I. Léopold,
ce prince pacifique et philosophe, révolutionnaire s'il n'eut pas été
empereur, avait tout tenté pour ajourner le choc des deux principes. Il ne
demandait à la France que des concessions acceptables pour refouler l'élan de
la Prusse, de l'Allemagne et de la Russie. Le prince de Kaunitz, son
ministre, ne cessait d'écrire à M. de Lessart dans ce sens ; les
communications confidentielles que le roi recevait de son ambassadeur à
Vienne, le marquis de Noailles, respiraient le même esprit d'apaisement. Léopold
voulait seulement que l'ordre rétabli en France et la constitution pratiquée
avec vigueur par le pouvoir exécutif donnassent des garanties aux puissances
monarchiques. Mais les dernières séances de l'Assemblée, les armements de M.
de Narbonne, les accusations de Brissot, le discours enflamme de Vergniaud,
les applaudissements dont il avait été couvert commencèrent à lasser sa
patience, et la guerre longtemps contenue s'échappa malgré lui de son cœur. «
Les Français veulent la guerre, dit-il un jour a son cercle ; ils l'auront,
ils verront que Léopold le pacifique sait être guerrier quand l'intérêt de
ses peuples le lui commande. » Les
conseils de cabinet se multiplièrent à Vienne en présence de l'empereur. La
Russie venait de signer la paix avec l'empire ottoman, elle était libre de se
retourner du côté de la France. La Suède soufflait la colère des princes. La
Prusse cédait aux conseils de Léopold. L'Angleterre observait, mais
n'entravait rien ; la lutte du continent devait accroître son importance. Les
armements furent décidés, et, le 7 février 1792, le traité définitif
d'alliance et de concert fut signé à Berlin entre l'Autriche et la Prusse. «
Aujourd'hui, écrivait Léopold à Frédéric-Guillaume, c'est la France qui
menace, qui arme, qui provoque. L'Europe doit armer. » Le
parti de la guerre en Allemagne triomphait. « Vous êtes bien heureux, disait
au marquis de Bouillé l'électeur de Mayence, que les Français soient les
agresseurs. Sans cela, nous n'aurions jamais eu la guerre ! » La guerre était
décidée dans les conseils, et Léopold espérait encore. Dans une note
officielle que le prince de Kaunitz remit au marquis de Noailles pour la
communiquer au roi, ce prince tendit encore une main à la conciliation. M. de
Lessart répondit confidentiellement à ces dernières ouvertures dans une
dépêche qu'il eut la loyauté de communiquer au comité diplomatique de
l'Assemblée, composé de Girondins. Dans cette pièce, le ministre palliait les
reproches adressés à l'Assemblée par l'empereur. Il semblait excuser la
France plus que la justifier. Il confessait quelques troubles dans le
royaume, quelques excès dans les clubs et dans la licence de la presse ; il
attribuait ces désordres à la fermentation produite par les rassemblements
d'émigrés, et à l'inexpérience d'un peuple qui essaie sa constitution et qui
se blesse en la maniant. L'indifférence
et le mépris, disait-il, sont les armes avec lesquelles il convient de
combattre ce fléau. L'Europe pourrait-elle s'abaisser jusqu'à s'en prendre à
la nation française parce qu'elle recèle dans son sein quelques déclamateurs
et quelques folliculaires, et voudrait-elle leur faire l'honneur de leur
répondre à coups de canon ? » Dans une dépêche du prince de Kaunitz adressée
à tous les cabinets étrangers, on lisait cette phrase : « Les derniers
événements nous donnent des espérances ; il paraît que la majorité de la
nation française, frappée elle-même des maux qu'elle préparait, revient à des
principes plus modérés, et tend à rendre au trône la dignité et l'autorité,
qui sont l'essence du gouvernement monarchique. » L'Assemblée garda le
silence du soupçon. Ce soupçon s'éveilla pendant la lecture de ces notes et
contre-notes diplomatiques échangées entre le cabinet des Tuileries et le
cabinet de Vienne. Mais à peine M. de Lessart fut-il descendu de la tribune
et la séance fut-elle levée, que les chuchotements de la. défiance se
changèrent en une clameur sourde et unanime d'indignation. II. Les
Jacobins éclatèrent en menaces contre le ministre et la cour perfides, qui,
réunis en un comité de trahison, qu'on appelait le comité autrichien,
concertaient dans l'ombre des Tuileries des plans contre-révolutionnaires,
faisaient signe, du pied même du trône, aux ennemis de la nation,
communiquaient secrètement avec la cour de Vienne et lui dictaient le langage
qu'il fallait tenir à la France pour l'intimider. Les Mémoires de Hardenberg,
ministre de Prusse, publiés depuis, démontrent que ces accusations n'étaient
pas toutes des rêves de démagogues, et que dans des vues de paix au moins les
deux cours s'efforçaient de combiner leur langage. La mise en accusation de
M. de Lessart fut résolue. Brissot, le chef du comité diplomatique et l'homme
de la guerre, se chargea de prouver ses prétendus crimes. Le
parti constitutionnel abandonna M. de Lessart sans défense à la haine des
Jacobins. Ce parti n'avait pas de soupçons ; mais il avait une vengeance a
exercer contre M. de Lessart. Le roi venait de congédier subitement M. de
Narbonne, rival de ce ministre dans le conseil. M. de Narbonne, se sentant
menacé, s'était fait écrire une lettre ostensible par M. de La Fayette. Dans
cette lettre, M. de La Fayette conjurait, au nom de l'armée, M. de Narbonne
de rester à son poste tant que les périls de la patrie l'y rendraient
nécessaire. Cette démarche, dont M. de Narbonne était complice, parut au roi
une oppression insolente exercée sur sa liberté personnelle et sur la
constitution. La popularité de M. de Narbonne baissait à mesure que celle des
Girondins devenait plus audacieuse. L'Assemblée commençait à changer ses
applaudissements en murmures quand il paraissait à la tribune ; on l'en avait
fait honteusement descendre quelques jours avant pour avoir blessé la
susceptibilité plébéienne, en faisant un appel aux membres les plus
distingués de l'Assemblée. L'aristocratie de son rang perçait à travers son
uniforme. Le peuple voulait des hommes rudes comme lui dans le conseil. Entre
le roi offensé et les Girondins défiants, M. de Narbonne tomba. Le roi le
destitua ; il alla servir dans l'armée qu'il avait organisée. Ses
amis ne cachèrent pas leur ressentiment. Madame de Staël perdit en lui son
idéal et son ambition dans un seul homme ; mais elle ne perdit pas
l'espérance de reconquérir pour M. de Narbonne la confiance du roi et un
grand rôle politique. Elle avait voulu en faire un Mirabeau, elle rêva d'en
faire un Monk. De ce jour-là elle conçut l'idée d'arracher le roi aux
Girondins et aux Jacobins, de le faire enlever par M. de Narbonne et par les
constitutionnels pour le placer au milieu de l'armée et pour le ramener par
la force, écraser les partis extrêmes et fonder son gouvernement idéal : une
liberté aristocratique. Femme de génie, son génie avait les préjugés de sa
naissance ; plébéienne de cour, entre le trône et le peuple il lui fallait
des patriciens. Le premier coup porté à M. de Lessart partit de la main d'un
homme qui fréquentait le salon de madame de Staël. III. Mais un
coup plus inattendu et plus terrible éclata sur M. de Lessart, le jour même
où il se livrait ainsi à ses ennemis. On apprit à Paris la mort inopinée de
l'empereur Léopold. Avec la vie de ce prince s'éteignaient les dernières
lueurs de la paix : il emportait avec lui sa sagesse. Qui sait quelle
politique allait sortir de son cercueil ! L'agitation des esprits jeta la
terreur dans l'opinion : cette terreur se changea en haine contre l'infortuné
ministre de Louis XVI. Il n'avait su, disait-on, ni profiter des dispositions
pacifiques de Léopold, pendant que ce prince vivait, ni prévenir les desseins
hostiles de ceux qui lui succédaient dans la direction de l'Allemagne. Tout
lui était accusation, même la fatalité et la mort. Au
moment de cette mort, l'empire était prêt aux hostilités. De Bâle à l'Escaut,
deux cent mille hommes allaient se trouver en ligne. Le duc de Brunswick, ce
héros en espérance de la coalition, était à Berlin, donnant ses derniers
conseils au roi de Prusse et recevant ses derniers ordres. Bischoffwerder,
général et confident du roi de Prusse, arrivait à Vienne pour concerter avec
l'empereur le point et l'heure des hostilités. A son arrivée, le prince de
Kaunitz éperdu lui apprit la maladie soudaine de l'empereur. Le 27, Léopold
était en parfaite santé et donnait audience à l'envoyé turc ; le 28, il est à
l'agonie. Ses entrailles se gonflent, des vomissements convulsifs déchirent
son estomac et sa poitrine. Les médecins, hésitant sur la nature des
symptômes, se troublent ; ils ordonnent des saignées : elles paraissent
apaiser, mais elles énervent la force vitale d'un prince usé de luxure. Il
s'endort un moment, les médecins et les ministres s'éloignent ; il se
réveille dans de nouvelles convulsions et expire sous les yeux d'un seul
valet de chambre, nommé Brunetti dans les bras de l'impératrice, qui vient
d'accourir. La
nouvelle de la mort de l'empereur, d'autant, plus sinistre qu'elle était
moins attendue, se répandit en un instant dans la ville ; elle surprenait
l'empire dans une crise. Les terreurs sur la destinée de l'Allemagne se
joignaient à la pitié sur le sort de l'impératrice et de ses enfants : le
palais était dans la confusion et dans le désespoir ; les ministres sentaient
le pouvoir tout à coup évanoui dans leurs mains ; les grands de la cour,
n'attendant pas qu'on eût attelé leur carrosse, accouraient à pied au palais
dans le désordre de l'étonnement et de la douleur ; les sanglots
retentissaient dans les vestibules et sur les escaliers qui menaient aux
appartements de l'impératrice. A ce moment cette princesse, sans avoir eu le
temps de revêtir ses habits de deuil, apparut tout en larmes, entourée de ses
nombreux enfants et les conduisant par la main devant le nouveau roi des
Romains, fils aîné de Léopold : elle s'agenouilla et implora sa protection
pour ces orphelins. François Ier, confondant ses sanglots avec ceux de sa
mère et de ses frères, dont l'un n'avait pas plus de quatre ans, releva
l'impératrice, embrassa les enfants et leur promit d'être pour eux un autre
père. IV. Cependant
cette catastrophe semblait inexplicable aux hommes de l'art, les politiques y
soupçonnaient un mystère et le peuple parlait de poison ; ces bruits
d'empoisonnement n'ont été ni confirmés ni démentis par le temps. L'opinion
la plus probable est que le prince, acharné au plaisir, avait fait, pour
exciter en lui la nature, un usage immodéré de drogues qu'il composait
lui-même, et que sa passion pour les femmes lui rendait nécessaires quand ses
forces physiques ne répondaient pas à l'insatiable ardeur de son imagination.
Lagusius, son médecin ordinaire, qui avait assisté à l'autopsie du cadavre,
affirmait le poison. Qui l'aurait donné ? Les Jacobins et les émigrés se
renvoyaient le crime : ceux-là l'auraient commis pour se débarrasser du chef
armé de l'empire, et pour jeter ainsi l'anarchie dans la fédération de
l'Allemagne dont l'empereur était le lien ; ceux-ci auraient frappé dans
Léopold le prince philosophe qui pactisait avec la France et qui retardait la
guerre. On parlait d'une femme remarquée par Léopold au dernier bal masqué de
la cour. Cette inconnue, à la faveur de son déguisement, lui aurait présenté
des bonbons empoisonnés sans qu'on pût retrouver la main qui lui avait offert
la mort. D'autres accusaient la belle Florentine donna Livia, sa maîtresse,
instrument, selon eux, du fanatisme de quelques prêtres. Ces anecdotes sont
les chimères de l'étonnement et de la douleur ; les peuples ne veulent rien
voir de naturel dans les événements qui ont une si immense portée sur leur
destinée. Mais les crimes collectifs sont rares ; les opinions désirent des
crimes, elles ne les commettent pas. Nul n'accepte pour tous l'exécration
d'un forfait qui ne profite qu'à son parti. Le crime est personnel comme
l'ambition ou comme la vengeance ; il n'y avait ni ambition ni vengeance
autour de Léopold, il n'y avait que quelques jalousies de femmes. Ses
attachements mêmes étaient trop multipliés et trop fugitifs pour allumer dans
l'âme de ses maîtresses une de ces passions qui s'arment du poison ou du
poignard. Il aimait à la fois donna Livia, qu'il avait amenée avec lui de
Toscane, et qui était connue de l'Europe sous le nom de la belle Italienne ;
la Prokache, jeune Polonaise ; la charmante comtesse de Walkenstein, d'autres
encore d'un rang inférieur. La comtesse de Walkenstein était depuis quelque
temps sa maîtresse déclarée ; il venait de lui donner un million en
obligations de la banque de Vienne ; il l'avait même présentée à
l'impératrice, qui lui pardonnait ses faiblesses pourvu qu'il n'accordât pas
sa confiance politique, que jusque-là il lui avait réservée. Il poussait la
passion des femmes jusqu'à un véritable délire ; il faudrait remonter
jusqu'aux époques les plus honteuses de l'empire romain pour trouver dans la
cour des empereurs des scandales comparables à ceux de sa vie. Son cabinet
ressemblait à un lieu infâme, c'était un musée obscène. On y trouva après sa
mort une collection d'étoffes précieuses, de bagues, d'éventails, de bijoux
et même jusqu'à cent livres de fard superfin, destiné à réparer le désordre
des toilettes des femmes qu'il y amenait. Les traces de ses débauches firent
rougir l'impératrice lorsqu'elle en fit l'inventaire en présence du nouvel
empereur. « Mon fils, lui dit-elle, vous avez devant vous la triste preuve
des désordres de votre père et de mes longues afflictions ; ne vous souvenez
que de mon pardon et de ses vertus. Imitez ses grandes qualités, mais
gardez-vous de tomber dans ses vices, pour ne pas faire rougir à votre tour
ceux qui auront à scruter dans votre vie. » Le
prince dans Léopold était supérieur à l'homme. Il avait essayé le
gouvernement philosophique en Toscane ; cet heureux pays bénit encore sa
mémoire. Son génie n'était pas à la proportion d'un plus vaste empire. La
lutte que lui proposait la Révolution française le forçait à saisir la
direction de l'Allemagne ; il la saisit avec mollesse. Il opposa les
temporisations de la diplomatie à l'incendie des idées nouvelles ; il fut le
Fabius des rois. Donner du temps à la Révolution, c'était lui assurer la
victoire. On ne pouvait la vaincre que par surprise, et l'étouffer que dans
son premier foyer. Elle avait le génie des peuples pour négociateur et pour
complice ; elle avait pour armée sa popularité croissante. Ses idées lui
recrutaient les princes, les peuples, les cabinets ; Léopold aurait voulu lui
faire sa part, mais la part des révolutions c'est la conquête de tout ce qui
s'oppose à leurs principes. Les principes de Léopold pouvaient se concilier
avec la Révolution. Sa puissance, comme arbitre de l'Allemagne, ne pouvait se
concilier avec la puissance conquérante de la France. Son rôle était double,
sa situation était fausse. Il mourut à propos pour sa gloire ; il paralysait
l'Allemagne, il amortissait l'élan de la France. En disparaissant entre les
deux, il laissait les deux principes s'entrechoquer et la destinée
s'accomplir. V. L'opinion,
déjà agitée par la mort de Léopold, reçut un autre contre-coup par la
nouvelle de la mort tragique du roi de Suède ; il fut assassiné la nuit du 16
au 17 mars 1792 dans un bal masqué. La mort semblait atteindre, coup sur
coup, tous les ennemis de la France. Les Jacobins voyaient sa main dans
toutes ces catastrophes ; ils s'en vantaient même par l'organe de leurs plus
effrénés démagogues, mais ils proclamaient plus de crimes qu'ils n'en
commettaient : ils n'avaient que leurs vœux dans tous ces assassinats. Gustave,
ce héros de la contre-révolution, ce chevalier de l'aristocratie, ne périt
que sous les coups de sa noblesse. Prêt à partir pour l'expédition qu'il
méditait contre la France, il avait assemblé sa diète pour assurer la
tranquillité du royaume pendant son absence. Sa vigueur avait comprimé les
mécontents ; cependant on lui annonçait comme à César que les ides de mars
seraient une époque critique pour sa destinée. Mille indices révélaient une
trame ; le bruit de son prochain assassinat était répandu dans toute
l'Allemagne avant que le coup eût été frappé. Ces rumeurs sont le
pressentiment des crimes qu'on médite ; il échappe toujours quelque éclair de
l'âme des conspirateurs : c'est à cette lueur qu'on aperçoit l'événement
avant qu'il soit accompli. Le roi
de Suède, averti par ses nombreux amis, qui le suppliaient de se tenir sur
ses gardes, répondit comme César que le coup une fois reçu était moins
douloureux que la crainte perpétuelle de le recevoir, et qu'il ne pourrait
plus boire même un verre d'eau s'il prêtait l'oreille à tous ces
avertissements ; il bravait la mort et se prodiguait à son peuple. Les
conjurés avaient fait plusieurs tentatives inutiles pendant la durée de la
diète : le hasard avait sauvé le roi. Depuis son retour à Stockholm, ce
prince allait souvent passer la journée seul à son château de Haga, à une
lieue de la capitale. Trois des conjurés s'étaient approchés du château à
cinq heures du soir, pendant une soirée sombre d'hiver, armés de carabines ;
ils avaient épié le roi, prêts à faire feu sur lui. L'appartement qu'il
occupait était au rez-de-chaussée ; les flambeaux allumés dans la
bibliothèque marquaient leur victime à leurs coups. Gustave, revenant de la
chasse, se déshabilla, s'assit dans sa bibliothèque et s'endormit dans son
fauteuil à quelques pas de ses assassins. Soit qu'un bruit de pas leur donnât
l'alarme, soit que le contraste solennel du sommeil de ce prince sans
défiance avec la mort qui le menaçait attendrît leurs âmes, ils reculèrent
cette fois encore, et ne révélèrent cette circonstance que dans leur
interrogatoire, après l'assassinat. Le roi reconnut la vérité et la précision
des circonstances. Ils étaient prêts à renoncer à leur projet, découragés par
une sorte d'intervention divine et par la lassitude de porter si longtemps en
vain leur complot, quand une occasion fatale vint les tenter avec plus de
force et les décider au meurtre du roi. VI. On
donnait un bal masqué à l'Opéra, le roi devait s'y trouver ; ils résolurent
de profiter du mystère du déguisement et du désordre d'une fête pour y
frapper sans montrer la main. Un peu avant le bal, le roi soupait avec un
petit nombre de favoris. On lui remit une lettre, il l'ouvrit et la lut en
plaisantant, puis il la jeta sur la table. L'auteur anonyme de cette lettre
lui disait qu'il n'était ni l'ami de sa personne ni l'approbateur de sa
politique, mais qu'en ennemi loyal il croyait devoir l'avertir de la mort qui
le menaçait. Il lui conseillait de ne point aller au bal ; ou, s'il croyait
devoir s'y rendre, il l'engageait à se défier de la foule qui se presserait
autour de lui, parce que cet attroupement autour de sa personne devait être
le prélude et le signal du coup qui lui serait porté. Pour accréditer auprès
du roi l'avertissement qu'il lui donnait, il lui rappelait dans ses moindres
circonstances son costume, ses gestes, son attitude, son sommeil dans son
appartement de Haga pendant la soirée où il avait cru se reposer sans témoin.
De tels signes de reconnaissance devaient frapper et intimider l'esprit de ce
prince ; son âme intrépide lui fit braver non l'avertissement, mais la mort :
il se leva et alla au bal. VII. A peine
avait-il parcouru la salle, qu'il fut entouré, comme on le lui avait prédit,
par un groupe de personnes masquées, et sépare comme par un mouvement
machinal de la foule des officiers qui l'accompagnaient. A ce moment une main
invisible lui tira par derrière un coup de pistolet chargé à mitraille. Le
coup l'atteignit dans le flanc gauche au-dessus de la hanche ; Gustave
fléchit dans les bras du comte d'Armsfeld, son favori. Le bruit de l'arme, la
fumée de la poudre, les cris : au feu ! qui s'élevèrent de partout, la
confusion qui suivit la chute du roi, l'empressement réel ou simulé des
personnes qui se précipitaient pour le relever favorisaient la dispersion des
assassins ; le pistolet était tombé à terre. Gustave ne perdit pas un moment
sa présence d'esprit, il ordonna qu'on fermât les portes de la salle et qu'on
fît démasquer tout le monde. Transporté par ses gardes dans son appartement
attenant à l'Opéra, il y reçut les premiers soins des médecins ; il admit en
sa présence quelques-uns des ministres étrangers, il leur parla avec la
sérénité d'une âme ferme. La douleur même ne lui inspira pas un sentiment de
vengeance ; généreux jusque dans la mort, il demanda avec inquiétude si
l'assassin avait été arrêté. On lui répondit qu'il était encore inconnu. « Ah
! Dieu veuille, dit-il, qu'on ne le découvre pas ! » Pendant
qu'on donnait au roi les premiers soins et qu'on le transportait dans son
palais, les gardes postés aux portes du bal faisaient démasquer les
assistants, les interrogeaient, prenaient leurs noms, visitaient leurs
habits. Rien de suspect ne fut découvert. Quatre des principaux conjurés,
hommes de la première noblesse de Stockholm, avaient réussi à s'évader de la
salle dans la première confusion produite par le coup de pistolet et avant
qu'on eût songé à fermer les portes. Des neuf confidents ou complices du
crime, huit étaient déjà sortis sans avoir éveillé aucun soupçon ; il n'en
restait plus qu'un dans la salle, affectant une lenteur et un calme garants
de son innocence. Il
sortit le dernier de la salle ; il leva son masque devant l'officier de
police, et lui dit en le regardant avec assurance : « Quant à moi, monsieur,
j'espère que vous ne me soupçonnerez pas. » Cet homme était l'assassin. On le
laissa passer ; le crime n'avait d'autres indices que le crime lui-même, un
pistolet et un couteau aiguisé en poignard, trouvés sous les masques et sous
les fleurs sur le plancher de l'Opéra. L'arme seule révéla la main. Un
armurier de Stockholm reconnut le pistolet et déclara l'avoir vendu peu de
temps avant à un gentilhomme suédois, ancien officier des gardes, Ankastrœm.
On trouva Ankastrœm chez lui, ne songeant ni à se disculper ni à fuir. Il
reconnut l'arme et le crime. Un jugement injuste, selon lui, et à l'occasion
duquel cependant le roi lui avait fait grâce de la vie, l'ennui de
l'existence dont il voulait illustrer et utiliser la fin au profit de sa
patrie, l'espoir s'il réussissait d'une récompense nationale digne de
l'attentat lui avaient, disait-il, inspiré ce projet. Il en revendiquait pour
lui seul la gloire ou l'opprobre. Il niait tout complot et tous complices.
Sous le fanatique il masquait le conjuré. Ce rôle
fléchit au bout de quelques jours sous la vérité et sous le remords. Il
déroula le complot, il nomma les coupables, il confessa le prix du crime.
C'était une somme d'argent qu'on avait pesée rixdale par rixdale contre le
sang de Gustave. Ce plan, conçu depuis six mois, avait été déjoué trois fois,
par le hasard ou par la destinée : à la diète de Jessen, à Stockholm et à
Haga. Le roi tué, tous les favoris de son cœur, tous les instruments de son
gouvernement devaient être immolés à la vengeance du sénat et à la
restauration de l'aristocratie. On devait promener leurs têtes, au bout de
piques, dans les rues de la capitale à l'imitation des supplices populaires
de Paris. Le duc de Sudermanie, frère du roi, devait être sacrifié. Le jeune
roi, livré aux conjurés, leur servirait d'instrument passif pour rétablir
l'ancienne constitution et pour légitimer leur forfait. Les principaux
complices appartenaient aux premières familles de la Suède ; la honte de leur
puissance perdue avait avili leur ambition jusqu'au crime. C'était le comte
de Ribbing, le comte de Horn, le baron d'Erensward et enfin le colonel
Lilienhorn. Lilienhorn, commandant des gardes, tiré de la misère et de
l'obscurité par la faveur du roi, élevé au premier grade de l'armée et aux
premières intimités du palais, avoua son ingratitude et son crime : séduit,
confessa-t-il, par l'ambition de commander, pendant le trouble, les gardes
nationales de Stockholm. Ce rôle de La Fayette à Paris lui avait paru l'idéal
du citoyen et du soldat. Il n'avait pu résister à l'éblouissement de cette
perspective. A demi engagé dans le complot, il avait essayé de le rendre
impossible tout en le méditant. C'était lui qui avait écrit au roi la lettre
anonyme où on avertissait ce prince de l'attentat manqué à Haga et de celui
qui le menaçait dans cette fête ; d'une main il poussait l'assassin, de
l'autre il retenait la victime. Comme s'il eût ainsi préparé lui-même une
excuse à ses remords après le forfait consommé. Le jour
fatal il avait passé la soirée dans les appartements du roi, il lui avait vu
lire la lettre, il l'avait suivi au bal ; énigme du crime, assassin
miséricordieux, l'âme ainsi partagée entre la soif et l'horreur du sang de
son bienfaiteur. VIII. Gustave
mourut lentement, il voyait la mort s'approcher ou s'éloigner tour à tour
avec la même indifférence ou avec la même résignation ; il reçut sa cour, il
s'entretint avec ses amis, il se réconcilia même avec les adversaires de son
gouvernement, qui ne cachaient point leur opposition, mais qui ne poussaient
pas leur ressentiment aristocratique jusqu'à l'assassinat. « Je suis consolé,
dit-il au comte de Brahé, un des plus grands seigneurs et un des chefs des
mécontents, puisque la mort me fait retrouver en vous un ancien ami. » Il
veilla jusqu'à la fin sur le royaume. Il nomma le duc de Sudermanie régent,
il institua un conseil de régence, il nomma Armsfeld, son ami, gouverneur
militaire de Stockholm, il enveloppa le jeune roi, âgé de treize ans, de tous
les appuis qui pouvaient affermir sa minorité. Il prépara le passage d'un
règne à l'autre, il arrangea sa mort pour qu'elle ne fut un événement que
pour lui seul. « Mon fils, écrivait-il quelques heures avant d'expirer, ne
sera majeur qu'à dix-huit ans, mais j'espère qu'il sera roi à seize. » Il
présageait ainsi à son successeur la précocité de courage et de génie qui
l'avait fait régner lui-même et gouverner avant le temps. Il dit à son
grand-aumônier en se confessant : « Je ne crois pas porter de grands mérites
devant Dieu, mais j'emporte du moins la conscience de n'avoir volontairement
fait de mal à personne. » Puis ayant demandé un moment de repos pour
reprendre des forces avant d'embrasser pour la dernière fois sa famille, il
dit adieu en souriant à son ami Bergenstiern ; et, s'étant endormi, il ne se
réveilla plus. Le
prince royal, proclamé roi, monta le même jour sur le trône. Le peuple, que
Gustave avait affranchi du joug du sénat, jura spontanément de défendre ses
institutions dans son fils. Il avait si bien employé les jours que Dieu lui
avait laissés entre l'assassinat et la mort, que rien ne périt de lui que
lui-même, et que son ombre parut continuer de régner sur les Suédois. Ce
prince n'avait de grand que l'âme, et de beau que les yeux. Petit de taille,
les épaules fortes, les hanches mal attachées, le front bizarrement modelé,
le nez long, la bouche large, la grâce et la vivacité de sa physionomie
couvraient toutes ces imperfections de la forme et faisaient de Gustave un
des hommes les plus séduisants de son royaume ; l'intelligence, la bonté, le
courage ruisselaient de ses yeux sur ses traits. On sentait l'homme, on
admirait le roi, on devinait le héros ; il y avait du cœur dans son génie
comme chez tous les véritables grands hommes. Instruit, lettré, éloquent, il
appliquait tous ces dons à l'empire ; ceux qu'il avait vaincus par le
courage, il les conquérait par la générosité, il les charmait par sa parole.
Ses défauts étaient le faste et la volupté, il assaisonnait la gloire de ces
plaisirs et de ces amours qu'on accuse et qu'on pardonne dans les héros ; il
avait les vices d'Alexandre, de César et de Henri IV. La vengeance d'un
infâme amour fut pour quelque chose dans la conjuration qui le frappa ; il ne
lui manqua, pour ressembler à ces grands hommes, que leur fortune. Presque
enfant, il s'était arraché à la tutelle de l'aristocratie ; en émancipant le
trône, il avait émancipé le peuple. A la tête d'une armée recrutée sans
trésors et qu'il disciplina par l'enthousiasme, il conquit la Finlande et
marcha de victoire en victoire sur Saint-Pétersbourg. Arrêté dans son
triomphe par une insurrection de ses officiers, enfermé dans sa tente par ses
gardes, il leur avait échappé par la fuite, il avait couru au secours d'une
autre partie de son royaume envahie par les Danois. Vainqueur encore de ces
ennemis acharnés de la Suède, la reconnaissance de la nation lui avait rendu
son armée repentante ; il ne s'était vengé qu'en lui ramenant la fortune. Il
avait tout vaincu au dehors, tout pacifié au dedans ; il n'avait plus qu'une
ambition, désintéressé de tout, excepté de la gloire : venger la cause
abandonnée de Louis XVI, et arracher à ses persécuteurs une reine qu'il
adorait de loin. Ce rêve même était d'un héros ; il n'eut qu'un tort : son
génie fut plus vaste que son empire ; l'héroïsme disproportionné aux moyens
fait ressembler le grand homme à l'aventurier et transforme les grands
desseins en chimères. Mais l'histoire ne juge pas comme la fortune, c'est le
cœur plus que le succès qui fait le héros ; ce caractère romanesque et
aventureux du génie de Gustave n'en est pas moins la grandeur de l'âme
inquiète et agitée dans la petitesse de la destinée. Sa mort fit pousser un
cri de joie aux Jacobins, ils déifièrent Ankastrœm ; mais l'explosion de leur
joie, en apprenant la fin de Gustave, trahit le peu de sincérité de leur
mépris pour cet ennemi de la Révolution. IX. Ces
deux obstacles enlevés, rien ne retenait plus la France et l'Europe que le
faible cabinet de Louis XVI. L'impatience de la nation, l'ambition des
Girondins et le ressentiment des constitutionnels blessés dans M. de Narbonne
se réunirent pour renverser ce cabinet : Brissot, Vergniaud, Guadet, Condorcet,
Gensonné, Péthion, leurs amis dans l'Assemblée, le conciliabule de madame
Roland, leurs séides aux Jacobins flottaient entre deux ambitions également
ouvertes à leur génie : briser le pouvoir ou s'en emparer. Brissot leur
conseilla ce dernier parti. Plus versé que les jeunes orateurs de la Gironde
dans la politique, il ne comprenait pas la Révolution sans gouvernement.
L'anarchie, selon lui, ne perdait pas moins la liberté que la monarchie. Plus
les événements étaient grands, plus la direction leur était nécessaire. Placé
désarmé sur le premier plan de l'Assemblée et de l'opinion, le pouvoir
s'offrait à eux, il fallait le saisir : une fois entre leurs mains, ils en
feraient, selon les conseils de la fortune et selon la volonté du peuple, une
monarchie ou une république. Prêts à tout ce qui les laisserait régner sous
le nom du roi ou sous le nom du peuple, ces conseils plaisaient à des hommes
qui sortaient à peine de l'obscurité et qui, séduits par la facilité de leur
fortune, la saisissaient à son premier sourire. Les hommes qui montent vite
prennent aisément le vertige. Toutefois,
une profonde politique se révéla, dans ce conseil secret des Girondins, par
le choix des hommes qu'ils mirent en avant et qu'ils présentèrent pour
ministres au roi. Brissot montra en cela la patience d'une ambition
consommée. Il inspira sa prudence à Vergniaud, à Péthion, à Guadet, à
Gensonné, à tous les hommes éminents de son parti. Il resta avec eux dans le
demi-jour près du pouvoir ; mais, en dehors du ministère projeté, il voulut
tâter l'opinion par des hommes secondaires qu'on pouvait désavouer et
sacrifier au besoin, et se tenir en réserve avec les premières têtes des
Girondins, soit pour appuyer, soit pour renverser ce faible ministère de
transition, si la nation commandait des mesures plus décisives. Brissot et
les siens étaient ainsi prêts à tout, à diriger comme à remplacer le pouvoir
; ils étaient maîtres et ils n'étaient pas responsables. On reconnaissait les
disciples de Machiavel à cette tactique des hommes d'État. De plus, en
s'abstenant d'entrer dans le premier cabinet, ils restaient populaires, ils
conservaient à l'Assemblée et aux Jacobins ces voix puissantes qui auraient
été étouffées dans le ministère : cette popularité leur était nécessaire pour
lutter contre Robespierre, qui marchait de près sur leurs pas et qui se
serait trouvé à la tête de l'opinion s'ils la lui avaient abandonnée. En
entrant aux affaires, ils affectaient pour ce rival plus de mépris qu'ils
n'en avaient ; Robespierre balançait seul leur influence aux Jacobins. Les
vociférations de Billaud-Varennes, de Danton, de Collot-d'Herbois ne les
alarmaient pas, le silence de Robespierre les inquiétait : ils l'avaient
vaincu dans la question de la guerre ; mais l'opposition stoïque de
Robespierre et l'élan du peuple vers la guerre ne l'avaient pas décrédité.
Cet homme avait retrempé sa force dans l'isolement. L'inspiration d'une
conscience solitaire et incorruptible était plus forte que l'entraînement de
tout un parti. Ceux qui ne l'approuvaient pas l'admiraient encore : il
s'était rangé de côté pour laisser passer la guerre ; mais l'opinion avait
toujours les yeux sur lui, on eût dit qu'un instinct secret révélait au
peuple que cet homme était lui seul un avenir. Quand il marchait, on le
suivait ; quand il ne marchait plus, on l'attendait : les Girondins étaient
donc condamnés par la prudence à se défier de cet homme et à rester dans
l'Assemblée entre leur ministère et lui. Ces précautions prises, ils
cherchèrent autour d'eux quels étaient les hommes bien nuls par eux-mêmes et
bien inféodés à leur parti dont ils pouvaient faire des ministres ; il leur
fallait des instruments et non des maîtres, des séides attachés à leur
fortune qu'ils pussent tourner à leur gré ou contre le roi ou contre les
Jacobins, grandir sans crainte ou précipiter sans remords. Ils les
cherchèrent dans l'obscurité et crurent les avoir trouvés dans Clavière, dans
Roland, dans Dumouriez, dans Lacoste et dans Duranton ; ils ne s'étaient
trompés que d'un homme. Dumouriez se trouva le génie d'une circonstance caché
sous l'habit d'un aventurier. X. Les
rôles ainsi préparés et madame Roland avertie de l'élévation prochaine de son
mari, les Girondins attaquèrent le ministère dans la personne de M. de
Lessart à la séance du 10 mars. Brissot lui contre ce ministre un acte
d'accusation habilement et perfidement tissu où les apparences présentées
pour des faits et les conjectures données pour des preuves jetaient sur les
négociations de M. de Lessart tout l'odieux et toute Criminalité d'une
trahison. Il propose le décret d'accusation contre le ministre des affaires
étrangères. L'Assemblée se tait ou on applaudit. Quelques membres, sans
défendre le ministre, demandent que l'Assemblée se donne le temps de la
réflexion et affecte au moins l'impartialité de la justice. « Hâtez-vous !
s'écrie Isnard ; pendant que vous délibérez, le traître fuit peut-être. —
J'ai été longtemps juge, répond Boulanger, je n'ai jamais décrété si
légèrement la peine capitale. » Vergniaud, qui voit l'Assemblée indécise,
s'élance deux fois à la tribune pour combattre les excuses et les temporisations
du côté droit. Becquet, dont le sang-froid égale le courage, veut tourner le
danger et demande le renvoi au comité diplomatique. Vergniaud craint que
l'heure n'échappe à son parti. « Non, non, dit-il, il ne faut pas de preuves
pour rendre un décret d'accusation ; des présomptions suffisent. Il n'est
aucun de nous dans l'esprit duquel la lâcheté et la perfidie qui
caractérisent les actes du ministre n'aient produit la plus vive indignation.
N'est-ce pas lui qui a gardé pendant deux mois dans son portefeuille le
décret de réunion d'Avignon à la France ! et le sang versé dans cette ville,
les cadavres mutilés de tant de victimes ne nous demandent-ils pas vengeance
contre lui ? Je vois de cette tribune le palais où des conseillers pervers
trompent le roi que la constitution nous donne, forgent les fers dont ils
veulent nous enchaîner, et ourdissent les trames qui doivent nous livrer à la
maison d'Autriche (la salle retentit d'applaudissements forcenés). Le jour
est arrivé de mettre un terme à tant d'audace, à tant d'insolence, et
d'anéantir enfin les conspirateurs. L'épouvante et la terreur sont souvent
sorties dans les temps antiques de ce palais fameux au nom du despotisme ;
qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi (les
applaudissements redoublent et se prolongent) ; qu'elles y pénètrent tous les
cœurs ; que tous ceux qui l'habitent sachent que la constitution ne promet
l'inviolabilité qu'au roi, qu'ils apprennent que la loi y atteindra tous les
coupables, et qu'il n'y sera pas une seule tète convaincue d'être criminelle
qui puisse échapper à son glaive. » Ces
allusions à la reine, qu'on accusait de diriger le comité autrichien ; ces
paroles menaçantes adressées au roi, allèrent retentir jusque dans le cabinet
de ce prince et forcer sa main à signer la nomination du ministère girondin.
C'était ainsi une manœuvre de parti exécutée, sous les apparences de
l'indignation et de l'improvisation, du haut de la tribune ; c'était plus,
c'était le premier signe fait par les Girondins aux hommes du 20 juin et du
10 août. L'acte d'accusation fut emporté, et de Lessart envoyé à la cour
d'Orléans, qui ne le rendit qu'aux égorgeurs de Versailles. Il pouvait
s'enfuir ; mais sa fuite eût été interprétée contre le roi. Il se plaça
généreusement entre la mort et son maître, innocent de tout crime, excepté de
son amour pour lui. Le roi
sentit qu'il n'y avait plus qu'un degré entre l'abdication et lui : c'était
de prendre son ministère parmi ses ennemis, et de les intéresser au pouvoir
en le remettant entre leurs mains. Il céda au temps, il embrassa son
ministre, il demanda aux Girondins de lui en imposer un autre. Les Girondins
s'en étaient déjà sourdement occupés. On avait fait, au nom de ce parti, des
ouvertures à Roland dès la fin de février. « La cour, lui disait-on, n'est
pas éloignée de prendre des ministres jacobins : ce n'est pas par penchant,
c'est par perfidie. La confiance qu'elle feindra de leur donner sera un
piège. Elle voudrait des hommes violents pour leur imputer les excès du
peuple et le désordre du royaume ; il faut tromper ses espérances perfides et
lui donner des patriotes fermes et sages. On songe à vous. » XI. Roland,
ambition aigrie dans l'obscurité, avait souri à ce pouvoir qui venait venger
sa vieillesse. Brissot lui-même était venu chez madame Roland le 21 du même
mois, et, répétant les mêmes paroles, lui avait demandé le consentement
formel de son mari. Madame Roland était ambitieuse, non de puissance, mais de
gloire. La gloire n'éclaire que les hauteurs. Elle désirait ardemment y faire
monter son mari. Elle répondit en femme qui avait prédit l'événement et que
la fortune ne surprend pas. « Le fardeau est lourd, dit-elle à Brissot, mais
le sentiment de ses forces est grand chez Roland ; il en puisera de nouvelles
dans la confiance d'être utile à la liberté et à son pays. » Ce
choix fait, les Girondins jetèrent les yeux sur Lacoste,
commissaire-ordonnateur de la marine, homme de bureau, esprit limité par la
règle, mais cœur honnête et droit, échappant aux factions par la candeur de
son âme. Jeté dans le conseil pour être le surveillant de son maître, il y
devint naturellement son ami. Duranton, avocat de Bordeaux, fut appelé à la
justice. Les Girondins, dont il était connu, se parèrent de son honnêteté et
comptèrent sur sa condescendance et sur sa faiblesse. Aux finances Brissot
destina Clavière, économiste génevois, expulsé de son pays, parent et ami de
Brissot, rompu à l'intrigue, rival de Necker, grandi dans le cabinet de
Mirabeau pour élever un rival contre ce ministre des finances odieux à
Mirabeau. Homme du reste sans préjugés républicains et sans principes
monarchiques, ne cherchant dans la Révolution qu'un rôle, et pour qui le
dernier mot de tout était : parvenir. Son esprit, indifférent à tous les
scrupules, était au niveau de toutes les situations et à la hauteur de tous
les partis. Les-Girondins, neufs aux affaires, avaient besoin d'hommes
spéciaux à la guerre et aux finances, qui fussent pour eux des instruments de
gouvernement. Clavière en était un. A la guerre ils avaient de Grave, par
lequel le roi avait remplacé Narbonne ; de Grave, qui, des rangs subalternes
de l'armée, venait d'être élevé au ministère de la guerre, avait des
affinités avouées avec les Girondins. Ami de Gensonné, de Vergniaud, de
Guadet, de Brissot, de Danton même, il espérait en eux pour sauver à la fois
la constitution et le roi. Dévoué à l'un et à l'autre, il était le nœud qui
s'efforçait d'unir les Girondins à la royauté. Jeune, il avait les illusions
de son âge. Constitutionnel, il avait la sincérité de sa conviction ; mais
faible, maladif, plus prompt à entreprendre que ferme à exécuter, il était de
ces hommes provisoires qui aident les événements à s'accomplir et qui ne les
embarrassent pas quand ils sont accomplis. Mais le principal ministre, celui entre les mains duquel allait reposer le sort de la patrie et se résumer toute la politique des Girondins, c'était le ministre des affaires étrangères, destiné à remplacer l'infortuné de Lessart. La rupture avec l'Europe était l'affaire la plus urgente de ce parti ; il lui fallait un homme qui dominât le roi, qui déjouât les trames secrètes de la cour, qui connût le mystère des cabinets européens, et qui par son habileté et sa résolution sût à la fois forcer nos ennemis à la guerre, nos amis douteux à la neutralité, nos partisans secrets à notre alliance. Ils cherchaient cet homme. Ils l'avaient sous la main. |