I. La nuit
était avancée au moment où Robespierre terminait son éloquent discours au
milieu du recueillement des Jacobins. Les Jacobins et les Girondins, plus
exaspérés que jamais, se séparent. Ils hésitaient devant ce grand
déchirement, qui, en affaiblissant le parti des patriotes, pouvait livrer
l'armée à La Fayette, et l'Assemblée aux Feuillants. Péthion, ami à la fois
de Robespierre et de Brissot, cher aux Jacobins, lié avec madame Roland,
tenait la balance de sa popularité en équilibre, de peur d'avoir à en perdre
la moitié en se prononçant entre les deux factions. Il essaya le lendemain
d'opérer une réconciliation générale. « Des deux côtés, dit-il en frémissant,
je vois mes amis. » Il y eut une trêve apparente ; mais Guadet et Brissot
firent, imprimer leurs discours avec des additions injurieuses contre
Robespierre. Ils sapèrent sourdement sa réputation par de nouvelles
calomnies. Un nouvel orage éclata Je 30 avril. On
proposait d'interdire les dénonciations sans preuves. « Réfléchissez à
ce qu'on vous propose, dit Robespierre. La majorité ici est à une faction qui
veut par ce moyen nous calomnier librement et étouffer nos accusations par le
silence. Si vous décrétez qu'il me sera interdit de me défendre contre les
libellistes conjurés contre moi, je quitte cette enceinte et je m'ensevelis
dans la retraite. — Robespierre, nous t'y suivrons ! » s'écrient des voix de
femmes dans les tribunes. « On a profité du discours de Péthion,
continue-t-il, pour répandre d'odieux libelles contre moi. Péthion lui-même
en est indigné. Son cœur s'est répandu dans le mien. Il gémit des outrages
dont on m'abreuve. Lisez le journal de Brissot, vous y verrez qu'on m'invite
à ne pas apostropher toujours le peuple dans mes discours. Oui, il faut
s'interdire de prononcer le nom du peuple sous peine de passer pour un
factieux, pour un tribun. On me compare aux Gracques. On a raison de me
comparer à eux. Ce qu'il y aura de commun entre nous, peut-être, ce sera leur
fin tragique. C'est peu : on me rend responsable d'un écrit de Marat qui me
désigne pour tribun en prêchant sang et carnage ; ai-je professé jamais de
pareils principes, suis-je coupable de l'extravagance d'un écrivain exalté
tel que Marat ! » A ces
mots, Lasource, ami de Brissot, demande la parole ; on la lui refuse. Merlin
demande si la paix jurée hier ne doit engager qu'un des deux partis et
autoriser l'autre à semer les calomnies contre Robespierre ? L'Assemblée en
tumulte impose silence aux orateurs. Legendre accuse la partialité du bureau.
Robespierre quitte la tribune, s'approche du président et lui adresse avec
des gestes de menace des paroles couvertes par le bruit de la salle et par
les injures échangées entre les tribunes. «
Pourquoi cet acharnement des intrigants contre Robespierre ? s'écrie un de
ses partisans quand le calme est rétabli. Parce qu'il est le seul homme
capable de s'élever contre leur parti, s'ils réussissent à le former. Oui, il
faut dans les révolutions de ces hommes qui, faisant abnégation d'eux-mêmes,
se livrent en victimes volontaires aux factieux. Le peuple doit les soutenir.
Vous les avez trouvés, ces hommes. Ce sont Robespierre et Péthion. Les
abandonnerez-vous à leurs ennemis ? — Non ! non ! » s'écrient des milliers de
voix, et un arrêté proposé par le président déclare que Brissot a calomnié
Robespierre. II. Les
journaux prirent parti selon leur couleur dans ces guerres intestines des
patriotes. « Robespierre ! disent les Révolutions de Paris, comment se
fait-il que ce même homme que le peuple portait en triomphe à sa maison au
sortir de l'Assemblée constituante soit devenu aujourd'hui un problème ? Vous
vous êtes cru longtemps la seule colonne de la liberté française. Votre nom
était comme l'arche sainte. On ne pouvait y toucher sans être frappé de mort.
Vous voulez être l'homme du peuple. Vous n'avez ni l'extérieur de l'orateur
ni le génie qui dispose des volontés des hommes. Vous avez animé les clubs de
votre parole. L'encens qu'on y brûle en votre honneur vous a enivré. Le dieu
du patriotisme est devenu un homme. L'apogée de votre gloire fut au 17
juillet 1791. De ce jour votre astre a décliné. Robespierre, les patriotes
n'aiment pas que vous vous donniez en spectacle. Quand le peuple se presse
autour de la tribune où vous montez, ce n'est pas pour entendre votre propre
éloge, c'est pour vous entendre éclairer l'opinion publique. Vous êtes
incorruptible, oui ; mais il y a encore de meilleurs citoyens que vous : ce
sont ceux qui le sont autant que vous et qui ne s'en vantent pas. Que
n'avez-vous la simplicité qui s'ignore elle-même et cette bonhomie de vertus
antiques que vous rappelez quelquefois en vous ! « On
vous accuse, Robespierre, d'avoir assisté à une conférence secrète qui s'est
tenue il n'y a pas longtemps chez la princesse de Lamballe en présence de la
reine Marie-Antoinette. On ne dit pas les clauses du marché passé entre vous
et ces deux femmes, qui vous auraient corrompu. Depuis ce jour on s'est
aperçu de quelques changements dans vos mœurs domestiques, et vous avez eu
l'argent nécessaire pour fonder un journal. Aurait-on eu des soupçons aussi
injurieux contre vous en juillet 1791 ? Nous ne croyons rien de ces infamies
; nous ne vous croyons pas complice de Marat, qui vous offre la dictature.
Nous ne vous accusons pas d'imiter César se faisant présenter le diadème par
Antoine ! Non ; mais prenez-y garde ! parlez de vous-même avec moins de
complaisance ! Nous avons dans le temps averti aussi La Fayette et Mirabeau,
et indiqué la roche Tarpéienne pour les citoyens qui se croient plus grands
que la patrie. » III. « Les
misérables ! répondait Marat, qui alors se couvrait encore du patronage de
Robespierre, ils jettent leur ombre sur les plus pures vertus ! Son génie les
offusque. Ils le punissent de ses sacrifices. Ses goûts l'appelaient dans la
retraite. Il n'est resté dans le tumulte des Jacobins que par dévouement à
son pays. Mais les hommes médiocres ne s'accoutument point aux éloges
d'autrui, et la foule aime à changer de héros. « La
faction des La Fayette, des Guadet, des Brissot l'enveloppe. Ils l'appellent
chef de parti ! Robespierre chef de parti ! Ils montrent sa main dans le
trésor honteux de la liste civile. Ils lui font un crime de la confiance du
peuple, comme si un simple citoyen sans fortune et sans puissance avait
d'autre moyen de conquérir l'amour du peuple que ses vertus ! Comme si un
homme qui n'a que sa voix isolée au milieu d'une société d'intrigants,
d'hypocrites et de fourbes, pouvait jamais devenir à craindre ! Mais ce
censeur incorruptible les inquiète. Ils disent qu'il s'est entendu avec moi
pour se faire offrir la dictature. Ceci me regarde. Je déclare donc que
Robespierre est si loin de disposer de ma plume que je n'ai jamais eu avec
lui la moindre relation. Je l'ai vu une seule fois, et cet unique entretien
m'a convaincu qu'il n'était pas l'homme que je cherche pour le pouvoir
suprême et énergique réclamé par la Révolution. « Le
premier mot qu'il m'adressa fut le reproche de tremper ma plume dans le sang
des ennemis de la liberté, de parler toujours de corde, de glaive, de
poignard, mots cruels que désavouait sans doute mon cœur et qui
discréditaient mes principes. Je le détrompai. Apprenez, lui répondis-je, que
mon crédit sur le peuple ne tient pas à mes idées, mais à mon audace, mais
aux élans impétueux de mon âme, mais à mes cris de rage, de désespoir et de
fureur contre les scélérats qui embarrassent l'action de la Révolution. Je
sais la colère, la juste colère du peuple, et voilà pourquoi il m'écoute et
il croit en moi. Ces cris d'alarme et de fureur que vous prenez pour des
paroles en l'air, sont la plus naïve et la plus sincère expression des
passions qui dévorent mon âme. Oui, si j'avais eu dans ma main les bras du
peuple après le décret contre la garnison de Nancy, j'aurais décimé les
députés qui l'avaient rendu ; après l'instruction sur les événements des 5 et
6 octobre, j'aurais fait périr dans un bûcher tous les juges ; après le
massacre du Champ-de-Mars, si j'avais eu deux mille hommes animés des mêmes
ressentiments qui soulevaient mon sein, je serais allé à leur tête poignarder
La Fayette au milieu de ses bataillons de brigands, brûler le roi dans son
palais et égorger nos atroces représentants sur leurs sièges !... Robespierre
m'écoutait avec effroi. Il pâlit et garda longtemps le silence. Je
m'éloignai. J'avais vu un homme intègre ; je n'avais pas rencontré un homme
d'État. » Ainsi le scélérat avait fait horreur au fanatique ; Robespierre
avait fait pitié à Marat. IV. Ces
premières luttes entre les Jacobins et la Gironde donnaient à l'habile
Dumouriez un double point d'appui pour sa politique. L'inimitié de Roland, de
Clavière et de Servan ne l'inquiétait plus dans le conseil. Il balançait leur
influence par son alliance avec leurs ennemis. Mais les Jacobins voulaient
des gages, il les leur offrait dans la guerre. Danton, aussi violent mais
plus politique que Marat, ne cessait de répéter que la Révolution et les
despotes étaient irréconciliables, et que la France n'avait de salut à
espérer que de son audace et de son désespoir. La guerre, selon Danton, était
le baptême ou le martyre par lequel devait passer la liberté comme une
religion nouvelle. Il fallait retremper la France dans le feu pour qu'elle se
purifiât des souillures et des hontes de son passé. Dumouriez,
d'accord en cela avec La Fayette et les Feuillants, voulait aussi la guerre ;
mais c'était comme un soldat, pour y conquérir la gloire et pour en foudroyer
ensuite les factions. Depuis le premier jour de son ministère, il négociait
de manière à obtenir de l'Autriche une réponse décrive. Il avait renouvelé
presque tous les membres du corps diplomatique, il les avait remplacés par
des hommes énergiques. Ses dépêches avaient un accent martial et militaire
qui ressemblait à la voix d'un peuple armé. Il sommait les princes du Rhin,
l'empereur, le roi de Prusse, le roi de Sardaigne, l'Espagne de reconnaître
ou de combattre le roi constitutionnel de la France. Mais pendant que ces
envoyés officiels demandaient à ces cours des réponses promptes et catégoriques,
les agents secrets de Dumouriez s'insinuaient dans les cabinets des princes
et s'efforçaient de détacher quelques États de la coalition qui se formait .
Ils leur montraient les avantages de la neutralité pour leur agrandissement ;
ils leur promettaient après la victoire le patronage de la France. N'osant
pas espérer des alliés, le ministre ménageait au moins à la France des
complicités secrètes ; il corrompait par l'ambition les États qu'il ne
pouvait entraîner par la terreur, il amortissait la coalition, espérant plus
tard la briser. V. Le
prince sur l'esprit duquel il agissait le plus puissamment était précisément
ce duc de Brunswick que l'empereur et le roi de Prusse destinaient de concert
au commandement des armées combinées contre nous. C prince était clans leur
espoir l'Agamemnon de l'Allemagne. Charles-Frédéric-Ferdinand
de Brunswick-Wolfenbuttel, nourri dans les combats, dans les lettres et dans
les plaisirs, avait respiré dans les camps du grand Frédéric le génie de la
guerre, l'esprit de la philosophie française et le machiavélisme de son
maître. Il avait fait avec ce roi philosophe et soldat toutes les campagnes
de la guerre de Sept-Ans. A la paix il voyagea en France et en Italie.
Accueilli partout comme le héros de l'Allemagne et comme l'héritier du génie
de Frédéric, il avait épousé une sœur du roi d'Angleterre Georges III. Sa
capitale, où brillaient ses maîtresses et où dissertaient les philosophes,
réunissait l'épicuréisme des cours à l'austérité des camps. Il régnait selon
les préceptes des sages ; il vivait selon les exemples des Sybarites. Mais
son âme de soldat, qui se livrait trop facilement à la beauté, ne s'éteignait
pas dans l'amour ; il ne donnait que son cœur aux femmes, il réservait sa
tête à sa gloire, à la guerre et au gouvernement de ses Etats. Mirabeau,
jeune alors, s'était arrêté à sa cour en allant à Berlin recueillir les
dernières lueurs du génie du grand Frédéric. Le duc de Brunswick avait
accueilli et apprécié Mirabeau. Ces deux hommes placés à des rangs si divers
se ressemblaient par leurs qualités et par leurs défauts. C'étaient deux
esprits révolutionnaires ; mais par la différence des situations et des
patries, l'un était destiné à faire une révolution et l'autre à la combattre. Quoi
qu'il en soit, Mirabeau fut séduit par le souverain qu'il avait mission de
séduire. « La figure de ce prince, écrit-il dans sa Correspondance secrète,
annonce la profondeur et la finesse. Il parle avec élégance et précision ; il
est prodigieusement instruit, laborieux, perspicace ; il a des
correspondances immenses, il ne les doit qu'à son mérite ; il est économe
même pour ses passions. Sa maîtresse, mademoiselle de Hartfeld, est la femme
la plus raisonnable de sa cour. Véritable Alcibiade, il aime le plaisir, mais
il ne le prend jamais sur son travail. Est-il à son rôle de général prussien,
personne n'est aussi matinal, aussi actif, aussi minutieusement exact que
lui. Sous une apparence calme qui vient de la possession exercée de lui-même,
son imagination brillante et sa verve ambitieuse l'emportent souvent ; mais
la circonspection qu'il s'impose et le soin réfléchi de sa gloire le
retiennent et le ramènent à des hésitations qui sont peut-être son seul
défaut. » Mirabeau prédit dès cette époque au duc de Brunswick la suprême
influence dans les affaires de l'Allemagne après la mort du roi de Prusse,
que l'Allemagne appelait le grand roi. Le duc
avait alors cinquante ans. Il se défendait dans ses conversations avec
Mirabeau d'aimer la guerre. « Jeux de hasard que les batailles,
disait-il au voyageur français. Je n'y ai pas été malheureux jusqu'ici. Qui
sait si aujourd'hui, quoique plus habile, je serais aussi bien servi par la
fortune ? » Un an après cette parole, il faisait l'invasion triomphante de la
Hollande à la tête des troupes de l'Angleterre. Quelques années plus tard,
l'Allemagne le désignait pour son généralissime. Mais la
guerre à la France, qui souriait à son ambition de soldat, répugnait à son
âme de philosophe. Il sentait qu'il combattrait mal les idées dont il avait
été nourri. Mirabeau avait dit de lui ce mot profond qui prophétisait ses
mollesses et les défaites de la coalition guidée par ce prince. « Cet homme
est d'une trempe rare, mais il est trop sage pour être redoutable aux sages.
» Ce mot
explique l'offre de la couronne de France faite au duc de Brunswick par
Custine au nom du parti monarchique de l'Assemblée. La franc-maçonnerie,
cette religion souterraine dans laquelle étaient entrés presque tous les
princes régnants de l'Allemagne, couvrait de ses mystères de secrètes
intelligences entre la philosophie française et les souverains des bords du
Rhin. Frères en conjuration religieuse, ils ne pouvaient pas être des ennemis
bien sincères en politique. Le duc de Brunswick était au fond du cœur plus
citoyen que prince, plus Français qu'Allemand. L'offre d'un trône à Paris
avait chatouillé son cœur. On combat mal un peuple dont on espère être le
roi, et une cause que l'on veut vaincre mais que l'on ne veut pas perdre :
telle était la situation d'esprit du duc de Brunswick. Consulté par le roi de
Prusse, il conseillait à ce monarque de tourner ses forces du côté de la
Pologne et d'y conquérir des provinces au lieu de conquérir des principes en
France. VI. Le plan
de Dumouriez était de séparer, autant que possible, la Prusse de l'Autriche
pour n'avoir affaire qu'à un ennemi à la fois. L'union de ces deux
puissances, rivales naturelles et jalouses, lui paraissait tellement contre
nature, qu'il se flattait de l'empêcher ou de la rompre. La haine instinctive
du despotisme contre la liberté trompa toutes ses prévisions. La Russie, par
l'ascendant de Catherine, força la Prusse et l'Autriche à faire cause commune
contre la Révolution. A Vienne, le jeune empereur, François Ier, se préparait
à combattre beaucoup plus qu'à négocier. Le prince de Kaunitz, son principal
ministre, répondait aux notes de Dumouriez dans un langage qui portait le
défi à l'Assemblée nationale. Dumouriez
communiqua ces pièces à l'Assemblée. Il prévint les éclats de sa juste
colère, en éclatant lui-même en indignation et en patriotisme. Le contre-coup
de ces scènes à Paris revint se faire sentir jusque dans le cabinet de
l'empereur à Vienne. François Ier, pâle et tremblant de colère, gourmanda la
lenteur de son ministre. Il allait tous les jours assister, auprès du lit du
prince de Kaunitz, aux conférences entre ce vieillard et les envoyés
prussiens et russes, chargés, par leur souverain, de fomenter la guerre. Le
roi de Prusse demandait à avoir seul la direction de la campagne. Il
proposait l'invasion subite du territoire français comme le moyen le plus
propre à économiser le sang, en frappant la Révolution d'étonnement et en
faisant éclater en France la contre-révolution dont les émigrés le
flattaient. Une entrevue, pour concerter les mesures de l'Autriche et de la
Prusse, fut assignée à Leipsick entre le duc de Brunswick et le général des
troupes de l'empereur, prince de Hohenlohe. Des conférences pour la forme
continuaient cependant encore à Vienne entre M. de Noailles, ambassadeur de
France, et le comte Philippe de Cobentzel, vice-chancelier de cour. Ces
conférences, où luttaient pour se concilier deux principes inconciliables, la
liberté des peuples et la souveraineté absolue des monarques, n'amenèrent que
des reproches mutuels. Un dernier mot de M. de Cobentzel rompit les
négociations. Ce mot en éclatant à Paris y fit éclater la guerre. Dumouriez
la proposa au conseil et entraîna le roi, comme par la main de la fatalité, à
venir lui-même la proposer à son peuple. « Le peuple, lui dit-il, croira à
votre attachement, le jour où il vous verra embrasser sa cause et combattre
les rois pour la défendre. » Le roi,
entouré de tous les ministres, parut inopinément à l'Assemblée le 20 avril, à
l'issue du conseil. Un redoutable silence se fit dans la salle. On
pressentait que le mot décisif allait être prononcé. Il le fut. Après la
lecture d'un rapport complet, sur les négociations avec la maison d'Autriche,
par Dumouriez, le roi ajouta d'une voix concentrée mais ferme : « Vous venez
d'entendre le rapport qui a été fait à mon conseil. Les conclusions en ont
été unanimement adoptées. Moi-même j'ai adopté la résolution. J'ai épuisé
tous les moyens de maintenir la paix. Maintenant je viens, aux termes de la
constitution, vous proposer formellement la guerre contre le roi de Hongrie
et de Bohême. Le roi
sortit, après ces paroles, au milieu des cris et des gestes d'enthousiasme
qui éclatèrent dans la salle et dans les tribunes. Le peuple s'y associa sur
son passage ; la France se sentait sûre d'elle-même en attaquant la première
l'Europe conjurée contre elle. Il semblait aux bons citoyens que tous les
troubles intérieurs allaient cesser devant cette grande action extérieure
d'un peuple qui défend ses frontières ; que le procès de la liberté allait se
juger en quelques heures sur les champs de bataille ; et que la constitution
n'avait besoin que d'une victoire pour que la nation fût désormais libre au
dedans et triomphante au dehors. Le roi lui-même rentra dans son palais,
soulagé du poids cruel de ses irrésolutions. La guerre contre ses alliés et
contre ses frères avait coûté bien des angoisses à son cœur. Ce sacrifice de
ses sentiments fait à la constitution lui semblait mériter la reconnaissance
de l'Assemblée ; en s'identifiant ainsi à la cause de la patrie, il se
flattait de retrouver au moins la justice et l'amour de son peuple.
L'Assemblée se sépara sans délibérer, et donna quelques heures moins à la
réflexion qu'à l'enthousiasme. VII. A la
séance du soir, Pastoret, un des principaux Feuillants, appuya le premier le
parti de la guerre. « On nous reproche de vouloir voter l'effusion du sang
humain dans un accès d'enthousiasme. Mais est-ce donc d'aujourd'hui que nous
sommes provoqués ? La maison d'Autriche a violé depuis quatre cents ans les
traités faits avec la France. Voilà nos motifs ! N'hésitons plus. La victoire
sera fidèle à la liberté ! » Becquet,
royaliste constitutionnel, orateur réfléchi et courageux, osa seul parler
contre la déclaration de guerre. « Dans un pays libre, dit-il, on ne fait la
guerre que pour défendre la constitution ou la nation. Notre constitution est
d'hier, il lui faut du calme pour s'enraciner. Un état de crise comme la
guerre s'oppose aux mouvements réguliers du corps politique. Si vos armées
combattent au dehors, qui contiendra les factions au dedans ? On vous flatte
de n'avoir que l'Autriche à combattre, on vous promet la neutralité du reste
du Nord : n'y comptez pas. L'Angleterre elle-même ne peut rester neutre ; si
les nécessités de la guerre vous portent à révolutionner la Belgique ou à
envahir la Hollande, elle se réunira à la Prusse pour soutenir le parti du stathouder
contre vous. Sans doute l'Angleterre aime la liberté qui s'établit chez vous,
mais sa vie est dans son commerce : elle ne peut vous l'abandonner dans les
Pays-Bas. Attendez qu'on vous attaque, et l'esprit des peuples combattra
alors pour vous. La justice d'une cause vaut des armées. Mais si on peut vous
peindre aux yeux des nations comme un peuple inquiet et conquérant, qui ne
peut vivre que dans le trouble et dans la guerre, les nations s'éloigneront
de vous avec effroi. D'ailleurs, la guerre n'est-elle pas l'espoir des
ennemis de la Révolution ? Pourquoi les réjouir en la leur offrant ? Les
émigrés, méprisables maintenant, deviendront, dangereux le jour où ils
s'appuieront, sur les armées de nos ennemis ! » Sensé
et profond, ce discours, interrompu cent fois par les rires ironiques et par
les injures de l'Assemblée, s'acheva au milieu des huées des tribunes. Il
faut de l'héroïsme dans la conviction pour combattre la guerre dans une
chambre française. Bazire seul, ami de Robespierre, osa demander comme
Becquet, ami du roi, quelques jours de réflexion avant de voter des flots de
sang humain. « Si vous vous décidez pour la guerre, faites-la du moins de
manière qu'elle ne soit point enveloppée de trahison ! » dit-il. Quelques
applaudissements indiquèrent que l'allusion républicaine de Bazire était
comprise, et qu'il fallait avant tout écarter un roi et des généraux
suspects. « Non, non, répond Mailhe, ne perdez pas une heure pour décréter la
liberté du monde entier ! » — « Éteignez les torches de vos discordes dans le
feu des canons et des baïonnettes, » ajoute Dubayet. « Que le rapport soit
fait séance tenante, » demande Brissot. « Déclarez la guerre aux rois et la
paix aux nations, » s'écrie Merlin. La guerre est votée. Condorcet,
averti d'avance par les Girondins du conseil, lit à la tribune un projet de
manifeste aux nations. En voici l'esprit : « Chaque nation a le droit de se
donner des lois et de les changer à son gré. La nation française devait
croire que des vérités si simples seraient consenties par tous les princes.
Son espérance a été trompée. Une ligue s'est formée contre son indépendance ;
jamais l'orgueil des trônes n'a insulté avec plus d'audace à la majesté des
nations. Les motifs allégués par les despotes contre la France ne sont qu'un
outrage à sa liberté. Cet insultant orgueil, loin de l'intimider, ne peut
qu'exciter son courage. Il faut du temps pour discipliner les esclaves du
despotisme, tout homme est soldat quand il combat la tyrannie. » VIII. Mais le
principal orateur de la Gironde s'élance le dernier à la tribune : « Vous
devez à la nation, dit Vergniaud, de prendre tous les moyens pour assurer le
succès de la grande et terrible détermination par laquelle vous avez signalé
cette mémorable journée. Rappelez-vous le jour de cette fédération générale
où tous les Français dévouèrent leur vie à la défense de la liberté et à
celle de la constitution ; rappelez-vous le serment que vous-mêmes vous avez
prêté, le 14 janvier, de vous ensevelir sous les ruines de ce temple plutôt
que de consentir à la moindre capitulation, ni qu'il fût fait une seule
modification à la constitution. Quel est le cœur glacé qui ne palpite pas
dans ces moments suprêmes, l'âme froide qui ne s'élève pas, j'ose le dire,
jusqu'au ciel, avec les acclamations de la joie universelle ; l'homme
apathique qui ne sent pas son être s'agrandir et ses forces s'élever par un
noble enthousiasme au-dessus des forces de l'humanité ? Eh bien ! donnez
encore à la France, à l'Europe le spectacle imposant de ces fêtes nationales
! Ranimez cette énergie devant laquelle tombent les bastilles ! Faites
retentir dans toutes les parties de l'empire ces mots sublimes : Vivre libres
ou mourir ! la constitution tout entière, sans modification, ou la mort ! Que
ces cris se fassent entendre jusqu'auprès des trônes coalisés contre vous ;
qu'ils leur apprennent qu'on a compté en vain sur nos divisions intérieures,
qu'alors que la patrie est en danger nous ne sommes plus animés que d'une
seule passion : celle de la sauver ou de mourir pour elle ; qu'enfin, si la
fortune trahissait dans les combats une cause aussi juste que la nôtre, nos
ennemis pourraient bien insulter à nos cadavres, mais que jamais ils n'auront
un seul Français dans leurs fers. » IX. Ces
paroles lyriques de Vergniaud retentirent à Berlin et à Vienne. « On vient de
nous déclarer la guerre, » dit le prince de Kaunitz à l'ambassadeur de
Russie, prince de Galitzin, au cercle de l'empereur, « c'est comme si on vous
l'avait déclarée à vous-même. » Le commandement général des forces
prussiennes et autrichiennes fut donné au duc de Brunswick. Les deux princes
ne firent en cela que ratifier le choix de l'Allemagne ; c'était l'opinion
qui l'avait nommé. L'Allemagne se meut lentement ; les fédérations sont
impropres aux guerres soudaines. La campagne s'ouvrit du côté des Français
avant que la Prusse et l'Autriche n'eussent préparé leurs armements. Dumouriez
avait compté sur cette lourdeur et sur cet engourdissement des deux
monarchies allemandes. Son plan habile consistait à couper la coalition en
deux et à faire une brusque invasion en Belgique avant que la Prusse pût se
trouver sur le terrain. Si Dumouriez eût été à la fois l'inventeur et l'exécuteur
de son plan, c'en était fait de la Belgique et de la Hollande ; mais La
Fayette, chargé d'effectuer l'invasion à la tête de 40,000 hommes, n'avait ni
les témérités ni la fougue de cet homme de guerre. Général d'opinion plutôt
que général d'armée, il était accoutumé à commander à des bourgeois sur la
place publique plutôt qu'à des soldats en campagne. Brave de sa personne,
aimé des troupes, mais plus citoyen que militaire, il avait fait la guerre
d'Amérique avec des poignées d'hommes libres et non avec des masses
indisciplinées. Ne pas compromettre ses soldats, défendre avec intrépidité
des frontières, mourir généreusement à des Thermopyles, haranguer
héroïquement des gardes nationales, passionner ses troupes pour ou contre des
opinions, telle était la nature de La Fayette. Les hardiesses de la grande
guerre, qui risque beaucoup pour tout sauver et qui découvre un moment une
frontière pour aller frapper un empire au cœur, ne convenaient pas à ses
habitudes, encore moins à sa situation. En devenant général, La Fayette était
resté chef de parti ; en faisant face à l'étranger, il regardait toujours
vers l'intérieur. Il lui fallait de la gloire sans doute pour nourrir son
influence et pour reconquérir ce rôle d'arbitre de la Révolution qui
commençait à lui échapper ; mais, avant tout, il fallait qu'il ne se
compromît pas. Une défaite l'aurait perdu. Il le savait. Qui ne risque pas de
défaite n'obtiendra jamais de victoire. C'était le général de la temporisation.
Or, perdre le temps de la Révolution, c'était perdre toute sa force. La force
des masses indisciplinées est dans leur impétuosité ; qui les ralentit les
perd. Dumouriez,
impétueux comme l'irruption, était pénétré par instinct de cette vérité. Il
s'efforça, dans les conférences qui précédèrent la nomination des généraux,
de la faire passer dans l'âme de La Fayette. Il le plaçait à la tête du
principal corps d'armée qui devait pénétrer en Belgique, comme le général le
plus propre à fomenter les insurrections populaires et à changer dans les
provinces belges la guerre en révolution. Soulever la Belgique en faveur de
la liberté française, rendre son indépendance solidaire de la nôtre, c'était
l'arracher à l'Autriche et la tourner contre nos ennemis. Les
Belges, dans le plan de Dumouriez, devaient nous conquérir la Belgique ; les
ferments de l'insurrection étaient mal étouffés dans ces provinces. Le pas
des premiers soldats français devait les remuer et les ranimer. X. La
Belgique, longtemps dominée par l'Espagne, en a contracté le catholicisme
superstitieux et jaloux. La nation appartient aux prêtres ; les privilèges du
clergé lui semblent les privilèges du peuple. Joseph II, philosophe avant
l'heure, mais philosophe armé, avait voulu émanciper ce peuple du despotisme
du sacerdoce. La Belgique s'était insurgée en 1790 contre la liberté qu'on
lui apportait, et avait pris parti pour ses oppresseurs. Le fanatisme des
prêtres et le fanatisme des privilèges municipaux, réunis en un seul
sentiment de résistance à Joseph II, avaient soulevé ces provinces. Les
révoltés avaient pris Gand et Bruxelles et proclamé la déchéance de la maison
d'Autriche de la souveraineté des Pays-Bas. A peine triomphante, la
révolution belge s'était divisée : le parti sacerdotal et aristocratique
demandait une constitution oligarchique ; le parti populaire demandait une
démocratie calquée sur la Révolution française. Van-der-Noot, tribun éloquent
et cruel, était l'âme du premier parti. Van-der-Mersh, soldat intrépide,
était le chef du parti du peuple. La guerre civile éclata au milieu de la
guerre de l'indépendance. Van-der-Mersh, prisonnier des aristocrates et des
prêtres, fut plongé dans les cachots. Léopold, successeur de Joseph II,
profita de ces déchirements pour reconquérir la Belgique. Lassée de la
liberté avant d'en avoir joui, elle se soumit sans résistance. Van-der-Noot
s'exila en Hollande. Van-der-Mersh, délivré par les Autrichiens, reçut un
généreux pardon et redevint un citoyen obscur. L'indépendance fut comprimée
par de fortes garnisons autrichiennes ; elle ne pouvait manquer de se
réveiller au contact des armées françaises. La
Fayette parut comprendre et approuver ce plan. Il fut convenu que le maréchal
de Rochambeau aurait le commandement en chef de l'armée qui menacerait la
Belgique, que La Fayette aurait sous ses ordres un corps considérable qui
ferait l'invasion, et qu'aussitôt l'invasion faite, La Fayette commanderait
seul dans les Pays-Bas. Rochambeau, vieilli et usé par l'inaction, n'aurait
ainsi que les honneurs du rang ; La Fayette aurait toute l'action de la
campagne et toute la propagande armée de le Révolution. « Ce rôle lui
convient, disait le vieux » maréchal ; je n'entends rien à la guerre de
villes. » Faire marcher La Fayette sur Namur mal défendu, s'en emparer ;
marcher de là sur Bruxelles et sur Liège, ces deux capitales des Pays-Bas et
ces deux foyers de l'indépendance belge ; lancer en même temps le général
Biron avec dix mille hommes sur Mons contre le général autrichien Beaulieu,
qui n'y avait que deux ou trois mille hommes ; détacher de la garnison de
Lille un autre corps de trois mille soldats qui occuperait Tournay, et qui,
après avoir mis garnison dans la citadelle, irait grossir le corps de Biron ;
faire sortir de Dunkerque douze cents hommes, qui surprendraient Furnes :
s'avancer ensuite en convergeant, au cœur des provinces belges avec ces
quarante mille hommes réunis sous la direction de La Fayette ; attaquer
partout à la fois en dix jours un ennemi mal préparé, insurger les
populations derrière soi, renforcer ensuite jusqu'à quatre-vingt mille
soldats cette armée d'attaque, et y joindre les bataillons belges, levés au
nom de leur indépendance, pour combattre l'armée de l'empereur à mesure
qu'elle arriverait d'Allemagne, tel était le plan hardi de la campagne conçue
par Dumouriez. Rien n'y manquait, de toutes les conditions de succès, qu'un
homme pour l'exécuter. Dumouriez disposa les troupes et les commandements
conformément à ce plan. XI. L'élan
de la France répondait à l'élan de son génie. De
l'autre côté du Rhin, les préparatifs se faisaient avec énergie et ensemble.
L'empereur et le roi de Prusse se réunirent à Francfort. Le duc de Brunswick
s'y trouva avec eux. L'impératrice de Russie adhéra à l'agression des
puissances contre la nation française, et fit marcher ses troupes contre la
Pologne pour y étouffer les germes des mêmes principes qu'on allait combattre
à Paris. L'Allemagne entière céda, malgré elle, à l'impulsion des trois
cabinets, et s'ébranla, par masses, vers le Rhin. L'empereur préluda à la
guerre des trônes contre les peuples par son couronnement à Francfort. Le
quartier-général du duc de Brunswick s'organisa à Coblentz, c'était la
capitale de l'émigration. Le généralissime de la confédération y eut une
première entrevue avec le comte de Provence et le comte d'Artois, les deux
frères de Louis XVI. Il leur promit, avant peu, de leur rendre leur patrie et
leur rang. Ils l'appelaient d'avance le héros du Rhin et le bras droit des
rois. Tout
prenait un aspect militaire. Les deux princes de Prusse, cantonnés dans un
village voisin de Coblentz, n'avaient qu'une chambre et couchaient sur la
terre. Le roi de Prusse était accueilli sur toutes les rives du Rhin au bruit
des salves de canon de son artillerie. Dans toutes les villes qu'il
traversait, les émigrés, les populations et ses troupes le proclamaient
d'avance le sauveur de l'Allemagne. Son nom, écrit dans des illuminations en
lettres de feu, était couronné de cette devise adulatrice : Vivat
Villelmus, Francos deleat, jura régis restituat ! — Vive Guillaume,
l'exterminateur des Français, le restaurateur de la royauté ! XII. Coblentz,
ville située au confluent de la Moselle et du Rhin dans les États de
l'électeur de Trèves, était devenue la capitale de l'émigration française. Un
rassemblement croissant de vingt-deux mille gentilshommes s'y pressait autour
des sept princes de la maison de Bourbon émigrés. Ces princes étaient le
comte de Provence et le comte d'Artois, frères du roi ; les deux fils du
comte d'Artois, le duc de Berri et le duc d'Angoulême ; le prince de Condé,
cousin du roi ; le duc de Bourbon, son fils, et le duc d'Enghien, son
petit-fils. Toute la jeune noblesse militaire du royaume, à l'exception des
partisans de la constitution, avait quitté ses garnisons ou ses châteaux pour
venir s'enrôler dans cette croisade des rois contre la Révolution française. Ce
mouvement, qui paraît impie aujourd'hui puisqu'il armait des citoyens contre
leur patrie et qu'il implorait des armes étrangères pour combattre la France,
n'avait pas alors aux yeux de la noblesse française ce caractère parricide
que le patriotisme mieux éclairé de ces derniers temps lui attribue. Coupable
devant la raison, il s'expliquait du moins devant le sentiment. L'infidélité
à la patrie s'appelait fidélité au roi. La désertion s'appelait honneur. La foi
au trône était la religion de la noblesse française. La souveraineté du
peuple lui paraissait un dogme insolent contre lequel il fallait tirer l'épée
sous peine d'en partager le crime. Cette noblesse avait patiemment supporté
les abaissements et les dépouillements personnels de litres et de fortune que
l'Assemblée constituante lui avait imposés par la destruction des derniers
vestiges de la féodalité, ou plutôt elle avait généreusement fait elle-même
ces sacrifices à la patrie dans la nuit du 6 août. Mais les outrages au roi
lui avaient paru plus intolérables que ses propres outrages. Le délivrer de
sa captivité, l'arracher à ses périls, sauver la reine et ses enfants,
rétablir la royauté dans sa plénitude, ou mourir en combattant pour cette
sainte cause, lui paraissait le devoir de sa situation et de son sang.
L'honneur d'un côté, la patrie de l'autre ; elle n'avait pas hésité : elle
avait suivi l'honneur. Il se sanctifiait encore à ses yeux par le mot magique
de dévouement. En effet, il y avait un dévouement réel à ces jeunes gens et à
ces vieillards d'abandonner leurs grades dans l'armée, leurs biens, leur
patrie, leurs familles, et d'aller se jeter sur la terre étrangère autour du
drapeau blanc, pour y faire le métier de simples soldats et pour y affronter
l'exil éternel, la spoliation prononcée contre eux par les lois de leur pays,
les fatigues des camps ou la mort sur les champs de bataille. Si le
dévouement des patriotes à la Révolution était sublime comme l'espérance, le
dévouement de la noblesse émigrée était généreux comme le désespoir. Dans les
guerres civiles, il faut juger chacun des partis avec ses propres idées. Les
guerres civiles sont presque toujours l'expression de deux devoirs en
opposition l'un contre l'autre. Le devoir des patriotes, c'était la patrie.
Le devoir des émigrés, c'était le trône. L'un des deux partis se trompait de
devoir, mais tous les deux croyaient l'accomplir. XIII. L'émigration
se composait de deux partis bien distincts : les politiques et les
combattants. Les politiques, qui se pressaient autour du comte de Provence et
du comte d'Artois, se répandaient en imprécations sans périls contre les
vérités de la philosophie et contre les principes de la démocratie ; ils
écrivaient des livres et des journaux où la Révolution française était
représentée aux yeux des souverains étrangers comme une conspiration
infernale de quelques scélérats contre les rois et contre Dieu lui-même ; ils
formaient des conseils d'un gouvernement imaginaire ; ils briguaient des
missions ; ils rêvaient des plans ; ils nouaient des intrigues ; ils
couraient dans toutes les cours ; ils ameutaient les souverains et leurs
ministres contre la France ; ils se disputaient la faveur des princes
français ; ils dévoraient leurs subsides ; ils transportaient sur la terre de
l'exil les ambitions, les rivalités, les cupidités des cours. Les
militaires n'y avaient transporté que la bravoure, l'insouciance, la légèreté
et la grâce de leur nation et de leur métier. Coblentz était le camp de
l'illusion et du dévouement. Cette poignée de braves se croyait une nation et
se préparait, en s'exerçant aux manœuvres et aux campements de la guerre, à
reconquérir en quelques marches toute une monarchie. Les émigrés de tous les
pays et de tous les temps ont présenté ce spectacle. L'émigration a son
mirage comme le désert. On croit avoir emporté la patrie à la semelle de ses
souliers, comme disait Danton ; on n'emporte que son ombre, on n'accumule que
sa colère, on ne retrouve que sa pitié. XIV. Parmi
les premiers émigrés, trois factions correspondaient à ces partis divers dans
l'émigration elle-même. Le
comte de Provence, depuis Louis XVIII, était un prince philosophe, politique,
diplomate, incliné d'esprit aux innovations, ennemi de la noblesse, du
sacerdoce, favorable à la démocratie, et qui aurait pardonné à la Révolution
si la Révolution elle-même avait voulu pardonner à la royauté. Ses infirmités
précoces lui interdisant les armes, il s'armait de politique, il cultivait
son esprit, il étudiait l'histoire, il écrivait bien, il pressentait la chute
prochaine, il redoutait la mort probable de Louis XVI ; il croyait aux
vicissitudes des révolutions et se préparait de loin à devenir le
pacificateur de son pays et le conciliateur du trône et de la liberté. Son
cœur peu viril avait des défauts et des qualités de femme. Il avait besoin
d'amitié, il se donnait à des favoris ; il les choisissait à la grâce plutôt
qu'au mérite. Il ne voyait les choses et les hommes qu'à travers les livres
ou à travers le cœur de ses courtisans. Prince un peu théâtral, il posait
comme une statue du droit et du malheur devant l'Europe. Il étudiait ses
attitudes, il parlait académiquement de ses adversités, il se drapait en
victime et en sage. L'armée ne l'aimait pas. XV. Le
comte d'Artois, plus jeune que lui, gâté par la nature, par la cour et par
les femmes, avait pris le rôle du héros. Il représentait à Coblentz l'antique
honneur, le dévouement chevaleresque, le caractère français. Il était adoré
de la noblesse de cour, dont il personnifiait la grâce, l'élégance et
l'orgueil. Son cœur était bon, son esprit facile mais peu étendu et peu
éclairé. Philosophe par engouement et par légèreté avant la Révolution,
superstitieux depuis par entraînement et par faiblesse, il défiait de loin la
Révolution de son épée. Il semblait plus propre à l'irriter qu'à la vaincre ;
il annonçait dès cette époque ces témérités sans portée et ces provocations
sans force qui devaient un jour lui coûter le trône. Mais sa beauté, sa
grâce, sa cordialité couvraient ses imperfections d'intelligence ; il
semblait destiné à ne jamais mourir. Vieux d'années, il devait régner et
mourir éternellement jeune. C'était le prince de cette jeunesse : il eût été
François Ier à une autre époque ; à la sienne il fut Charles X. Le
prince de Condé était militaire de sang, de goût et de métier. Il méprisait
ces deux cours transplantées sur les bords du Rhin ; sa cour à lui était son
camp. Son fils, le duc de Bourbon, faisait ses premières armes sous ses
ordres. Son petit-fils, le duc d'Enghien, âgé de dix-sept ans, lui servait
déjà d'aide-de-camp. Ce jeune prince était la grâce mâle de ce camp des
émigrés ; sa bravoure, son élan, sa générosité promettaient un héros de plus
à cette race héroïque des Condé : digne de vaincre pour une cause moins
condamnée, ou digne de mourir en plein jour sur un champ de bataille, et non
comme il mourut quelques années plus tard, au fond du fossé de Vincennes, à
la lueur d'une lanterne, sans autre ami que son chien, et sous les balles
d'un peloton commandé de nuit, comme pour un assassinat. XVI. Cependant
Louis XVI tremblait lui-même dans son palais du contre-coup de cette guerre
qu'il avait proclamée et qui grondait sur nos frontières. Il ne se
dissimulait point qu'il était moins le chef que l'otage de la France ; que sa
tête et celle de sa femme et de ses enfants répondraient à la nation de ses
revers ou de ses périls. Le danger voit partout la trahison. Les journaux et
les clubs dénonçaient plus que jamais l'existence du comité autrichien dont
la reine était l'âme. Ce bruit était accrédité dans le peuple ; il ne coûtait
à cette princesse que sa popularité pendant la paix, il pouvait lui coûter la
vie pendant la guerre. Ainsi, accusée de trahir la paix, cette malheureuse
famille était maintenant accusée de trahir la guerre. Aux fausses situations
tout devient péril. Le roi envisageait tous ces périls à la fois et courait
toujours au plus prochain. Il
envoya un agent secret au roi de Prusse et à l'empereur pour obtenir de ces
deux souverains qu'ils suspendissent, dans l'intérêt de son salut, les
hostilités, et qu'ils fissent précéder l'invasion par un manifeste de
conciliation qui permît à la France de reculer sans honte et qui mît les
jours de la famille royale sous la responsabilité de la nation. Cet agent
secret était Mallet-Dupan, jeune publiciste génevois établi en France et mêlé
an mouvement contre-révolutionnaire. Mallet-Dupan aimait la monarchie par
principe et le roi par dévouement personnel. Il partit de Paris sous prétexte
de retourner à Genève sa patrie. Il se rendit de là en Allemagne auprès du
maréchal de Castries, confident de Louis XVI à l'étranger, et un des chefs
des émigrés. Accrédité par le duc de Castries, il se présenta à Coblentz an
duc de Brunswick, à Francfort aux ministres de l'empereur et du roi de
Prusse. On refusa de prêter confiance à ses communications à moins qu'il ne
montrât une lettre du roi lui-même. Le roi lui fit parvenir ces trois lignes
écrites de sa main sur une bande de papier de deux pouces de large. « La
personne qui présentera ce billet connaît mes intentions, on peut croire tout
ce qu'elle dira en mon nom. » Ce signe royal de reconnaissance ouvrit à
Mallet-Dupan les cabinets de la coalition. Des
conférences s'ouvrirent entre le négociateur français, le comte de Cobentzel,
le comte d'Haugwitz et le général Heyman, plénipotentiaires de l'empereur et
du roi de Prusse. Ces ministres, après avoir vérifié le titre de la mission
de Mallet-Dupan, se firent communiquer ses instructions. Elles portaient que
« le roi joignait ses prières à ses exhortations pour conjurer les émigrés de
ne point faire perdre à la guerre prochaine son caractère de puissance à
puissance, en y prenant part au nom du rétablissement de la monarchie. Toute
autre conduite produirait une guerre civile, mettrait en danger les jours du
roi et de la reine, renverserait le trône, ferait égorger les royalistes. Le
roi ajoutait qu'il conjurait les souverains armés pour sa cause de bien séparer
dans leur manifeste la faction des Jacobins de la nation, et la liberté des
peuples de l'anarchie qui les déchire ; de déclarer formellement et
énergiquement à l'Assemblée, aux corps administratifs, aux municipalités,
qu'ils répondraient sur leurs têtes de tous les attentats qui seraient commis
contre la personne sacrée du roi, de la reine, de leurs enfants, et enfin
d'annoncer à la nation que la guerre ne serait suivie d'aucun démembrement,
qu'on ne traiterait de la paix qu'avec le roi, et qu'en conséquence
l'Assemblée devait se hâter de lui rendre la plus entière liberté pour
négocier au nom de son peuple avec les puissances. » Mallet-Dupan
développa le sens de ces instructions avec la supériorité de vues et
l'énergie d'attachement au roi dont il était capable. Il peignit en couleurs
tragiques l'intérieur du palais des Tuileries et les terreurs dont la famille
royale était assiégée. Les négociateurs furent émus jusqu'à
l'attendrissement. Ils promirent de communiquer ces impressions à leur
souverain, et donnèrent à Mallet-Dupan l'assurance que les intentions du roi
seraient la règle et la mesure des paroles que le manifeste de la coalition
adresserait à la nation française. Cependant
ils ne lui dissimulèrent pas leur étonnement de ce que le langage des princes
français émigrés à Coblentz était si opposé aux vues du roi à Paris. « Ils
témoignent ouvertement, disent-ils, l'intention de reconquérir le royaume
pour la contre-révolution, de se rendre indépendants, de détrôner leur frère
et de proclamer une régence. » Le confident de Louis XVI repartit pour Genève
après cette entrevue. L'empereur, le roi de Prusse, les principaux princes de
la confédération, les ministres, les généraux, le duc de Brunswick se
rendirent à Mayence. Mayence, où les fêtes étaient interrompues par les
conseils, fut pendant quelques jours le quartier-général des trônes. On y
prit sous l'inspiration des émigrés des résolutions extrêmes. On se décida à
combattre, corps à corps, une révolution qui grandissait de tous les
ménagements qu'on gardait pour elle. Les supplications de Louis XVI, les
avertissements de Mallet-Dupan furent oubliés. Le plan de campagne fut réglé. XVII. L'empereur
aurait la direction suprême de la guerre en Belgique, le duc de Saxe-Teschen
y commanderait son armée. Quinze mille hommes de ses troupes couvriraient la
droite des Prussiens et feraient leur jonction avec eux vers Longwy. Vingt
raille hommes de l'empereur, commandés par le prince de Hohenlohe, se
porteraient entre le Rhin et la Moselle, couvriraient la gauche des
Prussiens, et opéreraient sur Landau, Sarrelouis, Thionville. Un troisième
corps sous les ordres du prince Esterhazy, et renforcé de cinq mille émigrés
conduits par le prince de Condé, menacerait les frontières, depuis la Suisse
jusqu'à Philipsbourg. Le roi de Sardaigne aurait son armée d'observation sur
le Var et sur l'Isère. Ces dispositions faites, on résolut de répondre à la
terreur par la terreur, et de publier au nom du généralissime, duc de
Brunswick, un manifeste qui ne laissât à la Révolution française d'autre
alternative que la soumission ou la mort. M. de Calonne l'inspira. Le marquis de Limon, ancien intendant des finances du duc d'Orléans, d'abord révolutionnaire ardent comme son maître, puis émigré et royaliste implacable, écrivit le manifeste et le soumit à l'empereur. L'empereur le fit approuver du roi de Prusse. Le roi de Prusse l'imposa au duc de Brunswick. Le duc murmura et demanda la faculté d'adoucir quelques termes. Les souverains le lui permirent. Le marquis de Limon, appuyé par le parti des princes français, rétablit le texte. Le duc de Brunswick s'indigna et déchira le manifeste sans oser toutefois le désavouer. La proclamation parut avec toutes ses insultes et toutes ses menaces à la nation française. L'empereur et le roi de Prusse, instruits des secrètes faiblesses du duc de Brunswick pour la France, et de l'offre de la couronne que les factieux lui avaient faite, firent subir la responsabilité de cette proclamation à ce prince comme une vengeance ou comme un désaveu. Cet impérieux défi des rois à la liberté menaçait de mort tous les gardes nationaux qui seraient pris les armes à la main défendant leur indépendance et leur patrie, et, dans le cas où le moindre outrage serait commis par les factieux contre la majesté royale, il annonçait qu'on raserait Paris de la surface du sol. » |