I. L'Assemblée
constituante avait abdiqué dans une tempête. Cette
Assemblée avait été la plus imposante réunion d'hommes qui eût jamais
représenté, non pas la France, mais le genre humain. Ce fut en effet le
concile œcuménique de la raison et de la philosophie modernes. La nature
semblait avoir créé exprès, et les différents ordres de la société avoir mis
en réserve, pour cette œuvre, les génies, les caractères et même les vices
les plus propres à donner, à ce foyer des lumières du temps, la grandeur,
l'éclat et le mouvement d'un incendie destiné à consumer les débris d'une
vieille société, et à en éclairer une nouvelle. Il y avait des sages comme
Bailly et Mounier, des penseurs comme Sieyès, des factieux comme Barnave, des
hommes d'État comme Talleyrand, des hommes époques comme Mirabeau, des hommes
principes comme Robespierre. Chaque cause y était personnifiée par ce qu'un
parti avait de plus haut. Les victimes aussi y étaient illustres. Cazalès,
Malouet, Maury faisaient retentir en éclats de douleur et d'éloquence les
chutes successives du trône, de l'aristocratie et du clergé. Ce foyer actif
de la pensée d'un siècle fut nourri, pendant toute sa durée, par le vent des
plus continuels orages politiques. Pendant qu'on délibérait dedans, le peuple
agissait dehors et frappait aux portes. Ces vingt-six mois de conseils ne
furent qu'une sédition non interrompue. A peine une institution s'était-elle
écroulée à la tribune, que la nation la déblayait pour faire place à
l'institution nouvelle. La colère du peuple n'était que son impatience des
obstacles, son délire n'était que sa raison passionnée. Jusque dans ses
fureurs, c'était toujours une vérité qui l'agitait. Les tribuns ne
l'aveuglaient qu'en l'éblouissant. Ce fut le caractère unique de cette
assemblée, que cette passion pour un idéal qu'elle se sentait invinciblement poussée
à accomplir. Acte de foi perpétuel dans la raison et dans la justice ; sainte
fureur du bien qui la possédait et qui la faisait se dévouer elle-même à son
œuvre, comme ce statuaire qui, voyant le feu du fourneau, où il fondait son
bronze, prêt à s'éteindre, jeta ses meubles, le lit de ses enfants, et enfin
jusqu'à sa maison dans le foyer, consentant à périr pour que son œuvre ne
pérît pas. C'est
pour cela que la révolution qu'elle a faite est devenue une date de l'esprit
humain, et non pas seulement un événement de l'histoire d'un peuple. Les
hommes de l'Assemblée constituante n'étaient pas des Français, c'étaient des
hommes universels. On les méconnaît et on les rapetisse quand on n'y voit que
des prêtres, des aristocrates, des plébéiens, des sujets fidèles, des
factieux ou des démagogues. Ils étaient, et ils se sentaient eux-mêmes mieux
que cela : des ouvriers de Dieu, appelés par lui à restaurer la raison
sociale de l'humanité et à rasseoir le droit et la justice par tout
l'univers. Aucun d'eux, excepté les opposants à la Révolution, ne renfermait
sa pensée dans les limites de la France. La déclaration des droits de l'homme
le prouve. C'était le décalogue du genre humain dans toutes les langues. La
Révolution moderne appelait les gentils comme les juifs au partage de la
lumière et au règne de la fraternité. II. Aussi,
n'y eut-il pas un de ses apôtres qui ne proclamât la paix entre les peuples.
Mirabeau, La Fayette, Robespierre lui-même effacèrent la guerre du symbole
qu'ils présentaient à la nation. Ce furent les factieux et les ambitieux qui
la demandèrent plus tard ; ce ne furent pas les grands révolutionnaires.
Quand la guerre éclata, la Révolution avait dégénéré. L'Assemblée
constituante se serait bien gardée de placer aux frontières de la France les
bornes de ses vérités et de renfermer l'âme sympathique de la Révolution
française dans un étroit patriotisme. La patrie de ses dogmes était le globe.
La France n'était que l'atelier où elle travaillait pour tous les peuples.
Respectueuse ou indifférente à la question des territoires nationaux, dès son
premier mot elle s'interdit les conquêtes. Elle ne se réservait que la
propriété ou plutôt l'invention des vérités générales qu'elle mettait en
lumière. Universelle comme l'humanité, elle n'eut pas l'égoïsme de s'isoler.
Elle voulut donner et non dérober. Elle voulut se répandre par le droit et
non par la force. Essentiellement spiritualiste, elle n'affecta d'autre
empire pour la France que l'empire volontaire de l'imitation sur l'esprit
humain. Son
œuvre était prodigieuse, ses moyens nuls ; tout ce que l'enthousiasme lui
inspire, l'Assemblée l'entreprend et l'achève, sans roi, sans chef militaire,
sans dictateur, sans armée, sans autre force que la conviction. Seule au
milieu d'un peuple étonné, d'une armée dissoute, d'une aristocratie émigrée,
d'un clergé dépouillé, d'une cour conspiratrice, d'une ville séditieuse, de
l'Europe hostile, elle fit ce qu'elle avait résolu : tant la volonté est la
véritable puissance d'un peuple, tant la vérité est l'irrésistible auxiliaire
des hommes qui s'agitent pour Dieu ! Si jamais l'inspiration fut visible dans
le prophète ou dans le législateur antique, on peut dire que l'Assemblée
constituante eut deux années d'inspiration continue. La France fut l'inspirée
de la civilisation. III. Examinons
son œuvre. Le principe du pouvoir fut entièrement déplacé. La royauté avait
fini par croire que le dépôt du pouvoir lui appartenait en propre. Elle avait
demandé à la religion de consacrer ce rapt aux yeux des peuples en leur
disant que la tyrannie venait de Dieu et ne répondait qu'à Dieu. La longue
hérédité des races couronnées avait fait croire qu'il y avait un droit de
règne dans le sang des races royales. Le gouvernement, au lieu d'être
fonction, était devenue possession ; le roi maître, au lieu d'être chef. Ce
principe déplacé déplaça tout. Le peuple devint nation, le roi magistrat
couronné. La féodalité, royauté subalterne, tomba au rang de simple
propriété. Le clergé, qui avait eu des institutions et des propriétés
inviolables, n'était plus qu'un corps salarié par l'État pour un service
sacré. Il n'y avait pas loin de là à ce qu'il ne reçut plus qu'un salaire
volontaire pour un service individuel. La magistrature cessa d'être
héréditaire. On lui laissa l'inamovibilité pour assurer son indépendance.
C'était une exception au principe des fonctions révocables, une
demi-souveraineté de la justice ; mais c'était un pas vers la vérité. Le
pouvoir législatif était distinct du pouvoir exécutif. La nation, dans une
assemblée librement élue, décrétait sa volonté. Le roi héréditaire et
irresponsable l'exécutait. Tel était tout le mécanisme de la constitution :
un peuple, un roi, un ministre. Mais le roi irresponsable, et, par
conséquent, passif, était évidemment une concession à l'habitude, une fiction
respectueuse de la royauté supprimée. IV. Il
n'était plus pouvoir, car pouvoir c'est vouloir. Il n'était pas
fonctionnaire, car le fonctionnaire agit et répond. Le roi ne répondait pas.
Il n'était qu'une majestueuse inutilité de la constitution. Les fonctions
détruites, on laissait le fonctionnaire. Il n'avait qu'une seule attribution,
le veto suspensif, qui consistait dans le droit de suspendre, pendant trois
ans, l'exécution des décrets de l'Assemblée. Il était un obstacle légal, mais
impuissant, aux volontés de la nation. On sent que l'Assemblée constituante,
parfaitement convaincue de la superfluité du trône dans un gouvernement
national, n'avait placé un roi au sommet de son institution que pour écarter
les ambitions et pour que le royaume ne s'appelât pas république. Le seul
rôle d'un tel roi était d'empêcher la vérité d'apparaître et d'éclater aux
yeux d'un peuple accoutumé au sceptre. Cette fiction ou cette inconséquence
coûtait au peuple 30 millions par an de liste civile, une cour, des ombrages
continuels, et une corruption inévitable exercée par cette cour sur les
organes de la nation. Voilà le vrai vice de la constitution de 1791. Elle ne
fut pas conséquente. La royauté embarrassait la constitution. Tout ce qui
embarrasse nuit. Mais le motif de cette inconséquence était moins une erreur de
sa raison qu'une respectueuse piété pour un vieux prestige, et un généreux
attendrissement pour une race longtemps couronnée. Si la race des Bourbons
eût été éteinte au mois de septembre 1791, à coup sûr l'Assemblée
constituante n'aurait pas inventé un roi. V. Cependant
la royauté de 91, très-peu différente de la royauté d'aujourd'hui, pouvait
fonctionner un siècle aussi bien qu'un jour. L'erreur de tous les historiens
est d'attribuer aux vices de la constitution le peu de durée de l'œuvre de
l'Assemblée constituante. D'abord, l'œuvre de l'Assemblée constituante
n'était pas principalement de perpétuer ce rouage d'une royauté inutile,
placé, par complaisance pour l'œil du peuple, dans un mécanisme qu'il ne
réglait pas. L'œuvre de l'Assemblée constituante c'était la régénération des
idées et du gouvernement, le déplacement du pouvoir, la restitution du droit,
l'abolition de toutes les servitudes même de l'esprit, l'émancipation des
consciences, la création de l'administration ; cette œuvre-là dure, et durera
autant que le nom de la France. Le vice de l'institution de 1791 n'était ni
dans telle disposition ni dans telle autre. Elle n'a pas péri parce que le
veto du roi était suspensif au lieu d'être absolu, elle n'a pas péri parce
que le droit de paix ou de guerre était enlevé au roi et réservé à la nation,
elle n'a pas péri parce qu'elle ne plaçait le pouvoir législatif que dans une
seule chambre au lieu de le diviser en deux ; ces prétendus vices se
retrouvent dans beaucoup d'autres constitutions et elles durent. L'amoindrissement
du pouvoir royal n'était pas pour la royauté de 91 le principal danger :
c'était plutôt son salut si elle eût pu être sauvée. VI. Plus on
aurait donné de pouvoir au roi et d'action au principe monarchique, plus vite
le roi et le principe seraient tombés ; car plus on se serait armé de
défiance et de haine contre eux. Deux chambres, au lieu d'une, n'auraient
rien préservé. Ces divisions du pouvoir n'ont de valeur qu'autant qu'elles
sont consacrées. Elles ne sont consacrées qu'autant qu'elles sont la
représentation de forces réelles existantes dans la nation. Une révolution
qui ne s'était pas arrêtée devant les grilles du château de Versailles,
aurait-elle donc respecté cette distinction métaphysique du pouvoir en deux
natures ! D'ailleurs,
où étaient et où seraient encore aujourd'hui les éléments constitutifs de
deux chambres dans une nation dont la révolution tout entière n'est qu'une
convulsion vers l'unité ? Si la seconde chambre est démocratique et viagère,
elle n’est que la démocratie en deux personnes ; elle n a qu'un esprit. Elle
ne peut servir qu'à ralentir l'impulsion ou à briser l'unité de la volonté
publique. Si elle est héréditaire et aristocratique, elle suppose une
aristocratie préexistante et acceptée dans la nation. Où était cette
aristocratie en 1791 ? Où est-elle maintenant ? Un historien moderne dit : «
Dans la noblesse, dans l'acceptation des inégalités sociales. » Mais la
révolution venait de se faire contre la noblesse et pour niveler les
inégalités sociales héréditaires. C'était demander à la Révolution de faire
elle-même la contre-révolution. D'ailleurs, ces divisions prétendues du
pouvoir sont toujours des fictions ; le pouvoir n'est jamais divisé
réellement. Il est toujours ici ou là, en réalité et tout entier : il n'est
pas divisible. Il est comme la volonté, il est un, ou il n'est pas. S'il y a
deux chambres, il est dans l'une des deux ; l'autre suit ou est dissoute.
S'il y a une chambre et un roi, il est au roi ou à la chambre. Au roi, s'il
subjugue l'Assemblée par la force, ou s'il l'achète par la corruption ; a la
chambre, si elle agite l'esprit public et intimide la cour et l'armée par
l'influence de la parole et par la supériorité de l'opinion. Ceux qui ne
voient pas cela se payent de mots vides. Dans cette soi-disant balance du
pouvoir, il y a toujours un poids qui l'emporte ; l'équilibre est une
chimère. S'il existait jamais, il ne produirait que l'immobilité. VII. L'Assemblée
constituante avait donc fait une œuvre bonne, sage et aussi durable que le
sont les institutions d'un peuple en travail dans un siècle de transition. La
constitution de 91 avait écrit toutes les vérités du temps et rédigé toute la
raison humaine, à son époque. Tout était vrai dans son œuvre, excepté la
royauté ; elle n'eut qu'un tort, ce fut de confier le dépôt de son Code à la
monarchie. Nous
avons vu que cette faute même fut un excès de vertu. Elle recula devant la
dépossession du trône pour la famille de ses rois ; elle eût la superstition
du passé sans en avoir la foi ; elle voulut concilier la république et la
monarchie. C'était une vertu dans ses intentions, ce fut un tort dans ses
résultats ; car c'est un tort, en politique, que tenter l'impossible. Louis
XVI était le seul homme de la nation à qui on ne pût pas confier la royauté
constitutionnelle, puisque c'était lui à qui on venait d'arracher la
monarchie absolue ; la constitution, c'était la royauté partagée et il
l'avait, quelques jours avant, tout entière. Pour tout autre, cette royauté
eût été un présent ; pour lui seul elle était une injure. Louis
XVI eût-il été capable de cette abnégation du pouvoir suprême qui fait les
héros du désintéressement — et il l'était —, les partis dépossédés, dont il
était le chef naturel, n'en étaient pas capables comme lui : on peut attendre
un acte de désintéressement sublime d'un homme vertueux, jamais d'un parti en
masse. Les partis ne sont jamais magnanimes ; ils n'abdiquent pas, on les
extirpe. Les actes héroïques viennent du cœur et les partis n’ont pas de cœur
; ils n'ont que des intérêts et des ambitions. Un corps, c'est l'égoïsme
immortel. Clergé,
noblesse, cour, magistrature, tous les abus, tous les mensonges, tous les
orgueils, toutes les injustices de la monarchie se personnifiaient, malgré
Louis XVI, dans le roi. Dégradés en lui, ils devaient vouloir ressusciter
avec lui. La nation, qui avait le sentiment de cette solidarité fatale entre
le roi et la contre-révolution, ne pouvait pas se confier au roi, tout en
vénérant l'homme ; elle devait voir en lui le complice de toutes les
conjurations contre elle. Les parvenus à la liberté sont susceptibles comme
les parvenus à la fortune. Les ombrages devaient surgir, les soupçons
devaient produire les injures ; les injures, les ressentiments ; les
ressentiments, les factions ; les factions, les chocs et les renversements :
les enthousiasmes momentanés du peuple, les concessions sincères du roi n'y
pouvaient rien. Des deux côtés les situations étaient fausses. S'il y
eût eu dans l'Assemblée constituante plus d'hommes d'État que de philosophes,
elle aurait senti qu'un État intermédiaire était impossible, sous la tutelle
d'un roi à demi détrôné. On ne remet pas aux vaincus la garde et
l'administration des conquêtes. Agir comme elle agit, c'était pousser
totalement le roi ou à la trahison ou à l'échafaud. Un parti absolu est le
seul parti sûr dans les grandes crises. Le génie est de savoir prendre ces
partis extrêmes à leur minute. Disons-le hardiment, l'histoire à distance le
dira un jour comme nous : il vint un moment où l'Assemblée constituante avait
le droit de choisir entre la monarchie et la république, et où elle devait
choisir la république. Là était le salut de la Révolution et sa légitimité.
En manquant de résolution elle manqua de prudence. VIII. Mais,
dit-on avec Barnave, la France est monarchique par sa géographie comme par
son caractère, et le débat s'élève à l'instant dans les esprits entre la
monarchie et la république. Entendons-nous : La
géographie n'est d'aucun parti : Rome et Carthage n'avaient point de
frontières, Gênes et Venise n'avaient point de territoires. Ce n'est pas le
sol qui détermine la nature des constitutions des peuples, c'est le temps.
L'objection géographique de Barnave est tombée un an après, devant les
prodiges de la France en 1792. Elle a montré si une république manquait
d'unité et de centralisation pour défendre une nationalité continentale. Les
flots et les montagnes sont les frontières des faibles ; les hommes sont les
frontières des peuples. Laissons donc la géographie ! ce ne sont pas les
géomètres qui écrivent les constitutions sociales, ce sont les hommes d'État. Or, les
nations ont deux grands instincts qui leur révèlent la forme qu'ils ont à
prendre, selon l'heure de la vie nationale à laquelle elles sont parvenues :
l'instinct de leur conservation et l'instinct de leur croissance. Agir ou se
reposer, marcher ou s'asseoir sont deux actes entièrement différents qui
nécessitent chez l'homme des attitudes entièrement diverses. Il en est de
même pour les nations. La monarchie ou la république correspondent exactement
chez un peuple aux nécessités de ces deux états opposés : le repos ou
l'action. Nous entendons ici ces deux mots de repos et d'action dans leur
acception la plus absolue ; car il y a aussi repos dans les républiques et
action sous les monarchies. S'agit-il
de se conserver, de se reproduire, de se développer dans cette espèce de
végétation lente et insensible que les peuples ont comme les grands végétaux
? S'agit-il de se maintenir en harmonie avec le milieu européen, de garder
ses lois et ses mœurs, de préserver ses traditions, de perpétuer les opinions
et les cultes, de garantir les propriétés et le bien-être, de prévenir les
troubles, les agitations, les factions ? La monarchie est évidemment plus
propre a cette fonction qu'aucun autre état de société. Elle protège en bas
la sécurité qu'elle veut pour elle-même en haut, Elle est l'ordre par égoïsme
et par essence. L'ordre est sa vie, la tradition est son dogme, la nation est
son héritage, la religion est son alliée, les aristocraties sont ses barrières
contre les invasions du peuple. Il faut qu'elle conserve tout cela ou qu'elle
périsse. C'est le gouvernement de la prudence, parce que c'est celui de la
plus grande responsabilité. Un empire est l'enjeu du monarque. Le trône est
partout un gage d'immobilité. Quand on est placé si haut on craint tout
ébranlement, car on n'a qu'à perdre ou qu'à tomber. Quand
une nation a donc sa place sur un territoire suffisant, ses lois consenties,
ses intérêts fixés, ses croyances consacrées, son culte en vigueur, ses
classes sociales graduées, son administration organisée, elle est monarchique
en dépit des mers, des fleuves, des montagnes. Elle abdique et elle charge la
monarchie de prévoir, de vouloir et d'agir pour elle. C'est le plus parfait
des gouvernements pour cette fonction. Il s'appelle des deux noms de la
société elle-même : unité et hérédité. IX. Un
peuple, au contraire, est-il à une de ces époques où il lui faut agir dans
toute l'intensité de ses forces, pour opérer en lui ou en dehors de lui une
de ces transformations organiques qui sont aussi nécessaires aux peuples que
le courant est nécessaire aux fleuves, ou que l'explosion est nécessaire aux
forces comprimées ? La république est la forme obligée et fatale d'une
nation, à un pareil moment. A une action soudaine, irrésistible, convulsive
du corps social, il faut les bras et la volonté de tous. Le peuple devient
foule, et se porte sans ordre au danger. Lui seul peut suffire à la crise.
Quel autre bras que celui du peuple tout entier pourrait remuer ce qu'il a à
remuer ? Déplacer ce qu'il veut détruire ? installer ce qu'il veut fonder ?
la monarchie y briserait mille fois son sceptre. Il faut un levier capable de
soulever trente millions de volontés. Ce levier, la nation seule le possède.
Elle est elle-même la force motrice, le point d'appui et le levier. X. On ne
peut pas demander alors à la loi d'agir contre la loi, à la tradition d'agir
contre la tradition, à l'ordre établi d'agir contre l'ordre établi. Ce serait
demander la force à la faiblesse et le suicide à la vie. Et d'ailleurs on
demanderait en vain au pouvoir monarchique d'accomplir ces changements où
souvent tout périt et le roi avant tout le monde. Une telle action est le
contre-sens de la monarchie ? Comment le voudrait-elle ? Demander
à un roi de détruire l'empire d'une religion qui le sacre, de dépouiller de
ses richesses un clergé qui les possède au même titre divin auquel lui-même
possède le royaume, d'abaisser une aristocratie qui est le degré élevé de son
trône, de bouleverser des hiérarchies sociales dont il est le couronnement,
de saper des lois dont il est la plus haute, ce serait demander aux voûtes
d'un édifice d'en saper le fondement. Le roi ne le pourrait, ni ne le
voudrait. En renversant ainsi tout ce qui lui sert d'appui, il sent qu'il
porterait sur le vide. Il jouerait son trône et sa dynastie. Il est
responsable par sa race. Il est prudent par nature et temporisateur par
nécessité. Il faut qu'il complaise, qu'il ménage, qu'il patiente, qu'il
transige avec tous les intérêts constitués. Il est le roi du culte, de
l'aristocratie, des lois, des mœurs, des abus et des mensonges de l'empire.
Les vices mêmes de la constitution font partie de sa force. Les menacer,
c'est se perdre. Il peut les haïr, il ne peut les attaquer. XI. A de
semblables crises, la république seule peut suffire. Les nations le sentent
et s'y précipitent comme au salut. La volonté publique devient le
gouvernement. Elle écarte les timides, elle cherche les audacieux ; elle
appelle tout le monde à l'œuvre, elle essaie, elle emploie, elle rejette
toutes les forces, tous les dévouements, tous les héroïsmes. C'est la foule
au gouvernail. La main la plus prompte ou la plus ferme le saisit, jusqu'à ce
qu'un plus hardi le lui arrache. Mais tous gouvernent dans le sens de tous.
Considérations privées, timidités de situation, différence de rang, tout
disparaît. Il n'y a de responsabilité pour personne. Aujourd'hui au pouvoir,
demain en exil ou à l'échafaud. Nul n'a de lendemain, on est tout au jour.
Les résistances sont écrasées par l'irrésistible puissance du mouvement. Tout
est faible, tout plie devant le peuple. Les ressentiments des castes abolies,
des cultes dépossédés, des propriétés décimées, des abus extirpés, des
aristocraties humiliées se perdent dans le bruit général de l'écroulement des
vieilles choses. A qui s'en prendre ? La nation répond de tout à tous. Nul
n'a de compte à lui demander. Elle ne se survit pas à elle-même, elle brave
les récriminations et les vengeances ; elle est absolue, comme un élément ;
elle est anonyme, comme la fatalité ; elle achève son œuvre, et, quand son
œuvre est finie, elle dit : Reposons-nous, et prenons la monarchie. XII. Or, une
telle forme d'action, c'est la république. C'est la seule qui convienne aux
fortes époques de transformation. C'est le gouvernement de la passion, c'est
le gouvernement des crises, c'est le gouvernement des révolutions. Tant que
les révolutions ne sont pas achevées, l'instinct du peuple pousse à la
république ; car il sent que toute autre main que la sienne est trop faible
pour imprimer l'impulsion qu'il faut aux choses. Le peuple ne se fie pas, et
il a raison, à un pouvoir irresponsable, perpétuel et héréditaire, pour faire
ce que commandent des époques de création. Il veut faire ses affaires
lui-même. Sa dictature lui paraît indispensable pour sauver la nation. Or, la
dictature organisée du peuple, qu'est-ce autre chose que la république ? Il
ne peut remettre ses pouvoirs qu'après que toutes les crises sont passées, et
que l'œuvre révolutionnaire est incontestée, complète et consolidée. Alors il
peut reprendre la monarchie et lui dire de nouveau : Règne au nom des idées
que je t'ai faites ! XIII. L'Assemblée
constituante fut donc aveugle et faible de ne pas donner la république pour
instrument naturel à la Révolution. Mirabeau, Bailly, La Fayette, Sieyès,
Barnave, Talleyrand, Lameth, agissaient en cela en philosophes et non en
grands politiques. L'événement l'a prouvé. Ils crurent la Révolution achevée
aussitôt qu'elle fut écrite ; ils crurent la monarchie convertie aussitôt
qu'elle eut juré la constitution. La Révolution n'était que commencée, et le
serment de la royauté à la Révolution était aussi vain que le serment de la
Révolution a la royauté. Ces deux éléments ne pouvaient s'assimiler qu'après
un intervalle d'un siècle. Cet intervalle, c'était la république. Un peuple
ne passe pas en un jour, ni même en cinquante ans, de l'action révolutionnaire
au repos monarchique. C'est pour l'avoir oublié à l'heure où il fallait s'en
souvenir, que la crise a été si terrible et qu'elle nous agite encore. Si la
révolution qui se poursuit toujours avait eu son gouvernement propre et
naturel, la république, cette république eût été moins tumultueuse et moins
inquiète que nos cinq tentatives de monarchie. La nature des temps où nous
avons vécu proteste contre la forme traditionnelle du pouvoir. A une époque
de mouvement, un gouvernement de mouvement, voilà la loi ! XIV. L'Assemblée
nationale, dit-on, n'en avait pas le droit : elle avait juré la monarchie et
reconnu Louis XVI ; elle ne pouvait le détrôner sans crime ! L'objection est
puérile si elle vient d'esprits qui ne croient pas à la possession des
peuples par les dynasties. L'Assemblée constituante, dès son début, avait
proclamé le droit inaliénable des peuples et la légitimité des insurrections
nécessaires. Le serment du Jeu de paume ne consistait qu'à jurer
désobéissance au roi et fidélité à la nation. L'Assemblée avait ensuite
proclamé Louis XVI roi des Français. Si elle se reconnaissait le pouvoir de
le proclamer roi, elle se reconnaissait par là même le droit de le proclamer
simple citoyen. La déchéance pour cause d'utilité nationale et d'utilité du
genre humain était évidemment dans ses principes. Que fait-elle cependant ?
Elle laisse Louis XVI roi ou elle le refait roi, non par respect pour
l'institution, mais par piété pour sa personne et par attendrissement pour
une auguste décadence. Voilà le vrai. Elle craignait le sacrilège, et elle se
précipite dans l'anarchie. C'était clément, beau, généreux ; Louis XVI
méritait bien du peuple. Qui peut flétrir une si magnanime condescendance ?
Avant le départ du roi pour Varennes, le droit absolu de la nation ne fut
qu'une fiction abstraite, un summum jus de l'Assemblée. La royauté de Louis
XVI resta le fait respectable et respecté. Encore une fois, c'était bien. XV. Mais il
vint un moment, et ce moment fut celui de la fuite du roi, sortant du
royaume, protestant contre la volonté nationale, et allant chercher l'appui
de l'armée et l'intervention étrangère, où l'Assemblée rentrait légitimement
dans le droit rigoureux de disposer du pouvoir trahi ou déserté. Trois partis
s'offraient à elle : déclarer la déchéance et proclamer le gouvernement
républicain ; proclamer la suspension temporaire de la royauté, et gouverner
en son nom, pendant son éclipse morale ; enfin restaurer à l'instant la
royauté. L'Assemblée
choisit le pire. Elle craignit d'être dure et elle fut cruelle, car, en
conservant au roi le rang suprême, elle le condamna au supplice de la haine
et du mépris de son peuple. Elle le couronna de soupçons et d'outrages. Elle
le cloua au trône pour que le trône fût l'instrument de ses tortures, et
enfin de sa mort. Des
deux autres partis à prendre, le premier était le plus logique et le plus
absolu : proclamer la déchéance et la république. La
république, si elle eût été alors légalement établie par l'Assemblée dans son
droit et dans sa force, aurait été tout autre que la république qui fut
perfidement et atrocement arrachée, neuf mois après, par l'insurrection du 10
août. Elle aurait eu, sans doute, les agitations inséparables de
l'enfantement d'un ordre nouveau. Elle n'aurait pas échappé aux désordres de
la nature dans un pays de premier mouvement, passionné par la grandeur même
de ses dangers. Mais elle serait née d'une loi, au lieu d'être née d'une
sédition ; d'un droit, au lieu d'une violence ; d'une délibération, au lieu
d'une insurrection. Cela seul changeait les conditions sinistres de son
existence et de son avenir. Elle devait être remuante ; elle pouvait rester
pure. Voyez
combien le seul fait de sa proclamation légale et réfléchie changeait tout.
Le 10 août n'avait pas lieu ; les perfidies et la tyrannie de la commune de
Paris, le massacre des gardes, l'assaut du palais, la fuite du roi à
l'Assemblée, les outrages dont il y fut abreuvé, enfin son emprisonnement au
Temple étaient écartés. La république n'aurait pas tué un roi, une reine, un
enfant innocent, une princesse vertueuse. Elle n'aurait pas eu les massacres
de septembre, ces Saint-Barthélemy du peuple qui tachent à jamais les langes
de la liberté. Elle ne se serait pas baptisée dans le sang de trois cent
mille victimes. Elle n'aurait pas mis dans la main du tribunal
révolutionnaire la hache du peuple, avec laquelle il immola toute une
génération pour faire place à une idée. Elle n'aurait pas eu le 31 mai. Les
Girondins, arrivés purs au pouvoir, auraient eu bien plus de force pour
combattre la démagogie. La république, instituée de sang-froid, aurait bien
autrement intimidé l'Europe qu'une émeute légitimée par le meurtre et les
assassinats. La guerre pouvait être évitée, ou, si la guerre était
inévitable, elle eût été plus unanime et plus triomphante. Nos généraux
n'auraient pas été massacrés par leurs soldats aux cris de trahison. L'esprit
des peuples aurait combattu avec nous, et l'horreur de nos journées d'août,
de septembre et de janvier n'aurait pas repoussé de nos drapeaux les peuples
attirés par nos doctrines. Voilà comment un seul changement, à l'origine de
la république, changeait le sort de la Révolution. XVI. Mais si
les mœurs de la France répugnaient encore à la vigueur de cette résolution,
et si l'Assemblée craignait que son enfantement de la république fût précoce,
il lui restait le troisième parti : proclamer la déchéance temporaire de la
royauté pendant dix ans, mettre le roi en réserve et gouverner
républicainement, en son nom, jusqu'à l'affermissement incontesté et
inébranlable de la constitution. Ce parti sauvait tout, même aux yeux des
faibles : le respect pour la royauté, la vie du roi, les jours de la famille
royale, le droit du peuple, l'innocence de la Révolution. Il était à la fois
ferme et calme, efficace et légitime. C'était la dictature telle que tous les
peuples en ont eu l'instinct dans les jours critiques de leur existence.
Mais, au lieu de la dictature courte, fugitive, inquiète, ambitieuse d'un
seul, c'était la dictature de la nation elle-même se gouvernant par son
Assemblée nationale. La nation écartait révérencieusement la royauté pendant
dix ans pour faire elle-même l'œuvre supérieure aux forces d'un roi. Cette
œuvre faite, les ressentiments éteints, les habitudes prises, les lois en
vigueur, les frontières couvertes, le clergé sécularisé, l'aristocratie
soumise ; la dictature pouvait cesser. Le roi ou sa dynastie pouvait remonter
sans péril sur un trône dont les grands orages étaient écartés. Cette
république véritable aurait repris le nom de monarchie constitutionnelle,
sans rien échanger. On aurait replacé la statue de la royauté au sommet quand
le piédestal aurait été consolidé. Un tel acte eût été le consulat du peuple
: bien supérieur à ce consulat d'un homme, qui ne devait finir que par le
ravage de l'Europe et par la double usurpation du trône et de la Révolution. Ou
bien, si, à l'expiration de cette dictature nationale, la nation bien
gouvernée eût trouvé le trône dangereux ou inutile à rétablir, qui
l'empêchait de dire au monde : Ce que j'ai assumé comme dictature, je le
consacre comme gouvernement définitif. Je proclame la république française,
comme le seul gouvernement suffisant à l'énergie d'une époque rénovatrice ;
car la république c'est la dictature perpétuée et constituée du peuple. A
quoi bon un trône ? Je reste debout. C'est l'attitude d'un peuple en travail
! En
résumé, l'Assemblée constituante, dont la pensée éclaire le globe, dont
l'audace transforma en deux ans un empire, n'eut qu'un tort : c'est de se
reposer. Elle devait se perpétuer, elle abdiqua. Une nation qui abdique après
deux ans de règne et sur des monceaux de ruines, lègue le sceptre à
l'anarchie. Le roi ne pouvait plus régner, la nation ne voulut pas régner ;
les factions régnèrent. La Révolution périt non pas pour avoir trop voulu,
mais pour n'avoir pas assez osé. Tant il est vrai que les timidités des
nations ne sont pas moins funestes que les faiblesses des rois, et qu'un
peuple qui ne sait pas prendre et garder tout ce qui lui appartient tente à
la fois la tyrannie et l'anarchie ! l'Assemblée osa tout, excepté régner. Le
règne de la Révolution ne pouvait s'appeler que république. L'Assemblée
laissa ce nom aux factions et cette forme à la terreur. Ce fut là sa faute.
Elle l'expia ; et l'expiation de cette faute n'est pas finie pour la France. FIN DU PREMIER VOLUME
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