I. La cour
tremblait à l'approche des Marseillais : elle n'avait pour se défendre que le
fantôme de la constitution dans l'Assemblée et que l'épée de La Fayette sur
les frontières. Les orateurs constitutionnels Vaublanc, Ramond, Girardin,
Becquet luttaient d'éloquence mais non d'influence avec les orateurs de la
Gironde ; ils défendaient lettre à lettre le code impuissant que la nation
venait de jurer ; ils montraient dans cette crise le plus beau et le plus
méritoire des courages, le courage sans espoir. La Fayette, de son côté,
défiait avec sa généreuse intrépidité les Jacobins dans les proclamations
qu'il adressait à son armée et dans les lettres qu'il écrivait à l'Assemblée
; mais quand un peuple est sous les armes, il écoute mal les longues phrases
: un mot et un geste, voilà l'éloquence du général. La Fayette prenait le ton
d'un dictateur sans en avoir la force. Ce rôle n'est accepté qu'après des
victoires. Aussi les dénonciations courageuses contre la faction des Jacobins
n'excitèrent que de rares applaudissements dans l'Assemblée et les sourires
des Girondins ; elles furent seulement un avertissement pour ces partis : ils
sentirent qu'il fallait se hâter pour devancer La Fayette. L'insurrection fut
résolue ; Girondins, Jacobins, Cordeliers s'entendirent pour la rendre sinon
décisive au moins significative et terrible contre la cour. II. A peine
les bandes de Santerre et de Danton étaient-elles rentrées dans leurs
faubourgs, que déjà 1 indignation générale soulevait l'opinion du centre de
Paris. La garde nationale, si pusillanime la veille, la bourgeoisie, si
indifférente, l'Assemblée elle-même, si passive ou si complice avant
l'événement, n'avaient qu'un cri contre les attentats du peuple, contre la
duplicité de Péthion, contre les offenses impunies à la majesté, à la
liberté, à la personne du souverain constitutionnel. Toute la journée du 21,
les cours, le jardin, les vestibules des Tuileries furent remplis d'une
population émue et consternée, qui, par son attitude et par ses paroles,
semblait vouloir venger la royauté des outrages dont on venait de l'abreuver.
On se montrait avec horreur, aux guichets, aux grilles, aux fenêtres du
château, les stigmates de l'insurrection. On se demandait où s'arrêterait une
démocratie qui traitait ainsi les pouvoirs constitués. On se racontait les
larmes de la reine, les frayeurs des enfants, le dévouement surnaturel de
madame Elisabeth, la dignité intrépide de Louis XVI. Ce prince n'avait jamais
manifesté et ne manifesta jamais, depuis, plus de magnanimité. L'excès de
l'insulte avait découvert en lui l'héroïsme de la résignation. Jusque-là on
avait douté de son courage. Ce courage se trouva grand. Mais sa fermeté était
modeste et, pour ainsi dire, timide comme son caractère. Il fallait que des
circonstances extrêmes la relevassent malgré lui. Ce prince, pendant cinq
heures de supplice, avait vu sans pâlir les piques et les sabres de quarante
mille fédérés passer à quelques doigts de sa poitrine. Il avait déployé dans
cette lente revue de la sédition plus d'énergie et couru plus de périls qu'il
n'en faut à un général pour gagner dix batailles. Le peuple de Paris le
sentait. Pour la première fois il passait de l'estime et de la compassion
jusqu'à l'admiration pour le roi. De toutes parts des voix s'élevaient
demandant à le venger. III. Plus de
vingt mille citoyens se portèrent spontanément chez des officiers publics
pour y signer une pétition qui demandait justice de ces crimes.
L'administration du département décida qu'il y avait lieu de poursuivre les
auteurs des désordres. L'Assemblée décréta qu'à l'avenir les rassemblements
armés, sous prétexte de pétition, seraient dispersés par la force. Les
Jacobins et les Girondins réunis tremblèrent, se turent, ou se bornèrent à se
réjouir, dans le secret de leurs conciliabules, de l'avilissement du trône.
La sensibilité s'éteignit dans le cœur même des femmes. L'esprit de parti
rendit une fois cruel un cœur d'épouse et de mère devant le supplice d'une
mère et d'une épouse outragée. « Que j'aurais voulu voir sa longue
humiliation et combien son orgueil a dû souffrir ! » s'écria madame Roland en
parlant de Marie-Antoinette. Ce mot était un crime de la politique contre la
nature. Madame Roland le pleura plus tard ; elle en comprit la cruauté le
jour où des femmes féroces firent leur joie de son martyre et battirent des
mains devant la charrette qui la conduisait à l'échafaud. Péthion
publia une justification de sa conduite. Cette justification l'accusa
davantage. Quand il parut le 21 aux Tuileries accompagné de quelques
officiers municipaux, il fut accablé de mépris, de reproches et de menaces.
Le bataillon des Filles-Saint-Thomas, composé d'hommes dévoués à la
constitution, chargea ses armes sous les yeux de Péthion. La voix unanime des
citoyens accusait le maire de Paris d'avoir eu la volonté du crime sans en
avoir montré la franchise. Sergent, qui accompagnait Péthion, fut renversé
par un garde national indigné et foulé aux pieds dans la cour des Tuileries.
Le directoire de Paris suspendit le maire. On fit des préparatifs de défense
autour du château contre un nouveau rassemblement, qu'on annonçait pour le
soir. On parla de proclamer la loi martiale, de déployer le drapeau rouge.
L'Assemblée s'émut de ces bruits dans la séance du soir. Guadet s'écria qu'on
voulait renouveler contre le peuple la sanglante journée du Champ-de-Mars. Péthion
reparut le soir aux Tuileries et se présenta devant le roi pour lui rendre
compte de l'état de Paris. La reine lui lança un regard de mépris. « Eh bien,
monsieur, lui dit le roi, le calme est-il rétabli dans la capitale ? — Sire,
répondit Péthion, le peuple vous a fait des représentations, il est
tranquille et satisfait. — Avouez, monsieur, que la journée d'hier a été un
grand scandale et que la municipalité n'a pas fait tout ce qu'elle devait
faire ? — Sire, la municipalité a fait son devoir. L'opinion publique la
jugera. — Dites la nation entière. — Elle ne craint pas le jugement de la
nation. — Dans quelle situation est en ce moment Paris ? — Sire, tout est
calme. — Cela n'est pas vrai. — Sire !... — Taisez-vous ! — Le magistrat du
peuple n'a pas à se taire quand il fait son devoir et qu'il dit la vérité. —
C'est bon, retirez-vous ! — Sire, la municipalité connaît ses devoirs ; elle
n'attend pas pour les remplir qu'on les lui rappelle. » Quand
Péthion fut sorti, la reine, alarmée des conséquences de ce dialogue si âpre
d'un côté, si provoquant de l'autre, dit à Rœderer : « Ne trouvez-vous pas
que le roi a été bien vif ? ne craignez-vous pas que cela ne lui nuise dans
l'esprit public ? — Madame, répondit Rœderer, personne ne s'étonnera que le
roi impose silence à un homme qui parle sans l'écouter. » Le roi écrivit le
22 à l'Assemblée pour se plaindre des excès dont sa demeure avait été le
théâtre et pour remettre sa cause dans ses mains. Il publia une proclamation
au peuple français. Il y peignait les violences de la multitude, les armes
portées dans son palais, les portes enfoncées à coups de hache, les canons
braqués contre sa famille. « J'ignore où ils voudront s'arrêter, » disait-il,
en finissant, avec une résignation calculée ; « si ceux qui veulent renverser
la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre ! » Le
roi et la reine passèrent en revue les gardes nationales de Paris aux
acclamations de Vive le roi ! et de Vive la nation ! Des départements
indignés envoyèrent des adresses d'adhésion au trône ; d'autres départements,
d'adhésion aux Girondins. Tout présageait une lutte plus décisive. Le roi
n'avait point cédé. L'émeute avait trompé l'espoir de ceux qui voulaient
frapper et de ceux qui voulaient seulement intimider. La journée du 20 juin
était trop pour une menace, trop peu pour un attentat. IV. Cet
attentat avait surtout indigné l'armée. Le roi est son chef. Les outrages
faits au roi lui semblent toujours faits à elle-même. Quand l'autorité
souveraine est violée, chaque officier tremble pour la sienne. D'ailleurs
l'honneur français fut toujours la seconde âme de l'armée. Les récits du 20
juin, qui arrivaient de Paris et qui circulaient dans les camps, montraient
aux troupes une reine belle et malheureuse, une sœur dévouée, des enfants
naïfs, devenus pendant plusieurs heures le jouet d'une populace cruelle. Les
larmes de ces enfants et de ces femmes tombaient sur le cœur des soldats ;
ils brûlaient de les venger et demandaient à marcher sur Paris. La
Fayette, campé alors sous le canon de Maubeuge, favorisa ces manifestations
dans son armée. L'attentat impuni du 20 juin, en lui annonçant le triomphe
des Jacobins et des Girondins, lui annonça en même temps le complet
anéantissement de son influence. Il rêva généreusement quelques jours le rôle
de Monk. Soutenir le roi qu'il avait abaissé lui parut une tentative digne à
la fois de sa situation de chef de parti et de sa loyauté de soldat. Sûr
d'entraîner le faible Luckner, dont le corps d'armée était à Menin et à
Courtray, La Fayette lui envoya Bureau de Puzy pour l'informer de sa
résolution de se rendre à Paris, et de chercher à entraîner la garde
nationale et l'Assemblée pour écraser les Jacobins et la Gironde, et pour
raffermir la constitution. Luckner reçut cette communication avec effroi,
mais il n'opposa pas son autorité de général en chef aux intentions de La
Fayette. Militaire sans tact, il ne comprit pas qu'en donnant un assentiment
tacite à la demande de son lieutenant il devenait le complice de La Fayette.
« Les sans-culottes, dit-il a Bureau de Puzy, couperont la tête à La Fayette.
Qu'il y prenne garde, c'est son affaire. » La
Fayette, parti de son camp avec un seul officier de confiance, arriva
inopinément à Paris, descendit chez son ami, M. de La Rochefoucauld, et se
rendit le lendemain à la barre de l'Assemblée. La Rochefoucauld, pendant la
nuit, avait averti les constitutionnels, les principaux chefs de la garde
nationale, et préparé des manifestations dans les tribunes. L'entrée de La
Fayette dans l'Assemblée fut saluée par quelques salves d'applaudissements.
Les murmures d'étonnement et d'indignation des Girondins leur répondirent. Le
général, accoutumé aux tumultes de la place publique, opposa un front calme à
l'attitude de ses ennemis. Placé par la témérité de sa démarche entre la
haute cour nationale d'Orléans et le triomphe, cette heure était la crise de
son pouvoir et de sa vie. Homme plus intrépide de cœur que prompt aux coups
de main, il ne pâlit pas. « Messieurs, dit-il, je dois d'abord vous donner
l'assurance que mon armée ne court aucun danger par ma présence ici. On m'a
reproché d'avoir écrit ma lettre du 16 juin du milieu de mon camp ; il était
de mon devoir de protester contre cette imputation de timidité, de sortir de
cet honorable rempart que l'affection des troupes formait autour de moi, et
de me présenter seul. Un motif plus puissant m'appelait. Les violences du 20
juin ont soulevé l'indignation et les alarmes de tous les bons citoyens et
surtout de l'armée. Dans la mienne les officiers, sous-officiers et soldats
ne font qu'un. J'ai reçu de tous les corps des adresses pleines de dévouement
à la constitution, de haine contre les factieux. J'ai arrêté ces
manifestations. Je me suis chargé d'exprimer seul les sentiments de tous.
C'est comme citoyen que je vous parle. Il est temps de garantir la
constitution, d'assurer la liberté de l'Assemblée nationale, celle du roi, sa
dignité. Je supplie l'Assemblée d'ordonner que les excès du 20 juin seront
poursuivis comme des crimes de lèse-nation, de prendre des mesures efficaces
pour faire respecter toutes les autorités constituées et particulièrement la
vôtre et celle du roi, et de donner à l'armée l'assurance que la constitution
ne recevra aucune atteinte à l'intérieur pendant que les braves Français
prodiguent leur sang pour la défense des frontières. » V. Ces
paroles, écoutées avec le frémissement concentré de la colère par les
Girondins, furent applaudies de la majorité de l'Assemblée. Derrière La
Fayette, Brissot et Robespierre voyaient la garde nationale et l'armée. Sa
popularité, qui n'était plus qu'une ombre, le protégeait encore ; d'ailleurs,
quand les Jacobins et les Girondins, un moment consternés, virent que ce
n'était là qu'un coup d'État comminatoire, et qu'il n'y avait ni baïonnettes
ni mesures derrière cette manifestation désarmée, ils commencèrent à se
rassurer. Ils laissèrent le général sans soldats traverser triomphalement la
salle et aller s'asseoir au banc des plus humbles pétitionnaires. Ils
tâtèrent même son ascendant sur l'Assemblée pour voir s'il était solide. « Au
moment où j'ai vu M. de La Fayette, dit ironiquement Guadet, une idée bien
consolante s'est offerte à mon esprit : Ainsi, me suis-je dit, nous n'avons
plus d'ennemis extérieurs, ainsi les Autrichiens sont vaincus ! L'illusion
n'a pas duré longtemps ; nos ennemis sont toujours les mêmes, nos dangers
extérieurs n'ont pas changé, et cependant M. de La Fayette est à Paris ! il
se constitue l'organe des honnêtes gens et de l'armée ! Ces honnêtes gens,
qui sont-ils ? Cette armée, comment a-t-elle pu délibérer ? Mais d'abord
qu'il nous montre son congé ! » Les
applaudissements revinrent à la Gironde. Ramond veut répondre à Guadet : il
fait un éloge emphatique de La Fayette, « ce fils aîné de la liberté
française, cet homme qui a sacrifié à la Révolution sa noblesse, sa fortune,
sa vie ! — Faites-vous donc son oraison funèbre ! » crie Saladin à Ramond. Le
jeune Ducos déclare que la liberté des délibérations est opprimée par la
présence d'un général d'armée. Isnard, Morveau, Ducos, Guadet se groupent sur
les marches de la tribune. Le mot de scélérat se fait entendre. Vergniaud dit
que M. de La Fayette a quitté son poste devant l'ennemi, que c'est à lui et
non à un maréchal-de-camp que la nation a confié le commandement d'une armée,
qu'il faut savoir seulement s'il l'a quittée sans congé ? Guadet insiste sur
sa proposition. Gensonné demande l'appel nominal. L'appel nominal donne une
faible majorité aux amis de La Fayette. Sa lettre est renvoyée à la
commission des Douze. Voilà
toute la victoire obtenue par la démarche de ce général. Une intention
généreuse, un acte de courage individuel, de saines paroles, un vote el rien
après. De même que les Girondins au 20 juin, La Fayette osa trop ou trop peu.
Menacer sans frapper en politique, c'est se découvrir ; c'est donner le
secret de sa faiblesse à ceux qui peuvent croire encore à votre force. Si La
Fayette eut tenté de faire de sa présence à Paris un coup d'État et non un
coup parlementaire ; s'il se fût assuré d'un régiment, de quelques bataillons
de garde nationale soldés ; s'il eût marché sur les Jacobins, fermé leurs
clubs en se rendant à l'Assemblée aux applaudissements des citoyens ; s'il
eût fait préparer par ses amis une motion qui lui donnât la dictature
militaire de Paris, la responsabilité de la constitution, la garde de
l'Assemblée et du roi, il pouvait écraser les factieux, il ne fît que les
irriter. VI. L'Assemblée
délibérait encore. Il était déjà sorti, n'emportant pour conquête que
quelques sourires et quelques battements de mains. Il se rendit chez le roi.
La famille royale y était réunie : le roi et la reine le reçurent avec la
reconnaissance due à son dévouement, mais avec le sentiment de l'inutilité de
son courage. Ils craignirent même en secret que la témérité sans force de cet
acte n'excitât contre la cour un nouveau soulèvement. La Fayette dans cette
circonstance compromit plus que sa vie, sa popularité, pour le roi ; mais la
reine, dès cette époque, cherchait son salut plus bas, elle avait trouvé dans
les factieux subalternes d'autres Mirabeau prêts à se vendre. L'or de la
liste civile coulait dans les clubs et dans les faubourgs. Danton dirigeait
d'une main les jeunes gens et le club des Cordeliers, de l'autre les trames
secrètes de la cour. Il faisait assez peur à l'une pour qu'elle achetât sa
connivence, il lâchait assez la bride aux autres pour qu'ils se confiassent â
sa démagogie ; il les trahissait tous les deux et se complaisait dans cette
double puissance qu'il devait à sa double immoralité. De là ce propos
terrible de Danton, correspondant à cette alternative de sa situation : « Je
sauverai le roi ou je le tuerai. » La
reine fit avertir Danton, dans la nuit, que La Fayette se proposait de passer
le lendemain, à côté du roi, une revue des bataillons de la garde nationale
commandés par Acloque, de les haranguer et de les provoquer à une réaction
contre la Gironde et les clubs. Péthion, informé par Danton, contremanda
avant le jour la revue projetée. La Fayette passa la nuit dans son hôtel sous
la garde d'un détachement honoraire de gardes nationaux. Il repartit
tristement le lendemain pour retourner à son armée. Cependant il ne se
découragea pas de son dessein d'intimider les Jacobins et de raffermir le
trône constitutionnel. Ce qu'il n'avait pu faire par sa présence à Paris, il
essaya de le faire par correspondance. Il adressa en repartant une lettre
pleine de salutaires conseils et de courageuses leçons à l'Assemblée. Il y
menaçait énergiquement les factieux. Ces coups d'État, consistant en lettres
déposées sur une tribune, échouèrent comme ils devaient échouer. C'est la
main sur son épée qu'un général peut faire compter avec lui les factions. On
n'obtient d'elles que ce qu'on leur arrache. Vergniaud, Brissot, Gensonné,
Guadet écoutèrent la lecture de cette correspondance dictatoriale avec le
sourire du dédain. VII. Ce
voyage de La Fayette à Paris fut la seule tentative de dictature qu'il
afficha dans sa vie. Le motif était généreux, le péril grand, les moyens
nuls. De ce jour La Fayette, après avoir succombé dans une démarche ouverte,
eut recours à d'autres plans. Sauver le roi, le faire évader de ce palais où
il l'avait gardé deux ans, devînt l'unique pensée de ce général. Ce plan
était conforme à toute la vie de La Fayette : maintenir l'équilibre entre le
peuple et le roi de manière à les soutenir l'un par l'autre et à élever la
liberté entre les partis. Mirabeau avait pressenti de loin cette politique de
son rival. « Défiez-vous de La Fayette, » avait-il dit à la reine dans ses
dernières conférences avec cette princesse ; « si jamais il commande l'armée,
il voudra garder le roi dans sa tente. » La Fayette lui-même ne déguisait pas
cette ambition de protectorat sur Louis XVI. Au moment même où il paraissait
se dévouer au salut du roi, il écrivait à son confident Lacolombe : « En fait
de liberté, je ne me fie ni au roi ni à personne ; et s'il voulait trancher
du souverain je me battrais contre lui comme en 89, autrement on peut parler.
» Il fit
proposer au roi deux plans différents pour enlever ce prince et sa famille de
Paris et les placer au milieu de son armée. Le premier plan devait être
exécuté le jour anniversaire de la fédération, le 14 juillet. La Fayette
serait venu de nouveau à Paris avec Luckner. Les généraux auraient entouré le
roi de quelques troupes affidées. La Fayette aurait harangué les bataillons
de la garde nationale réunis au Champ-de-Mars, et rendu au roi la liberté en
l'escortant hors de Paris. Le second plan consistait à faire faire aux
troupes de La Fayette une marche de guerre qui les conduirait jusqu'à vingt
lieues de Compiègne. La Fayette porterait de là à Compiègne deux régiments de
cavalerie dont il se croyait sûr. Arrivé lui-même à Paris la veille, il
accompagnerait le roi à l'Assemblée. Le roi déclarerait que, conformément à
la constitution, qui lui permettait de résider à une distance de vingt lieues
de la capitale, il se rendait à Compiègne ; quelques détachements de
cavalerie préparés par le général et postés autour de la salle escorteraient
le roi et assureraient son départ. Arrivé à Compiègne, le roi s'y trouverait
en sûreté au milieu des régiments de La Fayette ; il ferait de là des
représentations à l'Assemblée et renouvellerait, libre et sans contrainte,
ses serments à la constitution. Cette preuve de la sincérité du roi
suffirait, selon La Fayette, pour lui ramener tous les esprits et pour
rasseoir le trône et la constitution. Louis XVI rentrerait dans Paris aux
acclamations du peuple. Ces rêves de restauration, fondés sur de tels retours
d'opinion, étaient honorables mais chimériques. Mirabeau, Barnave, La Fayette
se ressemblaient tous dans leurs plans de restauration monarchique.
Tout-puissants dans l'agression, faibles dans la défense : pour démolir ils
ont le peuple, pour reconstruire ils n'ont que leur courage et leur vertu. VIII. Ces
plans un moment discutés furent tour à tour rejetés par le roi. Placé au
centre du danger, il sentait l'impraticabilité du remède. Il ne se fiait pas
à ces repentirs d'ambition, qui ne lui présentaient pour le salut que ces
mêmes mains auxquelles il devait sa perte. Passer dans le camp de La Fayette,
ce n'était que changer de servitude. « Nous savons bien, disaient les amis de
Louis NVI, que La Fayette sauvera le roi, mais il ne sauvera pas la
monarchie. » La
reine, dont la fierté égalait le courage, trouva que la dernière des
humiliations était d'implorer la vie de la commisération de celui qui avait
tant abaissé son orgueil. De tous les hommes du temps, celui qu'elle
abhorrait le plus, c'était La Fayette, car il avait été pour elle la première
figure de la Révolution. Les autres la menaçaient sans doute, La Fayette
l'humiliait. Elle aimait mieux les périls que l'abaissement : elle refusa
tout. D'ailleurs ses relations secrètes avec Danton la rassuraient. La
modération du peuple au 20 juin, malgré les insultes de quelques forcenés,
l'avait rassurée sur les jours du roi. Elle croyait tenir, parles mains de
mystérieux agents, les fils de la conduite des grands démagogues. On la
trompait sur plusieurs d'entre eux. De là ces bruits de corruption qui
couraient alors sur Robespierre, sur Santerre, sur Marat lui-même. Elle
venait de faire remettre à Danton cent cinquante mille francs, pour confirmer
par des largesses l'ascendant de cet orateur sur le peuple des faubourgs.
Madame Élisabeth elle-même comptait fermement sur Danton. Elle souriait avec
complaisance à cette image de la force populaire qu'elle croyait achetée à
son frère. « Nous ne craignons rien, dit-elle en secret à la marquise de
Raigecourt, sa confidente, Danton est avec nous. » La reine répondait à un
aide-de-camp de La Fayette, qui la conjurait de se réfugier dans le camp des
troupes : « Nous sommes bien reconnaissants des desseins de votre général ;
mais ce qu'il y a de mieux pour nous, c'est d'être renfermés trois mois dans
une tour. » Le
secret de l'abandon des Tuileries sans résistance, le 10 août, et de la
translation de la famille royale dans la tour du Temple, est dans ce mot de
madame Elisabeth. Danton connaissait la pensée de la reine, et la reine
comptait sur Danton pour cet emprisonnement temporaire du roi. Protecteur
pour protecteur, à La Fayette elle préférait Danton. IX. Les
Girondins eux-mêmes eurent à cette époque de mystérieuses intelligences avec
la cour. Mais si le patriotisme et l'ambition des hommes de ce parti se
prêtèrent à ces relations, aucune vénalité ne les corrompit. Guadet, le plus
redouté de ces orateurs par la cour, reçut des propositions et les repoussa
avec indignation. Le sentiment désintéressé de l'antique vertu républicaine
élevait le cœur de ces jeunes hommes au-dessus de ces viles tentations. On
pouvait les séduire par la gloire, par la compassion, jamais par l'or. Guadet
à vingt ans était déjà orateur politique. Son opposition mordante lui avait
fait refuser longtemps le titre d'avocat au parlement de Bordeaux. Plus tard
sa parole l'y rendit célèbre. Sa célébrité le désigna au parti populaire.
L'élection l'arracha à la vie privée et à l'amour d'une jeune femme qu'il
venait d'épouser. Le mouvement politique l'entraîna à la tribune nationale.
Moins splendide que celle de Vergniaud, sa parole frappait des coups
également terribles. Aussi honnête mais plus âpre, on l'admirait moins, on le
craignait plus. Le roi, qui connaissait l'ascendant de Guadet, désira se
l'attacher par la confiance, cette séduction des cœurs généreux. Les
Girondins flottaient encore entre la monarchie constitutionnelle et la
république. Dévoués à la démocratie, ils étaient prêts à la servir sous la
forme qui leur assurerait le plus vite sa direction. Guadet
consentit à une entrevue secrète aux Tuileries. La nuit couvrit sa démarche :
une porte et un escalier dérobés le conduisirent dans un appartement où le
roi et Marie-Antoinette l'attendaient seuls. La simplicité et la bonhomie de
Louis XVI triomphaient au premier abord des préventions politiques des hommes
droits qui l'approchaient. Il accueillit Guadet comme on accueille une
dernière espérance. Il lui peignit l'horreur de sa situation comme roi, et
surtout comme époux et comme père. La reine versa des larmes devant le
député. L'entretien se prolongea longtemps dans la nuit. Des conseils furent
demandés, donnés, non suivis peut-être. La bonne foi était des deux côtés
dans les cœurs, la constance et la fermeté de résolution n'y étaient pas.
Quand Guadet voulut se retirer, la reine lui demanda s'il ne désirait pas
voir le Dauphin ; et, prenant elle-même un flambeau sur la cheminée, elle le
conduisit dans un cabinet où le jeune prince était couché. L'enfant dormait.
Les charmes de sa figure, son sommeil tranquille dans ce palais troublé,
cette jeune mère, reine de France, se couvrant, pour ainsi dire, de
l'innocence de son fils pour exciter la commisération d'un ennemi de la
royauté, attendrirent Guadet. Il écarta de la main les cheveux qui couvraient
le visage du Dauphin, et l'embrassa sur le front sans le réveiller. «
Élevez-le pour la liberté, madame, elle est la condition de sa vie, » dit
Guadet à la reine, et il déroba quelques larmes sous ses paupières. Ainsi la nature prévaut toujours, dans le cœur de l'homme, sur l'esprit de parti. Étrange spectacle donné à l'histoire par la destinée, dans cette chambre où dort un enfant, et qu'éclaire de sa propre main une reine. Cet homme qui baise en pleurant le front de ce jeune roi est un de ceux qui neuf mois plus tard lui enlèveront la couronne et céderont la vie de son père au peuple. Quel abîme que le sort ! quelle nuit que l'avenir ! quelle dérision de la fortune que ce baiser de Guadet ! Il sortit de là aussi ému que s'il eût prévu ce piège sinistre sous ses pas. L'homme sensible en lui avait peur de l'homme politique. Ainsi est fait l'homme. Qu'il prenne garde à sa vie ! |