et non pour l'intimidation du peuple. Étendant ses
légères ailes du quai de la Seine aux rues les plus tumultueuses de Paris,
entre des cours et un jardin, flanqué de terrasses aériennes portées sur des
colonnes, entouré de gracieux portiques accessibles par deux ou trois marches
qui les séparaient seuls du sol des jardins, percé au centre par un porche
immense qui le traversait de part en part et sous lequel débouchaient les
degrés du grand escalier, enfin ouvert de tous côtés par de hautes et larges
fenêtres qui laissaient les regards du peuple plonger jusque dans l'intérieur
des appartements, ce palais à jour, avec galeries, salles à longues
perspectives, théâtre, chapelle, statues, tableaux, musées, ressemblait au
salon de la France plutôt qu'à la forteresse de la royauté. C'était le palais
des arts dans une ville de liberté et de paix. Des
constructions lourdes, bourgeoises, sans élégance, s'étaient élevées depuis,
sous l'influence du mauvais goût de Louis XIV, aux deux extrémités de ce
palais des Médicis. Ces constructions contrastaient par leur masse
disgracieuse, par leurs étages accumulés et par les toits disproportionnés
qui les écrasent, avec l'architecture savante et logique de l'Italie, qui
harmonise les lignes comme le musicien harmonise les notes, et qui fait de
ces monuments la musique des yeux. Ces deux édifices massifs, réunis au
palais central par deux corps de bâtiment surbaissés, s'appelaient, l'un le
pavillon de Flore, l'autre le pavillon Marsan. Le pavillon de Flore touchait
à la Seine et à l'extrémité du Pont-Royal. Le pavillon Marsan touchait aux
rues étroites et tortueuses qui rattachent le Palais-Royal aux Tuileries. Un
jardin immense, planté régulièrement d'arbres séculaires, rafraîchi de jets
d'eau, entrecoupé de pièces de gazon où s'élevaient sur leurs piédestaux des
statues de marbre, et de plates-bandes plantées d'arbustes et de fleurs,
s'étendait, en largeur, des bords de la Seine jusqu'au pavillon Marsan, sur
toute la façade du château, et en longueur depuis le château jusqu'à la place
Louis XV, qui le séparait des Champs-Elysées. Les allées de ce jardin,
longues et larges comme des pensées royales, semblaient avoir été tracées,
non pour les promenades d'une famille ou d'une cour, mais pour les colonnes
de tout un peuple. Une armée entière camperait dans le seul espace compris
entre le château et les arbres. Deux longues terrasses flanquaient ce jardin
dans sa longueur : l'une sur le bord de l'eau, réservée à la famille royale.
Louis XVI y avait fait élever un pavillon rustique et planter un petit jardin
pour l'exercice et pour l'instruction du Dauphin. L'autre terrasse, appelée
terrasse des Feuillants, suivait le bord opposé du jardin depuis le pavillon
Marsan jusqu'à la terrasse de l'Orangerie, qui décrivait un demi-cercle à
l'extrémité du jardin et descendait par une rampe vers le Pont-Tournant. IX. Le
Pont-Tournant était l'entrée du jardin des Tuileries du côté des
Champs-Elysées. Il tournait en effet sur un fossé profond et était défendu
par un poste. La terrasse des Feuillants était coupée de deux escaliers à
quelque distance du pavillon Marsan. L'un de ces escaliers conduisait à un
café ouvert autrefois sur le jardin, fermé de ce côté depuis les troubles. Il
s'appelait le café Hottot. C'était le rendez-vous des orateurs du peuple, que
le voisinage de l'Assemblée nationale y attirait depuis que celle-ci siégeait
à Paris. L'autre escalier conduisait du jardin à l'Assemblée, dont l'enceinte
communiquait au jardin par un passage étroit, obscur et infect, que le roi
était obligé de traverser à pied toutes les fois qu'il se rendait en
cérémonie au milieu des législateurs. Du côté
du Carrousel quatre cours, séparées les unes des autres et séparées du
Carrousel lui-même par des bâtiments de service bas. et décousus et par des
murs auxquels étaient adossés des corps-de-garde, fermaient le château. Ces
cours communiquaient entre elles par des portes. La première de ces cours, du
côté de la rivière, servait d'avenue au pavillon Marsan et s'appelait la cour
des Princes. La seconde était la cour Royale. Elle faisait face au centre du
château et conduisait au grand escalier. La troisième était la cour des
Suisses. Ces troupes y avaient leur caserne. Enfin la quatrième répondait au
pavillon Marsan et s'appelait de son nom. Le pavillon de Flore joignait, par
une porte du premier étage, les Tuileries à la longue galerie du Louvre, qui
régnait sur le quai de la Seine depuis ce pavillon jusqu'à la colonnade.
Cette galerie était destinée à être le Musée de la France et à renfermer les
chefs-d'œuvre de sculpture et de peinture antiques ou modernes que les
siècles se transmettent comme les témoins de leur civilisation et comme le
patrimoine intellectuel du génie. Dans la prévision d'une invasion du peuple,
qui aurait pu escalader le Louvre, on avait coupé le plancher intérieur de
cette galerie à une distance de soixante pas des Tuileries. Cette rupture de
communication rendait l'agression impossible par le premier étage. Un poste
de trente Suisses veillait jour et nuit dans l'espace compris entre cette
coupure et le pavillon de Flore. Telle
était la disposition des lieux où le roi était condamné à recevoir la
bataille du peuple. Cerné dans ce palais, il n'y avait ni arsenal, ni
remparts, ni liberté de mouvements, ni retraite. Les Tuileries n'étaient
faites que pour régner ou pour mourir. X. L'imminence
de l'attaque était avérée pour tous les partis. Péthion, depuis quelques
jours, se rendait souvent au château pour y conférer avec les ministres, et
avec le roi lui-même, sur les moyens de défendre le palais et la
constitution. Venait-il exécuter sincèrement les devoirs que ses fonctions
lui imposaient ? Venait-il réjouir d'avance ses regards des angoisses de la
famille royale et de l'impuissance de ses défenseurs ? Sa complicité secrète
avec les conjurés, ses ressentiments personnels contre le roi et ses liaisons
avec Roland laissent les conjectures aussi flottantes que le caractère de cet
homme. XI. Dans la
soirée du 9, Péthion se rendit à l'Assemblée et annonça que le tocsin
sonnerait dans la nuit. Il donna, de sa main, à M. de Mandat, l'ordre de
doubler les postes et de repousser la force par la force. M. de
Mandat, un des trois chefs de division qui commandaient tour à tour la garde
nationale, était chargé, à ce titre, du commandement général des Tuileries.
C'était un gentilhomme des environs de Paris, capitaine, avant la Révolution,
dans les gardes-françaises, puis chef de bataillon de la garde nationale sous
M. de La Fayette, dont il partageait les opinions. Dévoué d'esprit à la
constitution, de cœur au roi, il croyait confondre ses devoirs d'opinion et
ses devoirs de soldat en défendant dans Louis XVI le roi de ses aïeux et le
chef légal de la nation. Homme intrépide, mais de peu de ressources dans
l'esprit, il était plus propre à bien mourir qu'à bien commander. Le roi se
fiait néanmoins avec raison à son dévouement. Le jeudi 9, Mandat donna ordre
à seize bataillons, choisis dans la garde nationale, de se tenir prêts à
marcher. A six heures du soir tous les postes turent triples au château.
Depuis deux jours, le régiment des gardes-suisses tout entier, au nombre de
neuf cents hommes, était arrivé. Un détachement de cent hommes seulement
était resté à la caserne de Courbevoie. M. de Maillardoz commandait les
Suisses. On les avait logés dans l'hôtel de Brionne et dans les écuries de la
cour Marsan. A onze heures ils étaient sous les armes. On les plaça en
avant-postes à l'issue de tous les débouchés. XII. Trente
gardes nationaux stationnaient avec les Suisses dans la cour Royale, au pied
du grand escalier. Ils avaient reçu de Mandat l'ordre de repousser la force
par la force, tel que Péthion l'avait donné lui-même au commandant général.
Paris était dénué de troupes de ligne. Les généraux Wittenkoff et Boissieu,
qui commandaient la dix-septième division militaire, dans laquelle Paris est
compris, n'avaient sous leurs ordres que la gendarmerie à pied et la
gendarmerie à cheval. La gendarmerie à pied était consignée dans ses
casernes, à l'exception de cent cinquante hommes placés à l'hôtel de Toulouse
pour protéger au besoin le trésor royal. Trente hommes de la gendarmerie à
pied de la banlieue de Paris étaient postés au pied de l'escalier du roi dans
la cour des Princes. La gendarmerie à cheval comptait six cents cavaliers.
Ils étaient commandés par MM. de Rulhière et de Verdière. A onze heures du
soir, cette cavalerie se rangea, en bataille, dans la cour du Louvre. Un
faible escadron de gendarmerie à cheval du département arriva dans la nuit et
se mit en bataille sur le Carrousel. Trois pièces d'artillerie étaient
placées dans la cour Royale, devant la grande porte, une dans la cour des
Suisses, deux dans la cour des Princes, une dans la cour Marsan, deux au Pont-Tournant,
une à l'embouchure du Pont-Royal, une à la porte du Manège. En tout douze
pièces de canon. Les artilleurs étaient des volontaires de la garde
nationale, fiers de leur supériorité d'armes et peu assouplis à l'obéissance. Les
seize bataillons de garde nationale arrivèrent par détachements d'heure en
heure. Réunis avec peine, ils ne formèrent en tout que deux mille
combattants. Les officiers suisses fraternisèrent avec les officiers de ces
détachements à mesure qu'ils arrivaient. Ils leur déclarèrent que, pleins de
déférence pour la nation, leurs soldats suivraient l'exemple de la garde
nationale et ne feraient ni plus ni moins que les citoyens de Paris.
Les Suisses furent massés dans le vestibule. Leur drapeau était là ! Assis
sur les bancs du vestibule et sur les marches de l'escalier, leurs fusils
clans les mains, ils y passèrent dans un profond et martial silence les
premières heures de la nuit. La réverbération des flambeaux sur leurs armes,
le bruit des crosses de fusil retentissant de temps en temps sur le marbre,
le qui vive à voix sourde des sentinelles donnaient au palais l'aspect d'un
camp devant l'ennemi. Les uniformes rouges de ces huit cents Suisses, assis
ou couchés sur les paliers, sur les degrés, sur les rampes, faisaient
ressembler d'avance l'escalier des Princes à un torrent de sang. Indifférents
à toute cause politique, républicains prêts à combattre contre la république,
ces hommes n'avaient pour âme que la discipline et pour opinion que
l'honneur. Ils allaient mourir pour leur parole et non pour leur idée ou pour
leur patrie. Mais la fidélité est une vertu par elle-même ; cette
indifférence des Suisses pour la cause du roi ou du peuple rendit leur
héroïsme non pas plus saint, mais plus militaire. Ils n'eurent pas le
dévouement du patriote, ils eurent celui du soldat. XIII. A
l'exception de ces Suisses, commandés par Bachmann, d'Affry, d'Erlach,
intrépides officiers, les autres troupes éparses dans les jardins et dans les
cours, gendarmerie, canonniers, gardes nationaux, ne présentaient ni nombre,
ni unité, ni dévouement. Le soldat volontaire ne connaissait pas ses
officiers, l'officier ne comptait pas sur ses soldats. Personne n'avait
confiance dans personne. Le courage était individuel comme les opinions.
L'esprit de corps, cette âme des troupes, leur manquait. Il était remplacé
par l'esprit de parti. Mais
les opinions, au lieu d'être la force, sont le dissolvant des armées. Chacun
avait son opinion et cherchait à la faire prévaloir dans des controverses qui
devenaient souvent des rixes. Ceux-ci voulaient qu'on prévînt l'attaque, et
qu'on marchât sur l'Hôtel-de-Ville et sur les principaux débouchés des
colonnes du peuple, pour dissoudre les rassemblements avant qu'ils se fussent
grossis ; ceux-là demandaient qu'on allât bloquer les Marseillais, encore
immobiles dans leur caserne des Cordeliers, les désarmer avec du canon et
étouffer ainsi l'incendie dans son principal foyer ; le plus grand nombre
craignant la responsabilité du lendemain s'ils portaient les premiers coups,
et enfermés dans la légalité stricte, comme dans une forteresse, voulaient
qu'on attendît avec impassibilité l'agression du peuple et qu'on se bornât à
repousser la force par la force, selon la lettre de la constitution.
Puritains de la légalité, ils croyaient que la constitution se défendrait
d'elle-même. Quelques-uns
se répandaient en sourdes imprécations contre le roi, dont les faiblesses,
palliées par des trahisons, avaient amené la patrie à ces extrémités au
dehors, les citoyens à cette crise au dedans. Ils montraient du geste les
fenêtres du palais et maudissaient une cour perfide qui enlaçait un roi bon
mais impuissant, et qui versait ces calamités sur la patrie. Les canonniers
disaient tout haut qu'ils pointeraient leurs pièces sur le château plutôt que
de tirer sur le peuple. La confusion régnait dans les cours, dans les
jardins, dans les postes. Les bataillons incomplets se plaçaient et se
déplaçaient au hasard. Les ordres des chefs se croisaient et se
neutralisaient. Aucune pensée militaire d'ensemble ne présidait à ces
mouvements désordonnés. On se plaçait ici ou là selon le caprice des
bataillons ou l'ambition d'un officier. On changeait de place avec la même
imprévoyance. Des compagnies entières se détachaient tout à coup des
bataillons et s'en allaient, les armes renversées, prendre poste sur le Carrousel
ou sur les quais, indécises jusqu'au dernier moment si elles se rangeraient
du côté des défenseurs ou du côté des assaillants. A
chaque bataillon nouveau qui arrivait, l'esprit changeait dans la garde
nationale. Les bataillons des quartiers du centre, arrivés les premiers et
composés de la riche bourgeoisie de Paris, étaient animés de l'esprit de La
Fayette, dont ils avaient été trois ans les prétoriens. Vainqueurs au
Champ-de-Mars, à Vincennes et dans vingt émeutes, ils méprisaient le peuple
et voulaient venger la constitution et le roi des outrages du 20 juin. Les
bataillons du faubourg Saint-Germain, déserté par la noblesse et livré aux
seuls prolétaires de ce quartier de l'émigration ; les bataillons des
faubourgs, composés d'hommes de travail et qui comptaient plus de piques que
de baïonnettes dans les rangs, saturés d'insinuations contre le roi, de
calomnies contre la reine, ne comprenaient rien à une constitution qui leur
ordonnait de venir défendre le palais d'une cour qu'on leur enseignait tous
les jours à abhorrer. Rassemblés machinalement aux sons du rappel autour du
drapeau, ils entraient aux Tuileries aux cris de Vive Péthion ! et de Vive la
nation ! Des cris de Vive le roi ! leur répondaient des bataillons fidèles et
des fenêtres du château. Des regards menaçants, des gestes de défi, des
apostrophes injurieuses s'échangeaient, entre ces corps destinés à combattre,
un moment après, pour la même cause. Les canonniers serraient la main aux
hommes des piques et leur promettaient leur immobilité ou leur secours devant
le peuple. Le bataillon des Filles-Saint-Thomas, alarmé de ces dispositions
des canonniers, envoya quarante grenadiers d'élite de ce bataillon prendre
poste à côté de ces canonniers, pour les surveiller à leur insu et les
empêcher d'emmener leurs pièces. XIV. Telles
étaient à l'extérieur la force, la contenance, les dispositions morales des
défenseurs du château. Quatre ou cinq mille hommes, quelques-uns dévoués,
beaucoup indifférents, la plupart hostiles, commandés par l'impression du
moment et dont le nombre variait d'heure en heure selon que la fidélité ou la
désertion grossissait ou affaiblissait les rangs. Hors des cours, dans les
rues adjacentes et dans le Carrousel, la foule curieuse ou irritée encombrait
les avenues du château. Les hommes du 20 juin, les fédérés oisifs et errants
dans Paris, les Marseillais que la voix de Danton n'avait pas encore
rassemblés aux Cordeliers, se groupaient à tous les guichets, à toutes les
portes du côté du jardin, du côté du Pont-Royal, du côté des cours. Ils
accueillaient avec des cris de joie les bataillons de piques : « Nous sommes
vos frères et voilà l'ennemi ! leur disaient-ils en leur montrant du geste
les fenêtres du roi. Rapportez sa tête et les têtes de sa femme et de ses
enfants pour drapeau au bout de vos piques. » Les signes d'intelligence
et les éclats de rire répondaient à ces imprécations. Les
portes qui séparaient la cour Royale des Tuileries n'étaient pas fermées. Le
flux du peuple menaçait sans cesse d'en franchir le seuil. Deux Suisses
furent placés en faction aux deux côtés de cette porte pour en interdire
l'entrée. Un Marseillais sortit de la foule le sabre nu à la main. « Misérables
! dit-il aux Suisses en levant sur eux son arme, sou venez-vous que c'est la
dernière garde que vous montez ! encore quelques heures, et nous allons vous
exterminer ! » Des hommes, des enfants, des femmes, montant sur les épaules
les uns des autres, se hissaient sur les toits et sur les murs qui
s'étendaient entre le Carrousel et les cours du château. Ils insultaient de
là les gardes nationaux et les Suisses. On entendait des appartements du roi
ce bouillonnement du peuple grossissant d'heure en heure autour du palais. XV. Dans
l'intérieur du château, les forces, plus homogènes, n'étaient pas plus
imposantes. Il y avait plus de résolution, mais non plus d'ensemble. Les
chefs des bataillons de garde nationale des Filles-Saint-Thomas et de la
butte des Moulins y avaient placé les hommes dont ils se croyaient le plus
surs. Des volontaires sortis des autres bataillons s'y étaient portés
d'eux-mêmes. Ils occupaient assez confusément les postes principaux, les
galeries, les antichambres du roi, de la reine, de madame Elisabeth, au nombre
de sept à huit cents hommes. Ces appartements, compris entre l'escalier des
Princes dans le pavillon de Flore et le grand escalier dans le pavillon de
l'Horloge, centre du palais, embrassaient un immense espace. Madame Élisabeth
habitait le pavillon de Flore, arrangé pour le recueillement de sa vie, entre
ses oiseaux, ses fleurs, ses ouvrages de main, et les pieuses pratiques de sa
vie. La reine occupait les appartements du rez-de-chaussée dans cette partie
massive du palais qui s'étend de l'escalier des Princes au grand escalier.
C'est dans ces appartements, composés de chambres presque au niveau de la
cour et des jardins, et dans ces entresols dont elle avait fait des cabinets
particuliers, que la reine recevait les conseillers secrets de la monarchie.
Ces pièces communiquaient avec les appartements du roi par des escaliers de
service. Le roi occupait à côté de ses enfants les grands appartements du
premier étage dans le même corps de logis. Ces pièces régnaient derrière la
galerie des Carraches, ainsi nommée du nom des peintres qui l'avaient
décorée. Elles avaient leurs fenêtres sur le jardin. Des corridors obscurs et
tortueux les desservaient. Le roi,
amoureux des habitudes simples et laborieuses de l'homme du peuple, avait
fait pratiquer dans ses grands appartements des réduits écartés où il aimait
à se retirer pour se livrer soit à l'étude, soit aux travaux de serrurerie.
Autant les autres esprits aiment à monter, autant le sien aimait à descendre.
Dans ces chambres étroites d'où ses regards n'apercevaient que les cimes des
arbres des Tuileries et des Champs-Élysées, au milieu de ses livres
d'histoire et de voyage, de ses cartes de géographie ou des outils de son
atelier, il aimait à se faire illusion sur sa condition. Il ne se souvenait
plus qu'il était roi ; il se croyait un homme vulgairement heureux, entouré
de sa femme, de ses enfants et des instruments de son métier quotidien. Il
dérobait aux soucis du trône ces heures d'obscurité et de paix. Il abdiquait
un moment le rang suprême. Il croyait que la destinée l'oubliait parce qu'il
oubliait la destinée. XVI. Toute
cette partie du palais, ainsi que la galerie des Carraches, la salle du
conseil, la chambre du lit, les salles des gardes, le théâtre, la chapelle,
était devenue une place d'armes couverte de fusils en faisceaux, de postes
militaires et de groupes d'hommes armés. Les uns, assis en silence sur les
banquettes, s'assoupissaient, leurs fusils entre leurs jambes ; les autres
étaient étendus, enveloppés dans leurs manteaux, sur le parquet des salles ;
le plus grand nombre, se formant en groupes dans les embrasures des fenêtres
et sur les larges balcons du château éclairés par la lune, s'entretenaient à
voix basse des préparatifs de l'attaque et des hasards de la nuit. De minute
en minute, Mandat, commandant général, et ses aides-de-camp passaient des
jardins et des cours chez le roi, de chez le roi dans les postes. Les
ministres, les généraux, M. de Boissieu, M. de Lachesnaye, commandant en
second la garde nationale sons M. de Mandat ; d'Ermigny, commandant de la
gendarmerie ; Carl et Guinguerlo ses lieutenants ; Rœderer, les membres du
département de Paris, deux officiers municipaux, Leroux et Borie, Péthion
lui-même circulaient sans cesse dans les appartements ; leurs physionomies,
plus sombres ou plus sereines selon les nouvelles qu'ils portaient au roi, répandaient
la confiance ou l'inquiétude dans les salles. Des demi-mots jetés en passant
par ces chefs aux commandants des postes circulaient. Les heures étaient
longues comme l'incertitude et agitées comme l'attente. XVII. Pendant
que ces troupes légales se pressaient aux ordres de la loi autour du chef
constitutionnel du royaume, d'autres défenseurs volontaires, appelés du fond
de leur province ou de leurs demeures par les dangers de cette journée, se
pressaient autour du roi pour le couvrir de leurs corps. Sans autre titre que
leur courage pour entrer au château, où leur présence était suspecte à la
garde nationale, ils s'y glissaient un à un, sans uniforme, cachant leurs
armes, baissant la tête et comme honteux de venir apporter leur sang et leur
vie. C'étaient
d'abord les officiers de la garde constitutionnelle récemment licenciée par
le décret de l'Assemblée, mais conservant leurs armes sous la main, leur
serment dans leur cœur. C'étaient ensuite quelques jeunes royalistes de
Paris, qui, à l'âge où la générosité fait l'opinion, s'étaient épris des
larmes de la reine, des vertus de sa sœur, des innocences des enfants, des
supplices de la royauté, et qui trouvaient glorieux de se ranger du parti des
faibles. André Chénier, Champcenetz, Suleau, Richer-Serizy, tous les
écrivains royalistes et constitutionnels quittaient tour à tour l'épée pour
la plume, la plume pour l'épée. Ils étaient là. C'étaient aussi quelques
fidèles serviteurs de la domesticité du château attachés à la cour de père en
fils, pour qui le foyer du roi était, pour ainsi dire, leur propre foyer ;
vieillards venus de Versailles, de Fontainebleau, de Compiègne, à la nouvelle
des périls de leur maître. Quelques-uns menaient avec eux leurs enfants
élevés dans les Pages, qui avaient à peine la force de porter une arme. Mais
ces familles inféodées par des bienfaits à la royauté s'offraient tout
entières à leur maître sans se réserver ni la vieillesse ni l'enfance ;
prêtes à tout rendre au trône de qui elles tenaient tout. Enfin c'étaient
environ deux cents gentilshommes de Paris ou des provinces, la plupart braves
officiers retirés récemment de leur régiment, et qui n'avaient voulu ni
trahir leur caste en marchant contre leurs frères émigrés, ni trahir la
nation en émigrant. Accourus de leurs provinces pour offrir leurs bras au
roi, ils représentaient à eux seuls tout ce qui restait en France de cette
noblesse militaire qui était allée porter son camp à l'étranger. Placés entre
leur conscience qui leur défendait de combattre la patrie, le peuple qui les
suspectait, et la cour qui leur reprochait leur fidélité au sol, ces
gentilshommes faisaient leur devoir sans espérance et sans illusion ; sûrs de
l'ingratitude de la cour si la royauté triomphait, et sûrs de mourir si le
peuple était vainqueur. Dévouement
austère qui n'avait son prix qu'en lui-même ; mort ingrate et méconnue, seul
rôle que le malheur des temps laissât à cette noblesse qui voulait rester à
la fois fidèle comme les chevaliers et nationale comme les citoyens ! Le
vieux et intrépide maréchal de Mailly, âgé de quatre-vingts ans, mais jeune
de dévouement à son malheureux maître, dont il était aussi l'ami, passa la
nuit, armé, debout, à la tête de ces gentilshommes. Messieurs d'Hervilly, de
Pont-Labbé, de Vioménil, de Casteja, de Villers, de Lamartine, de Virieu, du
Vigier, de Clermont-d'Amboise, de Bouves, d'Autichamp, d'Halonville, de
Maillé, de Puységur, tous militaires de grades et d'armes divers,
commandaient sous le maréchal de Mailly des pelotons de cette troupe d'élite. XVIII. On
divisa ce corps de réserve en deux compagnies, l'une sous les ordres de M. de
Puységur, lieutenant-général, et de M. de Pont-Labbé, maréchal-de-camp ;
l'autre ayant pour capitaine M. de Vioménil, lieutenant-général, et pour
lieutenant M. d'Hervilly, naguère commandant de la garde constitutionnelle
dissoute. Ces officiers avaient espéré trouver des armes de combat au
château. On avait négligé cette précaution. La plupart n'avaient pour armes
que leur épée et des pistolets à leur ceinture. Quelques officiers civils de
la maison du roi qui s'étaient joints à cette troupe s'étaient armés à la
hâte de chenets et de pincettes arrachés aux foyers des appartements. Ces
armes étaient ennoblies par le courage désespéré des serviteurs qui les
saisissaient pour défendre le foyer de leur souverain. M.
d'Hervilly fit passer en revue par le roi et par la reine ces deux compagnies
rangées en haie dans les salles. La famille royale, plus touchée de
l'attachement de cette noblesse qu'effrayée de son petit nombre, adressa des
paroles de reconnaissance à ces loyaux officiers. Quelques mots énergiques de
Marie-Antoinette, la dignité de son geste, l'assurance de son regard
électrisèrent tellement cette poignée de braves, qu'ils tirèrent leurs épées
et chargèrent spontanément leurs armes sans autre commandement qu'un élan
unanime et martial. Ce geste était un serment. La victoire était dans leur
attitude. Quelques grenadiers de la garde nationale se confondirent dans
leurs rangs pour montrer la confiance mutuelle et l'unité de dévouement qui
animaient tous les amis du roi sans distinction d'armes. La
masse des gardes nationaux répandus dans les appartements et dans les cours
murmura de cette manifestation royaliste et affecta de voir une conspiration
dans cette fidélité. On demanda l'éloignement de ces gentilshommes. La reine,
se plaçant à la porte de la chambre du conseil, entre eux et la garde
nationale, résista avec fermeté à cette demande d'expulsion des derniers et
des plus fidèles amis du roi : « Voyez, messieurs, dit-elle à la garde
nationale en montrant du geste la colonne des royalistes, ce sont nos amis et
les vôtres ! Ils viennent partager vos dangers, ils ne demandent que
l'honneur de combattre avec vous. Placez-les où vous voudrez, ils vous
obéiront, ils suivront votre exemple, ils montreront partout aux défenseurs
de la monarchie comment on meurt pour son roi. » Ces paroles calmèrent
l'irritation de ceux qui les entendirent de près ; mais mal répétées et mal
interprétées par ceux qui étaient les plus éloignés, elles portèrent la
jalousie et le ressentiment parmi les bataillons. Un de
ces gentilshommes, en passant devant un corps de gardes nationaux en bataille
dans la cour Royale, eut l'imprudence de s'approcher des officiers qui le
commandaient : « Allons, messieurs de la garde nationale, leur dit-il, c'est
le moment de montrer du courage ! » Ce mot blessa la susceptibilité des
citoyens. — « Du courage ! soyez tranquille, » lui répondit un des capitaines
de ce bataillon « nous n'en manquerons pas, mais ce n'est pas à côté de vous
que nous le montrerons. » Puis, sortant des rangs et des cours, il passa sur
le Carrousel et alla se ranger du côté du peuple. La moitié du bataillon le
suivit. Tout
présageait la défection, rien n'imprimait l'élan. On attendait le sort et on
ne le préparait pas. Le roi priait au lieu d'agir. XIX. Plus chrétien que roi, renfermé pendant de longues heures avec le père Hébert, son confesseur, il employait à se résigner ces instants suprêmes que les catastrophes les plus désespérées laissent encore aux grands caractères pour ressaisir la fortune. Quatre ou cinq mille combattants dans une position forte, ayant pour champ de bataille le palais des rois, avec des baïonnettes disciplinées, des canons, deux corps de cavalerie, un roi à leur tête, une reine intrépide, des enfants innocents au milieu d'eux, une assemblée indécise à leur porte, la légalité et la constitution de leur côté, et l'opinion au moins partagée dans la nation, pouvaient, peut-être, repousser ces masses confuses et désordonnées que l'insurrection amenait lentement sur le château, rompre ces colonnes de peuple qui ne se grossissent que des incertains qu'elles entraînent, foudroyer ces Marseillais qui étaient odieux dans Paris, balayer les faubourgs, rallier les bataillons flottants de la force civique par le prestige de la victoire, imposer à l'Assemblée dont la majorité hésitait encore la veille, reprendre un moment l'ascendant de la légalité et de la force, faire appel à La Fayette et à Luckner, opérer la jonction avec les troupes à Compiègne, placer le roi au centre de l'armée, entre l'étranger et son peuple, et faire reculer à la fois la coalition et la révolution quelques jours. Mais pour cela il fallait un héros, la monarchie n'avait qu'une victime. |