I. Il y a
pour les peuples comme pour les individus un instinct de conservation qui les
avertit et qui les arrête, sous l'empire même des passions les plus
téméraires, devant les dangers dans lesquels ils vont se précipiter. Ils
semblent reculer tout à coup à l'aspect de l'abîme où ils couraient tout à
l'heure. Ces intermittences des passions humaines sont courtes et fugitives,
mais elles donnent du temps aux événements, des retours à la sagesse et des
occasions aux hommes d'État. Ce sont les moments qu'ils épient pour saisir
l'esprit hésitant et intimidé des peuples, pour les faire réagir contre leurs
excès, et pour les ramener en arrière par le contre-coup même des passions
qui les ont emportés trop loin. Le lendemain du 25 juin 1791, la France eut
un de ces repentirs qui sauvent les peuples. Il ne lui manqua qu'un homme
d'État. Jamais
l'Assemblée nationale n'avait offert un spectacle aussi imposant et aussi
calme que pendant les cinq jours qui avaient suivi le départ du roi. On eût
dit qu'elle sentait le poids de l'empire tout entier peser sur elle et
qu'elle affermissait son attitude pour le porter avec dignité. Elle accepta
le pouvoir sans vouloir ni l'usurper ni le retenir. Elle couvrit d'une
fiction respectueuse la désertion du roi ; elle appela la fuite enlèvement ;
elle chercha des coupables autour du trône ; elle ne vit sur le trône que
l'inviolabilité. L'homme disparut, pour elle, dans Louis XVI, sous le chef
irresponsable de l'État. Ces trois mois peuvent être considérés comme un
interrègne, pendant lequel la raison publique est à elle seule la
constitution. Il n'y a plus de roi, puisqu'il est captif et que sa sanction
lui est retirée ; il n'y a plus de loi, puisque la constitution n'est pas
faite ; il n'y a plus de ministre, puisque le pouvoir exécutif est interdit,
et cependant l'empire est debout, agit, s'organise, se défend, se conserve.
Ce qui est plus prodigieux encore, il se modère. Il tient en réserve dans un
palais le rouage principal de la constitution, la royauté ; et, le jour où
l'œuvre est accomplie, il le pose à sa place et il dit au roi : Sois libre et
règne ! II. Une
seule chose déshonore ce majestueux interrègne de la nation : c'est la
captivité momentanée du roi et de sa famille. Mais il faut reconnaître que la
nation avait bien le droit de dire à son chef : Si tu veux régner sur nous,
tu ne sortiras pas du royaume, tu n'iras pas emporter la royauté de la France
parmi nos ennemis. Et quant aux formes de cette captivité dans les Tuileries,
il faut reconnaître encore que l'Assemblée nationale ne les avait point
prescrites, qu'elle s'était même soulevée d'indignation au mot
d'emprisonnement, qu'elle avait commandé une résidence politique et rien de
plus, et que la rudesse et l'odieux des mesures de surveillance tenaient à
l'ombrageuse responsabilité de la garde nationale bien plus qu'à
l'irrévérence de l'Assemblée. La Fayette gardait, dans la personne du roi, la
dynastie, sa propre tête et la constitution. Otage contre la république et
contre la royauté à la fois. Maire du palais, il intimidait par la présence
d'un roi faible et avili les royalistes découragés et les républicains
contenus. Louis XVI était son gage. Barnave
et les Lameth avaient, dans l'Assemblée nationale, l'attitude de La Fayette
au dehors. Ils avaient besoin du roi pour se défendre de leurs ennemis. Tant
qu'il y avait eu un homme entre le trône et eux (Mirabeau), ils avaient joué
à la république et sapé ce trône pour en écraser un rival. Mais, Mirabeau
mort et le trône ébranlé, ils se sentaient faibles contre le mouvement qu'ils
avaient imprimé. Ils soutenaient ce débris de monarchie, pour en être
soutenus à leur tour. Fondateurs des Jacobins, ils tremblaient devant leur
ouvrage ; ils se réfugiaient dans la constitution, qu'ils avaient eux-mêmes
démantelée ; ils passaient du rôle de démolisseurs au rôle d'hommes d'État.
Mais, pour le premier rôle, il ne faut que de la violence ; pour le second,
il faut du génie. Barnave n'avait que du talent. Il avait plus : il avait de
l'âme et il était honnête homme. Les premiers excès de sa parole n'avaient
été en lui que des enivrements de tribune. Il avait voulu savoir le goût des
applaudissements du peuple. On les lui avait prodigués bien au-delà de son
mérite réel. Ce n'était plus avec Mirabeau qu'il allait avoir à se mesurer
désormais, c'était avec la Révolution dans toute sa force. La jalousie lui
enlevait le piédestal qu'elle lui avait prêté. Il allait paraître ce qu'il
était. III. Mais un
sentiment plus noble que l'intérêt de sa sécurité personnelle poussait
Barnave à se ranger au parti de la monarchie. Son cœur avait passé avant son
ambition du côté de la faiblesse, de la beauté et du malheur. Rien n'est plus
dangereux pour un homme sensible que de connaître ceux qu'il combat. La haine
contre la cause tombe devant l'attrait pour les personnes. On devient partial
à son insu. La sensibilité désarme l'intelligence ; on s'attendri au lieu de
raisonner ; le sentiment d'un homme ému devient bientôt sa politique. C'est
là ce qui s'était passé dans l'âme de Barnave pendant le retour de Varennes.
L'intérêt qu'il avait conçu pour la reine avait converti ce jeune républicain
à la royauté. Barnave n'avait connu jusque-là cette princesse qu'à travers un
nuage de préventions dont les partis enveloppent ceux qu'ils veulent haïr. Le
rapprochement soudain faisait tomber cette atmosphère de convention. Il
adorait de près ce qu'il avait calomnié de loin. Le rôle même que la fortune
lui donnait dans la destinée de cette femme avait quelque chose d'inattendu
et de romanesque, capable d'éblouir son orgueilleuse imagination et
d'attendrir sa générosité. Jeune, obscur, inconnu, il y a peu de mois ;
aujourd'hui célèbre, populaire, puissant, jeté au nom d'une assemblée
souveraine entre le peuple et le roi, il devenait le protecteur de ceux dont
il avait été l'ennemi. Des mains royales et suppliantes touchaient ses mains
de plébéien. Il opposait la royauté populaire du talent et de l'éloquence à
la royauté du sang des Bourbons. Il couvrait de son corps la vie de ceux qui
avaient été ses maîtres. Son dévouement même était un triomphe ; l'objet de
ce dévouement était sa reine. Cette reine était jeune, belle, majestueuse ;
mais humanisée par sa terreur pour son mari et pour ses enfants. Ses yeux en
larmes imploraient son salut des yeux de Barnave. Il était le premier orateur
de cette assemblée qui tenait le sort de la monarchie en suspens. Il était le
favori de ce peuple qu'il gouvernait d'un geste et dont il écartait la
fureur, pendant cette longue route entre le trône et la mort. Cette femme
mettait son fils, le jeune dauphin, entre ses genoux. Les doigts de Barnave
avaient joué avec les boucles blondes de l'enfant. Le roi, la reine, madame
Elisabeth avaient distingué, avec tact, Barnave de l'inflexible et sauvage
Péthion. Ils l'avaient entretenu de leur situation. Ils s'étaient plaints
d'avoir été trompés sur la nature de l'esprit public en France. Ils avaient
dévoilé des repentirs et des penchants constitutionnels. Ces entretiens,
gênés, dans la voiture, par la présence des autres commissaires et par les
yeux du peuple, avaient été furtivement et plus intimement repris dans les
séjours que la famille royale faisait chaque nuit. On était convenu de
correspondances politiques mystérieuses et d'entrevues secrètes aux
Tuileries. Barnave, parti inflexible, arriva dévoué à Paris. La conférence
nocturne de Mirabeau avec la reine dans le parc de Saint-Cloud fut
ambitionnée par son rival. Mais Mirabeau se vendit et Barnave se donna. Des
monceaux d'or achetèrent l'homme de génie. Un regard séduisit l'homme de
cœur. IV. Barnave
avait trouvé Duport et les Lameth, ses amis, dans les dispositions les plus
monarchiques, mais par d'autres motifs que les siens. Ce triumvirat
s'entendit avec les Tuileries. Les Lameth et Duport virent le roi. Barnave,
qui n'osa venir au château dans les premiers temps, y vint secrètement
ensuite. Les plus ombrageuses précautions couvrirent ces entrevues. Le roi et
la reine attendaient quelquefois, des heures entières, le jeune orateur dans
une petite pièce de l'entresol du palais, la main posée sur la serrure, afin
d'ouvrir dès qu'on entendrait ses pas. Quand ces entrevues étaient
impossibles, Barnave écrivait à la reine. Il présumait beaucoup des forces de
son parti dans l'Assemblée, parce qu'il mesurait la puissance des opinions
aux talents qui les expriment. La reine en doutait. — « Rassurez-vous,
madame, écrivait Barnave ; il est vrai que notre drapeau est déchiré, mais on
y lit encore le mot constitution. Ce mot retrouvera sa force et son prestige
si le roi s'y rallie sincèrement. Les amis de cette constitution, revenus de
leurs erreurs, peuvent encore la relever et la raffermir. Les Jacobins
effraient la raison publique ; les émigrés menacent la nationalité. Ne
craignez pas les Jacobins ; ne vous confiez pas aux émigrés. Jetez-vous dans
le parti national qui existe encore. Henri IV n'est-il pas monté sur le trône
d'une nation catholique à la tête d'un parti protestant ? » La reine suivait
de bonne foi ces conseils tardifs, et concertait avec Barnave toutes ses
démarches et toutes ses correspondances avec l'étranger. Elle ne voulait rien
faire et rien dire qui contrariât les plans qu'il avait conçus, pour la
restauration du pouvoir royal. « Un sentiment de légitime orgueil, disait la
reine en parlant de lui, sentiment que je ne saurais blâmer dans un jeune
homme de talent né dans les rangs obscurs du tiers état, lui a fait désirer
une révolution qui lui aplanît la route de la gloire et de la puissance. Mais
son cœur est loyal, et, si jamais la puissance revient en nos mains, le
pardon de Barnave est d'avance écrit dans nos cœurs. » Madame Elisabeth
partageait cet attrait de la reine et du roi pour Barnave. Toujours vaincus,
ils avaient fini par croire qu'il n'y avait de vertu pour relever la
monarchie que dans ceux qui l'avaient renversée. C'était la superstition de
la fatalité. Ils étaient tentés d'adorer cette puissance de la Révolution
qu'ils n'avaient pu fléchir. V. Les
premiers actes du roi se ressentirent trop, pour sa dignité, de ces
inspirations des Lameth et de Barnave. Il remit aux commissaires de
l'Assemblée, chargés de l'interroger sur l'événement du 21 juin, une réponse
dont la mauvaise foi appelait le sourire plus que l'indulgence de ses ennemis
: «
Introduits dans la chambre du roi et seuls avec lui, dirent les commissaires
de l'Assemblée, le roi nous a fait la déclaration suivante : — Les motifs de
mon départ sont les insultes et les outrages qui m'ont été faits, le 18
avril, quand j'ai voulu me rendre à Saint-Cloud. Ces insultes étant restées
impunies, j'ai cru qu'il n'y avait ni sûreté ni décence pour moi de rester à
Paris. Ne le pouvant pas faire publiquement, j'ai résolu de partir la nuit et
sans suite. Jamais mon intention n'a été de sortir du royaume. Je n'ai eu
aucun concert ni avec les puissances étrangères ni avec les princes de ma
famille émigrés. Mes logements étaient préparés à Montmédy. J'avais choisi
cette place, parce qu'elle est fortifiée, et qu'étant près de la frontière
j'y étais plus à portée de m'opposer à toute espèce d'invasion. J'ai reconnu
dans ce voyage que l'opinion publique était décidée en faveur de la
constitution. Aussitôt que j'ai connu la volonté générale, je n'ai point
hésité, comme je n'ai jamais hésité à faire le sacrifice de ce qui m'est
personnel pour le bonheur commun. » « Le
roi, ajouta la reine dans sa déclaration, désirant partir avec ses enfants,
je déclare que rien dans la nature n'aurait pu m'empêcher de le suivre. J'ai
assez prouvé depuis deux ans, dans de pénibles circonstances, que je ne le
quitterai jamais. » Non
contente de cette inquisition sur les motifs et les circonstances de la fuite
du roi, l'opinion irritée demandait qu'on portât la main de la nation jusque
sur la volonté paternelle, et que l'Assemblée nommât un gouverneur au
dauphin. Quatre-vingt-douze noms presque tous obscurs sortirent du scrutin
ouvert à cet effet. Ils furent accueillis par la risée générale. On ajourna
cet outrage au roi et au père. Le gouverneur, nommé plus tard par Louis XVI,
M. de Fleurieu, n'entra jamais en fonction. Plus tard le gouverneur de
l'héritier d'un empire fut le geôlier d'une prison de malfaiteurs. Le
marquis de Bouillé adressa, de Luxembourg, une lettre menaçante à l'Assemblée
pour détourner du roi la colère publique, et prendre sur lui seul
l'inspiration et l'exécution du départ du roi. « S'il tombe un cheveu de
la tête de Louis XVI, disait-il, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris.
Je connais les chemins, je guiderai les armées étrangères... » Le rire
répondit à ces paroles. L'Assemblée était assez sage pour n'avoir pas besoin
des conseils de M. de Bouillé, et assez forte pour mépriser les menaces d'un
proscrit. M. de
Cazalès venait de donner sa démission pour aller combattre. Les membres les
plus prononcés du côté droit, parmi lesquels on distinguait Maury,
Montlozier, l'abbé de Montesquiou, l'abbé de Pradt, Virieu, etc., au nombre
de deux cent quatre-vingt-dix, prirent une résolution funeste, qui, en
enlevant tout contre-poids au parti extrême de la Révolution, précipitait la
chute du trône et perdait le roi sous prétexte d'un culte sacré pour la
royauté. Ils restèrent dans l'Assemblée ; mais ils s'annulèrent et ne
voulurent plus être considérés que comme une protestation vivante contre la
violation de la liberté et de l'autorité royale. L'Assemblée refusa
d'entendre la lecture de leur protestation, qui était elle-même une violation
de leur mandat. Ils la publièrent et la répandirent avec profusion dans tout
le royaume. — « Les décrets de l'Assemblée, disaient-ils, ont absorbé le
pouvoir royal tout entier. Le sceau de l'État est sur le bureau. La sanction
du roi est anéantie. On a effacé le nom du roi du serment qu'on prête à la
loi. Les commissaires vont porter directement les ordres des comités aux
armées. Le roi est captif. Une république provisoire occupe l'interrègne.
Loin de nous de concourir à de pareils actes. Nous ne consentirions pas même
à en être les témoins s'il ne nous restait le devoir de veiller à la
préservation de la personne du roi. Hors ce seul intérêt, nous nous
renfermerons dans le silence le plus absolu. Ce silence sera la seule
expression de notre constante opposition à tous vos actes ! » Ces
paroles étaient l'abdication de tout un parti. Tout parti qui proteste
abdique. Ce jour fut l'émigration dans l'Assemblée. Cette fausse fidélité,
qui gémit au lieu de combattre, obtint les applaudissements de la noblesse et
du clergé. Elle mérita le mépris des hommes politiques. Abandonnant dans leur
lutte contre les Jacobins Barnave et les constitutionnels monarchiques, elle
donna la victoire à Robespierre, et, en assurant la majorité à sa proposition
de non-réélection des membres de l'Assemblée nationale à l'Assemblée
législative, elle amena la Convention. Les royalistes ôtèrent le poids d'une
opinion tout entière de la balance, et elle pencha vers les derniers
désordres en emportant la tête du roi et leur propre tête. Une grande opinion
ne se désarme pas impunément pour son pays. VI. Les
Jacobins comprirent cette faute et s'en réjouirent. En voyant ces nombreux
soutiens de la constitution monarchique s'effacer eux-mêmes du combat, ils
pressentirent ce qu'ils pouvaient oser et ils l'osèrent. Leurs séances
devenaient d'autant plus significatives que celles de l'Assemblée nationale
devenaient plus ternes et plus timides. Les mots de déchéance et de
république y éclataient pour la première fois. Rétractés d'abord, ils furent
relevés ensuite. Proférés au commencement comme un blasphème, ils ne
tardèrent pas à être proférés comme un dogme. Les partis ne savent pas
d'abord eux-mêmes tout ce qu'ils veulent : c'est le succès qui le leur
apprend. Les téméraires lancent en avant des idées perdues : si elles sont
repoussées, les habiles les désavouent ; si elles sont suivies, les chefs les
reprennent. Dans les guerres d'opinions, on fait des reconnaissances comme
dans les campagnes des armées. Les Jacobins étaient les avant-postes de la
Révolution, ils sondaient les résistances de l'esprit monarchique. Le club
des Cordeliers envoya aux Jacobins un projet d'adresse à l'Assemblée
nationale où l'on de mandait hautement la destruction de la royauté.
« Nous voilà libres et sans roi, disaient les Cordeliers, comme au
lendemain de la prise de la Bastille ; reste à savoir s'il est avantageux
d'en nommer un autre. Nous pensons que la nation doit tout faire par
elle-même ou par des agents amovibles de son choix ; nous pensons que plus un
emploi est important, plus sa durée doit être temporaire. Nous pensons que la
royauté, et surtout la royauté héréditaire, est incompatible avec la liberté.
Nous prévoyons qu'une telle proposition va soulever des nuées de
contradicteurs ; mais la déclaration des droits n'en a-t-elle pas soulevé
autant ? Le roi a abdiqué de fait en désertant son poste. Profitons de notre
droit et de l'occasion. Jurons que la France est une république. » Cette
adresse, lue au club des Jacobins le 22, y excita d'abord une indignation
générale. Le 23, Danton monta à la tribune et demanda la déchéance et la
nomination d'un conseil de régence. « Votre roi, dit-il, est ou imbécile
ou criminel. Ce serait un horrible spectacle à présenter au monde, si, ayant
l'option de déclarer un roi criminel ou de le déclarer imbécile, vous ne
préfériez pas ce dernier parti. » Le 27, Girey-Dupré, jeune écrivain qui
attendait la Gironde, provoqua le jugement de Louis XVI. « Nous pouvons punir
un roi parjure. Nous le devons. » Tel fut le texte de son discours. Brissot
posa la question comme l'avait fait Péthion dans la précédente séance :
« Le roi parjure peut-il être jugé ? Pourquoi, dit Brissot, nous
diviser en dénominations dangereuses ? Nous sommes d'accord. Que veulent ceux
qui s'élèvent ici contre les républicains ? Ils détestent les démocraties
tumultueuses d'Athènes et de Rome, ils craignent la division de la France en
fédérations isolées. Ils ne veulent que la constitution représentative, et
ils ont raison. Que veulent de leur côté ceux qu'on appelle républicains ?
Ils craignent, ils redoutent également les démocraties tumultueuses d'Athènes
et de Rome ; ils redoutent également les républiques fédérées. Ils ne veulent
que la constitution représentative ; nous sommes donc d'accord. Le chef du
pouvoir exécutif a trahi ses serments ; faut-il le juger ? Voilà seulement ce
qui nous divise. L'inviolabilité ne serait que l'impunité de tous les crimes,
l'encouragement à toutes les trahisons ; le bon sens veut que la peine suive
le délit. Je ne vois, dans un homme inviolable gouvernant un peuple, qu'un
Dieu et 25 millions de brutes. Si le roi n'était entré en France qu'à la tête
des armées étrangères, s'il avait ravagé nos plus belles contrées, si, arrêté
dans sa course, vous l'aviez arrêté : qu'en auriez-vous fait ? auriez-vous
invoqué son inviolabilité pour l'absoudre ?... On vous fait peur des
puissances étrangères, ne les craignez pas ; l'Europe est impuissante contre
un peuple qui veut être libre. » A
l'Assemblée nationale, Muguer fit, au nom des comités réunis, le rapport sur
la fuite du roi ; il conclut à l'inviolabilité de Louis XVI et à l'accusation
des complices. ROBESPIERRE
combattit l'inviolabilité : il enleva à ses paroles la couleur de la colère,
et s'efforça de couvrir ses conclusions de l'apparence de la douceur et de
l'humanité : « Je n'examinerai pas, dit-il, si le roi a fui volontairement de
lui-même, ou si de l'extrémité des frontières un citoyen l'a enlevé par la
force de ses conseils ; je n'examinerai pas si cette fuite est une
conspiration contre la liberté publique : je parlerai du roi comme d'un
souverain imaginaire et de l'inviolabilité comme d'un principe. » Après avoir
combattu le principe de l'inviolabilité par les mêmes arguments dont
s'étaient servis Girey-Dupré et Brissot, Robespierre conclut ainsi : « Les
mesures que l'on vous propose ne peuvent que vous déshonorer ; si vous les
adoptez, je demanderai à me déclarer l'avocat de tous les accusés. Je veux
être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du dauphin, de
monsieur de Bouillé lui-même. Dans les principes de vos comités, il n'y a
point de délit ; mais partout où il n'y a pas de délit il n'y a pas de
complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable
faible en épargnant le coupable tout-puissant, c'est une lâcheté. Il faut ou
prononcer sur tous les coupables ou prononcer l'absolution générale. »
Grégoire soutint aussi le parti de l'accusation, l'accusation, défendit
l'avis des comités. Barnave
prit enfin la parole pour appuyer l'opinion de Salles : « La nation
française, dit-il, vient d'essuyer une violente secousse ; mais, si nous
devons en croire tous les augures qui se manifestent, ce dernier événement,
comme tous ceux qui l'ont précédé, ne servira qu'à presser le terme, qu'à
assurer la solidité de la révolution que nous avons faite. Je ne parlerai pas
avec étendue de l'avantage du gouvernement monarchique : vous avez montré
votre conviction en l'établissant dans votre pays ; je dirai seulement que
tout gouvernement, pour être bon, doit renfermer en lui les conditions de sa
stabilité ; car, autrement, au lieu du bonheur, il ne présenterait que la
perspective d'une continuité de changements. Quelques hommes, dont je ne veux
pas accuser les intentions, cherchant des exemples à nous donner, ont vu, en
Amérique, un peuple occupant un grand territoire par une population rare,
n'étant environné d'aucun voisin puissant, ayant pour limites des forêts,
ayant pour habitudes les sentiments d'un peuple neuf et qui les éloignent de
ces passions factices qui font les révolutions des gouvernements ; ils ont vu
un gouvernement républicain établi sur ce territoire, ils ont conclu de là
que ce même gouvernement pourrait nous convenir. Ces hommes sont les mêmes
qui contestent aujourd'hui le principe de l'inviolabilité du roi. Mais, s'il
est vrai que sur notre terre une population immense est répandue, s'il est
vrai qu'il s'y trouve une multitude d'hommes exclusivement livrés à ces
spéculations de l'intelligence qui portent à l'ambition et à l'amour de la
gloire, s'il est vrai qu'autour de nous des voisins puissants nous obligent à
ne faire qu'une seule masse pour leur résister, s'il est vrai que toutes ces
circonstances sont fatales et ne dépendent pas de nous, il est incontestable
que le remède n'en peut exister que dans le gouvernement monarchique. Quand
un pays est peuplé et étendu, il n'existe, et l'art de la politique l'a
prouvé, que deux moyens de lui donner une existence solide et permanente. Ou
bien vous organiserez séparément ces partis, vous mettrez dans chaque section
de l'empire une portion du gouvernement, et vous fixerez ainsi la stabilité
aux dépens de l'unité, de la force et de tous les avantages qui résultent
d'une grande et homogène association ; ou bien, si vous laissez subsister
l'unité nationale, vous serez obligés de placer au centre une puissance
immuable, qui, n'étant jamais renouvelée par la loi, présentant sans cesse
des obstacles à l'ambition, résiste avec avantage aux secousses, aux rivalités,
aux vibrations rapides d'une population immense, agitée par toutes les
passions qu'enfante une vieille société. Ces maximes décident notre
situation. Nous ne pouvons être stables que par un gouvernement fédératif,
que personne jusqu'ici n'a la démence de nous proposer, ou par le
gouvernement monarchique que vous avez établi, c'est-à-dire en remettant les
rênes du pouvoir exécutif dans une famille par droit de succession
héréditaire. Vous avez laissé au roi inviolable la fonction exclusive de nommer
les agents de son pouvoir ; mais vous avez décrété la responsabilité de ces
agents. Pour être indépendant, le roi doit rester inviolable ; ne nous
écartons pas de cette règle ; nous n'avons cessé de la suivre pour les
individus, observons-la pour le monarque. Nos principes, la constitution, la
loi déclarent qu'il n'est pas déchu ; nous avons donc à choisir entre notre
attachement à la constitution et notre ressentiment contre un homme. Or, je
demande aujourd'hui à celui de vous tous qui pourrait avoir conçu contre le
chef du pouvoir exécutif toutes les préventions, tous les ressentiments les
plus profonds, je lui demande de nous dire s'il est donc plus irrité contre
le roi qu'attaché à la loi de son pays. Je pourrais dire à ceux qui
s'exhalent avec une telle fureur contre l'individu qui a péché ; je leur
dirais : Vous seriez donc à ses pieds si vous étiez contents de lui (applaudissements
prolongés) ?
Ceux qui veulent ainsi sacrifier la constitution à leurs ressentiments contre
un homme me semblent trop sujets à sacrifier la liberté par enthousiasme pour
un autre homme, et, puisqu'ils aiment la république, c'est bien aujourd'hui
le moment de leur dire : Comment voulez-vous une république dans une nation
pareille ? Comment ne craignez-vous pas que cette même mobilité du peuple qui
se manifeste aujourd'hui par la haine ne se manifestât un autre jour par
l'enthousiasme envers un grand homme ? Enthousiasme plus dangereux encore que
la haine ; car la nation française, vous le savez, sait mieux aimer qu'elle
ne sait haïr. Je ne crains pas l'attaque des nations étrangères ni des
émigrés, je l'ai dit ; mais je dis aujourd'hui, avec autant de vérité, que je
crains la continuation des inquiétudes, des agitations qui ne cesseront de
nous travailler tant que la révolution ne sera pas totalement et paisiblement
terminée. On ne peut nous faire aucun mal au dehors ; mais on nous fait un
grand mal au dedans, quand on nous inquiète par des pensées funestes, quand
des dangers chimériques créés autour de nous donnent au milieu du peuple
quelque consistance et quelque crédit aux hommes qui s'en servent pour
l'agiter continuellement ; on nous fait un grand mal quand on perpétue ce
mouvement révolutionnaire qui a détruit tout ce qui était à détruire, et qui
nous a conduits au point où il faut enfin nous arrêter. Si la Révolution fait
un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger. Dans la ligne de la
liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait l'anéantissement de la
royauté ; dans la ligne de l'égalité, le premier acte qui pourrait suivre
serait l'attentat à la propriété. On ne fait pas des révolutions avec des
maximes métaphysiques ; il faut une proie réelle à offrir à la multitude
qu'on égare. Il est donc temps de terminer la Révolution. Elle doit s'arrêter
au moment où la nation est libre et où tous les Français sont égaux. Si elle
continue dans les troubles, elle est déshonorée et nous avec elle. Oui, tout
le monde doit sentir que l'intérêt commun est que la Révolution s'arrête.
Ceux qui ont perdu doivent s'apercevoir qu'il est impossible de la faire
rétrograder. Ceux qui l'ont faite doivent s'apercevoir qu'elle est à son
dernier terme. Les rois eux-mêmes, si quelquefois de profondes vérités
peuvent pénétrer jusque dans les conseils des rois, si quelquefois les
préjugés qui les entourent peuvent laisser passer jusqu'à eux les vues saines
d'une politique grande et philosophique, les rois eux-mêmes doivent
s'apercevoir qu'il y a loin pour eux entre l'exemple d'une grande réforme
dans le gouvernement et l'exemple de l'abolition de la royauté ; que, si nous
nous arrêtons ici, ils sont encore rois ! .... mais, quelle que soit
leur conduite, que la faute vienne d'eux et non pas de nous. Régénérateurs de
l'empire, suivez invariablement votre ligne ; vous avez été courageux et
puissants, soyez aujourd'hui sages et modérés. C'est là que sera le terme de
votre gloire. C'est alors que, vous retirant dans vos foyers, vous obtiendrez
de la part de tous, sinon des bénédictions, du moins le silence de la
calomnie... » Ce discours, le plus beau de Barnave, emporta le décret,
et refoula pendant quelques jours les tentatives de république et de
déchéance dans les clubs des Cordeliers et des Jacobins. L'inviolabilité du
roi fut consacrée en fait comme elle l'était en principe. M. de Bouillé, ses
coaccusés et adhérents furent envoyés par-devant la haute cour nationale
d'Orléans. VII. Pendant
que ces hommes exclusivement politiques, mesurant chacun les pas de la
Révolution à la portée de leurs regards, voulaient l'arrêter avec courage où
s'arrêtaient leurs courtes pensées, la Révolution marchait toujours. Sa
pensée à elle était trop grande pour qu'aucune tête de publiciste, d'orateur
ou d'homme d'État pût la contenir. Son souffle était trop puissant pour
qu'aucune poitrine pût le respirer tout entier. Son but était trop infini
pour qu'elle s'amortît sur aucun des buts successifs que l'ambition de
quelques factions ou la théorie de quelques hommes d'État pouvaient lui
poser. Barnave, les Lameth et La Fayette, comme Mirabeau et comme Necker,
essayaient en vain de retourner contre elle la force qu'ils lui avaient
empruntée. Elle devait, avant de s'apaiser et de ralentir son impulsion,
tromper bien d'autres systèmes, essouffler bien d'autres poitrines et
dépasser bien d'autres buts. Indépendamment
des assemblées nationales qu'elle s'était données comme gouvernement et où
venaient se concentrer principalement les instruments politiques de son
mouvement, elle s'était créé deux leviers plus puissants et plus terribles
encore pour remuer et balayer ces corps politiques quand ils tenteraient
eux-mêmes de s'établir là où elle voulait avancer. Ces deux leviers, c'était
la presse et les clubs. Les clubs et la presse étaient aux assemblées
légales, ce que l'air libre est à l'air enfermé. Tandis que l'air de ces
assemblées se viciait et s'épuisait dans l'enceinte du gouvernement établi,
l'air du journalisme et des sociétés populaires s'imprégnait et s'agitait
sans cesse d'un principe inépuisable de vitalité et de mouvement. On croyait
à la stagnation dedans, mais le courant jetait dehors. La
presse, dans le demi-siècle qui avait précédé la Révolution, avait été l'écho
élevé et serein de la pensée des sages et des réformateurs. Depuis que la
Révolution avait éclaté, elle était devenue l'écho tumultueux et souvent
cynique des passions populaires. Elle avait transformé elle-même les procédés
de communication de la pensée ; elle ne faisait plus de livres, elle n'en
avait pas le temps ; elle se répandait d'abord en brochures ; et plus tard en
une multitude de feuilles volantes et quotidiennes qui, disséminées à bas
prix parmi le peuple ou affichés gratuites sur les murs des places publiques,
provoquent la foule à les lire et à les discuter. Le trésor de la pensée
nationale, dont les pièces d'or étaient trop pures ou trop volumineuses pour
l'usage du peuple, s'était, pour ainsi dire, converti en une multitude de
monnaies de billon, frappées à l'empreinte de ses passions du jour et souvent
souillées des plus vils oxydes. Le journalisme, comme un élément irrésistible
de la vie d'un peuple en révolution, s'était fait sa place à lui-même sans
écouter la loi qui s'était efforcée de l'entraver. Mirabeau,
qui avait besoin du retentissement de la parole dans les départements, avait
créé ce portevoix de la Révolution, malgré les arrêts du conseil, dans les Lettres
à mes commettants et dans le Courrier de Provence. A l'ouverture
des états-généraux et à la prise de la Bastille, d'autres journaux avaient
paru. A chaque insurrection nouvelle répondait une insurrection de nouveaux
journaux. Les principaux organes de l'agitation publique étaient alors les
Révolutions de Paris, rédigées par Loustalot, journal hebdomadaire tiré à
deux cent mille exemplaires. Son esprit se lisait dans son épigraphe : « Les
grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes à genoux,
levons-nous ! » Les Discours de la lanterne aux Parisiens,
transformés plus tard dans les Révolutions de France et de Brabant, étaient
l'œuvre de Camille Desmoulins. Ce jeune étudiant, qui s'était improvisé
publiciste, sur une chaise du jardin du Palais-Royal, aux premiers mouvements
populaires du mois de juillet 1789, avait conservé dans son style, souvent
admirable, quelque chose de son premier rôle. C'était le génie sarcastique de
Voltaire descendu du salon sur les tréteaux. Nul ne personnifiait mieux en
lui la foule que Camille Desmoulins. C'était la foule avec ses mouvements
inattendus et tumultueux, sa mobilité, son inconséquence, ses fureurs
interrompues par le rire ou soudainement changées en attendrissement et en
pitié pour les victimes mêmes qu'elle immolait. Un homme à la fois si ardent
et si léger, si trivial et si inspiré, si indécis entre le sang et les
larmes, si prêt à lapider ce qu'il venait de déifier dans son enthousiasme,
devait avoir sur un peuple en révolution d'autant plus d'empire qu'il lui
ressemblait davantage. Son rôle, c'était sa nature. Il n'était pas seulement
le singe du peuple, il était le peuple lui-même. Son journal, colporté le
soir dans les lieux publics et crié avec des sarcasmes dans les rues, n'a pas
été balayé avec ces immondices du jour. Il est resté et il restera comme une
Satire Ménippée trempée de sang. C'est le refrain populaire qui menait le
peuple aux plus grands mouvements, et qui s'éteignait souvent dans le
sifflement de la corde de la lanterne ou dans le coup de hache de la
guillotine. Camille Desmoulins était l'enfant cruel de la Révolution, Marat
en était la rage ; il avait les soubresauts de la brute dans la pensée et les
grincements dans le style. Son journal, l'Ami du Peuple, suait le sang à
chaque ligne. VIII. Marat
était né en Suisse. Écrivain sans talent, savant sans nom, passionné pour la
gloire sans avoir reçu de la société ni de la nature les moyens de
s'illustrer, il se vengeait de tout ce qui était grand, non-seulement sur la
société, mais sur la nature. Le génie ne lui était pas moins odieux que
l'aristocratie. Il le poursuivait comme un ennemi partout où il voyait
s'élever ou briller quelque chose. Il aurait voulu niveler la création.
L'égalité était sa fureur, parce que la supériorité était son martyre. Il
aimait la Révolution, parce qu'elle abaissait tout jusqu'à sa portée ; il
l'aimait jusqu'au sang, parce que le sang lavait l'injure de sa longue
obscurité ; il s'était fait le dénonciateur en titre du peuple ; il savait
que la délation est la flatterie de tout ce qui tremble. Le peuple tremblait
toujours. Véritable prophète de la démagogie inspiré par la démence, il
donnait ses rêves de la nuit pour les conspirations du jour. Séide du peuple,
il l'intéressait par le dévouement à ses intérêts. Il affectait le mystère
comme tous les oracles. Il vivait dans l'ombre, il ne sortait que la nuit ;
il ne communiquait avec les hommes qu'à travers des précautions sinistres. Un
souterrain était sa demeure. Il s'y réfugiait invisible contre le poignard et
le poison. Son journal avait pour l'imagination quelque chose de surnaturel.
Marat s'était enveloppé d'un véritable fanatisme. La confiance qu'on avait en
lui tenait du culte. La fumée du sang qu'il demandait sans cesse lui avait
porté à la tête. Il était le délire de la Révolution, délire vivant lui-même
! IX. Brissot,
obscur encore, écrivait le Patriote français. Homme politique et aspirant aux
grands rôles, il n'excitait de passions révolutionnaires qu'autant qu'il
espérait pouvoir un jour en gouverner. Constitutionnel d'abord, ami de Necker
et de Mirabeau, homme à gages avant de devenir homme de doctrines, il ne
voyait dans le peuple qu'un souverain plus près de son règne. La république
était son soleil levant. Il y allait comme à sa fortune, mais il y allait
avec prudence en regardant souvent en arrière, pour voir si l'opinion le
suivait. Condorcet,
aristocrate de naissance, mais aristocrate de génie, s'était fait démocrate
par philosophie. Sa passion était la transformation de la raison humaine. Il
écrivait la Chronique de Paris. Carra,
démagogue obscur, s'était fait un nom redouté par les Annales patriotiques.
Fréron, dans l'Orateur du peuple, rivalisait avec Marat. Fauchet, dans
la Bouche de Fer, élevait la démocratie à la hauteur d'une philosophie
religieuse. Enfin, Laclos, officier d'artillerie, auteur d'un roman obscène
et confident du duc d'Orléans, rédigeait le Journal des Jacobins et soufflait
sur la France entière l'incendie d'idées et de paroles dont le foyer était
dans les clubs. Tous
ces hommes s'efforçaient de pousser le peuple au-delà des limites que Barnave
posait à l'événement du 21 juin. Ils voulaient que l'on profitât de l'instant
où le trône était vide pour le faire disparaître de la constitution. Ils
couvraient le roi de mépris et d'injures pour qu'on n'osât pas replacer au
sommet des institutions un prince qu'on aurait avili. Ils demandaient
interrogatoire, jugement, déchéance, abdication, emprisonnement ; ils
espéraient dégrader à jamais la royauté, en dégradant le roi. La république
entrevoyait pour la première fois son heure. Elle tremblait de la laisser
échapper. Toutes ces mains à la fois poussaient les esprits vers un mouvement
décisif. Les articles provoquaient les motions, les motions les pétitions,
les pétitions les émeutes. L'autel de la patrie, au Champ-de-Mars, resté
debout pour une nouvelle fédération, était le lieu qu'on désignait d'avance
aux assemblées du peuple. C'était le mont Aventin où il devait se retirer
pour dominer de là un sénat timide et corrompu. « Plus
de roi, soyons républicains ! écrivait Brissot dans le Patriote. Tel
est le cri du Palais-Royal. Cela ne gagne pas assez : on dirait que c'est un
blasphème. Cette répugnance pour prendre le nom d'un état où l'on est
est bien extraordinaire aux yeux du philosophe. — Point de roi ! point de
protecteur ! point de régent ! Finissons-en avec les mangeurs d'hommes de
toute espèce, répétait la Bouche de Fer. Que les quatre-vingt-trois
départements se confédèrent et déclarent qu'ils ne veulent plus ni tyrans, ni
monarques, ni protecteurs ! Leur ombre est aussi funeste au peuple que
l'ombre des Bohonupas est mortelle à tout ce qui vit. En nommant un régent,
on se battra bientôt pour le choix d'un maître. Battons-nous seulement pour
la liberté ! » Provoqué
par ces allusions à la régence, qu'on parlait de lui décerner, le duc
d'Orléans écrivit aux journaux qu'il était prêt à servir la patrie sur terre
et sur mer : mais que, s'il était question de régence, il renonçait dès ce
moment et pour toujours aux droits que la constitution lui donnait à ce titre
: « Après avoir fait tant de sacrifices à la cause du peuple, disait-il,
il ne m'est plus permis de sortir de l'état de simple citoyen. L'ambition
serait en moi une inexcusable inconséquence. » Décrédité déjà dans tous les
partis, ce prince, incapable désormais de servir le trône, était incapable
aussi de servir la république. Odieux aux royalistes, efface par les
démagogues, suspect aux constitutionnels, il ne lui restait que l'attitude
stoïque dans laquelle il se réfugiait. Il avait abdiqué son rang, il avait
abdiqué sa propre faction, il abdiquait la faveur du peuple. Il ne lui
restait que la vie. Dans le
même moment, Camille Desmoulins apostrophait La Fayette, la première idole de
l'insurrection, par ces paroles cyniques : « Libérateur des deux mondes,
fleur des janissaires, phénix des alguazils-majors, Don Quichotte du Capet et
des deux chambres, constellation du Cheval-Blanc, ma voix est trop faible
pour s'élever au-dessus des clameurs de vos trente mille mouchards et
d'autant de vos satellites, au-dessus du bruit de vos quatre cents tambours
et de vos canons chargés de raisins. J'avais jusqu'ici médit de votre altesse
plus que royale, sur le dire de Barnave, Lameth et Duport. C'est d'après eux
que je vous dénonçais aux quatre-vingt-trois départements comme un ambitieux
qui ne vouliez que parader, un esclave de la cour pareil à ces maréchaux de la
ligue à qui la révolte avait donne le bâton, et qui se regardant comme
bâtards voulaient se faire légitimer. Mais voilà que tout à coup vous vous
embrassez et que vous vous proclamez mutuellement pères de la patrie ! Vous
dites à la nation : Fiez-vous à nous. Nous sommes des Cincinnatus, des
Washington, des Aristide. Auquel croire de ces deux témoignages ? — Peuple
imbécile ! Les Parisiens ressemblent à ces Athéniens à qui Démosthène disait
: — Serez-vous toujours comme ces athlètes, qui, frappés dans un endroit, y
portent la main, frappés dans un autre, l'y portent encore, et, toujours
occupés des coups qu'ils viennent de recevoir, ne savent ni frapper ni se
préserver ! — Ils commencent à se douter que Louis XVI pourrait bien être un
parjure quand il est à Varennes ! Il me semble les voir de même grands yeux
ouverts quand ils verront La Fayette ouvrir au despotisme et a l'aristocratie
les portes de la capitale. Puissé-je me tromper dans mes conjectures : car je
m'éloigne de Paris, comme Camille, mon patron, s'éloigna d'une ingrate patrie
en lui souhaitant toutes sortes de prospérités. Je n'ai pas besoin d'avoir
été empereur, comme Dioclétien, pour savoir que les belles laitues de
Salerne, qui valaient mieux que l'empire d'Orient, valent bien l'écharpe dont
se pare un municipal et les inquiétudes avec lesquelles un journaliste
jacobin rentre le soir chez lui, craignant toujours de tomber dans une
embuscade de coupe-jarrets du général. Pour moi, ce n'est, point pour établir
deux chambres que j'ai pris le premier la cocarde tricolore ! » X. Tel
était le ton général de la presse ; tel était l'inépuisable rire que ce jeune
homme semait, comme l'Aristophane d'un peuple irrité. Il l'accoutumait à
bafouer même la majesté, le malheur, la beauté. Un jour vint où il eut
besoin, pour lui-même et pour la jeune et belle femme qu'il adorait, de cette
pitié qu'il avait détruite dans le peuple. Il n'y trouva que le rire brutal
de la multitude, et il mourut, triste pour la première fois. Le
peuple, dont toute la politique est de sentiment, ne comprenait rien aux
pensées des hommes d'État de l'Assemblée, qui lui imposaient ce roi fugitif,
par respect pour une royauté abstraite. La modération de Barnave et des
Lameth lui sembla une complicité. Les cris de trahison retentirent dans tous
ses rassemblements. Le décret de l'Assemblée fut le signal d'une fermentation
croissante qui se révélait, depuis le 13 juillet, par des attroupements, des
imprécations ou des menaces. Des masses d'ouvriers sortis des ateliers se
répandirent sur les places publiques, et demandèrent du pain à la
municipalité. La commune, pour les apaiser, leur vota des distributions et
des subsides. Bailly, maire de Paris, les harangua et leur ouvrit des travaux
extraordinaires. Ils y allèrent un moment, et les désertèrent bien vite à
l'attrait du tumulte grossi par les cris de la faim. La
foule se portait de l'Hôtel-de-Ville aux Jacobins, des Jacobins à l'Assemblée
nationale, demandant la déchéance et la république. Cette foule n'avait
d'autre chef que l'inquiétude qui l'agitait. Un instinct spontané et unanime
lui disait que l'Assemblée manquait l'heure des grandes résolutions. Elle
voulait la forcer à la ressaisir. Sa volonté était d'autant plus puissante
qu'elle était anonyme. Aucun chef ne lui donnait une impulsion visible. Elle
marchait d'elle-même, elle parlait elle-même, elle écrivait elle-même dans la
rue, sur la borne, ses pétitions menaçantes. La première que le peuple
présenta à l'Assemblée, le 14, et qu'il escorta de quatre mille
pétitionnaires, était signée : Le peuple. Le 14 juillet et le 6 octobre lui
avaient appris son nom. L'Assemblée, ferme et impassible, passa simplement à
l'ordre du jour. En
sortant de l'Assemblée, la foule se porta au Champ-de-Mars. Elle signa en
plus grand nombre une seconde pétition en termes plus impératifs : « Mandataires
d'un peuple libre, détruirez-vous l'ouvrage que nous avons fait ?
Remplacerez-vous la liberté par le règne de la tyrannie ? S'il en était
ainsi, sachez que le peuple français qui a conquis ses droits ne veut plus
les perdre. » — En quittant le Champ-de-Mars, le peuple s'ameuta autour des
Tuileries, de l'Assemblée, du Palais-Royal. De son propre mouvement, il fit
fermer les théâtres et proclama la suspension des plaisirs publics, jusqu'à
ce qu'on lui eût fait justice. Le soir, quatre mille personnes se portèrent
aux Jacobins comme pour reconnaître, dans les agitateurs qui s'y
rassemblaient, la véritable assemblée du peuple. Les chefs de sa confiance
s'y trouvaient. La tribune était occupée par un membre qui dénonçait à la
société un citoyen pour avoir tenu un propos injurieux contre Robespierre.
L'accusé se justifie ; on le chasse violemment de l'enceinte. En ce moment,
Robespierre paraît et demande grâce pour le citoyen qui l'a insulté. Des
applaudissements couvrent sa généreuse intercession. L'enthousiasme pour
Robespierre est au comble. « Voûtes sacrées des Jacobins, disait une
adresse des départements, vous nous répondez de Robespierre et de Danton, ces
deux oracles du patriotisme ? » Une pétition fut proposée par Laclos. Elle sera
envoyée dans les départements, et couverte de dix millions de signatures. Un
membre combat cette mesure, par amour pour l'ordre et pour la paix. Danton se
lève : « Et moi aussi j'aime la paix, mais ce n'est pas la paix de
l'esclavage. Si nous avons de l'énergie, montrons-la. Que ceux qui ne se
sentent pas le courage de lever le front devant la tyrannie se dispensent de
signer notre pétition. Nous n'avons pas besoin d'autre épreuve pour nous
connaître. La voilà toute trouvée. » Robespierre
parla ensuite. Il montra au peuple que Barnave et les Lameth jouaient le même
rôle que Mirabeau. « Ils se concertent avec nos ennemis, et nous
appellent des factieux ! » Plus timide que Laclos et Danton, il ne
se prononça pas sur la pétition. Homme de calcul plus que de passion, il
prévoyait que le mouvement désordonné échouerait contre la résistance
organisée de la bourgeoisie. Il se réservait une retraite dans la légalité,
et gardait une mesure avec l'Assemblée. Laclos insista. Le peuple l'emporta.
On se sépara à minuit, et l'on convint qu'on signerait le lendemain la
pétition au Champ-de-Mars. Le jour
suivant fut perdu pour la sédition en contestations entre les clubs sur les
termes de la pétition. Les républicains négociaient avec La Fayette, à qui on
offrait la présidence d'un gouvernement américain. Robespierre et Danton, qui
détestaient La Fayette ; Laclos, qui poussait au duc d'Orléans, ralentirent
de concert l'impulsion imprimée par les Cordeliers asservis à Danton.
L'Assemblée attentive, Bailly debout, La Fayette résolu veillaient de concert
à la répression de tout mouvement. Le 16, l'Assemblée manda à sa barre la
municipalité et les ministres pour lui répondre de l'ordre public. Elle
rédigea une adresse aux Français pour les rallier autour de la constitution.
Bailly fit publier, le soir, une proclamation contre les agitateurs. Les
Jacobins indécis décrétèrent eux-mêmes leur soumission aux décrets de
l'Assemblée. Au moment du combat, les chefs du mouvement projeté
s'éclipsèrent. La nuit se passa en préparatifs militaires contre les
rassemblements du lendemain. XI. Le 17,
de grand matin, le peuple sans chefs commença à se porter au Champ-de-Mars et
à entourer l'autel de la patrie, dressé au milieu de la grande place de la
fédération. Un hasard bizarre et funeste ouvrit les scènes de meurtre de
cette journée. Quand la multitude est soulevée, tout lui est occasion de
crime. Un jeune peintre, qui copiait, avant l'heure du rassemblement, les
inscriptions patriotiques gravées sur les faces de l'autel, entendit un léger
bruit sous ses pieds. Il s'étonne, il regarde et il voit la pointe d'une
vrille avec laquelle des hommes, cachés sous les marches de l'autel,
perçaient les planches du piédestal. Il court au premier poste. Des soldats
le suivent. On soulève une des marches et on trouve deux invalides, qui
s'étaient introduits pendant la nuit sous l'autel, sans autre dessein,
déclarent-ils, qu'une puérile et obscène curiosité. Aussitôt le bruit se
répand qu'on a miné l'autel de la patrie pour faire sauter le peuple ; qu'un
baril de poudre a été découvert à côté des conjurés ; que les invalides
surpris dans les préparatifs du crime étaient des stipendiés connus de
l'aristocratie ; qu'ils ont avoué leur fatal dessein et les récompenses
promises au succès de leur scélératesse. La foule, trompée et furieuse,
entoure le poste du Gros-Caillou. On interroge les deux invalides. Aussitôt
qu'ils sortent du poste pour être conduits à l'Hôtel-de-Ville, on se jette
sur eux, on les arrache aux soldats qui les conduisent, ils sont égorgés, et
leurs têtes, placées au bout de piques, sont promenées, par une bande
d'enfants féroces, jusqu'aux environs du Palais-Royal. XII. La
nouvelle de ces meurtres, confusément répandue et diversement interprétée
dans la ville, à l'Assemblée, parmi les groupes, y excita des sentiments
divers selon qu'on y vit un crime du peuple ou un crime de ses ennemis. La
vérité ne perça que plus tard. L'agitation s'accrut de l'indignation des uns,
des soupçons des autres. Bailly, averti, envoya au Champ-de-Mars trois
commissaires et un bataillon. D'autres commissaires parcouraient les
quartiers de la capitale, lisant au peuple la proclamation do ses magistrats
et l'adresse de l'Assemblée nationale. Le
terrain de la Bastille était occupé par la garde nationale et par les
sociétés patriotiques qui devaient de là se rendre au champ de la fédération.
Danton, Camille Desmoulins, Fréron, Brissot et les principaux meneurs du
peuple avaient disparu : les uns disent pour concerter des mesures
insurrectionnelles chez Legendre, à la campagne ; les autres, pour échapper à
la responsabilité de la journée. Plus tard, cette première version fut
adoptée par la haine de Robespierre contre Danton, à qui Saint-Just dit dans
son acte d'accusation : « Mirabeau, qui méditait un changement de
dynastie, sentit le prix de ton audace ; il la saisit. Tu t'écartas des lois,
des principes sévères. On n'entendit plus parler de toi jusqu'aux massacres du
Champ-de-Mars. Tu appuyas cette fausse mesure du peuple et la proposition de
la loi qui n'avait d'autre objet que de servir de prétexte au déploiement du
drapeau rouge et à l'essai de la tyrannie ! Les patriotes qui n'étaient pas
initiés à ce complot avaient combattu ton opinion perfide. Tu fus nommé avec
Brissot rédacteur de la pétition. Vous échappâtes à la fureur de La Fayette,
qui fit massacrer dix mille patriotes. Brissot resta tranquillement dans
Paris, et toi, tu fus couler d'heureux jours à Arcis-sur-Aube. Conçoit-on le
calme de ta retraite à Arcis-sur-Aube, toi l'un des auteurs de la pétition,
tandis que les signataires étaient chargés de fers ou égorgés ? Vous étiez
donc, Brissot et toi, des objets de reconnaissance pour la tyrannie, puisque
vous n'étiez pas pour elle des objets de haine ? » Camille
Desmoulins justifie aussi l'absence de Danton, la sienne et celle de Fréron,
en racontant que Danton avait fui la proscription et L'assassinat dans la
maison de son beau-père à Fontenay, la nuit précédente, et qu'il y était
cerné par une bande d'espions de La Fayette ; que Fréron, en passant sur le
Pont-Neuf, avait été assailli, foulé aux pieds, blessé par quatorze bandits
soldés, et que Camille lui-même, désigné au poignard, n'avait été manqué que
par une erreur de signalement. L'histoire n'a pas cru aux prétendus
assassinats de La Fayette ; Camille, invisible le jour, reparut le soir aux
Jacobins. XIII. Cependant
la foule commençait à affluer par toutes les embouchures du Champ-de-Mars.
Elle était agitée, mais inoffensive. La garde nationale, dont M. de La
Fayette avait mis sur pied tous les bataillons, était sous les armes. Un de
ses détachements, qui était arrivé avec du canon au Champ-de-Mars le matin,
se retirait par les quais. On ne voulait pas provoquer le peuple par l'aspect
inutile de la force armée. A midi, les hommes rassemblés autour de l'autel de
la patrie, ne voyant point paraître les commissaires des Jacobins qui avaient
promis d'apporter la pétition à signer, nommèrent spontanément quatre
commissaires choisis parmi eux pour en rédiger une. L'un de ces commissaires
prit la plume. Les citoyens se pressèrent autour de lui, et il écrivit. Voici
les principaux traits de cette pétition : « Sur
l'autel de la patrie, 15 juillet an III. Représentants Représentants la
nation ! vous touchez au terme de vos travaux. Un grand crime se commet ;
Louis fuit, il a abandonné indignement son poste. L'empire est à deux doigts
de l'anarchie. On l'arrête ; il est ramené à Paris ; on demande qu'il soit
jugé. Vous déclarez qu'il sera roi... Ce n'est pas le vœu du peuple ! Le
décret est nul. Il vous a été enlevé par ces deux cent quatre-vingt-douze
aristocrates qui ont déclaré eux-mêmes qu'ils n'avaient plus de voix à
l'Assemblée nationale. Il est nul parce qu'il est contraire au vœu du peuple,
votre souverain. Revenez sur ce décret. Le roi a abdiqué par son crime.
Recevez son abdication, convoquez un nouveau pouvoir constituant, désignez le
coupable, et organisez un autre pouvoir exécutif. » Cette
pétition fut portée sur l'autel de la patrie, et des cahiers de papier
déposés sur les quatre coins de l'autel reçurent six mille signatures. Conservée
aujourd'hui aux archives de la municipalité, cette pétition porte partout
l'empreinte de la main du peuple. C'est la médaille de la Révolution frappée
sur place avec le métal en fusion de l'agitation populaire. On y voit
apparaître çà et là des noms sinistres qui sortent pour la première fois de
l'obscurité. Ces noms sont comme les hiéroglyphes du temps. Les actes des
hommes aujourd'hui fameux qui signaient des noms alors inconnus donnent à ces
signatures une signification rétrospective. L'œil s'attache avec curiosité à
ces caractères, qui semblent contenir dans quelques signes le mystère de
toute une vie et l'horreur de toute une époque. Ici c'est Chaumette, alors
étudiant en médecine, rue Mazarine, n° 9. Là c'est Maillard, le président des
massacres de septembre. Plus loin Hébert ; au-dessous Henriot, le général des
suppliciés de la terreur. La signature grêle et affilée d'Hébert, qui fut
depuis le Père Duchesne ou le Peuple en colère, a la forme d'une araignée qui
étend ses pattes sur sa proie. Santerre a signé plus bas. C'est le dernier
nom qui signifie un homme connu. Les autres ne signifient que la foule. On
voit que des multitudes de mains hâtives et tremblantes sont venues apporter
en désordre leur ignorance ou leur fureur sur ce papier. Beaucoup même de ces
mains ne savaient pas écrire. Un cercle d'encre et une croix au milieu du
cercle attestent leur volonté anonyme. Quelques noms de femmes s'y lisent. On
y reconnaît beaucoup de noms d'enfants, à l'incertitude de la main guidée par
une main étrangère. Pauvres enfants qui confessaient la foi de leurs parents
sans la comprendre et qui signaient les passions du peuple avant de pouvoir
balbutier la langue des hommes faits ! XIV. Le
corps municipal avait été informé à deux heures des meurtres commis au
Champ-de-Mars et des insultes faites à la garde nationale envoyée pour
dissiper le rassemblement. M. de La Fayette lui-même, qui guidait ces
premiers détachements, avait été atteint par quelques pierres lancées du sein
de la foule. On répandait même qu'un homme, en habit de garde national, avait
tiré sur lui un coup de pistolet ; que cet homme, arrêté par l'escorte du
général et amené à ses pieds, avait été généreusement pardonné et relâché par
lui : ce bruit populaire jeta un intérêt héroïque sur M. de La Fayette et
anima d'une nouvelle ardeur la garde nationale, qui lui était dévouée. A ce
récit, Bailly n'hésita pas à proclamer la loi martiale et à déployer le
drapeau rouge, dernière raison contre la sédition. De leur côté les
séditieux, alarmés par l'aspect du drapeau rouge flottant aux fenêtres de
l'Hôtel-de-Ville, avaient envoyé douze d'entre eux en députation vers la
municipalité. Ces commissaires parviennent à la salle d'audience, à travers
une forêt de baïonnettes. Ils demandent qu'on délivre et qu'on leur rende
trois citoyens arrêtés. On ne les écoute pas. Le parti de combattre était
pris. Le maire et le corps municipal descendent, en proférant des mots
menaçants, les degrés de l'Hôtel-de-Ville. Cette place était couverte de
gardes nationaux et de bourgeoisie. A l'aspect de Bailly, précédé du drapeau
rouge, un cri d'enthousiasme part de tous les rangs. Les gardes nationaux
élèvent spontanément leurs armes et font résonner les crosses de leurs fusils
sur les pavés. La force publique, électrisée par l'indignation contre les
clubs, était dans un de ces frémissements nerveux qui saisissent les corps
comme les individus. L'esprit public était tendu. Le coup pouvait partir de
lui-même. La
Fayette, Bailly, le corps municipal se mirent en marche, précédés du drapeau
rouge et suivis de dix mille hommes de gardes nationales ; les bataillons
soldés des grenadiers de cette armée de citoyens formaient l'avant-garde. Un
peuple immense suivait, par un entraînement naturel, ce courant de
baïonnettes qui descendait lentement par les quais et par les rues du
Gros-Caillou vers le Champ-de-Mars. Pendant cette marche, l'autre peuple,
réuni depuis le matin autour de l'autel de la patrie, continuait à signer
paisiblement la pétition. Il croyait à un développement de forces, mais il ne
croyait pas à la violence. Son attitude calme et légale et la longue impunité
des séditions, depuis deux ans, lui laissaient croire à une impunité
éternelle. Il ne considérait le drapeau rouge que comme une loi de plus à
mépriser. Arrivé
aux glacis extérieurs du Champ-de-Mars, La Fayette divisa son armée en trois
colonnes : la première de ces colonnes déboucha par l'avenue de
l'École-Militaire, la seconde et la troisième colonnes par les deux
ouvertures successives qui coupent les glacis de distance en distance en
allant de l'École-Militaire à la Seine. Bailly, La Fayette, le corps
municipal, le drapeau rouge étaient en tête de la colonne du milieu. Le pas
de charge, battu par quatre cents tambours, et le roulement des pièces de
canon sur les pavés annonçaient de loin l'armée nationale. Ces bruits
éteignirent un moment le sourd murmure et les cris épars des cinquante mille
hommes, femmes ou enfants qui occupaient le centre du Champ-de-Mars ou qui se
pressaient sur les glacis. Au moment où Bailly débouchait entre les glacis,
les hommes du peuple, qui les couvraient et qui dominaient de là le cortége
du maire, les baïonnettes et les canons, éclatèrent en cris forcenés et en
gestes menaçants contre la garde nationale : « A bas le drapeau rouge !
Honte à Bailly ! Mort à La Fayette ! » Le peuple du Champ-de-Mars répondit à
ces cris par des imprécations unanimes. Des mottes de terre détrempées par la
pluie du jour, seule arme de cette foule, volèrent sur la garde nationale et
atteignirent le cheval de M. de La Fayette, le drapeau rouge et Bailly
lui-même. Quelques coups de pistolet furent, dit-on, tirés de loin sur eux.
Rien n'est moins prouvé. Ce peuple ne songeait point à combattre, il ne
voulait qu'intimider. Bailly lit faire les sommations légales. On y répondit
par des huées. Avec la dignité impassible de sa magistrature et avec la
douleur grave de son caractère, Bailly donna l'ordre de dissiper le peuple
par la force. La Fayette fit d'abord tirer en l'air ; mais le peuple,
encouragé par la vaine démonstration de ces décharges qui ne blessaient
personne, se reformant de nouveau devant la garde nationale, une décharge
mortelle éclata sur toute la ligne, tua, blessa, renversa cinq ou six cents
hommes, les républicains dirent dix mille. Au même moment les colonnes
s'ébranlèrent, la cavalerie chargea, les canonniers se préparèrent à faire
feu. Le sillon de la mitraille dans cette foule compacte aurait mis en pièces
des masses d'hommes. La Fayette, ne pouvant contenir de la voix ses
canonniers irrités, poussa son cheval à la gueule du canon, et par ce
mouvement héroïque préserva des milliers de victimes. En un
clin d'œil, le Champ-de-Mars fut évacué. Il n'y resta que les cadavres des
femmes, des enfants renversés ou fuyant devant les charges de la cavalerie,
et quelques hommes, plus intrépides, sur les marches de l'autel de la patrie,
qui, au milieu du feu le plus terrible et sous les bouches du canon,
recueillaient et se partageaient, pour les sauver, les cahiers des pétitions
comme des feuilles sacrées, témoignage de la volonté ou gages sanglants de la
vengeance future du peuple. Ils ne se retirèrent qu'en les emportant. Les
colonnes de la garde nationale, et la cavalerie surtout, poursuivirent les
fuyards jusque dans les champs voisins de l'École-Militaire ; ils firent
quelques centaines de prisonniers. Du côté de la garde nationale, personne ne
périt ; du côté du peuple, le nombre des victimes est resté inconnu. Les uns
l'atténuèrent pour diminuer l'odieux d'une exécution sans lutte, les autres
le grossirent pour grandir le ressentiment du peuple. On balaya clans la
nuit, qui tombait déjà, les cadavres ; la Seine les roula vers l'Océan. On se
divisa sur la nature, sur les détails de cette exécution : les uns
l'appelèrent un crime, les autres un devoir sévère ; mais le nom du peuple
est resté à cette journée où l'on tua sans combattre : il continua à l'appeler
le massacre du Champ-de-Mars. XV. La
garde nationale, ralliée par M. de La Fayette, rentra victorieuse mais triste
dans l'enceinte de Paris. On voyait à son attitude qu'elle marchait entre la
gloire et la honte, peu sure elle-même de ce qu'elle avait fait. Au milieu de
quelques acclamations qui l'accueillaient sur son passage, elle entendait des
imprécations à demi-voix. Les mots d'assassinats et de vengeance répondaient
aux mots de civisme et de dévouement à la loi. Elle passa morne sous les murs
de cette Assemblée nationale qu'elle venait de défendre, plus morne et plus
silencieuse encore sous les fenêtres de ce palais de la monarchie dont elle
venait de soutenir la cause plutôt que le roi. Bailly, froid et impassible
comme la loi, La Fayette, résolu et glacé comme un système, ne savaient lui
imprimer aucun élan au-delà de son rigoureux devoir. Elle replia le drapeau
rouge, teint de son premier sang, et se dispersa bataillon par bataillon dans
les rues sombres de Paris, plutôt comme une gendarmerie qui rentre d'une
exécution que comme une armée qui revient d'une victoire. Telle
fut cette journée du Champ-de-Mars qui donna à l'Assemblée constituante trois
mois dont elle ne profita pas, qui intimida quelques jours les clubs, mais
qui ne rendit ni à la monarchie ni à l'ordre le sang qu'elle avait coûté. La
Fayette eut, ce jour-là, entre les mains la république ou la monarchie ; il
ne sut vouloir que l'ordre. XVI. Le
lendemain, Bailly vint rendre compte à l'Assemblée du triomphe de la loi. Il
témoigna la douleur qui était dans son âme et la mâle énergie qui était dans
son devoir. « Les conjurations étaient formées, dit-il, la force était
nécessaire. Le châtiment est retombé sur le crime. » Le président
approuva au nom de l'Assemblée la conduite du maire, et Barnave remercia, en
termes froids et timides, la garde nationale. Ses louanges ressemblaient
presque à des excuses. L'élan des vainqueurs s'arrêtait déjà. Péthion le
sentit, se leva, dit quelques mots sur un projet de décret qu'on venait de
proposer contre les provocateurs aux attroupements. Ces mots, dans la bouche
de Péthion, qu'on savait l'ami de Brissot et des conspirateurs, furent
d'abord accueillis par des sarcasmes du côté droit et bientôt couverts
d'applaudissements du côté gauche et des tribunes. Barnave composa. La
victoire du Champ-de-Mars était déjà contestée dans l'Assemblée. Les clubs se
rouvrirent le soir. Robespierre, Brissot, Danton, Camille Desmoulins, Marat,
qui avaient disparu quelques jours, se montrèrent, reprirent leur audace.
L'hésitation de leurs ennemis les rassura. En attaquant tous les jours une
loi qui se contentait de se défendre, les factions ne pouvaient manquer de
lasser la loi. D'accusés, ils se tirent accusateurs. Leurs feuilles, un
moment abandonnées, s'envenimèrent de toute la peur qu'ils avaient éprouvée.
Elles couvrirent de ridicule et d'exécration les noms de Bailly et de La
Fayette. Elles semèrent la vengeance-dans le cœur du peuple, en remuant sans
cesse à ses yeux le sang du Champ-de-Mars. Le drapeau rouge devint le symbole
du gouvernement, le linceul de la liberté. Les conspirateurs se posèrent en
victimes ; ils effarouchèrent l'esprit du peuple par les récits imaginaires des
plus odieuses persécutions. XVII. « Voyez,
écrivait Desmoulins, voyez les satellites de La Fayette sortir furieux de
leurs casernes ou plutôt de leurs tavernes. Ils s'assemblent, ils chargent à
balle devant le peuple. Les bataillons d'aristocrates s'animent au massacre.
C'est surtout dans les yeux de la cavalerie qu'on voit la soif du sang
allumée par la double ivresse du vin et de la vengeance. Cette armée de
bourreaux en voulait surtout aux femmes et aux enfants. L'autel de la patrie
est couvert de cadavres. C'est ainsi que La Fayette trempe ses mains dans le
sang des citoyens, ses mains qui dégoutteront toujours à mes yeux de ce sang
innocent. Cette même place où il les avait élevées au ciel pour lui jurer de
les défendre !... Depuis ce moment, les meilleurs citoyens sont proscrits, on
les arrête dans leur lit, on s'empare de leurs papiers, on brise leurs
presses, on signe des tables de proscription. Les modérés affichent ces
tables et les signent. Il faut purger la société, disent-ils, des Brissot,
des Carra, des Péthion, des Bonneville, des Fréron. des Danton, des Camille !
Danton et moi nous n'avons trouvé d'asile que dans la fuite contre nos
assassins ! Les patriotes sont des factieux !... et il se trouve des gens,
ajoutait Fréron, pour justifier ces lâches assassinats, ces délations, ces
lettres de cachet, ces saisies de papiers, ces confiscations de presses ! et
l'on tient huit jours suspendu aux balcons de l'Hôtel-de-Ville ce drapeau
sinistre couleur de sang, comme jadis on attachait aux voûtes du temple
métropolitain les drapeaux recueillis au milieu des cadavres des ennemis
vaincus !... On saisit les presses de l'imprimeur de Marat, dit-il ailleurs.
Le nom de l'auteur devait mettre à l'abri le typographe. L'imprimerie est un
meuble sacré, aussi sacré que le berceau d'un nouveau-né, que les agents du
fisc avaient jadis l'ordre de respecter ! Le silence du tombeau règne dans la
ville ; les lieux publics sont déserts, les théâtres ne retentissent plus que
d'applaudissements serviles aux accents du royalisme triomphant sur la scène
comme dans nos rues ! Il vous tardait, Bailly, et vous, traître La Fayette,
de faire usage de cette arme de la loi martiale si terrible à manier. Non,
non, rien ne lavera plus la tache indélébile du sang de vos frères, qui a
rejailli sur vos écharpes, sur vos uniformes. Il en est tombé jusque sur vos
cœurs. C'est un poison lent qui vous dévorera jusqu'au dernier ! » Pendant
que la presse révolutionnaire soufflait ainsi le feu du ressentiment dans les
âmes, les clubs, rassurés par la mollesse de l'Assemblée et par la
scrupuleuse légalité de La Fayette, subissaient faiblement le contre-coup de
la victoire du Champ-de-Mars. Une scission s'opérait, dans le sein de la
société des Jacobins, entre les membres exaltés de cette réunion et ses
premiers fondateurs, Barnave, Duport et les Lameth. Ce schisme avait eu son
principe dans la grande question de la non-rééligibilité des membres de
l'Assemblée nationale à l'Assemblée législative qui devait bientôt lui
succéder. Les Jacobins purs voulaient, avec Robespierre, que l'Assemblée
nationale abdiquât en masse, et se condamnât elle-même à l'ostracisme
politique, pour laisser la place libre à des hommes nouveaux et plus trempés
encore dans l'esprit du temps. Les Jacobins modérés et constitutionnels
regardaient cette abdication comme aussi funeste à la monarchie que mortelle
à leur ambition. Ils voulaient saisir eux-mêmes la direction du pouvoir
qu'ils venaient de fonder. Ils se croyaient seuls capables de modérer le
mouvement qu'ils avaient imprimé. Ils voulaient régner au nom des lois qu'ils
avaient faites. Robespierre,
au contraire, qui sentait sa faiblesse dans une assemblée composée des mêmes
éléments, voulut que ces éléments fussent exclus de l'assemblée nouvelle. La
loi qu'il faisait à ses collègues, il la subissait lui-même. Mais, dominant
presque sans rival aux Jacobins, il avait en eux son assemblée à lui. Son
instinct ou son calcul lui disait que les Jacobins prendraient l'empire sur
une assemblée nouvelle, incertaine, composée d'hommes dont les noms seraient
inconnus à la nation. Homme de faction, il lui suffisait que les factions
régnassent. L'instrument qu'il s'était créé dans les Jacobins et son immense
popularité lui donnaient la certitude de régner lui-même sur les factions. Cette
question, au moment des événements du Champ-de-Mars, agitait et tendait déjà
à dissoudre les Jacobins. Le club rival des Feuillants, composé en majorité
de constitutionnels et de membres de l'Assemblée nationale, avait une
attitude plus légale et plus monarchique. L'irritation contre les excès
populaires et la haine contre Robespierre et Brissot poussaient les anciens
fondateurs du club des Jacobins à se rallier aux Feuillants. Les Jacobins
tremblaient de voir l'empire des factions leur échapper et s'affaiblir en se
divisant. « C'est la cour, disait Camille Desmoulins, l'ami et le
régularisateur de Robespierre, c'est la cour qui fomente parmi nous ce
schisme, et qui a inventé ce moyen perfide de perdre le parti populaire ;
elle connaît bien les Lameth, les La Fayette, les Barnave, les Duport et autres
premiers figurants de la société des Jacobins. Que voulaient tous ces
courtisans ? s'est-elle dit. Ils ne voulaient qu'être portés aux grandes
places par les flots de la multitude et par le vent de la popularité, des
commandements, des ministères, surtout de l'or. La faveur de la cour, qui
leur manquait, est comme les voiles de leur ambition ; à défaut de ces
voiles, ils se servent des rames du peuple. Montrons aux Lameth et aux
Barnave qu'ils ne seront pas réélus, qu'ils ne pourront arriver à aucun poste
important avant quatre ans. Ils seront furieux, ils se retourneront vers
nous. J'ai vu Alexandre et Théodore Lameth la veille du jour où Robespierre
fit adopter la non-rééligibilité. Les Lameth étaient encore patriotes. Le
lendemain, ils n'étaient plus les mêmes hommes. On n'y peut tenir,
disaient-ils avec Duport. Il faut sortir de France. Comment ! ceux qui ont
fait la constitution auraient le dépit de voir détruire peut-être leur
ouvrage par la prochaine législation ! Il nous faudra entendre dans les
galeries de l'Assemblée un sot à la tribune faire le procès a nos meilleurs
établissements, sans que nous puissions les défendre ! Ah ! plût à Dieu
qu'ils sortissent de France ! N'y a-t-il pas de quoi mépriser bien
profondément et l'Assemblée et le peuple de Paris, quand on voit que la clef
de tout ceci, c'est que le pouvoir allait échapper aux Lameth et aux La
Fayette, et que Duport et Barnave ne seraient pas réélus ! » Péthion,
alarmé de ces symptômes de discorde, parla à la tribune des Jacobins dans un
sens conciliateur. « Vous êtes perdus, dit-il, si les membres de l'Assemblée
se retirent de vous et passent en masse aux Feuillants. L'empire de l'opinion
vous échappe, et ces innombrables sociétés affiliées, que votre esprit
gouverne dans toute la France, rompront le lien d'unité qui les attache à
vous. Prévenez les coups de vos ennemis. Faites une adresse aux sociétés
affiliées, et rassurez-les sur vos intentions constitutionnelles. Dites-leur
qu'on vous calomnie auprès d'elles, et que vous n'êtes point des factieux.
Dites-leur que, loin de vouloir troubler la paix publique, l'objet de tous
vos soins est de prévenir les troubles, dont la fuite du roi nous a menacés.
Dites-leur que nous nous en rapportons à l'influence imposante et rapide de
l'opinion. Respect pour l'Assemblée, fidélité a la constitution, dévouement à
la patrie et à la liberté : voilà nos principes ! » Cette adresse, dictée par
l'hypocrisie de la peur, fut adoptée et envoyée a toutes les sociétés du
royaume. Cette mesure fut suivie d'une épuration des Jacobins. On n'en laissa
subsister que le noyau primitif, qui réorganisa le reste au scrutin. Péthion
présida à l'opération. Les
Feuillants, de leur côté, écrivirent aux sociétés patriotiques des
départements. Il y eut un moment d'interrègne des factions. Mais bientôt les
sociétés des départements se prononcèrent en masse et avec une explosion
révolutionnaire presque unanime en faveur des Jacobins. « Union pure et
simple avec nos frères de Paris, » tel fut le cri de ralliement de tous les
clubs. Six cents clubs envoyèrent leur acte d'adhésion aux Jacobins. Dix-huit
seulement se prononcèrent pour les Feuillants. Les factions sentaient le
besoin d'unité, comme la nation elle-même. Le schisme de l'opinion fut
étouffé par l'enthousiasme de la grandeur de son œuvre. Péthion, dans une
lettre à ses commettants, qui produisit un effet immense, rendit compte de
ces tentatives avortées de division parmi les patriotes et dénonça les
dissidents. « Je tremble pour mon pays, leur disait-il. Les modérés
méditent de réformer déjà la constitution, et de rendre au roi le pouvoir à
peine reconquis par le peuple. L'âme bouleversée par ces pensées sinistres,
je me décourage : je suis prêt à quitter le poste où votre confiance m'a
placé. Ô ma patrie ! sois sauvée, et je rendrai en paix mon dernier soupir !
» Ainsi
parlait Péthion, qui commençait dès lors à devenir l'idole du peuple. Il
n'avait ni l'audace ni le talent de Robespierre, mais il avait de plus que
lui l'hypocrisie, ce voile honteux des situations doubles. Le peuple le
croyait honnête, et sa parole avait sur les masses l'autorité de sa renommée. XVIII. La
coalition qu'il dénonçait au peuple était vraie. Barnave s'entendait avec la
cour. Malouet, membre éloquent et habile du côté droit, s'entendait avec
Barnave. Un plan de modification à la constitution avait été concerté entre
ces deux hommes, ennemis hier, alliés aujourd'hui. Le moment était venu de
relier en un seul corps toutes ces lois éparses, votées pendant une
révolution de trente mois. En séparant, dans cette revue des actes de
l'Assemblée, ce qui était organique de ce qui ne l'était pas, on allait avoir
l'occasion de revenir sur tous les articles de la constitution. On pouvait
profiter, pour les amender dans un sens plus monarchique, de cette réaction
produite par la victoire de La Fayette. Ce que la passion et la colère
avaient enlevé de trop aux prérogatives de la couronne, la raison et la
réflexion pouvaient le leur rendre. Les mêmes hommes, qui avaient mis le
pouvoir exécutif entre les mains de l'Assemblée, espéraient le lui arracher.
Ils croyaient tout possible à leur éloquence et à leur popularité. Comme tous
ceux qui descendent le cours d'une révolution, ils croyaient pouvoir le
remonter aussi aisément. Ils ne s'apercevaient pas que leurs forces, dont ils
étaient si fiers, n'étaient pas en eux-mêmes, mais dans le courant qui les
emportait. Les événements allaient leur apprendre qu'il n'y a point de force
contre les passions une fois qu'on leur a cédé. La force d'un homme d'État,
c'est son caractère. Une seule complaisance envers les factions est un
indispensable engagement avec elles. Quand on a consenti à être leur
instrument, on peut devenir leur idole et leur victime, jamais leur maître.
Barnave allait l'apprendre trop tard, et les Girondins allaient l'apprendre
après lui. Malouet
fit part aux principaux membres du parti royaliste du plan combiné avec
Barnave. Voici en quoi ce plan consistait : Malouet serait monté à la
tribune, et, dans un discours véhément et raisonné, il aurait attaqué tous
les vices de la constitution ; il aurait démontré que si ces vices, n'étaient
pas corrigés par l'Assemblée avant de présenter la constitution au serment du
roi et du peuple, c'était l'anarchie qu'on allait jurer. Les trois cents
membres du côté droit devaient appuyer de leurs applaudissements les
accusations de leur orateur. Barnave alors aurait demandé à répondre, et,
dans un discours en apparence irrité, il aurait vengé la constitution des
invectives de Malouet, tout en convenant cependant que cette constitution,
improvisée au feu de l'enthousiasme d'une révolution et sous le coup des
circonstances les plus orageuses, pouvait avoir quelques imperfections dans
certaines de ses parties ; que la réflexion et la sagesse de l'Assemblée
pouvaient remédier à ces vices avant de se séparer, et qu'entre autres
améliorations à apporter à cette œuvre on pourrait retoucher aux deux ou
trois articles où les attributions du pouvoir exécutif et du pouvoir,
législatif avaient été mal définies, de manière à restituer au pouvoir
exécutif l'indépendance et l'action indispensables à son existence. Les amis
de Barnave, de Lameth et de Duport, ainsi que tous les membres du côté
gauche, moins Robespierre, Péthion, Buzot et les républicains, auraient
bruyamment approuvé l'orateur. On aurait nommé à l'instant une commission
spéciale de révision des articles concédés. Cette commission aurait fait son
rapport avant la fin de la législature, et les trois cents voix de Malouet,
s'unissant aux voix constitutionnelles de Barnave, auraient assuré la
majorité aux amendements monarchiques qui devaient restaurer la royauté. XIX. Mais
les membres du côté droit se refusèrent unanimement à donner leur concours à
ce plan. « Corriger la constitution, c'était sanctionner la révolte. S'unir à
des factieux, c'était devenir factieux soi-même. Restaurer la royauté par les
mains d'un Barnave, c'était dégrader le roi jusqu'à la reconnaissance envers
un factieux. Leurs espérances n'étaient pas tombées si bas qu'il ne leur
restât qu'à accepter un rôle dans une comédie de révolutionnaires effrayés.
Leurs espérances n'étaient pas dans quelque amélioration au mal : elles
étaient dans le pire. Les excès du désordre puniraient le désordre même. Le
roi était aux Tuileries, mais la royauté n'y était pas : elle était à
Coblentz, elle était sur tous les trônes de l'Europe. Les monarchies étaient
solidaires : elles sauraient bien restaurer la monarchie française sans le
concert de ceux qui l'avaient renversée. » Ainsi
raisonnaient les membres du côté droit. Les passions et les ressentiments
fermaient l'oreille aux conseils de la modération et de la sagesse, et la
monarchie n'était pas poussée moins systématiquement à sa catastrophe par la
main de ses amis que par celle de ses ennemis. Le plan avorta. Pendant
que le roi captif entretenait de doubles intelligences avec ses frères
émigrés pour interroger l'énergie des puissances, et avec Barnave pour tenter
la conquête de l'Assemblée, l'Assemblée perdait elle-même son empire ; et
l'esprit de la Révolution, sortant de son enceinte, où il n'avait plus rien à
espérer, allait animer les clubs, les municipalités et soufflait sur les
élections. L'Assemblée avait commis la faute de déclarer ses membres non
rééligibles à la prochaine législature. Cet
acte de renoncement à soi-même, qui ressemblait à l'héroïsme du
désintéressement, était en réalité le sacrifice de la patrie ; c'était
l'ostracisme des supériorités et le triomphe assuré à la médiocrité. Une
nation, quelque riche qu'elle soit en génie et en vertu, ne possède pas un
nombre illimité de grands citoyens. La nature est avare de supériorités. Les
conditions sociales nécessaires pour former un homme public se rencontrent
difficilement. Intelligence, lumières, vertus, caractère, indépendance, loisir,
fortune, considération acquise et dévouement, tout cela est rarement réuni
sur une seule tête. On ne décapite pas impunément toute une société. Les
nations sont comme leur sol : après avoir enlevé la terre végétale, on trouve
le tuf, et il est stérile. L'Assemblée constituante avait oublié cette
vérité, ou plutôt son abdication avait ressemblé à une vengeance. Le parti
royaliste avait voté la non-rééligibilité pour que la Révolution, échappant
aux mains de Barnave, tombât sous les excès des démagogues. Le parti
républicain l'avait votée pour anéantir les constitutionnels. Les constitutionnels
la votèrent en châtiment à l'ingratitude du peuple et comme pour se faire
regretter par le spectacle de l'indignité de leurs successeurs. Ce fut un
vote de passions diverses, toutes mauvaises, et qui ne pouvait produire que
la perte de tous les partis. Le roi seul ne voulait pas cette mesure. Il
sentait le repentir dans l'Assemblée nationale ; il s'entendait avec ses
principaux chefs ; il avait la clef de beaucoup de consciences. Une nation
nouvelle, inconnue, impatiente, allait se trouver devant lui dans une autre
assemblée. Les bruits de la presse, des clubs, de la place publique lui
annonçaient trop à quels hommes le peuple agité donnerait sa confiance. Il
préférait les ennemis connus, fatigués, en partie acquis, à des ennemis
nouveaux et ardents, qui voudraient surpasser en exigence ceux qu'ils
allaient remplacer. Or il ne leur restait à renverser que son trône, et il ne
lui restait à concéder que sa vie. XX. Les
principaux noms débattus dans les feuilles publiques étaient, à Paris, ceux
de Condorcet, de Brissot, de Danton ; dans les départements, ceux de
Vergniaud, de Guadet, d'Isnard, de Louvet, de Gensonné, qui depuis furent les
Girondins, et ceux de Thuriot, Merlin, Carnot, Couthon, Danton, Saint-Just,
qui, plus tard unis à Robespierre, furent tour à tour ses instruments ou ses
victimes. Condorcet
était un philosophe aussi intrépide dans ses actes que hardi dans ses
spéculations. Sa politique était une conséquence de sa philosophie. Il
croyait à la divinité de la raison et à la toute-puissance de l'intelligence
humaine servie par la liberté. Ce ciel, séjour de toutes les perfections
idéales, où l'homme relègue ses plus beaux rêves, Condorcet le plaçait sur la
terre. Sa science était sa vertu, l'esprit humain était son dieu. L'esprit
fécondé par la science et multiplié par le temps lui semblait devoir
triompher de toutes les résistances de la matière, découvrir toutes les
puissances créatrices de la nature et renouveler la face de la création. De
ce système, il avait fait une politique dont le premier dogme était d'adorer
l'avenir et de détester le passé. Il avait le fanatisme froid de la logique
et la colère réfléchie de la conviction. Élève de Voltaire, de d'Alembert et
d'Helvétius, il était, comme Bailly, de cette génération intermédiaire par
qui la philosophie entrait dans la Révolution. Plus ambitieux que Bailly, il
n'en avait pas le calme impassible. Aristocrate de naissance, il avait passé
comme Mirabeau dans le camp du peuple. Haï de la cour, il la haïssait de la
haine des transfuges. Il s'était fait peuple pour faire du peuple l'armée de
la philosophie. Il ne voulait de la république qu'autant qu'il en fallait
pour renverser les préjugés. Une fois les idées victorieuses, il en aurait
volontiers confié le règne à la monarchie constitutionnelle. C'était un homme
de combat plutôt qu'un homme d'anarchie. Les aristocrates emportent toujours
avec eux, dans le parti populaire, le sentiment de l'ordre et du
commandement. Ils veulent régulariser le désordre et diriger même les
tempêtes. Les vrais anarchistes sont ceux qui sont impatients d'avoir
toujours obéi, et qui se sentent incapables de commander. Condorcet rédigeait
depuis 1789 la Chronique de Paris, journal de doctrines constitutionnelles,
mais où l'on sentait les palpitations de la colère sous la main polie et
froide du philosophe. Si Condorcet eût été doué de la chaleur et de la
couleur du langage, il pouvait être le Mirabeau d'une autre assemblée. Il en
avait la foi et la constance, il n'en avait pas l'accent sonore qui fait
retentir votre âme dans lame d'autrui. Le club des électeurs de Paris, qui se
réunissait à la Sainte-Chapelle, portait Condorcet à la députation. Le même
club portait Danton. XXI. Danton,
que la Révolution avait trouvé avocat obscur au Châtelet, avait grandi avec
elle. Il avait déjà cette célébrité que la foule donne aisément à celui qu’elle
voit partout et qu'elle entend toujours. C'était un de ces hommes qui
semblent naître du bouillonnement des révolutions, et qui flottent sur le
tumulte jusqu'à ce qu'il les engloutisse. Tout en lui était athlétique, rude
et vulgaire comme les masses. Il devait leur plaire parce qu'il leur
ressemblait. Son éloquence imitait l'explosion des foules. Sa voix sonore
tenait du rugissement de l'émeute. Ses phrases courtes et décisives avaient
la concision martiale du commandement. Son geste irrésistible imprimait
l'impulsion aux rassemblements. L'ambition alors était toute sa politique.
Sans principes arrêtés, il n'aimait de la démocratie que son trouble. Elle
lui avait fait son élément. Il s'y plongeait, et y cherchait moins encore
l'empire que cette volupté sensuelle que l'homme trouve dans le mouvement
accéléré qui l'emporte. Il s'enivrait du vertige révolutionnaire comme on
s'enivre du vin. Il portait bien cette ivresse. Il avait la supériorité du
calme dans la confusion qu'il créait pour la dominer. Conservant le
sang-froid dans la fougue et la gaieté dans l'emportement, ses mots
déridaient les clubs au milieu de leur fureur. Il amusait le peuple et il le
passionnait à la fois. Satisfait de ce double ascendant, il se dispensait de
le respecter il ne lui parlait ni de principes ni de vertu, mais de force.
Lui-même n'adorait guère que la force. Tout était moyen pour lui. C'était
l'homme d'État des circonstances, jouant avec le mouvement sans autre but que
ce jeu terrible, sans autre enjeu que sa vie et sans autre responsabilité que
le hasard. Un tel
homme devait être profondément indifférent au despotisme ou à la liberté. Son
mépris du peuple devait même l'incliner plutôt du côté de la tyrannie. Quand
on ne voit rien de divin dans les hommes, le meilleur parti à en tirer, c'est
de les asservir. On ne sert bien que ce qu'on respecte. Il n'était avec le
peuple que parce qu'il était du peuple, et que le peuple semblait devoir
triompher. Il l'aurait trahi comme il le servait, sans scrupule. La cour
connaissait le tarif de ses convictions. Il la menaçait pour qu'elle eût
intérêt à l'acheter : ses motions les plus révolutionnaires n'étaient que
l'enchère de sa conscience. Il avait la main dans toutes les intrigues ; sa
probité n'intimidait aucune offre de corruption. On l'achetait tous les
jours, et le lendemain il était encore à revendre. Mirabeau, La Fayette,
Montmorin, M. de Laporte, intendant de la liste civile, le duc d'Orléans, le
roi avaient le secret de ses vénalités. L'argent de toutes ces sources
impures avait coulé dans sa fortune sans s'y arrêter. Tout autre eût été
honteux devant des hommes et des partis qui avaient le secret de sa faiblesse
: lui seul ne l'était pas ; il les regardait en face sans rougir. Il était le
centre de tous ces hommes qui ne cherchent dans les événements que la grandeur.
Mais les autres n'avaient que la bassesse du vice, les vices de Danton
étaient héroïques. Son intelligence touchait au génie. Il avait l'éclair du
moment. L'incrédulité, qui était l'infirmité de son âme, était à ses yeux la
force de son ambition ; il la cultivait en lui comme l'élément de sa grandeur
future. Il avait en pitié tout ce qui respectait quelque chose. Un tel homme
devait avoir un immense ascendant sur les instincts des masses. Il les
agitait, il les faisait bouillonner à la surface, prêt à s'embarquer sur
toute mer, fût-elle de sang. XXII. Brissot
de Warville était un autre de ces candidats à la députation de Paris. Comme
cet homme fut la souche du parti des Girondins, le premier apôtre et le
premier martyr de la république, il faut le connaître. Brissot
était fils d'un pâtissier de Chartres. Il avait fait ses études dans cette
ville avec Péthion, son compatriote. Aventurier de littérature, il avait
commencé à dérober ce nom de Warville qui cachait le sien. Ne pas rougir du
nom de son père, c'est la noblesse du plébéien. Brissot ne l'avait pas. Il
commençait par prendre furtivement un de ses titres à celte aristocratie des
races contre laquelle il allait soulever l'égalité. Semblable à Rousseau en
tout, excepté en génie, il chercha fortune un peu partout, et descendit plus
bas que lui dans la misère et dans l'intrigue avant de remonter à la
célébrité. Les caractères se détrempent et se salissent par cette lutte avec
lés difficultés de l'existence dans la lie des grandes villes corrompues.
Rousseau avait promené son indigence et ses rêves au sein de la nature, dont
le spectacle apaise et purifie tout. Il en était sorti un philosophe. Brissot
avait traîné sa misère et sa vanité au milieu de Paris et de Londres, et dans
ces sentines d'infamie où pullulent les aventuriers et les pamphlétaires. Il
en était sorti un intrigant. Cependant,
même au milieu de ces vices qui avaient rendu sa probité douteuse et son nom
suspect, il nourrissait au fond de son âme trois vertus capables de le
relever, un amour constant pour une jeune femme qu'il avait épousée malgré sa
famille, le goût du travail et un courage contre les difficultés de la vie
qu'il eut plus tard à déployer contre la mort. Sa philosophie était celle de
Rousseau. Il croyait en Dieu. Il avait foi à la liberté, à la vérité, à la
vertu. Il avait dans l'âme ce dévouement sans réserve à l'humanité qui est la
charité des philosophes. Il détestait la société où il ne trouvait pas sa
place. Mais ce qu'il haïssait de l'état social, c'était surtout ses préjugés
et ses mensonges. Il aurait voulu le refaire, moins pour lui que pour la société
elle-même. Il consentait à être écrasé sous ses ruines, pourvu que ces ruines
eussent fait place au plan idéal du gouvernement de la raison. Brissot était
un de ces talents mercenaires qui écrivent pour qui les paye. Il avait écrit
sur tous les sujets, pour tous les ministres, pour Turgot surtout. Lois
criminelles, théories économiques, diplomatie, littérature, philosophie,
libelles même, sa plume se prêtait à tous les usages. Cherchant l'appui de
tous les hommes puissants ou célèbres, il avait encensé depuis Voltaire et
Franklin jusqu'à Marat. Connu de madame de Genlis, il lui avait dû quelques
relations avec le duc d'Orléans. Envoyé à Londres par le ministre, pour une
de ces missions qu'on n'avoue pas, il s'y était lié avec le rédacteur du
Courrier de l'Europe, journal français imprimé en Angleterre et dont la
hardiesse inquiétait la cour des Tuileries. Il se mit aux gages de Swinton,
propriétaire de cette feuille, et la rédigea dans un sens favorable aux vues
de Vergennes. Il connut chez Swinton quelques libellistes, dont l'un était
Morande. Ces écrivains, rejetés de la société, deviennent souvent des
scélérats de plume. Ils vivent à la fois des scandales du vice et des
salaires de l'espionnage. Leur contact souilla Brissot. Il fut ou parut
quelquefois leur complice. Des taches honteuses restèrent sur sa vie, et
furent cruellement ravivées par ses ennemis quand il eut besoin de faire
appel à l'estime publique. Rentré
en France aux premiers symptômes de la Révolution, il en avait épié les
phases successives avec l'ambition d'un homme impatient et avec l'indécision
d'un homme qui flaire le vent. Il s'était trompé plusieurs fois. Il s'était
compromis par son dévouement trop pressé à certains hommes qui avaient paru
un moment résumer en eux sa puissance, à La Fayette surtout. Rédacteur du
Patriote français, il avait quelquefois aventuré les idées révolutionnaires,
et flatté l'avenir en allant plus vite que le pas même des factions. Il avait
mérité d'être désavoué par Robespierre. « Tandis
que je me contentais, moi, disait de lui Robespierre, de défendre les
principes de la liberté, sans entamer aucune autre question étrangère, que
faisiez-vous, Brissot, et vous, Condorcet ? Connus jusque-là par votre grande
modération et par vos relations avec La Fayette, longtemps sectateurs du club
aristocratique de 89, vous fîtes tout à coup retentir le mot de république.
Vous répandez un journal intitulé le Républicain ! Alors les esprits
fermentent. Le seul mot de république jette la division parmi les patriotes,
et donne à nos ennemis le prétexte qu'ils cherchaient de publier qu'il existe
en France un parti qui conspire contre la monarchie et la constitution. A ce
titre, on nous persécute, on égorge les citoyens paisibles sur l'autel de la
patrie ! A ce nom, nous sommes travestis en factieux, et la Révolution recule
peut-être d'un demi-siècle. Ce fut dans ce même temps que Brissot vint aux
Jacobins, où il n'avait jamais paru, proposer la république, dont les règles
de la plus simple prudence nous avaient défendu de parler à l'Assemblée
nationale. Par quelle fatalité Brissot se trouve-t-il là ? Je veux bien ne
pas voir de ruse dans sa conduite, je veux bien n'y voir qu'imprudence et
qu'ineptie. Mais aujourd'hui que ses liaisons avec La Fayette et Narbonne ne
sont plus un mystère, aujourd'hui qu'il ne dissimule plus des plans
d'innovations dangereuses, qu'il sache que la nation romprait à l'instant
toutes les trames ourdies pendant tant d'années par de petits intrigants. » Ainsi
s'exprimait Robespierre, jaloux d'avance et cependant juste, sur la
candidature de Brissot. La Révolution le repoussait, la contre-révolution ne
le déshonorait pas moins. Les anciens amis de Brissot à Londres, Morande
surtout, revenu à Paris avec l'impunité des temps de trouble, dévoilaient
dans l'Argus et dans des affiches aux Parisiens les intrigues cachées et les
scandales de la vie littéraire de leur ancien associé. Ils citaient des
lettres authentiques où Brissot avait menti avec impudeur sur son nom, sur la
condition de sa famille, sur la fortune de son père, pour capter la confiance
de Swinton, se donner du crédit et faire des dupes en Angleterre. Les preuves
étaient convaincantes. Une somme considérable avait été extorquée à un nommé
Des forges, sous prétexte de fonder un lycée à Londres, et cette somme avait
été dépensée par Brissot à son usage personnel. C'était peu. Brissot, en
quittant l'Angleterre, avait déposé entre les mains de ce même Desforges
quatre-vingts lettres qui établissaient trop évidemment sa participation à
l'infâme commerce de libelles pratiqué par ses amis. Il fut démontré que
Brissot avait connivé à l'envoi en France et à la propagation des odieux
pamphlets de Morande. Les journaux hostiles à sa candidature s'emparèrent de
ces scandales et les secouèrent devant l'opinion. Il fut accusé, en outre,
d'avoir puisé dans la caisse du district des Filles-Saint-Thomas, dont il
était président, une somme oubliée longtemps dans sa propre bourse. Sa
justification fut embarrassée et obscure. Elle suffit néanmoins au club de la
rue de la Michodière pour déclarer son innocence et son intégrité. Quelques journaux, préoccupés seulement du côté politique de sa vie, prirent sa défense et se bornèrent à gémir sur la calomnie. Manuel, son ami, qui rédigeait un journal cynique, lui écrivit pour le consoler : « Ces ordures de la calomnie, répandues au moment du scrutin, lui dit-il, finissent toujours par laisser une teinte sale sur celui sur qui on les verse. Mais c'est faire triompher les ennemis du peuple que de repousser celui qui les combat sans crainte. On me donne des voix, à moi, malgré mon radotage et mon goût pour la bouteille. Laissez là le Père Duchesne et nommez Brissot. Il vaut mieux que moi. » Marat, dans l'Ami du Peuple, parla de Brissot en termes ambigus. « Brissot, écrit l'ami du peuple, n'a jamais été, à mes yeux, un patriote bien franc. Soit ambition, soit bassesse, il a trahi jusqu'ici les devoirs d'un bon citoyen. Pourquoi abandonne-t-il si tard ce général tartufe ? Pauvre Brissot, te voilà victime de la perfidie d'un valet de cour, d'un lâche hypocrite ! Pourquoi as-tu prêté la patte à La Fayette ? Que veux-tu, tu éprouves le sort de tous les hommes à caractère indécis. Tu as déplu à tout le monde. Tu ne perceras jamais. S'il te reste quelque sentiment de dignité, hâte-toi d'effacer ton nom de la liste des candidats à la prochaine législature. » Ainsi apparaissait pour la première fois sur la scène, au milieu des huées des deux partis, cet homme qui s'efforçait en vain d'échapper au mépris amassé sur son nom par les fautes de sa jeunesse, pour entrer dans l'austérité de son rôle politique, homme mixte, moitié d'intrigue, moitié de vertu. Brissot, destiné à servir de centre de ralliement au parti de la Gironde, portait d'avance dans son caractère tout ce qu'il y eut, plus tard, dans les destinées de son parti, de l'intrigue et du patriotisme, du factieux et du martyr. Les autres candidats marqués de Paris étaient Pastoret, homme du Midi, prudent et habile comme un homme du Nord, se ménageant entre les partis, donnant assez de gages à la Révolution pour être accepté par elle, assez de dévouement à la cour pour garder sa confiance secrète, porté çà et là par la faveur alternative des deux opinions comme un homme qui cherchait la fortune de son talent dans la Révolution, mais ne la cherchait jamais hors du juste et de l'honnête ; Lacépède, Cérutti, Héraut de Séchelles, Gouvion, aide-de-camp de La Fayette. Les élections de département occupèrent peu l'attention. L'Assemblée nationale avait épuisé le pays de caractères et de talents. L'ostracisme qu'elle s'était imposé abandonnait la France aux talents secondaires. On se passionnait peu pour des hommes inconnus. La considération publique s'attachait davantage aux noms qui allaient disparaître. Un pays n'a pas deux renommées : celle de la France s'en allait avec les membres de l'assemblée dissoute, une autre France allait surgir. |