I. Tout
indiquait, comme on l'a vu dans l'adresse de Robespierre et dans les mots de
Danton, un rendez-vous donné au Champ-de-Mars, le 14 juillet, pour emporter
la royauté dans une tempête, et pour faire éclore la république ou la
dictature d'une acclamation des fédérés. « Nous sommes un million de
factieux », écrivait le girondin Carra dans sa feuille. La
nation tout entière, alarmée sur son existence, sans défenseurs sur ses
frontières, sans gouvernement au dedans, sans confiance dans ses généraux,
voyant les déchirements des factions dans l'Assemblée, et se sentant trahie
par la cour, était dans cet état d'émotion et d'angoisse qui livre un peuple
au hasard de tous les événements. La Bretagne commençait à s'insurger au nom
de la religion sous le drapeau du roi. Cette insurrection toute populaire,
dans les nobles ne chercha que des chefs. La guerre de la Vendée, destinée à
devenir bientôt si terrible, fut dès le premier jour une guerre de conscience
plutôt qu'une guerre d'opinion. L'émigration s'armait pour le roi et pour
l'aristocratie, la Vendée pour Dieu. Un
simple cultivateur, Alain Redeler, le 8 juillet, à la sortie de la messe,
dans la paroisse de Fouestan, indiqua aux paysans un rassemblement armé pour
le lendemain auprès de la petite chapelle des landes de Kerbader. A l'heure
dite, cinq cents hommes s'y trouvèrent déjà réunis. Ce rassemblement, bien
différent des rassemblements tumultueux de Paris, témoignait par son attitude
le recueillement de ses pensées. Les signes religieux s'y mêlaient aux armes.
La prière y consacrait l'insurrection. Le tocsin sonnait de clochers en
clochers. La population des campagnes tout entière répondait a l'appel des
cloches comme à la voix de Dieu lui-même. Mais aucun désordre ne souilla ce
soulèvement. Le peuple se contentait d'être debout et ne demandait que la
liberté de ses autels. Les gardes nationales, la troupe de ligne,
l'artillerie marchèrent de tous les points du département. Le choc fut
sanglant, la victoire disputée. Cependant l'insurrection parut s'évanouir et
couva sourdement dans la Bretagne pour éclater plus tard. C'était la première
étincelle de la grande guerre civile. II. Elle
éclata en même temps, mais moins obstinée, sur un autre point du royaume. Un
gentilhomme nommé Dusaillant, et un prêtre nommé l'abbé de la Bastide,
rassemblèrent, au nom du comte d'Artois, trois mille paysans dans le
Vivarais. Ce
pays, obstrué de montagnes, percé de défilés étroits, raviné de torrents,
palissadé de forêts de sapins, est une citadelle naturelle élevée par la
nature entre les plaines du Bas-Languedoc et les belles vallées du Rhône et
de la Saône. Lyon est sa grande capitale. L'esprit catholique et sacerdotal
de cette ville toute romaine régnait dans ces montagnes. Les nombreux
châteaux qui commandent les vallées appartenaient à une noblesse
très-rapprochée par le sang et par les mœurs de la bourgeoisie, et se confondant
par ses occupations rurales et par la religion avec le peuple des campagnes.
Les gentilshommes n'étaient que les premiers entre les paysans. Unis
d'intérêt avec les prêtres, ils agitaient par eux le pays. Dusaillant
s'empara du château gothique et crénelé de Jalès, le fortifia, y établit le
quartier-général du soulèvement, fit prêter à ces rassemblements un serment
de fidélité au roi seul et à la religion antique. Les jeunes gentilshommes de
la contrée amenèrent successivement à ce chef leurs détachements ; des
prédicateurs les enflammèrent au nom de la foi. De jeunes demoiselles à
cheval, vêtues et armées en amazones, parcouraient les rangs, distribuaient
les signes de la révolte, les cœurs de Jésus sur la poitrine, les croix d'or
au chapeau. Elles réveillaient, au nom de l'amour, l'héroïsme de l'ancienne
chevalerie ; cette race pieuse, enthousiaste et intrépide des Cévennes, se
levait à leur voix. L'insurrection, qui semblait isolée dans ce pays
inaccessible, avait des intelligences avec Lyon et promettait à cette ville
des renforts et des communications avec le Midi pour le jour où Lyon
tenterait sa contre-révolution. En traversant le Rhône, au pied du mont
Pilate, l'armée de Jalès se trouvait en contact avec le Piémont par les
Basses-Alpes ; en s'étendant dans le Bas-Languedoc, elle touchait aux
Pyrénées et à l'Espagne. Dusaillant avait admirablement posté le noyau de la
guerre civile. Le cœur du pays, le cours du Rhône, le nœud de la France
méridionale étaient à lui s'il eût triomphé. L'Assemblée
le comprit. Les patriotes s'inquiétèrent à Lyon, à Nîmes, à Valence, dans
toutes les villes du Midi. Une armée de gardes nationales marcha avec du
canon ; le château de Bannes, les gorges qui couvraient le camp furent
vaillamment défendus, héroïquement emportés. Un combat désespéré s'engagea
autour du château de Jalès, cette place forte du soulèvement. Gentilshommes,
paysans, prêtres soutinrent avec intrépidité plusieurs assauts des troupes ;
les femmes mêmes distribuaient les munitions, chargeaient les armes,
secouraient les blessés. A la nuit, les insurgés abandonnèrent le château
criblé de boulets et dont les murs s'écroulaient sur ses défenseurs. Ils se
dispersèrent dans les gorges de l'Ardèche : ils laissèrent de nombreux
cadavres, quelques-uns de femmes. Le chef du mouvement, Dusaillant, ayant
quitté son cheval, ses armes, et s'étant déguisé en prêtre, fut reconnu et
arrêté par un vétéran. Il offrit soixante louis au soldat pour sa rançon. Le
soldat refusa. Dusaillant périt massacré par le peuple en entrant dans la
ville où les troupes le conduisaient pour être jugé. L'abbé de la Bastide eut
le même sort. La fureur ne jugeait déjà plus, elle frappait. IV. Ces
nouvelles consternèrent Paris et poussèrent jusqu'au délire le patriotisme
menacé. Les idées nouvelles aspiraient à avoir leurs martyrs comme les idées
anciennes avaient leurs victimes. Les impatients du règne de la liberté
frémissaient des lenteurs de la crise ; ils imploraient un événement
quelconque qui, en poussant le peuple aux extrémités, rendit toute
réconciliation impossible entre la nation et le roi. Ne voyant pas surgir
cette occasion d'elle-même, ils pensèrent à la faire naître artificiellement.
Il fallait un prétexte à l'insurrection, ils voulurent le lui donner, même au
prix de leur vie. Il y
avait alors à Paris deux hommes d'une foi intrépide et d'un dévouement
fanatique à leur parti : c'était Chabot et Grangeneuve. Grangeneuve était
Girondin, homme d'idées courtes mais droites et inflexibles, n'aspirant qu'à
servir l'humanité en soldat obscur, sentant bien que la médiocrité de son
génie ne lui laissait d'autre moyen d'être utile à la liberté que de mourir
pour elle. Caractères dévoués qui donnent leur sang à leur cause sans
demander même qu'elle se souvienne de leurs noms. Chabot,
fils d'un cuisinier du collège de Rodez, élevé par la charité de ses maîtres,
enivré dans sa première jeunesse d'une ascétique piété, avait revêtu la robe
de capucin. Il s'était signalé longtemps par une mendicité plus humble et par
une sordidité plus repoussante dans cet ordre mendiant. Parmi ces Diogène du
christianisme, esprit mobile et excessif, la première contagion des idées
révolutionnaires l'avait atteint dans la cellule de son monastère. La fièvre
de la liberté et de la transformation sociale avait allumé son âme ; il avait
secoué sa foi et son froc. L'éclat de sa conversion au nouvel Évangile, son
ressentiment contre les autels de sa jeunesse, la fougue et le dérèglement de
ses prédications populaires l'avaient signalé au peuple et porté à
l'Assemblée constituante. Caché derrière Robespierre et Péthion, il voyait
au-delà de la constitution de 91 la ruine nécessaire de la royauté ; il y
aspirait ouvertement : Danton de l'Église, un de ces hommes qui dédaignent,
les détours, qui se découvrent devant l'ennemi et qui croient que la haine
active et déclarée est la meilleure politique contre les institutions qu'on
veut détruire. Chabot et Grangeneuve étaient des conciliabules de Charenton. V. Un
soir, ils sortirent ensemble d'une de ces conférences, affligés et découragés
des hésitations et des temporisations des conspirateurs. Grangeneuve marchait
la tête baissée et en silence : « A quoi penses-tu ? lui dit Chabot. — Je
pense, répondit le Girondin, que ces lenteurs énervent la Révolution et la
patrie. Je pense que si le peuple donne du temps à la royauté, le peuple est
perdu. Je pense qu'il n'y a qu'une heure pour les révolutions, et que ceux
qui la laissent échapper ne la retrouvent pas et en doivent compte plus tard
à Dieu et à la postérité. Tiens, Chabot, le peuple ne se lèvera pas de
lui-même ; il lui faut un mobile, il lui faut un accès de rage ou d'effroi
qui lui donne le redoublement d'énergie dont il a besoin au dernier moment
pour secouer ses vieilles institutions. Comment le lui donner ? J'y pensais,
et je l'ai enfin trouvé dans mon cœur. Mais trouverai-je également un homme
capable de la résolution et du secret nécessaires à un pareil acte ? — Parle,
dit Chabot, je suis capable de tout pour détruire ce que je hais. — Eh bien,
reprit Grangeneuve, le sang est l'ivresse du peuple ; il y a du sang pur au
berceau de toutes les grandes révolutions, depuis celui de Lucrèce jusqu'à
celui de Guillaume Tell et de Sidney. Pour les hommes d'État les révolutions
sont une théorie, pour le peuple c'est une vengeance. Mais pour pousser la
multitude à la vengeance il faut lui montrer une victime. Puisque la cour
nous refuse cette joie, il faut la donner nous-mêmes à notre cause ; il faut
qu'une victime paraisse tomber sous les coups des aristocrates, il faut que
l'homme que la cour sera censée avoir immolé soit un de ses ennemis les plus
connus, et membre de l'Assemblée, pour que l'attentat contre la
représentation nationale s'ajoute dans cet acte à l'assassinat d'un citoyen.
Il faut que cet assassinat soit commis aux portes du château pour qu'il crie
vengeance de plus près. Mais quel sera ce citoyen ? Ce sera moi. Ma parole
est nulle, ma vie est inutile a la liberté, ma mort lui profitera, mon
cadavre sera l'étendard de l'insurrection et de la victoire du peuple ! » Chabot
écoutait Grangeneuve avec admiration : « C'est le génie du patriotisme qui
t'inspire ! lui dit-il ; s'il faut deux victimes, je m'offre d'être ton
second. — Tu seras plus, répliqua Grangeneuve, tu seras non pas l'assassin,
puisque j'implore moi-même ma mort, mais tu seras mon meurtrier. Cette nuit
je me promènerai seul et sans armes dans le lieu le plus désert et le moins
éclairé, près des guichets du Louvre : aposte deux patriotes dévoués et armés
de poignards, convenons d'un signe que je leur ferai moi-même pour me
désigner à leurs coups ; je ferai ce signe, ils me frapperont ; je recevrai
la mort sans pousser un cri. Ils fuiront. Au jour on trouvera mon cadavre !
Vous accuserez la cour ! La vengeance du peuple fera le reste ! ... » Chabot,
aussi fanatique et aussi décidé que Grangeneuve à calomnier le roi par la
mort d'un patriote, jura à son ami cette odieuse supercherie de la vengeance.
Le rendez-vous de l'assassinat fut fixé, l'heure convenue, le signe concerté.
Grangeneuve se retira chez lui, fit son testament, se prépara à la mort, et
se rendit, à minuit, à l'endroit marqué. Il s'y promena deux heures. Il vit
s'avancer plusieurs fois des hommes qu'il prit pour ses assassins apostés. Il
fit le signe convenu et attendit le coup. Nul ne frappa. Chabot avait hésité
à l'accomplir, ou faute de résolution, ou faute d'instruments. La victime
n'avait pas manqué au sacrifice, mais le meurtrier. VI. Au
milieu de ces prodiges de haine, un homme tenta un prodige de réconciliation
des partis. C'était Lamourette, ancien grand-vicaire de l'évêque d'Arras et
alors évêque constitutionnel de Lyon. Sincèrement religieux, la Révolution,
en passant par son âme, avait pris quelque chose de la charité du
christianisme. Il était vénéré de l'Assemblée pour la vertu la plus rare dans
les luttes d'idées, la modération. Il recueillit en un jour le fruit de
l'estime qu'on lui portait. Brissot allait monter à la tribune pour proposer
de nouvelles mesures de sûreté nationale. Lamourette le devance et demande au
président la parole pour une motion d'ordre. Il l'obtient. « De toutes les
mesures, dit-il, qu'on vous proposera pour arrêter les divisions qui nous
déchirent, on n'en oublie qu'une et celle-là suffirait à elle seule pour
rendre l'ordre à l'empire et la sécurité à la nation. C’est l'union de tous
ses enfants dans une même pensée, c’est le rapprochement de tous les membres
de cette Assemblée, exemple irrésistible qui rapprocherait tous les citoyens
! Et quoi donc s'y oppose ? Il n'y a d'irréconciliable que le crime et la
vertu. Les honnêtes gens ont un terrain commun de patriotisme et d'honneur,
où ils peuvent toujours se rencontrer. Qu'est-ce qui nous sépare ? Des
préventions, des soupçons des uns contre les autres. Étouffons-les dans un
embrassement patriotique et dans un serment unanime. Foudroyons par une
exécration commune la république et les deux chambres ! ... » A ces
mots, l'Assemblée entière se lève, le serment sort de toutes les bouches, des
cris d'enthousiasme retentissent dans la salle et vont apprendre au dehors
que la parole d'un honnête homme a éteint les divisions, confondu les partis,
rapproché les hommes. Les membres des factions les plus opposées quittent
leur place et vont embrasser leurs ennemis. La gauche et la droite n'existent
plus. Ramond, Vergniaud, Chabot, Vaublanc, Gensonné, Basire, Condorcet et
Pastoret, Jacobins et Girondins, constitutionnels et républicains, tout se
mêle, tout se confond, tout s'efface dans une fraternelle unité. Ces cœurs
lassés de divisions se reposent un moment de la haine. On envoie un message
au roi pour qu'il jouisse de la concorde de son peuple. Le roi accourt. Il est
enveloppé de cris d'enthousiasme. Son âme respire un moment de meilleures
espérances. L'émotion arrache à sa timidité naturelle quelques mots touchants
qui redoublent les transports de l'Assemblée. « Je ne fais qu'un avec vous,
dit-il d'une voix où roulent des larmes. Notre union sauvera la France. » Il
sort accompagné jusqu'à son palais par les bénédictions de la foule. Il croit
avoir reconquis le cœur des Français. Il embrasse la reine, sa sœur, ses
enfants, il voudrait pouvoir embrasser tout son peuple. Il fait rouvrir en
signe de confiance le jardin des Tuileries, fermé depuis les attentats du 20
juin. La foule s'y précipite et vient assiéger de ses cris d'amour ces mêmes
fenêtres qu'elle assiégeait la veille d'insultes, La famille royale crut à
quelques beaux jours. Hélas ! le premier dont elle jouit depuis tant d'années
ne dura pas jusqu'au soir. L'arrêté
du département qui suspendait Péthion de ses fonctions, apporté à la séance
du soir, fit revivre les dissensions mal étouffées. Un sentiment, quelque
doux qu'il soit, ne prévaut pas sur une situation. La haine s'était détendue
un instant, mais elle était dans les choses plus que dans les cœurs ; elle
vibra de nouveau avec plus de force. Le
peuple accompagna de cris de mort le directoire de département que
l'Assemblée avait appelé dans son sein. « Rendez-nous Péthion ! La
Rochefoucauld à Orléans ! » Ces vociférations terribles vinrent refouler
jusque dans le cœur du roi la joie passagère qui l'avait traversé. La séance
des Jacobins fut plus turbulente que la veille. « On s'embrasse à
l'Assemblée, dit Billaud-Varennes ; c'est le baiser de Judas, c'est le baiser
de Charles IX tendant la main à Coligny ! On s'embrassait ainsi au moment où
le roi proposait sa fuite au 6 octobre. On s'embrassait ainsi avant les
massacres du Champ-de-Mars ! On s'embrasse, mais les conspirations de la cour
cessent-elles ? Nos ennemis en avancent-ils moins contre nos frontières ? Et
La Fayette en » est-il moins un traître ?... » VIII. C'est
sous de tels auspices que le jour de la fédération s'approchait. La reine le
voyait avec terreur. Tout révélait des projets sinistres pour cet
anniversaire. La France révolutionnaire, en envoyant les fédérés de Brest et
de Marseille, avait envoyé tous ses hommes de main à Paris. La famille royale
vivait dans les transes de l'assassinat. Tout son espoir reposait sur les
troupes étrangères, qui promettaient de la délivrer dans un mois. On comptait
au château marche par marche l'arrivée du duc de Brunswick à Paris. Le jour
de la délivrance était marqué d'avance par le doigt de la reine sur le
calendrier de ses appartements. Il ne s'agissait que de vivre jusque-là. Mais
la reine craignait à la fois pour le roi le poison, le poignard et la balle
des assassins. Épiée
dans l'intérieur même des plus secrets appartements par les sentinelles de la
garde nationale, qui veillaient à toutes les portes plus en geôliers qu'en
défenseurs, la famille royale ne touchait qu'en apparence aux aliments servis
sur sa table clés Tuileries et se faisait apporter mystérieusement sa
nourriture par des mains sûres et affidées. La reine fit revêtir au roi un
plastron composé de quinze doubles de forte soie à l'épreuve du stylet et de
la balle. Le roi ne se prêta que par complaisance pour la tendresse de la
reine à ces précautions contre la destinée. Les révolutions n'assassinent
pas, elles immolent. L'infortuné prince le savait. « Ils ne me feront pas
frapper par la main d'un scélérat, dit-il tout bas à la femme de la reine qui
lui essayait le gilet plastronné. Leur plan est changé. Ils me feront mourir
en plein jour et en roi. » Il nourrissait ses pressentiments de la lecture
des catastrophes royales qui lui prédisaient la sienne. Le portrait de
Charles Ier par Van Dyck était en face de lui dans son cabinet ; l'histoire
de ce prince, toujours ouverte sur sa table : il l'étudiait et l'interrogeait
comme si ces pages eussent renfermé le mystère d'une destinée qu'il cherchait
à comprendre pour la tromper. Mais déjà il ne se flattait plus lui-même.
L'avenir lui avait dit son mot. Sauver la reine, ses enfants, sa sœur, était
le dernier terme de ses espérances et le seul mobile de ses efforts. Quant à
lui, son sacrifice était fait. Il le renouvelait tous les jours dans les
exercices religieux qui élevaient et consolaient sa résignation. « Je ne suis
pas heureux, » répondit-il à un de ses confidents qui lui conseillait de
jouer héroïquement son sort avec la fortune. « Sans doute je pourrais
tenter encore des mesures d'audace, mais elles ont des chances extrêmes ; si
je puis les courir pour moi, je n'ose y exposer ma famille. La fortune m'a
trop appris à me défier d'elle. Je ne veux pas fuir une seconde fois, je m'en
suis trop mal trouvé. J'aime mieux la mort, elle n'a rien qui m'effraie ; je
m'y attends, je m'y exerce tous les jours. Ils se contenteront de ma vie, ils
épargneront celle de ma femme et de mes enfants. » IX. La
reine nourrissait les mêmes pensées. Une mélancolie abattue, interrompue
seulement par des élans de mâle fierté, avait remplacé sur son visage et dans
ses paroles la voluptueuse légèreté de ses heureux jours. « Je commence à
voir qu'ils feront « le procès du roi, disait-elle à son amie la princesse de
Lamballe. Quant à moi, je suis étrangère... ils m'assassineront ! Que
deviendront nos pauvres enfants ? » Souvent ses femmes la surprenaient dans
les larmes. L'une d'elles ayant voulu lui présenter une potion calmante dans
une de ces crises de douleur : « Laissez là, lui répondit la reine, ces
médicaments inutiles pour les maux de l'âme ; ils ne me peuvent rien. Les
langueurs et les spasmes sont les maladies des femmes heureuses. Depuis mes
malheurs je ne sens plus mon corps, je ne sens que ma destinée ; mais ne le
dites pas au roi. » X. Quelquefois
cependant l'espérance prévalait sur l'abattement dans cette âme. Le ressort
de la jeunesse et du caractère la relevait de ses pressentiments. Forcée par
la crainte des attroupements des faubourgs et des surprises nocturnes à
quitter son appartement du rez-de-chaussée, Marie-Antoinette avait fait
placer son lit dans une chambre du premier étage entre la chambre du roi et
celle de ses enfants. Toujours éveillée longtemps avant le jour, elle avait
défendu qu'on fermât les persiennes et les rideaux de ses fenêtres, afin de
jouir des premières clartés du ciel qui venaient abréger la longueur de ses
nuits sans sommeil. Une de
ces nuits de juillet où la lune éclairait sa chambre, elle contempla
longtemps le ciel avec un recueillement de joie intérieure. « Vous voyez
cette lune, dit-elle à la personne qui veillait au pied de son lit : quand
elle viendra de nouveau briller dans un mois, elle me retrouvera libre et
heureuse, et nos chaînes seront brisées. » Elle lui déroula ses espérances,
ses craintes, ses angoisses, l'itinéraire des princes et du roi de Prusse,
leur prochaine entrée dans Paris, ses inquiétudes sur l'explosion de la
capitale à rapproche des armées étrangères, ses tristesses sur le défaut
d'énergie du roi dans la crise. « Il n'est pas lâche, disait-elle ; au
contraire, il est impassible devant le danger ; mais son courage est dans son
cœur et n'en sort pas, sa timidité l'y comprime. Son grand-père, Louis XV, a
prolongé son enfance jusqu'à vingt et un ans. Sa vie s'en ressent. Il n'ose
rien. Sa propre parole l'effraie. Un mot énergique de sa bouche en ce moment
à la garde nationale entraînerait Paris. Il ne le dira pas. Pour moi, je
pourrais bien agir et monter à cheval s'il le fallait ; mais ce serait donner
des armes contre lui. On crierait à l'Autrichienne ! Une reine qui n'est pas
régente dans ma situation doit se taire et se préparer à mourir ! » XI. Madame
Élisabeth recevait les confidences des deux époux et les caresses des
enfants. Sa foi plus soumise que celle de la reine, plus tendre que celle du
roi, faisait de sa vie un continuel holocauste. Elle ne trouvait ainsi que
son frère de consolation qu'au pied des autels. Elle y prosternait tous les
matins sa résignation. La chapelle du château était le refuge où la famille
royale s'abritait contre tant de douleurs. Mais là encore la haine de ses
ennemis la poursuivait. Un des derniers dimanches de juillet, des soldats de
la garde nationale qui remplissaient la galerie par où le roi allait entendre
la messe crièrent : Plus de roi, à bas le veto ! Le roi, accoutumé aux
outrages, entendit ces cris, vit ces gestes sans s'étonner. Mais à peine la
famille royale était-elle agenouillée dans sa tribune, que les musiciens de
la chapelle tirent éclater les airs révolutionnaires de la Marseillaise et du
Ça ira. Les chantres eux-mêmes, choisissant dans les psaumes les strophes
menaçantes que la colère de Dieu adresse à l'orgueil des rois, les chantèrent
avec affectation à plusieurs reprises, comme si la menace et la terreur
fussent sorties de ce sanctuaire même où la famille condamnée venait chercher
la consolation et la force. Le roi
fut plus sensible à ces outrages qu'à tous les autres. « Il lui sembla,
dit-il en sortant, que » Dieu lui-même se tournait contre lui. » Les
princesses mirent leurs livres sur leurs yeux pour cacher leurs larmes. La
reine et ses enfants ne pouvaient plus respirer l'air du dehors. Chaque fois
qu'on ouvrait les fenêtres on entendait crier sur la terrasse des Feuillants
: La Vie de Marie-Antoinette. Des colporteurs étalaient des estampes
infâmes où la reine était représentée en Messaline et le roi en Vitellius.
Les éclats de rire de la populace répondaient aux apostrophes obscènes que
ces hommes adressaient du geste aux fenêtres du château. L'intérieur même des
appartements n'était pas à l'abri de l'insulte et du danger. Une nuit, le
valet de chambre qui veillait dans un corridor à la porte de la reine lutta
avec un assassin qui se glissait dans l'ombre. Marie-Antoinette s'élança de
sa couche au bruit. « Quelle situation, s'écriait-elle, des outrages le jour,
des meurtres la nuit ! » XII. A
chaque instant on s'attendait à de nouveaux assauts des faubourgs. Une nuit
où l'on croyait à une irruption, le roi et madame Elisabeth, réveillés et
debout, avaient défendu d'éveiller la reine. « Laissez-la prendre quelques
heures de repos, dit le roi à madame Campan, elle a bien assez de peines ! ne
les devançons pas. » A son réveil, la reine se plaignit amèrement de ce qu'on
l'avait laissée dormir pendant les alarmes du château. « Ma sœur Élisabeth
était près du roi, et je dormais ! s'écria-t-elle. Je suis sa femme, je ne
veux pas qu'il coure un danger sans que je le partage ! » C'est
dans ces jours de trouble que le roi recueillit et cacha les papiers
découverts depuis dans l'armoire de fer. On sait que ce prince, plus homme
que roi, se délassait des soucis du trône par des travaux de main et qu'il
excellait dans le métier de la serrurerie. Pour se perfectionner dans son
art, il avait admis depuis dix ans dans sa familiarité un serrurier nommé
Gamain. Le roi et l'ouvrier étaient amis comme des hommes qui passent des
heures ensemble et qui échangent dans l'intimité bien des pensées. Louis XVI
croyait à la fidélité de son compagnon de travail. Il lui confia le soin de
pratiquer dans l'épaisseur du mur d'un corridor obscur qui desservait son
appartement une ouverture recouverte d'une porte en fer et masquée avec art
par des boiseries. Là, le roi enfouit des papiers politiques importants et
les correspondances secrètes qu'il avait entretenues avec Mirabeau, Barnave
et les Girondins. Il crut le cœur de Gamain aussi sûr et aussi muet que la
muraille à laquelle il livrait ses secrets. Gamain fut un traître et dénonça
plus que son roi, il dénonça son compagnon et son ami. XIII. Le jour
de la fédération, ce prince se rendit avec la reine et ses enfants au
Champ-de-Mars. Des troupes indécises l'escortaient. Un peuple immense
entourait l'autel de la patrie. Les cris de Vive Péthion ! insultèrent le roi
à son passage. La reine tremblait pour les jours de son mari. Le roi marcha à
la gauche du président de l'Assemblée vers l'autel à travers la foule. La
reine, inquiète, le suivait des yeux, croyant à chaque instant le voir
immoler par les milliers de baïonnettes et de piques sous lesquelles il avait
à passer. Ces minutes furent pour elle des siècles d'angoisses. Il y eut au
pied de l'autel de la patrie un mouvement de confusion, produit par le flux
et le reflux de la foule, dans lequel le roi disparut. La reine le crut
frappé et poussa un cri d'horreur. Le roi reparut. Il prêta le serment
civique. Les députés qui l'entouraient l'invitèrent à mettre le feu de sa
propre main à un trophée expiatoire qui réunissait tous les symboles de la
féodalité, pour le réduire en cendres. La dignité du roi se souleva contre le
rôle qu'on voulait lui imposer. Il s'y refusa en disant que la féodalité
était détruite en France par la constitution mieux que par le feu. Les
députés Gensonné, Jean Debry, Garreau et Antonelle allumèrent seuls le bûcher
aux applaudissements du peuple. Le roi rejoignit la reine et rentra clans son
palais à travers un peuple taciturne. Les dangers de cette journée évanouis
lui en laissaient envisager de plus terribles. Il n'avait gagné qu'un jour. XIV. Le
lendemain, un des grands agitateurs de 89, le premier provocateur des états-généraux,
Duval d'Éprémesnil, devenu odieux à la nation parce qu'il n'avait voulu de la
Révolution qu'au profit des parlements, et qu'une fois les parlements
attaqués il s'était rangé du parti de la cour, fut rencontré sur la terrasse
des Feuillants par des groupes de peuple qui l'insultèrent et le désignèrent
à la fureur des Marseillais. Atteint de plusieurs coups de sabre, abattu sous
les pieds des assassins, traîné tout sanglant par les cheveux dans le
ruisseau de la rue Saint-Honoré vers un égout, où on allait le jeter,
quelques gardes nationaux l'arrachèrent mourant des mains des meurtriers et
le portèrent au poste du Palais-Royal. La foule, altérée de sang, assiégeait
les portes du corps-de-garde. Péthion averti accourut, se fit jour, entra au
poste, contempla d'Éprémesnil longtemps en silence, les bras croisés sur sa
poitrine, et s'évanouit d'horreur à la vue de ce sinistre retour de
l'opinion. Quand le maire de Paris eut repris ses sens, l'infortuné
d'Éprémesnil se souleva péniblement du lit de camp où il était étendu. « Et
moi aussi, monsieur, dit-il à Péthion, j'ai été l'idole du peuple et vous
voyez ce qu'il a fait de moi ! Puisse-t-il vous réserver un autre sort ! » Péthion
ne répondit rien ; des larmes roulèrent dans ses yeux, il eut de ce jour le
pressentiment de l'inconstance et de l'ingratitude du peuple. D'autres
assassinats aussi soudains que la main de la multitude révélaient une fièvre
sourde, dont les accès ne tardèrent pas à éclater en actes plus tragiques et
plus généraux. Un prêtre qui avait prêté, puis rétracté son serment
constitutionnel, fut pendu à la lanterne d'un réverbère sur la place Louis
XV. Un garde du corps qui traversait le jardin des Tuileries et qui regardait
avec attendrissement le palais de ses anciens maîtres changé en prison, fut
trahi par ses larmes, saisi par une foule de femmes el d'enfants de quinze à
seize ans, traîné sur le sable et noyé avec des raffinements de barbarie dans
le bassin du jardin sous les fenêtres du roi. La
garde nationale réprimait mollement ces attentats ; elle sentait sa force
morale lui échapper à l'approche des Marseillais. Placée entre les excès du
peuple et les trahisons imputées à la cour, en sévissant contre les uns elle
craignait d'avoir l'air de protéger les autres. Sa situation était aussi
fausse que celle du roi placé lui-même entre la nation et les étrangers. La
cour sentait son isolement et recrutait secrètement des défenseurs pour la
crise qu'elle envisageait sans trop d'effroi. Les Suisses, troupe mercenaire
mais fidèle ; la garde constitutionnelle récemment licenciée, mais dont les
officiers et les sous-officiers soldés en secret étaient retenus à Paris pour
se rallier dans l'occasion ; cinq ou six cents gentilshommes appelés de leurs
provinces par leur dévouement chevaleresque à la monarchie, répandus dans les
différents hôtels garnis du quartier des Tuileries, munis d'armes cachées
sous leurs habits, et ayant chacun un mot d'ordre et une carte d'entrée qui
leur ouvrait le château les jours de rassemblement ; des compagnies d'hommes
du peuple et d'anciens militaires à la solde de la liste civile, et commandés
par M. d'Augremont, au nombre de cinq ou six cents hommes ; de plus,
l'immense domesticité du château ; les bataillons de garde nationale des
quartiers dévoués au roi, tels que ceux de la Butte-des-Moulins, des
Filles-Saint-Thomas ; un corps de gendarmerie à cheval composé de soldats
d'élite, choisis dans les régiments de cavalerie ; enfin, dix ou douze mille
hommes de troupes de ligne de la garnison de Paris ; toutes ces forces
réunies au nom de la constitution autour des Tuileries, un jour de combat,
présentaient à la cour un appui solide et la perspective d'une victoire dont
le roi tirerait parti pour la restauration de son autorité. Ces
forces étaient réelles et plus que suffisantes, si elles eussent été bien
dirigées, contre les forces nombreuses mais désordonnées des faubourgs. Le
roi s'y confiait, le château avait repris de l'assurance. Bien loin d'y
redouter une nouvelle insurrection, on la désirait dans les conciliabules des
Tuileries. La certitude d'écraser et de foudroyer les hommes du 20 juin
raffermissait tous les cœurs. La royauté en était arrivée à ce point de
décadence où elle ne pouvait se relever que par une victoire. Elle attendait
la bataille et elle s'y croyait préparée. XV. De leur
côté les Girondins et les Jacobins réunis, consternés de la réaction
d'opinion que la journée manquée du 20 juin avait produite à Paris et dans
les provinces, se préparaient au dernier assaut. Bien qu'ils n'eussent point
d'accord préalable sur la nature du gouvernement qu'ils donneraient à la
France après le triomphe du peuple, il leur fallait ce triomphe, et ils
conspiraient ensemble pour détrôner l'ennemi commun. L'arrivée des
Marseillais à Paris devait être, pour ces deux partis, le signal et le moyen
d'action. Ces hommes énergiques, féroces, échauffés parla longue marche
qu'ils venaient de faire aux feux de l'été, et qui s'étaient allumés sur leur
route de tout l'incendie d'opinions qui dévorait les villes et les campagnes,
en rapportaient les flammes à Paris. Plus aguerris aux entreprises
désespérées que le peuple bruyant mais casanier de Paris, les Marseillais
devaient être le noyau de la grande insurrection. C'était une bande de quinze
cents hommes ; accès vivant de la fureur démagogique qui refluait des
extrémités de l'empire pour venir rendre de la force au cœur. Ils
approchaient conduits par des chefs subalternes ; leurs deux chefs véritables
les avaient devancés à Paris : c'étaient deux jeunes Marseillais, Barbaroux
et Rebecqui. On
connaît Barbaroux. Rebecqui, son compatriote et son ami, avait été un des
premiers agitateurs de sa patrie en 89, à l'époque où l'élection de Mirabeau
à l'Assemblée constituante troublait Aix et Marseille. Mis en jugement pour
sa participation à ces troubles, il avait été défendu par son éloquent complice
devant l'Assemblée. Devenu un des chefs des Jacobins de Marseille, il s'était
mis à la tête des bataillons de garde nationale de cette ville qui avaient
marché sur la ville d'Arles et arraché à la vengeance des lois les assassins
d'Avignon. Envoyé à la cour d'Orléans pour ce fait, il y fut couvert de
l'amnistie que les Girondins avaient jetée sur les crimes du Midi. Résolu de
pousser la Révolution jusqu'à son but, au risque même de le dépasser, Rebecqui,
lié d'abord avec les Girondins, était retourné à Marseille et y avait
recruté, de concert avec Barbaroux, cette colonne mobile de Marseillais dont
les conspirateurs de Paris avaient besoin pour électriser la France et pour
achever leurs desseins. L'appel de cette force populaire à Paris était une
pensée de madame Roland, accomplie par ces deux jeunes séides. Pendant que
les orateurs et les tribuns de l'Assemblée péroraient vainement aux Jacobins,
aux Cordeliers et au Manège, agitant les masses sans leur donner d'impulsion
précise, une femme et deux jeunes gens prenaient sur eux la responsabilité
des événements et préparaient la journée suprême de la monarchie. Barbaroux
et Rebecqui rencontrèrent Roland aux Champs-Elysées, peu de jours avant
l'arrivée des Marseillais. Le vieillard et les jeunes gens s'embrassèrent
avec ce sentiment de solennelle tristesse qui devance dans le cœur des hommes
résolus l'accomplissement des projets extrêmes. Après avoir causé à voix
basse et des malheurs de la patrie et des plans qui les occupaient, ils
convinrent, pour échapper à l'œil des espions de la cour, d'avoir le
lendemain chez madame Roland un dernier entretien. Les
deux Marseillais se rendirent la nuit dans le petit appartement de la rue
Saint-Jacques, où logeait depuis sa retraite le ministre disgracié. Madame
Roland, l'âme de son mari et l'inspiration de ses amis, assistait à
l'entretien et l'élevait à la hauteur et à la résolution de ses pensées. « La
liberté est perdue si nous laissons du temps à la cour, dit Roland. La
Fayette est venu révéler à Paris, par sa présence dictatoriale, le secret des
trahisons qu'il médite à l'armée du Nord. L'armée du Centre n'a ni comité, ni
dévouement, ni général. Dans six semaines les Autrichiens seront à Paris ! » On
déroula des cartes, on étudia les positions, les lignes des fleuves, les
escarpements des montagnes, les défilés qui pouvaient présenter les obstacles
les plus infranchissables à l'invasion de l'étranger. On dessina des camps de
réserve destinés à couvrir successivement les lignes secondaires quand les
principales seraient forcées. Enfin on résolut de presser l'arrivée des
bataillons de Marseille pour exécuter le décret du camp sous Paris et pour
prévenir, par une insurrection décisive l'effet des trames de la cour. Il fut
convenu que Péthion, nécessaire au mouvement projeté par l'ascendant de son
nom et nécessaire à la mairie pour paralyser toute la résistance de la
municipalité et de la garde nationale au complot, garderait ce rôle de
neutralité légale et hypocrite si utile aux projets des agitateurs.
Barbaroux, dînant quelques jours après chez ce maire de Paris, lui dit tout
haut qu'il ne tarderait pas à être prisonnier dans sa maison. Péthion comprit
et sourit. Sa femme feignit de s'alarmer. « Tranquillisez-vous, madame !
reprit Barbaroux ; si nous enchaînons Péthion, ce sera auprès de vous et avec
des rubans tricolores. » Carra
avertit également Péthion qu'on le mettrait en règle avec ses devoirs
officiels de maire, en lui donnant une garde de sûreté qui lui ferait un
semblant de violence et qui l'empêcherait d'agir au moment de l'insurrection.
Péthion accepta tellement ce rôle clans cette comédie de légalité, qu'il se
plaignit, après es 1 événement de ce que les conjurés avaient oublié de le
faire arrêter, et qu'il envoya plusieurs lois lui-même presser l'arrivée des
détachements d'insurgés qui devaient simuler son arrestation. Madame Roland
fut l'âme, Péthion le moyen, Barbaroux, Danton, Santerre les meneurs du
mouvement. Les
conspirateurs cherchèrent quelques jours un général capable d'imprimer une
direction militaire à ces forces indisciplinées et de créer l'armée du peuple
contre l'armée de la cour. Ils jetèrent les yeux sur Montesquiou, général de
l'armée des Alpes, et qui se trouvait en ce moment à Paris, où il venait
solliciter des renforts. Montesquiou, ambitieux de gloire, de dignités, de fortune,
attaché par sa naissance au parti de la cour, par ses principes et par les
perspectives que la Révolution ouvrait a sa fortune au parti du peuple,
paraissait à Danton un de ces hommes qui peuvent se laisser tenter aussi bien
par un grand service à rendre à la liberté que par un grand service à rendre
au trône. Roland et ses amis ne croyaient pas à ses opinions, mais ils croyaient
à son ambition. Ils eurent une conférence avec ce général, chez Barbaroux.
Ils lui dévoilèrent une partie de leurs plans. Montesquiou les écouta sans
étonnement et sans répugnance ; mais il ne se décida point. Ils crurent que
la cour avait pris les devants et que Montesquiou, doutant du résultat de
cette dernière lutte entre le peuple et le roi, voulait rester indécis comme
le hasard et libre comme l'événement. Ils le quittèrent sans rompre avec lui,
et se décidèrent à ne donner au peuple d'autre tactique que sa fureur et
d'autre général que la fortune. XVI. Le
lendemain, 29 juillet, les Marseillais arrivèrent à Charenton. Barbaroux,
Bourdon de l'Oise, Merlin, Santerre allèrent à leur rencontre accompagnés de
quelques hommes d'action des Jacobins et des faubourgs. Un banquet fraternel
réunit les chefs des Marseillais et les conjurés de Paris. Les cœurs s'y
comprirent, les voix se confondirent, les mains se serrèrent. Les chefs
venaient de trouver leur armée, l'armée venait de trouver ses chefs. L'action
ne pouvait tarder. Après le banquet, où l'enthousiasme qui dévorait les âmes
éclata dans les notes du chant de Rouget de Lisle, les conjurés congédièrent
pour quelques heures les Marseillais logés chez les principaux patriotes de
Charenton. Ils se rendirent à la faveur de la nuit dans une maison isolée du
village, entourée de jardins, et qui servait depuis plusieurs mois d'asile
mystérieux à leurs conciliabules. Santerre, Danton, Fabre d'Églantine, Panis,
Huguenin, Gonchon, Marat, Alexandre, Camille Desmoulins, Varlet, Lenfant,
Barbaroux et quelques autres hommes d'exécution s'y trouvaient. C'est dans
cette maison que toutes les journées de la Révolution avaient eu leur veille.
On y sonnait l'heure ; on y donnait le mot d'ordre. Des délibérations intimes
mais souvent orageuses précédaient ces résolutions. Des ruelles désertes et
de larges champs cultivés par les maraîchers des faubourgs séparaient la
maison des conjurés des autres habitations, pour que le concours des
conspirateurs ne pût être aperçu et que les vociférations se perdissent dans
l'espace. Les portes et les volets toujours fermés donnaient à cette demeure
l'apparence d'une maison de campagne inhabitée. Le concierge n'en ouvrait la
porte que la nuit et sur des signes de reconnaissance convenus. Il
était plus de minuit quand les meneurs s'y rendirent par des sentiers
différents, la tête encore échauffée des hymnes patriotiques et des fumées du
vin. Par une de ces étranges coïncidences qui semblent quelquefois associer
les grandes crises de la nature aux grandes crises des empires, un orage
éclatait en ce moment sur Paris. Une chaleur lourde et morte avait tout le
jour étouffé la respiration. D'épais nuages, marbrés vers le soir de teintes
sinistres, avaient comme englouti le soleil dans un océan suspendu. Vers les
dix heures l'électricité s'en dégagea par des milliers d'éclairs semblables à
des palpitations lumineuses du ciel. Les vents, emprisonnés derrière ce
rideau de nuages, s'en dégagèrent avec le rugissement des vagues, courbant
les moissons, brisant les branches des arbres, emportant les toits. La pluie
et la grêle retentirent sur le sol comme si la terre eût été lapidée d'en
haut. Les maisons se fermèrent, les rues et les routes se vidèrent en un
instant. La foudre, qui ne cessa d'éclater et de frapper pendant huit heures
de suite, tua un grand nombre de ces hommes et de ces femmes qui viennent la
nuit approvisionner Paris. Des sentinelles furent trouvées foudroyées dans la
cendre de leur guérite. Des grilles de fer, tordues par le vent ou par le feu
du ciel, furent arrachées des murs où elles étaient scellées par leurs gonds
et emportées à des distances incroyables. Les deux dômes naturels qui
s'élèvent au-dessus de l'horizon de la campagne de Paris, Montmartre et le
Mont-Valérien, soutirèrent en plus grande masse ce fluide amoncelé dans les
nues qui les enveloppaient. Le tonnerre, s'attachant de préférence à tous les
monuments isolés et couronnés de fer, abattit toutes les croix qui
s'élevaient dans la campagne aux carrefours des routes, depuis la plaine
d'Issy et les bois de Saint-Germain et de Versailles jusqu'à la croix du pont
de Charenton. Le lendemain les tiges et les bras de ces croix jonchaient
partout le sol comme si une armée invisible eût renversé sur son passage tous
les signes répudiés du culte chrétien. XVII. C'est
au bruit de ces foudres que les conjurés de Charenton délibérèrent le
renversement du trône. Danton, Huguenin, Alexandre, Gonchon, Camille
Desmoulins, plus en rapport avec les quartiers de Paris, répondirent des
dispositions insurrectionnelles du peuple. Santerre
promit que quarante mille hommes des faubourgs se porteraient, le lendemain,
au-devant des Marseillais, comme pour fraterniser avec les fédérés phocéens.
On convint de placer les Marseillais au centre de cette formidable colonne,
et de la faire défiler des faubourgs sur les quais. Sur l'ordre de Péthion
complice, un train d'artillerie, faiblement gardé, devait être placé sur la
route des Marseillais, de manière à être enlevé par eux. Mille insurgés
devaient se détacher de la colonne principale, pendant qu'elle filerait vers
le Louvre, entourer l'Hôtel-de-Ville, paralyser Péthion et favoriser
l'arrivée de nouveaux commissaires des sections, qui viendraient déposer la
municipalité, en installer une nouvelle et donner ainsi le caractère légal au
mouvement. Quatre cents hommes iraient arrêter le directoire du département.
L'Arsenal, la Halle-aux-Blés, les Invalides, les hôtels des ministres, les
ponts sur la Seine seraient occupés par des postes nombreux. L'armée du
peuple, divisée en trois corps, s'avancerait sur les Tuileries. Elle
camperait dans le Carrousel et dans le jardin avec du canon, des vivres, des
tentes ; elle s'y fortifierait par des coupures, des barricades, des redoutes
de campagne ; elle intercepterait ainsi toutes les communications entre le
château et ses défenseurs du dehors, s'il devait s'en présenter. La faible
garde suisse des Tuileries n'essaierait pas de lutter contre une armée
innombrable pourvue d'artillerie. On n'attaquerait pas les autres régiments
suisses dans leurs casernes, on se contenterait de les cerner et de leur dire
d'attendre, immobiles, la manifestation de la volonté nationale. On ne
pénétrerait pas de force dans le château, on bloquerait seulement la royauté
dans son dernier asile ; et, à l'imitation du peuple romain quand il se
retirait sur le mont Aventin, on enverrait un plébiscite à l'Assemblée pour
lui signifier que le peuple, campé autour des Tuileries, ne déposerait les
armes qu'après que la représentation nationale aurait pourvu aux dangers de
la patrie et assuré la liberté. Aucun désordre, aucune violence, aucun
pillage ne seraient impunis ; aucun sang ne coulerait. Le détrônement,
s'accomplirait avec ces imposantes démonstrations de force qui, en
décourageant toute résistance, enlèvent le prétexte et l'occasion de tout
excès. Ce serait un acte de la volonté du peuple, grand, pur et irrésistible
comme lui. Tel
était le plan des Girondins, écrit au crayon par Barbaroux, copié par
Fournier l'Américain, un des chefs des Marseillais, adopté par Danton et par
Santerre. XVIII. Les
conjurés s'entre-jurèrent de l'exécuter le lendemain ; et, pour se prémunir
réciproquement contre la révélation d'un traître, s'il pouvait y avoir un
traître parmi eux, ils convinrent de se surveiller mutuellement. Chaque chef
marseillais prit avec lui un des chefs parisiens, chaque meneur parisien
s'adjoignit un officier marseillais : Héron avec Rebecqui, Barbaroux avec
Bourdon et ainsi des autres, afin que la trahison, de quelque côté qu'elle
vint, eût à l'instant son vengeur dans le complice même qu'elle aurait
choisi. Quant à la décision de l'Assemblée nationale, on s'abstint de la
préjuger, de peur de faire naître des divisions au moment où l'unanimité
était nécessaire. Il faut que le but des partis soit vague et indécis comme
les passions et les chimères de chacun de ceux qui les composent. On diminue
tout ce qu'on précise. Ne rien définir et tout espérer, c'est le prestige des
révolutions. Seulement
la déchéance du roi était le cri général des patriotes ; on la demandait déjà
tout haut dans les clubs, dans les sections, dans les pétitions, à
l'Assemblée. Le peuple, campé autour du château, qu'on lui montrait comme le
foyer de la trahison, la demanderait inévitablement à ses représentants.
Mais, le roi descendu du trône, relèverait-on un trône ? Et qui
appellerait-on à y monter ! Serait-ce un enfant sons la tutelle du peuple ?
Serait-ce le duc d'Orléans ? Le duc d'Orléans avait des familiers et peu de
partisans. Si sa complicité présumée contre la cour tentait quelques hommes
perdus d'honneur et de dettes, son nom, mal famé, répugnait aux amis intègres
de la liberté. Naissance, fortune, conformité d'intérêts, popularité,
solidarité d'opinion, dévouement à la cause populaire, le duc d'Orléans avait
tous les titres pour être couronné par le peuple et pour triompher avec lui ;
il ne lui en manquait qu'un : la considération publique ; Il pouvait servir
et sauver son pays ; il ne pouvait pas illustrer la Révolution. C'était son
tort. Robespierre et les Jacobins répugnaient à accepter son nom. Les
Girondins le dédaignaient à cause de son entourage. Ils l'écartèrent d'un
commun accord du programme qu'ils proposaient. Roland,
Vergniaud, Gensonné, Guadet, Barbaroux lui-même, quoique indécis et hésitants
devant la république, préféraient la république avec toutes ses chances
d'anarchie à la domination d'un prince qui ferait succéder sur le trône
l'hésitation à la faiblesse, et qui donnerait à une constitution jeune el
saine toutes les misères de la caducité. Changement de dynastie, régence,
dictature ou république, tout resta donc dans une réticence complète entre
les meneurs. On s'en rapporta à l'événement, et on se contenta clé le
préparer sans lui demander d'avance son secret . Ce fut la marche constante
des Girondins : pousser toujours sans savoir à quoi. C'est ce système de
hasard qui fit de ces hommes les instruments de la Révolution, et qui ne leur
permit jamais d'en devenir les dominateurs. Ils étaient destinés par leur
caractère à lui donner l'impulsion, jamais la direction. Aussi elle les
emporta tous avec elle, ailleurs et plus loin qu'ils ne prétendaient aller. XIX. Ce plan
avorta par l'impossibilité de faire, dans le reste de la nuit, les
dispositions nécessaires à un rassemblement d'insurgés. Barbaroux accusa de
ce délai Santerre, qui voulait plutôt l'agitation de son faubourg que le
renversement du gouvernement. Péthion lui-même n'était pas prêt. Centre dc
tous les mouvements légaux ou insurrectionnels de la garde nationale,
confident à la fois de ceux qui voulaient défendre la constitution et de ceux
qui voulaient l'attaquer, il parlait à chacun un langage différent et donnait
des ordres contradictoires. Il en résulta une confusion de dispositions, de
conseils el de mesures qui, laissant, tout le monde clans l'incertitude sur
les véritables intentions du maire de Paris, suspendit tout... Ni Paris ni
les faubourgs ne s'émurent. Les Marseillais se mirent en marche sans autre cortége
que les chefs qui étaient venus fraterniser la veille avec eux. Deux cents
hommes de garde nationale et une cinquantaine de fédérés sans uniformes,
armés de piques et de couteaux, assistèrent seuls à leur entrée dans Paris.
L'écume des faubourgs et du Palais-Royal, des enfants, des femmes, des
oisifs, formaient la haie sur la place de la Bastille et dans les rues qu'ils
traversaient pour se rendre à la mairie. Péthion harangua ces colonnes. On
leur assigna leur caserne à la Chaussée d'Antin. Ils s'y rendirent. Santerre
et quelques gardes nationaux du faubourg Saint-Antoine leur avaient fait
préparer un banquet chez un restaurateur des Champs-Elysées. Non loin de là,
des tables dressées chez un autre restaurateur rassemblaient, soit
préméditation, soit hasard, un certain nombre d'officiers de la garde
nationale des bataillons dévoués au roi, quelques gardes du corps licenciés
et de jeunes écrivains royalistes. Cette rencontre ne pouvait manquer de
produire une rixe. On croit que les royalistes la désiraient pour animer
Paris contre cette horde étrangère et pour demander le renvoi des Marseillais
au camp de Soissons. Dans la chaleur du repas, ils affectèrent de pousser des
cris de : Vive le roi ! qui semblaient braver les ennemis du trône. Les
Marseillais répondirent par les cris de : Vive la nation ! Les gestes
provoquèrent les gestes. Les groupes du peuple qui assistaient de loin aux
banquets jetèrent de la boue aux grenadiers royalistes. Ceux-ci tirèrent
leurs sabres. Le peuple appela les Marseillais à son secours. Les fossés et
les palissades qui séparaient les deux jardins furent franchis en un
clin-d'œil. Les fers se croisèrent, les palissades arrachées servirent
d'armes aux combattants. Le sang coula. Beaucoup de gardes nationaux furent
blessés. Un d'eux, l'agent de change Duhamel, tira deux coups de pistolet sur
les agresseurs. Il tomba frappé à mort sous la baïonnette d'un Marseillais.
Le commandant-général des troupes de garde au château fit battre la générale
et disposer de l'artillerie dans le jardin comme si on eût craint une
invasion. Le bataillon des Filles-Saint-Thomas prit spontanément les armes
pour voler au secours des grenadiers. D'autres bataillons les imitèrent, se
postèrent sur les boulevards et voulurent se porter, pour demander vengeance,
à la caserne des Marseillais. Péthion accourut à la caserne, délivra quelques
prisonniers, contint la garde nationale et rétablit l'ordre. Pendant
ce tumulte, les royalistes fugitifs reçurent asile par le pont tournant dans
le jardin des Tuileries, et les blessés furent transportés au poste de la
garde nationale du château. Le roi, la reine, les femmes de la cour, les
gentilshommes rassemblés autour d'eux par le bruit du danger, descendirent au
poste, pansèrent, de leurs propres mains, les blessures de leurs défenseurs
et se répandirent en expressions d'intérêt pour la garde nationale,
d'indignation contre les Marseillais. Regnault de Saint-Jean-d'Angély fut du
nombre des blessés. Le soir, le soulèvement de l'opinion publique contre les
Marseillais était général dans la bourgeoisie. A la séance de l'Assemblée du
lendemain, de nombreuses pétitions demandèrent leur éloignement. Les tribunes
huèrent les pétitionnaires. Merlin demanda l'ordre du jour. Montaut accusa
les chevaliers du poignard. Gaston vit là une provocation de la cour pour
commencer la guerre civile. Grangeneuve dénonça les projets de vengeance
médités par la garde nationale. Les autres députés girondins éludèrent, avec
dédain, la demande d'éloigner les Marseillais et sourirent à ces préludes de
violences. La
cour, intimidée par ces symptômes, chercha à s'assurer des chefs de cette
troupe par les corruptions, au moyen desquelles elle croyait s'être attaché
Danton. Mais si on corrompt aisément l'intrigue, on ne corrompt pas le
fanatisme. Il y avait des hommes de sang parmi les Marseillais, il n'y avait
pas de traîtres. On renonça à ce plan de séduction. De son
côté Marat adressa à Barbaroux un écrit incendiaire pour être imprimé et
distribué à ses soldats. Marat provoquait, dans ces pages, au massacre du
corps législatif, mais il voulait qu'on épargnât le roi et la famille royale.
Ses liaisons sourdes et fugitives avec les agents secrets de la cour
rendaient cette humanité suspecte, sous une plume qui ne distillait que du
sang. Marat alors ne croyait pas encore à la victoire du peuple, dans la
crise qui se préparait. Il craignait pour lui-même ; il demanda, le 9 août,
un entretien secret à Barbaroux et le conjura de le soustraire aux coups de
ses ennemis en l'emmenant avec lui à Marseille, sous le déguisement d'un
charbonnier. XX. Une
autre démarche eut lieu au nom de Robespierre, et à son insu, pour rallier
les Marseillais à sa cause. Deux des confidents de Robespierre, Panis et
Fréron, ses collègues à la municipalité, firent appeler Rebecqui et Barbaroux
à l'Hôtel-de-Ville, sous prétexte de donner aux bataillons marseillais une
caserne plus rapprochée du centre des mouvements de la Révolution, aux
Cordeliers. Cette offre fut acceptée. Panis, Fréron, Sergent couvrirent leur
pensée de nuages. « Il faut un chef au peuple ! Brissot aspire à la
dictature, Péthion la possède sans l'exercer. C'est un trop petit génie ! Il
aime sans doute la Révolution, mais il veut l'impossible : des révolutions
légales ! Si on ne violentait pas sa faiblesse il n'y aurait jamais de
résultat. » Le
lendemain, Barbaroux se laissa entraîner chez Robespierre. Le fougueux jeune
homme du Midi fut frappé d'étonnement, en entrant chez l'austère et froid
philosophe. La personnalité de Robespierre, semblable à un culte qu'il se
serait rendu lui-même, respirait jusque dans les simples ornements de son
modeste cabinet. C'était partout sa propre image reproduite par le crayon,
par le pinceau ou par le ciseau. Robespierre ne s'avança pas au-delà des
réflexions générales sur la marche de la Révolution, sur l'accélération que
les Jacobins et lui avaient imprimée à ses mouvements, sur l'imminence d'une
crise prochaine et sur l'urgence de donner un centre, une âme, un chef à
cette crise, en investissant un homme d'une omnipotence populaire. — « Nous
ne voulons pas plus d'un dictateur que d'un roi, » répondit brusquement
Rebecqui. On se sépara. Panis accompagna les jeunes Marseillais et dit à
Rebecqui en lui serrant la main : « Vous avez mal compris ; il ne s'agissait
que d'une autorité momentanée et insurrectionnelle pour diriger et sauver le
peuple, et nullement d'une dictature. Robespierre est bien cet homme du
peuple ! » Excepté cette conversation, provoquée par les amis de Robespierre, à son insu, et acceptée par les chefs marseillais, rien n'indique dans Robespierre l'ambition prématurée de la dictature, ni même aucune participation directe au mouvement du 10 août. La république était pour lui une perspective reléguée dans un lointain presque idéal ; la régence lui présageait un règne de faiblesse et de troubles civils ; le duc d'Orléans lui répugnait comme une intrigue couronnée ; la constitution de 1791 loyalement exécutée lui aurait suffi, sans les trahisons qu'il imputait à la cour. La dictature qu'il ambitionnait pour lui, c'était la dictature de l'opinion publique, la souveraineté de sa parole. Il n'aspirait pas à un autre empire, et tout mouvement convulsif des choses pouvait nuire à celui-là. |