I. Pendant
que ces choses se passaient aux Jacobins, et que les journaux, ces échos des
clubs, semaient partout dans le peuple les mêmes anxiétés et la même
hésitation, la diplomatie sourde du cabinet des Tuileries et de l'empereur
Léopold, qui cherchait en vain à ajourner le dénouement, allait se voir
déjouer par l'impatience des Girondins et par la mort de Léopold. Ce prince
philosophe allait emporter avec lui tous les désirs de conciliation et toutes
les espérances de paix. Lui seul contenait l'Allemagne. M. de Narbonne
déjouait par des démonstrations publiques les négociations secrètes de son
collègue, M. de Lessart, pour temporiser et pour faire aboutir les différends
de la France et de l'Europe à un congrès. Le
comité diplomatique de l'Assemblée, poussé par Narbonne et peuplé de
Girondins, proposait des résolutions décisives. Ce comité, établi par
l'Assemblée constituante et influencé par la haute pensée de Mirabeau,
interpellait les ministres sur toutes les relations extérieures. La
diplomatie était ainsi dévoilée, les négociations brisées, les transactions
et les combinaisons impossibles ; les cabinets de l'Europe étaient sans cesse
cités à la tribune de Paris. Les Girondins, meneurs actuels de ce comité, n'avaient
ni les lumières ni la réserve nécessaires pour manier, sans les rompre, les
fils d'une diplomatie compliquée. Un discours leur comptait plus qu'une
négociation. Peu leur importait le retentissement de leur parole dans les
cabinets étrangers, pourvu qu'elle retentît bien dans la salle et dans les
tribunes. D'ailleurs ils voulaient la guerre ; ils se trouvaient hommes
d'État en brisant d'un seul coup la paix de l'Europe. Étrangers à la
politique, ils se disaient habiles parce qu'ils se sentaient sans scrupules.
En affectant l'indifférence de Machiavel, ils se croyaient sa profondeur. L'empereur
Léopold, par un office du 21 décembre, donna prétexte à une explosion de
l'Assemblée : « Les souverains réunis en concert, disait l'empereur, pour le
maintien de la tranquillité publique et pour l'honneur et la sûreté des
couronnes... » Ces mots agitent les esprits ; on en cherche le sens ; on se
demande comment l'empereur, beau-frère et allié de Louis XVI, lui parle pour
la première fois de ce concert formé entre les souverains ? Et contre qui, si
ce n'est contre la Révolution ? Et comment les ministres et les ambassadeurs
de la Révolution l'avaient-ils ignoré s'il existait ? Et comment
l'avaient-ils caché à la nation s'ils l'avaient su ? Il y avait donc une
double diplomatie, dont l'une ourdissait ses trames contre l'autre ? Le
comité autrichien n'était donc point un rêve des factieux ? Il y avait donc
dans la diplomatie officielle impéritie ou trahison, ou peut-être l'une et
l'autre à la fois ? On parlait du congrès projeté ; on se demandait s'il
pouvait avoir un autre objet que d'imposer des modifications à la
constitution de la France ? On s'indignait à la seule pensée de céder une
lettre de la constitution aux exigences de l'Europe monarchique. II. C'est
dans cette émotion des esprits que le comité diplomatique, par l'organe du
Girondin Gensonné, présenta son rapport sur l'état de nos relations avec
l'empereur. Gensonné, avocat de Bordeaux, nommé à l'Assemblée législative le
même jour que Guadet et Vergniaud, ses compatriotes et ses amis, composait
avec ces députés ce triumvirat de talent, d'opinion et d'éloquence, qu'on
appela depuis la Gironde. La dialectique obstinée, l'ironie âpre et mordante
étaient les deux caractères du talent de Gensonné. Il n'entraînait pas, il
contraignait : ses passions révolutionnaires étaient fortes mais raisonnées. Avant
d'entrer à l'Assemblée législative il avait été envoyé comme commissaire avec
Dumouriez, depuis si célèbre, pour étudier l'esprit des populations dans les
départements de l'Ouest, et proposer les mesures utiles à la pacification de
ces contrées agitées par les querelles religieuses. Son rapport lumineux et
calme avait conclu à la tolérance et à la liberté, ces deux topiques des
consciences. Il était, comme tous les Girondins alors, décidé à pousser la
Révolution jusqu'à sa forme extrême et définitive : la république, — sans
impatience cependant de renverser le trône constitutionnel, pourvu que la
constitution fut dans les mains de son parti. Lié
avec le ministre Narbonne, ses calomniateurs l'accusaient de lui être vendu.
Rien ne légitime ce soupçon. Si l'âme des Girondins n'était pas pure
d'ambitions et d'intrigues, leurs mains restaient pures de toute corruption.
Gensonné, dans son rapport au nom du comité diplomatique, se posait deux
questions : d'abord, quelle était notre-situation politique à l'égard de
l'empereur ? secondement, son dernier office devait-il être regardé comme une
hostilité ; et dans ce cas, fallait-il accélérer en l'attaquant l'instant
d'une rupture inévitable ? Notre
situation avec l'empereur, se répondait-il, c'est l'intérêt français sacrifié
à la maison d'Autriche, nos finances et nos armées prodiguées pour elle, nos
alliances perdues, et quelle marque de réciprocité en recevons-nous ? La
Révolution insultée, notre cocarde profanée, les rassemblements d'émigrés
protégés dans les États qui dépendent d'elle, et enfin l'aveu d'un concert
des puissances auquel elle déclare s'associer contre nous. Quand du sein du
Luxembourg nos princes nous menacent d'une invasion imminente et se vantent
d'être appuyés par les puissances, l'Autriche se tait et sanctionne par son
silence les menaces de nos ennemis. Elle affecte, il est vrai, de temps en
temps de condamner les manifestations hostiles à la France ; mais ces blâmes
convenus ne sont qu'une hypocrisie de paix. La cocarde blanche et l'uniforme
contre — révolutionnaire sont impunément portés dans ses États ; nos couleurs
nationales y sont proscrites. Quand le roi a menacé l'électeur de Trêves
d'aller disperser chez lui les rassemblements qui nous menaçaient, l'empereur
a ordonné au général Bender de marcher au secours de l'électeur de Trêves.
C'est peu : dans le rapport concerté à Pillnitz, l'empereur déclare
conjointement avec le roi de Prusse que les deux puissances s'entendront sur
les affaires de France avec les autres cours de l'Europe ; et qu'en cas de
guerre, elles se prêteront secours et assistance réciproques. Ainsi il est
démontré que l'empereur a violé le traité de 1756 en contractant des
alliances à l'insu de la France ; il est démontré qu'il s'est fait lui-même
le centre et le moteur d'un système antifrançais. Quel peut être son but, si
ce n'est de nous intimider et de nous dominer pour nous amener insensiblement
à accepter un congrès et à subir des modifications honteuses à nos nouvelles
institutions ? Peut-être,
ajoutait Gensonné, cette idée est-elle éclose au sein de la France, peut-être
des intelligences secrètes font-elles espérer à l'empereur le maintien de la
paix à de telles conditions. Il se trompe : ce n'est pas au moment où le feu
de la liberté embrase les âmes de vingt-quatre millions d'hommes que les
Français consentiraient à une capitulation à laquelle ils préféreraient la
mort. Telle est notre situation, que la guerre, qui, dans des temps
ordinaires, serait un fléau pour l'humanité, doit paraître aujourd'hui utile
au bien public. Cette crise salutaire élèvera le peuple à la hauteur de ses
destinées, elle lui rendra sa première énergie ; elle rétablira nos finances
et étouffera tous les germes de dissensions intestines. Dans une situation analogue,
le grand Frédéric ne brisa la ligue que la cour de Vienne avait formée contre
lui qu'en la prévenant. Votre comité vous propose de faire accélérer les
préparatifs de guerre : un congrès serait une honte, la guerre est
nécessaire, l'opinion publique la provoque, le salut public la commande. Le
rapporteur concluait à demander à l'empereur des explications nettes, et,
dans le cas où ces explications ne seraient pas données avant le 10 février,
à considérer le refus de répondre comme un acte d'hostilité. III. A peine
la lecture de ce rapport est-elle terminée, que Guadet, qui présidait ce
jour-là l'Assemblée, quitte la présidence, monte à la tribune et prend la
parole pour commenter le rapport de son collègue et de son ami. Guadet, né à
Saint-Émilion, dans les environs de Bordeaux, avocat célèbre avant l'âge où
les hommes ont eu le temps de se faire une renommée ; impatiemment attendu
par la tribune politique, arrivé enfin à l'Assemblée législative, disciple de
Brissot, moins profond, aussi courageux, plus éloquent que lui, intimement
uni avec Gensonné et Vergniaud, que le même âge, les mêmes passions, la même
patrie rapprochaient, doué d'une âme forte et d'une parole entraînante,
également propre à résister aux mouvements d'une assemblée populaire ou à la
précipiter vers le dénouement, relevait tous ces dons de l'intelligence par une
de ces physionomies méridionales où la passion s'allume du même feu que le
discours. « On
vient de parler d'un congrès, dit-il, quel est donc ce complot formé contre
nous, et jusqu'à quand souffrirons-nous qu'on nous fatigue par ces manœuvres,
et qu'on nous outrage par ces espérances ! Y ont-ils bien pensé, ceux qui la
trament ! La seule idée de la possibilité d'une capitulation de la liberté
pourrait porter au crime les mécontents qui en auraient l'espérance, et ce
sont les crimes qu'il faut prévenir. Apprenons donc à tous ces princes que la
nation est résolue de maintenir sa constitution tout entière ou de périr tout
entière avec elle ! En un mot, marquons d'avance une place aux traîtres, et
que cette place soit l'échafaud ! Je propose à l'instant même de décréter que
la nation regarde comme infâmes, traîtres à la patrie, coupables de crime de
lèse-nation, tout agent du pouvoir exécutif, tout Français (plusieurs voix :
tout législateur) qui prendraient part, soit directement, soit indirectement,
à un congrès dont l'objet serait d'obtenir une modification à la
constitution, ou une médiation entre la France et les rebelles. » A ces
mots, l'Assemblée se lève comme soulevée par une seule impulsion. Tous les
bras se tendent, toutes les mains s'ouvrent dans l'attitude d'un homme prêt à
prêter serment. Les tribunes confondent leurs applaudissements à ceux qui
retentissent dans la salle. Le décret est voté. M. de
Lessart, que le geste et les réticences de Guadet semblaient avoir déjà
désigné pour victime aux soupçons du peuple, ne veut pas rester sous le poids
de ces allusions terribles. « On a parlé, dit-il, des agents politiques du
pouvoir exécutif, je dois déclarer que je ne connais rien qui doive autoriser
à suspecter leur fidélité. Quant à moi, je répéterai le mot de mes collègues
au ministère, et je le prends pour moi : La constitution ou la mort ! » Pendant
que Gensonné et Guadet soulevaient l'Assemblée dans cette scène concertée,
Vergniaud soulevait la foule par le projet d'adresse au peuple français,
répandu depuis quelques jours dans les masses. Les Girondins calquaient
Mirabeau. Ils se souvenaient de l'effet produit deux ans plus tôt par le
projet d'adresse au roi pour le renvoi des troupes. « Français
! dit Vergniaud, l'appareil de la guerre se déploie sur vos frontières ; on
parle de complots contre la liberté. Vos armées se rassemblent, de grands
mouvements agitent l'empire. Des prêtres séditieux préparent dans le secret
des consciences et jusque dans les chaires le soulèvement contre la
constitution. Des lois martiales étaient nécessaires. Dès lors, elles nous
ont paru justes... Mais nous n'avions réussi qu'à faire briller un moment la
fondre aux yeux de la rébellion. La sanction du roi a été refusée à nos
décrets. Les princes de l'Allemagne font de leur territoire un repaire de
conspirateurs contre vous. Ils protègent les complots des émigrés. Ils leur
fournissent asile, or, armes, chevaux, munitions. Une patience suicide
devait-elle tout tolérer ! Ah ! sans doute, vous avez renoncé aux conquêtes,
mais vous n'avez point promis d'endurer d'insolentes provocations. Vous avez
secoué le joug de vos tyrans ; ce n'est pas pour fléchir le genou devant des
despotes étrangers. Prenez garde cependant, vous êtes environnés de pièges ;
on cherche à vous amener par dégoût ou par lassitude à un état de langueur
qui énerve votre courage. Bientôt, peut-être, on tâchera de l'égarer. On
cherche à vous séparer de nous ; on suit un plan de calomnie contre l'Assemblée
nationale ; on incrimine à vos yeux votre révolution. Oh ! gardez-vous de ces
terreurs paniques ! Repoussez avec indignation ces imposteurs qui, en
affectant un zèle hypocrite pour la constitution, ne cessent de vous parler
de monarchie. La monarchie, pour eux, c'est la contrerévolution ! La
monarchie c'est la noblesse ! La contre-révolution, c'est-à-dire la dîme, la
féodalité, la Bastille, des fers, des bourreaux, pour punir les sublimes
élans de la liberté ! des satellites étrangers dans l'intérieur de l'État ;
la banqueroute engloutissant avec vos assignats vos fortunes privées et la
richesse nationale ; les fureurs du fanatisme, celles de la vengeance, les
assassinats, le pillage, l'incendie, enfin le despotisme et la mort se
disputant dans des ruisseaux de sang et sur des monceaux de cadavres l'empire
de votre malheureuse patrie ! La noblesse, c'est-à-dire deux classes d'hommes
: l'une pour la grandeur, l'autre pour la bassesse ! L'une pour la tyrannie,
l'autre pour la servitude ! La noblesse, ah ! ce mot seul est une injure pour
l'espèce humaine ! « Et
cependant c'est pour assurer le succès de ces conspirations, qu'on met
l'Europe en mouvement contre vous ! Eh bien ! il faut détruire ces espérances
coupables par une solennelle déclaration. Oui, les représentants de la
France, libres, inébranlablement attachés à la constitution, seront ensevelis
sous ses ruines avant qu'on obtienne d'eux une capitulation indigne d'eux et
de vous. Ralliez-vous ! rassurez-vous. On tente de soulever des nations
contre vous, on ne soulèvera que des princes. Le cœur des peuples est à vous.
C'est leur cause que vous embrassez en défendant la vôtre. Abhorrez la
guerre, elle est le plus grand crime des hommes et le plus terrible fléau de
l'humanité ; mais enfin, puisqu'on vous y force, suivez le cours de vos
destinées. Qui peut prévoir jusqu'où ira la punition des tyrans qui vous
auront mis les armes à la main ! » Ainsi ces trois voix conjurées
s'unissaient pour lancer la nation dans la guerre. IV. Les
dernières paroles de Vergniaud ouvraient assez clairement au peuple la
perspective de la république universelle. Les constitutionnels n'étaient pas
moins ardents à diriger vers la guerre les idées de la nation. M. de
Narbonne, au retour de son voyage rapide, fit à l'Assemblée un rapport
rassurant sur l'état de l'armée et sur l'état des places fortes. Il se loua
de tout le monde. Il présenta à la patrie le jeune Mathieu de Montmorency, le
plus beau nom de la France, caractère plus noble que son nom, comme le
symbole de l'aristocratie se dévouant à la liberté. Il attestait que l'armée
ne séparait pas, dans son attachement à la patrie, l'Assemblée du roi. Il
glorifiait d'avance les chefs des troupes. Il nomma Rochambeau, à l'armée du
Nord ; Berthier, à Metz ; Biron, à Lille ; Luckner, La Fayette, sur le Rhin.
Il parla de plans de campagne concertés par les ordres du roi entre ces
généraux. Il énuméra les gardes nationales prêtes à servir de seconde ligne à
l'armée active. Il sollicita leur prompt armement. Il dépeignit ces
volontaires comme donnant à l'armée le plus imposant des caractères, celui de
la force et de la volonté nationales. Il répondit des officiers qui avaient
prêté serment à la constitution, il excusa ceux qui le refuseraient de ne pas
vouloir être des traîtres. Il encouragea l'Assemblée à la défiance envers les
douteux. « La défiance, dit-il, est dans ces temps d'orages le plus naturel
mais le plus dangereux des sentiments. La confiance engage. Il importe au
peuple de montrer qu'il ne peut avoir que des amis. » Il annonça un effectif
de cent dix mille hommes d'infanterie et de vingt mille hommes de cavalerie
prêts à entrer en campagne. Ce
rapport, loué par Brissot dans ses feuilles et applaudi par les Girondins
dans l'Assemblée, ne laissa plus de prétexte à ceux qui voulaient ajourner la
lutte. La France sentait ses forces à la hauteur de sa colère. Rien ne
pouvait plus la contenir. L'impopularité croissante du roi ajoutait à
l'irritation des esprits. Deux fois déjà il avait arrêté, en y opposant son
veto, l'effet des mesures énergiques décrétées par l'Assemblée : le décret
contre les émigrés et le décret contre les prêtres non assermentés. Ces deux
vetos, dont l'un lui était commandé par son honneur, l'autre par sa
conscience, étaient deux armes terribles que la constitution avait mises dans
sa main, et dont il ne pouvait faire usage sans se blesser lui-même. Les
Girondins se vengeaient de sa résistance en lui imposant la guerre contre les
princes qui étaient ses frères et contre l'empereur qu'ils supposaient son
complice. Les
pamphlétaires et les journalistes jacobins agitaient sans cesse devant le
peuple ces deux veto comme des actes de trahison. Les troubles de la Vendée
étaient imputés à cette complicité secrète du roi avec un clergé rebelle. En
vain le département de Paris, composé d'hommes respectueux pour les
consciences, tels que M. de Talleyrand, M. de La Rochefoucauld et M. de
Beaumetz, présentait-il au roi une pétition où les vrais principes de la
liberté protestaient contre l'arbitraire de l'inquisition révolutionnaire,
des contre-pétitions arrivaient en foule des départements. V. Camille
Desmoulins, ce Voltaire des clubs, prêtait à la pétition des citoyens de
Paris la raillerie insolente qui faisait le succès de son talent. « Dignes
représentants, disait la pétition, les applaudissements sont la liste civile
du peuple, ne repoussez donc pas les nôtres ! Recueillir les hommages des
bons citoyens et les injures des mauvais, pour une assemblée nationale c'est
avoir réuni tous les suffrages. Le roi a mis son veto à votre décret contre
les émigrés, décret digne à la fois de la majesté du peuple romain et de la
clémence du peuple français. Nous ne nous plaignons pas de cet acte du roi,
parce que nous nous souvenons de la maxime d'un grand politique, Machiavel,
que nous vous prions de méditer profondément : Il est contre nature de tomber
volontairement de si haut Pénétrés de cette vérité, nous n'exigeons donc pas
du roi un amour impossible de la constitution et nous ne trouvons pas mauvais
qu'il s'oppose à tous vos meilleurs décrets. Mais que des fonctionnaires
publics préviennent le veto royal, et déclarent leur rébellion à votre décret
contre les prêtres ; qu'ils soulèvent l'opinion publique ; que ces hommes
soient précisément les mêmes qui ont fait fusiller au Champ-de-Mars les
citoyens signataires d'une pétition individuelle contre un décret qui n'était
pas rendu ; qu'ils inondent l'empire des exemplaires de cette pétition qui
n'est autre chose que le premier feuillet d'un grand registre de
contre-révolution et une souscription de guerre civile envoyée à la signature
de tous les fanatiques, de tous les idiots, de tous les esclaves permanents :
pères de la patrie ! il y a ici une telle complication d'ingratitude et
d'abus de confiance, de contradiction et de fourberie, de prévarication et de
trahison, que, profondément indignés de tant de scélératesse cachée sous le
manteau de la philosophie et d'un civisme hypocrite, nous venons vous dire :
Votre décret a sauvé la patrie ! et si l'on s'obstine à ne pas vous permettre
de sauver la nation, eh bien ! la nation se sauvera elle-même ! Car enfin, la
puissance du veto a un terme ; un veto n'empêche pas la prise de la Bastille. « On
vous dit que la pension des prêtres était une dette nationale ? Mais quand
vous demandez seulement aux prêtres de déclarer qu'ils ne seront pas
séditieux, ceux qui refusent cette déclaration ne sont-ils pas déjà séditieux
de cœur ? Or, ces prêtres factieux, qui n'ont rien prêté à l'État, qui ne
sont créanciers de l'État qu'à titre de bienfaisance, ne sont-ils pas mille
fois déchus de la donation pour cause d'ingratitude ? Dédaignez donc ces
misérables sophismes, pères de la patrie ! et ne doutez plus de la
toute-puissance d'un peuple libre ! Mais si la liberté sommeille, comment le
bras agira-t-il ? Ne levez plus ce bras, ne levez plus la massue nationale
pour écraser des insectes ! Caton et Cicéron faisaient-ils le procès à Cethegus
et à Catilina ? Ce sont les chefs qu'il faut poursuivre ! Frappez la tête ! »
Le rire amer se propagea des tribunes dans l'Assemblée et de l'Assemblée dans
la foule. Le procès-verbal de cette séance fut envoyé aux quatre-vingt-trois
départements. Le lendemain l'Assemblée revint sur cet envoi, et effaça son
vote de la veille. Mais la publicité n'en porta pas moins, avec le
retentissement dans les provinces, l'inquiétude, la dérision et la haine
attachées au veto royal. La constitution, traduite en ridicule et bafouée en
pleine assemblée, n'était plus que le jouet de la populace. Depuis
plusieurs mois, l'état du royaume répondait à l'état de Paris. Tout était
bruit, trouble, dénonciation, émeute dans les départements. Chaque courrier
apportait ses scandales, ses pétitions séditieuses, ses émeutes, ses
assassinats. Les clubs établissaient autant de foyers de résistance à la
constitution qu'il y avait de communes dans l'empire. La guerre civile,
couvant dans la Vendée, éclatait par des massacres à Avignon. VI. Cette
ville et le Comtat, réunis à la France par le dernier décret de l'Assemblée
constituante, étaient restés depuis cette époque dans un état intermédiaire
entre deux dominations si favorables à l'anarchie. Les partisans du
gouvernement papal et les partisans de la réunion à la France y luttaient
dans une alternative d'espérance et de crainte qui prolongeait et envenimait
leur haine. Le roi, par un scrupule religieux, avait trop longtemps suspendu
l'exécution du décret de réunion. Tremblant d'usurper sur le domaine de
l'Église, il se décidait tard, et ses délais impolitiques donnaient du temps
aux crimes. La
France était représentée, dans Avignon, par des médiateurs. L'autorité
provisoire de ces médiateurs était appuyée par un détachement de troupes de
ligne. Le pouvoir, tout municipal, reposait dans la dictature de la
municipalité. La population, agitée et passionnée, se divisait en parti
français ou révolutionnaire et en parti opposé à la réunion à la France et à
la Révolution. Le fanatisme de la religion chez les uns, le fanatisme de la
liberté chez les autres poussaient les deux partis aux mêmes crimes. L'ardeur
du sang, la soif de vengeances privées, le feu du climat s'ajoutaient aux
passions civiles. Les violences des républiques italiennes devaient se
retrouver dans les mœurs de cette colonie de l'Italie et de cette succursale
de Rome sur les bords du Rhône. Plus les États sont petits, plus les guerres
civiles y sont atroces. Les opinions opposées y deviennent des haines
personnelles ; les batailles n'y sont que des assassinats. Avignon préludait
à ces assassinats en masse par des meurtres particuliers. Le 16
octobre, une agitation sourde se trahit par des attroupements populaires
composés surtout d'hommes du peuple ennemis de la Révolution. Les murs des
églises furent couverts d'affiches appelant la population à la révolte contre
l'autorité provisoire de la municipalité. On semait le bruit de ridicules
miracles qui demandaient, au nom du ciel, vengeance des attentats commis
contre la religion. Une statue de la Vierge, vénérée du peuple dans l'église
des Cordeliers, avait rougi des profanations de son temple. On l'avait vue
verser des larmes d'indignation et de douleur. Le peuple, nourri, sous le
gouvernement papal, de ces crédulités superstitieuses, s'était porté en foule
aux Cordeliers pour venger la cause de sa protectrice. Animé par des
exhortations fanatiques, confiant dans cette intervention divine,
l'attroupement, sorti des Cordeliers et grossi par la foule, se porta aux
remparts, ferma les portes, retourna les canons sur la ville et se répandit
dans les rues, demandant à grands cris le renversement du gouvernement.
L'infortuné Lescuyer, notaire d'Avignon, secrétaire-greffier de la
municipalité, plus spécialement désigné à la fureur de la horde, fut arraché
violemment de sa demeure, traîné sur les pavés jusqu'à l'autel des
Cordeliers, immolé à coups de sabre et à coups de bâton, foulé aux pieds,
outragé jusque dans son cadavre, victime expiatoire étendue aux pieds de la
statue offensée. La garde nationale, un détachement sorti du fort avec deux
pièces de canon refoulèrent le peuple ameuté, et ramassèrent sur le pavé de
l'église le corps nu et inanimé de Lescuyer. Mais les prisons de la ville
avaient été forcées, et les scélérats qu'elles renfermaient allaient offrir
leurs bras à d'autres assassinats. D'horribles représailles étaient à
craindre, et cependant les médiateurs, absents de la ville, s'endormaient sur
le danger ou fermaient les yeux. Des intelligences sourdes se nouaient entre
les meneurs des clubs de Paris et les révolutionnaires d'Avignon. VII. Un de
ces hommes sinistres qui semblent flairer le sang et présager le crime
arrivait de Versailles à Avignon. Cet homme se nommait Jourdan. Il ne faut
pas le confondre avec un autre révolutionnaire du même nom né à Avignon. Né
dans ces montagnes du Midi arides et calcinées où les brutes mêmes sont plus
féroces, successivement boucher, maréchal-ferrant, contrebandier dans les
gorges qui séparent la Savoie de la France, soldat, déserteur, palefrenier,
puis enfin marchand de vin dans un faubourg de Paris, il avait écumé dans
toutes ces professions abjectes les vices de la populace. Les premiers
meurtres commis par le peuple dans les rues de Paris avaient révélé sa
véritable passion. Ce n'était pas celle du combat, c'était celle du meurtre.
Il paraissait après le carnage pour dépecer les victimes et pour déshonorer
davantage l'assassinat, fl s'était fait boucher d'hommes. Il s'en vantait.
C'était lui qui avait plongé ses mains dans la poitrine ouverte et arraché le
cœur de MM. Foulon et Berthier. C'était lui qui avait coupé la tête aux deux
gardes du corps MM. de Varicourt et des Huttes, le 6 octobre à Versailles ;
c'était lui qui, rentré dans Paris et portant ces deux têtes décollées au
bout d'une pique, reprochait au peuple de se contenter de si peu et de
l'avoir fait venir pour ne couper que deux têtes ! Il espérait mieux
d'Avignon. Il s'y rendit. Il y
avait à Avignon un corps de volontaires appelé l'armée de Vaucluse, formé de
la lie de ces contrées et commandé par un nommé Patrix. Ce Patrix ayant été
assassiné par sa troupe, dont il voulait modérer les excès, Jourdan fut porté
au commandement par droit de sédition et de scélératesse. Les soldats à qui
on reprochait leurs brigandages et leurs meurtres, semblables aux gueux de
Belgique et aux sans-culottes de Paris, affichèrent l'insulte comme une
gloire, et s'intitulèrent eux-mêmes les braves brigands d'Avignon. Jourdan, à
la tête de cette bande, ravagea, incendia le Comtat, assiégea Carpentras, fut
repoussé, perdit cinq cents hommes, et se replia sur Avignon tout frémissant
encore du meurtre de Lescuyer. Il vint prêter son bras et sa troupe à la vengeance
du parti français. Dans la journée du 30 août, Jourdan et ses sicaires
fermèrent les portes de la ville, se répandirent dans les rues, cernèrent les
maisons signalées comme contenant des ennemis de la Révolution, en
arrachèrent les habitants, hommes, femmes, vieillards, enfants, sans
distinction d'âge, de sexe ou d'innocence. Ils les enfermèrent dans le
Palais. La nuit venue, les assassins enfoncent les portes et immolent à coups
de barres de fer ces victimes désarmées et suppliantes. Leurs cris appellent
en vain les secours de la garde nationale. La ville entend ce massacre sans
oser donner signe d'humanité. Le bruit du crime glace et paralyse tous les
citoyens. Les assassins préludent à la mort des femmes par des dérisions et
des souillures qui ajoutent la honte à l'horreur, et le supplice de la pudeur
au supplice de l'assassinat. Le rire et les larmes, le vin et le sang, la
luxure et la mort se mêlent. Quand il n'y a plus personne à tuer, on mutile
encore les cadavres. On balaye le sang dans l'égout du palais. On traîne les
restes mutilés dans la Glacière ; on la mure, on y scelle la vengeance du
peuple. Jourdan et ses satellites offrent l'hommage de cette nuit aux
médiateurs français et à l'Assemblée nationale. Les scélérats de Paris
admirent ; l'Assemblée frémit d'indignation et reçoit ce crime comme un
outrage, le président s'évanouit en lisant le récit de la nuit d'Avignon. On
ordonne l'arrestation de Jourdan et de ses complices. Jourdan s'enfuit
d'Avignon. Poursuivi par les Français, il lance son cheval dans la rivière de
la Sorgue. Atteint au milieu du fleuve par un soldat, il fait feu sur lui et
le manque. Il est arrêté et garrotté. Le supplice l'attend. Mais les Jacobins
imposent aux Girondins l'amnistie pour les crimes d'Avignon. Jourdan, sûr de
l'impunité et fier de son crime, y reparaît pour immoler ses dénonciateurs. L'Assemblée
frémit un moment à la vue de ce sang, puis elle se hâta d'en détourner les
yeux. Dans son impatience de régner seule, elle n'avait pas le temps d'avoir
de la pitié. Il y avait d'ailleurs entre les Girondins et les Jacobins une
émulation d'emportement et une rivalité à tenir la tête de la Révolution, qui
faisaient craindre à chacun de ces deux partis de laisser prendre le pas à
l'autre. Les cadavres mêmes n'arrêtaient pas, et des larmes trop prolongées
auraient pu passer pour faiblesse. VIII. Les
victimes cependant se multipliaient tous les jours et les désastres
n'attendaient pas les désastres. L'empire entier semblait s'écrouler sur ses
fondateurs. Saint-Domingue, la plus riche des colonies françaises, nageait
dans le sang. La France était punie de son égoïsme. L'Assemblée constituante
avait proclamé en principe la liberté des noirs ; mais de fait, l'esclavage
subsistait encore. Deux cent mille esclaves servaient de bétail humain à
quelques milliers de colons. On les achetait, on les vendait, on les mutilait
comme une chose inanimée. On les tenait par spéculation hors la loi civile et
hors la loi religieuse. La propriété, la famille, le mariage leur étaient
interdits. On avait soin de les dégrader au-dessous de l'homme pour conserver
le droit de les traiter en brutes. Si quelques unions furtives ou favorisées
par la cupidité se formaient entre eux, la femme, les enfants appartenaient
au maître. On les vendait séparément sans aucun égard aux liens de la nature.
On déchirait sans pitié tous les attachements dont Dieu a formé la chaîne des
sympathies de l'humanité. Ce
crime en masse, cet abrutissement systématique avait ses théoriciens et ses
apologistes. On niait dans les noirs les facultés humaines. On en faisait une
race intermédiaire entre la chair et l'esprit. On appelait tutelle nécessaire
l'infâme abus de la force, qu'on exerçait sur cette race inerte et servile.
Les sophistes n'ont jamais manqué aux tyrans. D'un autre côté, les hommes
pieux envers leurs semblables, qui avaient, comme Grégoire, Raynal, Barnave,
Brissot, Condorcet, La Fayette, embrassé la cause de l'humanité et formé la Société
des amis des noirs, avaient lancé leurs principes sur les colonies comme
une vengeance plutôt que comme une justice. Ces principes avaient éclaté sans
préparation et sans prévoyance dans cette société coloniale, où la vérité
n'avait d'autre organe que l'insurrection. La philosophie proclame les
principes, la politique les administre ; les amis des noirs s'étaient
contentés de les proclamer. La France n'avait pas eu le courage de déposséder
et d'indemniser ses colons ; elle avait conquis la liberté pour elle seule ;
elle ajournait, comme elle ajourne encore au moment où j'écris ces lignes, la
réparation du crime de l'esclavage dans ses colonies ; pouvait-elle s'étonner
que l'esclavage cherchât à se venger lui-même et qu'une liberté vainement
proclamée à Paris ne devînt une insurrection à Saint-Domingue ? Toute
iniquité, qu'une société libre laisse subsister au profit des oppresseurs,
est un glaive dont elle arme elle-même les opprimés. Le droit est la plus
dangereuse de toutes les armes. Malheur à qui la laisse à ses ennemis ! IX. Saint-Domingue
l'attestait : cinquante mille esclaves noirs s'étaient soulevés dans une nuit
à l'instigation et sous le commandement des mulâtres ou hommes de couleur.
Les hommes de couleur, race intermédiaire issue du commerce des colons blancs
avec les esclaves noires, n'étaient point esclaves, mais ils n'étaient pas
citoyens. C'était une sorte d'affranchis ayant les défauts et les vertus des
deux races : l'orgueil des blancs, la dégradation des noirs ; race flottante
qui, en se portant tour à tour du côté des esclaves ou du côté des maîtres,
devait produire ces oscillations terribles, qui amènent inévitablement le
renversement d'une société. Les
mulâtres qui possédaient eux-mêmes des esclaves avaient commencé par faire
cause commune avec les colons et par s'opposer avec plus d'inflexibilité que
les blancs à l'émancipation des noirs. Plus ils étaient près de l'esclavage,
plus ils défendaient avec passion leur part de tyrannie. L'homme est ainsi
fait ; nul n'est plus porté à abuser de son droit que celui qui vient à peine
de le conquérir, il n'y a pas de pires tyrans que les esclaves ni d'hommes
plus superbes que les parvenus. Les
hommes de couleur avaient tous ces vices de parvenus à la liberté. Mais quand
ils s'aperçurent que les blancs les méprisaient comme une race mêlée, que la
Révolution n'avait point effacé les nuances de la peau et les préjugés
injurieux qui s'attachaient à leur couleur ; quand ils réclamèrent en vain
pour eux l'exercice des droits civiques que les colons leur contestaient, ils
passèrent avec la légèreté et la fougue de leur caractère d'une passion à une
autre, d'un parti à l'autre, et ils firent cause commune avec la race
opprimée. Leur habitude du commandement, leur fortune, leurs lumières, leur
énergie, leur audace les appelaient naturellement à devenir les chefs des
noirs. Ils fraternisèrent avec eux, ils se popularisèrent auprès des noirs
par cette même couleur dont ils rougissaient naguère auprès des blancs. Ils
fomentèrent secrètement les germes de l'insurrection dans les conciliabules
nocturnes des esclaves. Ils entretinrent des correspondances clandestines
avec les amis des noirs à Paris. Ils répandirent avec profusion, dans les
cases, les discours et les écrits qui enseignaient de Paris leurs devoirs aux
colons, leurs droits imprescriptibles aux esclaves. Les droits de l'homme
commentés par la vengeance devinrent le catéchisme des habitations. Les
blancs tremblèrent. La terreur les porta à la violence. Le sang du mulâtre
Ogé et de ses complices versé par M. de Blanchelande, gouverneur de
Saint-Domingue, et par le conseil colonial, sema partout le désespoir et la
conspiration. X. Ogé,
député à Paris par les hommes de couleur pour faire valoir leur droit auprès
de l'Assemblée constituante, s'était lié avec Brissot, Raynal, Grégoire et
s'était affilié par eux à la Société des amis des noirs. Passé de là en
Angleterre, il y connut le pieux philanthrope Clarkson. Clarkson et son ami
plaidaient alors la cause de l'émancipation des noirs ; ils étaient les
premiers apôtres de cette religion de l'humanité qui ne croit pas pouvoir
élever des mains pures vers Dieu, tant qu'il reste dans ces mains un bout de
la chaîne qui tient une race humaine dans la dégradation et dans la
servitude. La fréquentation de ces hommes de bien élargit encore l'âme d'Ogé.
Il était venu en Europe pour défendre seulement l'intérêt des mulâtres, il y
embrassa la cause plus libérale et plus sainte de tous les noirs. Il se
dévoua à la liberté de tous ses frères. Il revint en France, il fréquenta
Barnave ; il supplia le comité de l'Assemblée constituante d'appliquer les
principes de la liberté aux colonies et de ne pas faire une exception à la
loi divine en laissant les esclaves à leurs maîtres. Inquiet et indigné des
hésitations du comité, qui retirait d'une main ce qu'il avait donné de
l'autre, il déclara que, si la justice ne suffisait pas à leur cause, il
ferait appel à la force. Barnave avait dit : Périssent les colonies plutôt
qu'un principe. Les hommes du 14 juillet n'avaient pas le droit de condamner
dans le cœur d'Ogé l'insurrection qui était leur propre titre à
l'indépendance. On peut croire que les vœux secrets des amis des noirs
suivirent Ogé, qui repartit pour Saint-Domingue. Il y trouva les droits des
hommes de couleur et les principes de la liberté des noirs plus niés et plus
profanés que jamais. Il leva l'étendard de l'insurrection, mais avec les
formes et les droits de la légalité. A la tête d'un rassemblement de deux
cents hommes de couleur, il réclama la promulgation dans les colonies des
décrets de l'Assemblée nationale, arbitrairement ajournée jusque-là. Il
écrivit au commandant militaire du Cap : « Nous exigeons la proclamation de
la loi qui nous fait libres citoyens. Si vous vous y opposez, nous nous
rendrons à Léogane, nous nommerons des électeurs, nous repousserons la force
par la force. L'orgueil des colons se trouve humilié de siéger à côté de nous.
A-t-on consulté l'orgueil des nobles et du clergé pour proclamer l'égalité
des citoyens en France ? » Le gouvernement répondit à cette éloquente
sommation de liberté par l'envoi d'un corps de troupes pour dissiper le
rassemblement. Ogé le repoussa. XI. Des
forces plus nombreuses parvinrent, après une résistance héroïque, à disperser
les mulâtres. Ogé s'échappa et se réfugia dans la partie espagnole de l'île.
Sa tête était mise à prix. M. de Blanchelande, dans des proclamations, lui
faisait un crime de revendiquer les droits de la nature au nom de l'Assemblée
qui venait de proclamer les droits du citoyen. On sollicitait, du
gouvernement espagnol l'extradition de ce Spartacus également dangereux à la
sécurité des blancs dans les deux pays. Ogé fut livré aux Français par les
Espagnols. Il fut mis en jugement au Cap. On prolongea pendant deux mois son
procès pour couper à la fois tous les fils de la trame de l'indépendance et
pour effrayer ses complices. Les blancs, ameutés, s'impatientaient de ces
lenteurs et demandaient sa tête à grands cris. Les juges le condamnèrent à la
mort, pour ce crime qui faisait dans la gloire de La Fayette et de Mirabeau. Il
subit la torture du cachot. Les droits de sa race, résumés et persécutés en
lui, élevaient son âme au-dessus de ses bourreaux. « Renoncez, leur dit-il
avec une impassible fierté, renoncez à l'espoir de m'arracher un seul nom de
mes complices. Mes complices, ils sont partout où un cœur d'homme soulève
contre les oppresseurs de l'homme. » De ce moment, il ne prononça plus que
deux mots qui résonnaient comme un remords à l'oreille de ses persécuteurs :
Liberté, égalité. Il marcha serein au lieu de son supplice. Il entendit avec
indignation la sentence qui le condamnait à la mort lente et infâme des plus
vils scélérats. « Eh ! quoi, s'écria-t-il, vous me confondez avec
les criminels parce que j'ai voulu restituer à mes semblables ces droits et
ce titre d'homme que je sens en moi ! Eh ! bien, voilà mon sang ! mais il en
sortira un vengeur ! » Il périt sur la roue, et son corps mutilé fut laissé
sur les bords d'un chemin. Cette mort héroïque retentit jusque dans
l'Assemblée nationale et souleva des sentiments divers. « Elle est
méritée, dit Malouet, Ogé est un criminel et un assassin. — Si Ogé est
coupable, lui répondit Grégoire, nous le sommes tous ; si celui qui a réclamé
la liberté pour ses frères périt justement sur l'échafaud, il faut y faire
monter tous les Français qui nous ressemblent. » XII. Le sang
d'Ogé bouillonnait sourdement dans le cœur de tous les mulâtres. Ils jurèrent
de le venger. Les noirs étaient une armée toute prête pour le massacre. Le
signal leur fut donné par les hommes de couleur. En une seule nuit, soixante
mille esclaves, armés de torches et des outils de leur travail, incendièrent
toutes les habitations de leurs maîtres dans un rayon de six lieues autour du
Cap. Les blancs sont égorgés. Femmes, enfants, vieillards, rien n'échappe à
la fureur longtemps comprimée des noirs. C'est l'anéantissement d'une race
par une autre. Les têtes sanglantes des blancs, portées au bout de roseaux de
cannes à sucre, sont le drapeau qui mène ces hordes non au combat, mais au
carnage. Les outrages de tant de siècles, commis par les blancs sur les
noirs, sont vengés en une nuit. Une émulation de cruauté semble faire
rivaliser les deux couleurs. Les nègres imitent les supplices si longtemps
exercés contre eux ; ils en inventent de nouveaux. Si quelques esclaves
généreux et fidèles se placent entre leurs anciens maîtres et la mort, on les
immole ensemble. La reconnaissance et la pitié sont des vertus que la guerre
civile ne reconnaît plus. La couleur est un arrêt de mort sans acception de
personne. La guerre est entre les races et non plus entre les hommes. Il faut
que l'une périsse pour que l'autre vive ! Puisque la justice n'a pu se faire
entendre entre elles, il n'y a que la mort pour les accorder. Toute grâce de
la vie faite à un blanc est une trahison qui coûtera la vie à un noir. Les
nègres n'ont plus de cœur. Ce ne sont plus des hommes, ce n'est plus un
peuple, c'est un élément destructeur qui passe sur la terre en effaçant tout. En
quelques heures huit cents habitations, sucreries, caféteries, représentant
un capital immense, sont anéanties. Les moulins, les magasins, les
ustensiles, la plante même, qui leur rappelle leur servitude et leur travail
forcé, sont jetés aux flammes. La plaine entière n'est plus couverte, aussi
loin que le regard peut s'étendre, que de la fumée et de la cendre de
l'incendie. Les cadavres des blancs, groupés en hideux trophées de troncs, de
têtes, de membres d'hommes, de femmes et d'enfants assassinés, marquent seuls
la place des riches demeures où ils régnaient la veille. C'était la revanche
de l'esclavage. Toute tyrannie a d'horribles revers. Les
blancs avertis à temps de l'insurrection par la généreuse indiscrétion des
noirs, ou protégés dans leur fuite par les forêts et par la nuit, s'étaient
réfugiés dans la ville du Cap. D'autres, enfouis avec leurs femmes et leurs
enfants dans des cavernes, y furent nourris au péril de leur vie par leurs
esclaves fidèles. L'année des noirs grossit sous les murs du Cap. Ils s'y
disciplinèrent à l'abri d'un camp fortifié. Des fusils et des canons leur
arrivèrent par les soins d'auxiliaires invisibles. Les uns accusaient les
Anglais, d'autres les Espagnols ; d'autres enfin, les amis des noirs, de
cette complicité avec l'insurrection. Mais les Espagnols étaient en paix avec
la France. La révolte des noirs ne les menaçait pas moins que nous. Les
Anglais possédaient eux-mêmes trois fois plus d'esclaves que la France. Le
principe de l'insurrection, exalté par le triomphe et se propageant chez eux,
aurait ruiné leurs établissements et compromis la vie même de leurs colons.
Ces soupçons étaient absurdes. Il n'y avait de coupable que la liberté même,
qu'on n'opprime pas impunément dans une partie de l'espèce humaine. Elle
avait des complices dans le cœur même des Français. La
mollesse des résolutions de l'Assemblée à la réception de ces nouvelles le
prouva. M. Bertrand de Molleville, ministre de la marine, ordonna à l'instant
le départ de 6,000 hommes de renfort pour Saint-Domingue. Brissot
attaqua ces mesures répressives dans un discours où il ne craignit pas de
rejeter l'odieux du crime sur les victimes et d'accuser le gouvernement de
complicité avec l'aristocratie des colons. — « Par quelle fatalité ces
nouvelles coïncident-elles avec un moment où les émigrations redoublent ? où
les rebelles rassemblés sur nos frontières nous annoncent une prochaine
explosion ? où enfin les colonies nous menacent par une députation illégale
de se soustraire à la domination de la métropole ? Ne serait-ce ici qu'une
ramification d'un grand plan combiné par la trahison ? » La répugnance des
amis des noirs, nombreux dans l'Assemblée, à prendre des mesures énergiques
en faveur des colons, l'indifférence du parti révolutionnaire pour les
colonies, l'éloignement du lieu de la scène qui affaiblit la pitié, et enfin
le mouvement intérieur, qui emportait les esprits et les choses, effacèrent
bien vite ces impressions et laissèrent se former et grandir à Saint-Domingue
le génie de l'indépendance des noirs, qui se montrait de loin dans la
personne d'un pauvre et vieux esclave : Toussaint-Louverture. XIII. Les
désordres intérieurs se multipliaient sur tous les points de l'empire. La
liberté religieuse, qui était le vœu de l'Assemblée constituante et la grande
conquête de la Révolution, ne pouvait s'établir sans cette lutte en face d'un
culte dépossédé et d'un schisme naissant qui se disputaient les populations.
Le parti contre-révolutionnaire s'alliait partout avec le clergé. Ils avaient
les mêmes ennemis, ils conspiraient contre la même cause. Depuis que les
prêtres non assermentés avaient pris le rôle de victimes, l'intérêt d'une
partie du peuple, surtout dans les campagnes, s'attachait à eux. La
persécution est si odieuse à l'esprit public, que son apparence même séduit
les cœurs généreux. L'esprit humain a un penchant à croire que la justice est
du côté des proscrits. Les prêtres n'étaient pas encore persécutés ; mais dès
qu'ils ne régnaient plus, ils se croyaient humiliés. L'irritation sourde
entretenue par le clergé a été plus funeste à la Révolution que les
conspirations de l'aristocratie émigrée. La conscience est le point le plus
sensible de l'homme. Une superstition atteinte ou une foi inquiétée dans
l'esprit d'un peuple est la plus implacable des conspirations. C'est avec la
main de Dieu, invisible dans la main du prêtre, que l'aristocratie souleva la
Vendée. De fréquents et sanglants symptômes trahissaient déjà dans l'Ouest et
dans la Normandie ce foyer couvert de la guerre religieuse. Le plus
terrible de ces symptômes éclata à Caen. L'abbé Fauchet était évêque
constitutionnel du Calvados. La célébrité même de son nom, le patriotisme
exalté de ses opinions ; l'éclat de sa renommée révolutionnaire, sa parole
enfin et ses écrits, semés avec profusion dans son diocèse, étaient une cause
d'agitation plus intense dans le Calvados qu'ailleurs. Fauchet,
que la conformité d'opinions, l'honnêteté de ses passions rénovatrices et les
illusions mêmes de son imagination devaient plus tard associer aux actes et à
l'échafaud des Girondins, était né à Dornes, dans l'ancienne province du
Nivernais. Il embrassa l'état ecclésiastique, entra dans la communauté libre
des prêtres de Saint-Roch à Paris, et fut quelque temps précepteur des
enfants du marquis de Choiseul, frère du fameux duc de Choiseul, ce dernier
des ministres de l'école de Richelieu et de Mazarin. Un talent remarquable
pour la parole le fit paraître avec éclat dans la chaire sacrée. Il fut nommé
prédicateur du roi, abbé de Montfort, grand-vicaire de Bourges. Il marchait
rapidement aux premières dignités de l'Église. Mais son âme avait respiré son
siècle. Ce n'était point un destructeur, c'était un réformateur de l'Église
dans le sein de laquelle il était né. Son livre intitulé De l'Eglise
nationale atteste en lui autant de respect pour le fond de la foi chrétienne
que d'audace pour en transformer la discipline. Cette foi philosophique,
assez semblable à ce platonisme chrétien qui régnait en Italie sous les
Médicis et jusque dans le palais des papes sous Léon X, transpirait dans ses
discours sacrés. Le clergé s'alarma de ces éclairs du siècle brillant dans le
sanctuaire. L'abbé Fauchet fut interdit et rayé de la liste des prédicateurs
du roi. Mais
déjà la Révolution allait lui ouvrir d'autres tribunes. Elle éclatait. Il s'y
précipita comme l'imagination se précipite dans l'espérance. Il combattit pour
elle dès le premier jour, avec toutes les armes. Il remua le peuple dans les
assemblées primaires et dans les sections : il poussa de la voix et du geste
les masses insurgées sous le canon de la Bastille. On le vit, le sabre à la
main, guider et devancer les assaillants. Il marcha trois fois, sous le feu
du canon, à la tête de la députation qui venait sommer le gouverneur
d'épargner le sang des citoyens et de rendre les armes. Il ne souilla son
zèle révolutionnaire d'aucun sang ni d'aucun crime. Il enflammait l'âme du
peuple pour la liberté ; mais la liberté, pour lui, c'était la vertu. La
nature l'avait doué pour ce double rôle. Il y avait, dans ses traits, du
grand-prêtre et du héros. Son extérieur prévenait et ravissait la foule. Sa
taille était élevée et souple, son buste superbe, sa figure ovale, ses yeux
noirs ; ses cheveux d'un brun foncé relevaient la pâleur de son front. Son
attitude imposante quoique modeste attirait, dès le premier regard, la faveur
et le respect. Sa voix claire, émue et sonore, son geste majestueux, ses
expressions un peu mystiques commandaient le recueillement autant que
l'admiration de son auditoire. Également propre à la tribune populaire ou à
la chaire sacrée, les assemblées électorales ou les cathédrales étaient trop
étroites pour le peuple, qui affluait pour l'entendre. On se figurait, en le
voyant, un saint Bernard révolutionnaire prêchant la charité politique ou la
croisade de la raison. Ses
mœurs n'étaient ni sévères, ni hypocrites. Il avouait lui-même qu'il aimait
une femme d'une affection légitime et pure, madame Carron, qui le suivait
partout, même dans les églises et dans les clubs. « On m'a calomnié pour
cette femme, dit-il ailleurs, je m'y suis attaché davantage, et j'ai été pur.
Vous avez vu cette femme plus belle encore que sa physionomie, et qui, depuis
dix ans que je la connais, me semble toujours plus digne d'être aimée. Elle
donnerait sa vie pour moi, je donnerais ma vie pour elle ; mais je ne lui
sacrifierais pas mon devoir. Malgré les libelles atroces des aristocrates,
j'irai, tous les jours, aux heures des repas, goûter les charmes de la plus
pure amitié auprès d'elle. Elle vient m'entendre prêcher ! Oui, sans doute,
personne ne sait mieux qu'elle avec quelle foi sincère je crois aux vérités
que je professe. Elle vient aux assemblées de l'Hôtel–de-Ville ! Oui, sans
doute ; c'est qu'elle est convaincue que le patriotisme est une seconde
religion, qu'aucune hypocrisie n'approche de mon âme et que ma vie est
véritablement tout entière à Dieu, à la patrie, à l'amitié ! .... » — « Et
vous osez vous prétendre chaste, lui répondaient par l'organe de l'abbé de
Valmeron les prêtres fidèles et indignés. Quelle dérision ! Chaste au moment
où vous avouez les penchants les plus déréglés, où vous arrachez une femme au
lit de son époux, à ses devoirs de mère, quand vous traînez cette insensée
enchaînée à vos pas pour la montrer avec ostentation ! Quel est votre
cortége, monsieur ! Une troupe de bandits et de femmes perdues. Digne pasteur
de cette vile populace, elle célèbre votre visite pastorale par les seules
fêtes capables de vous réjouir ; votre passage est marqué par tous les excès
du brigandage et de la débauche. » Ces objurgations sanglantes retentirent
dans les départements et enflammèrent les esprits. Les prêtres assermentés et
les prêtres non assermentés se disputaient les autels. Une lettre du
ministère de l'intérieur venait d'autoriser les prêtres non assermentés à
célébrer le saint sacrifice dans les églises qu'ils avaient autrefois
desservies. Obéissants à la loi, les prêtres constitutionnels leur ouvraient
les chapelles et leur fournissaient les ornements nécessaires au culte ; mais
la foule fidèle aux anciens pasteurs injuriait et menaçait les nouveaux. Des
rixes sanglantes avaient lieu entre les deux cultes sur le seuil de la maison
de Dieu. Le vendredi 4 novembre, l'ancien curé de la paroisse de Saint-Jean à
Caen se présenta pour y dire la messe. L'église était pleine de catholiques.
Ce concours irrita les constitutionnels ; il exalta les autres. Le Te Deum en
action de grâces fut demandé et chanté par les partisans de l'ancien curé.
Celui-ci, encouragé par ce succès, annonça aux fidèles qu'il reviendrait le
lendemain, à la même heure, célébrer le sacrifice. Patience, ajouta-t-il,
soyons prudents, et tout ira bien ! La
municipalité instruite de ces circonstances fit prier le curé de s'abstenir
d'aller le lendemain célébrer la messe qu'il avait annoncée. Il se conforma à
cette invitation. Mais la foule, ignorant ce changement, remplissait déjà
l'église. On demandait à grands cris le prêtre et le Te Deum promis. Les
gentilshommes des environs, l'aristocratie de Caen, les clients et les
domestiques nombreux de ces familles puissantes dans le pays, avaient des
armes sous leurs habits. Ils insultèrent des grenadiers. Un officier de la
garde nationale voulut les réprimander. « Vous venez chercher ce que vous
trouverez, lui répondirent les aristocrates ; nous sommes les plus forts et
nous vous chasserons de l'église. » A ces mots, des jeunes gens s'élancent
sur la garde nationale pour la désarmer. Le combat s'engage, les baïonnettes
brillent, les coups de pistolet retentissent sous la voûte de la cathédrale,
on se charge à coups de sabre. Des compagnies de chasseurs et de grenadiers
entrent dans l'église, la font évacuer, et poursuivent pas à pas les
rassemblements, qui tirent encore des coups de feu dans la rue. Quelques
morts et quelques blessés sont le triste résultat de cette journée. Le calme
paraît rétabli. On arrête quatre-vingt-deux personnes. On trouve sur l'une
d'entre elles un prétendu plan de contre-révolution dont le signal devait
éclater le lundi suivant. On envoie ces pièces à Paris. On interdit aux
prêtres non constitutionnels la célébration de leurs saints mystères dans les
églises de Caen, jusqu'à la décision de l'Assemblée nationale. L'Assemblée
nationale entend avec indignation le récit de ces troubles suscités par les
ennemis de la constitution et par les fauteurs du fanatisme et de
l'aristocratie. « Le seul parti que nous ayons à prendre, dit Cambon, c'est de
convoquer la haute cour nationale et d'y envoyer les coupables. » On remet à
se prononcer sur cette proposition au moment où on aura reçu toutes les
pièces relatives aux troubles de Caen. Gensonné
dénonce des troubles de même nature dans la Vendée ; les montagnes du Midi,
la Lozère, l'Hérault, l'Ardèche, mal comprimés par la dispersion récente du
camp de Jalès, ce premier acte de la contre-révolution armée, s'agitaient
sous la double impulsion de leurs prêtres et de leurs gentilshommes. Les
plaines, sillonnées de fleuves, de routes, de villes, et facilement soumises
à la force centrale, subissaient, sans résistance, les contre-coups de Paris.
Les montagnes conservent plus longtemps leurs mœurs et résistent à la
conquête des idées nouvelles comme à la conquête des armes étrangères ; il
semble que l'aspect de ces remparts naturels donne à leurs habitants une
confiance dans leur force et une image matérielle de l'immobilité des choses,
qui les empêche de se laisser emporter si facilement aux courants mobiles des
changements. Les
montagnards de ces contrées avaient pour leurs nobles ce dévouement
volontaire et traditionnel que les Arabes ont pour leurs cheiks et que les
Écossais ont pour leurs chefs de clans. Ce respect et cet attachement
faisaient partie de l'honneur national dans ces pays agrestes. La religion,
plus fervente dans le Midi, était, aux yeux de ces populations, une liberté
sacrée à laquelle la Révolution attentait au nom d'une liberté politique. Ils
préféraient la liberté de leur conscience à la liberté du citoyen. A tous ces
titres, les nouvelles institutions étaient odieuses : les prêtres fidèles
nourrissaient cette haine et la sanctifiaient dans le cœur des paysans ; les
nobles y entretenaient un royalisme que la pitié pour les malheurs du roi et
de la famille royale attendrissait au récit quotidien de nouveaux outrages. Mende,
petite ville cachée au fond de vallées profondes, à égale distance des
plaines du Midi et des plaines du Lyonnais, était le foyer de l'esprit
contre-révolutionnaire. La bourgeoisie et la noblesse, confondues en une
seule caste par la modicité des fortunes, par la familiarité des mœurs et par
des unions fréquentes entre les familles, n'y nourrissaient pas l'une contre
l'autre ces envies et ces haines intestines qui favorisaient ailleurs la
Révolution. Il n'y avait ni orgueil dans les uns, ni jalousie dans les autres
; c'était, comme en Espagne, un seul peuple où la noblesse n'est, pour ainsi
dire, qu'un droit d'aînesse dans le même sang. Ces populations avaient, il
est vrai, déposé les armes après l'insurrection de l'année précédente au camp
de Jalès. Mais les cœurs étaient loin d'être désarmés. Ces provinces épiaient
d'un œil attentif l'heure favorable pour se lever en masse contre Paris : les
insultes faites à la dignité du roi et les violences faites à la religion par
l'Assemblée législative portaient ces dispositions jusqu'au fanatisme. Elles
éclatèrent une seconde fois, comme involontairement, à l'occasion d'un
mouvement de troupes qui traversaient leurs vallées. La cocarde tricolore,
signe d'infidélité au roi et à Dieu, avait entièrement disparu depuis
quelques mois dans la ville de Mende ; on y arborait avec affectation la
cocarde blanche comme un souvenir et une espérance de l'ordre de choses
auquel on était secrètement dévoué. Le
directoire du département, composé d'hommes étrangers au pays, voulut faire
respecter le signe de la constitution et demanda des troupes de ligne. La
municipalité s'opposa par un arrêté à cette demande du directoire ; elle fit
un appel insurrectionnel aux municipalités voisines et une sorte de
fédération avec elles pour résister ensemble à tout envoi de troupes dans ces
contrées. Cependant les troupes envoyées de Lyon à la requête du directoire
s'approchaient. A leur approche, la municipalité dissout l'ancienne garde
nationale, composée de quelques partisans en petit nombre de la liberté, et
elle forme une nouvelle garde nationale, dont les officiers sont choisis par
elle parmi les gentilshommes et les royalistes exaltés des environs. Armée de
cette force, la municipalité se fait délivrer par le directoire du
département les armes et les munitions. Telles
étaient les dispositions de la ville de Mende quand les troupes entrèrent
dans la ville. La garde nationale sous les armes répondit au cri de : Vive la
nation ! que poussaient les troupes, par le cri : de Vive le roi ! Elle se
porta à la suite des soldats sur la principale place de la ville, et là elle
prêta, en, face des défenseurs de la constitution, le serment de n'obéir
qu'au roi et de ne reconnaître que lui seul. A la suite de cet acte
audacieux, des gardes nationaux détachés par groupes parcourent la ville,
bravant, insultant les soldats ; les sabres sont tirés, le sang coule. Les
troupes poursuivies se rassemblent et prennent les armes. La municipalité,
maîtresse du directoire, qu'elle tient en otage, l'oblige à envoyer aux
troupes l'ordre de rentrer dans leurs quartiers. Le commandant de la troupe
de ligne obéit. Cette victoire enhardit la garde nationale : dans la nuit
elle force le directoire à envoyer aux troupes l'ordre de sortir de la ville
et d'évacuer le département. La garde nationale, rangée en bataille sur la
place de Mende, voit d'heure en heure ses rangs se grossir des détachements
des municipalités voisines, qui descendent des montagnes, armés de fusils de
chasse, de faux, de socs de charrue. Les troupes vont être massacrées si
elles ne profitent des ombres de la nuit pour se retirer. Elles sortent de la
ville aux cris de victoire des royalistes. La journée suivante ne fut qu'une
suite de fêtes par lesquelles les royalistes de la ville et ceux des
campagnes célébrèrent lé triomphe commun et fraternisèrent ensemble. On
insulta à tous les signes de la Révolution, on bafoua la constitution, on
saccagea la salle des Jacobins, on brûla les maisons des principaux membres
de ce club odieux, on en emprisonna quelques-uns ; mais la vengeance se borna
à l'outrage. Le peuple, modéré par ses gentilshommes et par ses curés,
épargna le sang de ses ennemis. XIV. Pendant
que la liberté humiliée était menacée par le fanatisme dans le Midi, elle
assassinait dans le Nord. Brest était un des foyers les plus bouillonnants du
jacobinisme. Le voisinage de la Vendée, qui faisait craindre à cette ville la
contre-révolution toujours menaçante, la présence de la flotte commandée
encore par des officiers qu'on soupçonnait d'aristocratie, une population
flottante d'étrangers, d'aventuriers, de matelots, accessible par sa masse et
par ses vices à toutes les corruptions et à tous les crimes, rendaient cette
ville plus agitée et plus inquiète qu'aucun autre port du royaume. Les clubs
ne cessaient pas d'y provoquer les marins à l'insurrection contre leurs
officiers. Les révolutionnaires se défiaient de la marine, corps plus indépendant
que l'armée des mouvements du peuple. La cour pouvait la déplacer à son gré
et tourner ses canons contre la constitution. L'esprit de discipline,
l'esprit aristocratique et l'esprit colonial étaient tous également
contraires aux principes nouveaux. C'était donc vers la désorganisation de la
flotte que se tournaient depuis quelque temps tous les efforts des Jacobins.
La nomination de M. de Lajaille au commandement d'un des vaisseaux destinés à
porter des secours à Saint-Domingue fit éclater ces soupçons semés dans le
peuple de Brest contre la fidélité des officiers de marine. M. de Lajaille
fut désigné par la voix des clubs comme un traître à la nation qui allait
porter la contre-révolution aux colonies. Assailli au moment où il allait
s'embarquer par un attroupement de trois mille personnes, il fut couvert de
blessures, traîné sanglant sur le pavé des rues et ne dut la vie qu'au
dévouement héroïque d'un homme du peuple, qui le couvrit de son corps,
l'arracha à ses assassins et para de sa poitrine et de ses bras les coups
qu'on portait à cet officier, jusqu'au moment où un détachement de la garde
civique vint les délivrer l'un et l'autre. M. de Lajaille fut traîné en
prison pour satisfaire à la fureur du peuple. En vain le roi donna ordre à la
municipalité de Brest de délivrer cet officier innocent et nécessaire à son
poste, en vain le ministre de la justice demanda la punition de cet
assassinat commis en plein jour, à la face d'une ville entière, en vain
décerna-t-on un sabre et une médaille d'or au généreux citoyen, nommé
Lanvergent, sauveur de Lajaille ; la crainte d'une insurrection plus terrible
assurait l'impunité aux coupables et retenait l'innocent en prison. A la
veille d'une guerre imminente, les officiers de la marine, assaillis par
l'insurrection à bord des vaisseaux et par l'assassinat dans les ports,
avaient autant à redouter leurs équipages que l'ennemi. XV. Les
mêmes discordes étaient fomentées dans toutes les garnisons entre les soldats
et les officiers. L'insubordination des soldats était, aux yeux des clubs, la
vertu de l'armée. Le peuple se rangeait partout du côté de la troupe
indisciplinée. Les officiers étaient sans cesse menacés par les conspirations
dans les régiments. Les villes de guerre étaient le théâtre continuel
d'émeutes militaires, qui finissaient par l'impunité du soldat et par
l'emprisonnement ou par l'émigration forcée des officiers. L'Assemblée, juge
suprême et partial, donnait toujours raison à l'indiscipline. Ne pouvant
refréner le peuple, elle le flattait dans ses excès. Perpignan en fut un
nouvel exemple. Dans la
nuit du 6 décembre, les officiers du régiment de Cambrésis, en garnison dans
cette ville, allèrent en corps chez M. de Chollet, général commandant la
division, et le pressèrent de se retirer dans la citadelle, informés, lui
dirent-ils, d'une conspiration dans les régiments, qui mettait sa vie et la
leur en danger. M. de Chollet vaincu par eux se rendit à la citadelle. Les
officiers se portent aux casernes et somment leurs troupes de se rendre à la
citadelle avec eux. Les soldats répondent qu'ils n'obéiront qu'à la voix de
M. Desbordes, lieutenant-colonel dont le patriotisme leur inspire confiance.
M. Desbordes arrive, lit aux soldats l'ordre du général. Mais le son de sa
voix, l'expression de sa physionomie, son regard protestent contre l'ordre
que la loi de la discipline l'oblige à communiquer. Les soldats comprennent
ce langage muet. Ils s'écrient qu'ils ne quitteront pas leur quartier, parce
qu'ils y sont consignés par la municipalité. La garde nationale se mêle à eux
et parcourt la ville en patrouilles. Les officiers s'enferment dans la
citadelle. Des coups de fusil partent des remparts. Le lieutenant-colonel
patriote Desbordes, la garde nationale, la gendarmerie, les régiments montent
à la citadelle et s'en emparent. Les officiers du régiment de Cambrésis sont
emprisonnés par leurs soldats. L'un d'eux s'échappe et se tue de désespoir en
touchant à la frontière d'Espagne. L'infortuné général Chollet, victime d'une
double violence, celle des officiers et celle des soldats, est décrété
d'accusation avec cinquante officiers ou habitants de Perpignan. Ce sont
cinquante victimes traduites à la haute cour nationale d'Orléans et
prédestinées au massacre de Versailles. XVI. Le sang
coulait partout. Les clubs embauchaient les régiments. Les motions
patriotiques, les dénonciations contre les généraux, les insinuations
perfides contre la fidélité des officiers étaient les ordres du jour que le
peuple des villes donnait à l'armée. La terreur était dans l'âme de
l'officier, la défiance dans le cœur du soldat. Le plan prémédité des
Girondins et des Jacobins réunis était de détruire ainsi ce corps attaché au
roi, d'enlever le commandement de cette force à la noblesse, de substituer les
plébéiens aux nobles à la tête des troupes et de donner ainsi l'armée à la
nation. En attendant, ils la donnaient à la sédition et à l'anarchie. Mais
ces deux partis, ne trouvant pas encore la désorganisation assez rapide,
voulurent résumer en un seul acte la corruption systématique de l'armée, la
ruine de toute discipline et le triomphe légal de l'insurrection. On a vu
quelle part le régiment suisse de Châteauvieux avait eue à la fameuse
insurrection de Nancy dans les derniers jours de l'Assemblée constituante.
Une armée commandée par M. de Bouillé avait été nécessaire pour réprimer la
révolte armée de plusieurs régiments, qui menaçait la France d'une tyrannie
de la soldatesque. M. de Bouillé, à la tête d'un corps de troupes sorti de
Metz et des bataillons de la garde nationale, avait cerné Nancy, et, après un
combat acharné aux portes et dans les rues de cette ville, il avait fait
mettre bas les armes aux séditieux. Ce rétablissement vigoureux de l'ordre,
applaudi alors de tous les partis, avait couvert de gloire le général, et les
soldats de honte. La Suisse, par ses capitulations avec la France, conservait
sa justice fédérale sur les régiments de sa nation. Ce pays essentiellement
militaire avait fait juger militairement le régiment de Châteauvieux.
Vingt-quatre des soldats les plus coupables avaient été condamnés à mort et
exécutés en expiation du sang versé par eux et de la fidélité violée. Les
autres avaient été décimés. Quarante et un d'entre eux subissaient leur peine
aux galères de Brest. L'amnistie promulguée par le roi pour les crimes commis
pendant les troubles civils, au moment de l'acceptation de la constitution,
ne pouvait être appliquée de droit à ces soldats étrangers. Le droit de grâce
n'appartient qu'à celui qui a le droit de punir. Punis en vertu d'un jugement
rendu par la juridiction helvétique, ni le roi, ni l'Assemblée ne pouvaient
infirmer ce jugement et en annuler les effets. Le roi, à la prière de
l'Assemblée constituante, avait en vain négocié auprès de la confédération
suisse pour obtenir la grâce de ses soldats. Ces
négociations infructueuses servirent de texte d'accusation aux Jacobins et à
l'Assemblée nationale contre M. de Montmorin. En vain, il se justifia en
alléguant l'impossibilité d'obtenir une telle amnistie de la Suisse au moment
où ce pays, agité lui-même par contre-coup, s'occupait à rétablir la
subordination par des lois draconiennes. « Nous serons donc les geôliers
obligés de ce peuple féroce, s'écriaient Guadet et Collot-d'Herbois ! la
France s'avilira donc jusqu'à punir dans ses propres ports les héros mêmes
qui ont fait triompher le peuple de l'aristocratie des officiers, et donné
leur sang au peuple au lieu de le rendre au despotisme ! » Pastoret,
membre important du parti modéré et qui passait pour concerter ses actes avec
le roi, appuya Guadet pour populariser le prince par un acte agréable au
peuple, et la délivrance des soldats de Châteauvieux fut votée par
l'Assemblée. Le roi ayant fait attendre quelque temps sa sanction pour ne
point blesser les Cantons par cette usurpation violente de leurs droits sur
leurs nationaux, les Jacobins retentirent de nouvelles imprécations contre la
cour et contre les ministres. « Le moment est venu où il faut qu'un homme
périsse pour le salut de tous, s'écria Manuel, et cet homme doit être un
ministre ! Ils me paraissent tous si coupables, que je crois fermement que
l'Assemblée nationale serait innocente en les faisant tirer au sort pour
envoyer l'un d'eux à l'échafaud. » — Tous, tous ! vociférèrent les
tribunes. Mais à
ce moment même, Collot-d'Herbois monta à la tribune et annonça, au bruit des
acclamations, que la sanction au décret de leur délivrance avait été signée
la veille et qu'avant peu de jours il présenterait à ses frères ces victimes
de la discipline. En
effet, les soldats de Châteauvieux sortis des galères de Brest s'avançaient
vers Paris. Leur marche était un triomphe. Paris, par les soins des Jacobins,
leur en préparait un plus éclatant. En vain les Feuillants et les
constitutionnels protestaient-ils avec énergie, par la bouche d'André
Chénier, le Tyrtée de la modération et du bon sens, de Dupont de Nemours et
du poète Roucher, contre l'insolente ovation des assassins du généreux Desilles
; Collot-d'Herbois, Robespierre, les Jacobins, les Cordeliers, la commune
même de Paris poursuivaient l'idée de ce triomphe, qui devait retomber, selon
eux, en opprobre sur la cour et sur La Fayette. La molle interposition de
Péthion, qui paraissait vouloir modérer le scandale, ne faisait que
l'encourager. C'était l'homme le plus propre à entraîner le peuple aux
derniers excès. Sa vertu de parade servait de manteau à toutes les violences
et décorait d'une apparence de légalité hypocrite les attentats qu'il n'osait
punir. Si on avait personnifié l'anarchie pour la placer à la commune de
Paris, on n'aurait pu mieux rencontrer que Péthion. Ses réprimandes
paternelles au peuple étaient des promesses d'impunité. La force arrivait
toujours trop tard pour punir. L'excuse était toujours prête pour la
sédition, l'amnistie pour le crime. Le peuple sentait dans son magistrat son
complice et son esclave. Il l'aimait à force de le mépriser. XVII. « On
attribue à un enthousiasme général, écrivait Chénier, la fête qu'on prépare à
ces soldats. D'abord, j'avoue que je n'aperçois pas cet enthousiasme. Je vois
un petit nombre d'hommes s'agiter. Tout le reste est consterné ou
indifférent. On dit que l'honneur national est intéressé à cette réparation,
j'ai peine à le comprendre ; car, enfin, ou les gardes nationaux de Metz, qui
ont apaisé la sédition de Nancy, sont des ennemis publics, ou les soldats de
Châteauvieux sont des assassins. Pas de milieu. Or, en quoi l'honneur de
Paris est-il intéressé à fêter les meurtriers de nos frères ? D'autres
profonds politiques disent : Cette fête humiliera ceux qui ont voulu donner
des fers à la nation... Quoi ! pour humilier selon eux un mauvais
gouvernement, il faut inventer des extravagances capables de détruire toute
espèce de gouvernement ! récompenser la rébellion contre les lois ! couronner
des satellites étrangers pour avoir fusillé dans une émeute des citoyens
français ! On dit que dans toutes les places où passera cette pompe, les
statues seront voilées ! Ah ! on fera bien, si cette odieuse orgie a lieu, de
voiler la ville ; mais ce ne sera pas les images des despotes qu'il faudra
couvrir d'un crêpe funèbre, ce sera le visage des hommes de bien ! C'est à
toute la jeunesse du royaume, à toutes les gardes nationales du royaume de
prendre le deuil le jour où l'assassinat de leurs frères devient parmi nous
un titre de gloire pour des soldats séditieux et étrangers ! C'est à l'armée
qu'il faut voiler les yeux pour qu'ils ne voient pas quel prix obtiennent
l'indiscipline et la révolte ! C'est à l'Assemblée nationale, c'est au roi,
c'est à tous les administrateurs, c'est à la patrie entière de s'envelopper
la tête pour n'être pas de complaisants ou de silencieux témoins d'un outrage
fait à toutes les autorités et à la patrie tout entière ! C'est le livre de
la loi qu'il faut couvrir, lorsque ceux qui en ont déchiré et ensanglanté les
pages à coups de fusil reçoivent les honneurs civiques ! Citoyens de Paris,
hommes honnêtes mais faibles, il n'est pas un de vous qui, interrogeant son
âme et son bon sens, ne sente combien la patrie, combien lui-même, son fils,
son frère sont insultés par ces outrages faits aux lois, à ceux qui les
exécutent et à ceux qui meurent pour elles. Comment donc ne rougissez-vous
pas qu'une poignée d'hommes turbulents, qui semblent nombreux parce qu'ils
sont unis et qu'ils crient, vous fassent faire leur volonté en vous disant
que c'est la vôtre, et en amusant votre puérile curiosité par d'indignes spectacles
! Dans une ville qui se respecterait, une pareille fête ne trouverait partout
devant elle que silence et que solitude. Partout les rues et les places
publiques abandonnées, les maisons fermées, les fenêtres désertes, le mépris
et la fuite des passants feraient du moins connaître à l'histoire quelle part
les hommes de bien auraient prise à cette scandaleuse bacchanale. » XVIII. Collot-d'Herbois
insulta dans sa réponse André Chénier et Roucher. Roucher répondit par une
lettre pleine de sarcasme dans laquelle il rappelait à Collot-d'Herbois ses
chutes sur la scène et ses mésaventures d'histrion. « Ce personnage de
Roman comique, disait-il, qui des tréteaux de Polichinelle a sauté sur la
tribune des Jacobins, s'est élancé vers moi comme pour me frapper de la rame
que les Suisses lui ont apportée des galères ! » Les
affiches pour ou contre la fête couvraient les murs du Palais-Royal et
étaient tour à tour déchirées par des groupes de jeunes gens ou de Jacobins. Dupont
de Nemours, l'ami et le maître de Mirabeau, sortit de son calme philosophique
pour adresser, sur le même sujet, à Péthion une lettre où la conscience de
l'honnête homme bravait héroïquement la popularité du tribun. « Quand le
péril est grand, c'est le devoir des honnêtes gens de le signaler aux
magistrats, surtout quand ce sont les magistrats eux-mêmes qui le suscitent.
Vous avez manqué à la vérité en disant que ces soldats avaient été utiles à
la Révolution au 14 juillet, et qu'ils avaient refusé de combattre le peuple
de Paris. Il est faux que ces Suisses aient refusé de combattre le peuple de
Paris. Il est vrai qu'ils ont assassiné les gardes nationales de Nancy. Vous
avez l'audace d'appeler patriotes des hommes qui ont l'insolence de commander
au Corps législatif d'envoyer une députation à la fête inventée pour ces rebelles
; ce sont ces hommes que vous prenez pour amis, c'est avec eux que vous allez
dîner secrètement à la Râpée, tellement que le général de la garde nationale
est obligé de galoper deux heures dans Paris, pour prendre vos ordres, sans
pouvoir vous découvrir. Vous cachez en vain votre embarras sous vos phrases
traînantes. Vous masquez en vain cette fête à des assassins sous les
apparences d'une fête à la liberté. Ces subterfuges ne sont plus de saison.
Le moment presse : vous ne tromperez ni les sections, ni l'armée, ni les
quatre-vingt-trois départements. Ceux qui vous mènent comme un enfant
entendent livrer Paris à dix mille piques, auxquelles on doit ouvrir la barre
de l'Assemblée nationale le jour même où la garde nationale sera désarmée.
Les hommes qui doivent les porter arrivent tous les jours. Douze ou quinze
cents bandits entrent par 24 heures dans Paris. Ils mendient en attendant le
pillage. Ce sont les corbeaux que le carnage attire. Je n'ai pas tout dit : à
cette hideuse armée les généraux sont préparés. Les amis de Jourdan,
impatients de voir que l'amnistie ne le délivrait pas assez vite, ont forcé
sa prison à Avignon. Déjà on l'a reçu en triomphe dans quelques villes du
Midi, comme les Suisses de Châteauvieux. Il arrive à Paris demain. Il sera
dimanche à la fête avec ses compagnons, avec les deux Mainvielle, avec
Pegtavin, avec tous ces scélérats de sang-froid qui ont tué dans une nuit
soixante-huit personnes sans défense et violé les femmes avant de les égorger
! Catilina ! Cethegus ! marchez ! Les soldats de Sylla sont dans la ville, et
le consul lui-même entreprend de désarmer les Romains ! La mesure est comble
; elle verse ! » Péthion
se justifia misérablement dans une lettre ; sa faiblesse et sa connivence s'y
révèlent sous la multiplicité des excuses. Dans le même moment, Robespierre,
montant à la tribune des Jacobins, s'écria : « Vous ne remontez pas à la
cause des obstacles qu'on élève à l'expansion des sentiments du peuple.
Contre qui croyez-vous avoir à lutter ? Contre l'aristocratie ? Non. Contre
la cour ? Non. C'est contre un général destiné depuis longtemps par la cour à
de grands desseins contre le peuple. Ce n'est pas la garde nationale qui voit
avec inquiétude ces préparatifs, c'est le génie de La Fayette qui conspire
dans l'état-major ; c'est le génie de La Fayette qui conspire dans le
directoire du département ; c'est le génie de La Fayette qui égare dans la
capitale tant de bons citoyens qui seraient avec nous sans lui ! La Fayette
est le plus dangereux des ennemis de la liberté, parce qu'il est masqué de
patriotisme ; c'est lui qui, après avoir fait tout le mal dont il était
capable dans l'Assemblée constituante, a feint de se retirer dans ses terres,
puis est venu briguer la place de maire de Paris, non pour l'obtenir, mais
pour la refuser, afin d'affecter le désintéressement. C'est lui qui a été
élevé au commandement des armées françaises pour les retourner contre la
Révolution. Les gardes nationales de Metz étaient innocentes comme celles de
Paris ; elles ne peuvent être que patriotes : c'est La Fayette qui, par
l'intermédiaire de Bouillé, son parent et son complice, les a trompées. Et
comment pourrions-nous inscrire sur les drapeaux de cette fête : Bouillé seul
est coupable ? Qui donc voulut étouffer l'attentat de Nancy et le couvrir
d'un voile impénétrable ? Qui demande des couronnes pour les assassins des
soldats de Châteauvieux ? La Fayette. Qui m'a empêché moi-même de parler ? La
Fayette. Qui sont ceux qui me lancent des regards foudroyants ? La Fayette et
ses complices. » (Applaudissements universels.) XIX. A
l'Assemblée nationale, les préparatifs de cette fête donnèrent lieu à un
drame plus saisissant. A l'ouverture de la séance, on demande que les
quarante soldats de Châteauvieux soient admis à présenter leurs hommages au
Corps législatif. M. de Jaucourt s'y oppose. « Si ces soldats, dit-il,
ne se présentent que pour exprimer leur reconnaissance, je consens qu'ils
soient introduits à la barre ; mais je demande qu'après avoir été entendus,
ils ne soient point admis à la séance. » Des murmures universels interrompent
l'orateur. Des cris à bas ! à bas ! partent des tribunes. « Une amnistie
n'est ni un triomphe, ni une couronne civique, poursuit-il. Vous ne pouvez
pas déshonorer les mânes de Desilles, ni de ces généreux citoyens qui sont
morts en défendant les lois contre eux ! Vous ne pouvez pas déchirer par ce
triomphe le cœur de ceux qui, parmi vous, ont pris part à l'expédition de
Nancy. Permettez à un militaire qui fut, avec son régiment, commandé pour
cette expédition, de vous représenter l'effet que votre décision ferait sur
l'armée (les murmures redoublent). L'armée ne verra dans votre conduite que
l'encouragement à l'insurrection. Ces honneurs feront croire aux soldats que
vous regardez ces amnistiés non comme des hommes trop punis, mais comme des
victimes innocentes. » Le tumulte force M. de Jaucourt à descendre. Mais un
des membres, dans un état visible d'émotion et de douleur, le remplace à la
tribune. C'est M. de Gouvion, jeune officier d'un nom célèbre et déjà gravé
dans les premières pages de nos guerres. Le deuil de ses habits et le deuil
plus profond de ses traits inspirent un intérêt involontaire aux tribunes et
changent le tumulte en attention. Sa voix hésite et se voile ; on y sent
l'indignation grondant sous l'attendrissement. : « Messieurs,
dit-il, j'avais un frère, bon patriote, qui, par l'estime de ses concitoyens,
avait été successivement commandant de la garde nationale et membre du
département. Toujours prêt à se sacrifier pour la Révolution et pour la loi,
c'est au nom de la Révolution et de la loi qu'il a été requis de marcher à
Nancy avec les braves gardes nationales. Là, il est tombé percé de cinq coups
de baïonnette sous la main de ceux que... Je demande si je suis condamné à
voir tranquillement ici les assassins de mon frère ? — Eh bien ! sortez ! »
crie une voix implacable. Les tribunes applaudissent à ce mot plus cruel et
plus froid que le poignard. On crie à bas ! à bas ! L'indignation soutient M.
de Gouvion contre son mépris intérieur. « Quel est le lâche qui se cache pour
outrager la douleur d'un frère ? dit-il en cherchant des yeux l'interrupteur.
— Je me nomme : c'est moi, » lui répond, en se levant, le député
Choudieu. Les tribunes couvrent de battements de mains l'insulte de Choudieu.
On dirait que cette foule n'a plus de cœur, et que la passion triomphe en
elle, même de la nature. Mais M. de Gouvion était appuyé sur un sentiment
plus fort que la fureur d'un peuple, un généreux désespoir. Il continua : « J'ai
applaudi comme homme à la clémence de l'Assemblée nationale quand elle a
rompu les fers de ces malheureux soldats, qui étaient peut-être égarés. » On
l'interrompt encore. Il reprend avec une énergie contenue : « Les décrets de
l'Assemblée constituante, les ordres du roi, la voix de leurs chefs, les cris
de la patrie ont été impuissants sur eux. Sans provocation de la part de la
garde nationale des deux départements, ils ont fait feu sur les Français. Mon
frère est tombé, tombé victime volontaire de son obéissance à vos décrets !
Non, ce ne sera jamais tranquillement que je verrai flétrir la mémoire de ces
gardes nationaux par des honneurs accordés aux hommes qui les ont immolés. »
Couthon, jeune Jacobin, assis non loin de Robespierre, dans les yeux de qui
il semble puiser ses stoïques inspirations, se lève et combat Gouvion sans
l'insulter. « Quel est l'esclave des préjugés qui » oserait déshonorer des
hommes que la loi a innocentés ? Qui ne ferait taire sa douleur personnelle
devant les intérêts et le triomphe de la liberté ! » Mais la voix de Gouvion
a remué au fond des cœurs une corde de justice et d'émotion naturelle qui
palpite encore sous l'insensibilité des opinions. Deux fois l'Assemblée,
sommée par le président de voter pour ou contre l'admission aux honneurs de
la séance, se lève en nombre égal pour ou contre cette proposition. Les
secrétaires, juges de ces décisions, hésitent à prononcer. Ils prononcent
enfin, après deux épreuves, que la majorité est pour l'admission des Suisses
; mais la minorité proteste : l'arrêt est cassé. On demande l'appel nominal.
L'appel nominal prononce encore à une faible majorité que les soldats vont
être admis aux honneurs de la séance. Ils entrent par une porte aux
applaudissements de délire des tribunes. L'infortuné Gouvion sort au même
instant par la porte opposée, la rougeur sur le front, la mort dans ses
pensées. Il jure qu'il ne rentrera jamais dans une assemblée où l'on force un
frère à voir et à féliciter les assassins de son frère. Il va de ce pas
demander au ministre de la guerre son envoi à l'armée du Nord pour y mourir,
et il y meurt. XX. Cependant
on introduit les soldats. Collot-d'Herbois les présente à l'admiration des
tribunes. Les gardes nationaux de Versailles, qui leur ont fait cortége
jusqu'à l'Assemblée, défilent dans la salle au bruit des tambours et aux cris
de : Vive la nation ! Des groupes de citoyens et de femmes de Paris, faisant
flotter sur leurs têtes des drapeaux tricolores et brandissant des piques,
les suivent ; puis, les membres des sociétés populaires de Paris présentent
au président les drapeaux d'honneur donnés aux Suisses par les départements
que ces triomphateurs viennent de traverser. Les hommes du 14 juillet, par
l'organe de Gonchon, agitateur du faubourg Saint-Antoine, annoncent que ce
faubourg fait fabriquer dix mille piques pour défendre la liberté et la patrie.
Cette ovation légale, offerte par les Girondins et par les Jacobins à des
soldats indisciplinés, autorisait le peuple de Paris à leur décerner le
triomphe du scandale. Ce
n'était plus le peuple de la liberté, c'était le peuple de l'anarchie ; la
journée du 15 avril en rassemblait tous les symboles. La révolte armée contre
les lois pour exemple ; des soldats mutinés pour triomphateurs ; une galère
colossale, instrument de supplice et de honte, couronnée de fleurs pour
emblème ; des femmes perdues et des filles recrutées dans les lieux de
débauche, portant et baisant les débris des chaînes de ces galériens ;
quarante trophées étalant les quarante noms de ces Suisses ; des couronnes
civiques sur les noms de ces meurtriers des citoyens ; les bustes de
Voltaire, de Rousseau, de Franklin, de Sidney, des plus grands philosophes et
des plus vertueux patriotes, mêlés avec les bustes ignobles de ces séditieux,
et profanés par ce contact ; ces soldats eux-mêmes, étonnés sinon honteux de
leur gloire, marchant au milieu d'un groupe de gardes-françaises révoltés,
autre glorification de l'abandon des drapeaux et de l'indiscipline ; la
marche fermée par un char imitant encore par sa forme la proue d'une galère,
sur ce char la statue de la Liberté armée d'avance de la massue de septembre
et coiffée du bonnet rouge, symbole emprunté à la Phrygie par les uns, aux
bagnes par les autres ; le livre de la constitution porté processionnellement
dans cette fête, comme pour y assister aux hommages décernés à ceux qui
s'étaient armés contre les lois ; des bandes de citoyens et de citoyennes,
les piques des faubourgs, l'absence des baïonnettes civiques ; des
vociférations menaçantes, la musique des théâtres, des hymnes démagogiques,
des stations dérisoires à la Bastille, à l'Hôtel-de-Ville, au Champ-de-Mars,
à l'autel de la patrie ; des rondes immenses et désordonnées, dansées, à
plusieurs reprises, par ces chaînes d'hommes et de femmes autour de la galère
triomphale et aux refrains cyniques de l'air de la Carmagnole ; des
embrassements plus obscènes que patriotiques entre ces femmes et ces soldats
se précipitant dans les bras les uns des autres, et, pour comble
d'avilissement des lois, Péthion, le maire de Paris, les magistrats du
peuple, assistant en corps à cette fête et sanctionnant cette insulte
triomphale aux lois par leur faiblesse ou par leur complicité : telle fut
cette fête, humiliante copie du 14 juillet, parodie honteuse d'une
insurrection qui parodiait une révolution ! La France rougit, les bons
citoyens furent consternés, la garde nationale commença à craindre les
piques, la ville à craindre les faubourgs, et l'armée y reçut le signal de la
plus complète désorganisation. L'indignation
des constitutionnels éclata en strophes ironiques dans un hymne d'André
Chénier, où ce jeune poète vengeait les lois et se marquait lui-même pour
l'échafaud : Salut,
divin triomphe ! Entre dans nos murailles ! Rends-nous
ces soldats illustrés Par
le sang de Désille et par les funérailles De nos citoyens massacrés ! |