HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE DIX-HUITIÈME.

 

 

I.

La France et la cour touchaient à une de ces situations sans issue où la crise que le peuple et le roi auraient voulu vainement éviter est inévitable, et où les impossibilités des deux côtés se dénouent par des tragédies. On sentait cette tragédie d'État dans l'air. On respirait de loin une odeur de sang : La nation violentait le roi ; le roi abandonnait la nation, non par perversité, mais par désespoir. La faute et le malheur de cette situation pesaient également sur le peuple et sur le prince. L'angoisse poussait l'un aux agitations suprêmes, l'autre aux armes, aux fuites, aux préméditations coupables, aux invocations à voix basse à l'étranger. Ce n'était déjà plus sa couronne, c'était sa tête que Louis XVI cherchait à sauver ; La nation avait trop conquis désormais pour rendre ; le roi avait trop perdu pour pardonner : les deux partis étaient irréconciables. C'était la vérification cruelle du mot cité par Mirabeau : « Tous les malheurs de ce monde, en politique, viennent des demi-partis. »

L'Assemblée ne pouvait accomplir une grande révolution dans l'État avec une royauté qui entravait tous ses principes ; le roi ne pouvait gouverner une révolution dont il était à la fois le promoteur et l'obstacle, et qui le chargeait lui-même de se dégrader. Cette révolution ne pouvait s'accomplir que sous son interrègne. L'Assemblée aurait dû proclamer, le 14 juillet, non l'abolition, mais la suspension de la royauté ; le roi aurait dû, le même jour, se retirer du trône avec sa famille, plutôt que de rester dérisoirement le témoin impuissant et le complice avili de sa propre dégradation, et attendre à l'écart, dans une place forte, l'achèvement de la constitution, pour l'accepter avec franchise ou la décliner avec dignité. La république, peut-être, serait sortie de cette situation ; mais n'était-il pas préférable pour tous, peuple, Assemblée et roi, que la république sortît d'une franche séparation du roi et du peuple et d'une délibération, que de sortir d'un assaut donné par le peuple aux Tuileries, et de demander par vengeance les têtes du monarque et de sa famille ?

On ne saurait trop le répéter dans ces temps de crise où nous vivons : pour les peuples comme pour les princes, accepter des demi-partis, c'est accepter des situations fausses. Les situations fausses, en ajournant les chocs entre les princes et les peuples, les rendent plus terribles, et, après avoir compromis les deux principes, compromettent même l'honneur et le sang des deux partis. Louis XVI et la reine le sentaient trop tard. Désarmés et captifs dans leur palais, ils étaient réduits, pour préserver leurs jours, aux deux expédients qui avilissent ou qui incriminent les caractères : la dissimulation et les complots.

 

II.

« Il faudra pourtant bien s'enfuir, » disait le roi dans son intimité ; « le danger augmente pour nous tous les jours ; on ne sait pas jusqu'où iront les factieux ! » Il recevait tous les jours des plans de coups d'Etat, de restauration ou d'évasion. Des bruits d'assassinat ou d'empoisonnement, prémédités contre la reine et contre lui, agitaient sa tendresse. La reine n'y croyait pas ; mais elle entrevoyait de loin le glaive de la nation sur sa tête.

« Souvenez-vous, » disait-elle à ses confidentes,  « qu'on ne tentera pas contre moi des crimes masqués et honteux ; le poison n'est pas de ce siècle : on a la calomnie qui frappe plus aisément, et c'est elle qui aiguisera d'autres armes. »

Surveillée pendant le jour par mille regards, elle était obligée de prolonger ses veilles dans la nuit pour s'entretenir avec le roi, et d'employer la main de ses femmes de service pour copier les écrits secrets dont le roi voulait dérober la connaissance à Lafayette et à ses ministres.

« La reine en se couchant, » raconte une de ses confidentes, « m'ordonna de laisser sortir toutes les personnes de son service, et de demeurer près d'elle. Lorsque nous fûmes seules, elle me dit : « — A minuit, le roi viendra ici ; vous savez qu'il a toujours eu confiance en vous ; il vous a choisie aujourd'hui pour écrire sous sa dictée. » A minuit, en effet, le roi entra chez la reine, et me dit en souriant : « — Vous ne vous attendiez pas à être mon secrétaire, et cela pendant la nuit ? » Je suivis le roi ; il me conduisit dans la chambre du conseil. J'y trouvai du papier, de l'encre, des plumes, tout cela préparé d'avance par lui. Il s'assit à côté de moi, et me dicta un rapport du général marquis de Bouillé, que le roi copiait en même temps qu'il me le dictait. Ma main tremblait ; j'avais de la peine à écrire ; mes réflexions me laissaient à peine l'attention nécessaire pour écouter le roi. Cette grande table, ce tapis de velours, ces sièges, qui ne servaient qu'aux ministres ; l'usage de cet appartement pendant le jour, l'usage que le roi en faisait en ce moment en employant une femme de l'appartement de la reine à des fonctions qui avaient si peu de rapport avec ses occupations domestiques ; les malheurs qui avaient réduit ce prince à ces nécessités, ceux que mon amour et mes craintes, pour mes maîtres me faisaient encore redouter, toutes ces idées me firent une telle impression que, rentrée dans l'appartement de la reine, je ne pus, pendant tout le reste de la nuit, retrouver le sommeil ni même me ressouvenir de ce que ma main avait écrit ! »

 

III.

Les imprudences et les animosités injurieuses des courtisans et des femmes de l'intimité de la reine aggravaient et envenimaient cette situation. Elles affectaient de voir dans Lafayette et dans ses officiers, maîtres absolus du palais, des oppresseurs insolents du trône et des conjurés dangereux pour le roi.

« La reine, raconte cette même personne, recevait souvent Lafayette en audience particulière, pour écouter ses avis sur la situation. Un jour qu'il était dans l'appartement intérieur de la reine, ses aides de camp se promenaient, en l'attendant, dans le salon où se tenaient les femmes de Marie-Antoinette. Ces jeunes femmes imprudentes se plaisaient à dire, avec l'intention d'être entendues par ces officiers, qu'il était bien inquiétant de savoir ainsi la reine seule avec un rebelle et un scélérat. Je souffrais de ces inconséquences, qui avaient toujours de mauvaises suites, et je leur imposai silence. Une d'elles insista à donner à Lafayette l'épithète de scélérat. Je lui dis qu'en ce qui concernait le titré de rebelle, Lafayette le méritait bien, mais que celui de chef de parti était donné par l’histoire à tout homme qui commandait à une armée et à une capitale ; que souvent les rois avaient traité avec ces chefs de parti, et que, s'il convenait à nos souverains de le faire encore, nous n'avions qu'à nous taire et à respecter leurs motifs. »

 

IV.

Le roi et la reine étaient contraints à des subterfuges et à des entrevues nocturnes pour s'entretenir avec les serviteurs dévoués qui avaient versé leur sang pour eux. M. de Miomandre de Sainte-Marie et M. Durepaire, blessés à la porte de la reine à Versailles, la nuit du 6 octobre, étant rentrés il Paris après leur guérison et ayant été reconnus par leurs assassins dans le jardin du Palais-Royal, furent menacés de mort pour le crime de leur dévoilement.,

La reine, informée du danger que couraient ces deux officiers, chargea un de ses affidés de les introduire aux Tuileries, afin qu'elle pût leur exprimer sa reconnaissance pour leurs services et les engager elle-même à s'éloigner de Paris, où leur attachement pour elle pouvait leur coûter la vie. Conduits pendant la nuit dans les appartements de la reine sous un déguisement qui éloignait le soupçon, les deux gardes du corps reçurent chacun une somme de deux cents louis pour assurer leur fuite hors du royaume et leur existence à l'étranger. Le roi et la reine entr'ouvrirent une porte et s'avancèrent vers leurs défenseurs ; ils voulaient leur payer, de quelques mots et de quelques larmes, le prix de leur sang versé pour leur salut. Madame Elisabeth accompagnait son frère et sa belle-sœur.

Les gardes s'inclinèrent sur les mains du roi et des princesses. L'un d'eux offrit en quelques nobles et brèves paroles à ses souverains et leur sang déjà répandu et tout le reste de leur sang prêt à se répandre pour une si chère cause. Le roi, soit timidité, soit excès d'émotion, se tenait en arrière des princesses, et ne trouva pas sur ses lèvres un seul des mots qui étaient dans son cœur pour répondre à ces braves officiers. La reine et madame Élisabeth suppléèrent à son silence par leur effusion et par leurs mains tendues aux larmes de leurs serviteurs. Les gardes du corps s'éloignèrent assez récompensés par l'intention de leur maître. Quand le roi fut rentré dans son appartement, la reine s'affligea de son silence :

« Je regrette, dit-elle, d'avoir amené le roi à cette scène, et je suis sûre que ma sœur Élisabeth le déplore comme moi. Si le roi avait dit à ces braves jeunes gens le quart seulement de ce qu'il sent pour eux, ils seraient partis heureux ; mais rien ne peut surmonter sa timidité ; tout se concentre dans son cœur : il faut lui arracher ses émotions comme un secret ! »

Ce prince, de plus en plus mélancolique, ne se révélait que dans ses lettres :

« Hélas ! » écrivait-il quelques jours après cette scène à la duchesse de Polignac, l'amie de sa femme, réfugiée à Vienne, « nous arrivons de Saint-Cloud, où nous avons fait une course pour rétablir ma santé. L'air des bois nous a fait du bien ; mais que ce séjour nous a paru changé ! Le salon des déjeuners, comme il était triste ! Aucun de vous n'y était plus ! Je ne perds pas l'espoir de nous y retrouver ensemble ! Dans quel temps ? Je l'ignore. Que de choses nous aurons à nous dire !... La santé de votre amie (la reine) se soutient malgré toutes les peines qui l'accablent. Adieu ! Parlez de moi à votre mari et à tout ce qui vous entoure. Dites—vous bien que je ne serai heureux que le jour où je me retrouverai avec mes anciens amis !... »

Et quelques semaines après, « Depuis dix-huit mois, écrit-il à la même amie, il n'y a ici que des choses bien sinistres à voir et à entendre. On (la reine) ne prend pas d'humeur, mais on est bien, bien attristée d'être contrainte en tout, et surtout si mal jugée. Votre amie est bien malheureuse et bien cruellement calomniée ; mais je me flatte qu'un jour on lui rendra justice. Cependant les méchants sont bien actifs ; on les croit plus qu'on ne croit les bons. N'en êtes-vous pas bien vous-même la preuve et la victime ? »

 

V.

La désertion du palais par les familles de la cour, ou mécontentes de la perte de leurs honneurs, ou fugitives sur le sol étranger, ou offensées des concessions du roi aux nécessités de la révolution, ne faisait pas moins de vide autour du cœur de la reine. « Peut-être, disait-elle, aurais-je pu sauver la noble3se si j'avais eu le courage de l'affliger ! Je n'ai pas ce courage : Quand la Révolution nous arrache un des privilèges de cette noblesse, elle s'éloigne, elle nous boude, elle nous accuse ; personne ne vient plus à mes cercles des Tuileries ; le coucher du roi est solitaire. On ne veut pas comprendre nos nécessités politiques ; on nous punit de nos malheurs ! »

Elle éprouvait ainsi ce qu'il y a de plus amer dans le calice des rois : les reproches, l'abandon et l'ingratitude de ceux pour lesquels on s'est perdu 1 Ce caractère insatiable et grondeur des favoris de cour se retrouvait ainsi ce qu'il fut toujours en France et ailleurs autour des rois de toutes les dates : exigeants dans le bonheur, accusateurs dans les revers. La reine leur avait sacrifié le peuple ; elle ne retrouvait plus entre le peuple et elle que le vide de ses amis disparus. Le roi, brisé par tant de secousses, privé de son exercice habituel, la chasse, nécessaire à sa constitution, recevant coup sur coup les émotions toujours poignantes des calamités publiques, passant les jours en vains conseils avec d'impuissants ministres, les nuits en conciliabules avec des conspirateurs aussi impuissants pour son salut, tomba dangereusement malade. Le bruit de sa maladie émut légèrement la pitié du peuple. On craignit un moment qu'un trône vide et une régence longue, sous un prince du sang suspect et sous une reine-mère sans sympathie, ne compliquât la crise de la Révolution par une crise de dynastie.

Le roi ne parut redouter la mort qu'en considération de sa femme et de ses enfants. En quelles mains et dans quel abîme allait-il laisser ce qu'il avait de plus cher au monde ? II demanda avec ferveur à Dieu de vivre assez pour assurer le salut de sa famille. Il se crut exaucé quand la vigueur de sa nature eut triomphé de la maladie. Sa mort naturelle en ce moment aurait été cependant un bienfait du ciel pour lui, pour sa famille et pour la France. Elle aurait prévenu l'échafaud du roi, le martyre de la reine, de madame Elisabeth du Dauphin, quatre têtes enlevées à la hache, quatre crimes à la Révolution. La liberté, injustement accusée de la cruauté des factions, serait née de la nature et non avortée des supplices. Mais l'homme lutte en aveugle contre une destinée clairvoyante, et dans son ignorance de l'avenir, il ne sait pas même si les miséricordes qu'il invoque aujourd'hui ne seront pas plus tard des calamités.

Le roi, lentement rétabli de sa langueur, s'occupa plus activement que jamais de ses plans d'évasion. L'état désespéré du royaume, le discrédit de l'Assemblée, évidemment incapable de relever ce qu'elle avait détruit de trop dans l'édifice monarchique ; la suprématie intolérable quoique respectueuse et bien intentionnée de Lafayette ; l'absence de ses gardes, remplacés par la surveillante ombrageuse et quelquefois menaçante de la garde nationale ; les outrages incessants des journalistes et des clubs, les bouillonnements de l'émeute, toujours prête à se lever pour submerger le château ; l'image funèbre et sans cesse présente de Charles Pr, prophétisant l'échafaud certain à tout prince tombé au pouvoir des factions, après leur avoir trop résisté ou trop cédé, crime égal aux yeux des révolutions implacables, tout poussait Louis XVI à la fuite. Il la concertait de loin, et il n'en attendait plus que l'occasion.

Sans rien révéler de son plan arrêté, même à ses inspirateurs les plus affidés, il s'était résolu à se jeter dans l'armée du marquis de Bouillé, le plus militaire, le plus politique et le plus discret de ses généraux. Il avait chargé un serviteur intelligent et fidèle, nommé Léonard, coiffeur de la reine, de porter secrètement le bâton de maréchal de France à ce général, en signe de confiance méritée et en récompense anticipée des services qu'il attendait de son épée. Le plan du roi, dans la prévision de cette extrémité, n'était pas la guerre civile, crime qui répugnait à sa mansuétude : c'était simplement le salut de sa maison, un refuge à la frontière ou ho- rs des frontières, une négociation armée de là avec l'Assemblée, une révision plus monarchique de la constitution, une réconciliation sous les auspices de l'armée, de la couronne et de la nation.

La reine, peut-être, allait, dans ses pensées, au-delà de ces scrupules du roi ; la légèreté de ses idées et l'énergie de ses passions se combinaient en elle dans un cœur de femme plein de souveraineté et de ressentiments, ulcéré d'humiliations et d'outrages, pour lui faire envisager sans terreur une conquête armée de son royaume. Cependant, tout atteste qu'en ce moment, elle aurait préféré, comme le roi, un dénouement modéré et pacifique. Aussi ombrageuse des ambitions du comte d'Artois qu'elle avait été, quelques années auparavant, prévenue en faveur des grâces et des jactances héroïques de ce jeune prince, la reine tremblait d'appeler un maitre dans le royaume en y appelant ce chef inconsidéré de l'émigration. Elle ne déguisait, ni dans ses entretiens ni dans ses lettres, la crainte que lui inspirait pour l'autorité du roi l'intervention armée du comte d'Artois, qui, après avoir dompté la Révolution, subjuguerait peut-être la royauté elle-même. Jalouse de son ascendant sur un mari dont elle connaissait l'insuffisance, elle ne savait lequel elle devait redouter davantage de ses ennemis à Paris ou de ses amis à Coblentz. Cette crainte la rendait, à cette époque, accessible aux conseils tempérés et aux conciliations, après la fuite et après le retour, avec l'Assemblée.

On ne peut nier que dans la situation sans issue du roi à Paris, ce plan d'une retraite hors de la capitale et à l'abri des violences à son autorité et à sa personne, pour transiger, de là, librement, avec la représentation nationale, ne fût commandé par la politique comme par le salut. Seulement, dans cette grande transaction entre le roi indépendant et la nation debout, pour marchander ou défendre sa liberté, il fallait au roi un homme de génie dans ses conseils. Cet homme était trouvé, c'était Mirabeau.

Mazarin, moins grand, moins éloquent, moins populaire que Mirabeau, avait ramené le roi de plus loin. Ce que Mazarin, étranger, haï, expulsé, avait fait, Mirabeau, Français, prodigieux de génie, populaire d'opinion, pouvait le faire. Le peuple était las d'anarchie, l'arma d'indiscipline, l'Assemblée d’empiétements, la France d'agitations, l'imagination publique de perspectives sinistres. Tout le monde aurait été heureux de replacer non le trône absolu, litais le trône constitutionnel à une place d'où il pût préserver l'ordre sans peser sur la Révolution consommée et sans menacer la liberté conquise.

Jamais, depuis le jour de la convocation des états généraux, le roi n'avait été si près de recouvrer de la royauté ce que la royauté redevenue nationale avait de salutaire à la Révolution elle-même. Le général était sûr des troupes, les troupes confiantes dans le général. Le seul problème à résoudre pour le roi, c'était de franchir, soit sous les sabres d'une escorte, soit sous un déguisement, l'espace qui sépare Paris de Metz. Cette distance pouvait être abrégée encore de cinquante lieues par la marche de quelques régiments apostés pour accueillir la famille royale dans sa route. Cette évasion était alors d'autant plus facile au roi que Lafayette et la garde nationale toléraient encore quelques résidences et quelques chasses de ce prince à Saint-Cloud, et que des heures gagnées par la rapidité des chevaux sur la poursuite pouvaient assurer le salut du roi avant que Paris connût sa fuite.

Mais l'homme qui pouvait seul être l'aine de ce plan, comme il en était l'inspiration, allait, par une fatalité dont on reconnaît le doigt dans toute la destinée de Louis XVI, manquer sous la main du prince au moment même où il ne restait qu'à fixer l'heure.

 

VI.

Jamais Mirabeau n'avait paru rouler un torrent plus abondant et plus bouillonnant de vie et de force dans ses veines. Cependant les jours du grand homme étaient comptés. La jeunesse prodigue, ainsi qu'il le disait lui-même, avait déshérité l'âge mûr. La double passion de l'amour et dé la gloire avait retranché les années que la nature semblait lui avoir destinées longues comme ses perspectives de jouissance, d'ambition et de mémoire. D'ailleurs, quelle que fût la puissance de son organisation, il portait en lui trois maladies qui minent le corps le plus robuste : le génie, l'éloquence et la Révolution. Le génie est une flamme, mais elle brûle ; l'éloquence est une force, mais elle dépense celui qui la produit. Les grands orateurs voient rarement de longs jours, soit que les haines qu'ils provoquent les tuent, comme Démosthène, Cicéron, Strafford, Danton, Vergniaud, soit que la parole les dévore, comme Chatam et Mirabeau.

D'ailleurs, les révolutions sont à elles seules une maladie qui emporte rapidement ceux qui vivent dans leur atmosphère. Le sang, accéléré par la pulsation des événements, des idées, des passions que les révolutions remuent avec plus de rapidité que dans les temps ordinaires, y donne une fièvre continue aux hommes comme aux choses. On vit plus vite, on dure moins longtemps. Une génération révolutionnaire est vieille ou fauchée avant l'âge d'homme. Nul n'avait personnifié davantage la révolution que Mirabeau, nul ne devait en ressentir davantage la combustion intérieure. Cet homme était calciné du feu du siècle.

 

VII.

Bien que sa forte charpente osseuse, sa chair pantelante, ses muscles épais, sa voix sonore, présentassent encore aux yeux et aux oreilles les symptômes d'une vigueur athlétique, les amis, qui l'observaient de plus près que la foule, apercevaient depuis quelques mois dans sa physionomie, dans son attitude, dans sa corpulence même, les signes d'une lassitude des sens et d'un épuisement des sources de la vie qui leur donnaient des alarmes, car beaucoup d'hommes vivaient en lui et l'écoutaient vivre comme s'ils avaient dû mourir avec cet homme.

Cabanis, jeune médecin philosophe, qui l'aimait pour sa cordialité autant que pour son génie, étudiait, sans le lui dire, la décadence insensible de sa constitution. Il le voyait dépérir, dit-il ; ses muscles fléchissaient,, son attitude devenait lourde, sa force était décimée, son teint se nuançait de taches métalliques, son âme s'alanguissait dans des mélancolies, signes du découragement de la vie autant que du découragement de l'esprit. L'image de la mort, qu'il n'avait jamais aperçue qu'à travers les illusions de l'amour, de la gloire et dans le lointain de la distance, semblait se rapprocher et l'obséder. Il s'étudiait, comme par un triste jeu, à se familiariser avec cette image. Il demandait à ses maîtresses et à ses amis des épitaphes pour sa tombe ; il se drapait d'avance dans son linceul ; il se demandait quel bruit ferait sa mémoire en tombant avant le temps dans le sépulcre. Il regardait, comme les vieillards, les enfants avec ce tendre et triste intérêt qui s'attache, dans l'âge avancé, à ce qui doit nous remplacer avant peu dans la vie, intérêt qui ressemble à un adieu triste à la génération naissante. Ses nièces, filles de madame de Saillant, belles enfants sur lesquelles il aimait à laisser rayonner sa gloire, lui devenaient plus chères. En embrassant la plus jeune et la plus éblouissante de fraîcheur d'entre elles, et en observant lui-même le contraste entre sa pâleur et ses roses, « Hélas ! dit-il, c'est la mort qui embrasse le printemps ! »

 

VIII.

Son secrétaire et son ami, Dumont, de Genève, homme digne des confidences d'un homme d'État, fut forcé de le quitter pour rentrer dans sa patrie.

« Quand nous nous séparâmes, raconte Dumont, à m'embrassa avec une émotion que je ne lui avais jamais vue. « Nous ne Mus reverrons pas, mon ami, me dit-il ; je mourrai à la peine. Quand je ne serai plus, on saura ce que je valais ! Les malheurs que j'ai arrêtés fondront de toutes parts sur la France. 'Cette faction criminelle, les Jacobins, les envieux, les Lameth, les Lafayette, les Barnave, les démagogues, cette faction criminelle qui tremble devant moi n'aura plus de frein. Je n'ai devant les yeux que des présages de catastrophes. Ah ! mon ami, que nous avions raison quand nous avons voulu, dès le commencement, empêcher les Communes de se déclarer Assemblée nationale ! De là toute l'origine du mal. Depuis que les plébéiens ont remporté cette victoire, ils n'ont cessé de s'en montrer indignes. Ils ont voulu gouverner le roi au lieu de gouverner par lui. Mais bientôt ce ne sera plus ni eux ni lui qui gouverneront : une vile faction les dominera tous et couvrira la France d'horreur ! »

On sentait dans ses paroles, comme on sentit plus tard dans celles de Danton, la maladie de l'âme des tribuns dépassés par le peuple. Ils finissent par haïr les événements (m'ils ont servis plus que les institutions qu'ils ont embattues. Le malheur et le crime pour eux commencent au point où les évènements leur échappent. Leur tristesse n'est pas seulement de remords, elle est de l'orgueil, lies philosophes seuls n'eut hi humiliation remords quand les circonstances les trompent et que les calamités les affligent. Ceux qui n'ont travaillé que pour Dieu ne s'étonnent pas d'être trompés par les hommes. Ce n'était pas la conscience, c'était le génie qui soutenait Mirabeau sur l'abîme de la Révolution ; il sentait que cet abîme allait l'engloutir inévitablement, et peut-être he s'affligeait-il pas trop, au fond de son âme, d'être enlevé par la mort précoce au supplice de l'ingratitude du peuple qui s'approchait de lui comme de Bailly.

Bien qu'il eût été léger, inconstant et ingrat envers son 'dernier Meer, madame de Néhéra, cette jeune Hollandaise, maintenant abandonnée par lui, veillait de loin sur ses 'jours, connaissait ses souffrances, et le conjurait de recourir aux conseils de médecins plus mars et plus expérimentés que le jeune Cabanis. Sa sœur, madame de Saillant, inquiète +de son dépérissement, lui donnait les mêmes avis. Il n'écoutait que son attrait d'esprit pour Cabanis. Il savait mieux que celles qui l'aimaient que sa maladie n'était pas de celles que des régimes ou des médicaments guérissent. Ce qui lui importait, c'était de vivre tout entier jusqu'au terme assigné par la nature, et d'avoir autour de lui, dans Cabanis, moins un médecin qu'un ami complaisant qui flatterait en lui jusqu'à la mort.

Mais la nature seule ne menaçait pas en ce moment sa vie : des fanatiques, inspirés, encouragés ou soldés par ses ennemis dans les factions démagogiques, méditaient de se défaire de l'homme qui faisait obstacle à leurs desseins par l'émeute, par le poignard, par le poison. De vagues confidences sur ces préméditations avaient été reçues par ses amis, par sa sœur, par ses adversaires eux-mêmes, et entre autres par Cazalès. On l'avertissait de se prémunir contre ces assassinats. On lui désignait les assassins. Une lettre de lui, à une femme qui lui transmettait ces indices, atteste la réalité, sinon du crime, au moins du soupçon.

« Je n'ai jamais trompé personne, répond de sa main Mirabeau dans cette lettre récemment découverte dans les papiers de son fils, bien que j'aie été trompé toute ma vie, et, certes, je ne commencerai pas par celle qui veut me rendre un si grand service. Ni vous, ni votre ami, ni même le malheureux qui n'a pas voulu être l'instrument du crime, ne seront jamais compromis. Je ne mets de suite contre le scélérat avéré lui-même qu'au désir de connaître son instigateur, dont il est clair que les machinations peuvent envelopper plus que moi. Fussé-je le seul, je vaudrais mieux encore que d'être immolé par un tel crime. Comps (son secrétaire intime) ne saura rien ; Frochot (autre secrétaire), rien ; personne, rien ; Pellenc lui-même (son plus sûr confident) ne sait quelque chose que parce que vous lui en avez parlé la première. »

Quelques tentatives d'empoisonnement plus ou moins avérées, par des liqueurs et des cafés reçus de mains inconnues dans sa maison, accréditèrent les bruits d'attentats tramés contre sa vie. cc. Tu avais raison, dit-il à sa sœur, après avoir goûté une tasse de café d'une saveur suspecte et d'un effet nuisible sur ceux qui le dégustèrent, ils me tiennent, ils auront ma vie I »

Mais ses travaux excessifs, ses veilles nocturnes, ses amours licencieuses, ses angoisses d'esprit, ses découragements de cœur, étaient le véritable poison de ses veines. A peine avait-il le temps de respirer, quelques heures par semaine, l'air libre, silencieux et salubre des champs ; encore ses amis, ses mat-tresses et ses ébauches de discours ou ses mémoires pour le lendemain le suivaient-ils dans ses loisirs champêtres. Il déplaçait le travail et la volupté ; il ne les suspendait pas. Depuis quelques mois, il avait acheté sur les bords de la Seine, au village d'Argenteuil, une maison rustique, appelée le Marais. Il la faisait orner au dedans de tout le luxe qui était un besoin de sa magnificence naturelle ; au dehors, de jardins et d'ombre qui lui rappelaient les premières habitudes de sa vie champêtre. De nombreux ouvriers travaillaient nuit et jour à transformer pour lui cette retraite en un temple du luxe, de l'étude et de l'amour. Une jeune danseuse de la scène, diversion passagère, mais passionnée, à ses autres attachements de cœur, l'avait suivi récemment à Argenteuil. Le bruit d'un souper scandaleux, où l'ivresse des vins avait animé l'ivresse des sens, courait dans Paris. Mirabeau aimait à laisser déchirer le voile sur ses légèretés ou sur ses excès. Il avait les vanités des scandales, comme les vanités de la gloire. Habitué au bruit dès sa jeunesse, il ne jouissait pas assez de ses plaisirs, si le bruit ne lui en revenait pas par la rumeur publique.

 

IX.

Il avait passé ainsi la nuit du dimanche au lundi 27 mars dans sa retraite d'Argenteuil, lorsqu'il ressentit, avec plus d'angoisses qu'à l'ordinaire, les atteintes d'un mal d'entrailles néphrétique dont il avait éprouvé déjà dans sa vie plusieurs accès. Ses amis lui conseillaient le repos ; le dévouement de son cœur aux intérêts de son ami le comte de la Marck lui défendait d'en prendre.

L'Assemblée nationale discutait le lendemain la question des mines, question législative et fondamentale qui allait déterminer ou l'expropriation des propriétés de mines par l'Etat, ou la possession définitive de ces trésors souterrains du sol par ceux qui les exploitaient. La fortune du comte de la Marck, de la maison d'Aremberg, consistait presque toute entière en mines de charbon sur la frontière de France confinant la Belgique. Du décret de l'Assemblée dépendait l'opulence ou la ruine de son ami. Mirabeau, dans l'intérêt du comte de la Marck, avait profondément étudié cette question économique et légale. Il avait préparé pour la tribune des discours qui, en accroissant sa propre gloire, devaient faire triompher la cause de son protecteur et de son ami. Il lui en coûtait de renoncer aux applaudissements des législateurs étonnés et subjugués par ses lumières ; il lui en coûtait davantage de paraître manquer à l'amitié et à la reconnaissance, en désertant la tribune au moment où son ami allait y succomber faute d'un défenseur.

Il fit violence à la douleur, et rentra pour vaincre ou pour mourir à Paris. En perdant beaucoup de ses vertus, il n'avait jamais perdu l'honneur. L'honneur de son amitié était dans ce service qu'il voulait rendre à son bienfaiteur. Il devait y avoir du cœur dans sa mort, comme il y en avait eu jusque dans ses vices.

 

X.

En arrivant d'Argenteuil à Paris, le lundi matin, armé du discours qu'il avait revu et complété la veille avec Pellenc, il se fit conduire chez le comte de la Marck. « Il avait, raconte la Marck, le visage défait et toute l'annonce d'une grave maladie. Il s'évanouit et perdit tout à fait ses sens. Je fis tous mes efforts pour l'empêcher d'aller à l'Assemblée. Je ne pus y parvenir.

« Mon ami, me répondit-il toujours, ces gens-là (les Jacobins) vont vous ruiner si je n'y vais pas ; je veux sortir, vous ne parviendrez pas à me retenir. »

« Trop faible pour marcher, il se rappela que j'avais du vieux vin de Hongrie qu'il avait bu plusieurs fois à ma table. Il sonna et demanda lui- même qu'on lui en apportât un verre. En ayant bu deux verres, il remonta en voiture. Je voulais l'accompagner, mais il ne permit pas même que je parusse ce jour-là à l'Assemblée. Il me pria de l'attendre chez moi, où il viendrait en sortant de la séance. Je fus contraint de céder.

« Vers trois heures, il revint chez moi. En rentrant dans ma chambre, il se jeta sur un canapé en s'écriant : « Votre cause est gagnée, et moi je suis mort ! » Je n'exprimerai pas ici ce qui se passa en moi dans le moment où je ne sentis que l'effroi de l'état dans lequel je voyais mon ami. Après quelques moments, je lui prêtai mon bras pour le soutenir ; je le conduisis dans sa voiture, j'y montai avec lui ; il rentra dans sa maison, et il n'en sortit plus que pour être conduit au tombeau ! »

 

XI.

La maladie prit, dès les premières heures, une signification mortelle. Les présages furent lisibles aux yeux de tous ses amis sur ses traits. On sentit que cette vitalité puissante était subjuguée par une force de décomposition plus puissante qu'elle. L'homme de chair et de sang fut abattu du premier coup ; l'âme resta saine, entière, imperturbable, assistant avec le calme et avec la conviction d'une lutte impuissante aux convulsions du corps et aux vains efforts tentés par l'art et par l'amitié pour recouvrer la vie. « Mon ami, dit-il à Cabanis, accourant pour devancer ou détourner le mal, je sens très distinctement qu'il m'est impossible de vivre plusieurs heures dans des anxiétés si douloureuses. Hâtez-vous, si vous pouvez quelque chose, car je ne vous laisserai pas le temps ; cela ne peut pas durer. »

Cabanis se hâta, en effet, de donner à son ami ces calmants qui endorment la sensibilité des malades, suppriment momentanément les symptômes sans atteindre la cause, et qui trompent la nature sans tromper la mort. Les convulsions cessèrent, les gémissements s'adoucirent, la sérénité reparut sur les traits, dans les yeux, dans la voix ; le sourire du soulagement entr'ouvrit les lèvres. Cabanis, novice, plus homme de théorie que d'expérience, se complut dans ses illusions et les sema malheureusement autour de lui. Le malade lui-même parut croire à un prodige de l'art ou de la nature ; il ressaisit la vie comme un retour inespéré de ce qu'on aime après un déchirant adieu. Le soir, il se préparait au sommeil. « Ah ! oui, disait-il à Cabanis, il est bien doux .de devoir une seconde existence à son ami ! »

Le médecin s'éloigna pour quelques heures ; la nuit vint, mais non le sommeil. La fièvre, les angoisses, les étouffements, les délires, les convulsions des muscles, agitèrent jusqu'à l'aurore le malade. Cabanis commença à croire la nature plus forte que ses palliatifs. Il essaya de la vaincre par ces médications héroïques qui, en donnant des secousses aux organes, risquent la vie pour la vie. Ses tâtonnements aggravèrent l'inflammation et la faiblesse. On sentit que la nature s'obstinait ou que le médecin se trompait. La sœur, les amis, les serviteurs de Mirabeau le conjurèrent d'appeler d'autres secours. « Non, dit-il, je ne ferai pas cette injustice ni cet affront à mon ami ; si je dois mourir, nul ne me sauverait, et si je dois revivre, je ne veux pas qu'un autre ait la gloire de ma guérison. Je crois peu à la médecine, et je crois beaucoup à l'amitié. »

On n'insista pas ; mais le bruit de l'état désespéré du malade se répandit de bouche en bouche dans Paris. On sentit ce qu'on possédait en lui au moment seulement où l'on se vit menacé de le perdre. Chacun se crut frappé dans l'homme du temps. Les peuples sont ainsi faits, dans leur légèreté et dans leur ingratitude, que l'homme auquel ils préféraient mille indignes rivaux la veille leur parait sans rival le lendemain, quand la mort va leur enlever en lui une véritable grandeur de la nature. Ils veulent bien l'oublier, le mépriser, le calomnier, le proscrire même pendant qu'il vit au milieu d'eux ; mais ils ne veulent pas que la tombe le leur ravisse. On dirait qu'ils prennent alors, comme à une révélation tardive de la mort, le pressentiment de ce qu'ils possédaient et le pressentiment de l'abaissement de niveau que toute une nation va subir par la disparition d'un seul homme. Ce n'est pas de la justice, ce n'est pas de la reconnaissance, ce n'est pas du remords, c'est de l'orgueil. Ils sentent que quelque chose d'eux va mourir en lui. L'envie seule se réjouit tout bas, mais elle affecte elle-même le deuil universel. Sûre d'être vengée dans quelques heures, il lui en coûte peu d'avoir sur le visage et dans les paroles l'hypocrisie de la justice, de la douleur et de l'admiration.

 

XII.

Telle fut l'impression de Paris et de la France à la nouvelle de la maladie presque désespérée de Mirabeau.

Une secousse électrique parut, dans la journée du 30 mars, avoir arraché tous les citoyens à leurs foyers. Une colonne incessante de peuple de toute condition, de toute opinion, de tout parti, s'avançant par les deux côtés opposés du boulevard, s'engouffrait dans la large rue de la Chaussée-d'Antin, qu'il habitait alors. Cette foule, stationnaire et immobile dans la rue, retenait sa respiration comme pour entendre, à travers les murs, les dernières respirations de son orateur. On n'entendait que le chuchotement, à voix basse, des hommes rassemblés au chevet d'un mourant. La circulation avait cessé spontanément dans toutes les rues voisines. On craignait que le plus léger bruit n'agit.« la couche où le sommeil pouvait rendre la vie au malade. Cette multitude n'aurait pas été plus tendre et plus attentive au chevet d'un frère ou d'un fils. Un même cœur semblait battre dans ces milliers de poitrines. Ce furent les jours et les heures les plus pathétiques de la sensibilité de la France. Dans ses angoisses sur son orateur, la France révolutionnaire ou contre-révolutionnaire mérita bien du génie. Mirabeau eut à son agonie la plus désintéressée des apothéoses, l'apothéose des larmes d'un peuple.

La cour, qui tremblait en secret de le perdre, mais qui n'osait révéler un trop grand intérêt, de peur de trahir une alliance ; l'Assemblée, qui se sentait muette depuis qu'elle n'avait plus cette voix ; les Jacobins, qui se seraient rendus odieux au peuple s'ils n'avaient pas affecté au moins l'affliction ; la garde nationale, qui ne voyait qu'en lui un athlète assez fort pour offrir la lutte aux factions ; Lafayette et ses amis, qui, tout en le redoutant comme rivaux, le regrettaient comme patriotes ; les révolutionnaires de 89, qui lui devaient la révolution ; les contre-révolutionnaires de 91, qui espéraient de lui un refoulement vers l'ancien régime ; les anarchistes eux-mêmes, Danton, Camille Desmoulins, Marat, qui, tout en l'objurguant de leurs invectives, ne pouvaient s'empêcher de s'honorer en lui de leur ancien complice et de se grandir dans leur passé et dans leur avenir du nom d'un grand homme ; enfin, tous les écrivains, tous les artistes, tous les hommes d'enthousiasme, qui, ayant pour culte impartial le génie humain, avaient admiré en lui la parole, le style, l'idée, et pleuraient d'avance ce rayon éteint de la splendeur du siècle ; toute cette foule, animée de mobiles divers, mais palpitante d'une émotion commune, composait, sous les fenêtres de Mirabeau, ce perpétuel rassemblement de cœurs.

De temps en temps, des bulletins, transmis par le guichet de la porte aux hommes les plus rapprochés du seuil, donnaient de l'effroi ou de l'espérance à la multitude. Des milliers de mains les copiaient et les semaient dans la foule. Chaque gémissement, chaque insomnie, chaque cri, chaque mouvement du malade, avait son contre-coup dans Paris. Toutes les vies étaient suspendues à une seule haleine.

 

XIII.

Le roi, l'Assemblée nationale, envoyaient d'heure en heure des messagers secrets ou des députations officielles recueillir, dans la maison du malade, les symptômes de chaque minute et de chaque crise. Les Jacobins eux—mêmes, quoique ennemis, y envoyèrent une députation conduite par Barnave. Barnave s'honora en abdiquant les dissensions et les rivalités devant la mort. L'heure suprême le rendit équitable. Il oublia l'adversaire dans le grand homme. Les Lameth et Robespierre furent moins adroits et moins généreux : ils ne parurent pas à la porte.

« Ce peuple imbécile, dit confidentiellement Robespierre, ne sait pas plus ce qu'il proscrit que ce qu'il pleure ; il devrait voir dans cette mort un bienfait du ciel, qui sauve sa Révolution des embûches du plus profond des traîtres ! »

Le malade fit approcher Barnave de son lit et le serra dans ses bras avec tendresse. Il avait été affligé de l'éloignement du jeune avocat de Grenoble, jamais jaloux. Il demanda, après le départ de la députation des Jacobins, si Charles Lameth était du nombre. On lui répondit qu'il s'était abstenu de paraître. « Je savais bien qu'il était un factieux, dit-il avec amertume, mais je ne savais pas qu'il fût un niais ! » Il avait la conscience de sa mémoire, et il pressentait qu'un acte d'antipathie contre lui serait une impopularité dans l'avenir.

 

XIV.

La journée s'écoula dans ces alternatives do mort et de gloire. La nuit fut sinistre. Cabanis, qui veillait dans la chambre, vit la mort au lever du jour plus irrémédiablement imprimée sur les traits. Mirabeau, n'espérant plus rien de ses efforts, renonça à toute lutte contre sa destinée, et ordonna d'ouvrir la porte à tous ses amis. II voulait jouir au moins des adieux. « Quand j'étais de ce monde, » disait-il en parlant déjà de lui-même comme d'un homme entré dans l'avenir. Il passa les heures plus calmes entre les accès dans des entretiens affectueux avec Cabanis, Frochot, la Marck, Pellenc, M. de Talleyrand, sa sœur chérie, madame de Saillant, ses nièces, aimées de lui comme des filles.

Cabanis, déconcerté par la nature, appela un célèbre médecin nommé Petit pour partager au moins avec lui la responsabilité d'une telle vie. Il était trop tard : la science éprouvée du vieux médecin n'avait plus qu'à mesurer les pas de la mort. Il tenta, de concert avec Cabanis, des médicaments sans espoir. Mirabeau railla amicalement lui-même Cabanis sur son art : « Tu es un grand médecin, lui dit-il, mais il y en a un plus grand que toi : l'auteur du vent qui renverse tout, de l'eau qui pénètre et féconde tout, du feu qui vivifie et décompose tout !... Demain, dans la matinée, ajouta—t—il en serrant tendrement la main de Cabanis dans la sienne et en faisant allusion à l'accès de la nuit prochaine, mon sort sera décidé ! »

Il fit rappeler M. de Talleyrand, un des hommes politiques pour lequel il avait le plus d'attrait, et dont il sentait la tête presque au niveau de la sienne, non par le talent de la parole, mais par la divination des choses. Il s'entretint deux heures avec ce jeune homme, à portes closes. M. de Talleyrand n'a pas révélé jusqu'ici le mystère de cet entretien sur le bord de la tombe. On ne le connaîtra que par ses mémoires, encore scellés. On croit que Mirabeau lui confia ses plans pour relever la monarchie par une révision libre de la Constitution, et le désigna au roi comme le seul capable de lui succéder dans ce maniement des choses et des hommes qui allait lui échapper à lui-même. Il lui recommanda sa mémoire. Il lui légua son esprit d'homme d'État, à défaut de son génie d'orateur. II lui remit un discours, qu'il avait préparé pour l'Assemblée, sur la question des testaments. Il le pria de lire après sa mort ce discours funèbre à la tribune. M. de Talleyrand sortit de cet entretien, glorieux de ces longues confidences, mais le sceau sur les lèvres.

 

XV.

La Marck, qui ne quittait pas le toit de son ami, succéda à M. de Talleyrand. Ses larmes révélaient, malgré lui, ses alarmes au mourant. Mirabeau l'entretint de ses affaires, connues déjà de la Marck. « J'ai des dettes énormes, lui dit-il ; j'ignore même à quel chiffre elles s'élèvent et si mes biens pourront suffire aux remboursements. Cependant, je laisse après moi sur la terre des êtres qui me sont bien chers, et dont :j'ai la douleur de ne pas voir l'existence assurée. »

La Marck, avec la générosité d'une grande filmé, lui dit de dicter son testament, sans considérer les biens ou les dettes, d'y faire les legs que la conscience ou la tendresse lui inspirerait s'il était riche, et qu'à défaut de.sa succession, il lui jurait de les acquitter au besoin sur ses propres biens. Cette parenté de l'amitié, survivant à l'ami pour acquitter sa conscience et pour honorer sa mémoire, attendrit Mirabeau jusqu'aux larmes. Il accepta sans honte ce qu'il était capable de faire lui-même. Son esprit se reposa sur le cœur de son ami.

 

XVI.

Le comte de la Marck était pressé d'heure en heure, par des billets de M. Montmorin et de M. de Fontanges, de soustraire, en cas de mort, les papiers accusateurs de l'intelligence de Mirabeau avec la cour, aux soupçons et aux vengeances du peuple. Il surveillait avec une sollicitude inquiète les symptômes de la fin prochaine de son ami et les espions du parti des Jacobins, attentifs à tout ce qui sortait de la maison.

« Ces billets, dit-il, et une quantité d'autres messages que je recevais de divers côtés, me recommandaient de ne point négliger les précautions à prendre au sujet des papiers que Mirabeau laisserait après sa mort. Je sentais parfaitement moi-même l'imper-tancé de ces précautions et la nécessité de mettre à l'abri les personnes qui seraient compromises si on venait à découvrir les traces écrites des rapports qui avaient existé entre la cour et Mirabeau. Je n'aurais pas été averti sur ce point comme je le fus, que j'aurais deviné la conduite que j'avais à suivre dans cette circonstance par les démarches de gens de toute sorte autour de la maison du malade. On y voyait rôder sans cesse les agents de M. de Lafayette, ceux des Jacobins, qui auraient bien voulu ne pas laisser échapper une telle occasion de se procurer des témoignages accusateurs. Mais le plus intrépide de tous nos surveillants était M. de Sémonville, qui, soit par crainte d'être lui-même compromis dans les papiers de Mirabeau, soit par le désir d'obtenir des pièces qui lui offriraient de nouveaux moyens d'intrigue, ne quittait presque pas la maison du malade. Je ne pouvais y entrer ou en sortir sans le rencontrer toujours sur mes pas, regardant, observant partout, et causant avec tous les domestiques. Je vis donc bien qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et je résolus d'entamer cette question avec Mirabeau, quelque délicate qu'elle Mt à traiter. Il avait conservé toute sa tête, sauf à de rares instants de délire, et même, lorsqu'il ne pouvait plus parler, il conserva encore la force morale et physique d'exprimer ses pensées par écrit.

« Trois jours avant sa mort, dans un moment où je le voyais plus calme, sit déjà qu'il y avait peu d'espoir pour lui d'échapper à la mort, j'allais lui parler de la question des papiers, lorsque, de lui-même, il vint au-devant de ce que j'avais à lui dire.

« Mon ami, me dit-il, j'ai chez moi beaucoup de papiers compromettants pour bien des gens, pour vous, pour d'autres, surtout pour ceux que j'aurais tant voulu arracher aux dangers qui les menacent. Il serait peut-être plus prudent de détruire tous ces papiers, mais je vous avoue que je ne puis m'y résoudre : c'est dans ces papiers que la postérité trouvera, j'espère, la meilleure justification de ma conduite dans ces derniers temps ; c'est là qu'existe l'honneur de ma mémoire. Ne pourriez-vous emporter ces papiers, les mettre à l'abri de nos ennemis, qui, dans le moment actuel, pourraient en tirer un parti si dangereux en trompant l'opinion publique ? Mais promettez-moi qu'un jour ces papiers seront connus, et que votre amitié saura venger ma mémoire en les livrant à la publicité. »

« Je lui répondis sur-le-champ que je prendrais l'engagement qu'il réclamait de moi avec d'autant plus d'empressement que je partageais complétement ses sentiments sur ce point, comme je les avais presque tous partagés depuis le commencement de notre intimité. Cette réponse parut lui causer un grand soulagement, et il me donna les indications pour rassembler ses papiers. J'appelai son secrétaire, M. Pellenc, dont il m'avait prié de prendre soin après sa mort. Nous réunîmes tous les papiers, et, après en avoir brûlé un assez grand nombre de moindre intérêt, je transportai le reste chez moi, dans la soirée, en prenant toute sorte de précautions pour n'être rencontré par personne.

« Malgré toute l'attention que nous mîmes, M. de Pellenc et moi, dans le triage de ces papiers, il y en eut cependant beaucoup d'importants de détruits dans l'agitation et le trouble au milieu desquels nous fîmes cette besogne. Ce sont les papiers sauvés dans cette occasion qui forment la plus grande partie de ceux que j'ai destinés à être publiés un jour pour accomplir le vœu de Mirabeau et la promesse que je lui ai faite.

« Je veux rapporter ici un incident qui arriva le jour même où j'avais transporté chez moi les papiers de Mirabeau ; mais il faut que je donne une explication préliminaire. Dans le courant de l'année 1790, c'est-à-dire neuf ou dix mois avant la mort de Mirabeau, nous causions un jour ensemble sur divers sujets, quand tout à coup on vint à parler des belles morts. Ceci lui fournit un texte sur lequel il parla avec verve et éloquence, mais aussi avec une certaine emphase, en rappelant les morts les plus dramatiques de l'antiquité et des temps modernes. Ainsi que je faisais toujours en pareil cas avec lui, soit un peu par raison, soit beaucoup par le sentiment de mon infériorité devant son éloquent entraînement, je pris le côté opposé de sa thèse. J'essayais de diminuer le mérite de ce qu'on est convenu d'appeler de belles morts, en soutenant qu'elles étaient le plus souvent le résultat d'une orgueilleuse affectation. Quant à moi, dis—je, les morts que je trouve les plus belles, ce sont celles auxquelles j'ai assisté sur le champ de bataille et dans les hôpitaux, où des soldats, d'obscurs malades, conservaient tout leur calme, n'exprimaient pas un regret de quitter la vie, et Ise bornaient à demander qu'on les plaçât dans une position où, souffrant moins, ils pussent mourir plus commodément. « Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites là, » répliqua Mirabeau' Et puis nous parlâmes d'autre chose.

« J'avais oublié toute cette conversation, lorsque, le jour où je transportai les papiers de Mirabeau, étant ensuite revenu cher lui, je m'étais assis près de la cheminée de la chambre où il était couché bientôt après il m'appelas Je me lève, je vais près de son lit, il me tend la main, et, serrant la mienne, il me dit : « Mon cher connaisseur en belles morts, êtes-vous content ? » A ces mots, quoique naturellement froid par caractère, je ne pus retenir mes larmes, Il s'en aperçut, et me dit alors les choses les plus affectueuses et les plus touchantes sur son amitié et sa reconnaissance pour moi. Je ne puis répéter ici ce qu'il me dit d'amical. Quand la modestie ne me commanderait pas la réserve, je ne saurais jamais bien exprimer tout ce qu'il trouva d'élévation et d'énergie dans son esprit, de chaleur et d'élan dans éon àme pour me témoigner son attachement. »

 

XVII.

Cette sensibilité s'étendait jusque sur ses serviteurs. Il en était adoré, comme tous les hommes qui ont assez de cœur pour en prodiguer autour d'eux. Il considérait dans ses domestiques non le service ; mais le sentiment qui ennoblit la domesticité,

Depuis le commencement de sa maladie, la jeune femme de son cocher, nommée Henriette, n'avait pas voulu, quoique avancée dans sa grossesse, quitter ni le jour ni hi nuit le chevet de son maître. « Henriette, » lui dit-il la veille de sa mort, « tu portes un enfant dans ton sein ; tu vas risquer pour moi d'en perdre un autre, et tu ne me quittes pas ; tu te dois à ton mari et à tes enfants. Va-t'en, je le veux, je te l'ordonne ! » Aucun ordre ne put arracher cette femme aux soins que seule elle prenait de son maitre,

 

XVIII.

Le matin du dernier jour, il éprouva ce calme trompeur qui n'est que le repos de la vie près d'arriver à son terme, quand elle cesse enfin de lutter inutilement contre la mort. Le ciel était pur ; le soleil se levait plus splendide, comme pour se faire plus regretter ; les oiseaux chantaient sur les premières feuilles du printemps ; la chambre était inondée de lumière.

Il fit ouvrir les fenêtres, et dit à Cabanis (selon le récit de ce médecin matérialiste), qui avait veillé près de son lit : « Mon ami, je mourrai aujourd'hui ! Quand on en est là, il ne reste plus qu'une chose à faire, c'est de se parfumer, de se couronner de fleurs, de s'environner de musique, et d'entrer agréablement dans ce sommeil dont on ne se réveille plus ! »

Ces mots, qui ne furent attestés par aucun autre témoin que Cabanis, font un si révoltant contraste avec les douleurs, la solennité et les pensées de l'agonie suprême, que les autres amis du mourant les ont révoqués en doute, ou du moins les ont crus arrangés pour la gloire du matérialisme. Nous partageons cette incrédulité. Quels que soient les doutes ou les croyances sur la vie future, on ne trompe pas ainsi la nature. On ne sort pas de la vie, on n'entre pas dans l'immortalité, ou même dans le néant, avec cette ivresse d'apparat d'un convive antique, en demandant des couronnes de fleurs, en respirant des parfums et en écoutant les fanfares des instruments de fête. La rectitude d'esprit et la convenance des sentiments de Mirabeau ne laissent pas croire à cette comédie de volupté devant la mort. Il aimait les fleurs, cela est vrai, et il put demander à voir et à respirer celles qui parfumaient ordinairement l'air de sa chambre ; mais il ne demanda certainement pas les couronnes d'Anacréon sur sa tête, et la voix consolatrice et tendre de ses amis est la seule musique qui fût encore douce à l'oreille du mourant.

Il fit rouler son lit près de la fenêtre, et dit à son secrétaire Frochot, en lui montrant le soleil dans toute la splendeur d'un jour de printemps : « Si ce n'est pas là Dieu, c'est à coup sûr son ombre ! »

Aucune autre allusion à la divinité ne sortit en ce moment de sa bouche. Mais on trouve dans ses lettres à Sophie, à une autre époque où la mort solitaire du cachot de Vincennes le laissait sans autre témoin que ses pensées, des appels à la miséricorde de Dieu et des certitudes éloquentes d'immortalité de l’âme qui démentent l'athéisme de Cabanis. L'homme était trop complet en lui, pour qu'il ne sentît pas Dieu dans la nature, dans la vie et dans la mort. L'athéisme est une borne dans l'horizon de l'infini. Le génie est le vainqueur du doute.

Mais les grands esprits de la fin de ce siècle vivaient et mouraient dans une apparence d'irréligion qui n'était pas l'impiété, mais qui était la solitude de l'âme. Ennemis des formes antiques, réformateurs des croyances populaires, qui, selon eux, avaient corrompu les dogmes immatériels du christianisme, convaincus de la nécessité de faire une révolution dans la foi religieuse pour en faire une dans les idées, voulant détacher l'âme du peuple de la tradition pour la donner au raisonnement, ces philosophes éloignaient Dieu de leurs derniers moments, de peur d'y laisser approcher le ministre du culte. C'est ainsi que Voltaire, Mirabeau, Condorcet, Bailly, Danton, Vergniaud, Chénier, Charlotte Corday, madame Rolland, mouraient sans invoquer d'autre divinité que la justice, la vengeance, la liberté, la nature, Ce n'était pas l'athéisme, c'était le vide entre deux autels, dont l'un, celui de la religion antique, n'existait plus pour eux, dont l'autre, celui de la raison pieuse, n'existait pas encore, De là ces morts qui ressemblent à une chute, sans l'apercevoir, dans le tombeau. Telle fut celle de Mirabeau ; mais elle ne fut pas un acte d'athéisme, elle fut une protestation contre le culte.

 

XIX.

Ses amis entrèrent et le trouvèrent paré par la main d'Henriette pour recevoir leurs derniers adieux. « Asseyez-vous sur mon lit, vous ici, vous là, » dit-il au comte de la Marck et à Frochot, les plus chers d'entre eux, « et retenez ce que j'ai à vous dire. » Il les entretint alors pendant trois quarts d'heure, avec une étonnante lucidité de paroles et une admirable présence de cœur, de tout ce qui l'intéressait après lui sur la terre, dans ses sentiments, clans ses affaires, dans sa mémoire, et surtout dans le sort politique du pays. Il fut orateur jusqu'au dernier soupir et homme d'État jusqu'au-delà du tombeau ; puis, prenant les mains du jeune Frochot et les mettant dans les mains du comte de la Marck, « Je vous lègue cet ami, » dit-il à la Marck ; « vous avez vu son tendre attachement pour moi, il mérite le vôtre I »

Puis, revenant sur l'avenir désespéré du roi et du peuple, qu'il allait laisser après lui, l'un sans conseiller, l'autre sans modérateur, au courant de l'anarchie et des factions, entraînant tout aux écueils. « J'emporte, avec moi le deuil de la monarchie après moi, les factieux s'en disputeront les lambeaux

Il perdit l'usage de la parole et tomba pendant trois heures dans un sommeil troublé de rêves qui n'était ni le délire ni le repos. Le comte de la Marck, Frochot, Pellenc, de Comps, Cabanis, se tenaient penchés sur son visage pour surprendre le sens à ses balbutiements. Il s'apercevait de leurs tendres veilles, et remuait en souriant les lèvres comme pour les embrasser. Ils réchauffaient ses mains dans les leurs ; elles étaient déjà glacées. A l'approche de l'accès, il fit un geste qui indiquait la volonté d'écrire, On lui donna une plume et du papier. Il écrivit un seul moi : « Dormir ! » et le remit à Cabanis, en le regardant avec l'expression d'un tendre reproche. Ce mot faisait allusion à une promesse que lui avait fait la veille son médecin de lui faire boire de l'opium, afin de lui épargner des douleurs inutiles quand il n'y aurait plus d'espérance. On feignit de ne pas comprendre. Il insista, et reprenant la plume. « Peut-on, écrivit-il, sans cruauté, laisser mourir son ami par un cruel supplice prolongé plusieurs jours peut-être ? » On le satisfit par une potion calmante sans péril pour sa vie, s'il lui en restait encore. Il s'aperçut à ses douleurs qu'on l'avait trompé. « Ah ! vous m'avez trompé ! dit-il amèrement en recouvrant la parole. Vous n'étiez donc pas mes amis ? » Il se tut de nouveau et parut s'assoupir, Le canon, qu'on tirait au champ de Mars peur une cérémonie patriotique, le réveilla. « Sont-ce déjà les funérailles d'Achille ? » s'écria-t-il en pressentant ses propres funérailles, et en personnifiant glorieusement en lui le héros de la Révolution. Puis, se tournant sur le côté droit et levant ses yeux vers le ciel, il expira.

L'âme de la France parut s'exhaler avec ce dernier soupir. Un silence morne continua de régner dans Paris, comme si l'on eût craint encore d'éveiller son ombre. La douleur publique, d'abord immobile, devint folle par la réflexion. La France entière, sentant qu'elle était en perdition, attachait à ce grand homme ses dernières espérances, comme l'équipage d'un vaisseau qui sombre s'attache par un instinct convulsif au mât qui va sombrer avec lui. Mirabeau ne pouvait plus rien sauver, mais rien ne semblait encore perdu à tous les partis tant qu'il respirait au milieu de ce peuple. Il avait donné de sa force un sentiment surnaturel à la nation qui faisait espérer tout de lui, jusqu'à l'impossible. La destinée, plus clairvoyante que le peuple, l'enlevait au moment le plus favorable à sa gloire. On allait dire à toutes les crises renaissantes : « Ah s'il vivait ! »

C'est l'oraison funèbre de l'ignorance. La puissance et la sagesse qu'on lui suppose a grandi son nom de toutes les calamités qui suivirent sa mort. Nous doutons qu'il eût apporté désormais à la monarchie d'autre secours que de vaines paroles, et à la Révolution d'autre tribut que sa tête sur un échafaud. Son heure était passée. Chaque homme, quelque grand qu'il soit, n'en a qu'une. Mirabeau était mort avant Mirabeau. Mais il avait donné sa vie à la vérité, son nom à la Révolution, son génie à la France, son auréole au monde. Démosthène n'avait parlé que pour la Grèce, Cicéron que pour Rome. Aussi éloquent et, plus universel que ces orateurs, il avait parlé pour la raison et pour la philosophie ; ils sont les orateurs d'un peuple, il est l'orateur de l'esprit humain.

On trouvera, à la première page de l'Histoire des Girondins, le jugement raisonné que nous avons porté de ce grand homme. Mais hâtons-nous de terminer ici cette histoire. Tout parait petit après lui.

 

XX.

Ses itinérantes, comme il Pavait prévu, furent l'apothéose do la Révolution. Une députation des sections de Paris demanda que son corps fût exposé au milieu du champ de Mars, sur l'autel de la patrie, seul socle digne d'une telle tombe. Le duc de la Rochefoucauld, président du département de Paris, se présenta à l'Assemblée au nom do la capitale.

« A la mort d'un citoyen, dit-il, dont la perte est une calamité nationale, ne convient-il pas de donner un grand exemple de reconnaissance à la postérité ? Les temples de la religion ne doivent-ils pas contenir les autels de la patrie, et la tombe d'un grand homme qui consacre sa vie au peuple no doit-elle pas être l'autel de la liberté ? »

La capitale proposait, en conséquence, que l'édifice monumental dédié à la sainteté d'une bergère, Idole du peuple, fût consacré à la sainteté du génie, des vertus et des services des hommes mémorables. Barnave s'honora en interdisant une discussion sur les titres du mort qui pouvait rompre l'unanimité du deuil, Un artiste proposa de tracer, comme jadis 4 Rome, une voie sacrée au milieu de l'avenue des Champs-Élysées, et d'élever, de chaque côté, les tombes des hommes illustres, exposés ainsi à la mé, moire et à l'émulation de la patrie, Le monument de Mirabeau inaugurerait, le premier, cette avenue de la gloire.

L'Assemblée, qui n'osait rien consacrer que par la main des pontifes, se prononça pour l'église de Sainte-Geneviève, Pastoret, depuis chancelier sous les rois, alors enthousiaste du tribun, composa la belle épitaphe que les siècles effaceront et rétabliront tour à tour, selon que les rois ou le peuple inscriront leur victoire sur ce monument i « AUX GRANDS HOMMES, LA PATRIE RECONNAISSANTE ! »

 

XXI.

Pendant que l'Assemblée, le département, la commune de Paris, les Jacobins, le peuple, préparaient à l'envi ces honneurs à Mirabeau, une scène tragique et mystérieuse se passait dans la maison mortuaire, auprès de son cercueil. Un jeune secrétaire de Mirabeau, nommé de Comps, copiste de ses écrits, dépositaire de ses papiers, économe de ses subsides, confident quelquefois épouvanté de ses intelligences avec la cour à la nouvelle de la mort de son protecteur, se retirait à t'étage supérieur de la maison, s'enfermait dans sa chambre, et se frappait de cinq coups de poignard. Les serviteurs et la garde, avertis par le bruit de sa chute sur le plancher et par ses gémissements, enfoncent la porte, le relèvent baigné de sang, l'interrogent, n'en reçoivent que des explications confuses attestant l'égarement et la douleur, et le rendent enfin à la vie.

De Comps, dans son égarement, avait mêlé à ses cris de désespoir les mots d'assassinat politique et de poison, appliqués à la mort de son ami. On crut qu'il avait des révélations et des indices, et qu'il avait voulu se soustraire par la mort à l'horreur de les révéler. Le peuple, qui ne croit jamais aux causes naturelles qu'après avoir épuisé les causes chimériques, crut Mirabeau empoisonné par la cour, pendant que les royalistes le croyaient victime des Jacobins. On ouvrit ses entrailles pour y chercher les traces d'une mort par le crime. La vengeance populaire était tellement prête à frapper, que si les médecins avaient déclaré seulement le doute, des massacres auraient ensanglanté les funérailles. Rien n'indiquait le poison. La vie seule avait empoisonné le corps. La tentative de suicide de de Comps n'était qu'un accès de démence motivé par le désespoir de perdre un ami, et par la terreur des révélations posthumes, des intelligences occultes avec la cour dont il avait été l'instrument, et dont il craignit la peine.

 

XXII.

Les ministres, le président de l'Assemblée, suivi de l'Assemblée presque entière ; la commune de Paris, les électeurs, les sections, la garde nationale, le clergé, les Jacobins, se pressaient, le 4 avril au soir, dans la large rue de la Chaussée-d'Antin, attendant le cercueil de Mirabeau, remis à ce cortége par sa famille. A cinq heures, le cortége s'ébranla, précédé par une nombreuse cavalcade qui ouvrait lentement la foule. Lafayette, à la tête des députations de soixante bataillons ; les invalides, ces vétérans de la patrie ; les troupes suisses et nationales qui composaient la garnison de Paris, entouraient le corps. La couronne, l'épée civiques, décoraient le cercueil. Il était porté par douze grenadiers de la garde nationale ; une armée nombreuse, les armes renversées, le suivait aux sons des instruments funèbres.

Quatre cent mille citoyens de Paris et des quatre-vingt-trois départements assistaient, recueillis, au cortége. La multitude, empressée de contempler le voile funèbre étendu sur tant de génie et sur tant de gloire, était si épaisse qu'il fallut trois heures pour se rendre de la maison du mort à l'église Saint-Eustache, où l'on devait prononcer le panégyrique. De distance en distance, les tambours drapés de noir rendaient un lugubre gémissement, semblable à celui d'un peuple ; les instruments de cuivre jetaient, avec leurs notes aiguës, des sanglots dans l'air et des frissons dans la foule. L'impression était si intime et si forte, qu'elle imposait tin silence et comme la terreur de l'avenir aux spectateurs. On eût dit que, selon les paroles du mourant, cet homme emportait le deuil non-seulement de la monarchie, mais de la patrie.

 

XXIII.

Quand le corps fut déposé devant l'autel dû Saint-Eustache, une salve de la garde nationale, imprudemment tirée par dix mille fusils, fit trembler les piliers, écrouler des moulures, des corniches, et faillit ensevelir vingt mille citoyens dans la tombe d'un seul. L'abbé Cerutti, ancien jésuite, ivre depuis dé philosophie et de patriotisme, orateur qui réunissait dans un même accent le mysticisme du prêtre, l'emphase du rhéteur, l'enthousiasme du patriote, prononça l'éloge officiel. Mais l'éloge était dans le vide que toutes les pensées mesuraient derrière ce cercueil.

La huit était tombée sur la capitale avant que le cortége, sorti de Saint-Eustache, eût accompagné et déposé le corps dans un caveau du cloître de l'église Sainte-Geneviève. Il devait jouir peu de temps de cette sépulture. Il n'y a pas plus de paix, même dans la tombe, dans les temps de révolutions, pour les tribuns que pour les rois. On passe de l'apothéose aux gémonies avec les vicissitudes de la popularité mobile. Les passions qui s'agitent à la surface des empires retentissent jusque dans ces souterrains. Les trahisons de Mirabeau, en éclatant, ne devaient pas tarder à le proscrire même de son sépulcre. Déjà Marat, muet la veille, écrivait le lendemain !

« Ô peuple ! rends-grâces aux dieux ! Ton plus redoutable ennemi vient de succomber ; il est tombé victime de ses trop nombreuses perfidies, victime de la barbare prévoyance de ses complices atroces ; ils ont tremblé d'avoir vu hésiter le dépositaire de leur affreux secret ! Quel homme de bien voudrait que ses cendres reposassent à côté de Mirabeau ? »

Celui qui écrivait ces lignes devait remplacer lui= même au Panthéon le corps de Mirabeau jeté en 1793 au cimetière de Clamart, et lui-même, à son tour, devait passer, en 1795, du Panthéon à l'égout.

 

XXIV.

L'Assemblée nationale semblait avoir expiré avec ce seul homme. Nul n'osait, pendant quelques jours, parler où il avait parlé. Quand une question d'État était soulevée, on tournait machinalement les yeux vers la place qu'il avait laissée vide. On semblait inviter, de la pensée, l'orateur invisible à remonter à la tribune pour éclairer la nation. On voyait souvent à sa place une branche de chêne déposée et renouvelée pat ses admirateurs et ses amis en signe de mémoire et de deuil. L'Assemblée, qui n'avait pas senti la présence, sentait l'absence. Elle se hâtait de terminer la constitution et de rentrer dans le silence après le silence d'une telle voix.

Déjà elle tombait dans le discrédit de l'opinion. Mirabeau, en mourant, emportait le peu d'attention qui restait en France à ses décrets. Les factions grandies à son ombre, et encore contenues par Mirabeau, allaient régné à sa place. La patrie et la révolution étaient ingrates. Les membres de cette Assemblée, insuffisants comme politiques à soutenir le trône, avaient, comme législateurs, bien mérité du genre humain. L'esprit moderne était né d'elle comme l'esprit nouveau qui doit renouveler une époque naît toujours au milieu du vent, de la foudre, des tempêtes, des convulsions de l'atmosphère. Ces tempêtes n'étaient ni la faute de l'Assemblée ni même la faute du roi. Elles étaient le choc inévitable entre l'égalité qui voulait naître et le privilége qui ne voulait pas mourir. L'Assemblée constituante, interposée par sa nature entre ces deux éléments incompatibles et acharnés l'un à la conservation et l'autre à la conquête, ne pouvait échapper aux oscillations convulsives que le peuple, le clergé, l'aristocratie, la cour, devaient fatalement imprimer dans leur lutte à sa tribune et à ses décrets.

Mais avec quelle imperturbabilité d'esprit, cependant, cette première assemblée délibérante de la France n'avait-elle pas dominé les préjugés ou les factions pour faire à chacun sa part de sacrifices et de conquêtes, et pour écrire d'une main sûre les formules de la loi ? Une sagesse presque divine semble avoir inspiré, sous le nom d'opinion publique, les décrets de cette Assemblée au milieu des aberrations de ses membres. Concert sublime dont chaque instrument est imparfait et dont l'ensemble est majestueux à l'oreille. La Constitution n'était pas encore achevée, et déjà l'Assemblée constituante avait fait en quelques mois l’œuvre de plusieurs siècles :

La souveraineté transportée du roi au peuple ;

La monarchie nationalisée et conservée comme le siège d'une magistrature encore nécessaire aux yeux, sinon à la raison du peuple ;

La noblesse, incompatible avec l'égalité civique, abolie dans ses privilèges et dans ses droits onéreux, mais conservée dans ses noms et dans ses souvenirs ;

Le clergé condamné à restituer à l'État les propriétés dont il avait fait le patrimoine d'une corporation dans l'État ; mais le service largement rétribué des cultes remis à la charge de la nation, en attendant qu'il soit remis à la charge des fidèles, associés pour cause de foi ;

Les ordres monastiques, riches ou mendiants, faisant obstacle à la dissémination de la propriété ou concurrence à la misère, abolis dans leurs privilèges avec les égards, les indemnités et les subsides viagers que la législation doit aux individus quand il réforme les corps ;

La justice, sorte de souveraineté aristocratique et héréditaire, enlevée aux parlements pour être remise à des magistratures nationales ;

Le jury, ou la conscience publique tirée au sort, devenu le seul tribunal de vie et de mort ;

Les peines adoucies, les tortures répudiées, les supplices réduits à la privation de la vie, garantie réclamée alors par la société, non pour sa vengeance, mais pour sa sécurité. La peine de mort, déjà ébranlée dans les discours de quelques philosophes, n'attendant, pour être elle-même répudiée, qu'une révolution plus courageuse et plus humaine ;

La liberté individuelle des citoyens soustraite à l'arbitraire du pouvoir politique, et constituant la plus inviolable des propriétés, la propriété de soi-même ;

L'imprimerie, ce complément de la parole et cet organe de l'opinion, libre dans ses facultés, réglée dans son usage, et punie seulement, comme toutes les autres facultés, dans ses crimes ;

L'élection, ce grand jury de la considération publique, substituée partout, excepté dans l'armée, aux nominations par l'hérédité, par l'arbitraire ou par la faveur ;

Les finances éclairées par le contrôle de l'impôt, et l'impôt lui—même consenti et déterminé par ceux qui le paient ;

Le roi lui-même salarié largement, pour le service suprême de sa magistrature et de sa dignité ;

Les provinces, féodalités collectives ou fédérations imparfaites, dépossédées volontairement de leurs privilèges, de leurs états, de leurs administrations, de leurs douanes, et se confondant pour jamais, sous la seule subdivision administrative des départements, dans l'unité homogène et indivisible de la nation ;

Les grades dans l'armée accessibles, comme les magistratures dans l'administration, à tous les citoyens, sans autre acception que la vocation, le mérite, le courage, l'aptitude ;

La patrie, propriété de tous, défendue aussi par tous, et le recrutement de l'armée devenu un devoir de tout enfant né sur le sol ;

Le droit de paix ou de guerre revendiqué comme le plus redoutable des droits, par la nation elle-même, dont ce droit engage la sûreté, l'honneur et le sang ;

L'esprit de conquêtes répudié comme un attentat à la gloire, à la propriété des autres patries.

Voilà les principales conquêtes législatives faites en si peu de mois par l'Assemblée constituante sur le despotisme, sur la théocratie, sur la féodalité, sur l'aristocratie, sur les traditions, sur les préjugés, sur les iniquités de l'ancienne civilisation française.

C'était toute une philosophie passée dans une constitution, du monde moderne devenue un fait européen.

L'Assemblée constituante n'avait pas laissé en souffrance, en arrière ou en oubli, une seule des vérités que la philosophie du dix-huitième siècle avait découvertes ou promulguées sur le monde. Elle avait eu non-seulement l'intelligence, mais le courage de ces vérités. Sa noblesse et son clergé avaient porté la main jusque sur eux- mêmes. L'Assemblée ne s'était arrêtée que devant le trône. Elle avait construit, en réalité, la république ; mais elle avait continué, pour l'oreille du, peuple, à appeler cette république monarchie.

Nous l'avons dit, nous le redisons ici, ce fut sa générosité, mais ce fut sa faute. La grande transformation sociale qu'elle opérait au milieu des impatiences, des ressentiments, des résistances, ne pouvait s'accomplir en ordre et en paix que sous un interrègne armé de toute la force anonyme d'une république. Un roi ne pouvait présider à la ruine de sa royauté, un chef de la noblesse à la dégradation 'de la noblesse, un allié de treize siècles avec l'Église à la réforme de l'Église, un souverain héréditaire à la destruction de l'hérédité. C'était demander à la nature un effort contre nature. Involontairement, le roi devait résister ; fatalement, le peuple devait se croire trahi. Pendant que l'Assemblée constituante ferait des lois, le roi, chargé de les exécuter avec répugnance, et le peuple, pressé de les voir appliquer avec jalousie, ne pouvaient manquer de se combattre.

Témoin de ce combat, à qui l'Assemblée remettrait-elle le pouvoir nécessaire pour pacifier les circonstances ? Si c'était au roi, la Révolution tombait à la merci de la cour et de l'armée ; si c'était au peuple, la royauté, dégradée, emprisonnée et garrottée dans son palais, décréditait la loi dans ses mains, et ne représentait plus que le soupçon ou le mépris du peuple. L'Assemblée, par la générosité qu'elle avait eue de conserver le roi en détrônant la royauté, ne pouvait donc conduire la Révolution qu'elle accomplissait qu'à l'impuissance du pouvoir exécutif ou aux convulsions de l'anarchie. Le 21 juin, le 14 juillet, le 6 octobre, les désordres des provinces, les assassinats de Paris, les indisciplines des troupes, les émeutes armées de Nancy, la mollesse ou la connivence de la garde nationale, l'embarras de Lafayette, obéissant à ce qu'il paraissait commander, et ne recouvrant de popularité qu'en cédant aux factions, enfin la violence des pamphlets, des journaux, des clubs, qui transpiraient le sang futur par tous les pores, tous ces symptômes le disaient assez à l'Assemblée constituante. D'autres journées plus sinistres allaient le lui dire en caractères plus sanglants. L'Etat se décomposait en se régénérant. Les philosophes écrivaient une constitution pour la France, mais la France convulsive n'écoutait plus que les tribuns.

 

XXV.

L'Assemblée constituante avait manqué de vue ou de résolution, le lendemain du 14 juillet, en n'écartant pas respectueusement lm roi impuissant, une cour suspecte, et en ne saisissant pas la dictature sous le nom d'interrègne, de nation, de révolution ou de république. Cette dictature, elle ne pouvait pas l'exercer elle-même : les assemblées ont mille langues, mais point de mains. A moins de se concentrer, comme la Convention, dans des comités de salut public anonymes, irresponsables et terribles, qui sont des tyrannies et non des dictatures, les assemblées pensent et n'agissent pas. Mais l'Assemblée constituante avait sous la main des hommes suffisamment désignés par le génie, par le rang, par la popularité, pour exercer temporairement sur la nation cet interrègne, cette magistrature sans loi que tous les peuples ont jugée nécessaire à leur salut dans des circonstances suprêmes et dans la disparition de toutes les lois.

C'était la situation et la nécessité de la France en 1790. Il faut le dire, à la honte des hommes d'État de cette assemblée, ils ne le comprirent pas. Des tribuns seuls le comprirent. Illuminés par la flamme révolutionnaire qui les éclairait en les consumant, Marat, Robespierre, Danton, furent les seuls qui proposèrent alors cet expédient de force, de salut, et, peut-être, de modération à la Révolution. Entre Mirabeau, Lafayette, le duc d'Orléans, tous trois désignés également à la dictature, l'Assemblée constituante avait à se prononcer. Le duc d'Orléans n'était désigné que par sa faction ; la nature s'était prononcée pour Mirabeau, la popularité pour Lafayette. L'un ou l'autre pouvait assumer cette responsabilité de l'état de siège de la France pendant qu'elle renouvelait ses organes et que sa vie était suspendue. Mirabeau était au niveau de ce titre, comme homme d'Etat ; Lafayette, comme patriote. L'un pouvait monter, comme Marius ; l'autre redescendre, comme Sylla. Nous aurions préféré que le choix de l'Assemblée constituante tombât sur le premier ; mais tous deux étaient préférables à l'inévitable anarchie qui allait dévorer la Monarchie, la République, la Révolution et la France !

Le ciel et l'imprévoyance humaine en avaient décidé autrement. En écrivant cette triste et sublime histoire, on est sans cesse combattu entre l'admiration de la philosophie qui l'inspire et la douleur des événements qui la déconcertent. On s'écrie partout : GLOIRE À LA RÉVOLUTION ! PITIÉ POUR LES HOMMES !

C'est la nature : les idées sont divines, les instruments sont des hommes. Le poids de l'idée qu'ils portent les écrase. Ils la soulèvent un moment, puis ils la laissent retomber dans la lassitude ou dans le sang. Il faut des générations pour porter une idée jusqu'à la place que la Providence lui destine, c'est-à-dire jusqu'à l'état d'institution. Ne nous décourageons pas : l'homme est court, l'humanité est longue, et Dieu est éternel !

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME ET DE L'HISTOIRE DES CONSTITUANTS