I. Pendant
que l'imminence d'une guerre à mort agitait le peuple et menaçait le roi, la
discorde continuait à régner dans le conseil des ministres. Le ministre de la
guerre Servan était accusé par Dumouriez d'obéir, avec une servilité qui
ressemblait à l'amour plus qu'à la complaisance, aux influences de madame
Roland, et de faire échouer tout le plan d'invasion en Belgique. Les amis de
madame Roland, de leur côté, menaçaient Dumouriez de lui faire demander
compte par l'Assemblée des six millions de dépenses secrètes dont ils
suspectaient l'emploi. Déjà même Guadet et Vergniaud avaient préparé des
discours et un projet de décret pour demander le compte public de ces sommes.
Dumouriez, qui s'était acheté des amis et des complices, avec cet or, parmi
les Jacobins et les Feuillants, se révolta contre le soupçon, se refusa, au
nom de son honneur outragé, à tout rendement de compte, et offrit résolument
sa démission. A cette nouvelle un grand nombre de membres de l'Assemblée, de
Feuillants, de Jacobins, Péthion lui-même, se rendent chez le ministre
outragé, et le conjurent de garder son poste. Il y consent à condition qu'on
laissera la disposition de ces fonds à sa seule conscience. Les Girondins
intimidés eux-mêmes par sa retraite, et sentant qu'un homme de ce caractère
était indispensable à leur faiblesse, renoncèrent à leur décret et lui
votèrent la confiance publique. Le peuple l'applaudit en sortant de
l'Assemblée. Ces applaudissements retentissaient douloureusement dans le
conciliabule de madame Roland. La popularité de Dumouriez la rendait jalouse.
Ce n'était pas à ses yeux la popularité de la vertu. Elle la voulait tout
entière pour son mari et pour son parti. Roland et ses collègues girondins,
Servan, Clavière, redoublaient d'efforts, de violences sur l'esprit du roi,
et de dénonciations pour la conquérir. Flatter l'Assemblée, courtiser le
peuple, irriter les Jacobins contre la cour, obséder le roi par la demande
impérieuse de sacrifices qu'ils savaient lui être impossibles, le dénoncer
sourdement à l'opinion comme la cause de tout mal, comme l'obstacle à tout
bien, le contraindre enfin, à force d'insolences et d'outrages, à les chasser
pour l'accuser ensuite de trahir en eux la Révolution, telle était leur
tactique, résultant de leur faiblesse plus encore que de leur ambition. Cet
esprit de dénigrement du roi dont ils étaient les ministres était le fond de
la conjuration de madame Roland. Chez Roland, ce n'était qu'une humeur
chagrine : chez ses collègues, c'était une rivalité de patriotisme avec
Robespierre. Chez madame Roland c'était la passion de la république qui
s'impatientait d'un reste de trône, et qui souriait avec complaisance aux
factions prêtes à renverser la monarchie. Quand les factions n'avaient plus
d'armes, madame Roland et ses amis s'empressaient de leur en prêter. II. On en
vit un fatal exemple dans une démarche du ministre de la guerre Servan. Ce
ministre, dominé par madame Roland, proposa à l'Assemblée nationale, sans
l'autorisation du roi et sans l'aveu du conseil, de rassembler un camp de
vingt mille hommes autour de Paris. Cette armée, composée de fédérés choisis
parmi les hommes les plus exaltés des provinces, devait être, dans le plan
des Girondins, une sorte d'armée centrale de l'opinion, dévouée à
l'Assemblée, contrebalançant la garde du roi, comprimant la garde nationale,
et rappelant cette armée du parlement aux ordres de Cromwell qui avait mené
Charles Ier à l'échafaud. L'Assemblée,
à l'exception du parti constitutionnel, saisit cette idée comme la haine
saisit l'arme qui lui est offerte. Le roi sentit lecoup. Dumouriez comprit la
perfidie. Il ne put contenir sa colère contre Servan dans le conseil. Ses
reproches furent ceux d'un loyal défenseur de son roi. Les réponses de Servan
furent évasives, mais provoquantes. Les deux ministres mirent la main sur
leur épée, et, sans la présence du roi et l'intervention de leurs collègues,
le sang aurait coulé dans le conseil. Le roi
voulait refuser la sanction au décret des vingt mille hommes. « Il est trop
tard, dit Dumouriez ; votre refus trahirait des craintes trop fondées, mais
qu'il faut se garder de montrer à vos ennemis. Sanctionnez le décret, je me
chargerai de neutraliser le danger de ce rassemblement, » Le roi demanda du
temps pour réfléchir. Les
Girondins sommèrent le lendemain le roi de sanctionner le décret sur les
prêtres non assermentés. Ils rencontrèrent la conscience religieuse de Louis
XVI. Appuyé sur sa foi, ce prince déclara qu'il mourrait plutôt que de signer
la persécution de son église. Dumouriez insista autant que les Girondins pour
obtenir cette sanction. Le roi fut inflexible. En vain Dumouriez lui
représenta qu'en se refusant à des mesures légales contre le clergé non
assermenté, il exposait les prêtres au massacre et se rendait ainsi
responsable du sang qui serait répandu. En vain il lui représenta que ce
refus de sanction dépopulariserait le ministère et lui enlèverait ainsi toute
espérance de sauver la monarchie. En vain il s'adressa à la reine et la
conjura par ses sentiments de mère de s'unir aux ministres pour fléchir le
roi. La reine elle-même fut longtemps impuissante. Le roi enfin parut hésiter
; il assigna à Dumouriez un rendez-vous secret pour le soir. Dans cet
entretien, il ordonna à Dumouriez de lui présenter trois ministres pour
remplacer Roland, Clavière et Servan. Dumouriez était prêt : il proposa
Vergennes pour les finances, Naillac pour les affaires étrangères, Mourgues
pour l'intérieur. Quant à lui, il se réserva la guerre : ministère
dictatorial au moment où la France devenait une armée. Roland, Clavière et
Servan, profondément irrités d'un renvoi qu'ils avaient provoqué plus qu'ils
ne l'avaient prévu, coururent porter leurs plaintes et leurs accusations dans
l'Assemblée. Ils y furent reçus comme des martyrs de leur patriotisme. Ils
avaient rempli les tribunes de leurs partisans. III. Roland,
Clavière et Servan assistaient à la séance sous prétexte d'y rendre compte
des motifs de leur renvoi. Roland lut à l'Assemblée la fameuse lettre
confidentielle dictée par sa femme et qu'il avait lue au roi dans son
cabinet. Il affecta de croire que le renvoi des ministres était la punition
de son courage. Les conseils qu'il donnait au roi dans cette lettre se
tournèrent ainsi en accusation contre ce malheureux prince. Jamais Louis XYI
n'avait reçu des factieux un coup plus terrible que le coup qui lui était
porté par son ministre. Les passions troublent la conscience du peuple. Il y
a des jours où la perfidie passe pour de l'héroïsme. Les Girondins firent de
Roland un héros. On ordonna l'impression de sa lettre et son envoi aux
quatre-vingt-trois départements. Roland
sortit couvert d'applaudissements. Dumouriez entra au milieu des huées. Il
eut à la tribune le sang-froid du champ de bataille. Il commença par annoncer
à l'Assemblée la mort du général Gouvion. « Il est heureux, dit-il avec
tristesse, d'être mort en combattant contre l'ennemi et de ne pas être témoin
des discordes qui nous déchirent. J'envie sa mort. » On sentait dans son
accent la sérénité énergique d'une âme forte, résolue à lutter jusqu'à la
mort contre les factions. Il lut ensuite un mémoire sur le ministère de la
guerre. Son exorde était agressif contre les Jacobins et réclamait le respect
dû aux ministres du pouvoir exécutif. « Entendez-vous le Cromwell ! s'écria
Guadet d'une voix tonnante. Il se croit déjà si sûr de l'empire qu'il ose
nous infliger ses conseils. — Et pourquoi pas ? » dit fièrement Dumouriez en
se retournant vers la Montagne. Son assurance en imposa à l'Assemblée ; son
attitude militaire le fit respecter du peuple. Les députés feuillants
sortirent avec lui et raccompagnèrent aux Tuileries. Le roi lui annonça qu'il
consentirait à donner sa sanction au décret des vingt mille hommes. Quant au
décret sur les prêtres, il répéta aux ministres que son parti était pris ; il
les chargea de porter au président de l'Assemblée une lettre de sa main qui
contenait les motifs de son veto. Les ministres s'inclinèrent et se
séparèrent consternés. IV. En
rentrant chez lui, Dumouriez apprit qu'il y avait des rassemblements au
faubourg Saint-Antoine. Il en avertit le roi. Ce prince crut qu'on voulait
l'effrayer. Il perdit sa confiance dans Dumouriez. Celui-ci offrit sa
démission ; elle fut acceptée. Le portefeuille du ministère des affaires
étrangères fut confié à Chambonas ; celui de la guerre à Lajard, militaire du
parti de La Fayette ; celui de l'intérieur à M. de Monciel, constitutionnel
feuillant et ami du roi. C'était le 17 juin ; les Jacobins, le peuple, guidés
par les Girondins, agitaient déjà la capitale ; tout annonçait une prochaine
insurrection. Ces ministres, sans force armée, sans popularité et sans parti,
acceptaient ainsi la responsabilité des périls accumulés par leurs
prédécesseurs. Le roi vit une dernière fois Dumouriez. Les adieux du monarque
et de son ministre furent touchants. « Vous
allez donc à l'armée, dit le roi. — Oui, sire, répondit Dumouriez. Je
quitterais avec délices cette affreuse ville si je n'avais le sentiment des
dangers de Votre Majesté. Écoutez-moi, sire, je ne suis plus destiné à vous
revoir. J'ai cinquante-trois ans et de l'expérience. On abuse votre
conscience sur le décret des prêtres. On vous conduit à la guerre civile.
Vous êtes sans force, vous succomberez, et l'histoire, tout en vous
plaignant, vous accusera des malheurs de votre peuple. » Le roi était assis
près de la table où il venait de signer les comptes du général. Dumouriez
était debout à côté de lui, les mains jointes. Le roi prit ses mains dans les
siennes, et lui dit d'un son de voix ému mais résigné : « Dieu m'est témoin
que je ne pense qu'au bonheur de la France. — Je n'en doute pas, reprit
Dumouriez attendri. Vous devez compte à Dieu non-seulement de la pureté mais
aussi de l'usage éclairé de vos intentions. Vous croyez sauver la religion,
vous la détruisez. Les prêtres seront massacrés. Votre couronne vous sera
enlevée ; peut-être même, vous, la reine, vos enfants... » Il n'acheva pas ;
il colla sa bouche sur la main du roi, qui de son côté versait des larmes.
« Je m'attends à la mort, reprit le roi avec tristesse, et je la
pardonne d'avance à mes ennemis. Je vous sais gré de votre sensibilité. Vous
m'avez bien servi ; je vous estime. Adieu. Soyez plus heureux que moi. » En
disant ces mots, Louis XVI alla s'enfoncer dans l'embrasure d'une fenêtre au
fond de la chambre pour cacher le trouble de sa physionomie. Dumouriez ne le
revit plus. Il s'enferma quelques jours dans la retraite au fond d'un
quartier éloigné de Paris. Regardant l'armée comme le seul asile où un
citoyen pût encore servir sa patrie, il partit pour Douai, quartier-général
de Luckner. V. Les
ministres girondins restèrent un moment atterrés entre l'humiliation de leur
chute et la joie de leur prochaine vengeance. « Me voilà chassé, dit Roland à
sa femme en rentrant chez lui. Je n'ai qu'un regret, c'est que nos lenteurs
nous aient empêchés de prendre l'initiative. » Madame Roland se retira dans
un modeste appartement sans rien perdre de son influence et sans regretter le
pouvoir, puisqu'elle emportait dans sa retraite son génie, son patriotisme et
ses amis. La conjuration ne fit que changer de place avec elle ; du ministère
de l'intérieur elle passa tout entière dans le petit cénacle qu'elle
réunissait et qu'elle inspirait de sa passion. Ce
cercle s'agrandissait tous les jours. L'attraction de cette femme se
confondait dans le cœur de ses amis avec l'attraction de la liberté. Ils
adoraient en elle la république future. L'amour que ces jeunes hommes ne
s'avouaient pas pour elle faisait à leur insu partie de leur politique. Les
idées ne deviennent actives et puissantes que quand le sentiment les vivifie.
Elle était le sentiment de son parti. Ce
parti se recruta en ce temps-là d'un homme étranger à la Gironde, mais que sa
jeunesse, sa rare beauté et son énergie devaient jeter naturellement dans
cette faction de l'illusion et de l'amour gouvernée par une femme. Ce jeune
homme était Barbaroux. Barbaroux
n'avait alors que vingt-six ans. Il était né à Marseille d'une de ces
familles de navigateurs qui conservent dans les mœurs et dans les traits
quelque chose de la hardiesse de leur vie et de l'agitation de leur élément.
L'élégance de sa stature, la grâce idéale de son visage rappelaient les
formes accomplies qu'adorait l'antiquité dans les statues de l'Antinoüs. Le
sang de cette Grèce asiatique dont Marseille est une colonie se révélait par
la pureté du profil dans le jeune Phocéen. Aussi richement doué des dons de
l'intelligence que des dons du corps, Barbaroux s'exerça de bonne heure dans
la parole, ce luxe des hommes du Midi. On le fit avocat ; il plaida avec
talent quelques causes publiques. Mais la puissance et la sincérité de son
âme répugnaient à cette éloquence souvent mercenaire qui simule la passion.
Il lui fallait de ces causes nationales où l'on donne avec sa parole son âme
et son sang. La révolution avec laquelle il était né les lui offrait. Il
attendait avec impatience l'occasion et l'heure de la servir. Son
adolescence le retenait encore éloigné de la scène où il brûlait de
s'élancer. Il en passait les jours près du village d'Ollioules, dans une
petite propriété de sa famille, cachée sous les chênes-lièges qui tachent
seuls d'un peu d'ombre les pentes calcinées de cette vallée. Il y soignait
les petites cultures que l'aridité du sol et l'ardeur de ce soleil disputent
aux rochers. Dans ses loisirs il étudiait les sciences naturelles ; il
entretenait des correspondances avec deux Suisses, dont les systèmes de
physique occupaient alors le monde savant : M. de Saussure et Marat. Mais la
science ne suffisait pas à cette âme : elle débordait de sentiment. Barbaroux
l'épanchait dans des poésies élégiaques brûlantes comme le midi, vagues comme
l'horizon de cette mer qu'il avait sous les yeux. On y sent cette mélancolie
méridionale dont la langueur tient plus de la volupté que de la faiblesse, et
qui ressemble aux chants de l'homme assis au soleil avant ou après l'action.
Mirabeau avait ainsi ouvert sa vie. Les génies les plus énergiques commencent
souvent par la tristesse, comme s'ils avaient dans le germe de leur vie les
pressentiments de leur âpre destinée. On dirait, en lisant les vers de ce
jeune homme, qu'à travers ses premières larmes il entrevoyait ses fautes, son
expiation et son échafaud. VI. Après
l'élection de Mirabeau et les agitations qui la suivirent, Barbaroux fut
nommé secrétaire de la municipalité de Marseille. Aux troubles d'Arles, il
prit les armes et marcha à la tête des jeunes Marseillais contre les
dominateurs du Comtat. Sa figure martiale, son geste, son élan, sa voix le
faisaient chef partout ; il entraînait. Député à Paris pour rendre compte des
événements du Midi à l'Assemblée nationale, les Girondins, Vergniaud, Guadet,
qui voulaient jeter l'amnistie sur les crimes d'Avignon, enveloppèrent ce
jeune homme pour se l'attacher. Barbaroux, fougueux comme son âge, ne
justifiait pas les bourreaux d'Avignon, mais il détestait les victimes :
c'était l'homme qu'il fallait aux Girondins. Frappés de son éloquence et de
son enthousiasme, ils le présentèrent à madame Roland. Nulle femme n'était
plus faite pour séduire, nul homme n'était plus propre à être séduit. Madame
Roland, dans toute la fraîcheur de ses années, dans tout l'éclat de sa beauté
et aussi dans toute l'émotion de sensibilité que la pureté de sa vie ne
pouvait étouffer dans son cœur vide, parle de Barbaroux avec un accent
attendri. « J'avais lu, dit-elle, dans le cabinet de mon mari des
lettres de Barbaroux pleines d'une raison et d'une sagesse prématurées. Quand
je le vis, je fus étonnée de sa jeunesse. Il s'attacha à mon mari. Nous le
vîmes davantage après notre sortie du ministère. Ce fut alors que, raisonnant
du mauvais état des choses et de la crainte du triomphe du despotisme dans le
nord de la France, nous formions le projet d'une république dans le Midi. Ce
sera notre pis-aller, me disait en souriant Barbaroux ; mais les Marseillais
arrivés ici nous dispenseront d'y recourir. » VII. Roland
logeait alors dans une maison sombre de la rue Saint-Jacques, presque sous
les toits : c'était la retraite d'un philosophe ; sa femme l'éclairait.
Présente à toutes les conversations de Roland, elle assistait aux conférences
de son mari et du jeune Marseillais. Barbaroux raconte ainsi la scène dans
laquelle naquit entre eux la première idée de la république. « Cette femme
étonnante était là, dit-il ; Roland me demanda ce que je pensais des moyens
de sauver la France. Je lui ouvris mon cœur. Mes confidences appelèrent les
siennes. La liberté est perdue, dit-il, si l'on ne déjoue au plus tôt les
complots de la cour. La Fayette médite la trahison au Nord. L'armée du centre
est systématiquement désorganisée. Dans six semaines les Autrichiens seront à
Paris. N'avons-nous donc travaillé à la plus belle des révolutions pendant
tant d'années, que pour la voir renverser en un seul jour ! Si la liberté
meurt en France, elle est à jamais perdue pour le reste du monde. Toutes les
espérances de la philosophie sont déçues. Les préjugés et la tyrannie
s'empareront de nouveau de la terre. Prévenons ce malheur ; et si le Nord est
asservi, portons avec nous la liberté dans le Midi et fondons-y quelque part
une colonie d'hommes libres ! Sa femme pleurait en l'écoutant. Je pleurais
moi-même en la regardant. Oh ! combien les épanchements de la confiance
soulagent et fortifient les âmes attristées ! Je fis le tableau rapide des
ressources et des espérances de la liberté dans le Midi. Une joie douce se
répandit sur le front de Roland ; il me serra la main et nous traçâmes, sur
une carte géographique de la France, les limites de cet empire de la liberté
: elles s'étendaient du Doubs, de l'Ain et du Rhône jusqu'à la Dordogne, et
des montagnes inaccessibles de l'Auvergne jusqu'à la Durance et jusqu'à la
mer. J'écrivis sous la dictée de Roland pour demander à Marseille un
bataillon et deux pièces de canon. Ces bases convenues, je quittai Roland,
pénétré de respect pour lui et pour sa femme. Je les ai revus depuis, pendant
leur second ministère, aussi simples que dans leur humble retraite. Roland
est de tous les modernes l'homme qui me semble le plus se rapprocher de Caton
; mais il faut le dire ici, c'est à sa femme qu'il a dû son courage et ses
talents. » C'est
ainsi que la pensée d'une république fédérative naquit dans la première
entrevue de Barbaroux et de madame Roland. Ce qu'ils rêvaient comme une
mesure désespérée de la liberté, on leur reprocha plus tard de l'avoir tramé
comme un complot. Ce premier soupir de patriotisme de deux jeunes âmes qui se
rencontraient et qui se devinaient, fut leur attrait et leur crime. VIII. De ce
jour les Girondins, dégagés de toute obligation avec le roi et avec les
ministres, conspirèrent secrètement chez madame Roland, publiquement à la
tribune, la suppression de la monarchie. Ils semblaient envier aux Jacobins
l'honneur de porter au trône les coups les plus mortels. Robespierre ne
parlait encore qu'au nom de la constitution, il se renfermait dans la loi, il
ne devançait pas le peuple. Les Girondins parlaient déjà au nom de la
république, et montraient de l'œil et du geste le coup d'État républicain
dont chaque jour les rapprochait davantage. Les conciliabules chez Roland se
multipliaient et s'élargissaient. Des hommes nouveaux s'affiliaient : Roland,
Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Condorcet, Péthion, Lanthenas, qui à
l'heure du danger les trahit ; Valazé, Pache, qui persécuta et décima ses
amis ; Grangeneuve, Louvet, qui cachait un grand courage sous la légèreté des
mœurs et la gaieté de l'esprit ; Chamfort, familier des grands, esprit
lucide, cœur haineux, découragé du peuple avant de l'avoir servi ; Carra,
journaliste populaire, enthousiaste de la république, possédé du délire de la
liberté ; Chénier, poète de la Révolution, destiné à lui survivre et gardant
son culte jusqu'à la mort sous la tyrannie de l'empire ; Dusaulx, portant sous
ses cheveux blancs la jeunesse de l'enthousiasme pour la philosophie, nestor
de tous ces jeunes hommes, les modérant par sa parole ; Mercier, prenant tout
en plaisanterie, même le cachot et la mort. IX. Mais de
ces hommes que la passion de la Révolution réunissait autour d'elle, celui
que madame Roland préférait à tous c'était Buzot. Plus attaché à cette jeune
femme qu'à son parti, Buzot était pour elle un ami, les autres n'étaient que
des instruments ou des complices : elle avait promptement jugé Barbaroux. Ce
jugement même, empreint d'une certaine amertume, était comme un repentir de
la faveur secrète que l'extérieur de ce jeune homme lui avait d'abord
inspirée. Elle s'accuse de le trouver si beau, et semble prémunir son cœur
contre l'entraînement de ses regards. « Barbaroux est léger, dit-elle, les
adorations que des femmes sans mœurs lui prodiguent nuisent au sérieux de ses
sentiments. Quand je vois ces beaux jeunes hommes trop enivrés de
l'impression qu'ils produisent, comme Barbaroux et Hérault de Séchelles, je
ne puis m'empêcher de penser qu'ils s'adorent trop eux-mêmes pour adorer
assez la patrie. » Si on
peut soulever le voile du cœur de cette femme vertueuse, qui ne le soulevait
pas elle-même, de peur d'y découvrir un sentiment contraire à ses devoirs, on
reste convaincu que son penchant instinctif avait été un instant pour
Barbaroux, mais que sa tendresse réfléchie était pour Buzot. Il n'est donné
ni au devoir, ni à la liberté, de remplir tout entière l'âme d'une femme
belle et passionnée comme elle. Le devoir glace le cœur, la politique le
trompe, la vertu le retient, l'amour le remplit. Madame Roland aimait Buzot.
Buzot adorait en elle son inspiratrice et son idole. Peut-être ne
s'avouèrent-ils jamais par des paroles l'un à l'autre un sentiment qui leur
eût été moins sacré le jour où il serait devenu coupable. Mais, ce qu'ils se
cachaient à eux-mêmes, ils l'ont comme involontairement révélé à leur mort.
Il y a dans les derniers jours et dans les dernières heures de cet homme et
de cette femme, des soupirs, des gestes et des paroles qui laissent échapper
devant la mort le secret contenu dans la vie ; mais le secret ainsi trahi
garde son mystère à leur sentiment. La postérité a le droit de l'entrevoir,
elle n'a pas le droit de l'accuser. Roland,
vieillard estimable mais morose, avait les exigences de la faiblesse sans en
avoir la reconnaissance et la grâce envers sa compagne. Elle lui restait
fidèle par respect d'elle-même plus que par attrait pour lui. Ils aimaient la
même cause, la liberté. Mais le fanatisme de Roland était froid comme
l'orgueil, celui de sa femme enflammé comme l'amour. Elle s'immolait tous les
jours à la gloire de son mari, à peine s'apercevait-il du sacrifice. On lit
dans son cœur qu'elle porte ce joug avec fierté, mais que ce joug lui pèse.
Elle peint Buzot avec complaisance et comme l'idéal d'une félicité
intérieure. « Sensible, ardent, mélancolique, dit-elle, contemplateur
passionné de la nature, il paraît fait pour goûter et pour donner le bonheur.
Cet homme oublierait l'univers dans les douceurs des vertus privées. Capable
d'élans sublimes et de constantes affections, le vulgaire, qui aime à
rabaisser ce qu'il ne peut égaler, l'accuse de rêverie. D'une figure douce,
d'une taille élégante, il fait régner dans son costume ce soin, cette
propreté, cette décence qui annoncent le respect de soi-même et des autres.
Pendant que la lie de la nation porte les flatteurs et les corrupteurs du
peuple aux affaires, pendant que les égorgeurs jurent, boivent et se
vêtissent de haillons pour fraterniser avec la populace, Buzot professe la
morale de Socrate et conserve la politesse de Scipion. Aussi on rase sa
maison et on le bannit comme Aristide. Je m'étonne qu'ils n'aient pas décrété
qu'on oublierait son nom ! » L'homme dont elle parlait en ces termes du. fond
de son cachot, la veille de sa mort, exilé, errant, caché dans les grottes de
Saint-Émilion, tomba comme frappé de la foudre, et resta plusieurs jours en
démence, en apprenant la mort de madame Roland. Danton,
dont le nom commençait à s'élever au-dessus de la foule où il avait acquis
une notoriété jusque-là un peu triviale, rechercha à la même époque
l'intimité de madame Roland. On se demandait quel était le secret de
l'ascendant croissant de cet homme ? d'où il sortait ? ce qu'il était ? où il
marchait ? On remontait à son origine, à sa première apparition sur la scène
du peuple, à ses premières liaisons avec les personnages célèbres du temps.
On cherchait dans des mystères la cause de sa prodigieuse popularité. Elle
était surtout dans sa nature. X. Danton
n'était pas seulement un de ces aventuriers de la démagogie qui surgissent,
comme Mazaniello ou comme Hébert, des bouillonnements des masses. Il sortait
des rangs intermédiaires et du cœur même de la nation. Sa famille, pure,
probe, propriétaire et industrielle, ancienne de nom, honorable de mœurs,
était établie à Arcis-sur-Aube et possédait un domaine rural aux environs de
cette petite ville. Elle était du nombre de ces familles modestes mais
considérées qui ont pour base le sol, pour occupation principale la culture,
mais qui donnent à leurs fils l'éducation morale et littéraire la plus
complète, et qui les préparent ainsi aux professions libérales de la société.
Le père de Danton était mort jeune. Sa mère s'était remariée à un fabricant
d'Arcis-sur-Aube, qui possédait et qui dirigeait une petite filature. On voit
encore près de la rivière, en dehors de la ville, dans un site gracieux, la
maison moitié citadine moitié rustique et le jardin au bord de l'Aube où
s'écoula l'enfance de Danton. Son
beau-père, M. Ricordin, soigna son éducation comme il eut soigné celle de son
propre fils. L'enfant, était ouvert, communicatif ; on l'aimait malgré sa
laideur et sa turbulence. Car sa laideur rayonnait d'intelligence, et sa
fougue s'apaisait et se repentait à la moindre caresse de sa mère. Il fit ses
études à Troyes, capitale de la Champagne. Rebelle à la discipline, paresseux
au travail, aimé de ses maîtres et de ses condisciples, sa rapide
compréhension l'égalait en un clin-d'œil aux plus assidus. Son instinct le
dispensait de réflexion. Il n'apprenait rien, il devinait tout. Ses camarades
l'appelaient Catilina. Il acceptait ce nom et jouait quelquefois avec eux aux
séditions et aux tumultes, qu'il suscitait ou qu'il calmait par ses
harangues, comme s'il eût répété à l'école les rôles de sa vie. XI. Monsieur
et madame Ricordin, déjà avancés en âge, lui remirent, après son éducation,
la modique fortune de son père. Il vint achever ses études de droit à Paris
et acheta une place d'avocat au parlement. Il l'exerça peu et sans éclat. Il
méprisait la chicane. Son âme et sa parole avaient les proportions des
grandes causes du peuple et du trône. L'Assemblée constituante commençait à
les agiter. Danton, attentif et passionné, était impatient de s'y mêler. Il
recherchait les hommes éclatants dont la parole ébranlait la France. Il
s'attacha à Mirabeau. Il se lia avec Camille Desmoulins, Marat, Robespierre,
Péthion, Brune depuis maréchal, Fabre d'Églantine, le duc d'Orléans, Laclos,
Lacroix et tous les agitateurs illustres ou subalternes qui remuaient alors
Paris. Il passait ses jours dans les tribunes à l'Assemblée, dans les
promenades, dans les cafés ; ses nuits dans les clubs. Quelques mots heureux,
quelques harangues brèves, quelques éclats de foudre mystérieux et surtout sa
chevelure semblable à une crinière, son geste gigantesque, sa voix tonnante
le firent remarquer. Mais sous les qualités purement physiques de l'orateur,
des hommes d'élite remarquèrent un profond bon sens et une connaissance
instinctive du cœur humain. Sous l'agitateur ils pressentirent l'homme
d'État. Danton, en effet, lisait l'histoire, étudiait les orateurs antiques,
s'exerçait à la véritable éloquence, celle qui éclaire en passionnant, et
préméditait un rôle bien au-dessus de son rôle actuel. Il ne demandait au
mouvement que de le soulever assez pour qu'il pût le dominer ensuite. Il
épousa mademoiselle Charpentier, fille d'un limonadier du quai de l'École.
Cette jeune femme prit de l'empire sur lui par sa tendresse et le ramena
insensiblement des désordres de sa jeunesse à des habitudes domestiques plus
régulières. Elle éteignit la fougue de ses passions, mais sans pouvoir
éteindre celle qui survivait à toutes les autres, l'ambition d'une grande
destinée. Danton, retiré dans un petit appartement de la cour du Commerce,
auprès de l'appartement de son beau-père, vécut dans une studieuse
médiocrité, ne recevant qu'un petit nombre d'amis, admirateurs de son talent
et attachés à sa fortune. Les plus assidus étaient Camille Desmoulins,
Péthion et Brune. De ces conciliabules partaient les signaux des grandes
séditions. Les subsides secrets de la cour y vinrent tenter la cupidité du
chef de la jeunesse révolutionnaire. Il ne les repoussa pas et s'en servit
tout à la fois pour exciter et pour modérer les agitations de l'opinion. Il eut
de ce premier mariage deux fils, que sa mort laissa orphelins au berceau et
qui recueillirent son modique héritage à Arcis-sur-Aube. Ces deux fils de
Danton, effrayés du bruit de leur nom, vivent encore, retirés sur un domaine
de famille, qu'ils cultivent de leurs propres mains. Ils ont replié à eux
dans une honnête et laborieuse obscurité toute la renommée de leur père.
Comme le fils de Cromwell, ils ont aimé d'autant plus l'ombre et le silence
de la vie que leur nom avait eu un trop sinistre éclat et un trop orageux
retentissement dans le monde. Ils sont restés dans le célibat pour qu'il
s'éteignît avec eux. En ce
moment Danton, à qui ses instincts ambitieux révélaient le prochain retour de
fortune des Girondins, cherchait à attacher sa fortune à ce parti naissant et
à leur donner l'impression de sa valeur et de son importance. Madame Roland
le flattait mais avec crainte et répugnance, comme la femme flatte le lion. XII. Pendant
que les Girondins échauffaient à Paris la colère du peuple contre le roi, les
hostilités commençaient en Belgique par des revers qu'on imputait aux
trahisons de la cour. Ces revers furent produits par trois causes :
l'hésitation des généraux, qui ne surent pas donner à leurs troupes l'élan
qui emporte les masses et qui intimide les résistances ; la désorganisation
des armées que 1 émigration avait privées de leurs anciens officiers et qui
n'avaient pas encore confiance dans les nouveaux ; enfin l'indiscipline,
élément des révolutions, que les clubs et le jacobinisme fomentaient dans les
corps. Une armée qui discute est comme une main qui voudrait penser. La
Fayette, au lieu de marcher dès le premier moment sur Namur, conformément au
plan de Dumouriez, perdit un temps précieux à se rassembler et à s'organiser
à Givet et au camp de Ransenne. Au lieu de donner aux autres généraux en
ligne avec lui l'exemple et le signal de l'invasion et de la victoire en
occupant Namur, il tâtonna le pays avec dix mille hommes, laissant le reste
de ses forces cantonné en France, et il se replia à la première annonce des
échecs subis par les détachements de Biron et de Théobald Dillon. Ces échecs
furent honteux pour nos troupes, mais partiels et passagers. C'était
l'étonnement d'une armée désaccoutumée de la guerre, qui s'effrayait d'entrer
en lice avec toute l'Europe, mais qui, comme un soldat de première campagne,
ne tarda pas à s'aguerrir. Le duc
de Lauzun commandait sous La Fayette, on l'appelait le général Biron. C'était
un homme de cour, passé sincèrement au parti du peuple. Jeune, beau,
chevaleresque, doué de cette gaieté intrépide qui joue avec la mort, il
portait l'honneur aristocratique dans les rangs républicains. Aimé des
soldats, adoré des femmes, familier dans les camps, roué dans les cours, il
était de cette école des vices éclatants dont le maréchal de Richelieu avait
été le type en France. On disait que la reine elle-même l'avait aimé sans
avoir pu fixer son inconstance. Ami du duc d'Orléans, compagnon de ses
débauches, il n'avait néanmoins jamais conspiré avec lui. Toute perfidie lui
était odieuse, toute bassesse de cœur l'indignait. 11 adoptait la révolution
comme une noble idée dont il voulait bien être le soldat, jamais le complice.
Il ne trahit pas le roi, il conserva toujours un culte de pitié et
d'attendrissement pour la reine. Passionné pour la philosophie et pour la
liberté, au lieu de les fomenter dans les factions, il les défendait dans la
guerre. Il changea le dévouement pour les rois en dévouement à la patrie.
Cette noble cause et les tristesses tragiques de la Révolution donnèrent à
son caractère une trempe plus mâle, et le firent combattre et mourir avec la
conscience d'un héros. Il
était campé avec dix mille hommes à Quiévrain. Il marcha au général
autrichien Beaulieu, qui occupait les hauteurs de Mons avec une très-faible
armée. Deux régiments de dragons qui formaient l'avant-garde de Biron, en
apercevant les troupes de Beaulieu, sont saisis d'une panique soudaine. Les
soldats crient à la trahison. Leurs officiers s'efforcent en vain de les
raffermir : ils tournent bride, sèment le désordre et la peur dans les
colonnes. L'armée entière se débande et suit machinalement ce courant de la
fuite. Biron et ses aides-de-camp se précipitent au milieu des troupes pour
les arrêter et les rallier. On leur passe sur le corps, on leur tire des
coups de fusil. Le camp de Quiévrain, la caisse militaire, les équipages de
Biron lui-même sont pillés par les fuyards. Pendant
que cette déroute sans combat humiliait le premier pas de l'armée française à
Quiévrain, des assassinats ensanglantaient notre drapeau à Lille. Le général
Dillon était sorti de Lille avec trois mille hommes pour marcher sur Tournay.
A peu de distance de cette ville, l'ennemi se montre en plaine au nombre de
neuf cents hommes. A son seul aspect, la cavalerie française jette le cri de
trahison, passe sur le corps de l'infanterie et fuit jusqu'à Lille sans être
poursuivie, abandonnant son artillerie, ses chariots, ses bagages. Dillon,
entraîné lui-même par ses escadrons jusque dans Lille, est massacré, en
arrivant, par ses propres soldats. Son colonel de génie Berthois tombe à côté
de son général, sous les baïonnettes des lâches qui l'ont abandonné. Les
cadavres de ces deux victimes de la peur sont pendus sur la place d'armes et
livrés ensuite par les séditieux aux insultes de la populace de Lille, qui
traîne leurs corps mutilés dans les rues. Ainsi commencèrent par la honte et
le crime ces guerres de la Révolution, qui devaient enfanter pendant vingt
ans tant d'héroïsme et tant de vertu militaire. L'anarchie avait pénétré dans
les camps, l'honneur n'y était plus ; le patriotisme n'y était pas encore.
L'ordre et l'honneur sont les deux nécessités de l'armée. Dans l'anarchie, il
y a encore une nation. Sans discipline, il n'y a plus d'armée. XIII. A ces
nouvelles Paris fut consterné, l'Assemblée se troubla, les Girondins
tremblèrent, les Jacobins se répandirent en imprécations contre les traîtres.
Les cours étrangères et les émigrés ne doutèrent plus de triompher en
quelques marches d'une révolution qui avait peur de son ombre. La Fayette,
sans avoir été entamé, se replia prudemment sur Givet. Rochambeau envoya sa
démission de commandant de l'armée du Nord. Le maréchal Luckner fut nommé à
sa place. La Fayette mécontent conserva le commandement de l'armée du centre. Luckner
avait plus de soixante-dix ans, mais il conservait le feu et l'activité de
l'homme de guerre, le génie seul lui manquait pour être un grand général. On
lui avait fait une réputation de complaisance qui alors écrasait tout. C'est
un grand avantage pour un général d'être étranger au pays qu'il sert. Il n'a
point de jaloux ; on lui pardonne sa supériorité, on lui en suppose une quand
il n'en a pas, pour en écraser ses rivaux. Telle était la situation du vieux
Luckner. Il était Allemand, élève du grand Frédéric, il avait fait avec éclat
la guerre de Sept-Ans, comme commandant d'avant-garde, au moment où Frédéric
changeait la guerre et créait la tactique. Le duc de Choiseul avait voulu
dérober à la Prusse un général de cette grande école, pour enseigner l'art
moderne des combats aux généraux français. Il avait arraché Luckner à sa
patrie à force de séductions, de fortune et d'honneurs. L'Assemblée
nationale, par respect pour la mémoire du roi philosophe, avait conservé à
Luckner la pension de soixante mille francs qu'on lui faisait avant la
Révolution. Luckner, indifférent aux constitutions, s'était cru
révolutionnaire par reconnaissance. Presque seul parmi les anciens
officiers-généraux, il n'avait point émigré. Entouré d'un brillant état-major
de jeunes officiers du parti de La Fayette, Charles Lameth, du Jarri, Mathieu
de Montmorency, il croyait avoir les opinions qu'on lui donnait. Le roi le
caressait, l'Assemblée le flattait, l'armée le respectait. La nation voyait
en lui le génie mystérieux de la vieille guerre venant donner des leçons de
victoire au patriotisme inexpérimenté de la Révolution, et cachant des
ressources infinies sous la rudesse de son front et sous l'obscur germanisme
de son langage. On lui adressait de partout des hommages, comme au Dieu
inconnu. Il ne méritait ni cette adoration ni les outrages dont il fut plus
tard abreuvé. C'était un brave et brutal soldat, aussi dépaysé dans les cours
que dans les clubs. Il servit quelques jours d'idole, puis de jouet aux
Jacobins, qui le jetèrent enfin à l'échafaud, sans qu'il pût même comprendre
ni sa popularité ni son crime. XIV. Berthier,
devenu depuis la main droite de Napoléon, était alors chef d'état-major de
Luckner. Le vieux général avait saisi avec l'instinct de la guerre le plan
hardi de Dumouriez. Il était entré, a la tête de vingt-deux mille hommes, sur
le territoire autrichien à Courtray et à Menin. Biron, Valence, ses deux
lieutenants, le conjuraient d'y rester. Dumouriez lui faisait par lettres les
mêmes instances. En arrivant à Lille, Dumouriez apprit que Luckner avait
subitement rétrogradé sur Valenciennes après avoir brûlé les faubourgs de
Courtray, donnant ainsi sur toutes nos frontières le signal de l'hésitation
et de la retraite. Les
populations belges, comprimées dans leur élan par ces désastres ou par les
timidités de la France, perdaient l'espoir et s'assouplissaient au joug
autrichien. Tout se resserrait et s'alarmait sur nos frontières. Le général
Montesquiou rassemblait avec peine l'armée du Midi. Le roi de Sardaigne
groupait des forces considérables sur le Var. L'avant-garde de La Fayette,
postée à Gliswel, à une lieue de Maubeuge, était battue par le duc de
Saxe-Teschen à la tête de douze mille hommes. La grande invasion du duc de
Brunswick en Champagne se préparait. L'émigration enlevait les officiers, la
désertion décimait nos soldats. Les clubs semaient la méfiance contre les
commandants de nos places fortes. Les Girondins poussaient à l'émeute, les Jacobins anarchisaient l'armée, les volontaires ne se levaient pas, le ministère était nul, le comité autrichien des Tuileries correspondait avec les puissances, non pour trahir la nation, mais pour sauver les jours du roi et de sa famille. Gouvernement suspect, Assemblée hostile, clubs séditieux, garde nationale intimidée et privée de son chef, journalisme incendiaire, conspirations sourdes, municipalité factieuse, maire conspirateur, peuple ombrageux et affamé, Robespierre et Brissot, Vergniaud et Danton, Girondins et Jacobins en présence, ayant la même proie à se disputer, la monarchie, et luttant de démagogie pour s'arracher la faveur du peuple, tel était l'état de la France au dedans et au dehors au moment où la guerre extérieure venait presser de toutes parts la France et la faire éclater en exploits et en crimes. Les Girondins et les Jacobins, un moment unis, suspendaient leur animosité, comme pour renverser à l'envi la faible constitution qui les séparait. La bourgeoisie, personnifiée dans les Feuillants, dans la garde nationale et dans La Fayette, restait seule attachée à la constitution. La Gironde faisait contre le roi, du haut de la tribune, l'appel au peuple qu'elle devait plus tard faire vainement en faveur du roi contre les Jacobins. Pour dominer la ville, Brissot, Roland, Péthion soulevaient les faubourgs, ces capitales de misères et de séditions. Toutes les fois qu'on remue jusque dans ses dernières profondeurs un peuple qui a longtemps croupi dans l'esclavage et dans l'ignorance, il en sort des monstres et des héros, des prodiges de crime et des prodiges de vertu. C'est ce qu'on allait voir apparaître sous la main conjurée des Girondins et des démagogues. |