I. Pendant
que la France respirait entre deux convulsions, et que la Révolution indécise
ne savait si elle s'arrêterait dans la constitution qu'elle avait conquise,
ou si elle s'en servirait comme d'une arme pour conquérir la république,
l'Europe commençait à s'émouvoir et à conjurer. Égoïste et imprévoyante, elle
n'avait vu dans les premiers symptômes de la France qu'une sorte de drame
philosophique, joué à Paris sur la scène des notables, des états-généraux et
de l'Assemblée constituante, entre le génie populaire, représenté par
Mirabeau, et le génie vaincu des aristocraties, personnifié dans Louis XVI et
dans le clergé. Ce grand spectacle n'avait été pour les souverains et pour
leurs ministres qu'une continuation de la lutte, à laquelle ils avaient assisté
avec tant d'intérêt et tant de faveur secrète, entre Voltaire et Jean-Jacques
Rousseau, d'un côté, et le vieux monde aristocratique et religieux, de
l'autre. La Révolution pour eux n'était que la philosophie du dix-huitième
siècle, descendue des salons dans la place publique, et passée des livres
dans les discours. Cet ébranlement du monde moral et ces secousses entendues
de loin, à Paris, présages de je ne sais quel inconnu dans les destinées
européennes, les séduisaient plus qu'ils ne les inquiétaient. Ils ne
s'apercevaient pas encore que les institutions sont des idées, et que ces
idées vaincues en France entraînaient avec elles, dans leur chute, les trônes
et les nationalités. Quand l'esprit de Dieu veut une chose, tout le monde
semble la vouloir ou y concourir à son insu. L'Europe donnait, aux premiers
actes de la Révolution française, du temps, de l'attention, du retentissement
: c'était ce qu'il lui fallait pour grandir. L'étincelle, n'étant pas
étouffée à sa première lueur, devait tout allumer et tout consumer. L'état
politique et moral de l'Europe était éminemment favorable à la contagion des
idées nouvelles. Le temps, les choses et les hommes étaient à la merci de la
France. II. Une
longue paix avait amolli les âmes et fait tomber ces haines de races, qui
s'opposent à la communication des sentiments et au niveau des idées entre les
peuples. L'Europe, depuis le traité de Westphalie, était une véritable
république de puissances parfaitement pondérées, où l'équilibre général
résultait du contre-poids que chacun faisait à l'autre. Un coup d'œil
démontrait l'unité et la solidité de cette charpente de l'Europe, dont les
membrures, se faisant une égale résistance, se prêtaient un égal appui par la
pression de tous ces États. L'Allemagne
était une confédération présidée par l'Autriche. Les empereurs n'étaient que
les chefs de cette antique féodalité de rois, de ducs et d'électeurs. La
maison d'Autriche était plus puissante par elle-même et par ses possessions
personnelles que par la dignité impériale. Les deux couronnes de Hongrie et
de Bohême, le Tyrol, l'Italie et les Pays-Bas lui donnaient un ascendant que
le génie de Richelieu avait bien pu entraver, mais qu'il n'avait pu détruire.
Puissance de résistance, et non d'impulsion, l'Autriche avait ce qu'il faut
pour durer plus que pour agir. Sa force est dans son assiette et dans son
immobilité. Elle est un bloc au milieu de l'Allemagne. Sa puissance est dans
son poids : elle est le pivot de la balance européenne. Mais la diète
fédérative ralentissait et énervait ses desseins par les tiraillements
d'influence que toute fédération entraîne. Deux États nouveaux, inaperçus
jusqu'à Louis XIV, venaient de surgir tout à coup, à l'abri de la longue
rivalité de la maison de Bourbon et de la maison d'Autriche. L'un dans le
nord de l'Allemagne : la Prusse ; l'autre dans l'Orient : la Russie. La
politique de l'Angleterre avait réchauffé ces deux germes, pour créer sur le
continent des éléments de combinaisons politiques qui permissent à ses intérêts
d'y prendre pied. III. Il n'y
avait pas encore un siècle qu'un empereur d'Autriche avait accordé le titre
de roi à un margrave de Prusse, souverain subalterne de deux millions
d'hommes, et déjà la Prusse balançait, en Allemagne, l'autorité de la maison
d'Autriche. Le génie machiavélique du grand Frédéric était devenu le génie de
la Prusse. Sa monarchie, composée de lambeaux dérobés par la victoire, avait
besoin de la guerre pour s'agrandir encore, de l'agitation et de l'intrigue
pour se légitimer. La Prusse était un ferment de dissolution au milieu du
corps germanique. A peine née, elle avait abdiqué l'esprit allemand, en se
liguant avec l'Angleterre et avec la Russie. L'Angleterre, soigneuse
d'entretenir ces divisions, avait fait de la Prusse son levier en Allemagne.
La Russie, qui préméditait sa double ambition contre l'Asie, d'un côté,
contre l'Europe, de l'autre, en avait fait son avant-garde en Occident. Elle
la tenait comme un camp avancé jusqu'aux bords du Rhin. C'était, la pointe de
l'épée russe sur le cœur même de la France. Puissance
militaire avant tout, son gouvernement n'était qu'une discipline, son peuple
n'était qu'une armée. Quant aux idées, sa politique était de se mettre à la
tête des États protestants et d'offrir appui, force et vengeance à tous les
intérêts, à toutes les ambitions qu'offensait la maison d'Autriche. Par sa
nature, la Prusse était une puissance révolutionnaire. La
Russie, à qui la nature avait accordé une place ingrate mais immense sur le
globe, la neuvième partie de la terre habitable et une population de quarante
millions d'hommes épars, que le génie sauvage de Pierre-le-Grand avait
contrainte à s'unir en nation, semblait flotter encore indécise entre deux
pentes, dont l'une l'entraînait vers l'Allemagne, l'autre vers l'empire
ottoman. Catherine II la gouvernait ; femme antique à grandes proportions de
beauté, de passions, de génie et de crimes, comme il en faut aux barbares,
pour ajouter le prestige de l'adoration à la terreur du sceptre. Chacun de
ses pas en Asie avait un écho d'étonnement et d'admiration en Europe. Le nom
de Sémiramis revivait pour elle. La Russie, la Prusse et la France,
intimidées par sa renommée, applaudissaient à ses victoires contre les Turcs
et à ses conquêtes sur la mer Noire, sans paraître comprendre qu'elle
déplaçait là le poids de la balance européenne, et qu'une fois maîtresse de
la Pologne et de Constantinople, rien ne l'empêcherait de se retourner contre
l'Allemagne et d'étendre son autre bras sur l'Occident tout entier. IV. L'Angleterre,
humiliée dans son orgueil maritime par la rivalité brillante que les escadres
françaises lui avaient faite dans les mers de l'Inde, irritée dans son
sentiment national par les secours donnés par la France à l'indépendance de
l'Amérique, venait de s'allier secrètement, en 1788, à la Prusse et à la
Hollande pour contre-balancer l'effet de l'alliance de la France avec
l'Autriche, et pour intimider la Russie dans ses envahissements contre les
Turcs. L'Angleterre, en ce moment, était tout entière, dans le génie d'un
seul homme : M. Pitt, le plus grand homme d'État du dernier siècle. Fils de
lord Chatham, qui fut le seul orateur politique que les temps modernes
puissent égaler à Démosthène, s'il ne le surpassait pas ; M. Pitt, né, pour ainsi
dire, dans le conseil des rois et grandi à la tribune de son pays, était
entré aux affaires à vingt-trois ans. A cet âge où l'homme se développe
encore, il était déjà le plus grand de toute cette aristocratie qui lui
confiait sa cause comme au plus digne. Il conquit presque enfant le
gouvernement de son pays par l'admiration qu'excita son talent. Il le
conserva presque sans interruption jusqu'à sa mort, par la portée de ses vues
et par l'énergie de ses résolutions. Il montra contre la chambre des communes
elle-même ce qu'un grand homme d'État appuyé sur le sens vrai de sa nation
peut oser et accomplir avec et souvent malgré un parlement. Il fit violence à
l'opinion. Il fut le despote de la constitution, si on ose associer ces deux
mots qui peignent seuls son omnipotence légale. La lutte contre la Révolution
française fut l'acte continu de ses vingt-cinq ans de vie ministérielle. Il
se créa le rôle d'antagoniste de la France et il mourut vaincu. Cependant
ce n'était pas la Révolution qu'il haïssait, c'était la France ; et dans la
France, ce qu'il haïssait le plus, ce n'était pas la liberté, car il était
homme au cœur libre, c'était la destruction de cet équilibre européen, qui,
une fois détruit, laissait l'Angleterre isolée dans son Océan. A ce moment,
l'Angleterre en ressentiment avec l'Amérique, en guerre avec les Indes, en
froideur avec l'Espagne, en haine sourde avec la Russie, n'avait sur le
continent que la Prusse et le stathouder. L'observation et la temporisation
étaient une nécessité de sa politique. V. L'Espagne,
énervée par le règne de Philippe III et de Ferdinand VI, avait repris quelque
vitalité intérieure et quelque dignité extérieure pendant le long règne de
Charles III. Campomanès, Florida Blanca, le comte d'Aranda, ses ministres,
avaient lutté contre la superstition, cette seconde nature des Espagnols. Un
coup d'État médité en silence, et exécuté comme une conspiration par la cour,
avait chassé du royaume les jésuites qui régnaient sous le nom des rois. Le
pacte de famille, conclu entre Louis XV et Charles III, en 1761, avait
garanti tous les trônes et toutes les possessions des différentes branches de
la maison de Bourbon. Mais ce pacte de la politique n'avait pu garantir cette
dynastie à plusieurs rameaux contre l'épuisement de sève et la décadence de
nature qui donne des princes dégénérés pour successeurs à de grands rois. Les
Bourbons, devenus des satrapes à Naples, étaient, en Espagne, des moines
couronnés. Le palais même de l'Escurial avait pris la forme et la morosité
d'un monastère. Le système monacal rongeait l'Espagne. Ce malheureux pays
adorait le mal dont il périssait. Après avoir été soumis aux califes, il
était de venu la conquête des papes. Leur milice y régnait sous tous les
costumes. La théocratie immobile faisait là sa dernière expérience. Jamais le
système sacerdotal n'avait possédé plus complètement une nation, et jamais il
ne l'avait réduite à un plus abject avilissement. L'inquisition était son
gouvernement ; les auto-da-fé étaient ses triomphes ; les combats de taureaux
et les processions étaient ses fêtes. Encore quelques années de ce règne des
inquisiteurs, et ce peuple ne comptait plus parmi les peuples de la
civilisation. Charles
III avait tremblé lui-même, sur son trône, à chaque tentative qu'il avait
faite pour émanciper son gouvernement. Ses bonnes intentions étaient rentrées
en lui impuissantes et découragées. Il avait été contraint de sacrifier ses
ministres à la vengeance de la superstition. Florida Blanca et d'Aranda
étaient morts dans l'exil, punis du crime d'avoir servi leur pays. Le faible
Charles IV était monté sur le trône et régnait, depuis quelques années, entre
une femme infidèle, un confesseur et un favori. Les amours de Godoï et de la
reine étaient toute la politique de l'Espagne. La fortune du favori était la
pensée unique à laquelle on sacrifiait tout l'empire. Que la flotte languit
dans les ports inachevés de Charles III, que l'Amérique espagnole conçût et
tentât son indépendance, que l'Italie s'asservît à l'Autriche, que la maison
de Bourbon luttât sans espoir, en France, contre les idées nouvelles, que
l'inquisition et les moines assombrissent et dévorassent la Péninsule, tout
était indifférent à cette cour, pourvu que la reine fût aimée et que Godoï
fût grand ! Le palais d'Aranjuez était comme le tombeau muré de l'Espagne, où
l'esprit de vie qui agitait l'Europe ne pénétrait plus. VI. L'Italie
comptait moins encore. Coupée en tronçons impuissants à se rejoindre. Naples
languissait sous la maison d'Espagne. Milan et la Lombardie subissaient le
joug de la maison d'Autriche. Rome n'était plus que la capitale d'une idée.
Son peuple avait disparu. C'était l'Éphèse clés temps modernes, où chaque
cabinet envoyait chercher des oracles favorables à sa cause et les payait,
dans la main des sacrés colléges. Centre de l'intrigue diplomatique où toute
ambition mondaine venait aboutir et s'humilier pour grandir, cette cour
pouvait tout pour agiter l'Europe catholique, elle ne pouvait rien pour la
gouverner. L'aristocratie élective des cardinaux nommés par des puissances
étrangères hostiles les unes aux autres, la monarchie élective d'un pape
choisi à la vieillesse et à l'impuissance, et couronné a condition de mourir
vite ; tel était le gouvernement temporel des États-Romains. Ce gouvernement
rassemblait en soi toutes les faiblesses de l'anarchie et tous les vices de
l'absolutisme. Il avait produit ce qu'il devait produire, l'asservissement de
l'État, la mendicité du gouvernement, la misère des populations. Rome n'était
plus que la grande municipalité catholique. Son gouvernement n'était plus
qu'une république de diplomates. On y voyait un temple enrichi des offrandes
du monde chrétien, un souverain et des ambassadeurs ; mais ni peuple, ni
trésor, ni armée. C'était l'ombre vénérée de la monarchie universelle à
laquelle les papes avaient prétendu, dans la jeunesse du catholicisme, et
dont ils n'avaient gardé que la capitale et la cour. VII. Venise
touchait à sa décadence ; mais le silence et l'immobilité de son gouvernement
lui cachaient à elle-même sa caducité. Ce gouvernement était une aristocratie
souveraine fondée sur la corruption du peuple et sur la délation. Le nerf de
ce gouvernement était l'espionnage ; son prestige le mystère ; sa force le
supplice. Il vivait de terreur et de voluptés, régime bizarre et unique dans
le monde. La police était une confession secrète de tous contre tous. Ses
cachots appelés les plombs, et où l'on entrait, la nuit, par le pont des
Soupirs, étaient un enfer qui ne se rouvrait plus. Les richesses de l'Orient
avaient afflué à Venise au moment de la chute du Bas-Empire. Elle était
devenue le refuge de la civilisation grecque et la Constantinople de
l'Adriatique. Les arts en décadence y avaient émigré de Byzance avec le
commerce. Ses palais merveilleux lavés par les vagues s'y étaient pressés sur
un étroit territoire. C'était comme un vaisseau à l'ancre sur lequel une
population, chassée du rivage, se réfugie avec ses trésors. Elle semblait
inattaquable, mais elle ne pouvait elle-même avoir aucune influence sur
l'Italie. VIII. Gênes,
république plus populaire et plus orageuse, ne subsistait que par sa marine
et son commerce. Renfermée entre des montagnes stériles et un golfe sans
littoral, elle n'était plus qu'un port peuplé de matelots. Les palais de
marbre, élevés en étage sur un rivage escarpé, regardaient tous la mer, son
seul territoire. Les images des doges et la statue d'André Doria lui
rappelaient sans cesse que sa fortune et sa gloire lui étaient venues des
flots et quelle ne pouvait les chercher que là. Ses remparts étaient
inattaquables ; ses arsenaux étaient pleins. C'était la citadelle du commerce
armé. L'immense
Toscane, policée et illustrée par les Médicis, ces Périclès de l'Italie,
était savante, agricole, industrieuse, nullement militaire. La maison
d'Autriche la gouvernait par ses archiducs. Ces princes du Nord, transportés
dans les palais des Pitti ou des Cômes, y prenaient les mœurs douces et
élégantes des Toscans. Le climat et la sérénité des collines de Florence y
adoucissaient jusqu'à la tyrannie. Ces princes y devenaient des voluptueux ou
des sages. Florence, la ville de Léon X, de la philosophie et des arts, avait
transformé jusqu'à la religion. Le catholicisme, si âpre en Espagne, si
sombre dans le Nord, si austère et si littéral en France, si populaire à
Rome, à Florence était devenu, sous les Médicis et sous les philosophes
grecs, une espèce de théorie platonique et lumineuse dont les dogmes
n'étaient que de sacrés symboles, et dont les pompes n'étaient que des
voluptés de l'âme et des sens. Les églises de Florence étaient les musées du
Christ bien plus que ses sanctuaires. Les colonies de tous les arts et de
tous les métiers de la Grèce avaient émigré à Florence, lors de l'entrée de
Mahomet II à Constantinople ; ils y avaient prospéré. Une nouvelle Athènes,
peuplée, comme l'ancienne, de temples, de portiques et de statues, éclatait
aux bords de l'Arno. Léopold,
le prince philosophe, y attendait, dans l'étude du gouvernement des hommes et
dans la pratique des théories de l'économie politique nouvelle, le moment de
monter sur le trône impérial de la maison d'Autriche. Sa destinée ne devait
pas l'y laisser longtemps. C'était le Germanicus de l'Allemagne. La
philosophie ne devait que le montrer au monde après l'avoir prêté quelques
années à l'Italie. Le
Piémont, dont les frontières pénétraient jusqu'au cœur de la France par les
vallées des Alpes, et touchaient de l'autre côté aux murs de Gênes et aux
possessions autrichiennes sur le Pô, était gouverné par la maison de Savoie,
la plus ancienne des races royales de l'Europe. Cette monarchie toute
militaire avait son camp retranché, plutôt que sa capitale, à Turin. Les
plaines qu'elle occupait en Italie avaient été de tout temps et devaient être
toujours le champ de bataille de l'Autriche et de la France. Ses positions
étaient les clefs de l'Italie. Cette
population, accoutumée à la guerre, devait être sans cesse armée, pour se
défendre elle-même ou pour s'unir comme auxiliaire à celle des deux
puissances dont la rivalité assurait seule son indépendance. Son esprit
militaire était sa force ; sa faiblesse était d'avoir la moitié de ses
possessions en Italie, l'autre moitié en France. La Savoie tout entière est
française par la langue, par la race, par les mœurs. A toutes les grandes
secousses du monde, la Savoie devait se détacher de l'Italie et tomber d'elle-même
de notre côté. Les Alpes sont une frontière trop nécessaire aux deux peuples
pour appartenir à un seul. Si leur versant méridional est à l'Italie, leur
versant septentrional est à la France. Les neiges, le soleil et les eaux ont
décrit ce partage des Alpes entre les deux peuples. La politique ne prévaut
ni longtemps ni impunément contre la nature. La maison de Savoie n'est pas
assez puissante pour garder la neutralité des vallées des Alpes et des routes
de l'Italie. Elle peut grandir en Italie, elle ne peut que se briser contre
la France. La cour de Turin était alliée doublement à la maison de France par
les mariages du comte d'Artois et du comte de Provence, frères de Louis XVI,
avec deux princesses de Savoie. Cette cour était soumise, plus qu'aucune
autre de l'Italie, à l'influence du clergé. Elle haïssait, par instinct,
toutes les révolutions, parce que toutes les révolutions menacent son
existence. Par esprit religieux, par esprit de famille et par esprit
politique, elle devait être le premier foyer de conspiration contre la
Révolution française. IX. Il y en
avait un autre dans le Nord ; c'était la Suède. Mais là, ce n'était ni un
asservissement superstitieux au catholicisme, ni un intérêt de famille, ni
même un intérêt de nationalité, qui nourrissaient l'hostilité d'un roi contre
la Révolution, c'était un sentiment plus noble, c'était la gloire
désintéressée de combattre pour la cause des rois, et surtout pour la cause
d'une reine dont la beauté et les malheurs avaient séduit et attendri le cœur
de Gustave III. C'était la dernière lueur de cet esprit de chevalerie qui
devait vengeance aux femmes, secours aux victimes, appui au bon droit. Éteint
dans le Midi, il brillait pour la dernière fois dans le Nord et dans le cœur
d'un roi. Gustave
III avait dans sa politique quelque chose du génie aventureux de Charles XII.
La Suède des Wasa est le pays des héros. L'héroïsme, quand il est
disproportionné au génie et aux forces, ressemble à la démence. Il y avait à
la fois de l'héroïsme et de la folie dans les projets de Gustave contre la
France. Mais cette folie était noble comme sa cause et grande comme son
courage. Gustave avait été accoutumé par sa fortune aux entreprises hardies
et désespérées. Le succès lui avait appris à ne rien trouver impossible. Deux
fois il avait fait une révolution dans son royaume, deux fois il avait
affronté seul le colosse de l'empire russe ; et si la Prusse, l'Autriche et
la Turquie l'avaient secondé, la Russie eût trouvé un rempart dans le Nord.
La première fois, abandonné de ses troupes, emprisonné dans sa tente par ses
généraux révoltés, il s'était échappé de leurs mains, il était allé seul, de
sa personne, faire un appel à ses braves Dalécarliens. Son éloquence et sa
magnanimité avaient fait sortir de terre une nouvelle armée ; il avait puni
les traîtres, rallié les lâches, achevé la guerre, et était revenu triompher
à Stockholm, porté sur les bras de son peuple enthousiasmé. La seconde fois,
voyant son pays déchiré par l'anarchique prédominance de la noblesse, il
avait résolu, du fond de son palais, le renversement de la constitution. Uni
d'esprit avec la bourgeoisie et le peuple, il avait entraîné, l'épée à la
main, les troupes, emprisonné le sénat dans sa salle, détrôné la noblesse, et
conquis les prérogatives qui manquaient à la royauté pour défendre et pour
gouverner la patrie. En trois jours, et sans qu'une goutte de sang eût été
versée, la Suède était devenue une monarchie, sous son épée. La confiance de
Gustave dans sa propre audace s'en était accrue. Le sentiment monarchique
s'était fortifié en lui de toute la haine qu'il portait aux privilèges des
ordres qu'il avait renversés. La cause des rois était la sienne partout. Il
avait embrassé avec passion celle de Louis XVI. La paix, qu'il avait conclue
avec la Russie, lui permettait de porter ses regards et ses forces vers la
France. Son génie militaire rêvait une expédition triomphante aux bords de la
Seine : c'était là qu'il voulait conquérir la gloire. Il avait vu Paris dans
sa jeunesse. Sous le nom de comte de Haga, il y avait reçu l'hospitalité de
Versailles. Marie-Antoinette, alors dans l'éclat de sa jeunesse et de sa
beauté, lui apparaissait maintenant humiliée et captive, entre les mains d'un
peuple impitoyable. Délivrer cette femme, relever ce trône, se faire à la
fois craindre et bénir de cette capitale lui semblait une de ces aventures
que cherchaient jadis les chevaliers couronnés. Ses finances seules
s'opposaient encore à l'exécution de ce hardi dessein. Il négociait un
emprunt de la cour d'Espagne, il attirait à lui les Français émigrés renommés
par leurs talents militaires, il demandait des plans au marquis de Bouillé,
il sollicitait les cours de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin de
s'unir à lui pour cette croisade de rois. Il ne demandait à l'Angleterre que
la neutralité. La Russie l'encourageait. Catherine elle-même se sentait
humiliée de l'humiliation de la royauté en France. La Russie négociait,
l'Autriche temporisait, l'Espagne tremblait, l'Angleterre observait. Chaque
nouvelle secousse de la révolution à Paris trouvait l'Europe indécise, toujours
en arrière de conseils et de résolutions ; et l'Europe monarchique, hésitante
et divisée, ne savait ni ce qu'elle devait craindre ni ce qu'elle pouvait
oser. Telle
était, quant à la politique, la situation des cabinets à l'égard de la
France. Mais, quant aux idées, les dispositions des peuples étaient
différentes. Au
mouvement de l'intelligence et de la philosophie à Paris répondait le
mouvement de contre-coup du reste de l'Europe et surtout de l'Amérique.
L'Espagne, sous M. d'Aranda, s'éclairait des premières lueurs du bon sens
général : les jésuites y avaient disparu. L'inquisition y laissait éteindre
ses bûchers. La noblesse espagnole rougissait de l'ochlocratie sacrée de ses
moines. Voltaire avait des correspondants à Cadix et à Madrid. La contrebande
de nos pensées était favorisée par ceux mêmes qui étaient chargés de la
prévenir. Nos livres passaient à travers les neiges des Pyrénées. Le
fanatisme, traqué par la lumière dans son dernier repaire, sentait l'Espagne
lui échapper. L'excès même d'une tyrannie longtemps soufferte y préparait les
âmes ardentes aux excès de la liberté. En
Italie et à Rome même, le sombre catholicisme du moyen âge s'éclairait des
reflets du temps. Il jouait même avec les armes dangereuses que la
philosophie allait tourner contre lui. Il semblait se considérer comme une
institution affaiblie qui devait se faire pardonner sa durée par ses
complaisances envers les princes et envers le siècle. Benoît XIV, Lambertini,
recevait de Voltaire la dédicace de Mahomet. Les cardinaux Passionei et
Quirini étaient en correspondance avec Ferney. Rome prêchait dans ses bulles
la tolérance pour les dissidents et l'obéissance aux princes. Le pape
désavouait et réformait les compagnies de Jésus. Il caressait l'esprit du
siècle. Clément XIV, Ganganelli, sécularisait peu après les jésuites,
confisquait leurs biens et enfermait leur supérieur Ricci au château
Saint-Ange, cette bastille de la papauté. Sévère seulement pour les zélateurs
exagérés de la foi, il enchantait le monde chrétien par la douceur
évangélique et par la grâce et le sel de son esprit ; mais la plaisanterie
est la première profanation des dogmes. La foule d'étrangers et d'Anglais que
son accueil attirait en Italie et retenait à Rome y faisait pénétrer, avec
l'or et la science, le scepticisme et l'indifférence qui détruisent les
croyances avant de saper les institutions. Naples,
sous une cour corrompue, laissait le fanatisme à la populace. Florence, sous
un prince philosophe, était une colonie expérimentale des doctrines modernes.
Le poète Alfieri, ce Tyrtée de la liberté italienne, y faisait représenter
ses drames révolutionnaires, et semait de là ses maximes contre la double
tyrannie des papes et des rois sur tous les théâtres de l'Italie. Milan,
sous le drapeau autrichien, avait dans ses murs une république de poètes et
de philosophes. Beccaria y écrivait plus hardiment que Montesquieu ; son
livre des délits et des peines était l'acte d'accusation de toutes les lois
de son pays. Parini, Monti, Cesarotti, Pindemonte, Ugo-Foscolo, poètes
souriants, sérieux ou héroïques, y mordaient les ridicules de leurs tyrans,
les lâchetés de leurs compatriotes, ou y chantaient, dans des odes
patriotiques, les vertus de leurs aïeux et la prochaine délivrance de leur
patrie. Turin
seul, attaché à la maison de Savoie, se taisait et proscrivait Alfieri. En
Angleterre, la pensée, libre depuis longtemps, avait produit des mœurs
fortes. L'aristocratie s'y sentait assez puissante pour n'être jamais
persécutrice. Les cultes y étaient aussi indépendants que les consciences. La
religion dominante n'y était qu'une institution politique, qui, en engageant
le citoyen, laissait le croyant à son libre arbitre. Le gouvernement lui-même
était populaire ; seulement le peuple ne s'y composait que des premiers de
ses citoyens. La chambre des communes y ressemblait plus à un sénat de nobles
qu'à un forum démocratique ; mais ce parlement était une enceinte sonore et
ouverte, où se discutaient tout haut, en face du trône comme en face de la
nation et de l'Europe, les questions les plus hardies du gouvernement. La
royauté, honorée dans la forme, reléguée au fond dans l'impuissance, ne
faisait que présider d'en haut à ces débats et régulariser la victoire : elle
n'était qu'une sorte de consulat perpétuel de ce sénat britannique. La voix
des grands orateurs, qui se disputaient le maniement des affaires de la
nation, retentissait de là dans toute l'Europe. La liberté prend son niveau
dans le monde social, comme les fleuves dans le lit commun de l'Océan. Un
seul peuple n'est pas impunément libre, un seul peuple n'est pas impunément
asservi ; tout se compare et s'égalise à la fin. X. L'Angleterre
avait été intellectuellement le modèle des nations et l'envie de l'univers
pensant. La nature et ses institutions lui avaient donné des hommes dignes de
ses lois. Lord Chatham, tantôt à la tête de l'opposition, tantôt à la tête du
gouvernement, avait agrandi l'enceinte du parlement jusqu'aux proportions de
son caractère et de sa parole. Jamais la liberté mâle d'un citoyen devant un
trône, jamais l'autorité légale d'un chef de gouvernement devant un peuple
n'avaient fait entendre une telle voix aux citoyens assemblés. C'était
l'homme public, dans toute la grandeur du mot, l'âme d'une nation
personnifiée dans un seul, l'inspiration de la foule dans un cœur de
patricien. Son génie oratoire avait quelque chose de magnanime comme l'action
; c'était l'héroïsme de la parole. Le contre-coup des discours de lord
Chatham s'était fait sentir jusque sur le continent. Les scènes orageuses des
élections de Westminster remuaient au fond du peuple le sentiment redoutable
de lui-même, et ce goût de turbulence qui sommeille clans toute multitude et
qu'elle prend si souvent pour le symptôme de la vraie liberté. Ces mots de
contre-poids au pouvoir royal, de responsabilité des ministres, de lois
consenties, de pouvoir du peuple, expliqués dans le présent par une
constitution, expliqués dans le passé par l'accusation de Strafford, par le
tombeau de Sidney, sur l'échafaud d'un roi, avaient résonné comme des
souvenirs antiques et comme des nouveautés pleines d'inconnu. Le
drame anglais avait pour spectateur le monde. Les grands acteurs du moment
étaient Pitt, le modérateur de ces orages, l'intrépide organe du trône, de
l'ordre et des lois de son pays ; Fox, le tribun précurseur de la Révolution
française, qui en propageait les doctrines en les rattachant aux révolutions
de l'Angleterre, pour les rendre sacrées au respect des Anglais ; Burke,
l'orateur philosophe, dont chaque discours était un traité, le Cicéron alors
de l'opposition britannique, qui devait bientôt se retourner contre les excès
de la Révolution française, et maudire la religion nouvelle à la première
victime que le peuple aurait immolée ; Sheridan enfin, débauché éloquent,
plaisant au peuple par sa légèreté et par ses vices, séduisant son pays au
lieu de le soulever. La chaleur des débats sur la guerre d'Amérique et sur la
guerre des Indes donnait un intérêt plus saisissant aux orages du parlement
anglais. L'indépendance
de l'Amérique, conquise par un peuple à peine né ; les maximes républicaines
sur lesquelles ce nouveau continent fondait son gouvernement ; le prestige
qui s'attachait à ces nouveaux noms que le lointain grandissait bien plus que
leurs victoires, Washington, Franklin, La Fayette, ces héros de l'imagination
publique ; ces rêves de simplicité antique, de mœurs primitives, de liberté à
la fois héroïque et pastorale, que la vogue et l'illusion du moment
transportaient de l'autre côté de l'Atlantique, tout contribuait à fasciner
l'esprit du continent et à nourrir la pensée des peuples de mépris pour leurs
propres institutions et de fanatisme pour une rénovation sociale. La
Hollande était l'atelier des novateurs : c'est là qu'à l'abri d'une complète
tolérance de dogmes religieux, d'une liberté presque républicaine et d'une
contrebande autorisée, tout ce qui ne pouvait pas se dire à Paris, en Italie,
en Espagne, en Allemagne, allait se faire imprimer. Depuis Descartes. la
philosophie indépendante avait choisi la Hollande pour asile. Bayle y avait
popularisé le scepticisme ; c'était la terre sacrée de l'insurrection contre
tous les abus de pouvoir : elle était devenue plus récemment le siège de la
conspiration contre les rois. Tout ce qui avait une pensée suspecte à
émettre, un trait à lancer, un nom à cacher, allait emprunter les presses de
la Hollande. Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Helvétius, Mirabeau
lui-même étaient allés naturaliser leurs écrits dans ce pays de la publicité.
Le masque de l'anonyme, que ces écrivains prenaient à Amsterdam, ne trompait
personne, mais il couvrait leur sûreté. Tous les crimes de la pensée y
étaient inviolables ; c'était à la fois l'asile et l'arsenal des idées
nouvelles. Un commerce actif et immense de librairie y spéculait sur le
renversement des religions et des trônes. La consommation prodigieuse des
livres défendus que ce commerce répandait dans le monde prouvait assez
l'altération croissante des anciennes croyances dans l'esprit des peuples. XI. En
Allemagne, ce pays de la temporisation et de la patience, les esprits si
lents en apparence participaient, avec une ardeur sérieuse et concentrée, au
mouvement général de l'esprit européen. La pensée libre y prenait les formes
d'une conspiration universelle. Elle s'enveloppait du mystère. L'Allemagne
savante et formaliste aimait à donner à son insurrection même les apparences
de la science et de la tradition. Les initiations égyptiennes, les évocations
mystiques du moyen âge étaient imitées par les adeptes des nouvelles idées.
On pensait comme on conspire. La philosophie y marchait voilée de symboles.
On ne lui déchirait ses bandeaux que dans des sociétés secrètes dont les
profanes étaient exclus. Les prestiges de l'imagination, si puissants sur la
nature idéale et rêveuse de l'Allemagne, servaient d'amorce aux vérités
nouvelles. Le
grand Frédéric avait fait de sa cour le centre de l'incrédulité religieuse. A
l'abri de sa puissance toute militaire, le mépris du christianisme et le
mépris des institutions monarchiques s'étaient librement propagés. Les forces
morales n'étaient rien pour ce prince matérialiste. Les baïonnettes étaient,
à ses yeux, tout le droit des princes ; l'insurrection tout le droit des
peuples ; les victoires ou les défaites tout le droit public. Sa fortune,
toujours heureuse, avait été complice de son immoralité. Il avait reçu la
récompense de chacun de ses vices parce que ses vices étaient grands. En
mourant, il avait laissé son génie pervers à Berlin. C'était la ville
corruptrice de l'Allemagne. Des militaires nourris à l'école de Frédéric, des
académies modelées sur le génie de Voltaire, des colonies de juifs enrichis
par la guerre et de Français réfugiés, peuplaient Berlin et en formaient
l'esprit public. Cet esprit public, léger, sceptique, insolent et railleur,
intimidait le reste de l'Allemagne. L'affaiblissement de l'esprit allemand
date de Frédéric II. Il fut le corrupteur de l'empire. Il conquit l'Allemagne
à l'esprit français ; il fut un héros de décadence. Berlin
le continuait après sa mort. Les grands hommes laissent toujours leur
impulsion à leur pays. Le règne de Frédéric avait eu du moins un résultat heureux.
La tolérance religieuse était née, en Allemagne, du mépris même où Frédéric
avait tenu les religions. A l'ombre de cette tolérance, l'esprit
philosophique avait organisé, des associations occultes à l'image de la
franc-maçonnerie. Les princes allemands se faisaient initier. On croyait
faire acte d'esprit supérieur en pénétrant dans ces ombres qui, au fond, ne
renfermaient rien que quelques principes généraux d'humanité et de vertu,
sans application immédiate aux institutions civiles. Frédéric, dans sa
jeunesse, y avait été initié lui-même, à Brunswick, par le major Bielfeld.
L'empereur Joseph II, ce souverain novateur plus hardi que son temps, avait
voulu aussi subir ces épreuves à Vienne sous la direction du baron de Born,
chef des francs-maçons d'Autriche. Ces sociétés, qui n'avaient aucune portée
politique en Angleterre, parce que la liberté y conspirait tout haut dans le
parlement et dans la presse, avaient un autre sens sur le continent.
C'étaient les conciliabules occultes de la pensée indépendante ; la pensée
s'échappant des livres passait à l'action. Entre les initiés et les
institutions établies, la guerre était sourde, mais plus mortelle. Les
moteurs cachés de ces sociétés avaient évidemment pour but de créer un
gouvernement de l'opinion du genre humain en opposition avec les
gouvernements de préjugés. Ils voulaient réformer la société religieuse,
politique et civile, en commençant par l'esprit des classes éclairées. Ces
loges étaient les catacombes d'un culte nouveau. La secte des illuminés,
fondée et dirigée par Weishaupt, se propageait en Allemagne, en concurrence
avec les francs-maçons et les rose-croix. Les théosophes créaient, de leur côté,
les symboles de perfectionnement surnaturel, et enrôlaient toutes les âmes
tendres et toutes les imaginations ardentes autour de dogmes pleins d'amour
et d'infini. Les théosophes, les swedenborgiens, disciples du sublime mais
obscur Swedenborg, ce saint Martin de l'Allemagne, prétendaient achever
l'Évangile et transformer l'humanité en supprimant la mort et les sens. Tous
ces dogmes se confondaient dans un égal mépris pour les institutions
existantes, dans une même aspiration au renouvellement de l'esprit et des
choses. Tous étaient démocratiques dans leur dernière conclusion, car tous
étaient inspirés par l'amour des hommes, sans distinction de classes. Les
affiliations se multiplièrent à l'infini. Le prestige, comme il arrive
toujours quand le zèle brûle, s'ajouta frauduleusement à la vérité, comme si
l'erreur ou le mensonge étaient l'alliage inévitable des vérités et des
vertus même de l'esprit humain. On évoqua les siècles, on fit apparaître les
ombres, on entendit parler les morts. Les visions furent le dernier secret ;
les apparitions, le dernier miracle de ces sectaires. Ils hallucinèrent
l'imagination complaisante des princes par des transitions rapides de la
terreur à l'enthousiasme. La science fantasmagorique, peu connue alors,
servit d'auxiliaire à ces séductions. A la mort de Frédéric II, son
successeur se soumit à ces épreuves et fut subjugué par ces prestiges. Les
rois conspiraient contre les trônes. Les princes de Gotha donnèrent asile à
Weishaupt. Auguste de Saxe, le prince Ferdinand de Brunswick, le prince de
Neuvied, le coadjuteur même des principautés ecclésiastiques des bords du
Rhin, ceux de Mayence, de Worms, de Constance, se signalèrent par leur ardeur
pour les doctrines mystérieuses de la franc-maçonnerie ou de l'illuminisme.
Cagliostro étonnait Strasbourg. Le cardinal de Rohan se ruinait et
s'avilissait à sa voix. Comme à la chute des grands empires, comme au berceau
des grandes choses, des signes apparaissaient partout. Le plus infaillible
était l'ébranlement général des imaginations. Quand une foi s'écroule, tout
l'homme tremble. Les
grands génies de l'Allemagne et de l'Italie chantaient déjà l'ère nouvelle
dans leurs vers aux enfants de la Germanie. Gœthe, le poète sceptique,
Schiller, le poète républicain, Klopstock, le poète sacré, enivraient de
leurs strophes les universités et les théâtres ; chaque secousse des
événements de Paris avait son contre-coup et son écho sonore, multiplié par
ces écrivains sur toutes les rives du Rhin. La poésie est le souvenir et le
pressentiment des choses ; ce qu'elle célèbre n'est pas encore mort, ce
qu'elle chante existe déjà. La poésie chantait partout alors les espérances
confuses mais passionnées des peuples. C'était un augure certain.
L'enthousiasme était là, puisque sa voix s'y faisait entendre. La science, la
poésie, l'histoire, la philosophie, le théâtre, le mysticisme, les arts, le
génie européen sous toutes les formes avait passé du côté de la Révolution.
On ne pouvait pas citer un homme de gloire dans l'Europe entière qui restât
au parti du passé. Le passé était vaincu puisque l'esprit humain s'en
retirait. Où va l'esprit, là va la vie. Les médiocrités restaient seules sous
l'abri des vieilles institutions. Il y avait un mirage général à l'horizon de
l'avenir, et soit que les petits y vissent leur salut, soit que les grands y
vissent un abîme, tout se précipitait aux nouveautés. XII. Telle
était la disposition des esprits en Europe, quand les princes frères de Louis
XVI et les gentilshommes émigrés se répandirent en Savoie, en Suisse, en
Italie et en Allemagne, pour aller demander secours et vengeance aux
puissances et aux aristocraties contre la Révolution. Jamais, depuis les grandes
migrations des peuples antiques fuyant les invasions romaines, on n'avait vu
un mouvement de terreur et de perturbation pareil jeter hors du territoire
tout le clergé et toute l'aristocratie d'une nation. Il se fit un vide
immense en France : d'abord sur les marches mêmes du trône, puis dans la
cour, dans les châteaux, dans les dignités ecclésiastiques, et enfin dans les
rangs de l'armée. Les officiers, tous nobles, émigrèrent en masse ; la marine
suivit un peu plus tard l'exemple de l'armée de terre, mais elle quitta aussi
le drapeau. Ce n'est pas que le clergé, la noblesse, les officiers de terre
et de mer, fussent plus séquestrés que les autres classes du mouvement
d'idées révolutionnaires qui avait soulevé la nation en 1789 ; au contraire,
le mouvement avait commencé par eux. La philosophie avait d'abord éclairé la
cime de la nation. La pensée du siècle était surtout dans les classes élevées
; mais ces classes, qui voulaient une réforme, ne voulaient pas une
désorganisation. Quand elles avaient vu l'agitation morale des idées se
transformer en insurrection du peuple, elles avaient tremblé. Les rênes du
gouvernement violemment arrachées au roi par Mirabeau et La Fayette au Jeu de
paume, les attentats des 5 et 6 octobre, les privilèges supprimés sans
compensation, les titres abolis, l'aristocratie livrée a l'exécration, au
pillage, aux incendies et même aux meurtres dans les provinces, la religion
dépossédée et contrainte de se nationaliser par un serment constitutionnel,
enfin la fuite du roi, son emprisonnement dans son palais, les menaces de
mort que la presse patriotique ou que la tribune des sociétés populaires
vomissaient contre les aristocraties, les émeutes triomphantes dans les
villes, la défection des gardes-françaises à Paris, la révolte des Suisses de
Châteauvieux à Nancy, les excès des soldats insurgés et impunis à Caen, à
Brest, partout, avaient changé en horreur et en haine la faveur de la
noblesse pour le mouvement des idées. Elle voyait que le premier acte du
peuple était de dégrader les supériorités. L'esprit de caste poussait les
nobles à émigrer, l'esprit de corps y poussait les officiers, l'esprit de
cour faisait une honte de rester sur un sol souillé de tant d'outrages à la
royauté. Les femmes, qui faisaient alors l'opinion en France, et dont
l'imagination mobile et tendre passe promptement du côté des victimes,
étaient toutes du parti du trône et de l'aristocratie. Elles méprisaient ceux
qui n'allaient pas leur chercher des vengeurs à l'étranger. Les jeunes gens
partaient à leur voix, ceux qui ne partaient pas n'osaient se montrer. On
leur envoyait des quenouilles, symbole de lâcheté ! Mais ce
n'était pas seulement la honte qui chassait les officiers et les nobles dans
les rangs des émigrés, c'était aussi l'apparence d'un devoir. La dernière
vertu qui fut restée à la noblesse française, c'était une fidélité religieuse
au trône. Son honneur, sa seconde et presque sa seule religion, était de
mourir pour le roi. L'attentat à la royauté lui paraissait un attentat contre
Dieu même. La chevalerie, ce code des mœurs aristocratiques, avait propagé et
conservé ce noble préjugé en Europe. Le roi, pour la noblesse, c'était la
patrie. Ce sentiment, un moment éclipsé par les hontes de la régence, par les
scandales de Louis XV, par les maximes plus mâles de la philosophie de
Rousseau, se retrouvait tout entier dans le cœur des gentilshommes au spectacle
de l'avilissement et des périls du roi et de la reine. L'Assemblée nationale
n'était à leurs yeux qu'une bande de sujets révoltés qui tenait son souverain
captif. Les actes les plus libres du roi leur étaient suspects. Sous les
paroles constitutionnelles, ils croyaient, entendaient d'autres paroles
toutes contraires. Les ministres de Louis XVI n'étaient que ses geôliers. De
secrètes intelligences existaient entre ces gentilshommes et le roi. Des
conciliabules intimes se tenaient dans les appartements écartés des
Tuileries. Le roi, tantôt encourageait, tantôt défendait l'émigration à ses
amis. Ses ordres variaient avec les jours et les circonstances : tantôt
constitutionnels et patriotiques, quand il espérait, de bonne foi, pouvoir
établir et modérer la constitution au dedans ; tantôt désespérés et
coupables, quand le salut de la reine et de ses enfants ne lui paraissait plus
pouvoir venir que de l'étranger. Pendant qu'il écrivait par la main de son
ministre des affaires étrangères, à ses frères émigrés et au prince de Condé,
des lettres officielles pour les rappeler à lui et leur représenter le devoir
de tout citoyen envers sa patrie, le baron de Breteuil, son ministre
confidentiel auprès des puissances, transmettait au roi de Prusse des lettres
où respirait la pensée secrète du roi. La lettre suivante au roi de Prusse,
datée du 3 décembre 1790, retrouvée dans les archives de la chancellerie de
Berlin, ne laisse aucun doute sur cette double diplomatie du malheureux
monarque. Louis XVI écrivait : « MONSIEUR MON FRÈRE, « J'ai
appris par M. de Moustier l'intérêt que Votre Majesté avait témoigné,
non-seulement pour ma personne, mais pour le bien de mon royaume. Les
dispositions de Votre Majesté à m'en donner des témoignages dans tous les cas
où cet intérêt peut être utile pour le bien de mon peuple ont excité vivement
ma sensibilité. Je le réclame avec confiance dans ce moment-ci, où, malgré
l'acceptation que j'ai faite de la nouvelle constitution, les factieux
montrent ouvertement le projet de détruire le reste de la monarchie. Je viens
de m'adresser à l'empereur, à l'impératrice de Russie, aux rois d'Espagne et
de Suède, et je leur présente l'idée d'un congrès des principales puissances
de l'Europe, appuyé d'une force armée, comme la meilleure mesure pour arrêter
ici les factieux, donner le moyen d'établir un ordre de choses plus désirable
et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres États de
l'Europe. J'espère que Votre Majesté approuvera mes idées et qu'elle me
gardera le secret le plus absolu sur la démarche que je fais auprès d'elle.
Elle sentira aisément que les circonstances où je me trouve m'obligent à la
plus grande circonspection. C'est ce qui fait qu'il n'y a que le baron de
Breteuil qui soit instruit de mon secret. Votre Majesté peut lui faire passer
ce qu'elle voudra. » XIII. Cette
lettre rapprochée de la lettre de Louis XVI à M. de Bouillé pour lui annoncer
que l'empereur Léopold, son beau-frère, allait faire marcher un corps de
troupes sur Longwy, afin de motiver un rassemblement de troupes françaises
sur cette frontière et de favoriser ainsi sa fuite de Paris, sont des preuves
irrécusables des intelligences contre-révolutionnaires qui existaient entre
le roi et les puissances étrangères, non moins qu'entre le roi et les chefs
de l'émigration. Les mémoires de l'émigration sont pleins de ces indices. La
nature même les atteste. La cause des rois, des aristocraties et des
institutions ecclésiastiques était solidaire. L'empereur Léopold était frère
de la reine de France, les dangers du roi étaient les dangers de tous les
princes, l'exemple du triomphe d'un peuple était contagieux pour tous les
peuples. Les émigrés étaient les amis de la monarchie et les défenseurs du
roi. On ne se serait pas parlé qu'on se serait entendu par les mêmes pensées,
par les mêmes intérêts. Mais, de plus, on s'entendait par des communications
concertées. Les soupçons du peuple n'étaient point tous des chimères ; ils
étaient le juste pressentiment des complots de ses ennemis. La
conjuration de la cour avec toutes les cours, des aristocraties du dehors
avec toutes les aristocraties du dedans, des émigrés avec leurs parents, du
roi avec ses frères, n'avait pas besoin d'être écrite. Louis XVI lui-même, le
plus sincèrement révolutionnaire de tous les hommes qui ont occupé un trône,
n'avait pas une pensée perverse de trahison envers la Révolution, ni de
trahison envers son peuple, en implorant le secours ou des démonstrations
armées des puissances. Cette pensée d'un appel aux forces étrangères ou même
aux forces de l'émigration n'était pas le fond de son âme. Il craignait
l'intervention des ennemis de la France, il désapprouvait l'émigration, il
n'était pas sans ombrage contre ses propres frères intriguant au dehors
quelquefois en son nom, mais souvent contre son gré. Il lui répugnait de
passer aux yeux de l'Europe pour un prince en tutelle, dont les frères
ambitieux prenaient les droits en prenant sa cause et stipulaient les
intérêts sans son intervention. On parlait tout haut de régence à Coblentz,
on la décernait au comte de Provence, frère aîné de Louis XVI. Cette régence,
dévolue à un prince du sang par l'émigration pendant que le roi luttait à
Paris, humiliait profondément Louis XVI et la reine. Cette usurpation des
droits de leur souveraineté, bien qu'elle se revêtît des prétextes du
dévouement et de la tendresse, leur paraissait plus amère, peut-être, que les
outrages de l'Assemblée et du peuple. On craint plus ce qui est plus près de
soi. L'émigration triomphante ne leur promettait qu'un trône disputé par le
régent qui l'aurait relevé. Cette reconnaissance leur paraissait une honte.
Ils ne savaient s'ils devaient plus craindre qu'espérer des émigrés. La
reine, dans ses conversations les plus intimes, parlait d'eux avec plus
d'amertume que de confiance. Le roi gémissait tout haut de la désobéissance
de ses frères et déconseillait la fuite à tous ceux de ses serviteurs qui le
consultaient. Mais ces conseils étaient flottants comme les circonstances.
Comme tous les hommes placés entre l'espérance et la crainte, il fléchissait
ou se relevait sous les événements. Le fait était coupable, l'intention
n'était pas criminelle. Ce n'était pas le roi qui conspirait, c'était
l'homme, le mari, le père qui cherchait dans l'appui de l'étranger le salut
de sa femme et de ses enfants. Il ne devenait coupable que quand il était
désespéré. Les négociations entrecroisées se brisaient et se renouaient sans
cesse. Ce qui était arrêté hier était désavoué demain. Les négociateurs
secrets de ces trames, munis de pouvoirs révoqués, s'en servaient encore,
malgré le roi, pour continuer en son nom des démarches désavouées. Les contre-ordres
n'étaient pas obéis. Le prince de Condé, le comte de Provence et le comte
d'Artois avaient chacun leur diplomatie et leur cour. Ils abusaient du nom du
roi pour faire prévaloir leur crédit et leur politique. De là tant de
difficultés, pour les historiens de cette époque, à discerner la main du roi,
dans toutes ces trames ourdies en son nom, et à se prononcer entre sa
complète innocence et ses trahisons. Il ne trahit point son pays, il ne
vendit point son peuple, mais il ne tint pas ses serments à la constitution
et à la patrie. Honnête homme mais roi persécuté, il crut que des serments
arrachés par la violence et éludés par la peur n'étaient pas des parjures. On
manquait tous les jours à ceux qu'on lui avait prêtés ; il pensa, sans doute,
que les excès du peuple le relevaient de sa parole. Élevé dans le préjugé de
sa souveraineté personnelle, il chercha de bonne foi, au milieu de ces partis
qui se disputaient l'empire, où était la nation, et, ne la voyant nulle part,
il se crut permis de la voir en lui. Son crime, s'il en est dans ces actes,
fut moins le crime de son âme que le crime de sa naissance, de sa situation
et de ses malheurs. XIV. Le
baron de Breteuil, ancien ministre et ancien ambassadeur, homme inaccessible
aux concessions, conseiller de force et de rigueur, était sorti de France au
commencement de 1790, chargé des pleins pouvoirs secrets du roi auprès de
toutes les puissances. Il était à lui seul, au dehors, le ministère entier de
Louis XVI. Il était de plus le ministre absolu, car une fois investi de la
confiance et du mandat illimité du roi, qui ne pouvait le révoquer sans
trahir l'existence de sa diplomatie occulte, il était maître d'en abuser et
d'interpréter les intentions de Louis XVI au gré de ses propres vues. Le
baron de Breteuil en abusa, dit-on, non par ambition personnelle, mais par
excès de zèle pour le salut et pour la dignité de son maître. Ses
négociations auprès de Catherine, de Gustave, de Frédéric et de Léopold
furent une incitation constante à une croisade contre la Révolution en
France. Le
comte de Provence — depuis Louis XVIII — et le comte d'Artois — depuis
Charles X —, après différentes excursions dans les cours du Midi et du Nord,
s'étaient réunis à Coblentz. Louis Venceslas, électeur de Trèves, oncle de
ces princes par leur mère, leur fit un accueil plus cordial que politique.
Coblentz devint le Paris de l'Allemagne, le centre de la conspiration
contre-révolutionnaire, le quartier-général de la noblesse française
rassemblée autour de ses chefs naturels, les deux frères du roi prisonnier.
Pendant qu'ils y tenaient leur cour errante et qu'ils y nouaient les premiers
fils de la coalition de Pillnitz, le prince de Condé, plus militaire de cœur
et de race, y formait les cadres de l'armée des princes. Cette armée avait
huit ou dix mille officiers et point de soldats. C'était la tête de l'armée
séparée du tronc. Noms historiques, dévouement antique, ardeur de jeunesse,
héroïque bravoure, fidélité, confiance dans ses droits, certitude de vaincre,
rien ne manquait à cette armée de Coblentz, si ce n'est l'intelligence de son
pays et de son temps. Si la noblesse française émigrée eût employé à servir,
en régularisant la Révolution, la moitié des efforts et des vertus qu'elle
déployait pour la combattre, la Révolution, en changeant les lois, n'aurait
point changé la monarchie. Mais il ne faut jamais demander aux institutions
de comprendre ce qui les transforme. Le roi, les nobles et les prêtres ne
pouvaient comprendre une révolution qui détruirait la noblesse, le clergé et
le trône. Il fallait lutter ; et le sol leur manquant en France, ils prirent
pied à l'étranger. XV. Pendant
que l'armée des princes grossissait à Coblentz, la diplomatie
contre-révolutionnaire touchait au premier grand résultat qu'elle pût obtenir
dans l'état actuel de l'Europe. Les conférences de Pillnitz s'ouvrirent. Le
comte de Provence venait d'envoyer de Coblentz au roi de Prusse le baron
Roll, pour lui demander, au nom de Louis XVI et du rétablissement de l'ordre
en France, le concours de ses forces. Le roi de Prusse, avant de se décider,
voulut interroger sur l'état de la France un homme que ses talents militaires
et son attachement dévoué à la monarchie avaient signalé à la confiance des
cours étrangères, le marquis de Bouillé. Il lui assigna pour rendez-vous le
château de Pillnitz, et le pria d'apporter un plan d'opérations des armées
étrangères sur les différentes frontières de France. Le 24 août,
Frédéric-Guillaume, accompagné de son fils, de ses principaux généraux et de
ses ministres intimes, arriva au château de Pillnitz, résidence d'été de la
cour de Saxe. L'empereur l'y avait précédé. L'archiduc
François, depuis empereur François II, le maréchal de Lascy, le baron de
Spielman et une cour nombreuse entouraient l'empereur. Les deux souverains,
rivaux en Allemagne, semblèrent oublier un moment leur rivalité pour ne
s'occuper que du salut de tous les trônes. Cette fraternité de la grande
famille des monarques prévalut sur tout autre sentiment. Ils traitèrent en
frères plus qu'en souverains. L'électeur de Saxe, leur hôte, consacra cette
conférence par des fêtes splendides. Au
milieu d'un banquet, on annonça l'arrivée inattendue du comte d'Artois à
Dresde. Le roi de Prusse sollicita de l'empereur pour le prince français la
permission de paraître. L'empereur l'accorda ; mais, avant d'admettre le
comte d'Artois aux conférences officielles, les deux monarques eurent un
entretien secret. Deux de leurs plus intimes confidents y assistèrent seuls.
L'empereur penchait pour la paix ; l'inertie du corps germanique pesait sur
ses résolutions ; il sentait la difficulté d'imprimer à cette fédération
vassale de l'empire l'unité et l'énergie nécessaires pour attaquer la France
dans la primeur de sa révolution. Les généraux, le maréchal de Lascy
lui-même, hésitaient devant des frontières réputées inexpugnables. L'empereur
craignait pour les Pays-Bas et pour l'Italie. Les maximes françaises avaient
passé le Rhin, et pouvaient faire explosion dans les États allemands au
moment où on demanderait aux princes et aux peuples de se lever contre la
France. La diète des peuples pouvait l'emporter sur la diète des souverains.
Des mesures mixtes et dilatoires auraient le même effet d'intimidation sur le
génie révolutionnaire, sans offrir les mêmes dangers pour l'Allemagne ;
n'était-il pas plus sage de former une ligue générale de toutes les
puissances de l'Europe, d'entourer la France d'un cercle de baïonnettes, et
de sommer le parti triomphant de rendre la liberté au roi, la dignité au
trône et la sécurité au continent ? « Si la nation française s'y refuse,
ajouta l'empereur, eh bien ! nous la menacerons dans un manifeste d'une
invasion générale, et, si cela devient nécessaire, nous l'écraserons sous la
masse irrésistible de toutes les forces de l'Europe réunies. » Tels étaient
les conseils de ce génie temporisateur de l'empire, qui attend toujours la nécessité,
qui ne la devance jamais, et qui veut tout assurer sans rien risquer. XVI. Le roi
de Prusse, plus impatient et plus menacé, avoua à l'empereur qu'il ne croyait
pas à l'effet de ces menaces. « La prudence, dit-il à l'empereur, est une
arme insuffisante contre l'audace. La défensive est une position timide
devant la Révolution. Il faut l'attaquer dans son berceau. Donner du temps
aux principes français, c'est leur donner de la force. Parlementer avec
l'insurrection des peuples, c'est montrer qu'on la craint et qu'on est
disposé à pactiser avec elle. Il faut surprendre la France en flagrant délit
d'anarchie, et ne lancer le manifeste européen qu'après que les armées auront
franchi les frontières et que les armes déjà triomphantes auront donné de
l'autorité aux paroles. » L'empereur
parut ébranlé ; il insista néanmoins sur les dangers qu'une brusque invasion
ferait courir à Louis XVI ; il montra des lettres de ce prince ; il confia
que le marquis de Noailles et M. de Montmorin, l'un ambassadeur de France à
Vienne, l'autre ministre des affaires étrangères à Paris, tous deux dévoués
au roi, faisaient espérer à la cour de Vienne le prompt rétablissement de
l'ordre et des modifications monarchiques à la constitution en France. Il
demanda de suspendre toute décision jusqu'au mois de septembre, en préparant
néanmoins jusque-là tous les moyens militaires des deux puissances. La
scène changea le lendemain à l'arrivée du comte d'Artois. Ce jeune prince
avait reçu de la nature tout l'extérieur d'un chevalier. Il parlait à des
souverains au nom des trônes ; il parlait à l'empereur au nom d'une sœur
détrônée et outragée par ses sujets. L'émigration tout entière, avec ses
malheurs, sa noblesse, sa valeur et ses illusions, semblait personnifiée en
lui. Le marquis de Bouillé, M. de Calonne, le génie de la guerre et le génie
de l'intrigue, l'avaient suivi à ces conférences. Il obtint plusieurs
audiences des deux souverains. Il parla avec force et avec respect contre le
système de temporisation de l'empereur. Il fit violence à la lenteur
germanique. L'empereur et le roi de Prusse autorisèrent le baron de Spielman
pour l'Autriche, le baron de Bischofswerder pour la Prusse, et M. de Calonne
pour la France, à se réunir le soir même et à concerter un projet de
déclaration qui serait présenté à la signature des monarques. Le
baron de Spielman, sous l'inspiration directe de l'empereur, fut le rédacteur
de cette pièce. M. de Calonne, au nom du comte d'Artois, combattit en vain
des réserves qui déconcertaient l'impatience des émigrés. Le lendemain, au
retour d'une course à Dresde, les deux souverains, le comte d'Artois, M. de
Calonne, le maréchal de Lascy et les deux négociateurs se rendirent dans
l'appartement de l'empereur. On lut, on discuta la déclaration ; on en pesa
tous les termes ; on en modifia quelques expressions ; et, sur la proposition
de M. de Calonne et sur les insistances du comte d'Artois, l'empereur et le
roi de Prusse consentirent à l'insertion de la dernière phrase, où la guerre
se montrait suspendue sur la Révolution. Voici
cette pièce qui fut la date d'une guerre de vingt-deux ans : « L'empereur
et le roi de Prusse, ayant entendu les désirs et les représentations de
Monsieur et de monsieur le comte d'Artois, déclarent conjointement qu'ils
regardent la situation où se trouve maintenant le roi de France comme un
objet, d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Ils espèrent
que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont le
concours est réclamé, et qu'en conséquence elles ne refuseront pas d'employer
conjointement avec l'empereur et le roi de Prusse les moyens les plus
efficaces, proportionnés à leurs forces, pour mettre le roi de France en état
d'affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement
monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être
des Français. Alors, et dans ce cas, Leurs dites Majestés sont décidées à
agir promptement et d'un mutuel accord avec les forces nécessaires pour
atteindre le but proposé et commun. En attendant, elles donneront à leurs
troupes les ordres convenables pour qu'elles soient prêtes à se mettre en
activité. » On voit
que cette déclaration, à la fois menaçante et timide, était trop pour la
paix, trop peu pour la guerre. De telles paroles attisaient la Révolution
sans l'étouffer. On y sentait à la fois l'impatience de l'émigration, la
résolution du roi de Prusse, l'hésitation des puissances, la temporisation de
l'empereur. C'était une concession à la force, à la faiblesse, à la guerre et
à la paix. L'état de l'Europe s'y trahissait tout entier. C'était la
déclaration de l'incertitude et de l'anarchie de ses conseils. XVII. Après
cet acte imprudent et insuffisant à la fois, les deux souverains se
séparèrent. Léopold alla se faire couronner à Prague. Le roi de Prusse
retourna à Berlin et mit son armée sur le pied de guerre. Les émigrés,
triomphants de l'engagement qu'ils avaient obtenu, grossirent leurs
rassemblements. Les cours de l'Europe, à l'exception de l'Angleterre,
envoyèrent des adhésions équivoques aux cours de Berlin et de Vienne. Le
bruit de la déclaration de Pillnitz vint éclater et mourir à Paris, au sein
des fêtes données pour l'acceptation de la constitution. Cependant
Léopold, depuis les conférences de Pillnitz, était plus empressé que jamais
de trouver des prétextes à la paix. Le prince de Kaunitz, son ministre,
craignait toutes les secousses violentes qui pouvaient déranger le vieux
mécanisme diplomatique dont il connaissait les rouages. Louis XVI lui envoya
secrètement le comte de Fersen pour lui développer les motifs de son
acceptation de la constitution, et pour le supplier de ne pas irriter, par
l'appareil des armes, les dispositions de la Révolution qui semblait
s'assoupir dans son triomphe. Les
princes émigrés, au contraire, faisaient retentir dans toutes les cours les
paroles données à leur cause, dans la déclaration de Pillnitz. Ils écrivirent
à Louis XVI une lettre publique dans laquelle ils protestaient contre le
serment du roi à la constitution, arraché, disaient-ils, à sa faiblesse et à
sa captivité. Le roi de Prusse, en recevant la circulaire du cabinet
français, où l'acceptation de la constitution était notifiée, s'écria : « Je
vois la paix de l'Europe assurée ! » Les cours de Vienne et de Berlin
feignirent de croire que tout était fini en France par ces concessions
mutuelles du roi et de l'Assemblée. Ils se résignèrent à y voir le trône de
Louis XVI abaissé, pourvu que la Révolution consentît à se laisser dominer
par le trône. La
Russie, la Suède, l'Espagne et la Sardaigne ne s'apaisèrent pas si aisément.
Catherine II et Gustave III, l'un par l'orgueilleux sentiment de sa
puissance, l'autre par un généreux dévouement à la cause des rois, se
concertaient pour envoyer 40,000 Russes et Suédois au secours de la
monarchie. Ce corps d'armée, soldé par un subside de 15 millions de l'Espagne,
et commandé par Gustave en personne, devait débarquer sur les côtes de France
et marcher sur Paris, tandis que les forces de l'empire franchiraient le
Rhin. Ces
plans hardis des deux cours du Nord déplaisaient à Léopold et au roi de
Prusse. Ils reprochaient à Catherine de ne pas tenir ses promesses en faisant
la paix avec les Turcs. L'empereur pouvait-il porter ses troupes sur le Rhin
pendant que les combats des Russes et des Ottomans continuaient sur le Danube
et menaçaient les derrières de son empire ? Catherine et Gustave n'en
continuaient pas moins leur protection avouée à l'émigration. Ces deux
souverains accréditèrent des ministres plénipotentiaires auprès des princes
français à Coblentz. C'était déclarer la déchéance de Louis XVI et même la
déchéance de la France ; c'était reconnaître que le gouvernement du royaume
n'était plus à Paris, mais à Coblentz. Ils contractèrent, de plus, un traité
d'alliance offensive et défensive, entre la Suède et la Russie, dans
l'intérêt commun du rétablissement de la monarchie. Louis
XVI, désirant alors de bonne foi le désarmement, envoya à Coblentz le baron
de Vioménil et le chevalier de Coigny, pour ordonner à ses frères et au
prince de Condé la dispersion et le désarmement des émigrés. On reçut ses
ordres comme ceux d'un captif ; on y désobéit sans lui répondre. La Prusse et
l'empire montrèrent plus de déférence aux intentions du roi. Ces deux cours
dispersèrent les rassemblements de l'armée des princes, et firent punir dans
leurs États les insultes faites à la cocarde tricolore. Mais au moment même
ou l'empereur donnait ainsi des gages de son désir de maintenir la paix, la
guerre allait l'entraîner malgré lui. Ce que la sagesse humaine refuse
quelquefois aux plus grandes causes, elle se voit contrainte de l'accorder
aux plus petites. Telle fut la situation de Léopold. Il avait refusé la
guerre aux grands intérêts de la monarchie et aux grands sentiments de
famille qui la lui demandaient, il allait l'accorder aux intérêts
insignifiants de quelques princes de l'empire, possessionnés en Alsace et en
Lorraine, et dont la nouvelle constitution française violait les droits
personnels. Il avait refusé secours à sa sœur, il allait l'accorder à
quelques vassaux. L'influence de la diète et ses devoirs comme chef de
l'empire l'entraînèrent à des démarches où sa résolution personnelle n'avait
pu le porter. Par sa lettre du 3 décembre 1791, il annonça au cabinet des
Tuileries la résolution formelle de sa part de « porter secours aux princes
possessionnés en France, s'ils n'obtenaient pas leur réintégration entière
dans tous les droits qui leur appartenaient par traité. » XVIII. Cette
lettre menaçante, communiquée secrètement à Paris, avant son envoi officiel,
par l'ambassadeur de France à Vienne, fut reçue avec effroi par le roi, avec
joie par quelques-uns de ses ministres et par le parti politique de
l'Assemblée. La guerre tranche tout. Ils l'accueillaient comme une solution
aux difficultés dont ils se sentaient écrasés. Quand il n'y a plus d'espoir
dans l'ordre régulier des événements, il y en a dans l'inconnu. La guerre
paraissait à ces esprits aventureux une diversion nécessaire à la
fermentation universelle, une carrière à la Révolution, un moyen pour le roi
de ressaisir le pouvoir en s'emparant de l'armée. Ils espéraient changer le
fanatisme de la liberté en fanatisme de gloire, et tromper l'esprit du siècle
en l'enivrant par des conquêtes, au lieu de le satisfaire par des
institutions. Les
députés girondins étaient de ce parti. Brissot les inspirait. Flattés de ce
titre d'hommes d'État, qu'ils prenaient déjà par vanité et qu'on leur jetait
par ironie, ils voulaient justifier leur prétention par un coup d'audace qui
changeât la scène et qui déconcertât à la fois le roi, le peuple et l'Europe.
Ils avaient étudié Machiavel, et regardaient le dédain du juste comme une
preuve de génie. Peu leur importait le sang du peuple, pourvu qu'il cimentât
leur ambition. Le
parti jacobin, à l'exception de Robespierre, demandait aussi la guerre à
grands cris ; son fanatisme lui faisait illusion sur sa faiblesse. La guerre,
pour ces hommes, était un apostolat armé, qui allait propager leur
philosophie sociale par tout l'univers. Le premier coup de canon tiré au nom
des droits de l'homme devait ébranler tous les trônes. Enfin, un troisième
parti espérait dans la guerre : c'était le parti des constitutionnels
modérés. Il se flattait de rendre quelque énergie au pouvoir exécutif, par la
nécessité de concentrer l'autorité militaire dans les mains du roi, au moment
où la nationalité serait menacée. Toute guerre extrême donne la dictature au
parti qui la fait. Ils espéraient pour le roi et pour eux cette dictature de
la nécessité. XIX. Une
femme jeune, mais déjà influente, prêtait à ce dernier parti le prestige de
sa jeunesse, de son génie et de sa passion : c'était madame de Staël. Fille
de Necker, elle avait respiré la politique en naissant. Le salon de sa mère
avait été le cénacle de la philosophie du dix-huitième siècle. Voltaire,
Rousseau, Buffon, d'Alembert, Diderot, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre,
Condorcet avaient joué avec cette enfant et attisé ses premières pensées. Son
berceau était celui de la Révolution. La popularité de son père avait caressé
ses lèvres et lui avait laissé une soif de gloire qui ne s'éteignit plus.
Elle la cherchait jusque dans les orages populaires, à travers la calomnie et
la mort. Son génie était grand, son âme était pure, son cœur passionné. Homme
par l'énergie, femme par la tendresse, pour que son idéal d'ambition fût
satisfait, il fallait que la destinée associât pour elle, dans un même rôle,
le génie, la gloire et l'amour. La
nature, l'éducation et la fortune lui rendaient possible ce triple rêve d'une
femme, d'un philosophe et d'un héros. Née dans une république, élevée dans
une cour, fille de ministre, femme d'ambassadeur, tenant au peuple par
l'origine, aux hommes de lettres par le talent, à l'aristocratie par le rang,
les trois éléments de la Révolution se mêlaient ou se combattaient en elle.
Son génie était comme le chœur antique, où toutes les grandes voix du drame
se confondaient dans un orageux accord. Penseur par l'inspiration, tribun par
l'éloquence, femme par l'attrait, sa beauté, invisible à la foule, avait
besoin de l'intelligence pour être comprise et de l'admiration pour être
sentie. Ce n'était pas la beauté des traits et des formes, c'était
l'inspiration visible et la passion manifestée. Attitude, geste, son de voix,
regard, tout obéissait à son âme pour lui composer son éclat. Ses yeux noirs,
avec des teintes de feu sur la prunelle, laissaient jaillir à travers de
longs cils autant de tendresse que de fierté. On suivait son regard souvent
perdu dans l'espace, comme si l'on eût dû y rencontrer avec elle
l'inspiration qu'elle y poursuivait. Ce regard, ouvert et profond comme son
âme, avait autant de sérénité qu'il avait d'éclairs. On sentait que la lueur
de son génie n'était que la réverbération d'un foyer de tendresse au cœur.
Aussi y avait-il un secret amour dans toute admiration qu'elle excitait, et,
elle-même, dans l'admiration, n'estimait que l'amour. L'amour, pour elle,
n'était que de l'admiration allumée. Les
événements mûrissent vite. Les idées et les choses s'étaient pressées dans sa
vie ; elle n'avait point eu d'enfance. A vingt-deux ans, elle avait la
maturité de la pensée avec la grâce et la sève des jeunes années. Elle
écrivait comme Rousseau, elle parlait comme Mirabeau. Capable de conceptions
hardies et de desseins suivis, elle pouvait contenir à la fois dans son sein
une grande pensée et un grand sentiment. Comme les femmes de Rome, qui
agitaient la république du mouvement de leur cœur, ou qui donnaient et
retiraient l'empire avec leur amour, elle voulait que sa passion se confondit
avec sa politique, et que l'élévation de son génie servît à élever celui
qu'elle aimait. Son sexe lui interdisait cette action directe, que la place
publique, la tribune ou l'armée n'accordent qu'aux hommes dans les
gouvernements de publicité. Elle devait rester invisible dans les événements
qu'elle dirigeait. Être la destinée voilée d'un grand homme, agir par sa
main, grandir dans son sort, briller sous son nom, c'était la seule ambition
qui lui fut permise ; ambition tendre et dévouée qui séduit la femme, comme
elle suffit au génie désintéressé. Elle ne pouvait être d'un homme politique
que sa conscience et son inspiration ; elle cherchait cet homme, son illusion
lui fit croire qu'elle l'avait trouvé. XX. Il y
avait alors à Paris un jeune officier général d'une race illustre, d'une
beauté séduisante, d'un esprit gracieux, flexible, étincelant. Bien qu'il
portât le nom d'une des familles les plus accréditées à la cour, un nuage
planait sur sa naissance, un sang tout royal coulait dans ses veines ; ses
traits rappelaient ceux de Louis XV. La tendresse de Mesdames, tantes de
Louis XVI, pour cet enfant élevé sous leurs yeux, attaché à leurs personnes,
et porté par leur faveur aux plus hauts emplois de la cour et de l'armée,
accréditait de sourdes rumeurs. Ce
jeune homme était le comte Louis de Narbonne. Sorti de ce berceau, nourri
dans cette cour, courtisan de naissance, gâté par ces mains féminines,
célèbre seulement par sa figure, par ses légèretés et par ses saillies, on ne
pouvait attendre d'un tel homme la foi ardente qui précipite au sein des
révolutions, et l'énergie stoïque qui fait qu'on les accomplit et qu'on les
dirige. Il n'avait qu'une demi-foi dans la liberté. Il ne voyait dans le
peuple qu'un souverain plus exigeant et plus capricieux que les autres,
envers lequel il fallait déployer plus d'habileté pour le séduire et plus de
politique pour le manier. Il se sentait la flexibilité nécessaire à ce rôle :
il osa le tenter. Dépourvu de grande conviction, mais non d'ambition et de
courage, la circonstance n'était à ses yeux qu'un drame comme la Fronde, où
les plus habiles acteurs pouvaient grandir leurs espérances aux proportions
des faits et diriger le dénouement. Il ignorait qu'en révolution il n'y a
qu'un acteur sérieux : la passion. Il n'en avait pas. Il balbutia les mots de
la langue révolutionnaire ; il prit le costume du temps, il n'en prit pas
l'âme. Le
contraste de cette nature et de ce rôle, ce favori des cours se jetant dans
la foule pour servir la nation, cette élégance aristocratique masquée en
patriotisme de tribune plurent un moment à l'opinion. On applaudit à cette
transformation comme à une difficulté vaincue. Le peuple était flatté d'avoir
des grands seigneurs avec lui. C'était un témoignage de sa puissance. Il se
sentait roi en se voyant des courtisans. Il pardonnait à leur rang en faveur
de leur complaisance. Madame
de Staël fut séduite, autant de cœur que d'esprit, par M. de Narbonne. Sa
mâle et tendre imagination prêta au jeune militaire tout ce qu'elle lui
désirait. Ce n'était qu'un homme brillant, actif et brave. Elle en fit un
politique et un héros. Elle le grandit de tous ses rêves pour qu'il fût à la
hauteur de son idéal. Elle lui enrôla des prôneurs, elle l'entoura d'un
prestige ; elle lui créa une renommée, elle lui traça un rôle. Elle en fit le
type vivant de sa politique. Dédaigner la cour, séduire le peuple, commander
l'armée, intimider l'Europe, entraîner l'Assemblée par son éloquence, servir
la liberté, sauver la nation, et devenir, par sa seule popularité, l'arbitre
du trône et du peuple, les réconcilier dans une constitution à la foi
libérale et monarchique, telle était la perspective qu'elle ouvrait à
elle-même et à M. de Narbonne. Elle
alluma son ambition à ses pensées. Il se crut capable de ces destinées,
puisqu'elle les rêvait pour lui. Le drame de la Révolution se concentra dans
ces deux intelligences, et leur conjuration fut quelque temps toute la
politique de l'Europe. Madame
de Staël, M. de Narbonne et le parti constitutionnel voulaient la guerre ;
mais ils voulaient une guerre partielle, et non une guerre désespérée, qui,
en remuant la nationalité jusque dans ses fondements, emporterait le trône et
jetterait la France dans la république. Ils parvinrent, par leur influence, à
renouveler tout le personnel de la diplomatie exclusivement dévoué aux
émigrés ou au roi. Ils remplirent les cours étrangères de leurs affidés. M.
de Marbois fut envoyé auprès de la diète de Ratisbonne, M. Barthélémy en
Suisse, M. de Talleyrand à Londres, M. de Ségur à Berlin. La mission de M. de
Talleyrand était de faire fraterniser le principe aristocratique de la
constitution anglaise avec le principe démocratique de la constitution
française, qu'on croyait pouvoir pondérer et modérer par une chambre haute.
On espérait intéresser les hommes d'État de la Grande-Bretagne à une
révolution imitée de la leur, qui, après avoir remué le peuple, viendrait
s'assouplir dans la main d'une aristocratie intelligente. Cette mission était
facile, si la Révolution se fût régularisée quelques mois à Paris. Les idées
françaises avaient la popularité à Londres. L'opposition était
révolutionnaire. Fox et Burke, amis alors, passionnaient l'opinion pour la
liberté du continent. Il faut rendre cette justice à l'Angleterre, que le
principe moral et populaire caché dans les bases de sa constitution ne s'est
jamais renié lui-même en combattant les efforts des autres peuples pour se
donner un gouvernement libre. Elle s'est assimilé la liberté partout. XXI. La
mission de M. de Ségur à Berlin était plus délicate. Il s'agissait de
détacher le roi de Prusse de son alliance avec l'empereur Léopold, qu'on ne
croyait pas encore couronné, et d'entraîner le cabinet de Berlin dans une
alliance avec la France révolutionnaire. Cette alliance promettait à la
Prusse, avec sa sécurité sur le Rhin, tout l'ascendant des idées nouvelles en
Allemagne ; c'était une idée machiavélique qui devait sourire au génie
agitateur du grand Frédéric. Il avait fait de la Prusse la puissance
corrosive de l'empire. Ces
deux mots : séduire et corrompre, étaient toutes les instructions de M. de
Ségur. Le roi de Prusse avait des favoris et des maîtresses. Mirabeau avait
écrit en 1786 : « Il ne peut y avoir à Berlin de secrets pour l'ambassadeur
de France, que faute d'argent et d'habileté ; ce pays est cupide et pauvre,
il n'y a pas de secret d'État qu'on ne puisse y acheter avec trois mille
louis. » M. de Ségur, imbu de ces idées, devait s'attacher avant tout à
capter les deux favorites. L'une était fille d'Élie Enka, attaché comme
musicien à la chapelle du feu roi. Belle et spirituelle, elle avait fixé, à
l'âge de douze ans, l'attention du roi, alors prince royal. Il l'avait, dès
cet âge si tendre, comme prédestinée à ses amours ; il l'avait fait élever
avec tous les soins et tout le luxe d'une éducation royale. Elle avait voyagé
en France et en Angleterre ; elle savait les langues de l'Europe ; elle avait
poli son génie naturel au contact des hommes de lettres et des artistes de
l'Allemagne. Un mariage simulé avec Rietz, valet de chambre du roi, motivait
sa résidence à la cour et lui permettait de réunir autour d'elle ce que
Berlin avait d'hommes supérieurs dans la politique ou dans les lettres. Gâtée
par une fortune précoce, et insouciante à la retenir, elle avait laissé deux
rivales lui disputer le cœur du roi. L'une, la jeune comtesse d'Ingenheim,
venait de mourir à la fleur de ses années ; l'autre, la comtesse d'Ashkof,
avait donné deux enfants au roi et se flattait en vain de l'arracher à
l'empire de madame Rietz. Le
baron de Roll, au nom du comte d'Artois, et le vicomte de Caraman, au nom de
Louis XVI, s'étaient emparés de toutes les avenues de ce cabinet. Le comte de
Goltz, ambassadeur de Prusse à Paris, avait informé sa cour de l'objet de la
mission de M. de Ségur. Le bruit courait parmi les hommes bien informés que
cet envoyé emportait quelques millions destinés à payer la faiblesse ou la
trahison du cabinet de Berlin. Une
copie des instructions secrètes de M. de Ségur arriva à Berlin deux heures
avant lui : ces instructions révélaient au roi tout le plan de séductions et
de vénalités que l'agent de la France devait pratiquer sur ses favoris et sur
ses maîtresses ; leur caractère, leur ambition, leurs rivalités, leurs
faiblesses vraies ou supposées, les moyens d'agir par eux sur l'esprit du roi
y étaient notés avec la sécurité de la confidence. Il y avait un tarif pour
toutes les consciences, un prix pour toutes les perfidies. L'aide-de-camp
favori du roi, Bischofwerder, alors très-puissant, devait être tenté par des
offres irrésistibles, et, dans le cas où sa connivence serait découverte, un
splendide établissement en France devait le garantir contre toute
éventualité. Ces
instructions tombèrent dans les mains de ceux-là mêmes dont on marchandait
ainsi la fidélité. Ils les remirent au roi avec l'assurance de consciences
odieusement calomniées. Le roi rougit pour lui-même de l'empire qu'on
attribuait à l'amour ou à l'intrigue sur sa politique. Il s'indigna de la
fidélité tentée de ses serviteurs. Toute la négociation était déjouée avant
l'arrivée du négociateur. M. de Ségur fut reçu avec la froideur et avec
l'ironie du mépris. Frédéric-Guillaume affecta de ne pas lui parler à son
cercle. Il demanda tout haut, devant lui, à l'envoyé de l'électeur de Mayence
des nouvelles du prince de Condé. L'envoyé lui répondit que ce prince se
rapprochait avec son armée des frontières de France : « Il fait bien, dit le
roi ; car il est sur le point d'y entrer. » M. de Ségur, accoutumé par son
long séjour et sa faveur intime à la cour de Catherine à prendre l'amour pour
intermédiaire des affaires, entraîna, dit-on, la comtesse d'Ashkof et le
prince Henri de Prusse dans le parti de la paix. Ce succès même fut un piège
pour sa négociation. Le roi, concertant sa conduite avec l'empereur, affecta
quelque temps d'incliner vers la France, de se plaindre des exigences de
l'émigration, et de caresser l'ambassadeur. Celui-ci crut à ces
démonstrations, et rassura le cabinet français sur les intentions de la
Prusse. Mais la disgrâce subite de la comtesse d'Ashkof, et les offres
d'alliance avec la France injurieusement repoussées, jetèrent tout à coup la
lumière et la confusion dans les trames de M. de Ségur. Il demanda son
rappel. L'humiliation de voir ses talents déjoués, les espérances de son
parti anéanties, la perspective des malheurs de son pays et de la combustion
de l'Europe portèrent, dit-on, sa tristesse jusqu'au désespoir. Le bruit
courut qu'il avait attenté a ses jours. Ce suicide manqué ne fut qu'un accès
de délire occasionné par une fièvre de l'esprit. XXII. Le même
parti tenta, vers le même temps, de conquérir à la France un souverain dont
la renommée pesait autant qu'un trône dans l'opinion de l'Europe. C'était le
duc de Brunswick, élève du grand Frédéric, héritier présumé de sa science et
de ses inspirations militaires, et proclamé d'avance par la voix publique
généralissime dans la guerre future contre la France. Enlever à l'empereur et
au roi de Prusse ce chef de leurs armées, c'était enlever à l'Allemagne la
confiance et la victoire. Le nom
du duc de Brunswick était un prestige qui couvrait l'Allemagne d'une sorte de
terreur et d'inviolabilité. Madame de Staël et son parti le tentèrent. Cette
négociation secrète fut concertée entre madame de Staël, M. de Narbonne, M.
de La Fayette et M. de Talleyrand. M. de Custine, fils du général de ce nom,
fut choisi pour porter au duc de Brunswick les paroles du parti
constitutionnel. Le jeune négociateur était heureusement préparé pour cette
mission. Spirituel, séduisant, instruit, fanatique d'admiration pour la
tactique prussienne et pour le duc de Brunswick, dont il était allé prendre
les leçons à Berlin, il inspirait d'avance confiance à ce prince. Il lui
porta l'offre du titre de généralissime des armées françaises, d'un
traitement de trois millions et d'un établissement en France équivalent à ses
possessions et à son rang dans l'empire. La lettre qui contenait ces
engagements était signée du ministre de la guerre et de Louis XVI lui-même. M. de Custine partit pour Brunswick au mois de janvier. A son arrivée il fit remettre sa lettre au duc. Quatre jours s'écoulèrent avant qu'un entretien lui fût accordé. Le cinquième jour, le duc l'admit à une audience particulière. Il exprima à M. de Custine, avec une franchise militaire, l'orgueil et la reconnaissance que le prix attaché à son mérite par la France était fait pour lui inspirer. « Mais, ajouta-t-il, mon sang est à l'Allemagne et ma foi est à la Prusse. Mon ambition est satisfaite d'être la seconde personne de cette monarchie qui m'a adopté. Je ne changerai pas, pour une gloire aventureuse sur le théâtre mouvant des révolutions, la haute et solide position que ma naissance, mon devoir et quelque gloire acquise me font dans mon pays. » A la fin de cette conversation, M. de Custine, trouvant le prince inébranlable, découvrit son ultimatum et fit briller à ses yeux l'éventualité de la couronne de France, si elle venait à tomber du front de Louis XVI, ramassée par les mains d'un général victorieux. Le duc parut ébloui et congédia M. de Custine sans lui ôter tout espoir d'accéder à un pareil prix. Le négociateur partit triomphant. Cependant quelque temps après, le duc, soit duplicité, soit repentir, soit prudence, répondit par un refus formel à l'une et à l'autre de ces propositions. Il adressa sa réponse à Louis XVI et non au ministre, et cet infortuné roi connut ainsi le dernier mot du parti constitutionnel et combien tenait peu sur sa tête une couronne qu'on offrait déjà en perspective à l'ambition d'un ennemi. |