I. A peine
La Fayette était-il de retour à son camp, qu'il écrivit une troisième lettre
à l'Assemblée : lettre aussi vaine et aussi impuissante que ses démarches, on
en entendit la lecture avec indifférence. « Je m'étonne, dit Isnard, que
l'Assemblée n'ait pas déjà envoyé de sa barre à Orléans ce soldat factieux !
» Aux
Jacobins la lutte entre Robespierre et les Girondins parut un
moment amortie. Ils ne rivalisaient plus que d'insultes à la cour et
de menaces contre La Fayette. L'explosion du 20 juin n'avait pas éteint ce
foyer de haine. L'inaction des armées, les périls croissants sur nos
frontières, l'attitude équivoque de La Fayette, la retraite de Luckner que
l'on croyait son complice, le rapprochement des troupes de Paris, fomentaient
la colère et les alarmes des patriotes. Robespierre continuait à se tenir à
l'écart des mouvements, ne se compromettait avec aucun des partis violents et
s'absorbait dans les considérations générales de la chose publique. Observer,
éclairer et dénoncer tous ses périls au peuple était le seul rôle qu'il
affectât. Sa popularité était grande mais froide et raisonnée comme ce rôle. Les
murmures des impatients interrompaient souvent ses longues harangues à la
tribune des Jacobins. Il dévorait dans une impassible attitude de cruelles
humiliations. Son instinct, sur de la mobilité de l'opinion, semblait révéler
d'avance à Robespierre que, dans ce conflit de mouvements contraires et
désordonnés, l'empire resterait au plus immuable et au plus patient. Danton
fît aux Cordeliers et aux Jacobins des motions terribles et sembla chercher
sa force dans le scandale même de ses violences contre la cour. Il masquait
ainsi ses intelligences avec le château. « Je prends, s'écria-t-il, je prends
l'engagement de porter la terreur dans une cour perverse ! Elle ne déploie
tant d'audace que parce que nous avons été trop timides. La maison d'Autriche
a toujours fait le malheur de la France. Demandez une loi qui force le roi à
répudier sa femme et à la renvoyer à Vienne avec tous les égards, les
ménagements et la sûreté qui lui sont dus ! » C'était sauver la reine par la
haine même qu'on lui portait. Brissot,
si longtemps ami de La Fayette, le livra enfin à la colère des Jacobins.
« Cet homme a levé le masque, dit-il ; égaré par une aveugle ambition,
il s'érige en protecteur. Cette audace le perdra. Que dis-je ! elle l'a déjà
perdu. Quand Cromwell crut pouvoir parler en maître au parlement
d'Angleterre, il était entouré d'une armée de fanatiques et il avait remporté
des victoires. Où sont les lauriers de La Fayette ? où sont ses séides ? Nous
châtierons son insolence et je prouverai sa trahison. Je prouverai qu'il veut
établir une espèce d'aristocratie constitutionnelle ; qu'il s'est concerté
avec Luckner ; qu'il a perdu à pétitionner à Paris le temps de vaincre aux
frontières. Ne craignons rien que de nos divisions. Quant à moi, ajouta-t-il
en se tournant vers Robespierre, je déclare que j'oublie tout ce qui s'est
passé ! — Et moi, répondit Robespierre un moment fléchi, j'ai senti que
l'oubli et l'union étaient aussi dans mon cœur, au plaisir que m'a fait ce
matin le discours de Guadet à l'Assemblée et au plaisir que j'éprouve en ce
moment en entendant Brissot ! Unissons-nous pour accuser La Fayette. » II. Des
pétitions énergiques des différentes sections de Paris répondirent à la
pensée de Robespierre, de Danton, de Brissot, et demandèrent un exemple
terrible contre La Fayette et une loi sur le danger de la patrie. La Fayette,
en menaçant de son épée la Révolution, n'avait fait que la réveiller avec
plus de fureur. « Frappez un grand coup, s'écrièrent les pétitionnaires
patriotes, licenciez l'état-major de la garde nationale, cette féodalité
municipale où l'esprit de trahison de La Fayette vit encore et corrompt le
patriotisme ! » Le
peuple s'attroupa de nouveau dans les jardins publics. Un rassemblement se
porta devant la maison de La Fayette et brûla un arbre de la liberté que les
officiers avaient planté devant sa porte pour honorer leur général. On
craignait à chaque instant une nouvelle invasion des faubourgs. Péthion
adressa aux citoyens des proclamations ambiguës dans lesquelles les
insinuations contre la cour se mêlaient aux recommandations paternelles du
magistrat. Le roi sanctionna la suspension de Péthion de ses fonctions de
maire de Paris. Les factieux s'indignèrent qu'on leur enlevât leur complice.
La popularité de Péthion devint de la rage. Le cri de Péthion ou la mort !
répondit à sa destitution. Les gardes nationaux et les sans-culottes se
battirent au Palais-Royal. Les fédérés des départements arrivaient par
détachements et renforçaient ceux de Paris. Les adresses des départements et
des villes, apportées par les députations de ces fédérés, respiraient la
colère nationale. « Roi des Français, lis et relis la lettre de Roland !
Nous venons punir tous les traîtres ! Il faut que la France soit à Paris pour
en chasser tous les ennemis du peuple ! Le rendez-vous est sous les murs de
ton palais. Marchons-y, » disaient les fédérés de Brest. Le
ministre de l'intérieur demanda à l'Assemblée des lois contre ces réunions
séditieuses. L'Assemblée lui répondit en sanctionnant ce rassemblement
tumultueux dans Paris et en décrétant que les gardes nationaux et les fédérés
qui s'y rendraient y seraient logés chez les citoyens. Le roi intimidé
sanctionna ce décret. Un camp sous Soissons fut résolu. Les routes se
couvrirent d'hommes en marche vers Paris. Luckner évacua sans combat la
Belgique. Les cris de trahison retentirent dans tout l'empire. Strasbourg
demanda des renforts. Le prince de Hesse, révolutionnaire expatrié au service
de France, proposa à l'Assemblée d'aller défendre Strasbourg contre les
Autrichiens, et de faire porter devant lui son cercueil sur les remparts,
pour se rappeler son devoir et pour ne se laisser d'autre perspective que son
trépas. Sieyès demanda qu'on élevât sur les quatre-vingt-trois départements
l'étendard du péril de la patrie. « Mort à l'Assemblée, mort à la Révolution,
mort à la liberté, si la guillotine d'Orléans ne fait pas justice de La
Fayette ! » tel était le cri unanime aux Jacobins. III. L'Assemblée
répondit à ces cris de mort, par des émotions convulsives. Enfin, une de ces
grandes voix qui résument le cri de tout un peuple et qui donnent à la
passion publique l'éclat et le retentissement du génie, Vergniaud, dans la
séance du 3 juillet, prit la parole et, s'élevant pour la première fois au
sommet de son éloquence, demanda, comme Sieyès son inspirateur et son ami,
qu'on proclamât le danger de la patrie. Jusque-là
Vergniaud n'avait été que disert, ce jour-là il fut la voix de la patrie. Il
ne cessa plus de l'être jusqu'au jour où l'on étouffa sa voix dans son sang.
C'était un de ces hommes qui n'ont pas besoin de grandir lentement dans une
assemblée. Ils paraissent grands, ils paraissent seuls, le jour où les
événements leur donnent leur rôle. Il y avait peu de mois que Vergniaud était
arrivé à Paris. Obscur, inconnu, modeste, sans pressentiment de lui-même, il
s'était logé avec trois de ses collègues du Midi dans une pauvre chambre de
la rue des Jeûneurs, puis dans un pavillon écarté du faubourg qu'entouraient
les jardins de Tivoli. Les lettres qu'il écrivait à sa famille sont pleines
des plus humbles détails de ce ménage domestique. Il a peine à vivre. Il
surveille avec une stricte économie ses moindres dépenses. Quelques louis
sollicités par lui de sa sœur lui paraissent une somme suffisante pour le
soutenir longtemps. Il écrit qu'on lui fasse parvenir un peu de linge par la
voie la moins chère. Il ne songe pas à la fortune, pas même à la gloire. Il
vient au poste où le devoir l'envoie. Il s'effraie dans sa naïveté
patriotique de la mission que Bordeaux lui impose. Une probité antique éclate
dans les épanchements confidentiels de cette correspondance avec les siens.
Sa famille a des intérêts à faire valoir auprès des ministres. Il se refuse à
solliciter pour elle, dans la crainte que la demande d'une justice ne
paraisse dans sa bouche commander une faveur. « Je me suis enchaîné à cet
égard par la délicatesse, je me suis fait à moi-même ce décret, » dit-il à
son beau-frère M. Alluaud de Limoges, un second père pour lui. Tous
ces entretiens intimes entre Vergniaud, sa sœur et son beau-frère, respirent
la simplicité, la tendresse d'âme, le foyer. Les racines de l'homme public
trempent dans un sol pur de mœurs privées. Aucune trace d'esprit de faction,
de fanatisme républicain, de haine contre le roi, ne se révèle dans
l'intimité des sentiments de Vergniaud. Il parle de la reine avec
attendrissement, de Louis XVI avec pitié. « La conduite équivoque du roi,
écrit-il vers cette époque, accumule nos dangers et les siens. On m'assure
qu'il vient aujourd'hui à l'Assemblée. S'il ne se prononce pas d'une manière
décisive, il se prépare quelque grande catastrophe. Il a bien des efforts à
faire pour précipiter dans l'oubli tant de fausses démarches que l'on regarde
comme des trahisons. » Et plus loin retombant de sa pitié pour le roi à sa
propre situation domestique : « Je n'ai point d'argent, écrit-il ; mes
anciens créanciers de Paris me recherchent, je les paye un peu chaque mois ;
les loyers sont chers ; il m'est impossible de payer le tout. » Ce jeune
homme, dont le geste écrasait un trône, avait à peine où reposer sa tête dans
l'empire qu'il allait ébranler. IV. Élevé
au collège des Jésuites, par la bienfaisance de Turgot, alors intendant de
Limousin, Vergniaud, après ses études, était entré au séminaire. Il allait se
vouer par piété au sacerdoce. Il recula au dernier pas ; il rentra dans sa
famille. Solitaire et triste, son imagination se répandit d'abord en poésie
avant d'éclater en éloquence. Il jouait avec son génie sans le connaître.
Quelquefois il s'enfermait dans sa chambre, se feignait à lui-même un peuple
pour auditoire et improvisait des discours sur des catastrophes imaginaires.
Un jour, son beau-frère, M. Alluaud, l'entendit à travers la porte. Il eut le
pressentiment de la gloire de sa famille ; il l'envoya à Bordeaux étudier la
pratique des lois. L'étudiant
fut recommandé au président-Dupaty, écrivain célèbre et parlementaire
éloquent. Dupaty conçut pour ce jeune homme une espérance confuse de
grandeur. Il l'aima, le protégea, le prit par la main et l'admit à travailler
auprès de lui. Il y a des parentés de génie comme des parentés de sang.
L'homme illustre se fit le père intellectuel de l'orphelin. La sollicitude de
Dupaty pour Vergniaud rappelait les patronages antiques d'Hortensius
et de Cicéron. « J'ai payé de mes deniers et je continuerai à payer pour
d'autres années la pension de votre beau-frère, écrit Dupaty à M. Alluaud. Je
lui procurerai moi-même des causes de choix pour ses débuts ; il ne lui faut
que du temps : un jour il fera une grande gloire à son nom. Aidez-le à
pourvoir à ses nécessités les plus urgentes ; il n'a pas encore de robe de
palais. J'écris à son oncle pour toucher sa générosité ; j'espère que nous en
obtiendrons un habit. Reposez-vous sur moi du reste, et fiez-vous à l'intérêt
que m'inspirent ses infortunes et ses talents. » Vergniaud
justifia promptement ces présages d'une illustre amitié. Il puisa chez Dupaty
les vertus austères de l'antiquité autant que les formes majestueuses du
forum romain. Le citoyen se sentait sous l'avocat ; l'homme de bien donnait
de l'autorité, de la conscience à la parole. Riche à peine des premiers
émoluments du barreau, il s'en dépouille et vend le petit héritage qu'il
tenait de sa mère pour payer les dettes de son père mort. Il rachète
l'honneur de sa mémoire de tout ce qu'il possède ; il arrive à Paris presque
indigent. Bover-Fonfrède et Ducos de Bordeaux, ses deux amis, le reçoivent
pour hôte à leur table et sous leur toit. Vergniaud, insouciant des moyens de
succès comme tous les hommes qui se sentent une grande force intérieure,
travaillait peu et se fiait à l'occasion et à la nature. Son génie
malheureusement indolent aimait à sommeiller et à s'abandonner aux
nonchalances de l'âge et de l'esprit. Il fallait le secouer pour le réveiller
de ses loisirs de jeunesse et le pousser à la tribune ou au conseil. Pour
lui, comme pour les Orientaux, il n'y avait point de transition entre
l'oisiveté et l'héroïsme. L'action l'enlevait mais le lassait vite. Il
retombait dans la rêverie du talent. Brissot,
Guadet, Gensonné l'entraînèrent chez madame Roland. Elle ne le trouvait pas
assez viril et assez ambitieux pour son génie. Ses mœurs méridionales, ses
goûts littéraires, son attrait pour une beauté moins impérieuse le ramenaient
sans cesse dans la société d'une actrice du Théâtre-Français, madame
Simon-Candeille. Il avait écrit pour elle, sous un autre nom, quelques scènes
du drame alors célèbre de la Belle-Fermière. Cette jeune femme, à la fois
poète, écrivain, comédienne, déployait dans ce drame toutes les fascinations
de son âme, de son talent et de sa beauté. Vergniaud s'enivrait, dans cette
vie d'artiste, de musique, de déclamation et de plaisirs ; il se pressait de
jouir de sa jeunesse, comme s'il eût le pressentiment qu'elle serait sitôt
cueillie. Ses habitudes étaient méditatives et paresseuses. Il se levait au
milieu du jour ; il écrivait peu et sur des feuilles éparses ; il appuyait le
papier sur ses genoux comme un homme pressé qui se dispute le temps ; il
composait ses discours lentement dans ses rêveries, et les retenait à l'aide
de notes dans sa mémoire ; il polissait son éloquence à loisir, comme le
soldat polit son arme au repos. Il ne voulait pas seulement que ses coups
fussent mortels, il voulait qu'ils fussent brillants ; aussi curieux de l'art
que de la politique. Le coup porté, il en abandonnait le contre-coup à la
destinée et s'abandonnait de nouveau lui-même à la mollesse. Ce n'était pas
l'homme de toutes les heures, c'était l'homme des grandes journées. V. Vergniaud
était de taille moyenne. Sa stature robuste et carrée avait l'aplomb de la
statue de l'orateur : on y sentait le lutteur de paroles ; son nez était
court, large, fièrement relevé des narines ; ses lèvres un peu épaisses
dessinaient fermement sa bouche : on voyait qu'elles avaient été modelées
pour jeter la parole à grands flots, comme les lèvres d'un Triton à
l'ouverture d'une grande source ; ses yeux noirs et pleins d'éclairs
semblaient jaillir sous des sourcils proéminents ; son front large et plane
avait ce poli du miroir où se réfléchit l'intelligence ; ses cheveux châtains
ondoyaient aux secousses de sa tête ainsi que ceux de Mirabeau. Les marques
de la petite vérole timbraient la peau de son visage, comme un marbre
dégrossi par le marteau à diamant du tailleur de pierres. Son teint pâle
avait la lividité des émotions profondes. Au repos, nul n'aurait remarqué cet
homme dans une foule. Il aurait passé avec le vulgaire sans blesser et sans
arrêter le regard. Mais quand l'âme se répandait dans sa physionomie, comme
la lumière sur un buste, l'ensemble de sa figure prenait par l'expression
l'idéal, la splendeur et la beauté qu'aucun de ses traits n'avait en détail.
Il s'illuminait d'éloquence. Les muscles palpitants de ses sourcils, de ses
tempes, de ses lèvres, se modelaient sur sa pensée et confondaient sa
physionomie avec la pensée même : c'était la transfiguration du génie. Le
jour de Vergniaud, c'était la parole ; le piédestal de sa beauté, c'était la
tribune. Quand il en était descendu, elle s'évanouissait : l'orateur n'était
plus qu'un homme. VI. Tel
était l'homme qui monta le 3 juillet à la tribune de l'Assemblée nationale,
et qui, dans l'attitude de la consternation et de la colère, se recueillit un
moment dans ses pensées, les mains sur ses yeux, avant de parler. Le
tremblement de sa voix aux premiers mots qu'il proféra, et les notes graves
et grondantes de sa parole, plus profondes qu'à l'ordinaire, son geste
abattu, l'énergie triste et concentrée de sa physionomie, indiquaient en lui
la lutte d'une résolution désespérée, et prédisposaient l'Assemblée à une
émotion grande et sinistre comme la physionomie de l'orateur. C'était de ces
jours où l'on s'attend à tout. « Quelle
est donc, murmura Vergniaud, l'étrange situation où se trouve l'Assemblée
nationale ? Quelle fatalité nous poursuit et signale chaque journée par des
événements qui, portant le désordre dans nos travaux, nous rejettent sans
cesse dans l'agitation tumultueuse des inquiétudes, des espérances, des
passions ? Quelle destinée prépare à la France cette terrible effervescence
au sein de laquelle on serait tenté de douter si la Révolution rétrograde ou
si elle avance vers son terme ? Au moment où nos armées du Nord paraissent
faire des progrès dans la Belgique, nous les voyons tout à coup se replier
devant l'ennemi. On ramène la guerre sur notre territoire. Il ne restera de
nous chez les malheureux Belges que le souvenir des incendies qui auront
éclairé notre retraite. Du côté du Rhin les Prussiens s'accumulent
incessamment sur nos frontières découvertes. Comment se fait-il que ce soit
précisément au moment d'une crise si décisive pour l'existence de la nation
que l'on suspende le mouvement de nos armées et que, par une désorganisation
subite du ministère, on rompe les liens de la confiance, et on livre au
hasard et à des mains inexpérimentées le salut de l'empire ? Serait-il vrai
qu'on redoute nos triomphes ? Est-ce du sang de l'armée de Coblentz ou du nôtre
qu'on est avare ? Si le fanatisme des prêtres menace de nous livrer à la fois
aux déchirements de la guerre civile et à l'invasion, quelle est donc
l'intention de ceux qui font rejeter avec une invincible opiniâtreté la
sanction de nos décrets ? Veulent-ils régner sur des villes abandonnées, sur
des champs dévastés ? Quelle est au juste la quantité de larmes, de misères,
de sang, de morts qui suffit à leur vengeance ? Où en sommes-nous enfin ? Et
vous, Messieurs, dont les ennemis de la constitution se flattent d'avoir
ébranlé le courage, vous dont ils tentent chaque jour d'alarmer les
consciences et la probité en qualifiant votre amour de la liberté d'esprit de
faction, comme si vous aviez oublié qu'une cour despotique et les lâches
héros de l'aristocratie ont donné ce nom de factieux aux représentants qui
allèrent prêter serment au Jeu-de-Paume, aux vainqueurs de la Bastille, à
tous ceux qui ont fait et soutenu la Révolution ; vous qu'on ne calomnie que
parce que vous êtes étrangers à la caste que la constitution a renversée dans
la poussière, et que les hommes dégradés qui regrettent l'infâme honneur de
ramper devant elle n'espèrent pas de trouver en vous des complices
(applaudissements) ; vous qu'on voudrait aliéner du peuple parce qu'on sait
que le peuple est votre appui, et que si, par une coupable désertion de sa
cause, vous méritiez d'être abandonnés de lui, il serait aisé de vous
dissoudre ; vous qu'on a voulu diviser, mais qui ajournerez après la guerre
vos divisions et vos querelles, et qui ne trouvez pas si doux de vous haïr
que vous préfériez cette infernale jouissance au salut de la patrie ; vous
qu'on a voulu épouvanter par des pétitions armées, comme si vous ne saviez
pas qu'au commencement de la Révolution le sanctuaire de la liberté fut environné
des satellites du despotisme, Paris assiégé par l'armée de la cour, et que
ces jours de danger furent les jours de gloire de notre première assemblée :
je vais appeler enfin votre attention sur l'état de crise où nous sommes. Ces
troubles intérieurs ont deux causes : manœuvres aristocratiques, manœuvres
sacerdotales. Toutes tendent au même but, la contre-révolution. VII. « Le
roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne
sais pas si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre encore
sous les voûtes du palais des Tuileries, et si le cœur du roi est troublé par
les idées fantastiques qu'on lui suggère ; mais il n'est pas permis de
croire, sans lui faire injure et sans l'accuser d'être l'ennemi le plus
dangereux de la Révolution, qu'il veuille encourager par l'impunité les
tentatives criminelles de l'ambition sacerdotale, et rendre aux orgueilleux
suppôts de la tiare la puissance dont ils ont également opprimé les peuples
et les rois. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et sans le
déclarer le plus cruel ennemi de l'empire, qu'il se complaise à perpétuer les
séditions, à éterniser les désordres qui le précipiteraient par la guerre
civile vers sa ruine. J'en conclus que s'il résiste à vos décrets, c'est
qu'il se juge assez puissant sans les moyens que vous lui offrez pour
maintenir la paix publique. Si donc il arrive que la paix publique n'est pas maintenue, que la torche du fanatisme menace
encore d'incendier le royaume, que les violences religieuses désolent
toujours les départements, c'est que les agents de l'autorité royale sont
eux-mêmes la cause de tous nos maux. Eh bien ! qu'ils répondent sur leur tète
de tous les troubles dont la religion sera le prétexte ! montrez dans cette
responsabilité terrible le terme de votre patience et des inquiétudes de la
nation ! « Votre
sollicitude pour la sûreté extérieure de l'empire vous a fait décréter un
camp sous Paris. Tous les fédérés de la France devaient y venir le 14 juillet
répéter le serment de vivre libres ou de mourir. Le souffle empoisonné de la
calomnie a flétri ce projet. Le roi a refusé sa sanction. Je respecte trop
l'exercice d'un droit constitutionnel pour vous proposer de rendre les
ministres responsables de ce refus ; mais s'il arrive qu'avant le
rassemblement des bataillons le sol de la liberté soit profané, vous devez
les traiter comme des traîtres. Il faudra les jeter eux-mêmes dans l'abîme
que leur incurie ou leur malveillance aura creusé sous les pas de la liberté
! Déchirons enfin le bandeau que l'intrigue et l'adulation ont mis sur les
yeux du roi, et montrons-lui le terme où des amis perfides s'efforcent de le
conduire. « C'est
au nom du roi que les princes français soulèvent contre nous les cours de
l'Europe ; c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de
Pillnitz ; c'est pour défendre le roi qu'on voit accourir en Allemagne sous
le drapeau de la rébellion les anciennes compagnies des gardes du corps ;
c'est pour venir au secours du roi que les émigrés s'enrôlent dans les armées
autrichiennes et s'apprêtent à déchirer le sein de la patrie ; c'est pour se
joindre à ces preux chevaliers de la prérogative royale que d'autres
abandonnent leur poste en présence de l'ennemi, trahissent leurs serments,
volent les caisses, corrompent les soldats et placent ainsi leur honneur dans
la lâcheté, le parjure, l'insubordination, le vol et les assassinats. Enfin
le nom du roi est dans tous les désastres. « Or,
je lis dans la constitution : Si le roi se met à la tête d'une armée et en
dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte
formel à une telle entreprise exécutée en son nom, il sera censé avoir
abdiqué la royauté. C'est en vain que le roi répondrait : Il est vrai que les
ennemis de la nation prétendent n'agir que pour relever ma puissance ; mais
j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice : j'ai obéi à la constitution,
j'ai mis des troupes en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop
faibles ; mais la constitution ne désigne pas le degré de force que je devais
leur donner. Il est vrai que je les ai rassemblées trop tard ; mais la
constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler. Il est
vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir ; mais la constitution
ne m'oblige pas à former des camps de réserve. Il est vrai que, lorsque les
généraux s'avançaient sans résistance sur le territoire ennemi, je leur ai
ordonné de reculer ; mais la constitution ne me commande pas de remporter la
victoire. Il est vrai que mes ministres ont trompé l'Assemblée nationale sur
le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements ; mais la
constitution me donne le droit de choisir mes ministres ; elle ne m'ordonne
nulle part d'accorder ma confiance aux patriotes et de chasser les
contre-révolutionnaires. Il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des
décrets nécessaires à la défense de la patrie et que j'ai refusé de les
sanctionner ; mais la constitution me garantit cette faculté. Il est vrai
enfin que la contre-révolution s'opère, que le despotisme va remettre entre
mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez
ramper, que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres ;
mais tout cela se fait constitutionnellement. Il n'est émané de moi aucun
acte que la constitution condamne. Il n'est donc pas permis de douter de ma
fidélité envers elle et de mon zèle pour sa défense (vifs
applaudissements). « S'il
était possible, Messieurs, que dans les calamités d'une guerre funeste, dans
les désordres d'un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français
tînt ce langage dérisoire ; s'il était possible qu'il leur parlât de son
amour pour la constitution avec une ironie aussi insultante, ne serions-nous
pas en droit de lui répondre : VIII. « Ô
roi qui sans doute avez cru avec le tyran Lysandre que la vérité ne valait
pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes par des
serments comme on amuse les enfants avec des osselets ; qui n'avez feint
d'aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les
braver, la constitution que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône où
vous aviez besoin de rester pour la détruire, la nation que pour assurer le
succès de vos perfidies en lui inspirant de la confiance, pensez-vous nous
abuser aujourd'hui avec d'hypocrites protestations ? Pensez-vous nous donner
le change sur la cause de nos malheurs par l'artifice de vos excuses et
l'audace de vos sophismes ? Était-ce nous défendre que d'opposer aux soldats
étrangers des forces dont l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude
sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d'écarter les projets tendant à
fortifier l'intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance
pour l'époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce
nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la constitution,
et d'enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre
que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation
continuelle du ministère ? La constitution vous laissa-t-elle le choix des
ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l'armée
pour notre gloire ou notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de
sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives pour perdre
constitutionnellement la constitution et l'empire ? Non, non, homme que la
générosité des Français n'a pu émouvoir, homme que lé
seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le vœu
de la constitution ! Elle peut être renversée ; mais vous ne recueillerez pas
le fruit de votre parjure ! Vous ne vous êtes point opposé par un acte formel
aux victoires qui se remporteraient en votre nom sur la liberté ; mais vous
ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ! Vous n'êtes plus
rien pour cette constitution que vous avez si indignement violée, pour ce
peuple que vous avez si lâchement trahi (applaudissements réitérés) ! « Comme
les faits que je viens de rapporter ne sont pas dénués de rapports
très-frappants avec plusieurs actes et plusieurs rapports du roi ; comme il
est certain que les faux amis qui l'environnent sont vendus aux conjurés de
Coblentz, et qu'ils brûlent de perdre le roi pour transporter la couronne sur
la tête de quelques-uns des chefs de leurs complots ; comme il importe à sa
sûreté personnelle autant qu'à la sûreté de l'empire que sa conduite ne soit
plus environnée de soupçons je proposerai une adresse qui lui rappelle les
vérités que je viens de faire retentir, et où on lui démontrera que la
neutralité qu'il garde entre la patrie et Coblentz serait une trahison envers
la France. IX. « Je
demande de plus que vous déclariez que la patrie est en danger. Vous verrez à
ce cri d'alarme tous les citoyens se rallier, la terre se couvrir de soldats
et se renouveler les prodiges qui ont couvert de gloire les peuples de
l'antiquité. Les Français régénérés de 89 sont-ils déchus de ce patriotisme !
Le jour n'est-il pas venu de réunir ceux qui sont dans Rome et ceux qui sont
sur le mont Aventin ! Attendez-vous que, las des fatigues de la Révolution ou
corrompus par l'habitude de parader autour d'un château, des hommes faibles s
accoutument à parler de liberté sans enthousiasme et d’esclavage sans horreur
! Que nous prépare-t-on ! Est-ce le gouvernement militaire que l'on veut
rétablir ! On soupçonne la cour de projets perfides ; elle fait parler de
mouvements militaires, de loi martiale ; on familiarise l'imagination avec le
sang du peuple. Le palais du roi des Français s'est tout à coup changé en
château-fort. Où sont cependant ses ennemis ! Contre qui se pointent ces
canons et ces baïonnettes ! Les amis de la constitution ont été repoussés du
ministère. Les rênes de l'empire demeurent flottantes au hasard à l'instant
où, pour les soutenir, il fallait autant de vigueur que de patriotisme.
Partout on fomente la discorde. Le fanatisme triomphe. La connivence du
gouvernement accroît l'audace des puissances étrangères, qui vomissent contre
nous des armées et des fers, et refroidit la sympathie des peuples, qui font
des vœux secrets pour le triomphe de la liberté. Les cohortes ennemies
s'ébranlent. L'intrigue et la perfidie trament des trahisons. Le corps
législatif oppose à ces complots des décrets rigoureux mais nécessaires, la
main du roi les déchire. Appelez, il en est temps, appelez tous les Français
pour sauver la patrie ! Montrez-leur le gouffre dans toute son immensité. Ce
n'est que par un effort extraordinaire qu'ils pourront le franchir. C'est à
vous de les y préparer par un mouvement électrique qui fasse prendre l'élan à
tout l'empire. Imitez vous-mêmes les Spartiates des Thermopyles, ou ces vieillards
vénérables du sénat romain qui allèrent attendre sur le seuil de leur porte
la mort que de farouches vainqueurs apportaient à leur patrie. Non, vous
n'aurez pas besoin de faire des vœux pour qu'il naisse des vengeurs de vos
cendres. Le jour où votre sang rougira la terre, la tyrannie, son orgueil,
ses palais, ses protecteurs s'évanouiront à jamais devant la toute-puissance
nationale et devant la colère du peuple. » X. Ce
discours, où tous les périls et toutes les calamités du temps étaient si
artificieusement rejetés sur le roi seul, retentit dans toute la France comme
le tocsin du patriotisme. Médité chez madame Roland, commenté aux Jacobins,
adressé à toutes les sociétés populaires du royaume, lu aux séances de tous
les clubs, il remua dans la nation entière tous les ressentiments contre la
cour. Le 10 août était dans ces paroles. Une nation qui avait adressé de
pareils soupçons et de pareilles menaces à son roi ne pouvait plus ni lui
obéir ni le respecter. La proclamation du danger de la patrie était, au fond,
la proclamation de la trahison du pouvoir exécutif. Brissot
et Condorcet, l'un dans un discours, l'autre dans un projet d'adresse au roi,
développèrent, avec moins de grandeur, mais avec plus de haine, ces
considérations. Ils envenimèrent la blessure que le coup de Vergniaud avait
faite à la royauté. Aux
Jacobins, Robespierre rédigea une adresse aux fédérés. Tout en proclamant les
mêmes dangers que Vergniaud avait signalés dans son discours, Robespierre
indiquait d'avance au peuple qu'il aurait bientôt à combattre d'autres
ennemis que la cour. Il semait d'avance les soupçons dans les âmes, et
prenait ses gages contre le triomphe des Girondins. « Salut
aux Français des 83 départements ! Salut aux Marseillais ! Salut,
s'écriait-il, à la patrie puissante, invincible, qui rassemble ses enfants
autour d'elle au jour de ses dangers et de ses fêtes ! Ouvrons nos maisons à
nos frères ! Citoyens, n'êtes-vous accourus que pour une vaine cérémonie de
fédération et pour des serments superflus ? Non, non, vous accourez au cri de
la nation qui vous appelle ! Menacés dehors, trahis dedans, nos chefs
perfides mènent nos armées aux pièges. Nos généraux respectent le territoire
du tyran autrichien et brûlent les villes de nos frères belges. Un autre
monstre, La Fayette, est venu insulter en face l'Assemblée nationale. Avilie,
menacée, outragée, existe-t-elle encore ! Tant d'attentats réveillent enfin
la nation, et vous êtes accourus. Les endormeurs du peuple vont essayer de
vous séduire. Fuyez leurs caresses, fuyez leurs tables où l'on boit le
modérantisme et l'oubli du devoir. Gardez vos soupçons dans vos cœurs !
L'heure fatale va sonner. Voilà l'autel de la patrie. Souffrirez-vous que de
lâches idoles viennent s'y placer entre la liberté et vous pour usurper le
culte qui lui est dû ! Ne prêtons serment qu'à la patrie entre les mains du
Roi immortel de la nature. Tout nous rappelle à ce Champ-de-Mars les parjures
de nos ennemis. Nous ne pouvons y fouler un seul endroit qui n'y soit souillé
du sang innocent qu'ils y ont versé ! Purifiez ce sol, vengez ce sang, ne
sortez de cette enceinte qu'après avoir décidé dans vos cœurs le salut de la
patrie ! » XI. Camille
Desmoulins et Chabot dénoncèrent aussi aux Jacobins les projets de fuite du
roi, la prochaine arrivée de La Fayette. « Peuple, on vous abuse, dit à son
tour Danton, jamais on ne compose avec les tyrans. Il faut que nos frères des
départements jurent de ne se séparer que lorsque les traîtres seront punis
par la loi ou auront passé à l'étranger. Le droit de pétition n'a pas été
enseveli au Champ-de-Mars avec les cadavres de ceux qui y furent immolés.
Qu'une pétition nationale sur le sort du pouvoir exécutif soit donc présentée
au Champ-de-Mars par la nation souveraine ! » Il dit, et il sortit laissant cette motion énigmatique à la réflexion des patriotes. Sobre de paroles, impatient de menées, Danton n'aimait pas les longs discours. Il frappait un mot comme on frappe une médaille, et le lançait en circulation dans la foule. Il rencontra en sortant un groupe d'hommes alarmés qui se pressèrent autour de lui et lui demandèrent son avis sur la chose publique. « Ils sont là, » dit-il en montrant d'un geste de mépris la porte des Jacobins, « un tas de bavards qui délibèrent toujours ! Imbéciles que vous êtes, » ajouta-t-il en s'adressant au groupe, « à quoi bon tant de paroles, tant de débats sur la constitution, tant de façons avec les aristocrates et avec les tyrans ! Faites comme eux ; vous étiez dessous, mettez-vous dessus : voilà toute la Révolution ! » |