I. Pendant
que le roi, isolé au sommet de la constitution, cherchait son aplomb, tantôt
dans de dangereuses négociations avec l'étranger, tantôt dans d'imprudentes
tentatives de corruption à l'intérieur ; des hommes, les uns Girondins, les
autres Jacobins, mais confondus encore sous la dénomination commune de
patriotes, commencèrent à se réunir et à former le noyau d'une grande opinion
républicaine : c'étaient Péthion, Robespierre, Brissot, Buzot, Vergniaud,
Guadet, Gensonné, Carra, Louvet, Ducos, Fonfrède, Duperret, Sillery-Genlis,
et plusieurs autres dont les noms ne sont guère sortis de l'obscurité. Le
foyer d'une jeune femme, fille d'un graveur du quai des Orfèvres, fut le
centre de cette réunion. Ce fut là que les deux plus grands partis de la
Révolution, la Gironde et la Montagne, se rencontrèrent, s'unirent, se
divisèrent, et, après avoir conquis le pouvoir et renversé ensemble la
monarchie, déchirèrent de leurs dissensions le sein de leur patrie, et
tuèrent la liberté en s'entre-tuant. Ce n'était ni l'ambition, ni la fortune,
ni la célébrité qui avaient successivement attiré ces hommes chez cette femme,
alors sans crédit, sans luxe et sans nom ; c'était la conformité d'opinion ;
c'était ce culte recueilli que les esprits d'élite aiment à rendre en secret
comme en public à une vérité nouvelle qui promet le bonheur aux hommes ;
c'était l'attraction invisible d'une foi commune, cette communion des
premiers néophytes dans la religion de la philosophie, où l'on sent le besoin
d'unir ses âmes avant d'associer ses actes. Tant que les pensées communes
entre les hommes politiques n'ont pas trouvé ce centre où elles se fécondent
et s'organisent par le contact, rien ne s'accomplit. Les révolutions sont des
idées, c'est cette communion qui fait les partis. L'âme
brûlante et pure d'une femme était digne de devenir le centre où
convergeraient tous les rayons de la vérité nouvelle pour s'y féconder à la
chaleur de son cœur et pour y allumer le bûcher des vieilles institutions.
Les hommes ont le génie de la vérité, les femmes seules en ont la passion. Il
faut de l'amour au fond de toutes les créations ; il semble que la vérité a
deux sexes, comme la nature. Il y a une femme à l'origine de toutes les
grandes choses ; il en fallait une au principe de la Révolution. On peut dire
que la philosophie trouva cette femme dans madame Roland. L'historien,
entraîné par le mouvement des événements qu'il retrace, doit s'arrêter devant
cette sévère et touchante figure, comme les passants s'arrêtèrent pour
remarquer ses traits sublimes et sa robe blanche sur le tombereau qui
conduisait des milliers de victimes à la mort. Pour la comprendre, il faut la
suivre de l'atelier de son père jusqu'à l'échafaud. C'est pour la femme
surtout que le germe de la vertu est dans le cœur ; c'est presque toujours
dans la vie privée que repose le secret de la vie publique. II. Jeune,
belle, rayonnante de génie, mariée depuis peu à un homme austère dont les
années touchaient à la vieillesse, à peine mère d'un premier enfant, madame
Roland était née dans cette condition intermédiaire où les familles, à peine
émancipées par le travail, sont pour ainsi dire amphibies entre le
prolétariat et la bourgeoisie, et retiennent dans leurs mœurs les vertus et
la simplicité du peuple en participant déjà aux lumières de la société. A
l'époque où les aristocraties tombent, c'est là que les nations se
régénèrent. La sève des peuples est là. C'est là qu'était né Jean-Jacques
Rousseau, le type viril de madame Roland. Un portrait de son enfance
représente la jeune fille dans l'atelier de son père, tenant d'une main un
livre, de l'autre l'outil du graveur. Ce portrait est la définition
symbolique de la condition sociale où était née madame Roland, au point
précis entre le travail des mains et la pensée. Son
père, Gratien Phlippon, était graveur et peintre en émail. Il joignait à ces
deux professions le commerce des diamants et des bijoux. C'était un homme
aspirant toujours plus haut que ses forces, un aventurier d'industrie, qui
brisait sans cesse sa modeste fortune en voulant l'étendre à la proportion de
ses rêves et de son ambition. Il adorait sa fille et ne se contentait pas
pour elle des perspectives de l'atelier. Il lui donnait l'éducation des plus
hautes fortunes comme la nature lui avait donné le cœur des plus grandes
destinées. On sait ce que des caractères comme celui de cet homme apportent à
la fois de chimères, de gêne et de malheur dans leur intérieur. La
jeune fille grandissait dans cette atmosphère de luxe d'esprit, et de ruine
réelle. Douée d'un jugement prématuré, elle démêlait déjà ces dérèglements de
famille ; elle se réfugiait dans la raison de sa mère contre les illusions de
son père et contre les pressentiments de l'avenir. Marguerite
Bimont, c'était le nom de sa mère, avait apporté à son mari une beauté
sereine et une âme supérieure aussi à sa destinée ; mais une piété angélique
et la résignation qu'elle inspire la prémunissaient à la fois contre
l'ambition et contre le désespoir. Mère de sept enfants qui tous lui avaient
été arrachés du sein par la mort, elle avait concentré sur sa fille unique
toute sa puissance d'aimer. Mais son amour même la garantissait de toute
faiblesse dans l'éducation qu'elle donnait à son enfant. Elle tenait dans un
juste équilibre son cœur et son intelligence, son imagination et sa raison.
Le moule où elle jetait cette jeune âme était gracieux ; mais il était
d'airain. On eût dit qu'elle prévoyait de loin les destinées de cette enfant
et qu'elle mêlait à tous les accomplissements de la jeune fille ce quelque
chose de mâle qui fait les héros et les martyrs. La
nature s'y prêtait admirablement. Elle avait donné à son élève une
intelligence supérieure encore à sa ravissante beauté. Cette beauté de ses
premières années, dont elle a tracé elle-même les principaux traits avec une
complaisance enfantine dans les pages heureuses de ses Mémoires, était loin
d'avoir acquis le caractère d'énergie, de mélancolie et de majesté que lui
donnèrent plus tard l'amour contenu, les pensées viriles et le malheur. Une
taille élevée et souple, des épaules effacées, une poitrine large, soulevée
par une respiration libre et forte ; une attitude modeste et décente, cette
pose du cou qui caractérise l'intrépidité ; des cheveux noirs et lisses, des
yeux bleus brunis par l'ombre de la pensée, un regard qui passait, comme
l'âme, de la tendresse à l'énergie, un nez de statue grecque, une bouche un
peu grande, ouverte au sourire comme à la parole, des dents éclatantes, un
menton relevé et arrondi donnant à l'ovale de sa figure cette grâce
voluptueuse et féminine sans laquelle la beauté même ne produit pas l'amour,
une peau marbrée des teintes de la vie et veinée d'un sang qui se portait à
la moindre impression sur ses joues rougissantes, un son de voix qui
empruntait ses vibrations aux fibres graves de la poitrine et qui se modulait
profondément aux mouvements mêmes du cœur (don précieux, car le son de voix,
qui est la communication de l'émotion dans la femme, est le véhicule de la
persuasion dans l'orateur ; à ces deux titres la nature lui devait le charme
de sa voix et elle le lui avait donné) : tel était à dix-huit ans le portrait
de cette jeune fille que l'obscurité couva longtemps dans son ombre, comme
pour préparer à la vie et à la mort une âme plus forte et une victime plus
accomplie. III. Son
intelligence éclairait cette enveloppe d'une lueur précoce et soudaine qui
ressemblait déjà à l'inspiration. Elle aspirait, pour ainsi dire, les
connaissances les plus difficiles en les épelant. Ce qu'on enseigne à son âge
et à son sexe ne lui suffisait pas. La mâle éducation des hommes était un
besoin et un jeu pour elle. Son esprit puissant avait besoin de tous les
instruments de la pensée comme d'un exercice. Religion, histoire,
philosophie, musique, peinture, danse, sciences exactes, chimie, langues
étrangères et langues savantes, elle apprenait tout et désirait plus. Elle
formait elle-même sa pensée de tous les rayons que l'obscurité de sa
condition laissait arriver jusqu'au laboratoire de son père. Elle dérobait
même furtivement les livres que les jeunes apprentis apportaient et
oubliaient pour elle dans l'atelier. Jean-Jacques Rousseau, Voltaire,
Montesquieu, les philosophes anglais lui tombèrent ainsi dans les mains. Mais
sa véritable nourriture, c'était Plutarque. « Je
n'oublierai jamais, dit-elle, le carême de 1763, pendant lequel j'emportai
tous les jours ce livre à l'église en guise de livre de prières ; c'est de ce
moment que datent les impressions et les idées qui me rendirent républicaine
sans que je songeasse alors à le devenir. » Après Plutarque, ce fut Fénelon
qui émut le plus son cœur. Le Tasse et les poètes vinrent ensuite.
L'héroïsme, la vertu et l'amour devaient se verser de ces trois vases
ensemble dans l'âme d'une femme destinée à cette triple palpitation des
grandes impressions. Au
milieu de cet embrasement de son âme, sa raison restait froide et sa pureté
sans tache. A peine confesse-t-elle de légères et fugitives émotions du cœur
et des sens. « En les lisant derrière le paravent qui fermait ma chambre
dans la salle de mon père, écrit-elle, ma respiration s'élevait, je sentais
un feu subit couvrir mon visage, et ma voix altérée aurait trahi mon
agitation. J'étais Eucharis pour Télémaque, Herminie pour Tancrède.
Cependant, toute transformée en elles, je ne songeais pas à être moi-même
quelque chose pour personne. Je ne faisais point de retour sur moi, je ne
cherchais rien autour de moi ; c'était un rêve sans réveil. Cependant je me
rappelle avoir vu avec beaucoup de tremblement un jeune peintre, nommé
Taboral, qui venait parfois chez mon père ; il avait peut-être vingt ans, une
voix douce, une figure sensible, rougissante comme une jeune fille. Lorsque
je l'entendais dans l'atelier, j'avais toujours un crayon ou autre chose à y
aller chercher ; mais, comme sa présence m'embarrassait autant qu'elle
m'était agréable, je ressortais plus vite que je n'étais entrée, avec un
battement de cœur et un tremblement que j'allais cacher dans mon petit
cabinet. » Bien
que sa mère fut très-pieuse, elle n'interdisait aucune de ces lectures à sa
fille. Elle voulait lui inspirer la religion et non la lui commander ; pleine
de bon sens et de tolérance, elle la livrait avec confiance à sa raison et ne
voulait ni comprimer ni tarir la sève qui devait plus tard porter son fruit
dans ce cœur. Une religion servile et non volontaire lui paraissait une
dégradation et un esclavage que Dieu ne pouvait accepter comme un tribut
digne de lui. L'âme pensive de sa fille se portait naturellement vers ces
grands objets du bonheur et du malheur éternel, elle dut plonger plus jeune
et plus profondément qu'une autre dans l'infini. Le règne du sentiment
s'ouvrit en elle par l'amour de Dieu. Le sublime délire de ses contemplations
pieuses embellit et préserva les premières années de son adolescence, résigna
les autres à la philosophie, et semblait devoir la préserver à jamais des
orages des passions. Sa dévotion fut ardente ; elle prit les teintes de son
âme, aspira au cloître et rêva le martyre. Entrée au couvent, elle s'y trouva
un moment heureuse, donnant sa pensée au mysticisme et son cœur à de
premières amitiés. La régularité monotone de cette vie endormait doucement
l'activité de ses méditations. Aux heures de liberté, elle ne jouait pas avec
ses compagnes ; elle se retirait sous quelque arbre pour lire et rêver.
Sensible, comme Rousseau, à la beauté du feuillage, au bruissement de
l'herbe, au parfum des plantes, elle admirait la main de Dieu et la baisait
dans ses œuvres. Débordant de reconnaissance et de joie intérieure, elle
allait l'adorer à l'église. Là, les sons majestueux de l'orgue s'associant à
la voix des jeunes religieuses achevaient de la ravir en extase. La religion
catholique a toutes les fascinations mystiques pour les sens, et les voluptés
pour l'imagination. Une novice prit le voile pendant ce séjour au couvent. Sa
présentation à la grille, son voile blanc, sa couronne de roses, les chants
suaves et calmes qui la conduisaient du monde au ciel, le drap mortuaire jeté
sur sa beauté ensevelie et sur ce cœur palpitant firent tressaillir la jeune
artiste et l'inondèrent de larmes. Sa destinée lui offrait l'image des grands
sacrifices. Elle en pressentait d'avance en elle le courage et le
déchirement. IV. Le
charme et l'habitude de ces sensations religieuses ne s'effacèrent jamais en
elle. La philosophie, qui devint bientôt son seul culte, dissipa la foi, mais
laissa survivre ces impressions. Elle ne put assister sans attrait et sans
respect aux cérémonies du culte dont sa raison avait répudié les mystères. Le
spectacle d'hommes faibles réunis pour adorer et implorer le père des hommes
touchait sa pensée. La musique l'enlevait au ciel. Elle sortait des temples
chrétiens plus heureuse et meilleure, tant les souvenirs de l'enfance se
reflètent et se prolongent sur la vie la plus agitée. Ce goût
passionné de l'infini et ce sentiment pieux de la nature continuèrent à
l'enivrer quand elle fut rentrée chez son père. « La situation de la
maison paternelle n'avait point, dit-elle, le calme solitaire du couvent.
Cependant beaucoup d'air, un grand espace s'offraient encore du haut de notre
demeure, près du Pont-Neuf, à mon imagination rêveuse et romantique. Combien
de fois, de ma fenêtre exposée au nord, j'ai contemplé avec émotion les
vastes déserts du ciel, sa voûte superbe, azurée, splendidement dessinée,
depuis le levant bleuâtre, loin derrière le Pont-au-Change, jusqu'au couchant
doré d'une lueur de pourpre mourante derrière les arbres des Champs-Elysées
et les maisons de Chaillot ! Je ne manquais pas d'employer ainsi quelques
moments à la fin d'un beau jour ; et souvent des larmes douces coulaient
délicieusement de mes yeux, tandis que mon cœur, gonflé d'un sentiment
inexprimable, heureux de battre et reconnaissant d'exister, offrait à l'être
des êtres un hommage pur et digne de lui. » Hélas ! quand elle écrivait
ces lignes, elle ne voyait plus que dans son âme ce pan si rétréci du ciel de
Paris, et le souvenir de ces soirées resplendissantes n'éclairait que d'une
illusion fugitive les murs de son cachot. V. Mais
alors elle était heureuse, entre sa tante Angélique et sa mère, dans ce
qu'elle appelle ce beau quartier de l'île Saint-Louis. Sur ces quais alignés,
sur ce rivage tranquille, elle prenait l'air dans les soirs d'été,
considérant le cours gracieux de la rivière et la campagne qui se dessinait
au loin. Elle traversait aussi, le matin, ces quais dans un saint zèle, pour
aller à l'église, sans rencontrer dans ce chemin désert aucune distraction à
son recueillement. Son père, qui lui permettait de hautes études et qui
s'enivrait des succès de sa fille, voulut pourtant l'initier à son art et la
fit commencer à graver. Elle apprit à tenir le burin et y réussit comme à
toute chose. Elle n'en tirait pas encore de salaire ; mais à l'époque de la
fête de ses grands-parents elle leur portait, pour son tribut, tantôt une
tête qu'elle s'était appliquée à dessiner dans cette intention, tantôt une
petite plaque en cuivre bien propre sur laquelle elle avait gravé des
emblèmes ou des fleurs ; on lui donnait, en retour, des bijoux ou des objets
destinés à sa parure, qu'elle confesse avoir toujours recherchés. Mais ce
goût, naturel à son sexe et à son âge, ne la détachait pas des occupations
les plus humbles du ménage. Elle ne rougissait pas, après avoir paru, le
dimanche, à l'église ou à la promenade, dans une toilette enviée, d'aller,
dans la semaine, en robe de toile, au marché à côté de sa mère. Elle
descendait même seule pour acheter, à quelques pas de la maison, du persil ou
de la salade, que la ménagère avait oubliés. Bien qu'elle se sentît un peu
ravalée par ces soins domestiques, qui la faisaient descendre des hauteurs de
son Plutarque, ou du ciel de ses rêves, elle y mettait tant de grâce associée
à une dignité si naturelle que la fruitière se faisait un plaisir de la
servir avant ses autres pratiques, et que les premiers arrivés ne
s'offensaient pas de ce privilége. Cette jeune fille, cette Héloïse future du
18e siècle, qui lisait les ouvrages sérieux, qui expliquait les cercles de la
sphère céleste, maniait le crayon et le burin, et qui roulait déjà des mondes
de pensées hardies et de sentiments passionnés dans son âme, était souvent
appelée à la cuisine pour éplucher les herbes. Ce mélange d'études graves,
d'exercices élégants et de soins domestiques, ordonnés, assaisonnés par la
sagesse de sa mère, semblait la préparer de loin aux vicissitudes de sa fortune,
et l'aida, plus tard, à les supporter. C'était encore Rousseau aux
Charmettes, rangeant le bûcher de madame de Warens de la main qui devait
écrire le Contrat social ; ou Philopœmen coupant son bois. VI. Du fond
de cette vie retirée, elle apercevait quelquefois le monde supérieur qui
brillait au-dessus d'elle ; les éclairs qui lui découvraient la haute société
offensaient ses regards plus qu'ils ne l'éblouissaient. L'orgueil de ce monde
aristocratique qui la voyait, sans la compter, pesait sur son âme. Une
société où elle n'avait pas son rang lui semblait mal faite. C'était moins de
l'envie que de la justice révoltée en elle. Les êtres supérieurs ont leur
place marquée par leur nature, et tout ce qui les en écarte leur semble une
usurpation. Ils trouvent la société souvent inverse de la nature, ils se
vengent en la méprisant. De là la haine du génie contre la puissance. Le
génie rêve un ordre de choses où les rangs seraient assignés par la nature et
par la vertu. Ils le sont presque toujours par la naissance, cette faveur
aveugle de la destinée. Il y a peu de grandes âmes qui ne sentent en naissant
la persécution de la fortune, et qui ne commencent par une révolte intérieure
contre la société. Elles ne s'apaisent qu'en se décourageant. D'autres se
résignent, par une compréhension plus haute, à la place que Dieu leur
assigne. Servir humblement le monde est encore plus beau que le dominer. Mais
c'est là le comble de la vertu. La religion y conduit en un jour, la
philosophie n'y conduit que par une longue vie, par le malheur et par la
mort. Il y a des jours où la plus haute place du monde c'est un échafaud. VII. La
jeune fille, conduite une fois par sa grand-mère dans une maison
aristocratique dont ses humbles parents étaient, pour ainsi dire, les
affranchis, fut violemment blessée du ton de supériorité caressante avec
lequel on traita sa grand'mère et elle-même. « Ma fierté s'étonna, dit-elle,
mon sang bouillonna plus fort qu'à l'ordinaire, je me sentis rougir. Je ne me
demandais pas encore pourquoi telle femme était assise sur le canapé et ma
grand' mère sur le tabouret ; mais j'avais le sentiment qui conduit à cette
réflexion, et je vis arriver la fin de la visite comme un soulagement à
quelque chose qui oppresse. » Une
autre fois, on la mena passer huit jours à Versailles, dans le palais de ce
roi et de cette reine dont elle devait un jour saper le trône. Logée dans les
combles, chez une femme de la domesticité du château, elle vit de près ce
luxe royal qu'elle croyait payé par la misère des peuples, et cette grandeur
des rois élevée-sur la servilité des courtisans. Les grands couverts, les
promenades, le jeu du roi, les présentations passèrent sous ses yeux dans
toute leur vanité et dans toute leur pompe. Ces superstitions du pouvoir
répugnèrent à cette âme nourrie, par les philosophes, de vérité, de liberté
et de vertu antique. Les noms, obscurs, le costume bourgeois des parents qui
la conduisaient a ce spectacle, ne laissaient tomber sur elle que des regards
sans attention et quelques mots qui sentaient moins la faveur que la
protection. Le sentiment de sa jeunesse, de sa beauté et de son mérite,
inaperçus de cette foule qui n'adorait que la faveur ou l'étiquette, lui
pesait sur le cœur. La philosophie, la fierté naturelle, l'imagination et la
rigidité de son âme étaient également blessées dans ce séjour. « J'aimais
mieux, dit-elle, les statues des jardins que les personnages du palais. » Et
sa mère lui demandant si elle était contente du voyage : « Oui, répondit-elle,
pourvu qu'il finisse bientôt ; encore quelques jours et je détesterais tant
les gens que je vois, que je ne saurais plus que faire de ma haine. — Quel
mal te font-ils ? » répliqua sa mère. « Sentir l'injustice et contempler
l'absurdité. » En voyant ces splendeurs du despotisme de Louis XIV, qui
s'éteignaient dans la corruption, elle songeait à Athènes ; et elle oubliait
la mort de Socrate, l'exil d'Aristide, la condamnation de Phocion. « Je ne
prévoyais pas, dit-elle tristement en écrivant ces lignes, que la destinée me
réservait à être témoin de crimes pareils à ceux dont ils furent les victimes
et à participer à la gloire de leurs martyres après avoir professé leurs
principes. » Ainsi
l'imagination, le caractère et les études de cette femme la préparaient, à
son insu, pour la république. La religion seule, alors si puissante sur elle,
aurait pu la retenir dans la résignation qui soumet les pensées à l'ordre de
Dieu. Mais la philosophie devint sa foi : cette foi fit partie de sa
politique. L'émancipation des peuples se lia dans sa pensée à l'émancipation
des idées. Elle crut, en renversant les trônes, travailler pour les hommes,
et, en renversant les autels, travailler pour Dieu. Telle est la confession
qu'elle fait elle-même de son changement. VIII. Cependant
cette jeune fille attirait déjà de nombreux prétendants à sa main. Son père
voulait la marier dans la classe à laquelle il appartenait lui-même. Il
aimait, il estimait le commerce parce qu'il le regardait comme la source de
la richesse. Sa fille le méprisait parce qu'il était, à ses yeux, la source
de l'avarice et l'aliment de la cupidité. Les hommes de cette condition lui
répugnaient. Elle voulait, dans son mari, des idées et des sentiments
analogues aux siens. Son idéal était une âme et non une fortune. « Nourrie,
dès mon enfance, dans le commerce des grands hommes de tous les âges,
familiarisée avec les hautes idées et les grands-exemples, n'aurai-je vécu
avec Platon, avec tous les philosophes, avec tous les poètes, avec tous les
politiques de l'antiquité, que pour m'unir à un marchand qui ne jugera et ne
sentira rien comme moi ? » Celle
qui écrivait ces lignes était dans ce moment même demandée à ses parents par
un riche boucher du voisinage. Elle refusait tout. « Je ne descendrai pas du
monde de mes nobles chimères, répondait-elle aux instances sans cesse
renouvelées de son père. Ce que je veux, ce n'est pas une condition, c'est un
homme. Je mourrai dans l'isolement plutôt que de prostituer mon âme dans une
union avec un être qui ne la comprendrait pas. » Privée
de sa mère par une mort prématurée, seule dans la maison d'un père où le
désordre s'introduisait avec de secondes amours, la mélancolie gagnait son
âme mais ne la surmontait pas. Elle se recueillait davantage en elle-même
pour rassembler ses forces contre l'isolement et contre l'infortune. La
lecture de l'Héloïse de Rousseau, qu'on lui prêta alors, fit sur son cœur le
même genre d'impression que Plutarque avait fait sur son esprit. Plutarque
lui avait montré la liberté, Rousseau lui fit rêver le bonheur. L'un l'avait
fortifiée, l'autre l'attendrit. Elle éprouva le besoin d'épancher son âme. La
tristesse fut sa muse sévère. Elle commença à écrire pour se consoler dans
l'entretien de ses propres pensées. Sans aucune intention de devenir
écrivain, elle acquit par ces exercices solitaires cette éloquence dont elle
anima plus tard ses amis. IX. Ainsi
mûrissait cette femme patiente et résolue à la fois envers sa destinée, quand
elle crut avoir trouvé l'homme antique rêvé depuis si longtemps par son
imagination. Cet homme était Roland de la Platière. Il lui
fut présenté sous les auspices d'une de ses jeunes amies d'enfance mariée à
Amiens, où Roland exerçait alors les fonctions d'inspecteur des manufactures.
« Tu recevras cette lettre, lui écrivait l'amie, par le philosophe dont
je t'ai quelquefois parlé, M. Roland, homme éclairé, de mœurs antiques, à qui
on ne peut reprocher que son culte pour les anciens, son mépris pour son
siècle et sa trop haute estime de sa propre vertu... Ce portrait, dit-elle,
était juste et bien saisi. Je vis un homme de près de cinquante ans, haut de
stature, négligé dans son attitude, avec cette espèce de roideur que donne
l'habitude de l'isolement ; mais ses manières étaient simples et faciles, et,
sans avoir l'élégance du monde, elles alliaient la politesse de l'homme bien
né à la gravité du philosophe. Une grande maigreur, le teint accidentellement
jaune, le front déjà peu garni de cheveux et très-découvert n'altéraient
point des traits réguliers mais peu séduisants. Au reste, un sourire fin et
une vive expression développaient sa physionomie et la faisaient sortir comme
une figure nouvelle quand il s'animait en parlant ou en écoutant. Sa voix
était mâle, son parler bref comme celui d'un homme qui n'aurait pas l'haleine
longue ; son discours, plein de choses, parce que sa tête était remplie
d'idées, occupait l'esprit plus qu'il ne flattait l'oreille. Sa diction était
quelquefois piquante, mais revêche et sans harmonie. C'est un don rare et
bien puissant sur les sens, ajoute-t-elle, que ce charme de la voix ; il ne
tient pas seulement à la qualité du son, il résulte aussi de cette
délicatesse de sensibilité qui varie l'expression en modifiant l'accent. »
C'était dire assez que Roland en était dépourvu. X. Roland,
né dans une famille d'honnête bourgeoisie qui occupait des emplois de
magistrature et prétendait à la noblesse, était le dernier de cinq frères. On
le destinait à l'église. Pour fuir cette destinée, qui lui répugnait, il
quitta à dix-neuf ans la maison paternelle et se réfugia à Nantes. Entré chez
un armateur, il se préparait à passer aux Indes, pour s'y adonner au
commerce, quand une maladie l'arrêta au moment de s'embarquer. Un de ses
parents, inspecteur des manufactures, le recueillit à Rouen et le fit entrer
dans ses bureaux. Cette administration, animée de l'esprit de Turgot,
touchait par les procédés des arts à toutes les sciences et par l'économie
politique aux plus hauts problèmes de gouvernement. Elle était peuplée de
philosophes. Roland s'y distingua. Le gouvernement l'envoya en Italie, pour y
étudier la marche du commerce. Il
s'éloigna avec peine de sa jeune amie et lui écrivit régulièrement des
lettres scientifiques destinées à servir de notes à l'ouvrage qu'il se
proposait d'écrire sur l'Italie, lettres dans lesquelles le sentiment se
révélait sous la science, plus semblables aux études d'un philosophe qu'aux
entretiens d'un amant. A son
retour, elle revit en lui un ami ; son âge, sa gravité, ses mœurs, ses
habitudes laborieuses le lui firent considérer comme un sage qui n'existait
que par la raison. Dans l'union qu'ils méditaient, et qui ressemblait moins à
l'amour qu'aux associations antiques des jours de Socrate et de Platon, l'un
cherchait un disciple plus qu'une femme, l'autre épousait un maître plus
qu'un mari. M. Roland retourna à Amiens. Il écrivit de là au père pour lui
demander la main de sa fille. Celui-ci refusa sèchement. Il craignait dans M.
Roland, dont l'austérité lui répugnait, un censeur pour lui, un tyran pour sa
fille. Informée de ce refus par son père, celle-ci s'indigna et entra dans un
couvent, dénuée de tout. Elle y vécut des aliments les plus grossiers,
qu'elle préparait de ses mains. Elle s'y plongea dans l'étude, elle y
fortifia son cœur contre l'adversité. Elle se vengea à mériter le bonheur du
sort qui ne le lui accordait pas. Le soir, une visite d'un de ses amis ; le
jour, une heure de promenade dans un jardin entouré de hautes murailles ; ce
sentiment de force qui fait qu'on se roidit contre le sort ; cette mélancolie
qui attendrit l'âme sur elle-même et la nourrit de sa propre sensibilité,
l'aidèrent à passer les longs mois d'hiver de sa captivité volontaire. Un
sentiment d'amertume intérieure empoisonnait cependant pour elle jusqu'à son
sacrifice. Elle se disait que ce sentiment n'était pas récompensé : elle
s'était flattée que M. Roland, en apprenant sa résolution et sa retraite,
serait accouru pour l'arracher à son couvent et confondre leur destinée. Le
temps s'écoulait, Roland ne venait pas, il écrivait à peine. Il vint enfin
après six mois. Il s'enflamma de nouveau en revoyant son amie derrière une
grille ; il se détermina à lui offrir sa main, elle l'accepta. Mais tant de
calculs, d'hésitation, de froideur avaient enlevé le peu d'illusion qui
pouvait rester à la jeune captive et réduit les sentiments à une sévère
estime. Elle se dévoua plutôt qu'elle ne se donna. Il lui parut beau de
s'immoler au bonheur d'un homme de bien : mais elle accomplit ce sacrifice
avec tout le sérieux de la raison et sans aucun enthousiasme de cœur. Son
mariage fut pour elle un acte de vertu, dont elle jouit non parce qu'il était
doux, mais parce qu'il lui parut sublime. L'élève
passionnée de Jean-Jacques Rousseau se retrouve à cette époque décisive de
son existence. Le mariage de madame Roland est une imitation évidente de
celui d'Héloïse épousant M. de Volmar. Mais l'amertume de la réalité ne tarde
pas à percer sous l'héroïsme de son dévouement. « A force, dit-elle
elle-même, de m'occuper de la félicité de l'homme à qui je m'associai, je
m'aperçus qu'il manquait quelque chose à la mienne. Je n'ai pas cessé un seul
instant de voir dans mon mari un des hommes les plus estimables qui existent
et auquel je pouvais m'honorer d'appartenir ; mais j'ai senti souvent qu'il
manquait entre nous de parité, que l'ascendant d'un caractère dominateur,
joint à celui de vingt années de plus que mon âge, rendait de trop une de ces
deux supériorités. Si nous vivions dans la solitude, j'avais des heures
quelquefois pénibles à passer. Si nous allions dans le monde, j'y étais aimée
de gens dont je m'apercevais que quelques-uns pourraient trop me toucher. Je
me plongeai dans le travail de mon mari, je me fis son copiste, son
correcteur d'épreuves ; j'en remplissais la tâche avec une humilité sans
murmures qui contrastait avec un esprit aussi libre et aussi exercé que le
mien. Mais cette humilité coulait de mon cœur. Je respectais tant mon mari,
que j'aimais à supposer toujours qu'il était supérieur à moi ; j'avais si
peur d'une ombre sur son visage, il tenait tant à ses opinions, que je n'ai
acquis que bien tard la force de le contredire. Je joignais à ces travaux
ceux du ménage ; m'étant aperçue que sa délicate santé ne s'accordait pas de
tous les régimes, je prenais le soin de lui préparer moi-même ses aliments.
Je restai avec lui quatre ans à Amiens. J'y devins mère et nourrice. Nous
travaillions ensemble à l'Encyclopédie nouvelle, dont les articles relatifs
au commerce lui avaient été confiés. Nous ne quittions ces études que pour
des promenades champêtres hors de la ville. Roland,
absolu et personnel, avait exigé, dès le commencement du mariage, que sa
femme cessât de voir les jeunes et tendres amies qu'elle avait aimées au
couvent et qui vivaient à Amiens. Il redoutait le moindre partage
d'affection. Sa prudence dépassait les bornes de la raison. A une union
austère comme le mariage il faut les distractions de l'amitié. Cette tyrannie
d'un sentiment exclusif n'était pas rachetée par l'amour. Roland demandait
tout à la complaisance de sa femme. Si rien ne chancelait dans cette âme,
elle sentait ses sacrifices,
et elle jouissait de l'accomplissement de ses devoirs comme le stoïcien jouit
de la douleur. XI. Après
quelques années passées à Amiens, Roland obtint d'être employé dans les mêmes
fonctions à Lyon son pays natal. L'hiver il habitait la ville ; il passait le
reste de l'année à la campagne, dans la maison paternelle, où vivait encore
sa mère, femme respectable par son âge, mais d'un commerce inquiet et
tracassier dans la vie domestique. Madame Roland, dans toute la fleur de sa
jeunesse, de sa beauté, de son génie, se trouvait ainsi reléguée et froissée
entre une belle-mère implacable, un beau-frère insoumis et un mari
dominateur. L'amour le plus passionné eût à peine suffi à compenser une si
âpre situation. Elle n'avait, pour l'adoucir, que le sentiment de ses
devoirs, le travail, sa philosophie et son enfant. Elle y suffit, et finit
par transformer cette retraite austère en un séjour d'harmonie et de paix. On
aime à la suivre dans cette solitude où son âme se trempait pour la lutte,
comme on va chercher aux Charmettes la source encore fraîche de la vie et du
génie de Jean-Jacques Rousseau. XII. Il y a
au pied des montagnes du Beaujolais, dans le large bassin de la Saône en face
des Alpes, une série de petites collines amoncelées comme des vagues de
sable, que le vigneron patient de ces contrées a plantées de vignes, et qui
forment entre elles, à leur base, d'obliques vallées, des ravins étroits et
sinueux où s'étendent de petits prés verts. Ces prés ont chacun leur filet
d'eau suintant des montagnes ; les saules, les bouleaux et les peupliers en
tracent le cours et en voilent le lit. Les flancs et les sommets de ces
collines ne portent, au-dessus des vignes basses, que quelques pêchers
sauvages, qui ne donnent pas d'ombre au raisin, et de gros noyers dans les
vergers auprès des maisons. C'est sur le penchant d'un de ces mamelons
sablonneux que s'élevait la Platière, héritage paternel de M. Roland : maison
basse, assez étroite, percée de fenêtres régulières, recouverte d'un toit à
tuiles rouges presque plat. Les rebords de ce toit s'avancent un peu sur le
mur pour garantir les fenêtres de la pluie l'hiver, du soleil l'été. Les murs
unis et sans ornements d'architecture étaient revêtus d'un ciment de chaux
blanche que le temps a éraillé et sali. On monte au vestibule par cinq
marches de pierre surmontées d'une balustrade rustique en fer rouillé. Une
cour entourée de granges où l'on serre la récolte, de pressoirs pour les
vendanges, de celliers pour le vin et d'un pigeonnier, précède la maison.
Derrière se nivèle un petit jardin potager, dont les carrés sont bordés de
buis, d'œillets et d'arbres fruitiers taillés près de terre. Un pavillon de
verdure s'élève au bout de chaque allée. Un peu plus loin un verger, dont les
arbres penchés dans mille attitudes jettent un peu d'ombre sur un arpent
d'herbe broutée ; puis un grand enclos de vignes basses coupées en lignes
droites par de petits sentiers verts. Voilà ce site. La vue se porte tour à
tour sur l'horizon sévère, recueilli et rapproché, des montagnes de Beaujeu,
tachées sur leurs flancs de noirs sapins et entrecoupées de grandes prairies
penchantes où s'engraissent les bœufs du Charolais, et sur la vallée de la
Saône, immense océan de verdure surmonté çà et là de nombreux clochers. La
ceinture des Hautes-Alpes couvertes de neiges et le dôme du Mont-Blanc, qui
domine tout, encadrent ce vaste paysage. Il y a quelque chose de l'infini de
la mer ; et si par son côté borné il porte au recueillement et à la
résignation, par son côté ouvert il semble solliciter la pensée à se
répandre, et emporter l'âme dans tous les lointains de l'espérance et. sur
tous les sommets de l'imagination. Tel
fut, pendant cinq ans, l'horizon de cette jeune femme. C'est là qu'elle se
plongea dans la plénitude de cette nature qu'elle avait si souvent rêvée dans
son enfance, et dont elle n'apercevait que quelques pans de ciel et quelques
perspectives confuses de forêts royales, du haut de sa fenêtre, par-dessus
les toits de Paris. C'est là que ses goûts simples et son âme aimante
trouvèrent des aliments et des exercices à sa sensibilité. Elle y
partageait sa vie entre les soins du ménage, la culture de son esprit et la
charité active, cette culture du cœur ; adorée des paysans, dont elle se fit
la Providence, elle appliquait au soulagement de leur misère le peu de
superflu que lui laissait une économie étroite, et à la guérison de leurs
maladies les connaissances qu'elle avait acquises en médecine. On venait la
chercher de trois et quatre lieues pour aller visiter un malade. Le dimanche,
les marches du perron de sa cour étaient couvertes d'infirmes, qui venaient
chercher du soulagement, ou de convalescents qui venaient lui apporter les
témoignages de leur reconnaissance : les paniers de châtaignes, les fromages
de leurs chèvres ou les pommes de leurs vergers. Elle jouissait de trouver le
peuple des campagnes juste, sensible et reconnaissant. Elle se figurait à son
image le peuple dépaysé des grandes capitales. L'incendie des châteaux,
pendant le brigandage et les massacres de septembre, lui apprit plus tard que
ces mers d'hommes si calmes alors ont des tempêtes plus terribles que celles
de l'Océan, qu'il faut des institutions aux sociétés comme il faut un lit aux
flots, et que la force est aussi indispensable que la justice au gouvernement
des peuples. XIII. Cependant
la Révolution de 89 avait sonné, et était venue la surprendre au sein de
cette retraite. Enivrée de philosophie, passionnée pour l'idéal de
l'humanité, adoratrice de la liberté antique, elle s'enflamma dès la première
étincelle à ce foyer d'idées nouvelles ; elle crut de bonne foi que cette
révolution, comme un enfantement sans douleur, allait régénérer l'espèce
humaine, détruire la misère de la classe malheureuse, sur laquelle elle
s'attendrissait, et renouveler la face du monde. Il y a de l'imagination
jusque dans la piété des grandes âmes. L'illusion généreuse de la France, à
cette époque, était égale à l'œuvre que la France avait à accomplir. Si elle
n'avait pas tant espéré, elle n'eût rien osé. Sa foi fut sa force. De ce
jour, madame Roland sentit s'allumer en elle un feu qui ne devait plus
s'éteindre que dans son sang. Tout l'amour oisif qui sommeillait dans son âme
se convertit en enthousiasme et en passion pour l'humanité. Sa sensibilité
trompée, trop ardente sans doute pour un seul homme, se répandit sur tout un
peuple. Elle aima la Révolution comme une amante. Elle communiqua cette
flamme à son mari et à ses amis. Toute sa passion contenue se versa dans ses
opinions. Elle se vengea de sa destinée, qui lui refusait le bonheur pour
elle-même, en se consumant pour le bonheur des autres. Heureuse et aimée,
elle n'eût été qu'une femme ; malheureuse et isolée, elle devint un chef de
parti. XIV. Les
opinions de M. et de madame Roland soulevèrent contre eux, dans le premier
moment toute l'aristocratie commerciale de Lyon, ville probe et pure, mais
ville d'argent où tout se calcule, et où les idées ont la pesanteur et
l'immobilité des intérêts. Les idées ont un courant irrésistible qui entraîne
même les populations les plus stagnantes. Lyon fut entraîné et submergé par
les opinions de l'époque. M. Roland fut porté à la municipalité par les
premières élections. Il s'y prononça avec la roideur de ses principes et avec
l'énergie qu'il puisait dans l'âme de sa femme. Redouté des timides, adoré
des impatients, son nom devint une injure, puis un drapeau ; la faveur
publique le vengea des outrages des riches. Il fut député à Paris, par le
conseil municipal, pour y défendre les intérêts commerciaux de Lyon auprès
des comités de l'Assemblée constituante. Les
liaisons de Roland avec les philosophes et avec les économistes, qui
formaient le parti pratique de la philosophie ; ses rapports obligés avec les
membres influents de l'Assemblée, ses goûts littéraires et surtout l'attrait
et la séduction naturelle qui attirent et retiennent les hommes éminents
autour d'une femme jeune, éloquente et passionnée, firent bientôt du salon de
madame Roland un foyer, peu éclatant encore, mais ardent, de la Révolution.
Les noms qui s'y Rencontrent révèlent, dès le premier jour, les opinions
extrêmes. Pour ces opinions, la constitution de 1791 n'était qu'une halte. Ce fut
le 20 février 1791 que madame Roland rentra dans ce Paris d'où elle était
sortie cinq ans auparavant, jeune fille inaperçue et sans nom, et où elle
revenait comme une flamme pour animer tout un parti, fonder la république,
régner un moment et mourir. Elle avait dans l'âme un confus pressentiment de
cette destinée. Le génie et la volonté connaissent leurs forces, ils sentent
avant les autres et ils prophétisent leur mission. Madame Roland semblait
d'avance emportée par la sienne au centre de l'action. Elle courut le
lendemain de son arrivée aux séances de l'Assemblée. Elle vit le puissant
Mirabeau l'étonnant Cazalès, l'audacieux Maury, l'astucieux Lameth, le froid
Barnave. Elle remarqua avec le dépit de la haine, dans l'attitude et le
langage du côté droit, cette supériorité que donnent l'habitude de la
domination et la confiance dans le respect des masses ; du côté gauche,
l'infériorité des manières et l'insolence mêlée à la subalternité. Ainsi l'aristocratie
antique survivait dans le sang et se vengeait, même après sa défaite, de la
démocratie qui l'enviait en la subjuguant. L'égalité s'écrit dans les lois
longtemps avant de s'établir entre les races. La nature est aristocrate ; il
faut une longue pratique de l'indépendance pour donner aux peuples républicains
la noble attitude et la dignité polie du citoyen. En révolution même, dans le
vainqueur, on sent longtemps le parvenu de la liberté. Les femmes ont le tact
plus sensible à ces nuances. Madame Roland les comprit ; mais loin de se
laisser séduire par cette supériorité de l'aristocratie, elle s'en indigna
davantage et sentit redoubler sa haine contre un parti qu'on pouvait abattre
mais qu'on ne pouvait humilier. XV. C'est à
cette époque que son mari et elle se lièrent avec quelques-uns des hommes les
plus fervents parmi les apôtres des idées populaires. Ce n’étaient pas ceux
qui brillaient davantage de la faveur du peuplé et de l'éclat du talent,
c'étaient ceux qui lui paraissaient aimer la Révolution pour la Révolution elle-même,
et se dévouer avec un désintéressement sublime, non au succès de leur
fortune, mais au progrès de l'humanité. Brissot vint un des premiers. M. et
madame Roland étaient, depuis longtemps, en correspondance avec lui sur des
sujets d'économie publique et sur les grands problèmes de la liberté. Leurs
idées avaient fraternisé et grandi ensemble. Ils étaient unis d'avance par
toutes les fibres des cœurs révolutionnaires, mais ils ne se connaissaient
pas. Brissot, dont la vie aventureuse et la polémique infatigable avaient de
l'analogie avec la jeunesse de Mirabeau, s'était fait déjà un nom dans le
journalisme et dans les clubs. Madame Roland l'attendit avec respect ; elle
était curieuse de juger si les traits du visage répondaient en lui à la
physionomie de l'âme. Elle croyait que la nature se révélait par toutes les
formes, et que l'intelligence et la vertu modelaient les sens extérieurs de
l'homme comme le statuaire imprime à l'argile les formes palpables de sa
conception. Le premier aspect la détrompa sans la décourager de son culte
pour Brissot. Il manquait de cette dignité d'attitude et de cette gravité de
caractère qui semblent comme un reflet de la dignité, de la vie et de la
gravité des doctrines. Quelque chose dans l'homme politique rappelait le
pamphlétaire. Sa légèreté la choquait, sa gaieté même lui semblait une
profanation des idées austères dont il était l'organe. La Révolution qui passionnait
son style n'allait pas jusqu'à passionner son visage. Elle ne lui trouvait
pas assez de haine contre les ennemis du peuple. L'âme mobile de Brissot ne
paraissait pas avoir assez de consistance pour un sentiment de dévouement.
Son activité, répandue sur tous les sujets, lui donnait l'apparence d'un artiste
en idées plutôt que d'un apôtre. On l'appelait un intrigant. Brissot
amena Péthion, son condisciple et son ami : Péthion déjà membre de
l'Assemblée constituante et dont la parole, dans deux ou trois circonstances,
avait été remarquée. Brissot passait pour l'inspirateur de ces discours.
Buzot et Robespierre, tous deux membres de la même Assemblée, y furent
introduits. Buzot, dont la beauté pensive, l'intrépidité et l'éloquence
devaient plus tard agiter le cœur et attendrir l'admiration de madame Roland
; Robespierre, que l'inquiétude de son âme et Je fanatisme de ses haines
jetaient dès lors comme un ferment d'agitation dans tous les conciliabules où
l'on conspirait au nom du peuple. Quelques autres encore, dont les noms
viendront à leur heure dans les fastes de ce parti naissant. Brissot,
Péthion, Buzot, Robespierre convinrent de se réunir quatre fois par semaine,
le soir, dans le salon de cette femme. XVI. L'objet
de ces réunions était de conférer secrètement sur les faiblesses de
l'Assemblée constituante, sur les pièges que l'aristocratie tendait à la
Révolution entravée, et sur la marche à imprimer aux opinions attiédies pour
achever de consolider le triomphe. Ils choisirent la maison de madame Roland,
parce que cette maison était située dans un quartier également rapproché du
logement de tous les membres qui devaient s'y rencontrer. Comme dans la
conspiration d'Harmodius, c'était une femme qui tenait le flambeau pour
éclairer les conspirateurs. Madame
Roland se trouvait ainsi jetée, dès les premiers jours, au centre des
mouvements. Sa main invisible touchait les premiers fils de la trame encore
confuse qui devait dérouler les plus grands événements. Ce rôle, le seul que
lui permît son sexe flattait à la fois son orgueil de femme et sa passion
politique. Elle le ménagea avec cette modestie qui eût été en elle le
chef-d'œuvre de l'habileté, si elle n'eût été le don de sa nature. Placée
hors du cercle, près d'une table à ouvrage, elle travaillait des mains, ou
écrivait ses lettres, tout en écoutant avec une apparente indifférence les
discussions de ses amis. Souvent tentée d'y prendre part, elle se mordait les
lèvres pour réprimer sa pensée. Ame d'énergie et d'action, la longueur et la
diffusion verbeuse de ces conseils sans résultat lui inspiraient un secret
dédain. L'action s'évaporait en paroles, et l'heure passait emportant avec
elle l'occasion, qui ne revient plus. Bientôt
les victoires de l'Assemblée constituante énervèrent les vainqueurs. Les
chefs de cette assemblée reculèrent devant leur propre ouvrage, et
pactisèrent avec l'aristocratie et avec le trône pour accorder au roi la
révision de la constitution dans un esprit plus monarchique. Les députés qui
se réunissaient chez madame Roland se dispersèrent et se découragèrent. Il ne
resta plus sur la fin que ce petit nombre d'hommes inébranlables qui
s'attachent aux principes indépendamment de leur succès, et qui s'attachent
aux causes désespérées avec d'autant plus de force que la fortune semble les
trahir davantage. Buzot, Péthion et Robespierre furent de ce nombre. XVII. Il y a
pour l'histoire une curiosité sinistre à voir la première impression que fit
sur madame Roland l'homme qui, réchauffé dans son sein et conspirant alors
avec elle, devait un jour renverser la puissance de ses amis, les immoler en
masse, et l'envoyer elle-même à l'échafaud. Nul sentiment répulsif ne parait
à cette époque avertir cette femme qu'elle conspire sa propre mort en
conspirant la fortune de Robespierre. Si elle a quelque crainte vague, cette
crainte est aussitôt couverte par une pitié qui ressemble presque au mépris.
Robespierre lui parut un honnête homme. En faveur de ses principes, elle lui
pardonna son mauvais langage et son fastidieux débit. Robespierre, comme tout
homme d'une seule pensée, respirait l'ennui. Cependant elle avait remarqué
qu'il était toujours concentré dans ces comités, qu'il ne se livrait pas,
qu'il écoutait tous les avis avant de donner le sien, et qu'il ne se donnait
pas la peine de le motiver. Comme les hommes impérieux, sa conviction lui
paraissait une raison suffisante. Le lendemain, il montait à la tribune, et,
profitant pour sa renommée des discussions intimes qu'il avait entendues la
veille, il devançait l'heure de l'action concertée avec ses amis, et éventait
ainsi le plan de conduite. On l'en blâmait chez madame Roland ; il s'en
excusait avec légèreté. On attribuait ces torts à la jeunesse et à
l'impatience de son amour-propre. Madame Roland, persuadée que ce jeune homme
aimait passionnément la liberté, prenait sa réserve pour de la timidité, et
ses trahisons pour de l'indépendance. La cause commune couvrait tout. La
partialité transforme les plus sinistres indices en faveur ou en indulgence.
« Il défend les principes avec chaleur et opiniâtreté, dit-elle ; il y a du
courage à les défendre seul au temps où le nombre des défenseurs du peuple
est prodigieusement réduit. La cour le hait, nous devons donc l'aimer.
J'estime Robespierre sous ce rapport, je le lui témoigne ; et lors même qu'il
est peu assidu au petit comité du soir, il vient de temps en temps me
demander à dîner. J'avais été frappée de la terreur dont il parut pénétré le
jour de la fuite du roi à Varennes. Il dit le soir, chez Péthion, que la
famille royale n'avait pas pris ce parti sans avoir préparé dans Paris une
Saint-Barthélemy, de patriotes, et qu'il s'attendait à mourir avant
vingt-quatre heures. Péthion, Buzot, Roland disaient, au contraire, que cette
fuite du roi était son abdication, qu'il fallait en profiter pour préparer
les esprits à la république. Robespierre, ricanant et se rongeant les ongles,
comme à l'ordinaire, demandait ce que c'était qu'une république. » Ce fut
ce jour-là que le projet du journal intitulé le Républicain fut conçu entre
Brissot, Condorcet, Dumont de Genève et Duchâtelet. On voit que l'idée de la
république naquit dans le berceau des Girondins avant de naître dans l'âme de
Robespierre, et que le 10 août ne fut pas un accident mais un complot. A la
même époque, madame Roland s'était livrée, pour sauver les jours de
Robespierre, à un de ces premiers mouvements : qui révèlent une amitié
courageuse, et qui laissent des traces dans la mémoire même des ingrats.
Après le massacre du Champ-de-Mars, Robespierre, accusé d'avoir conspiré avec
les rédacteurs de la pétition de déchéance, et menacé comme factieux de la
vengeance de la garde nationale, fut obligé de se cacher. Madame Roland,
accompagnée de son mari, se fit conduire, à onze heures du soir, dans sa
retraite au fond du Marais, pour lui offrir un asile plus sûr dans leur
propre maison. Il avait déjà fui son domicile. Madame Roland se rendit de là
chez Buzot, leur ami commun, et le conjura d'aller aux Feuillants, où il
était influent alors, et de se hâter de disculper Robespierre avant que le
décret d'accusation fût lancé contre lui. Buzot hésita un moment, puis : « Je ferai tout, dit-il, pour sauver ce malheureux jeune homme, » quoique je sois loin de partager l'opinion de certaines personnes sur son compte. Il songe trop à lui pour aimer la liberté ; mais il la sert, et cela me suffit. Je serai là pour le défendre. » Ainsi, trois victimes futures de Robespierre conspiraient, la nuit et à son insu, le salut de l'homme par qui elles devaient mourir. La destinée est un mystère d'où sortent les plus étranges coïncidences, et qui ne tend pas moins de pièges aux hommes par leurs vertus que par leurs crimes. La mort est partout ; mais quel que soit le sort, la vertu seule ne se repent pas. Sous les cachots de la Conciergerie, madame Roland se souvint avec complaisance de cette nuit. Si Robespierre s'en souvint dans sa puissance, ce souvenir fut plus froid sur son cœur que la hache du bourreau. |