I. Cependant
un mouvement d'opinion nouvelle commençait à se faire pressentir du côté du
Midi. Bordeaux fermentait. Le département de la Gironde venait de nommer à la
fois tout un parti politique dans les douze citoyens qui composaient sa
députation. Ce département, éloigné du centre, allait prendre d'un seul coup
l'empire de l'opinion et de l'éloquence. Les noms jusque-là obscurs de Ducos,
de Guadet, de Lafond-Ladebat, de Grangeneuve, de Gensonné,
de Vergniaud, allaient grandir avec les orages et avec les malheurs de
leur patrie. Ils étaient destinés à imprimer à la Révolution indécise un
mouvement devant lequel elle hésitait encore et à la précipiter dans la
république. Pourquoi cette impulsion devait-elle venir du département de la
Gironde et non de Paris ? On ne peut que conjecturer en pareille matière.
Cependant l'esprit républicain devait peut-être éclater plutôt à Bordeaux
qu'à Paris, où la présence et l'action d'une cour énervaient depuis des
siècles l'indépendance des caractères et l'austérité des principes qui sont
les bases du sentiment civique. Les états de Languedoc et les habitudes qui
résultent de l'administration d'une province gouvernée par elle-même,
devaient prédisposer les mœurs de la Gironde à un gouvernement électif et
fédératif. Bordeaux
était un pays parlementaire. Les parlements avaient nourri partout l'esprit
de résistance et créé souvent l'esprit de faction contre la royauté. Bordeaux
était une ville de commerce. Le commerce, qui a besoin de la liberté par
intérêt, finit par en contracter le sentiment. Bordeaux était la ville
coloniale, la grande échelle de l'Amérique en France. Les rapports constants
de sa marine marchande avec les Américains avaient importé dans la Gironde
l'enthousiasme des institutions libres. Enfin Bordeaux était une terre mieux
et plutôt exposée aux rayons de la philosophie que le centre de la France. La
philosophie y avait germé d'elle-même avant de germer à Paris. Bordeaux était
le pays de Montaigne et de Montesquieu, ces deux grands républicains de la
pensée française. L'un avait librement sondé les dogmes religieux, l'autre
les institutions politiques. Le président Dupaty y avait fomenté, depuis,
l'enthousiasme de la philosophie nouvelle. Bordeaux, de plus, était une terre
à moitié romaine où les traditions de la liberté et du Forum romain s'étaient
perpétuées dans le barreau. Un certain souffle de l'antiquité y animait les
âmes et y enflait les paroles. Bordeaux était républicain par éloquence
encore plus que par opinion. Il y avait un peu de l'emphase latine jusque
dans son patriotisme. La république devait naître dans le berceau de
Montaigne et de Montesquieu. II. Ce
moment des élections fut le signal d'une lutte plus acharnée de la presse
périodique. Les journaux ne suffisaient pas. On fit crier les opinions dans
les rues par des colporteurs, et on inventa les journaux-affiches placardés
contre les murs de Paris et groupant le peuple au coin des rues devant ces
tribunes de carrefour. Des orateurs nomades, inspirés ou soldés par les
différents partis, s'y tenaient en permanence et commentaient tout haut ces
écrits passionnés. Loustalot dans les Révolutions de Paris, journal
fondé par Prudhomme et continué tour à tour par Chaumette et Fabre-d'Églantine
; Marat dans le Publiciste et dans l'Ami du peuple, Brissot
dans le Patriote français, Gorsas dans le Courrier de Versailles,
Condorcet dans la Chronique de Paris, Cérutti dans la Feuille
villageoise, Camille Desmoulins dans les Discours de la lanterne
et dans les Révolutions de Brabant, Fréron dans l'Orateur du peuple,
Hébert et Manuel dans le Père Duchesne, Carra dans les Annales
patriotiques, Fleydel dans l'Observateur, Laclos dans le Journal
des Jacobins, Fauchet dans la Bouche de fer, Roy on dans l'Ami
du roi, Champcenetz, Rivarol dans les Actes des apôtres, Suleau et
André Chénier dans plusieurs feuilles royalistes ou modérées, agitaient en
tout sens et se disputaient l'esprit du peuple. C'était la tribune antique
transportée au domicile de chaque citoyen et appropriant son langage à toutes
les classes, même aux plus illettrées. La colère, le soupçon, la haine,
l'envie, le fanatisme, la crédulité, l'injure, la soif du sang, les paniques
soudaines, la démence et la raison, la révolte et la fidélité, l'éloquence et
la sottise avaient chacun leur organe dans ce concert de toutes les passions
civiles. La ville s'enivrait tous les soirs de ces passions fermentées. Tout
travail était ajourné. Son seul travail, c'était le trône à surveiller, les
complots réels ou imaginaires de l'aristocratie à prévenir, la patrie à
sauver. Les vociférations des colporteurs de ces feuilles publiques, les
chants patriotiques des Jacobins sortant des clubs, les rassemblements
tumultueux, les convocations aux cérémonies patriotiques, les terreurs
factices sur les subsistances tenaient les masses de la ville et des
faubourgs dans une continuelle tension. La pensée publique ne laissait dormir
personne. L'indifférence eût semblé trahison. Il fallait feindre la fureur
pour être à la hauteur de l'esprit public. Chaque circonstance accroissait
les pulsations de cette fièvre. La presse la soufflait dans toutes les veines
de la nation. Son langage tenait déjà du délire. La langue s'avilissait
jusqu'au cynisme. Elle empruntait à la populace même ses proverbes, sa
trivialité, ses obscénités, ses rudesses et jusqu'à ses jurements, dont elle
entrecoupe ses paroles comme pour assener avec plus de force les coups de
l'injure dans l'oreille de ceux qu'elle hait. Danton, Hébert et Marat furent
les premiers qui prirent ce ton, ces gestes et ces jurements de la plèbe pour
la flatter par l'imitation de ses vices. Robespierre ne descendit jamais
jusque-là. Il ne s'emparait pas du peuple par ses vils instincts, mais par sa
raison. Le fanatisme qu'il lui inspirait dans ses discours avait au moins la
décence des grandes pensées. Il le dominait par le respect et dédaignait de
le capter par la familiarité. Plus il descendait dans la confiance des
masses, plus il affectait dans ses paroles l'élévation philosophique et le
ton austère de l'homme d'État. On sentait dans ses provocations les plus
radicales que, s'il voulait renouveler l'ordre social, il ne voulait pas en
corrompre les éléments, et qu'à ses yeux émanciper le peuple ce n'était pas
le dégrader. III. C'est à
cette même époque que l'Assemblée nationale ordonna la translation des restes
de Voltaire au Panthéon. C'était la philosophie qui se vengeait des anathèmes
dont on avait poursuivi la cendre du grand novateur. Le corps de Voltaire,
mort à Paris en 1778, avait été transporté, la nuit et furtivement, par son
neveu, dans l'église de l'abbaye de Sellières en Champagne. Quand la nation
vendit cette abbaye, les villes de Troyes et de Romilly se disputèrent la
gloire de posséder et d'honorer les restes de l'homme du siècle. La ville de
Paris, où il avait rendu le dernier soupir, revendiqua son droit de capitale
et adressa à l'Assemblée nationale une pétition pour demander que le corps de
Voltaire lui fût rendu et fût déposé au Panthéon, cette cathédrale de la
philosophie. L'Assemblée accueillit avec transport l'idée de cet hommage qui
faisait remonter la liberté à sa source. « Le peuple lui doit son
affranchissement, dit Regnault de Saint-Jean-d'Angély. En lui donnant la
lumière, il lui a donné l'empire. On n'enchaîne les nations que dans les
ténèbres. Quand la raison vient éclairer la honte de leurs fers, elles
rougissent de les porter et elles les brisent. » Le 11
juillet, le département et la municipalité allèrent en cérémonie à la
barrière de Charenton recevoir le corps dé Voltaire. On le déposa sur
l'emplacement de la Bastille, comme le conquérant sous son trophée. On éleva
le cercueil de l'exilé aux regards de la foule. On lui forma un piédestal
avec des pierres arrachées aux fondements de cette forteresse des anciennes
tyrannies. Voltaire mort triomphait ainsi des pierres qui l'avaient
emprisonné vivant. On lisait sur une de ces pierres la réparation que le
siècle faisait aux idées : « Reçois en ce lieu, où t'enchaîna le despotisme,
les honneurs que te décerne ta patrie. » IV. Le jour
suivant, par un soleil éclatant, qui vint dissiper les nuages d'une nuit
pluvieuse, un peuple innombrable vint faire cortége au char qui portait
Voltaire au Panthéon. Ce char était traîné par douze chevaux blancs, attelés
sur quatre de front ; les rênes de ces chevaux, aux crinières tressées d'or
et de fleurs, étaient tenues par des hommes vêtus du costume antique, comme
dans les médailles des triomphateurs. Ce char portait un lit funèbre sur
lequel on voyait, étendue et couronnée, l'image du philosophe. L'Assemblée
nationale, le département, la municipalité, les corps constitués, la
magistrature et l'armée entouraient, précédaient ou suivaient le sarcophage.
Les boulevards, les rues, les places publiques, les fenêtres, les toits de
maisons, les branches même des arbres ruisselaient de peuple. Les murmures
sourds de l'intolérance vaincue ne pouvaient comprimer cet enthousiasme. Tous
les regards se portaient sur ce char. La pensée nouvelle sentait que c'était
sa victoire qui passait et que la philosophie restait maîtresse du champ de
bataille. L'ordre
de cette pompe était majestueux, et, malgré l'appareil profane et théâtral,
on lisait sur les physionomies le recueillement de l'idée et la joie
intérieure d'un triomphe intellectuel. De nombreux détachements de cavalerie
ouvraient la marche. Ils semblaient mettre désormais les armes mêmes au
service de l'intelligence. Les tambours venaient ensuite, voilés de crêpes et
battant des charges funèbres, auxquelles se mêlaient les salves d'artillerie
des canons qui roulaient derrière eux. Les élèves des colléges de Paris, les
sociétés patriotiques, les bataillons de la garde nationale, les ouvriers
d'imprimerie, les ouvriers employés à la démolition de la Bastille, portant,
les uns, une presse ambulante, qui frappait en marchant des hommages a la
mémoire de Voltaire ; les autres, les chaînes, les carcans, les verrous et
les boulets trouvés dans les cachots ou dans les arsenaux des prisons d'État
; d'autres enfin, les bustes de Voltaire, de Rousseau, de Mirabeau, se
pressaient entre l'armée et le peuple. Sur un brancard, on voyait étalé le
procès-verbal des électeurs de 89, cette hégire de l'insurrection. Sur un
autre pavois, les citoyens du faubourg Saint-Antoine montraient un plan en
relief de la Bastille, le drapeau du donjon et une jeune fille vêtue en amazone,
qui avait combattu avec eux au siège de cette place forte. Des piques,
surmontées du bonnet phrygien de la liberté, se dressaient çà et là au-dessus
des têtes de cette multitude. On lisait sur un écriteau porté au bout d'une
de ces piques : « De ce fer naquit la liberté. » Tous
les acteurs et toutes les actrices des théâtres de Paris suivaient la statue
de celui qui les avait inspirés pendant soixante ans. Les titres de ses
principaux ouvrages étaient gravés sur les faces d'une pyramide qui
représentait son immortalité. Sa statue d'or, couronnée de laurier, était
portée par des citoyens revêtus des costumes des peuples et des âges dont il
avait peint les mœurs. Une cassette, également d'or, renfermait les
soixante-dix volumes de ses œuvres. Les membres des corps savants et des
principales académies du royaume environnaient cette arche de la philosophie.
De nombreux orchestres, les uns ambulants, les autres distribués sur la route
du cortége, saluaient de symphonies éclatantes le passage du char et
remplissaient l'air de l'enthousiasme harmonieux de cette multitude. Ce
cortége faisait des stations à la porte des principaux théâtres ; on chantait
des hymnes à la gloire de son génie, et on se remettait en marche. Arrivé
ainsi sur le quai qui portait le nom de Voltaire, le char s'arrêta devant la
maison de M. de Villette, où Voltaire était mort et où l'on avait gardé son
cœur. Des arbres verts, des guirlandes de feuillages et des couronnes de
roses décoraient la façade de cette maison. On y lisait cette inscription
célèbre : « Son esprit est partout et son cœur est ici. » De jeunes filles
vêtues de blanc et le front couronné de fleurs couvraient les gradins d'un
amphithéâtre élevé devant la maison. Madame de Villette, dont Voltaire avait
été le second père, dans tout l'éclat de la beauté et dans tout
l'attendrissement de ses larmes, s'avança au milieu d'elles et déposa la plus
belle de ses couronnes, la couronne filiale, sur le front du grand homme. Des
strophes du poète Chénier, un des hommes qui nourrissaient le plus et qui
conserva jusqu'à sa mort le culte de Voltaire, éclatèrent à ce moment,
revêtues des sons religieux de la musique. Madame de Villette et les jeunes
filles de l'amphithéâtre descendirent dans la rue, semée de fleurs, et
marchèrent devant le char. Le Théâtre-Français, qui était alors dans le
faubourg Saint-Germain, avait fait de son péristyle un arc de triomphe. Sur
chacune des colonnes était incrusté un médaillon renfermant, en lettres de
bronze doré, le titre des principaux drames du poète. On lisait sur le
piédestal de sa statue, érigée devant la porte du théâtre : « Il fît Irène à
quatre-vingt-trois ans, à dix-sept ans il fît Œdipe ! » L'immense
procession qui escortait cette gloire posthume n'arriva au Panthéon qu'à dix
heures du soir. Le jour n'avait pas été assez long pour ce triomphe. Le
cercueil de Voltaire fut déposé au Panthéon entre Descartes et Mirabeau.
C'était la place prédestinée à ce génie intermédiaire entre la philosophie et
la politique, entre la pensée et l'action. Cette
apothéose de la philosophie moderne au milieu des grands événements qui
agitaient l'esprit public, montrait assez que la Révolution se comprenait
elle-même et qu'elle voulait être l'inauguration des deux grands principes
représentés par ce cercueil : l'intelligence et la liberté ! C'était
l'intelligence qui entrait en triomphatrice, sur les ruines des préjugés de
naissance, dans la ville de Louis XIV. C'était la philosophie qui prenait
possession de la ville et du temple de Sainte-Geneviève. Les cercueils de
deux cultes et de deux âges allaient se combattre jusque dans les tombeaux.
La philosophie, timide jusque-là, révélait sa dernière pensée : faire changer
de grands hommes à la vénération du siècle. V. Voltaire,
ce génie sceptique de la France moderne, résumait admirablement en lui la
double passion de ce peuple dans un pareil moment : la passion de détruire et
le besoin d'innover, la haine des préjugés et l'amour de la lumière. Il
devait être le drapeau de la destruction. Ce génie, non pas le plus haut,
mais le plus vaste de la France, n'a encore été jugé que par ses fanatiques
ou par ses ennemis. L'impiété déifiait jusqu'à ses vices ; la superstition
anathématisait jusqu'à ses vertus ; enfin le despotisme, quand il ressaisit
la France, sentit qu'il fallait détrôner Voltaire de l'esprit national, pour
y réinstaller la tyrannie. Napoléon paya, pendant quinze ans, des écrivains
et des journaux chargés de dégrader, de salir et de nier le génie de
Voltaire. Il haïssait ce nom, comme la force hait l'intelligence. Tant que la
mémoire de Voltaire n'était pas éteinte, il ne se sentait pas en sécurité. La
tyrannie a besoin des préjugés, comme le mensonge a besoin des ténèbres.
L'Église restaurée ne pouvait pas non plus laisser briller cette gloire ;
elle avait le droit de haïr Voltaire, mais non de le nier. Si l'on
juge les hommes par ce qu'ils ont fait, Voltaire est incontestablement le
plus puissant des écrivains de l'Europe moderne. Nul n'a produit, par la
seule force du génie et par la seule persévérance de la volonté, une si
grande commotion dans les esprits. Sa plume a soulevé tout un vieux monde et
ébranlé, plus que l'empire de Charlemagne, l'empire européen d'une
théocratie. Son génie n'était pas la force, c'était la lumière. Dieu ne
l'avait pas destiné à embraser les objets, mais à les éclairer. Partout où il
entrait, il portait le jour. La raison, qui n'est que lumière, devait en
faire d'abord son poète, son apôtre après, son idole enfin. VI. Voltaire
était né plébéien dans une rue obscure du vieux Paris. Pendant que Louis XIV
et Bossuet régnaient, dans les pompes du pouvoir absolu et du catholicisme, à
Versailles, l'enfant du peuple, le Moïse de l'incrédulité, grandissait
inconnu tout près d'eux. Les secrets de la destinée semblent ainsi se jouer
des hommes. On ne les soupçonne qu'après qu'ils ont éclaté. Le trône et
l'autel avaient atteint leur apogée en France. Le duc d'Orléans, régent,
gouvernait un interrègne. C'était un vice à la place d'un autre : la
faiblesse au lieu de l'orgueil. Ce vice était doux et facile. La corruption
se vengeait de l'austérité monacale des dernières années, sous Letellier et
madame de Maintenon. Voltaire, précoce par l'audace comme par le talent,
commençait à jouer avec ces armes de la pensée dont il devait faire plus tard
un si terrible usage. Le régent, qui ne se doutait pas du danger, le laissait
faire et ne réprimait que pour la forme quelques témérités d'esprit
excessives, dont il riait en les punissant. L'incrédulité de cette époque
naissait dans la débauche, au lieu de naître dans l'examen. L'indépendance de
pensée était un libertinage des mœurs plus qu'une conclusion d'esprit. Il y
avait du vice dans l'irréligion. Voltaire s'en ressentit toujours. Sa mission
commença par le rire et par la souillure des choses saintes, qui ne doivent
être touchées qu'avec respect, même quand on les brise. De là la légèreté,
l'ironie, trop souvent le cynisme dans le cœur et sur les lèvres de l'apôtre
de la raison. Son voyage en Angleterre donna de l'assurance et de la gravité
à son incrédulité. Il n'avait connu en France que des libertins, d'esprit, il
connut à Londres des philosophes. Il se passionna pour la raison éternelle,
comme on se passionne pour une nouveauté ; il eut l'enthousiasme de la
découverte. Dans une nature aussi active que la nature française, cet
enthousiasme et cette haine ne restèrent pas spéculatifs comme dans une
intelligence du Nord. A peine persuadé, il voulut persuader à son tour. Sa
vie entière devint une action multiple tendue vers un seul but : l'abolition
de la théocratie et l'établissement de la tolérance et de la liberté dans les
cultes. Il y travailla avec tous les dons que Dieu avait faits à son génie ;
il y travailla même avec le mensonge, la ruse, le dénigrement, le cynisme et
l'immoralité d'esprit ; il y employa toutes les armes, même celles que le
respect de Dieu et des hommes interdit aux sages ; il mit sa vertu, son
honneur, sa gloire à ce renversement. Son apostolat de la raison eut trop souvent
les formes d'une profanation de la piété. Au lieu d'éclairer le temple, il le
ravagea. Du jour
où il eut résolu cette guerre contre le christianisme, il chercha des alliés
contre lui. Sa liaison avec le roi de Prusse, Frédéric II, n'eut pas d'autre
cause. Il lui fallait des trônes pour s'appuyer contre le sacerdoce.
Frédéric, qui partageait sa philosophie, et qui la poussait plus loin,
jusqu'à l'athéisme et jusqu'au mépris des hommes, fut le Denys de ce moderne
Platon. Louis XV, qui avait intérêt à se tenir dans des rapports de
bienveillance avec la Prusse, n'osa pas sévir contre un homme que ce roi
avouait pour ami. Voltaire redoubla d'audace à l'abri de ce sceptre. Il mit
les trônes à part, et sembla les cointéresser à son entreprise en affectant
de les émanciper de la domination de Rome. Il livra aux rois la liberté
civile des peuples, pourvu qu'ils l'aidassent à conquérir la liberté des
consciences. Il affecta même et il eut peut-être le culte de la puissance
absolue des rois. Il poussa le respect envers eux jusqu'à l'adoration de
leurs faiblesses ; il excusa les vices infâmes du grand Frédéric ; il
agenouilla la philosophie devant les maîtresses de Louis XV. Semblable à la
courtisane de Thèbes, qui bâtit une des pyramides d'Égypte du fruit de ses
débauches, Voltaire ne rougit d'aucune prostitution de son génie, pourvu que
le salaire de ses complaisances lui servit à acheter des ennemis au Christ.
Il en enrôla par milliers dans toute l'Europe et surtout en France. Les rois
se souvenaient encore du moyen âge et des trônes outragés par les papes. Ils
ne voyaient pas sans ombrage et sans haine secrète ce clergé aussi puissant
qu'eux sur les peuples, qui, sous le titre de cardinaux, d'aumôniers,
d'évêques ou de confesseurs, épiait ou dictait ses croyances jusque dans les
cours. Les parlements, ce clergé civil, corps redoutable aux souverains eux-mêmes,
détestait le corps du clergé tout en protégeant la foi de ses arrêts. La
noblesse guerrière, corrompue, ignorante, penchait tout entière vers
l'incrédulité qui la délivrait d'une morale. Enfin, la bourgeoisie lettrée ou
savante préludait à l'émancipation du tiers état par l'insurrection de la
pensée. Tels étaient les éléments de la révolution religieuse. Voltaire s'en
empara, à l'heure juste, avec ce coup d'œil de la passion, qui voit plus
clair que le génie lui-même. A un siècle enfant, léger et irréfléchi, il ne
présenta pas la raison sous la forme austère d'une philosophie, mais sous la
forme d'une liberté facile des idées et d'une ironie moqueuse. Il n'aurait
pas réussi à faire penser son temps, il réussissait à le faire sourire. Il
n'attaqua jamais en face, ni à visage découvert, pour ne pas mettre les lois
contre lui et pour éviter le bûcher de Servet. Ésope moderne, il attaqua sous
des noms supposés la tyrannie qu'il voulait détruire. Il cacha sa haine dans
le drame, dans la poésie légère, dans le roman, dans l'histoire et jusque
dans les facéties. Son génie fut une perpétuelle allusion comprise de tout
son siècle, mais insaisissable à ses ennemis. Il frappait en cachant la main.
Mais ce combat d'un homme contre un sacerdoce, d'un individu contre une
institution, d'une vie contre dix-huit siècles, ne fut pourtant pas sans
courage. VII. Il y a
une incalculable puissance de conviction et de dévouement à l'idée, dans
cette audace d'un seul contre tous. Braver à La fois, sans autre parti que sa
raison individuelle, sans autre appui que sa conscience, le respect humain,
cette lâcheté de l'esprit déguisée en respect de l'erreur ; affronter les
haines de la terre et les anathèmes du ciel, c'est l'héroïsme de l'écrivain.
Voltaire ne fut pas martyrisé dans ses membres, mais il consentit à l'être
dans son nom. Il le dévoua, et pendant sa vie et après sa mort ; il condamna
sa propre cendre à être jetée aux vents et à n'avoir pas même l'asile d'une
tombe. Il se résigna à de longs exils en échange de la liberté de combattre.
Il se séquestra volontairement des hommes pour que leur pression ne gênât pas
en lui sa pensée. A quatre-vingts ans, infirme et se sentant mourir, il fit
plusieurs fois ses préparatifs, à la hâte, pour aller combattre encore et
expirer loin du toit de sa vieillesse. La verve intarissable de son esprit ne
se glaça pas un seul moment. Il porta la gaieté jusqu'au génie, et, sous
cette plaisanterie de toute sa vie, on sent une puissance sérieuse de
persévérance et de conviction. Ce fut le caractère de ce grand homme. La
sérénité lumineuse de sa pensée a trop caché la profondeur du dessein. Sous
la plaisanterie et sous le rire, on n'a pas assez reconnu la constance. Il
souffrait en riant et voulait souffrir, dans l'absence de sa patrie, dans ses
amitiés perdues, dans sa gloire niée, dans son nom flétri, dans sa mémoire
maudite. Il accepta tout en vue du triomphe de l'indépendance de la raison
humaine. Le dévouement ne change point de valeur en changeant de cause ; ce
fut là sa vertu devant la postérité. Il ne fut pas la vérité mais il fut son
précurseur, et marcha devant elle. Une chose lui manqua : ce fut l'amour d'un
Dieu. Il le voyait par l'esprit, il haïssait les fantômes que les âges de
ténèbres avaient pris pour lui et adoraient à sa place. Il déchirait avec
colère les nuages qui empêchaient l'idée divine de rayonner pure sur les hommes,
mais son culte était plutôt de la haine contre l'erreur que de la foi dans la
divinité. Le sentiment religieux, ce résumé sublime de la pensée humaine,
cette raison qui s'allume par l'enthousiasme pour monter à Dieu comme une
flamme, et pour se réunir à lui dans l'unité de la création avec le créateur,
du rayon avec le foyer, Voltaire ne le nourrissait pas dans son âme. De là
les résultats de sa philosophie. Elle ne créa ni morale, ni culte, ni charité
; elle ne fit que décomposer et détruire. Négation froide, corrosive et
railleuse, elle agissait à la façon du poison, elle glaçait, elle tuait ;
elle ne vivifiait pas. Aussi ne produisit-elle pas, même contre ces erreurs,
qui n'étaient que l'alliage humain d'une pensée divine, tout l'effet qu'elle
devait produire. Elle fit des sceptiques au lieu de faire des croyants. La
réaction théocratique fut prompte et générale. Il en devait être ainsi.
L'impiété vide l'âme de ses erreurs sacrées, mais elle ne remplit pas le cœur
de l'homme. Jamais l'impiété seule ne ruinera un culte humain. Il faut une
foi pour remplacer une foi. Il n'est pas donné à l'irréligion de détruire une
religion sur la terre. Il n'y a qu'une religion plus lumineuse qui puisse
véritablement triompher d'une religion altérée d'ombre en la remplaçant. La
terre ne peut pas rester sans autel, et Dieu seul est assez fort contre Dieu. VIII. Ce fut
le 5 août 1791, premier anniversaire de cette nuit fameuse du 4 août 1790,
pendant laquelle s'écroula la féodalité, que l'Assemblée nationale commença
la révision de la constitution. C'était un acte imposant et solennel que ce
coup d'œil d'ensemble jeté par des législateurs au terme de leur carrière sur
les ruines qu'ils venaient de semer dans leur route et sur les fondations
qu'ils venaient de jeter. Mais combien différente était leur disposition
d'esprit en ce moment, de celle où ils étaient en commençant ce grand ouvrage
! ils l'avaient entrepris avec l'enthousiasme de l'idéal, ils le revoyaient
avec les mécomptes et la tristesse de la réalité. L'Assemblée nationale
s'était, ouverte aux acclamations d'un peuple unanime dans ses espérances,
elle allait se fermer au bruit des récriminations de tous les partis. Le roi
était captif, les princes émigrés, le clergé en schisme, la noblesse en
fuite, le peuple en sédition. Necker s'était évanoui dans sa popularité.
Mirabeau était mort, Maury était muet ; Cazalès, Lally, Mounier avaient
déserté leur œuvre. Deux ans avaient emporté plus d'hommes et plus de choses,
qu'une génération n'en emporte en temps ordinaire. Les grandes voix de 89,
inspirées de philosophie et d'espérances, ne retentissaient plus sous ces
voûtes. Les premiers rangs étaient tombés. Les hommes de second ordre
allaient combattre à leur place. Intimidés, découragés, repentants, ils
n'avaient ni le génie de servir l'impulsion du peuple ni la puissance de lui
résister. Barnave avait retrouvé sa vertu dans sa sensibilité ; mais la vertu
qui vient tard est comme l'intelligence qui vient après coup, elle ne sert
qu'à nous faire mesurer la profondeur de nos fautes. En révolution on ne se
repent pas, on expie. Barnave, qui aurait pu sauver la monarchie s'il s'était
joint à Mirabeau, allait commencer son expiation. Robespierre était à Barnave
ce que Barnave avait été pour Mirabeau. Mais Robespierre, plus puissant que
Barnave, au lieu d'agir au gré d'une passion mobile comme la jalousie,
agissait sous l'impulsion d'une idée fixe et d'une implacable théorie.
Barnave n'avait eu qu'une faction derrière lui. Robespierre avait derrière
lui tout un peuple. IX. Dès les
premières séances, Barnave essaya de raffermir autour de la constitution
l'opinion ébranlée par Robespierre et ses amis. Il le fit avec des
ménagements qui attestaient déjà la faiblesse de sa situation sous le courage
de ses paroles. « On attaque le travail de votre comité de constitution,
dit-il. Il n'existe contre notre ouvrage que deux natures d'opposition : ceux
qui, jusqu'à présent, se sont montrés constamment les ennemis de la
révolution ; les ennemis de l'égalité qui détestent notre œuvre parce qu'elle
est la condamnation de leur aristocratie. Une autre classe, cependant, se
montre hostile à la constitution. Je la divise en deux espèces
très-distinctes. L'une est celle des hommes qui, dans l'opinion intime de
leur conscience, donnent la préférence à un autre gouvernement qu'ils
déguisent plus ou moins dans leur langage, et cherchent à enlever à notre
constitution monarchique toutes les forces qui pourraient retarder l'avènement
de la république. Je déclare que, ceux-là, je ne les attaque point. Quiconque
a une opinion politique pure a le droit de l'énoncer. Mais nous avons une
autre classe d'ennemis. Ce sont les ennemis de tout gouvernement. Celle-là,
si elle se montre opposante, ce n'est pas parce qu'elle préfère la république
à la monarchie, la démocratie à l'aristocratie, c'est parce que tout ce qui
fixe la machine politique, tout ce qui est l'ordre, tout ce qui met à sa
place l'homme probe et l'homme improbe, l'homme honnête et le calomniateur,
lui est contraire et odieux — des applaudissements prolongés éclatent dans
la majorité de la gauche —. Voilà, Messieurs, poursuit Barnave, voilà
quels sont ceux qui ont combattu le plus notre travail. Ils ont cherché de nouvelles
ressources de révolution, parce que la révolution fixée par nous leur
échappait. Ce sont ces hommes qui, en changeant le nom des choses, en mettant
des sentiments en apparence patriotiques, à la place des sentiments de
l'honneur, de la probité, de la pureté, en s'asseyant même aux places les
plus augustes avec un masque de vertu, ont cru qu'ils en imposeraient à
l'opinion publique et se sont coalisés avec quelques écrivains... — les
applaudissements redoublent et tous les yeux se fixent sur Robespierre et
Brissot —. Si nous voulons que notre constitution s'exécute, si vous
voulez que la nation, après vous avoir dû l'espérance de la liberté, car ce
n'est encore que l'espérance (murmures de mécontentement), vous doive la
réalité, la prospérité, le bonheur, la paix, attachons-nous à la simplifier,
en donnant au gouvernement, je veux dire à tous les pouvoirs établis par
cette constitution, le degré de force, d'action, d'ensemble, qui lui est
nécessaire pour mouvoir la machine sociale et pour conserver à la nation la
liberté que vous lui avez donnée... Si le salut de la patrie vous est cher,
prenez garde à ce que vous allez faire. Bannissons surtout d'injustes
défiances qui ne peuvent être utiles qu'à nos ennemis, quand ils pourront
croire que cette Assemblée nationale, que cette constante majorité, à la fois
hardie et sage, qui leur a tant imposé depuis le départ du roi, est prête à
s'évanouir devant les divisions artistement fomentées par des soupçons
perfides... — on applaudit encore —. Vous verriez renaître, n'en
doutez pas, les désordres, les déchirements dont vous êtes lassés et dont le
terme de la révolution doit être aussi le terme ; vous verriez renaître à
l'extérieur des espérances, des projets, des tentatives que nous bravons hautement,
parce que nous sentons nos forces et que nous sommes unis, parce que nous
savons que tant que nous sommes unis on ne les entreprendra pas, et que si
l'extravagance osait le tenter ce sera toujours à sa honte. Mais les
tentatives qui s'effectueraient et sur le succès desquelles on pourrait
compter avec quelque vraisemblance, une fois que divisés entre nous, ne
sachant à qui nous devons croire, nous nous supposons des projets divers
quand nous n'avons que les mêmes projets, des sentiments contraires quand
chacun de nous a dans son cœur le témoignage de la pureté de son collègue,
quand deux ans de travaux entrepris ensemble, quand des preuves consécutives
de courage, quand des sacrifices que rien ne peut payer, si ce n'est la
satisfaction de soi-même... » Ici la voix de Barnave expire dans les
applaudissements de la majorité, et l'Assemblée, électrisée, semble un
instant unanime dans son sentiment monarchique. X. Dans la
séance du 25 août, l'Assemblée discuta l'article de la constitution portant
que les membres de la famille royale ne pourraient exercer les droits de
citoyen. Le duc d'Orléans monta à la tribune pour protester contre cet
article, et déclara, au milieu des applaudissements et des murmures, que,
s'il était adopté, il lui restait le droit d'opter entre le titre de citoyen
français et son droit éventuel au trône, et que, dans ce cas, il renonçait au
trône. Sillery, l'ami et le confident de ce prince, prit la parole après lui
et combattit avec une habile éloquence les conclusions du comité. Ce
discours, plein d'allusions transparentes à la situation du duc d'Orléans,
fut le seul acte d'ambition directe tenté par le parti d'Orléans. Sillery
commença par répondre en face aux paroles de Barnave. « Qu'il me soit permis,
dit-il, de gémir sur le déplorable abus que quelques orateurs ont fait de
leur talent. Quel étrange langage ! On cherche à vous faire entendre qu'il y
a ici des factieux, des anarchistes, des ennemis de l'ordre, comme si l'ordre
ne pouvait exister qu'en satisfaisant l'ambition de quelques individus ?...
On vous propose d'accorder à tous les individus de la famille royale le titre
de prince, et de les priver des droits de citoyen ? Quelle inconséquence et
quelle ingratitude ! Vous déclarez le titre de citoyen français le plus beau
des titres, et vous proposez de l'échanger contre le titre de prince que vous
avez supprimé comme contraire à l'égalité ! Les parents du roi qui sont
restés en France n'ont-ils pas constamment montré le patriotisme le plus pur
? Quels services n'ont-ils pas rendus à la cause publique par leur exemple et
par leurs sacrifices ! N'ont-ils pas d'eux-mêmes abjuré leurs titres pour un
seul ; pour celui de citoyen ? et vous proposez de les en dépouiller ! Quand
vous avez supprimé le titre de prince, qu'est-il arrivé ? Les princes
fugitifs ont fait une ligue contre la patrie ; les autres se sont rangés avec
nous. Si on rétablit aujourd'hui le titre de prince, on accorde aux ennemis
de la patrie tout ce qu'ils ambitionnèrent, on enlève aux parents du roi
patriotes tout ce qu'ils estiment !... Je vois le triomphe et la récompense
du côté des princes conspirateurs, je vois la punition de tous les sacrifices
du côté des princes populaires. On prétend qu'il est dangereux d'admettre
dans le Corps législatif des membres de la famille royale. On établit donc,
dans cette hypothèse, qu'à l'avenir tous les individus de la famille royale
seront à perpétuité des courtisans vendus, ou des factieux ! Cependant,
n'est-il pas possible de supposer qu'il s'en trouve aussi de patriotes ?
Est-ce ceux-là que vous voulez flétrir ? Vous condamnez les parents du roi à
haïr la constitution et à conspirer contre une forme de gouvernement qui ne
leur laisse le choix qu'entre le rôle de courtisans ou le rôle de
conspirateurs ?... Voyez, au contraire, ce qu'il est possible d'en attendre,
si l'amour de la patrie les enflamme. Jetez vos regards sur un des rejetons
de cette race que l'on vous propose d'exiler ; à peine sorti de l'enfance, il
a déjà eu le bonheur de sauver la vie à trois citoyens, au péril de la
sienne. La ville de Vendôme lui a décerné une couronne civique. Malheureux
enfant ! sera-ce la dernière que ta race obtiendra ? ... » Les
applaudissements dont ce discours fut constamment interrompu, et qui
suivirent l'orateur longtemps après qu'il eut cessé de parler, prouvèrent que
la pensée d'une dynastie révolutionnaire tentait déjà quelques âmes, et que,
s'il n'existait pas une faction d'Orléans, il ne lui manquait, du moins,
qu'un chef. Robespierre, qui ne détestait pas moins une faction dynastique
que la monarchie elle-même, vit avec terreur ce symptôme d'un pouvoir nouveau
qui apparaissait dans l'éloignement. « Je remarque, répondit-il, qu'on
s'occupe trop des individus et pas assez de l'intérêt national. Il n'est pas
vrai qu'on veuille dégrader les parents du roi. On ne veut pas les mettre
au-dessous des autres citoyens ; on veut les séparer du peuple par une marque
honorifique. A quoi bon leur chercher des titres ? Les parents du roi seront
simplement les parents du roi. L'éclat du trône n'est pas dans ces vaniteuses
dénominations. On ne peut pas impunément déclarer qu'il existe en France une
famille quelconque au-dessus des autres ; elle serait à elle seule la
noblesse. Cette famille resterait au milieu de nous comme la racine
indestructible de cette noblesse que nous avons détruite : elle serait le
germe d'une aristocratie nouvelle. » De violents murmures accueillirent ces
protestations de Robespierre. Il fut obligé de s'interrompre et de s'excuser.
« Je vois, dit-il en finissant, qu'il ne nous est plus permis de professer
ici, sans être calomnié, les opinions que nos adversaires ont soutenues les
premiers dans cette assemblée. » XI. Mais
tout le nœud de la situation était dans la question de savoir si, la
constitution une fois achevée, la nation se reconnaîtrait dans la
constitution même le droit de la réviser et de la changer. Ce fut dans cette
occasion que Malouet, quoique abandonné de son parti, tenta seul, et sans
espérance, la restauration de l'autorité royale. Ce discours, digne du génie de
Mirabeau, était l'acte d'accusation le plus terrible contre les excès du
peuple et contre les égarements de l'Assemblée. La modération y tempérait la
force ; on sentait l'homme de bien sous l'orateur, et dans le législateur
l'homme d'État. Quelque chose de l'âme sereine et stoïque de Caton respire
dans ces paroles ; mais l'éloquence politique est plus dans le peuple qui
écoute que dans l'homme qui parle. La voix n'est rien sans le retentissement
qui la multiplie. Malouet, déserté des siens, abandonné par Barnave, qui
l'écoutait en gémissant, ne parlait plus que pour sa conscience ; il ne
combattait plus pour la victoire, mais pour son principe. Voici ce discours : « On
vous propose de déterminer l'époque et les conditions de l'exercice d'un
nouveau pouvoir constituant ; on vous propose de subir vingt-cinq ans de
désordre et d'anarchie avant d'avoir le droit d'y remédier. Remarquez d'abord
dans quelles circonstances on vous propose d'imposer silence aux réclamations
de la nation sur ses nouvelles lois ; c'est lorsque vous n'avez encore
entendu que l'opinion de ceux dont ces nouvelles lois favorisent les
instincts et les passions ; lorsque toutes les passions contraires sont
subjuguées par la terreur ou par la force ; c'est lorsque la France ne s'est
encore expliquée que par l'organe de ses clubs !... Quand il a été question
de suspendre l'exercice de l'autorité royale elle-même, que vous a-t-on dit à
cette tribune ? On vous a dit : Nous aurions dû commencer la révolution par
là ; mais nous ne connaissions pas notre force. Ainsi, il ne s'agit pour vos
successeurs que de mesurer leurs forces pour tenter de nouvelles
entreprises... Tel est, en effet, le danger de faire marcher de front une
révolution violente et une constitution libre. L'une ne s'opère que dans le
tumulte des passions et des armes, l'autre ne peut s'établir que par des
transactions amiables entre les intérêts anciens et les intérêts nouveaux — on
rit, on murmure, on crie : Nous y voilà ! —. On ne compte pas les voix,
on ne discute pas les opinions pour faire une révolution. Une révolution est
une tempête durant laquelle il faut serrer ses voiles ou être submergé. Mais,
après la tempête, ceux qui en ont été battus, comme ceux qui n'en ont pas
souffert, jouissent en commun de la sérénité du ciel. Tout redevient calme et
pur sous l'horizon. Ainsi, après une révolution, il faut que la constitution,
si elle est bonne, rallie tous les citoyens. Il ne faut pas qu'il y ait un
seul homme dans le royaume qui puisse courir des dangers pour sa vie en
s'expliquant franchement sur la constitution. Sans cette sécurité, il n'y a
point de vœu certain, point de jugement, point de liberté ; il n'y aura qu'un
pouvoir prédominant, une tyrannie, populaire ou autre, jusqu'à ce que vous
ayez séparé la constitution des mouvements de la révolution ! Voyez tous ces
principes de justice, de morale et de liberté que vous avez posés, accueillis
avec des cris de joie et des serments redoublés, mais violés aussitôt avec
une audace et des fureurs inouïes... C'est au moment où la plus sainte, où la
plus libre des constitutions se proclame, que les attentats les plus
horribles contre la liberté, contre la propriété, que dis-je ? contre l'humanité
et la conscience, se multiplient et se perpétuent ! Comment ce contraste ne
vous effraie-t-il pas ? Je vais vous le dire. Trompés vous-mêmes sur le
mécanisme d'une société politique, vous en avez cherché la régénération sans
penser à sa dissolution ; vous avez considéré comme un obstacle à vos vues le
mécontentement des uns, et comme moyen l'exaltation des autres. En ne voulant
que renverser des obstacles, vous avez renversé des principes et appris au
peuple à tout braver. Vous avez pris les passions du peuple pour auxiliaires.
C'est élever un édifice en en sapant les fondements. Je vous le répète donc,
il n'y a de constitution libre et durable, hors le despotisme, que celle qui
termine une révolution, et qu'on propose, qu'on accepte, qu'on exécute par des
formes calmes, libres et totalement dissemblables des formes de la
révolution. Tout ce que l'on fait, tout ce que l'on veut avec passion, avant
d'être arrivé à ce point de repos, soit que l'on commande au peuple ou qu'on
lui obéisse, soit qu'on veuille le flatter, le tromper ou le servir, n’est
que l'œuvre du délire le demande donc que la constitution soit librement et
paisiblement acceptée par la majorité de la nation et par le roi — violents
murmures —. Je sais qu'on appelle vœu national tout ce que nous
connaissons de projets d'adresse, d'adhésion, de serments, d'agitations, de
menaces et de violences — explosion de colère —... Oui, il faut clore
la révolution en commençant par anéantir toutes les dispositions qui la
violent : vos comités des recherches, les lois sur les émigrants, les
persécutions des prêtres, les emprisonnements arbitraires, les procédures
criminelles contre les accusés sans preuves, le fanatisme et la domination
des clubs ; — mais ce n'est pas encore assez... la licence a fait tant de
ravage... la lie de la nation bouillonne si violemment — explosion
d'indignation générale —... Serions-nous donc la première nation du
monde, qui prétendrions n'avoir pas de lie ?... L'insubordination effrayante
des troupes, les troubles religieux, le mécontentement des colonies qui
retentissent déjà si lugubrement dans nos ports, si la révolution ne s'arrête
et ne fait place à la constitution, si l'ordre ne se rétablit à la fois
partout, l'État ébranlé s'agitera longtemps dans les convulsions de l'anarchie.
Souvenez-vous de l'histoire des Grecs, où une première révolution non
terminée en enfanta tant d'autres pendant une période d'un demi-siècle !
Souvenez-vous de l'Europe qui surveille votre faiblesse et vos agitations, et
qui vous respectera si vous savez être libres dans l'ordre, mais qui
profitera de vos désordres contre vous, si vous ne savez que vous affaiblir
et l'épouvanter de votre anarchie !...... » Malouet demanda, qu'en conséquence,
la constitution fût soumise au jugement du peuple et à la libre acceptation
du roi. XII. Ces
magnifiques paroles ne retentirent que comme un remords dans le sein de
l'Assemblée. On les entendit avec impatience et l'on se hâta de les oublier.
M. de La Fayette combattit en peu de mots la proposition de M. Dandré qui
remettait à trente ans la révision de la constitution. L'Assemblée n'adopta
ai l'avis de Dandré ni celui de La Fayette. Elle se contenta d'inviter la
nation à ne faire usage que dans vingt-cinq ans de son droit de modifier la
constitution. « Nous voilà donc arrivés à la fin de notre longue et pénible
carrière, dit Robespierre. Il ne nous reste qu'à lui donner la stabilité et
la durée. Que nous parle-t-on de la subordonner a l'acceptation du roi ? Le
sort de la constitution est indépendant du vœu de Louis XVI. Je ne doute pas
qu'il ne l'accepte avec transport. Un empire pour patrimoine, toutes les
attributions du pouvoir exécutif, quarante millions pour ses plaisirs
personnels ; voilà ce que nous lui offrons ! N'attendons pas, pour le lui
offrir, qu'il soit éloigné de la capitale et entouré de funestes conseils.
Offrons-le-lui dans Paris. Disons-lui : Voilà le trône le plus puissant de
l'univers. Voulez-vous l'accepter ? Ces rassemblements suspects, ce plan de
dégarnir vos frontières, les menaces de vos ennemis extérieurs, les manœuvres
de vos ennemis du dedans, tout cela vous avertit de presser l'établissement
d'un ordre de choses qui rassure et fortifie les citoyens. Si on délibère
quand il faut jurer, si on peut attaquer encore notre constitution, après
l'avoir attaquée deux fois, que nous reste-t-il à faire ? Reprendre ou nos
armes ou nos fers... Nous avons été envoyés, ajouta-t-il en regardant le côté
où siégeaient les Barnave et les Lameth, pour constituer la nation, et non
pour élever la fortune de quelques individus, pour favoriser la coalition des
intrigants avec la cour et pour leur assurer le prix de leur complaisance ou
de leur trahison. » XIII. L'acte
constitutionnel fut présenté au roi le 3 septembre 1791. Thouret rendit
compte en ces termes à l'Assemblée nationale de cette solennelle entrevue entre
la volonté vaincue d'un monarque et la volonté victorieuse de son peuple : «
A neuf heures du soir notre députation est sortie de cette salle. Elle s'est
rendue au château avec une escorte d'honneur composée de nombreux
détachements de garde nationale et de gendarmerie. Elle a marché toujours au
bruit des applaudissements du peuple. Elle a été reçue dans la salle du
conseil, où le roi s'était rendu accompagné de ses ministres et d'un assez
grand nombre de ses serviteurs. J'ai dit au roi : Sire, les représentants de
la nation viennent présenter à Votre Majesté l'acte constitutionnel, qui
consacre les droits imprescriptibles du peuple français, qui rend au trône sa
vraie dignité, et qui régénère le gouvernement de l'empire. Le roi a reçu
l'acte constitutionnel et a répondu ainsi : Je reçois la constitution
que me présente l'Assemblée nationale ; je lui ferai part de ma
résolution dans le plus court délai qu'exige l'examen d'un objet si
important. Je me suis décidé à rester à Paris. Je donnerai les ordres au
commandant de la garde nationale parisienne pour le service de ma garde. Le
roi a montré constamment un visage satisfait. Par ce que nous avons vu et
entendu, tout nous présage que l'achèvement de la constitution sera aussi le
terme de la révolution. » L'Assemblée et les tribunes applaudirent à
plusieurs reprises. C'était un de ces jours d'espérance publique où les
factions rentrent dans l'ombre pour laisser briller la sérénité des bons
citoyens. La
Fayette leva les consignes injurieuses qui faisaient des Tuileries une prison
pour la famille royale. Le roi cessa d'être l'otage de la nation pour en
redevenir le chef apparent. Il donna quelques jours à l'examen apparent qu'il
était censé faire de la constitution. Le 13, il adressa à l'Assemblée, par le
ministre de la justice, un message concerté avec Barnave, dans lequel il
s'exprimait ainsi : « J'ai examiné l'acte constitutionnel, je l'accepte et je
le ferai exécuter. Je dois faire connaître les motifs de ma résolution. Dès
le commencement de mon règne, j'ai désiré la réforme des abus, et dans tous
mes actes j'ai pris pour règle l'opinion publique. J'ai conçu le projet
d'assurer le bonheur du peuple sur des bases permanentes, et d'assujettir à
des règles invariables ma propre autorité ! Ces intentions n'ont jamais varié
en moi. J'ai favorisé l'établissement des essais de votre ouvrage avant même
qu'il fût achevé. Je le faisais de bonne foi, et, si les désordres qui ont
accompagné presque toutes les époques de la Révolution venaient souvent
affliger mon cœur, j'espérais que la loi reprendrait de la force, et qu'en
approchant du terme de vos travaux chaque jour lui rendrait ce respect sans
lequel le peuple ne peut avoir de liberté ni le roi de bonheur. J'ai persisté
longtemps dans cette espérance, et ma résolution n'a changé qu'au moment où
je n'ai plus pu espérer. Qu'on se souvienne du moment où j'ai quitté Paris :
le désordre était à son comble, la licence des écrits, l'audace des partis ne
respectaient plus rien. Alors, je l'avoue, si vous m'eussiez présenté la
constitution, je n'aurais pas cru devoir l'accepter. « Tout
a changé. Vous avez manifesté le désir de rétablir l'ordre, vous avez révisé
plusieurs articles ; le vœu du peuple n'est plus douteux pour moi : j'accepte
donc la constitution sous de meilleurs auspices ; je renonce même librement
au concours que j'avais réclamé dans ce travail, et je déclare que, quand j'y
renonce, nul autre que moi n'aurait le droit de le revendiquer. Sans doute
j'aperçois encore quelques perfectionnements désirables à la constitution,
mais je consens à ce que l'expérience en soit juge. Lorsque j'aurai fait agir
avec loyauté les moyens de gouvernement qui me sont remis, aucun reproche ne
pourra m'être adressé, et la nation s'expliquera par les moyens que la
constitution lui a réservés — applaudissements —. Que ceux qui
seraient retenus par la crainte des persécutions et des troubles hors de leur
patrie puissent y rentrer avec sûreté. Pour éteindre les haines, consentons à
un mutuel oubli du passé — les tribunes et la gauche renouvellent leurs
acclamations —. Que les accusations et les poursuites, qui n'ont pour
cause que les événements de la Révolution, soient éteintes dans une
réconciliation générale. Je né parle pas de ceux qui n'ont été déterminés que
par leur attachement pour moi. Pourriez-vous y voir des coupables ? Quant à
ceux qui, par des excès où je pourrais apercevoir des injures personnelles,
ont attiré sur eux la poursuite des lois, je prouve à leur égard que je suis
le roi de tous les Français. Je veux jurer la constitution dans le lieu même
où elle a été faite, et je me rendrai demain, à midi, à l'Assemblée
nationale. » L'Assemblée
adopta à l'unanimité, sur la proposition de La Fayette, l'amnistie générale
demandée par le roi. Une nombreuse députation alla lui porter ce décret. La
reine était présente. « Voilà ma femme et mes enfants, dit le roi à la
députation ; ils partagent mes sentiments. » La reine, qui avait besoin de se
réconcilier avec l'opinion publique, s'avança et dit : « Voici mes enfants,
nous accourons tous, et nous partageons tous les sentiments du roi. » Ces
paroles rapportées à l'Assemblée préparèrent les cœurs au pardon que la
royauté venait implorer. Le lendemain le roi parut à l'Assemblée. Il ne
portail d'autre décoration que la croix de Saint-Louis, par déférence à un
décret récent qui supprimait les autres ordres de chevalerie. Il se plaça à
côté du président. L’Assemblée était debout. « Je viens, dit le roi,
consacrer ici solennellement l'acceptation que j'ai donnée à l'acte
constitutionnel. Je jure d'être fidèle à la nation et à la loi, et d'employer
tout le pouvoir qui m'est délégué à maintenir la constitution et à faire
exécuter les décrets. Puisse cette grande et mémorable époque être celle du
rétablissement de la paix et devenir le gage du bonheur du peuple et de la
prospérité de l'empire ! » Les applaudissements unanimes de la salle et des
tribunes, passionnés pour la liberté, mais affectueux pour le roi,
témoignèrent que la nation entrait avec ivresse dans la conquête de sa
constitution. « De longs abus, répondit le président, qui avaient longtemps
triomphé des bonnes intentions des meilleurs rois, opprimaient la France.
L'Assemblée nationale a rétabli les bases de la prospérité publique. Ce
qu'elle a voulu, la nation le veut ; Votre Majesté ne voudra plus en vain le
bonheur des Français. L'Assemblée nationale n'a plus rien à désirer, le jour
où vous consommez dans son sein la constitution, en l'acceptant.
L'attachement des Français vous décerne la couronne ; ce qui vous l'assure,
c'est le besoin qu'une aussi grande nation aura toujours du pouvoir
héréditaire. Qu'elle sera sublime dans l'histoire, sire, cette régénération
qui donne à la France des citoyens, aux Français une patrie, au roi un
nouveau titre de grandeur et de gloire, et une nouvelle source de bonheur ! » XIV. Le roi
se retira, accompagné jusqu'aux Tuileries par l'Assemblée entière ; ce
cortége fendait avec peine un peuple immense qui poussait vers le ciel des
acclamations de joie. Une musique militaire et des salves répétées
d'artillerie apprenaient à la France que la nation et le roi, le trône et la
liberté s'étaient réconciliés dans la constitution, et qu'après trois ans de
luttes, d'agitations et d'ébranlements, le jour de la concorde s'était levé.
Ces acclamations du peuple, à Paris, se propageaient dans tout l'empire. La
France eut quelques jours de délire. L'espérance, qui attendrit le cœur des
hommes, la ramena à ses anciens sentiments pour son roi. Ce prince et sa
famille étaient sans cesse rappelés aux fenêtres de leur palais, pour y
recevoir les applaudissements de la foule. On voulait leur faire sentir
combien l'amour du peuple est doux. La
proclamation de la constitution, le 18, eut le caractère d'une fête
religieuse. Le Champ-de-Mars se couvrit des bataillons de la garde nationale
; Bailly, maire de Paris, la municipalité, le département, les fonctionnaires
publics, le peuple entier s'y rendirent. Cent et un coups de canon saluèrent
la lecture de l'acte constitutionnel, faite à la nation du haut de l'autel de
la patrie. Un seul cri de Vive la nation ! proféré par trois cent
mille voix, fut l'acceptation du peuple. Les citoyens s'embrassaient comme
les membres d'une seule famille. Des aérostats, chargés d'inscriptions
patriotiques, s'élevèrent, le soir, des Champs-Elysées, comme pour porter
jusque dans les airs le témoignage de l'ivresse d'un peuple régénéré. Ceux
qui les montaient lançaient d'en haut sur le peuple les feuilles du livre de
la constitution. La nuit fut splendide d'illuminations. Des guirlandes de
feu, courant d'arbre en arbre, traçaient, depuis la porte de l'Étoile
jusqu'aux Tuileries, une avenue étincelante où se pressait la population de
Paris. De distance en distance, des orchestres de musiciens faisaient
retentir en accords éclatants la gloire et la joie publique. M. de La Fayette
s'y promena à cheval à la tête de son état-major. Sa présence semblait placer
les serments du peuple et du roi sous la garde des citoyens armés. Le roi, la
reine et leurs enfants y parurent en voiture à onze heures du soir. La foule
immense qui les enveloppa comme dans un embrassement populaire, les cris de
Vive le roi ! vive la reine ! vive le dauphin ! les chapeaux lancés en l'air,
les gestes d'enthousiasme et de respect leur firent un triomphe de cette même
route où ils avaient passé, deux mois avant, au milieu des outrages de la
multitude et du frémissement de la fureur publique. La nation semblait
vouloir racheter ces jours sinistres, et montrer au roi combien l'apaisement
du peuple était facile et combien lui serait doux le règne de la liberté !
L'acceptation nationale des lois de l'Assemblée constituante fut la
contre–épreuve de son ouvrage. Elle n'eut pas la légalité, mais elle eut
véritablement la valeur d'une acceptation individuelle par les assemblées
primaires. Elle montra que le vœu de l'esprit public était satisfait. La
nation vota d'acclamation ce que la sagesse de son assemblée avait voté de
réflexion. Rien né manquait au sentiment public que la sécurité. On eût dit
qu'il voulait s'étourdir lui-même par le délire de son bonheur, et qu'il
rachetait, par l'excès même des manifestations de sa joie, ce qui lui
manquait en solidité et en durée. Le roi
participait, de bonne foi, à ce mouvement général des esprits. Placé entre
les souvenirs de tout ce qu'il avait souffert depuis trois ans, et les orages
qu'il entrevoyait dans l'avenir, il tâchait de se faire illusion à lui-même
et de se persuader son bonheur. Il se disait que peut-être il avait méconnu
l'opinion publique, et que, s'étant remis enfin tout entier à la merci de son
peuple, ce peuple respecterait en lui sa propre puissance et sa propre
volonté ; il jurait, dans son cœur honnête et bon, la fidélité à la
constitution et l'amour à cette nation qui l'aimait. La
reine elle-même rentra au palais avec des pensées plus nationales. Elle dit
au roi : « Ce n'est plus le même peuple » ; et prenant son fils dans ses
bras, elle le montra à la foule, qui ondoyait sur la terrasse du château, et
sembla se couvrir ainsi, aux yeux du peuple, de cette innocence de l'âge et
de cet intérêt de la maternité. Le roi
donna, quelques jours après, une fête au peuple de Paris et distribua
d'abondantes aumônes aux indigents. Il voulut que le malheureux même eût son
jour de joie à l'ouverture de cette ère de félicité que sa réconciliation
avec son peuple promettait à son règne. Le Te Deum fut chanté dans la
cathédrale de Paris, comme un jour de victoire, pour bénir le berceau de la
constitution française. Enfin, le 30 septembre, le roi vint en personne faire
la clôture de l'Assemblée constituante. Avant son arrivée dans la salle,
Bailly, au nom de la municipalité ; Pastoret, au nom du département,
félicitèrent l'Assemblée de l'achèvement de son œuvre : « Législateurs, dit
Bailly, vous avez été armés du plus grand pouvoir dont les hommes puissent
être revêtus. Demain, vous ne serez plus rien. Ce n'est donc ni l'intérêt, ni
la flatterie qui vous louent : ce sont vos œuvres. Nous vous annonçons les
bénédictions de la postérité, qui commence aujourd'hui pour vous ! » — « La
liberté, dit Pastoret, avait fui au-delà des mers, ou s'était réfugiée dans
les montagnes : vous avez relevé son trône abattu. Le despotisme avait effacé
toutes les pages du livre de la nature, vous avez rétabli le décalogue des
hommes libres ! » XV. Le roi,
entouré de ses ministres, entra à trois heures dans l'Assemblée. De longs
cris de Vive le roi ! lui interdirent un moment la parole : « Messieurs, dit
Louis XVI, après l'achèvement de la constitution, vous avez déterminé pour
aujourd'hui la fin de vos travaux. Il eût été à désirer, peut-être, que votre
session se prolongeât encore quelque temps, pour que vous pussiez vous-même
essayer votre ouvrage. Mais vous avez voulu, sans doute, marquer par-là la
différence qui doit exister entre les fonctions d'un corps constituant et les
législateurs ordinaires. J'emploierai tout ce que vous m'avez confié de force
à assurer à la constitution le respect et l'obéissance qui lui sont dus. Pour
vous, Messieurs, qui, dans une longue et pénible carrière, avez montré un
zèle infatigable dans vos travaux, il vous reste un dernier devoir à remplir
lorsque vous serez dispersés sur la surface de l'empire : c'est d'éclairer
vos concitoyens sur l'esprit des lois que vous avez faites ; d'épurer et de
réunir les opinions par l'exemple que vous donnerez de l'amour de l'ordre et
de la soumission aux lois. Soyez, en retournant dans vos foyers, les
interprètes de mes sentiments auprès de vos concitoyens. Dites-leur bien que
le roi sera toujours leur premier et leur plus fidèle ami ; qu'il a besoin
d'être aimé d'eux, qu'il ne peut être heureux qu'avec eux et par eux. » Le
président répondit au roi : « L'Assemblée nationale, parvenue au terme de sa
carrière, jouit en ce moment du premier fruit de ses travaux. Convaincue que
le gouvernement qui convient le mieux à la France est celui qui concilie les
prérogatives respectables du trône avec les droits inaliénables du peuple,
elle a donné à l'État une constitution qui garantit également la royauté et
la liberté. Nos successeurs, chargés du redoutable dépôt du salut de
l'empire, ne méconnaîtront ni leurs droits ni les limites constitutionnelles.
Et vous, sire, vous avez presque tout fait : en acceptant la constitution
vous avez fini la Révolution. » Le roi
sortit au bruit des acclamations. On eût dit que l'Assemblée nationale était
pressée de déposer la responsabilité des événements qu'elle ne se sentait
plus la force de maîtriser. « L'Assemblée nationale constituante déclare, dit
Target son président, que sa mission est finie et qu'elle termine en ce
moment ses séances. » Le
peuple qui se pressait en foule autour du Manège, et qui voyait avec peine la
Révolution abdiquer entre les mains du roi, insulta, à mesure qu'il les
reconnaissait, les membres du côté droit, et même Barnave ; ils
recueillirent, dès le premier jour, l'ingratitude qu'ils avaient si souvent
fomentée. Ils se séparèrent dans la tristesse et dans le découragement. Quand Robespierre et Péthion sortirent, le peuple les couronna de feuilles de chêne et détela les chevaux de leurs voitures pour les ramener en triomphe. La puissance de ces deux hommes attestait déjà la faiblesse de la constitution et présageait sa chute. Un roi amnistié rentrait impuissant dans son palais. Des législateurs timides abdiquaient dans le trouble. Deux tribuns triomphants étaient soulevés par le peuple. Tout l'avenir était là. L'Assemblée constituante, commencée comme une insurrection de principes, finissait comme une sédition. Était-ce le tort de ces principes, était-ce la faute de l'Assemblée constituante ? Nous l'examinerons à la fin du dernier livre de ce volume, en jetant un regard d'ensemble sur les actes de l'Assemblée constituante. Nous renvoyons là ce jugement pour ne pas couper le récit. |