HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE DIX-SEPTIÈME.

 

 

I.

Tout était anarchie dans la nation, tout devenait complot dans le palais. Pendant que ce plan si puéril et si compliqué, dernier effort de l'impuissance de Mirabeau, s'exécutait sans autre résultat dans la capitale que l'épuisement des trésors du roi, la Marck, envoyé par la reine à Metz, concertait avec le marquis de Bouillé, général des troupes victorieuses à Nancy, les mesures éventuelles pour une évasion du roi. Cette évasion, qui devint plus tard une pensée du duc de la Rochefoucauld, de madame de Staël, fille de M. Necker, de Lafayette lui—même, à la dernière extrémité de ressources, était, comme on l'a vu aussi, un plan arrêté de Mirabeau. Seulement, Mirabeau voulait que le roi, au lieu d'une évasion furtive ou nocturne, sortit de sa capitale en plein jour, au milieu d'une escorte de troupes fidèles, et se jetât à Compiègne au sein de l'armée de Bouillé, pour négocier de là avec son peuple, intimider l'Assemblée, modifier la constitution. La Marck, porteur d'un billet du roi qui l'accréditait auprès du marquis de Bouillé, trouva ce général dévoué, mais peu confiant dans ses troupes. Il rapporta au roi une lettre de• M. de Bouillé, qui, sans décourager ce prince de ce dessein, lui en exposait avec franchise les difficultés et les périls.

 

II.

La reine, de son côté, n'hésitait plus à chercher son salut et celui de ses enfante dans la fuite, et mémo dans un concert lié avec les émigrés armés et avec les puissances étrangères. Ce concert, nié par les historiens royalistes, est attesté par des lettres de la reine elle-même récemment retrouvées « dans des révélations posthumes. Elles montrent que tout n'était pas calomnie dans les rumeurs relatives à un comité autrichien, et que la Révolution avait la divination trop juste de l'inimitié de Marie-Antoinette. Des deux côtés, on ne se bornait pas à se haïr et à se combattre ; on se trahissait : le peuple trahissait pour la liberté ; la reine, pour la via de sa famille.

« On m'assure, » écrivait Marie-Antoinette au comte de Mercy-Argenteau, alors à Bruxelles, « de l'honnêteté des personnes qui se chargent de cette lettre, et qu'elle vous arrivera sûrement. J'en profite pour entrer avec vous dans les détails de notre position, qui est affreuse, et vous faire deux ou trois questions auxquelles il est nécessaire que vous trouviez moyen de me répondre promptement.

« Nous sommes au moment où l'on apportera bientôt la constitution à l'acceptation du roi ; elle est par elle-même si monstrueuse, qu'il est impossible qu'elle se soutienne longtemps.

« Mais pouvons-nous risquer de la refuser dans la position où nous sommes ? Non, et je vais le prouver. Je ne parle pas des dangers personnels qu'il y aurait à courir : nous avons trop prouvé, par le voyage que nous avons entrepris il y a deux mois, que nous ne calculons pas nos personnes quand il s'agit du bien général ; mais cette » Constitution est si mauvaise par elle-même, qu'elle n'aura et ne peut avoir de consistance que par » la résistance qu'on y opposera ; il s'agit donc de garder un milieu en sauvant son honneur, et qui puisse nous laisser en mesure que tout le monde revienne à nous, le peuple s'entend, quand une fois il sera désaveuglé et lassé,

« Pour cela, je crois qu'il est nécessaire, quand on aura présenté l'acte au roi, qu'il le garde d'abord quelques jours, car il n'est censé le connaître que quand on le lui aura présenté légalement, et qu'alors il fasse appeler les commissaires, pour leur faire, non pas des observations ni des demandes de changements qu'il n'obtiendra peut-être pas, et qui prouveraient qu'il approuve le fond de la chose, mais qu'il déclare que ses opinions ne sont point changées ; qu'il montrait, dans sa déclaration du 20 juin, l'impossibilité où il était de gouverner avec le nouvel ordre de choses ; qu'il pense encore de même, mais que, pour la tranquillité de son pays, il se sacrifie, et que, pourvu que son peuple et la nation trouvent le bonheur dans son acceptation, il n'hésite pas à la donner, et la vue de ce bonheur lui fera bientôt oublier toutes les peines cruelles et amères qu'on a fait éprouver à lui et aux siens.

« Mais si l'on prend ce parti, il faut y tenir, éviter surtout tout ce qui pourrait donner de la méfiance, et marcher en quelque sorte toujours la loi à la main. Je vous promets que c'est la meilleure manière de les en dégoûter tout de suite. Le malheur, c'est qu'il faudrait pour cela un ministère adroit et sûr, et qui en même temps eût le courage de se laisser abîmer par la cour et les aristocrates, pour les mieux servir après, car il est certain qu'ils ne reviendront jamais ce qu'ils ont été, surtout par eux-mêmes.

« On nous dit, et les frères du roi mandent chaque jour, qu'il faut tout refuser, et que nous serons soutenus. Par qui ? Il me semble que les puissances étrangères ne font pas de grands efforts pour venir à nôtre secours. L'Espagne même, par les lettres qu'elle a écrites à mes frères, a l'air de vouloir se retirer honnêtement, en proposant des choses infaisables ; le silence profond de l'empereur envers moi, l'impossibilité où il est peut- être, vu les affaires du Nord, de se mêler des nôtres ; l'Angleterre, qui ne cherchera jamais qu'à leurrer d'espérance tous les partis pour les tenir plus sûrement désunis ; la Prusse, qui ne calcule que ses propres intérêts dans tout ceci, tout prouve que si nous devons attendre des secours, ils ne sont pas prochains au moins.

« Dans cette position, pouvons-nous risquer un refus qui donnerait, par l'espèce de déchéance, une force majeure aux factieux et au parti républicain ? Et il ne faut pas croire qu'alors nous serions libres : au contraire, nous serions plus étroitement et plus fortement gardés. Si les puissances ne viennent pas dans le moment à notre secours, il ne nous reste donc que le parti des princes et des émigrants ; mais combien peut-il nuire ! parce que seuls ils ne pourront faire qu'une chose partielle ; et si même — ce qui n'est pas à présumer — ils ont un avantage réel, nous retomberions sous leurs agents dans un esclavage nouveau et pis que le premier, puisque, ayant l'air de leur devoir quelque chose, nous ne pourrions pas nous en tirer ; ils nous le prouvent déjà en refusant de s'entendre avec les personnes qui ont notre confiance, sous le prétexte qu'ils n'ont pas la leur, tandis qu'ils veulent nous forcer de nous livrer à M. de Calonne, qui, sous tous les rapports, ne peut pas nous convenir, et qui, je crains bien, ne suit en tout ceci que son ambition, ses haines particulières et sa légèreté ordinaire, en croyant tout possible, et fait tout ce qu'il désire ; je crois même qu'il ne peut que faire tort à mes deux frères, qui, s'ils n'agissaient que d'après leurs cœurs seuls, seraient sûrement parfaits pour nous.

« Voici les nouvelles qui nous viennent du dehors. D'ici à un mois toutes les puissances seront réunies ; il parera un manifeste qui sera soutenu d'une grande force, Je désirerais bien que cette première nouvelle fût vraie, mais je ne puis la croire, puisque ni vous ni personne ne nous l'ont mandée ; je crois même que, dans ce moment-ci, l'Assemblée est tellement divisée, qu'un manifeste bien rédigé serait fort heureux, et que les chefs, qui voient depuis huit jours qu'ils ont absolument le dessous, seraient plus aisés à amener à un accommodement raisonnable. Une chose à remarquer, c'est que dans toutes ces discussions sur la constitution, le peuple ne s'en mêle pas et ne s'occupe que de ses affaires particulières, en voulant cependant toujours une constitution et point d'aristocrates. Une seconde nouvelle est que Monsieur va être reconnu par les puissances régent du royaume et le comte d'Artois lieutenant général. Cette nouvelle est par elle-même si folle et si absurde, qu'elle ne peut provenir que de quelque tête française ; mais sur tout cela, je voudrais bien avoir une réponse de vous.

« Il est affreux de ne rien savoir de positif et de raisonnable des dispositions du dehors, Quant à l'acceptation, il est impossible que tout être pensant ne voie pas que, quelque chose qu'on fasse, nous ne sommes pas libres ; mais il est essentiel que nous ne donnions pas de soupçon sur cela aux monstres qui nous entourent. Mandez-moi donc où en sont les troupes et les dispositions de l’empereur. En tout état de cause, les puissances étrangères peuvent saules nous sauver. L'armée est perdue, l'argent n'existe plus ; aucun lien, aucun frein ne peut retenir la populace armée de toute part. Les chefs mêmes de la révolution, quand ils veulent parler d'ordre, ne sont plus écoutés, Voilà l'état déplorable où nous nous trouvons. Ajoutez à cela que nous n'avons pas un ami, que tout le monde nous trahit, les uns par haine, les autres par faiblesse ou ambition ; enfin, je suis réduite à craindre le jour où on aura l'air de nous donner une sorte de liberté. Au moins, dans l'état de nullité où nous sommes, nous n'avons rien à nous reprocher.

« Vous voyez mon âme tout entière dans cette lettre. Je peux me tromper ; mais c'est le seul moyen que je voie encore pour pouvoir aller. J'ai écouté, autant que je l'ai pu, des gens des deux côtés, et c'est de tous leurs avis que je me suis formé le mien. Je ne sais pas s'il sera suivi. Vous connaissez la personne à laquelle j'ai affaire (Louis XVI). Au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu'elle s'en doute. C'est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Enfin, quoi qu'il arrive, conservez-moi votre amitié et votre attachement, j'en ai bien besoin, et croyez que, quel que soit le malheur qui me poursuit, je peux céder aux circonstances, mais jamais je ne consentirai à rien d'indigne de moi. C'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est. Mon sang coule dans les veines de mon fils, et j'espère qu'un jour il se montrera digne petit-fils de Marie-Thérèse. Adieu.

« Si vous pouvez me garder cette lettre, je serai bien aise de la revoir un jour. »

« Du 25 août.

« J'ai arrêté ma lettre au moment de partir, parce que l'abbé Louis arrivait et m'a appris — par M. de Mont...., s'entend — votre voyage de Londres. J'espère et désire fort avoir de vos nouvelles, car la lettre ministérielle que l'abbé Louis a rapportée ne me suffit pas pour mes intérêts. Il me parait qu'en se louant fort de vous, il ne trouve pourtant pas son voyage fort heureux ; il craint beaucoup la coalition des puissances, et est parvenu, à ce que je crois, à inspirer la même crainte à ceux des chefs qui l'ont proposé et envoyé, mais jusqu'à présent cela ne les porte qu'à une grande humeur, et je crains beaucoup que, ne se sentant plus la force de réparer le mal ni de se soutenir, ils ne quittent brusquement la partie et nous laissent seuls dans l'embarras. D'ici à quelques jours, j'aurai des nouvelles plus détaillées de leurs opinions ; j'aurais bien voulu attendre pour vous les écrire, mais l'occasion qui porte celle-ci part demain. C'est à la fin de la semaine qu'on présentera la charte au roi ; il y répondra à peu près comme je vous le mande au commencement de ma lettre.

« Ce moment est affreux ; mais pourquoi aussi nous laisse-t-on dans une ignorance totale de ce qui se passe dans l'extérieur ? Il s'agira à présent de suivre une marche qui éloigne de nous la défiance et qui, en même temps, puisse servir à déjouer et culbuter au plus tôt l’ouvrage monstrueux qu'il faut adopter. Pour cela, il est essentiel que les Français, mais surtout les frères du roi, restent en arrière, et que les puissances rée. nies agissent seules ; aucune prière, aucun raisonnement de notre part ne l'obtiendra d'eux i il faut que l'empereur l'exige, c'est la seule manière dont il puisse me rendre service.

« Vous connaissez par vous-même les mauvais propos et les mauvaises intentions des émigrants ; les lâches, après nous avoir abandonnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions, et seuls nous servions tous leurs intérêts. Je n'accuse pas les frères du roi ; je crois leurs cœurs et leurs intentions purs, mais ils sont entourés et menée par des ambitieux qui les perdront, après nous avoir perdus les premiers, Le comte d'Artois est parti le 12 pour Vienne ; son frère a une lettre de lui, du même jour, où il ne parle pas de ce voyage ; nous l'avons appris par des lettres particulières. Quel est le but de cette course ? Je ne puis pas l'imaginer. Pourvu que l'empereur ne se laisse pas encore aller à quelque démarche hasardeuse qu'on exigera de lui ! Enfin, mandez-lui toujours tout ce que je vous mande dans l'autre page. Je finis pour ne pas trop grossir le volume. Adieu. . . . . . . . . . . . . . .

« Voici une lettre encore recommencée, mais pour cette fois-ci j'espère qu'elle vous arrivera sûrement. La personne qui veut bien s'en charger a trouvé aussi des moyens de me faire tenir vos réponses ; il vous en écrira.

« La journée d'hier (août, fête du roi) s'est passée comme toutes celles que nous passons depuis deux mois, et dans un silence, de la part du peuple, vraiment affligeant. C'est la semaine prochaine qu'on doit apporter au roi l'acte constitutionnel. Le rapport, que j'ai lu, et que M. de Beaumetz doit faire avant à l'Assemblée, est un tissu d'absurdités, d'insolences et d'éloges pour l'Assemblée. Ils ont mis la dernière main à leurs outrages en donnant une garde au roi. Il n'est plus possible d'exister comme cela ; il ne s'agit pour nous que de les endormir et de leur donner confiance en nous, pour les mieux déjouer après. Il est impossible, vu la position ici, que le roi refuse son acceptation ; croyez que la chose doit être bien vraie, puisque je le dis. Vous connaissez assez mon caractère pour croire qu'il me porterait plutôt à une chose noble et pleine de courage, mais il n'existe point à courir un danger plus que certain.

« Nous n'avons donc plus de ressource que dans les puissances étrangères ; il faut à tout prix qu'elles viennent à notre secours ; mais c'est à l'empereur à se mettre à la tête de tous et à régler tout. Il est essentiel que, pour première condition, il exige que les frères du roi et tous les Français, mas surtout les premiers, restent en arrière et ne se montrent pas. Je vous assure que les choses sont à un point aujourd'hui qu'il vaudrait mieux être roi d'une seule province que d'un royaume aussi vicié et désordonné que celui-ci. Je tâcherai d'envoyer, si je puis, des notes à l'empereur sur tout ceci ; mais en attendant, mandez toujours ce que vous croirez nécessaire pour bien lui prouver qu'il n'y a plus de ressource qu'en lui, et que notre bonheur, notre existence, celle de mon enfant, dépendent de lui seul et de la prudence et célérité de ses moyens. Adieu.

« Je n'ai point reçu les opinions des chefs, comme je vous l'avais annoncé. Ils se restreignent toujours dans des idées vagues et ont l'air de craindre de s'engager. »

 

III.

Telles étaient à cette époque les défaillances de l'Assemblée, les agitations du peuple, les anxiétés du roi, les projets de la reine, les misérables expédients du seul homme d'Etat qui aurait pu encore, s'il eût été honnête, bien conseiller la tribune et bien inspirer la cour. On vient de voir enfin, par le néant et par la perfidie de ses plans, que ses prétendus miracles n'étaient employés qu'à masquer l'abîme ou à l'approfondir davantage. Son impuissance était l'expiation de son immoralité. Il avait trop de génie pour s'y tromper. Mais il prolongeait l'illusion dans l'esprit du roi et de la reine pour prolonger le salaire de ces illusions vénales. Peut-être aussi lui en coûtait-il trop pour s'avouer à lui-même son impuissance, et se complaisait-il à flatter son propre orgueil par des chimères d'habileté auxquelles sa haute raison ne croyait plus, quand sa vanité et son intérêt affectaient encore d'y croire. Le jour où Mirabeau s'était vendu, il s'était condamné lui-même à n'être plus le conseiller, mais le flatteur d'une monarchie qu'il conduisit plus vite à sa perte

 

IV.

Elle s'y précipitait tous les jours avec plus de rapidité. Tout était convulsion dans les mouvements de l'esprit public. Une émeute concertée par les clubs et exécutée par les faubourgs venait de rendre quelque ascendant à la garde nationale et à Lafayette. Lafayette, comme s'il eût voulu reconquérir le soir la part de popularité qu'il avait usée le matin en réprimant la sédition, se hâta de dénoncer le lendemain au peuple, comme un péril publie, le dévouement inoffensif de quelques vieux serviteurs du palais à leur mettre.

La conquête et la démolition de la Bastille ne rassuraient pas assez le peuple des faubourgs sur les desseins de la cour. Les démagogues ombrageux des clubs lui montraient le château fortifié de Vincennes comme un avant-poste de l'émigration et de la contre-révolution prêt à servir, au besoin, de refuge et de citadelle au roi. Le peuple, agité par une panique sincère chez les uns, artificielle chez les autres, parlait depuis quelques jours de forcer la main à Lafayette et à la garde nationale, et d'aller démolir ce dernier vestige de la tyrannie.

Le 23 février, les masses du faubourg Saint-Antoine s'ébranlèrent, sous le commandement de Santerre, pour aller détruire ce château. Santerre, brasseur de ce faubourg, dont la popularité complaisante se pliait à tous les caprices de la multitude, rivalisait déjà celle de Lafayette. Lafayette, voulant prévenir cette émeute, avait engagé le roi à se diriger du côté de Vincennes, dans une de ses promenades à cheval, et à ordonner lui-même le désarmement de cette forteresse, comme inutile à la possession de Paris et offensante pour ses habitants. Le roi avait oublié ou négligé cet avis.

Lafayette, instruit tardivement du mouvement du faubourg et de l'invasion de Vincennes, forme une colonne de sa garde soldée, et marche avec l'artillerie à Vincennes pour réprimer cette illégale démolition d'un monument national. Déjà les murailles tombaient sous la sape des démolisseurs, encouragés par Santerre et par son bataillon. Lafayette arrive, fait rougir Santerre de sa connivence, harangue les gardes nationaux égarés, fait arrêter les démolisseurs, et veut les ramener à Paris pour les livrer aux lois comme fauteurs de désordres. A l'aspect de leurs complices arrêtés, les habitants du faubourg Saint-Antoine se soulèvent, se barricadent et ferment le retour dans Paris à la garde nationale. Il ordonne à l'artillerie de rouvrir les portes du faubourg à coups de canon. A cette menace, toute résistance s'évanouit. La garde nationale traverse triomphalement le faubourg, n'entendant qu'un sourd murmure et quelques coups de fusil perdus qui ne blessent personne.

Lafayette de retour de cette expédition rentre aux Tuileries. Une agitation naturelle à un jour d'émeute, où l'on s'attendait à une attaque du château préméditée par le peuple au retour de Vincennes, régnait dans les appartements du roi. Une centaine de gentilshommes de province et de courtisans fidèles au malheur s'étaient joints à la garde nationale de service pour défendre en volontaires le palais menacé. On les avait placés dans l'intérieur des appartements où les postes ordinaires de la garde nationale ne pénétraient pas. Ils étaient armés sous leurs habits de pistolets ; d'épées courtes, quelques-uns de poignards, afin de ne point offusquer par des armes plus visibles les soldats de Lafayette. Le roi, auquel ils venaient se dévouer, avait traversé leur salle et les avait remerciés de leur zèle. L'un d'entre eux, nommé chevalier de Saint-Elme, fier de cette revue du roi et de cette fraternisation avec la garde civique du palais, avait imprudemment ouvert la porte qui séparait la salle de ces gentilshommes volontaires de la salle des gardes nationaux. Il leur avait montré ses pistolets avec un signe muet qui leur disait : « Comptez sur nous pour une défense commune ! » L'aspect de ces volontaires inconnus et armés avait excité la rivalité et le murmure des postes de la garde civique. Quelques-uns avaient affecté de voir dans ce concours de courtisans dans une salle privilégiée du palais une défiance offensante du roi envers les citoyens de Paris. La rumeur avait grossi jusqu'à un tumulte qui était parvenu aux oreilles du roi. Il s'était hâté de l'étouffer, en priant ces gentilshommes de se dissoudre et de se retirer sans bruit par des portes dérobées des Tuileries.

Mais Lafayette, en arrivant au palais, feignit de. voir une conspiration de contre-révolutionnaires dans cet innocent concours de royalistes autour de la famille menacée de leur roi. Les gentilshommes, expulsés et désarmés par son ordre, subirent en se retirant les sarcasmes, les outrages, et quelques-uns les violences des gardes nationaux. Lafayette, simulant plus d'indignation et plus de craintes qu'un empressement si naturel et un si faible rassemblement d'amis personnels du roi n'étaient de nature à en donner, apostropha durement les courtisans domestiques du palais, et éleva ses reproches jusqu'au roi. Le roi en fut réduit à s'excuser lui-même d'avoir souffert un rassemblement qu'il n'avait ni commandé ni prévu, et à accuser le zèle excessif de ses défenseurs. Lafayette affirme dans ses Mémoires que le roi lui répondit : « Le faux zèle et l'extravagance des gens qui se disent mes amis finiront par me perdre ! »

Ce général osa désarmer le château, devant le roi, des armes que quelques serviteurs de ce prince avaient déposées dans les appartements intérieurs pour la défense du château contre un assaut trop prévu du peuple. Ces armes, étalées dans une corbeille sous les yeux de la garde nationale émue, furent transformées en arsenal de contre-révolution. Lafayette les livra avec ostentation à la dérision de ses soldats, qui en jetèrent les tronçons dans les cours aux applaudissements du peuple. On appela cette poignée de vieillards et de jeunes gens qui venaient offrir leur poitrine en dernier rempart à la vie de leur roi, les chevaliers du poignard, et cette journée, la journée des poignards. Les journaux et les clubs du soir firent frémir Paris de la grande conspiration du palais renfermant dans ses ombres ces arsenaux et ces assassins de la nation. Lafayette motiva ces feintes terreurs au lieu de les étouffer. Il affecta de partager les ridicules soupçons de sen armée et du peuple contre un zèle dont il ne pouvait ignorer l'innocence. Il se laissa proclamer le vengeur de la garde nationale et le dictateur du palais, comme s'il eût découvert un complot sinistre et châtié des conspirateurs éperdus. Il se fit de la fidélité de quelques royalistes et de la honte imméritée du roi une popularité plus impérieuse.

Il caractérise lui-même dans son récit les circonstances de cette expulsion des royalistes du palais et du désarmement des appartements du roi sous ses yeux :

« Ces armes, dit-il, furent livrées aux gardes nationaux et brisées dans la cour des Tuileries avec des témoignages de gaieté peu respectueuse, peut-être, pour le palais du roi, et surtout assez offensante pour les gentilshommes qui avaient déjà été chassés assez brusquement, et qu'on appela depuis les chevaliers du poignard ; mais il faut convenir que la provocation avait été faite et qu'une leçon devenait nécessaire. »

Ainsi, la réunion d'un groupe de vieux serviteurs à peine armés, cachés dans l'ombre du palais, un jour d'émeute, pour seconder la garde nationale et pour mourir à leur poste aux pieds de leur roi, était une provocation, et l'outrage à cette fidélité une leçon. Une proclamation du général, pleine de reproches aux chefs de la domesticité du palais, le lendemain, acheva de dénaturer cette journée aux yeux du peuple et de détourner sur la prétendue émeute du palais du prince la colère des bons citoyens contre l'émeute du faubourg.

Un billet confidentiel de Lafayette, écrit au retour du château, à cœur ouvert, montre sous quel faux jour il voulait qu'on vît cette journée, civique le matin, personnelle le soir :

« La journée a été bien occupée, mais elle n'a pas été remplie, puisque je ne vous ai pas vue. Je suis bien heureux d'être arrivé à temps à Vincennes, car on n'aurait arrêté personne. Déjà une partie des troupes étaient si mal montées que j'ai été obligé de dire que je traiterais avec la dernière sévérité quiconque abandonnerait son rang ; mais la presque totalité de la garde nationale a été parfaitement. Le maire de Vincennes voulait qu'on n'arrêtât personne ; je l’ai menacé de le dénoncer ; enfin, il a cédé ; nous avons pris soixante hommes ; le faubourg s'est soulevé pour les reprendre. Quand nous sommes rentrés, nous avons fait de vigoureuses dispositions ; ils n'ont pas osé attendre. Desmottes a essuyé trois coups de fusil, et Depeyre un, mais aucun n'a porté.

« Jugez de ma colère en rentrant, quand j'ai appris que quatre ou cinq cents aristocrates armés étaient dans les appartements ; on les a désarmés et chassés ; il n'en restait presque plus quand j'y suis arrivé. J'ai fait à M. de Villequier une mercuriale dont il se souviendra longtemps. On vous dira que j'ai été sévère avec tous ces messieurs ; mais vous savez que j'avais mes raisons pour me méfier de cette nichée aristocratique. Imaginez qu'ils avaient des poignards qui ne sont bons qu'à assassiner. Il m'a semblé que la traversée des appartements serait moins sûre en y admettant cette arme. Au reste, ne vous inquiétez d'aucun danger pour moi ; il ne m'arrivera rien. J'ai encore aujourd'hui traversé ce faubourg tête à tête avec Desmottes, pour aller à Vincennes, sans que personne osât rien dire. Bonsoir, je meurs de sommeil, et vais me coucher. »

 

V.

Le roi, plus directement inculpé par des commentaires de cette journée insérés dans des journaux à la solde de Lafayette, crut devoir protester lui-même contre ces inculpations. Il écrivit de sa main au général :

« Monsieur de Lafayette,

« J'ai lu dans le Journal de Paris un article qui m'a causé la plus grande surprise. Comme il est aussi contraire à la vérité qu'à toutes convenances, je suis bien persuadé que vous n'avez aucune part à son insertion dans le journal, et je ne doute pas que vous ne vous empressiez de le désavouer dans ce même papier. »

Lafayette répondit par la lettre suivante au roi et par une lettre au Journal de Paris, qui aggravait les indices du complot aux yeux du peuple. :

AU ROI[1].

« 5 mars 1791.

« Sire,

« Ce qui n'a causé à Votre Majesté que de la surprise m'a causé à moi beaucoup d'indignation, parce que j'ai cru y voir une méchanceté réfléchie. J'ai écrit à M. Suard pour savoir de qui il tenait cet avis, et, comme les premiers officiers de la maison de Votre Majesté m'ont honoré d'une correspondance imprimée, ils trouveront, avec mon désaveu de l'article, ma réponse à leur lettre.

« Je suis avec respect, sire, etc. »

AU JOURNAL DE PARIS.

« 7 mars 1791.

« Un article du Journal de Paris, copié dans plusieurs autres feuilles, m'a investi de je ne sais quelle surintendance de la maison du roi, absolument étrangère aux fonctions de la garde nationale. Quelle qu'ait été la combinaison du premier auteur de cette fable, je dois, en la démentant, m'occuper d'une lettre signée par les personnes véritablement chargées de ce soin.

« C'est au nom des maréchaux de France, des officiers généraux, des militaires de tout grade, des officiers de la maison du roi, des différents députés des fédérés, que MM. de Villequier et de Duras prétendent parler. Mais ne pourrais-je pas, moi, demander à MM. les maréchaux de France, à tous ceux des citoyens qui sont désignés dans cette lettre, qui respectent la constitution et chérissent l'ordre public, ce qu'eux-mêmes ont pensé en voyant ce rassemblement nombreux d'hommes armés se placer entre le roi et ceux qui répondent à la nation de sa sûreté ?

« Il me suffit, pour éviter toute interprétation insidieuse, de déclarer que j'entends par soldats de la liberté ceux, à quelque partie de la force publique qu'ils appartiennent, qui ont prêté serment à la nation, à la loi et au roi ; que la constitution reconnaît, et qui veulent vivre et mourir pour elle ; que j'ai entendu par plusieurs hommes justement suspects ceux qui, portant des armes cachées, ne se sont fait remarquer que par des propos anti-patriotiques et incendiaires, et qui, loin de se faire reconnaître par les postes de la garde nationale auxquels ils se proposaient, dit-on, de se «joindre, les ont évités en s'introduisant par une entrée nouvellement pratiquée. Certes, il est permis en pareil cas au commandant de la garde nationale, chargé des ordres du roi pour la sûreté de son palais, de prendre des mesures efficaces pour qu'un pareil événement ne se répète pas. Au reste, si ma conduite dans le cours de cette journée a pu être utile, j'abandonne volontiers à mes ennemis la consolation d'en critiquer quelques détails. »

 

VI.

Pendant que ces tumultes dans la place publique, ces factions aux Jacobins, ces véhémences dans les journaux, ces intrigues dans la garde nationale, ces ambitions mal combattues par son civisme dans l'âme de Lafayette, ces trahisons enfin dans les conseils du roi et ces langueurs dans l'Assemblée sapaient d'avance l'œuvre bientôt achevée et déjà décréditée de la monarchie constitutionnelle, la crainte des coalitions étrangères, crainte sincère dans le peuple, simulée dans les Jacobins, saisissait la France et lui donnait ce trouble mêlé de terreur et de colère d'une nation qui se sent trahir sans pouvoir saisir la main qui la trahit. La trahison était dans l'air ; on la respirait sans la voir.

Cette trahison, encore indécise chez le roi tour à tour active et passive chez la reine, impatiente et affichée chez les émigrés, muette et souterraine dans le clergé et dans la noblesse, n'était autre chose que la terreur dans les principes, et les menaces de la Révolution frappaient depuis quelques mois les gouvernements, les aristocraties et les sacerdoces des Etats voisins de la France. Ces principes, d'abord accueillis même dans les cours avec une faveur générale, comme l'aurore d'une régénération philosophique et pacifique des institutions humaines, n'avaient pas tardé, à leur première explosion, de faire réfléchir les rois, trembler les aristocraties, chanceler les théocraties dans toute l'Europe.

On avait vu que les réformes les plus sages, en rencontrant des obstacles et des résistances dans les possesseurs des anciennes iniquités sociales, devenaient fatalement des révolutions, que ces révolutions, une fois fortes, devenaient ingrates envers les souverains mêmes qui les avaient le plus provoquées et servies, comme Louis XVI, et que leurs premiers promoteurs devenaient promptement ou leurs jouets ou leurs victimes. L'engouement d'abord réfléchi, puis fanatique des peuples pour la révolution française, dans laquelle toutes les démocraties opprimées pressentaient leur futur triomphe, et dont les peuples suivaient de l'œil et du cœur toutes les phases comme les différents actes d'une bataille que la France livrait au profit du genre humain, avait empêché jusque-là les souverains de se déclarer contre elle.

Mais à mesure que l'anarchie, inséparable de ces grands interrègnes entre un état social et un autre, se développait à Paris, les cours, les nobles et le clergé de tous les Etats limitrophes avaient montré ces scènes anarchiques de la Fiance à leurs sujets comme des scandales de la liberté et comme des condamnations des nouveaux principes. Tacitement encore, mais unanimement, ces cours avaient pris parti pour la contre-révolution. Si la cause des peuples triomphait en France, la cause des rois y était perdue. Les princes, les nobles et les prêtres émigrés dans ces différentes cours y fomentaient de tous leurs efforts ces animosités contre la France. Leur caste leur était plus chère que leur patrie.

Les insurrections tragiques de Paris, les assassinats de l'hôtel de ville, le massacre des suisses après l'assaut de la Bastille, la nuit sinistre du 5 au 6 octobre à Versailles, les gardes immolés sous les yeux du roi, les jours de la reine menacés jusque dans ses appartements, "les têtes coupées de ses défenseurs servant de drapeaux à l'insurrection victorieuse, les insultes cyniques à l'épouse naguère adorée du roi, le cortége injurieux qui l'avait ramenée aux Tuileries, leur captivité humiliée et peu s'Ire dans ce palais asservi à Lafayette, Lafayette lui-même asservi aux caprices d'une armée civique qu'il ne commandait qu'à la condition de lui complaire ; enfin les quarante mille clubs de la France vociférant à la fois les délires, les terreurs, les fureurs de trente millions d'hommes au-dessus de l'autorité évanouie du souverain, de la parole de l'Assemblée, de l'obéissance à la loi, et menaçant de substituer à toute raison et à tout ordre l'arbitraire irresponsable, contradictoire, passionné et bientôt sanguinaire de la multitude, tel était le tableau que les émigrés, les écrivains royalistes réfugiés hors de France, et les cours étrangères par leurs publicistes, faisaient à leurs peuples de la situation du peuple français. On ne prêchait pas encore la croisade des nations monarchiques contre la France, mais on la laissait conclure comme l'unique préservatif des religions, des trônes et des peuples contre une explosion de principes, de désordres et de crimes qui menaçaient l'Europe de l'incendie et des cendres de ce volcan ouvert dans son sein.

 

VII.

L'ancien orateur libéral de l'Angleterre', Burke, le théosophe savoyard de Maistre, homme dont la foi aux choses antiques allait jusqu'au défi à la raison et jusqu'aux paradoxes de la servitude de l’esprit humain, étaient les deux prophètes dont les malédictions contre la Révolution consolaient le plus les cours et gourmandaient le plus les peuples. Le comte de Maistre, encore peu connu, était loin d'avoir, à cette époque, le retentissement que son style grandiose et prophétique lui donna quelques années après. Il n'était que l'inspirateur des hommes d'État, ennemis de la révolution, l'ange exterminateur mais voilé des nouveaux principes, l'espérance des restaurations théocratiques, le législateur du pouvoir absolu sur les ruines des anarchies.

Mais la parole et les écrits de Burke, ce Cicéron britannique, donnaient à la ligue sourde qui se formait contre la France révolutionnaire l'autorité du génie, de l'âge et de la raison d'un homme d'État. Plus il avait été passionné et éloquent pour la liberté parlementaire de sa patrie, quand cette liberté avait paru menacée par l'empiétement du trône, plus ses imprécations contre l'anarchie révolutionnaire et contre les principes exagérés des Jacobins français produisaient d'impression sur les âmes. Il n'attaquait pas seulement la Révolution par la raison, il l'attaquait par le sentiment, cette raison irréfléchie des masses, qui, à travers les larmes de la pitié, perd de vue les principes et ne voit plus que les victimes.

 

VIII.

Burke, ému lui-même, jusqu'à l'enthousiasme, d'intérêt et de compassion pour le roi et pour la reine de France, n'hésita pas à rompre à la tribune la vieille amitié qui l'attachait à Fox, son élève et son rival dans le parlement. Des larmes publiques attendrirent et solennisèrent cette séparation et cet adieu des deux orateurs. Fox continua à défendre les principes les plus hasardés du jacobinisme, et à agiter son pays jusqu'aux accès convulsifs d'une révolution qui était en Angleterre une imitation plus qu'un besoin de liberté. Burke sentit qu'un tremblement de terre dans ce moment en Angleterre ferait écrouler non-seulement le trône, mais la liberté aristocratique et peut-être la nationalité de son pays. Il se rangea derrière M. Pitt.

M. Pitt était alors premier ministre et le premier patriote de la nation, jeune homme mûr avant les années, formé à l'éloquence par Chatham, son père, le plus grand des orateurs modernes, formé au gouvernement par la nature et par l'éducation, homme d'État né, sans illusion, sans emportement comme sans faiblesse, véritable Annibal politique qui, pour sauver sa patrie, porta la guerre au sein des ennemis de l'Angleterre sur le continent, et la préserva deux fois de sa ruine, une fois de la révolution, une autre fois de la conquête. Burke, à soixante-dix ans, plus téméraire que ce jeune homme, poussait M. Pitt à une rupture avec la France. M. Pitt, plus réfléchi, n'était pas résolu encore à la guerre : il voulait attendre que la fièvre de la révolution eût usé ses forces vitales et ligué contre elle tout le continent encore indécis. L'anarchie était, selon lui, une guerre plus mortelle que la France se faisait à elle-même. Il attendit que de plus grandes convulsions, qui paraissaient déjà prochaines, soulevassent contre les principes et contre les excès des Jacobins le cri et le bras de l'Europe. La patience était une partie du génie de M. Pitt, que Mirabeau appelait depuis longtemps le ministre des préparatifs.

 

IX.

Burke s'accommodait mal de ces lenteurs. Il publia son propre manifeste dans un livre contre la France révolutionnaire, qui devint, en paraissant, le manuel des aristocraties et des cours. Jamais manifeste royal n'eut plus de retentissement et ne fit plus d'impression que cette philippique de l'orateur anglais. La reine Marie-Antoinette, peinte sous les couleurs de sa jeunesse, y était présentée à la pitié et à la vengeance de ta chevalerie européenne. On jugera du génie enthousiaste de Burke par le tableau des charmes et des infortunes de cette idole de son imagination :

« Il y a actuellement seize ou dix-sept ans que je vis la reine de France, alors Dauphine, à Versailles ; et sûrement jamais astre plus céleste n'apparut sur cette orbite qu'elle semblait à peine toucher. Je la vis au moment où elle paraissait sur l'horizon l'ornement et les délices de la sphère dans laquelle elle commençait à se mouvoir. Oh ! quelle révolution et quel cœur faudrait-il avoir pour contempler sans émotion cette élévation et cette chute ! Que j'étais loin de m'imaginer, lorsque je la voyais réunir aux titres de la vénération ceux de l'enthousiasme, ceux d'un amour réservé et respectueux, qu'elle dût jamais être exposée à tant d'outrages, à des fureurs si viles et si atroces ! J'étais encore plus éloigné de m'imaginer que je dusse voir, de mon vivant, de tels désastres l'accabler tout à coup chez une nation vaillante, pleine de dignité, chez une nation composée d'hommes d'honneur et de chevaliers. Je croyais que dix mille épées seraient tirées de leurs fourreaux pour la venger même d'un regard qui l'aurait menacée d'une insulte.

« Mais le siècle de la chevalerie est passé ; celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé, et la gloire de l'Europe est éteinte à jamais. Jamais, non, jamais nous rte reverrons cette généreuse loyauté, cette soumission fière envers le rang et envers le sexe, cette obéissance, cette subordination de cœur qui, dans la servitude même, conservaient l'esprit d'une liberté exaltée ! L'ornement naturel de la vie, la défense peu coûteuse des nations, cette pépinière de tous les sentiments courageux et des entreprises héroïques, tout est perdu. Elle est perdue, cette sensibilité de principes, cette chasteté de l'honneur pour laquelle une tache était une blessure, qui inspirait le courage en adoucissant la férocité, qui ennoblissait tout ce qu'elle touchait, et qui, dans le vice lui—même, perdait la moitié de son danger en lui faisant perdre toute sa grossièreté.

« Ce système, mélangé d'opinions et de sentiments, avait son origine dans l'ancienne chevalerie ; et ce principe, quoique varié en apparence par l'état variable des choses humaines, a conservé son influence, et a toujours existé pendant une longue suite de générations, même jusqu'au temps où nous vivons. S'il devait jamais totalement s'éteindre, la perte, je crains, serait énorme. C'est lui qui a donné son caractère à l'Europe moderne ; c'est lui qui lui a donné son lustre dans toutes ses formes de gouvernement, et l'a distingué à son avantage des empires de l'Asie, et peut-être de ceux qui ont fleuri dans les périodes les plus brillantes de l'antiquité. C'était ce même principe qui, sans confondre les rangs, produisait une noble égalité et parcourait tous les degrés de la vie sociale. C'était cette opinion qui abaissait, en quelque façon, les rois au niveau de leurs sujets, et qui élevait des hommes privés â la hauteur de leur prince. Sans force ou sans résistance, elle subjuguait la fierté de l'orgueil et celle du pouvoir ; elle obligeait les souverains à se soumettre au joug léger de l'estime sociale ; elle forçait l'autorité sévère à se soumettre à l'élégance, et faisait qu'une domination supérieure aux lois était soumise aux manières.

« Mais maintenant tout va changer, et toutes les illusions séduisantes qui rendaient le pouvoir aimable et l'obéissance libérale, et qui, par une douce assimilation, incorporaient dans la politique les sentiments qui embellissent et adoucissent la société privée, s'évanouissent devant ce nouvel empire irrésistible des lumières et de la raison. On arrache avec rudesse toutes les draperies décentes de la vie ; on va rejeter pour jamais, comme une morale ridicule, absurde et antique, toutes ces idées que l'imagination nous représente comme le riche mobilier de la morale. Ces idées que le cœur avoue et que l'entendement ratifie, comme nécessaires pour couvrir les défauts de notre nature nue et tremblante, et pour l'élever dans notre propre estime à la hauteur de sa dignité, sont bafouées comme une mode ridicule, absurde et hors d'usage.

» Dans ce nouvel ordre de choses, un roi n'est qu'un homme, une reine n'est qu'une femme, une femme n'est qu'un être, et non du premier ordre. On traite de romanesques et d'extravagants tous les hommages que l'on rendait au beau sexe en général et sans distinction d'objet. Le régicide, le parricide, le sacrilège, ne sont plus que des fictions superstitieuses propres à corrompre la jurisprudence en lui faisant perdre sa simplicité. Le meurtre d'un roi, d'une reine, d'un évêque ou d'un père, ne sont que des crimes ordinaires ; et si, par hasard, on en commettait qui pussent tourner au profit du peuple d'une manière quelconque, de tels homicides doivent être très pardonnables, et l'on ne devrait jamais, à cet égard, faire de recherches trop sévères. »

 

X.

De tels écrits, émanés d'une main plébéienne Comme celle de Burke et semés avec profusion en Europe, ameutaient les cours et les armées contre la France. Les clubs anglais de Londres, affiliés aux clubs de Paris et soufflés par Fox et Sheridan, faisaient trembler les vieilles institutions de l'Angleterre. Le prince de Galles, depuis roi, alorà ami du duc d'Orléans, et agitateur étourdi du trône de son père, semblait vouloir jouer à Londres le rôle du premier prince du sang royal à Paris. Les intermittences de raison et de démence de Georges III livraient le gouvernement aux ministres. Ce gouvernement par délégation ne pouvait pas oser autant qu'un gouvernement personnel du roi. M. Pitt se contentait d'observer et de gémir. « Les Français, disait-il, ont traversé la liberté !

Le mot frappait juste pour dépopulariser la Révolution dans le monde, mais il était faux. Il en est des vérités nouvelles comme des projectiles lancés par la main de l'homme : aucun de ces projectiles ne peut atteindre le but et renverser l'obstacle s'il n'a en lui un excès d'impulsion nécessaire pour le traverser. Les révolutions ne reviennent qu'au second coup au but précis que les philosophes leur ont assigné dans leur pensée. La pensée vise juste, la passion dépasse. Voilà pourquoi les révolutions, déplorables de près, sont sublimes de loin.

 

XI.

M. Pitt n'avait aucune impatience de la guerre ; il voulait que l'esprit public la déclarât de lui-même avant le gouvernement. Le parlement, partagé de forces à peu près égales, entre M. Fox, chef de l'opposition, et M. Pitt, chef du gouvernement, fut entraîné dans les résolutions hostiles à la France par l'éloquente défection de Burke à son ancien parti. Il ramena avec lui à M. Pitt tous les esprits indécis entre l'admiration des principes et l'horreur des troubles de la France. La séance du parlement où s'accomplit cette grande défection de Burke et de ses amis est une des scènes de tribune les plus pathétiques de l'histoire de la Grande-Bretagne. Il était question de ratifier ou de repousser un bill du gouvernement sur le Canada, bill par lequel ou cesserait d'appliquer au peuple d'origine française de cette colonie les lois révolutionnaires de la France.

« Ah ! gardons-nous, s'écria Burke, d'appliquer aux anciens Français du Canada aucune des lois fatales de la nouvelle France. Ils apprendront à bénir leur sort, si nous les tenons affranchis de ces droits de l'homme qui livrent aux massacres et à une entière destruction les plus florissantes colonies que la fortune ait laissées à la France. Que si nous reconnaissions les principes de cette déclaration des droits de l'homme que j'ai eu la douleur et la confusion d'entendre préconiser dans cette enceinte, nous nous occuperions bien vainement de leur donner une législation ; nous n'aurions à leur tenir qu'un langage : « Vous qui êtes nés libres et égaux, usez d'un droit imprescriptible de la nature ; choisissez le gouvernement qui vous convient ; choisissez même la métropole à laquelle il vous plaît d'appartenir. »

« Ainsi parleraient sans doute les orateurs de nos assemblées populaires et révolutionnaires, et leur barbare humanité livrerait le Canada à toute la félicité actuelle de la France et de ses colonies, Quelle félicité, grand Dieu Se peut-il qu'en Angleterre quelques hommes l'envient ? Se peut-il qu'on propose de ramener des peuples civilisés à toute la férocité du plus grossier état de nature ? »

Fox et ses amis interrompirent Burke par des murmures mêlés de sarcasmes. Burke s'indigna et fit dans sa réplique une allusion indirecte mais énergique contre les hommes qui favorisaient clans leur patrie l'invasion des doctrines révolutionnaires de la France. « Aucune considération humaine, dit-il, aucun sentiment, même le plus cher à mon cœur, ne m'empêchera de lever la voix contre eux pour le salut de mon pays ! »

Fox, désigné et atteint au cœur, bondit de douleur sur son banc. « Une calomnie, dit-il, vient d'être lancée contre moi, et c'est un ami qui la profère ! Étrange et douloureuse situation que la mienne ! Le trait qui m'est lancé part d'une main trop chère pour me laisser la présence d'esprit et l'indignation avec laquelle je l'aurais repoussé s'il partait de la main d'un ennemi ! M. Burke me réduit à la nécessité de me justifier. Au moins, dans la douleur qu'il me fait éprouver, c'est une consolation pour moi que d'être placé sur la défensive. Dieu me préserve à jamais de lancer des traits contre mon ancien ami, contre mon maitre, contre celui auquel je fais profession de devoir la plus solide partie de mon instruction politique et les meilleurs sentiments dont je m'honore I J'ai parlé, il est vrai, de la révolution française, et je l'ai fait avec éloge. Qu'a ce langage d'étonnant de la part d'un homme qui soutient depuis vingt-cinq ans des combats réguliers pour la liberté de son pays, combats qu'aucun trouble, qu'aucun désordre n'accompagnent, et où le vaincu a plus souvent à se féliciter que le vainqueur ? Mon cœur est trop chaud, trop sincère et trop vaste pour ne vouloir qu'une liberté bornée à mon pays, et pour contempler avec satisfaction les chaînes qui pèsent sur d'autres peuples. Oui, j'en fais l'aveu ; oui, mon patriotisme a pu se taire, et j'ai pu me réjouir quand j'ai vu l'émancipation de nos propres colonies et la sage liberté du peuple américain. Ce tort, si c'en est un, m'est commun avec l'ancien ami qui m'accuse.

« Qu'il se rappelle nos entretiens intimes et nos discours publics. Les vertus de Washington nous charmaient, et quelquefois nous avons été forcés d'applaudir à ses succès. La mort de Montgomery a fait couler nos larmes. Alors nous ne regardions pas la déclaration des droits de l'homme comme une source de fléaux pour le genre humain, comme une boîte de Pandore. Alors mon honorable ami disait, avec tout le feu de son éloquence, aux opiniâtres partisans d'une guerre injuste : Qu'on ne lance point un bill d'accusation contre tout un peuple.

« Que fait-il cependant aujourd'hui lui-même ? Par le discours que vous venez d'entendre, par un écrit que tout le monde a lu, ne lance-t-il pas un bill d'accusation contre le peuple français, et cela sans information, sans enquête, sans entendre les révélations du temps, et en n'écoutant rien qu'une prophétique fureur ? Pour moi, j'admire l'émancipation d'un grand peuple. Je me réjouis de voir vingt-cinq millions d'hommes se réunir, par un effort courageux, à la famille encore trop peu nombreuse des hommes libres. Une longue suite de jours de paix, d'humanité, de tolérance, me semblent attachés à ce miraculeux événement. La déclaration des droits de l'homme ne me paraît pas différente lorsqu'elle a passé d'un hémisphère sur l'autre ; loin de là, je reconnais en elle un bien patrimonial, le titre primitif de nos vieilles libertés, et je sens plus que jamais mon cœur pénétré de reconnaissance pour lés auteurs de notre pétition des droits. Notre constitution n'a point d'autre base ; c'est ce que je soutiendrais contre mon illustre maître, malgré la supériorité de ses talents. Cette lutte prolongée serait pénible sans doute ; mais j'y mêlerais tellement les expressions de ma gratitude, celles d'une profonde déférence et les souvenirs de notre ancienne amitié, que son cœur éprouverait sans doute quelques-uns des regrets par lequel le mien est déchiré.

« — Ce n'est point le moment, répliqua Burke avec l'accent d'une émotion refoulée en lui par le devoir, ce n'est point le moment d'écouter mes regrets, de céder à l'effusion de sentiment que le discours de mon ancien ami provoque dans quelques-unes de ses parties, ni de repousser avec humeur les reproches d'instabilité et d'inconséquence qu'il renferme en même temps. Un trop profond chagrin m'oppresse, un trop pressant intérêt m'appelle à la défense de nos lois, de notre liberté vraie, forte et sage. Eh ! comment ne pas concevoir des alarmes sur notre avenir, quand la plus funeste des doctrines trouve un apologiste et presque un admirateur dans l'oracle le plus imposant de Westminster ! Pour moi, j'accomplirai mon devoir, dussé-je perdre un ami, et ne cesserai de crier dans cette enceinte : Fuyez la constitution française, fuyez toute révolution, fuyez surtout celle qui unit le dogmatisme le plus présomptueux à la plus grossière barbarie ! Étaient-ce donc là les caractères de cette indépendance américaine dont je ne rougis point d'avoir quelquefois désiré le succès ?

« Ce peuple s'illustrait par des combats et ne se déshonorait point par des massacres. Il était fidèle aux leçons du passé, à ses mœurs primitives, aux exemples et aux institutions de ses pères, à sa religion, et je vois près de nous un bouleversement universel qui entraîne dans une ruine commune la religion, la morale, les souvenirs historiques, le respect pour toute autorité ancienne, pour toute dignité, pour toute vertu, pour tous les penchants aimables ; régénération monstrueuse, effroyable rajeunissement du genre humain qui le ramènerait à l'état sauvage ! Voilà cependant qu'on nous promet, comme un résultat de cette révolution, une longue suite de jours de paix, de tolérance et d'humanité.

» Une longue suite de jours de paix ! Dieu nous préserve d'une paix qui nous rendrait complices et victimes de tant de fureurs ! Elles seront repoussées par l'Europe armée, ou l'Europe les recevra à son tour. Le torrent menace tout ; oui, je le vois, il va inonder bien des plaines voisines. Je n'aperçois nulle part des digues qui s'élèvent.

» Une longue suite de jours de tolérance ! Quelle tolérance, grand Dieu ! que delle qui livre d'abord à l'oubli, puis au dédain, puis à la persécution la plus cruelle, la religion qui a si heureusement changé la face du monde, et qui a fondé sous de saintes lois la république chrétienne ! Venez rendre témoignage de la tolérance française, pontifes et pasteurs qu'elle a dépouillés, chassés et proscrits ! venez parmi nous, vous n'avez pas un moment à perdre pour fuir le martyre qui vous attend dans votre patrie. Venez aussi, filles de Saint-Vincent-de-Paul, anges de la charité chrétienne, vous qui avez été arrachées des hospices où vos soins guérissent les malades, consolent les mourants, inhument les morts, vous qui avez subi le plus infâme châtiment ! oui, venez dans notre île : c'est ici que nos soins hospitaliers, que notre tendre vénération, vous feront connaître en quoi consiste la véritable tolérance !...

« Une longue suite de jours d'humanité ! Où trouverez-vous la garantie d'une telle promesse ? Sera-ce dans ces meurtres populaires, si lâchement tolérés, appelés, provoqués par des hommes puissants ? Sera-ce dans cette nuit infernale du 6 octobre, dans ce complot tramé contre les jours de la reine la plus aimable et autrefois la plus aimée ; dans le triomphe hideux et sanguinaire remporté sur un roi captif ; enfin dans cette immense série de scènes homicides que personne n'avoue, que personne ne venge ; dans ces joies, ces fêtes et ces festins de cannibales ? On m'accuse de porter un bill d'accusation contre tout un peuple. Il faut que je m'explique. Tout fier que je suis de ma patrie, je me sens le cœur français pour les victimes ; je n'ai point un cœur français pour les bourreaux.

« Tant de monstrueuses innovations, on nous les présente comme des vérités absolues dans l'ordre politique. Les vérités absolues sont le trésor que Dieu s'est réservé et qu'il ne nous communique pas. Que nous a-t-il laissé pour nous conduire dans l'ordre social ? L'expérience. Quoi ! je l'entendrai perpétuellement invoquer, cette expérience, dans les sciences naturelles et physiques ; on reconnaîtra de toute part qu'elle seule nous a donné les plus belles découvertes, et nous la laisserons bannir des sciences morales, son premier, son éternel domaine !

« Il est temps, sans doute, que je mette un terme à cette digression ; mais j'éprouve, en la finissant, un besoin impérieux, qui peut seul apaiser le trouble de mon âme. C'est Dieu lui-même que j'ose prier de veiller sur les intérêts de mon pays, et de nous maintenir, au milieu des orages qui se déclarent, une raison saine, un cœur soumis et religieux.

« Pour vous, mon ancien ami, pour vous avec qui je ne puis plus continuer des relations qui ont fait l'honneur et le bonheur de ma vie, je vous adjure de vous souvenir de tous ces entretiens intimes que vous venez de rappeler, et combien ils ont été conformes à la doctrine que je viens d'énoncer. Continuez avec éclat votre carrière. Soit qu'un jour vous deviez joindre vos efforts à ceux de l'illustre rival qu'avec vous j'ai si longtemps combattu, soit que l'intérêt de votre pays et de votre gloire vous prescrive de persévérer dans votre opposition, sachez toujours conspirer avec lui pour le maintien de nos lois et de nos principes. Je le conjure, je vous conjure aussi de veiller sur notre constitution, que menacent déjà ces réunions, ces clubs qui professent un amour forcené pour la révolution française. Dignes ornements, dignes soutiens du parlement britannique, quels que soient vos débats, et puissent-ils être toujours imposants et réguliers comme ils le sont aujourd'hui I conservez un point commun dans votre doctrine, celui de développer et de maintenir les principes de notre admirable constitution. Fuyez tous deux, fuyez à jamais la constitution française ! Je mourrai en répétant ce cri. »

Ce cri devint celui de l'aristocratie, du clergé, de la cour, de la majorité du parlement et d'une immense partie du peuple des trois royaumes après le discours de Burke. Mais de ce cri de réprobation au cri de guerre, il y avait toute la distance d'une répugnance à une hostilité. Déclarer la guerre Mur des principes était, depuis les vieilles guerres de religion, à l'époque de la réforme., un fait inusité dans la politique des empires. La France même, après l'expulsion et le meurtre de Charles Ier, n'avait point déclaré la guerre à l'Angleterre. Louis XIV, le plus superbe et le plus fanatique des rois, avait été l'allié de Cromwell.

D'ailleurs, le roi de France, encore roi d'apparence, quoique prisonnier de son peuple dans sa capitale, avait, le premier, provoqué sa nation à la réforme de ses institutions, et sanctionné ces principes constitutionnels qui soulevaient l'indignation des royalistes et des aristocrates anglais. L'Angleterre n'avait aucun prétexte à la guerre, et son agression contre la révolution, à Paris, aurait paru à son peuple une agression contre sa liberté à Londres.

L'état de l'Europe ne lui promettait que des résistances, des périls ou un isolement probable dans sa croisade contre les principes français. La cour de Charles IV, en Espagne, et celle de Ferdinand VI, à Naples, fermaient l'oreille au bruit des événements de Paris, de peur de troubler leur sécurité, leur superstition ou leurs plaisirs. Le pape Pie VI, pontife mondain et tolérant, déjà à demi détrôné par les secousses que la philosophie de Joseph II avait données à sa suprématie, ne se dissimulait pas que l'Église n'avait de salut que dans son immobilité et dans son silence en Italie.

Le roi de Sardaigne, seul prince défendu par les Alpes, patronné par l'Autriche et sollicité par le comte d'Artois, son beau-frère, paraissait vouloir offrir un contingent armé à la contre-révolution. Mais la Savoie, française par la géographie, par la langue et par le cœur, se détacherait au premier coup de canon du noyau piémontais et sarde, et lui ferait payer, par le tiers de son royaume, l'honneur de sa téméraire agression contre la France. D'ailleurs, l'esprit de la Révolution, plus contenu, mais aussi fervent en Italie qu'en France, éclaterait même sous les pas de son armée.

Les cantons aristocratiques de la Suisse tremblaient aux secousses du peuple de Paris, dont l'exemple et les doctrines agitaient les populations asservies de Berne.

 

XII.

L'impératrice de Russie, Catherine II, avait eu l'art d'entraîner l'empereur d'Allemagne Joseph dans une ligue contre les Turcs, qui occupait leurs armées et préparait à l'empire moscovite les routes de l'Orient par lesquelles cet empire pèserait d'un double poids sur l'Occident et sur l'Orient. Joseph II, complice avec la Prusse et la Russie du démembrement de la Pologne, n'avait pas osé refuser cette complaisance fatale d'une coalition contre la Turquie à Catherine. Il concourait follement à ses victoires en les détestant.

Pendant ce crime de l'empereur Joseph II contre la sécurité future de ses propres États, les provinces de la Belgique s'insurgeaient contre lui dans une révolte où le clergé s'unissait aux démocrates. Il mourait enfin à moitié chemin de tous ses desseins, comme un homme qui a trop entrepris pour rien accomplir. Sa mort laissait Marie-Antoinette, sa sœur chérie, ' abandonnée à la merci de sa destinée. « Qui sera maintenant le vengeur des rois ? » furent ses derniers mots sur son lit de mort.

Le législateur philosophe de l'heureuse Toscane, son frère Léopold, venait de lui succéder. Il trouvait l'Empire engagé dans une guerre impolitique contre les Turcs et dans la répression de la révolte du Brabant. Une guerre prématurée contre la France était un effort au-dessus de ses finances et de ses armées.

Quant à la Prusse, liée d'intérêt et de famille avec l'Angleterre, rivale née et perpétuelle de l'Autriche, auxiliaire en Brabant des peuples insurgés contre Joseph II, elle avait plus de penchant secret pour une alliance avec la France que pour une coalition contre nous.

Toutes les hostilités de ces cours du Nord se bornaient donc à quelques intrigues avec les émigrés et à quelques jactances du roi contre une révolution qui abaissait les trônes.

 

XIII.

Tel était le véritable état de l'Europe au moment où l'Assemblée nationale allait promulguer la constitution. Aucune crainte fondée de guerre étrangère n'était de nature à préoccuper les esprits vraiment politiques de cette assemblée. Mais les Jacobins, les Cordeliers, les journalistes et les orateurs de clubs, sollicités et trompés par les démagogues étrangers, intéressés comme toujours à formuler la guerre pour rentrer en armes dans leur pap semaient partout dans l'esprit du peuple la panique des trahisons de la cour et des coalitions souterraines des trônes contre la nation révolutionnée. Deux partis commencèrent à se caractériser à dater de cette panique dans le sein même de lot Révolution : le parti de la paix avec les peuples, le parti de la guerre intentée aux rois.

Robespierre, Péthion, Mirabeau ; Talleyrand, tous les esprits véritablement politiques de la Révolution n'hésitèrent pas à se prononcer pour la paix. Danton, Barnave, Camille Desmoulins, Marat, tous ceux qu'on appela plus tard les Girondins, et toua ceux qu'an appela après eux les terroristes, se prononcèrent pour la guerre.

Les uns disaient avec raison que la guerre offensive intentée par la France aux États jusque- là indécis n'aurait d'attire effet que de transformer en antagonismes patriotiques les sympathies Universelles des peuples de l'Europe pont les principes révolutionnaires, principes dans lesquels ces peuples ne demanderaient tôt ou tard qu'à fraterniser avec la France ; que la guerre ; en obligeant le nouveau gouverne- ment de la France A demander des sacrifices d'impôt et de sang à la nation déjà épuisée, ferait maudire cette Révolution au peuples toujours plus sensible à ses Intérêts qu'a ses idées ; que la guerre, fléau de l'humanité, qui n'est glorieux qu'autant qu'il est nécessaire, devait être indispensable pour être proclamée par Une nation qui se faisait l'apôtre du nouvel Évangile de l'humanité ; qu'elle n'était point indispensable, puisque la France n'était menacée par aucune puissance, ni dans ses droits ni dans ses frontières ; que quelques rassemblements de prêtres et de nobles émigrés, inactifs sur le territoire de quelques petits princes ecclésiastiques des bords du Rhin, n'étaient pas un danger sérieux pour la France ; que le petit nombre et les ridicules jactances de ces émigrés n'osant insulter la Révolution que de loin ne servaient qu'à constater, aux yeux de la nation et de l'Europe, l'innombrable majorité de la Révolution dans le peuple ; que la guerre offensive était aussi dangereuse à la France et à la liberté par ses revers que par ses victoires ; que ses défaites paraîtraient la défaite des principes au nom desquels la patrie aurait intenté la guerre ; que ses victoires, en ravivant l'esprit militaire, le plus grand ennemi de l'esprit philosophique, rendraient au roi des armées retrempées dans leur triomphe et prêtes à tourner contre la nation les armes qu'elle leur avait mises dans la main, ou que si le roi était incapable de manier lui-même cette épée liberticide, des généraux enivrés de la popularité soldatesque des camps rougiraient de redescendre au rang de citoyens, et demanderaient à de nouveaux prétoriens des dictatures, préludes aux pires des monarchies, les monarchies militaires.

Mirabeau et Robespierre, quoique ennemis, étaient les deux hommes, à l'Assemblée et aux Jacobins, qui voyaient le plus juste et le plus loin dans cet avenir : Mirabeau, parce qu'il était politique ; Robespierre, parce qu'il était ombrageux.

Les autres disaient et écrivaient que les vérités qui naissent, combattues par les vieux préjugés, les vieilles superstitions, les vieilles aristocraties, ont besoin de propagande pour s'universaliser, comme la flamme a besoin d'air pour ne pas s'éteindre ; que la guerre était ce mouvement nécessaire à l'incendie des idées ; que l'homme avait besoin de s'attacher à ses idées par les sacrifices mêmes qu'il s'imposait pour elles ; que le Français s'attacherait d'autant plus aux principes de sa révolution qu'il leur aurait donné du sang ; que les caractères nationaux, énervés par les longues paix, se retrempent dans les grandes guerres ; que la guerre, écartée aujourd'hui par la pusillanimité philosophique des prétendus sages de l'Assemblée et des Jacobins, éclaterait demain dans des conditions pires pour la France ; que le feu révolutionnaire, à demi éteint alors, lui donnerait aujourd'hui un élan, une impétuosité, une impulsion qu'elle ne retrouverait plus dans des circonstances plus calmes ; qu'il fallait surprendre l'Europe dans son indécision, et briser les nœuds de la trame monarchique que les rois concertaient contre nous, avant que ses réseaux eussent enserré la France dans une coalition générale ; qu'on se flattait en vain de conserver la paix par des ménagements et des scrupules suicides ; qu'il y avait incompatibilité entre la France libre et le monde esclave ; que le droit de la guerre pour la France n'était pas autre chose que le droit de la vérité de nature et de rayonner sur les ténèbres ; que ceux qui voulaient renfermer cette vérité dans les limites d'une nation voulaient, sinon l'éteindre, au moins la circonscrire dans son orbite ; que les partisans de la paix n'étaient que les lâches de la Révolution ou les traîtres de la patrie.

Telle était la controverse sincère et ardente qui divisait les esprits sur la nature de propagande que la France devait 4 sa philosophie révolutionnaire au début de sa révolution, controverse qui les divisa sans cesse depuis, A chaque nouvel accès de cette révolution, en 1792, en 1830, en *84e, et qui les divise encore aujourd'hui.

L'histoire, pour être utile à l'avenir, doit se pro-poncer sur cette controverse, ou plutôt elle n'a pas besoin de se prononcer : les événements ont prononcé pour elle. Les démagogues et les Girondins, les premiers par fanatisme, les seconds, par machiavélisme, parvinrent à faire déclarer la guerre.

La guerre, en présentant aux peuples l'ambition de la France ait lieu de son exemple, et l'invasion des territoires au lieu de l'apostolat des principes, parut un outrage à l'indépendance des peuples, et les rallia pour une défense commune à leurs gouvernements. Les nationalités se soulevèrent contre une liberté imposée par les armes ; les rois profitèrent de ce soulèvement de la nationalité pour transformer leurs sujets en soldats ; la France arma de son côté en proportion des armées levées contre elle ; le sang coula pendant dix-huit ans entre la France et les nations que cette guerre funeste empêcha de se reconnaître et de fraterniser dans la même foi. Ses victoires humilièrent ses ennemis, ses défaites les exaltèrent ; l'engouement soldatesque pour les grands généraux se substitua à l'enthousiasme pour les institutions ; les coups d'État des baïonnettes, les dictatures militaires, les empires dynastiques surgirent de l'ambition naturelle aux vainqueurs de l'étranger. La France fut victorieuse, la liberté asservie, les principes jetés en dérision aux soldats, et toutes les forces perverties du patriotisme retournées contre la Révolution qui avait enfanté le patriotisme. L'avènement des réformes politiques, sociales et rationnelles en Europe, fut retardé de plusieurs siècles peut-être, et la guerre, qui ne pense pas, mais qui tue, tua la pensée de la philosophie.

Mirabeau, Lafayette, Bailly, Robespierre, Talleyrand, étaient donc les véritables prophètes de cette philosophie en lui déconseillant la guerre offensive. Danton, Marat, Barnave, les Girondins futurs et les démagogues présents, n'étaient que les prophètes du sang, sang répandu et perdu pour le triomphe des principes populaires. Leur impatience de la faire éclore au feu des batailles tua la vérité que couvait la France et la tuera de même chaque fois que les démagogues et les Girondins futurs voudront l'arroser de sang pour presser son éclosion.

La guerre défensive est le triomphe de la Révolution, parce que le patriotisme et le libéralisme s'y confondent et centuplent ses forces ; la guerre offensive est son piège. La Révolution est idée ; ce sont les idées qui doivent combattre invisibles et invulnérables dans l'esprit des peuples pour elle ; mais pour que ces idées se naturalisent dans l'esprit de ces peuples, il faut les désarmer. Une vérité présentée à la pointe des baïonnettes n'est plus une vérité, c'est un outrage.

 

XIV.

Les passions pour et contre la guerre étaient trop animées aux Jacobins et dans les clubs pour que l'Assemblée nationale n'essayât pas d'éclairer et de rassurer la nation. Mirabeau fut chargé de ce travail, rapport profond et éloquent au peuple français sur sa politique étrangère. Instruire l'ignorance, dissiper la panique, intimider les émigrés, réfuter les démagogues, imposer aux cabinets étrangers par le droit et par l'attitude de la France, telle était la pensée de l'Assemblée et de Mirabeau. Il oublia ce jour-là qu'il était le complice de la reine ; il se souvint seulement, comme dans les grandes occasions où sa nature prévalait sur ses faiblesses, qu'il était révolutionnaire, philosophé, citoyen.

Ce manifeste, utile à tous les temps où la France aura à délibérer sur sa tactique révolutionnaire, est une leçon de politique et de raison trop haute et trop honorable à l'Assemblée nationale pour ne pas l'opposer aux préjugés populaires de toutes les époques qui se précipitent dans la guerre faute de foi et de patience dans la Révolution.

« Pour un peuple immense, dit l'orateur philosophe, encore agité des secousses d'une grande révolution, pour de nouveaux citoyens, que le premier éveil du patriotisme confond dans les mêmes pensées par tout l'empire, pour des hommes qui, liés par les mêmes serments, sentinelles les uns des autres, se communiquent rapidement toutes leurs espérances et toutes leurs craintes, la seule existence des alarmes est un péril, et lorsque de simples mesures de précaution sont capables de les faire cesser, l'inertie des représentants d'un peuple valeureux serait un crime.

« S'il ne s'agissait que de rassurer les Français, nous leur dirions : Ayez plus de confiance dans vous-mêmes et dans l'intérêt de nos voisins. Sur quelle contrée portent vos alarmes ? La cour de Turin ne sacrifiera point une utile alliance à des haines ou domestiques ou étrangères ; elle ne séparera point sa politique de sa positions et les projets d'une intrigue échoueront contre sa sagesse.

« La Suisse, libre, la Suisse, fidèle aux traités et presque française, ne fournira ni des armes ni des soldats au despotisme qu'elle a terrassé ; elle aurait honte de protéger des conspirateurs, de soutenir des rebelles,

« Léopold a été législateur, et ses lois trouvèrent aussi des détracteurs et des ennemis. S'il a des armées nombreuses, il a de vastes frontières. S'il aimait la guerre, quoiqu'il ait commencé son règne par la paix, ce n'est pas du côté du midi que sa politique lui permettrait de tourner ses armes. Voudrait-il apprendre à des provinces encore flottantes entre l'essai d'une liberté qu'on leur a gâtée et la prudence d'une soumission qui ne durera qu'autant qu'elle sera supportable, comment résistent à des conquérants ceux qui, dans leurs propres foyers, ont su abattre la tyrannie ?

« Craignez-vous quelques princes d'Allemagne qui feignent de penser que le gouvernement d'une nation souveraine aurait dû s'arrêter, dans l'exécution de ses luis, devant des portions privilégiées de son territoire ? Mais serviraient-ils mieux leur intérêt par des combats que par une utile négociation, et voudraient-ils compromettre l'indemnité que votre justice leur accorde ? Que, dans des siècles barbares, la féodalité ait armé des châteaux contre d'autres châteaux, cela se conçoit ; mais que des nations fassent la guerre pour maintenir la servitude de quelques hameaux, ceux-là mêmes qui font de pareilles menaces ne le pensent point. Croyez plutôt que si les progrès de notre révolution donnent de l'inquiétude à nos voisins, cette crainte est un gage qu'ils ne viendront pas nous troubler par des provocations périlleuses.

Sont-ce quelques Français réfugiés, quelques soldats secrètement enrôlés qui vous inspirent des craintes ? Mais la haine de pareils ennemis ne s'est-elle donc pas exhalée jusqu'aujourd'hui en impuissantes menaces ? Oit sont leurs alliés ? Quelle grande nation épousera leur vengeance, leur fournira des armes et des subsides, leur prodiguera le fruit de ses impôts et le sang de ses citoyens ?

« Sera-ce l'Angleterre ?

« Relativement aux autres puissances de l'Europe, il suffit de pénétrer dans les intentions probables des cabinets ; mais quand il s'agit de la Grande-Bretagne, il faut encore écouter la voix de la nation. Qu'avons-nous à espérer au à redouter du ministère anglais ? Jeter dès à présent les grandes bases d'une éternelle fraternité entré sa nation et la nôtre serait un acte profond d'une politique vertueuse et rare ; attendre les événements, se mettre en mesure, pour jouer un rôle, et peut-être agiter l'Europe pour n'être pas oisif, serait le métier d'un intrigant qui fatigue la renommée un jour parce qu'il n'a pas le crédit de vivre sur une administration bienfaisante. Eh bien ! le ministère anglais, placé entre ces deux carrières, entrera-t-il dans celle qui produira du bien sans éclat, ou dans celle qui aura de l'éclat ou des catastrophes ? Je l'ignore, messieurs ; je sais bien qu'il ne serait pas de la prudence d'une nation de compter sur des exceptions et des vertus politiques.

« Je ne vous inviterai point à cet égard à une trop grande sécurité ; mais je ne tairai pas, dans un moment où l'on calomnie parmi nous la nation anglaise, d'après cette publication d'un membre des Communes que tout admirateur des grands talents a été affligé de compter parmi les détracteurs superstitieux de la raison humaine, je ne tairai pas ce que j'ai recueilli dans des sources authentiques, que la nation anglaise s'est réjouie quand nous avons proclamé la grande charte de l'humanité, retrouvée dans les décombres de la Bastille ; je ne tairai pas que si quelques-uns de nos décrets ont heurté les préjugés épiscopaux ou politiques des Anglais, ils ont applaudi à notre liberté même, parce qu'ils sentent bien que tous les peuples libres forment entre eux une société d'assurance contre les tyrans ; je ne tairai pas que du sein de cette nation, si respectable chez elle, sortirait une voix terrible contre des ministres qui oseraient diriger contre nous une croisade féroce pour attenter à notre constitution. Oui, du sein de cette terre classique de la liberté sortirait un volcan pour engloutir la faction coupable qui aurait voulu essayer sur nous l'art funeste d'asservir les peuples et de leur rendre les fers qu'ils ont brisés. Les ministres ne mépriseront pas cette opinion publique, dont on fait moins de bruit en Angleterre, mais qui est aussi forte et plus constante que parmi nous.

« Ce n'est donc pas une guerre ouverte que je crains ; les embarras de leurs finances, l'habileté de leurs Ministres, la générosité de la nation, les hommes éclairés qu'elle possède en grand nombre, me rassurent contre des entreprises directes ; mais des manœuvres sourdes, des moyens secrets pour exciter la désunion, pour balancer les partis, pour les déjouer l'un par l'autre, pour s'opposer à notre prospérité, voilà ce qu'on pourrait redouter de quelques politiques malveillants. Ils pourraient espérer, en favorisant la discorde, en prolongeant nos combats politiques, en laissant de l'espoir aux mécontents, en permettant à un de nos ex-ministres en démence de les flatter de quelques encouragements vagues, en lâchant contre nous un écrivain véhément et facile à désavouer, parce qu'il affiche le parti de l'opposition, de nous voir peu à peu tomber dans un dégoût égal du despotisme et de la liberté, désespérer de nous-mêmes, nous consumer lentement, nous éteindre dans un marasme politique ; et alors, n'ayant plus d'inquiétude sur l'influence de notre liberté, ils n'auraient point à craindre cette extrémité, vraiment fâcheuse pour des ministres, d'être tranquille dans l'Europe, de cultiver chez eux leurs propres moyens de bonheur ; et de renoncer à -tes tracasseries superbes, à tes grands coups d'État qui en imposent, parce qu'il en est peu de juges ; pour te livrer simplement au soin de gouverner, d'administrer ; de rendre le peuple heureux, soin qui leur déplaît, parce qu'une nation entière l'apprécie ; et qu'il ne laisse plus de place à la charlatanerie :

« Telle pourrait être la politique insidieuse dit cabinet sens la participation et même à l'insu du peuple anglais ; mais cette politique est si basse, qu'on ne peut l'imputer qu'à un ennemi de l'humanité ; si étroite, qu'elle ne peut convenir qu'A des hommes très vulgaires, et si tonne, que de nos jours elle est peu redoutable.

« Français ; étendez dont vos regards au-delà de vos frontières ; vous n'y trouverez que des voisins qui ont besoin de la paix comme nous, et non des ennemis ; vous y trouverez des hommes que ; polit des guerres injustes, on ne mènera plus aussi facilement aux combats ; des citoyens qui, moins libres que nous, regardent en secret le succès de notre révolution comme une espérance qui leur est commune. De là, parcourez l'étendue de cet empire ; et si vous avez la défiance du zèle ; ayez aussi le respect de vos propres forces.

« On vous dit que vous n'avez plus d'armée, lorsque tous vos citoyens sont soldats ; que vous n'avez plus d'or, et au moindre péril les fortunes particulières formeraient la fortune publique ; qu'une guerre peut troubler votre constitution, comme si les tentes d'un camp ne deviendraient pas aussitôt un asile pour le législateur de ce peuple qui fit ses premières lois dans le champ de Mars ! Eh ! quel tyran insensé s'exposerait à conquérir ce qu'il ne pourrait pas conserver ? Lorsque la majorité d'une nation veut rester libre, est-il hn emploi de la force capable d'empêcher qu'elle ne le soit ?

« Où donc est la source de cette anxiété qui, se propageant dans tout le royaume, y a provoqué non-seulement l'énergie et la fierté du patriotisme, mais encore son impatience ? Le zèle n'a-t-il point exagéré nos périls ? Car il est une ambition de servir son pays capable de tromper les intentions du meilleur citoyen, de lui faire réaliser des occasions d'être plus puissant pour être en même temps plus utile, de lui faire exagérer ses craintes parce qu'il croit être propre à les calmer ; enfin, de le porter à donner la première impulsion vers un but auquel il est entraîné par son talent, qui par cela seul lui fait oublier sa prudence.

« Peut-être aussi, fatigués de leur impuissance à troubler le royaume, les ennemis de la Révolution ont-ils pris leurs vœux pour leurs espérances, leurs espérances pour des réalités, leurs menaces pour une attaque ; et, se consolant à rêver des vengeances, ont-ils inspiré des inquiétudes au peuple, plus capable de juger leur audace que leurs moyens.

« Peut-être encore des factieux, auxquels il manque quelques chances pour exécuter, sous les beaux noms de liberté, des projets qui nous sont cachés, ont-ils espéré de les trouver dans une grande agitation populaire, et ce combat de l'intrigue et de l'ambition contre le patriotisme généreux et crédule est sans doute aussi une guerre.

« Enfin, ne doit-on pas regarder comme une des causes des alarmes populaires cette défiance exagérée qui depuis longtemps agite tous les esprits, qui retarde le moment de la paix, aigrit les maux et devient une source d'anarchie quand elle ne cesse pas d'être utile à la liberté ? Nous craignons des ennemis au dehors, et nous oublions celui qui ravage l'intérieur du royaume. . . . . . . . . . . . . . . »

Par condescendance à la panique irréfléchie du peuple, Mirabeau, au nom du comité diplomatique, concluait seulement à quelques rassemblements de troupes sur les frontières alarmées, puis terminait par une invocation à l'équité et à la concorde des nations :

« Ne craignez point, disait-il, que nos voisins regardent un rassemblement de troupes ni comme une menace ni comme un événement capable de leur inspirer de la défiance. Notre politique est franche, et nous nous en faisons gloire ; mais tant que la conduite des autres gouvernements sera environnée de nuages, qui pourra nous blâmer de prendre des précautions capables de maintenir la paix ? Non, une guerre injuste ne peut pas être le crime d'un peuple qui, le premier, a gravé dans le code de ses lois sa renonciation à toute conquête. Une attaque n'est point à craindre de la part de ceux qui désireraient plutôt d'effacer les limites de tous les empires, pour ne former du genre humain qu'une seule famille ; qui voudraient élever un autel à la paix sur le monceau de tous les instruments de destruction qui couvrent et souillent l'Europe, et ne garder que contre les tyrans des armées consacrées par la noble conquête de la liberté. »

 

XV.

Il y avait autant de probité d'opinion que de vues d'homme d'Etat dans ce manifeste. Les démagogues et les Jacobins ne le pardonnèrent pas à Mirabeau. En leur enlevant le prétexte de la guerre, il leur enlevait l'occasion des mouvements populaires qu'ils s'efforçaient de motiver et qu'on sera toujours sûr de motiver sur les périls de la patrie et sur les trahisons vraies ou fausses des aristocrates. Un peuple inquiet, à qui l'on crie du haut de trente mille tribunes : Invasion et trahison sera toujours debout pour frapper sas ennemis au dedans avant de frapper ses ennemis au dehors,

Les journées de septembre, rêve de Marat, de Danton et de leur école, en sont la preuve. La panique est l'avant-coureur de la terreur, En temps de révolution, le canon, le tocsin et l'échafaud se répondent des extrémités de l'empire au centre, et du centre aux extrémités, Les démagogues ne l'ignoraient pas, les futurs Girondins se refusaient à le voir, Mirabeau le pressentait et prémunissait courageusement la France contre ces calamités. Il sauvait en même temps le roi et ce qui restait de la monarchie en éloignant la guerre ; mais il perdait de plus en plus sa popularité et se vouait à la vengeance des démagogues.

L'Assemblée l'en récompensa par une popularité plus honnête. Elle lui donna en récompense de tant de travaux la présidence, qu'il ambitionnait comme un témoignage de considération fait pour accroître son importance auprès du roi et de la reine. Les constitutionnels, les modérés, les partisans de la paix, les royalistes même, s'entendaient pour lui décerner cet honneur, On voit dans ses billets intimes l'ardeur qui le dévorait pour l'obtenir. C'était à ses yeux son futur ministère ratifié d'avance par la représentation de la nation,

« Il m'a manqué trois voix pour être président au premier tour. C'est le cas, mon ami, de l'enlever ! Remuez un peu les bons aristocrates, qui, au reste, m'ont à peu près tous porté. Un effort de plus et je passe 1 »

A peu près au mémo moment où l'Assemblée nationale, travaillée par M. de Montmorin et ramenée à l'estime par sa franche opposition au parti démagogique, le nommait président et se caractérisait ainsi en assemblée encore monarchique, les citoyens du quartier le plus opulent de la capitale le nommaient chef de bataillon de la garde nationale. Il ne faisait (hile que changer de popularité. La nation constitutionnelle adoptait celui que répudiaient les conspirations et les clubs. Son âme s'exalta de ce double honneur, il en triompha avec une confiance un peu puérile dans ses lettres à ses amis et dans ses notes plus rassurantes à la cour :

« Nommé sans le savoir, dit-il à la reine, commandant de bataillon, et forcé de refuser ou d'accepter à l'instant, il n'a pas été en mon pouvoir de consulter la reine ni presque de me consulter moi-même. J'appris seulement que M. de Laborde (ami de Lafayette) avait des voix et que M. de Lafayette, dont la dictature s'affaiblit chaque jour, au point qu'il est plus nécessaire, peut-être, d'en ralentir que d'en accélérer la chute, l'avait porté sans succès. Cette première donnée me traçait la route que je devais suivre. Prendre conseil d'un ennemi est un proverbe qui ne manque pas de sens.

« Je vis dans cette place un moyen très sûr et très innocent de connaître les projets de la garde nationale, d'assister aux délibérations de ses chefs, d'étudier leur caractère, d'influer sur leurs démarches, d'atteindre même jusqu'aux secrets du général, c'est-à-dire de franchir le théâtre pour aller épier le jeu du machiniste derrière la toile. Tout cela me parut aussi utile que plaisant, et j'acceptai, bien convaincu que si M. de Lafayette n'avait que des commandants tels que moi, l'armée parisienne ne serait pas sans général, mais qu'un tel général serait bientôt sans armée.

« Je fus encore entraîné par le désir d'être tout à la fois le gardien des droits du trône et la sentinelle de la personne du roi, ou bien de parler des prérogatives de la royauté avec cet uniforme qui rappelle la nécessité trop oubliée d'une grande force publique. A la tribune comme au château, les devoirs sont du même genre, et je changerai quelquefois de poste sans changer presque de fonctions. N'en sommes-nous pas venus au point où les succès de la raison sont un véritable combat ?

« J'ai donc été forcé de me décider par moi-même dans l'instant où j'ai été nommé, et je n'ai pu consulter que MM. de Montmorin et la Marck, qui tous deux ont été de mon avis. Il reste un point très important sur lequel j'attends les ordres de Sa Majesté. Dois-je faire mon service au château, comme les autres commandants ? Je demande si je dois le faire, et je devrais d'abord examiner si je puis m'en dispenser. Je crains, tout à la fois, que ma présence, quoique très facile à expliquer par mon devoir, n'excite la défiance et que mon éloignement ne paraisse de l'affectation. M'absenter les premières fois, pour que mon exactitude ne soit pas prise pour de l'empressement, faire ensuite mon service comme tous les commandants, pour ne pas me distinguer des autres, serait peut-être la mesure la plus convenable, car, en toutes choses, il faut faire soi-même la part de l'envie et de la méchanceté, pour qu'elles ne se la fassent pas meilleure.

« J'ai su que les commandants avaient souvent l'avantage d'accompagner monseigneur le Dauphin à la promenade, car, après m'être fait rendre compte des devoirs de ma place, j'ai voulu aussi en connaître les honneurs. Cette occasion ne serait-elle pas favorable pour suppléer à des conférences, à des instructions qui seraient presque impossibles de toute autre manière, et qui cependant vont devenir si nécessaires ? Je ne propose rien, je me borne à tout indiquer. Je pourrais du moins remettre quelquefois des écrits utiles, et je saurais faire le commentaire d'un seul mot, d'une expression même très énigmatique, par lesquels la reine jugerait à propos de me faire connaître ses intentions, car on abrège la pensée comme l'écriture. Accoutumé à faire plusieurs choses à la fois — et c'est pour cela, dira-t-on, que je les fais fort mal —, je pourrais dans le même temps jouer aux boules, abattre des quilles, et monseigneur le Dauphin ne perdrait rien à cela.

« J'ai eu récemment une conversation très intéressante avec Alexandre Lameth, toujours très délié, toujours rusant, mais jamais en scène, et faisant surtout un contre-sens continuel dans son rôle, c'est-à-dire jouant, sans se déguiser, le chef de parti. Je rendrai compte bientôt à Votre Majesté des détails assez piquants de cette entrevue, dont le résultat, non pour M. Lameth, mais pour moi, est que ces messieurs sont embarrassés de leur position et cherchent à se battre sur un autre terrain. Ils parlent déjà de l'ingratitude du peuple et des revers qu'éprouvent les hommes les plus utiles à leur pays. M. Lameth en tire cette conséquence, qu'il faut prolonger la session-de l'Assemblée, se placer dans le département pour n'avoir aucun interrègne, et se faire ensuite réélire pour l'autre législature. Il faudra lui apprendre à mieux raisonner. »

 

XVI.

Le bruit s'étant répandu que les ennemis de la reine, envieux du peu de sécurité que l'apaisement momentané des esprits donnait à cette princesse, avaient appelé secrètement, de Londres à Paris, madame de la Motte, pour révéler les mystères supposés de l'intrigue toujours énigmatique du Collier, et que ces révélations avaient pour but de déshonorer les mœurs de la reine, Mirabeau écrivit et agit pour parer ce coup.

« Je prendrai des mesures, écrivait-il à Marie-Antoinette, non pas pour empêcher qu'elle y soit discutée, car c'est là que le voudrais l'étouffer sans retour, mais pour assister à l'injurieuse proposition qu'on nous fera de seconder tin semblable projet. Je ne me bornerai pas à la combattre. C'est une insurrection que je veux exciter contre les hommes, quels qu'ils soient, qui voudraient nous rendre les complices da leurs haineuses et avilissantes intrigues.

« Est-ce une république qu'ils désirent établir ? — Qu'ils s'expliquent sans détour ! — Ils attaquent le trône, et nous le soutiendrons ; il n'y aura là, du moins, aucune lâcheté. Mais n'ont-ils d'autres moyens pour arriver si haut que : des calomnies prises si bas ? — Est-ce en outrageant une femme et en diffamant une reine, que ces ambitieux si vains veulent ruiner la royauté ? Qui trouvent-ils pour auxiliaires ? Je n'ai pu constater si cet obscur complot a été réellement formé dans un dîner, ni quels en ont été les acteurs ; mais j'ai de la peine à croire... »

Ces derniers mots interrompus faisaient allusion au duc d'Orléans, à Rœderer et à madame de Genlis, qu'il avait d'abord supposés les instigateurs de cette audace, et qu'il en reconnut innocents peu de jours après.

Plusieurs mémoires politiques du comte de la Marck à M. de Mercy-Argenteau, de cette date, versent la vraie lumière sur l'état de l'opinion de l'Assemblée, de la cour et du peuple :

« On suit le plan de Mirabeau, écrit-il au chef du comité autrichien, l'ambassadeur d'Autriche, Louis, et le négociateur de la reine. Talon a eu une audience du roi. Le roi, dans cette audience, a montré sa bonhomie et sa brusquerie ordinaires. La reine, qui y est venue, a été au contraire pleine d'esprit, de tact, de jugement et de grâce ; elle y a même apporté un peu de cette réserve mesurée que nous lui avons, vous et moi, souvent recommandée, et qui est si nécessaire à sa situation actuelle. L'effet de cette conférence a été excellent, à en juger du moins par les effusions de satisfaction de M. Talon en en sortant.

« L'Assemblée est certainement moins démagogique qu'elle ne l'était il y a deux ans. Le serment des prêtres a obtenu moins d'adhésion qu'on ne l'espérait. Il y a des villes où tous les prêtres l'ont refusé. En Alsace, surtout, on montre une grande résistance. Je crois qu'un gouvernement habile tirerait parti de la situation où se trouve cette province, s'il savait y échauffer et soutenir sous-main les mécontents.

« En Provence, la folie démagogique, au contraire, y est poussée à de tels excès qu'on ne peut plus en calculer les suites. Mirabeau n'y a presque plus de popularité, et je le regrette, car si sa manie de rechercher la popularité ne le quitte pas ou si elle lui revient, je préférerais qu'il l'exerçât sur la Provence plus que sur Paris, où tant de matières inflammables sont accumulées. Les Jacobins se soutiennent, mais ils boudent leurs chefs (les Lameth), qui, de leur côté, jouent un jeu plus serré que jamais. On ne pense, de la cour, que le succès tient uniquement à détrôner cet homme. On ne voit pas assez que c'est sur les masses qu'il faut agir.

« M. de Lafayette est toujours dans la même position, c'est-à-dire nul et dangereux, sans puissance pour le bien, mais non sans la volonté et les moyens de nuire. II tire sa principale force de ce que personne n'a un intérêt immédiat à le renverser, de la difficulté qu'il y aurait à s'accorder sur ce point, et beaucoup aussi de ce que, tout mauvais qu'il est, les hommes qui l'attaquent ne sont pas meilleurs.

« M. de Lafayette a aussi concouru, par les pratiques les plus odieuses, à augmenter les défiances contre l'empereur, et par conséquent contre la reine. Il a fait répandre sourdement qu'il fallait s'occuper d'une souscription pour armer contre les projets menaçants du dehors. M. de Mirabeau a promis de déjouer cette tentative par les Jacobins, et on dirigera vers le même but les moyens de police qui sont entre les mains de MM. Talon et de Sémonville. M. de Montmorin cherche le moyen de faire enlever les papiers du juif Ephraïm, qui répand ici de l'argent, et dont les menées sont fort dangereuses.

« M. de Mirabeau a été élu chef de bataillon, et, trois jours après, membre de l'administration du département ; il a accepté ces deux places, sauf à renoncer plus tard à la première. Il cherche maintenant à être élu procureur syndic du département. Sa popularité s'est réellement accrue depuis quelque temps ; cela m'inquiète ; si jamais il désespère du gouvernement, et qu'il place sa gloire dans la popularité, il en sera insatiable. Et vous savez comme moi, monsieur le comte, ce que c'est que la popularité dans un temps de révolution.

« Tout ceci me cause un grand découragement ; je suis chaque jour plus dégoûté de ce pays-ci, de ses hommes, de ses lois, de ses mœurs. Le roi est sans la moindre énergie ; M. de Montmorin me disait l'autre jour tristement que, lorsqu'il lui parlait de ses affaires et de sa position, il lui semblait qu'on lui parlât de choses relatives à l'empereur de la Chine. J'agis à la vérité ici par dévouement pour la reine et par le désir de mériter son approbation ; aussi, tout ce que je viens de dire ne sert qu'à faire mieux ressortir la triste destinée de cette malheureuse princesse. Comme femme, elle est attachée à un être inerte ; comme reine, elle est assise sur un trône bien chancelant. L'intérêt qu'elle est faite pour inspirer à toute (taie honnête est seul capable de me faire supporter les embarras et les dégoûts de la ligne de conduite qui m'est imposée et qui n'offre que des dangers sans gloire. Un faible rayon d'espérance lui a fait adopter les derniers moyens proposés : elle sent parfaitement bien l'insuffisance de M. de Montmorin, mais elle sent également qu'elle n'a pas le choix d'un autre, et, se prêtant à tout, cédant à la force invincible qui l'entraîne elle et le royaume, elle est pour M. de Montmorin telle que vous désireriez vous-même qu'elle fût.

« J'ai proposé à M. de Montmorin, qui l'a accepté avec empressement, de prendre le prétexte du départ de ma sœur à Starhemberg, qui retourne à Vienne, pour l'accompagner jusqu'à Strasbourg, et avoir ainsi l'occasion, en allant et en revenant, de voir M. de Bouillé à Metz. J'aurai du roi une lettre dans laquelle il invitera M. de Bouillé à mettre toute confiance dans ce que je lui dirai, et à m'en témoigner également de son côté. Je connaîtrai par ce moyen sa position§ la disposition des troupes sous ses ordres, ses craintes, ses espérances, la situation de toute la frontière, c'est—à-dire que nous en apprendrons plus l'un et l'autre en trois heures de conversation que par la correspondance la plus développée, qui en ce moment ne serait pas sans danger.

« Avant de partir, je prendrai les ordres de la reine, et me concerterai avec elle pour savoir ce qu'il lui convient que je dise d'elle et de sa part à M. de Bouillé.

« Cette course, qui aura lieu dans huit jours, et qui en durera autant, m'ôte, monsieur le comte, la possibilité d'aller près de vous aussitôt que je le désirerais. Je vous prie de m'indiquer le moment où il vous conviendra que je me rende à Bruxelles, après mon retour de Strasbourg. »

 

XVII.

Le sentiment de leur défaillance connu, en présence des grands mouvements qui se préparaient sous l'impulsion des clubs, des journaux des démagogues, et du patriotisme sincère et alarmé du peuple sur la sécurité de la patrie, porta Lafayette et Mirabeau à se rechercher une dernière fois, dans l'intérêt d'un danger qui croissait chaque jour. Les Barnave, les Duport, les Lameth, commençaient eux-mêmes à inspirer des défiances aux Jacobins et à appeler factieux tout ce qui dépassait leur faction. Quelques tristes confidences s'échangèrent entre eux, Mirabeau et M. de Montmorin. Mirabeau se prêta aux avances de Lafayette ; mais comme il les croyait suspectes, il voulut des témoins à l'entrevue pour enregistrer les promesses. Ces deux rivaux se virent sans confiance. Mirabeau ne croyait pas assez à la franchise de Lafayette, Lafayette au désintéressement de Mirabeau. Chacun des deux réservait sa propre personnalité dans l'alliance. Le salut de la cour ne venait qu'après le salut de leur popularité. La Marck, confident des deux, atteste cependant, dans ses rapports secrets à l'ambassadeur d'Autriche, qu'il y a plus de cordialité dans le dévouement de Mirabeau.

« Quant à Mirabeau, dit-il, il est lancé de bonne foi, si du moins on en juge par la suite qu'il met à l'exécution de son plan. Il est très content et très flatté de la déférence qu'il rencontre dans M. de Montmorin, et la faiblesse de celui-ci s'amalgame quelquefois heureusement avec l'impétuosité de l'autre. Je surveille, j'étudie plus que jamais Mirabeau, et je demeure toujours convaincu qu'on pourra compter sur lui tant qu'il ne désespérera pas entièrement des Tuileries. Il ne faut pas d'ailleurs se dissimuler que cet homme, par ses talents et son audace, conservera une grande prépondérance dans une révolution exécutée par des hommes dont le caractère se rapproche plus ou moins du sien ; et, quoiqu'il soit très difficile sans doute de gouverner avec lui et par lui, il me paraîtrait impossible de gouverner contre lui. Je crois donc encore qu'on a pris le parti le plus sage en s'assurant son concours.

« Avant de quitter la reine, je lui ai parlé avec une grande franchise de l'orageux avenir auquel sa vie me paraissait destinée. J'ai cru qu'il était nécessaire de lui exposer la vérité sans voile, afin de donne/ plus d'activité à son esprit, de l'astreindre à plus de méthode et de suite dans sa conduite journalière, et de lui inspirer un peu de cette prudence de chaque instant qui lui est si nécessaire.

 

XVIII.

Un rapport secret de Duquesnoy, agent de Mirabeau et de Montmorin dans la direction de l'Assemblée nationale, dévoile les manœuvres employées par ces deux hommes pour gouverner souterrainement les délibérations et les tribunes.

Cette statistique de la représentation nationale par un député chargé de l'étudier et de la corrompre est un tableau qui dévoile la triste anatomie des partis dans les parlements usés où l'enthousiasme est éteint et où les factions seules restent

« Je vous ai annoncé hier, dit l'habile et fidèle Duquesnoy à Mirabeau, quelques observations de tactique ; je vais les indiquer.

« Nous nous occupons trop peu du soin d'influencer habituellement l'Assemblée, et il y a des hommes que nous négligeons trop.

« M. d'André, par exemple, qui à beaucoup de suite et d'assiduité dans sa marche joint des talents et des moyens ; il a le genre de mérite qui nous est nécessaire ; comme nous, il veut les perdre et ramener tout à un meilleur ordre de choses. Il est impossible, il serait dangereux peut-être de lui confier l'ensemble d'un plan un peu vaste ; mais on peut lui dire beaucoup de choses, et surtout de choses de détail et journalières ; il est loin d'être étranger à toutes les vues d'ambition, mais surtout il a du crédit sur les ber-côtés, et il est rare qu'il échoue dans une motion faite avant onze heures. Les succès amènent les succès, et le point de l'Assemblée où il se place a en lui la plus grande confiance.

« J'observe à ce sujet qu'une des choses les plus importantes en tactique est d'avoir des hommes ainsi distribués. M. d'André se met près de la tribune, et il est surtout entouré des députés de Paris.

« M. Desmouniers se met un peu plus loin et a la même faveur,

« En suivant ainsi, on trouve encore un point abandonné à lui-même, sans chef et sans guide, mais assez éloigné des Jacobins,

« Vers le Palais-Royal, commence le point de chaleur de l'Assemblée, et c'est 14 où règne l'exagération.

‘Mais elle ne s'élève pas jusqu'au haut de la salle. Le point qui est sous les galeries, et o se placent quelques amis à moi, est assez calme.

« Vient ensuite 89, à qui il manque de l'énergie et des vues, mais dont la plupart des membres sont honnêtes et veulent le bien. Ils n'ont peut-être pas moins d'ambition que les Jacobins, mais ils ont une ambition plus douce, si on peut parler ainsi, moins active et moins perverse ; on ne peut pas compter sur eux pour un mouvement, mais pour une suite de sagesse et de bonne volonté.

« Après 89, vient encore une partie de l'Assemblée à peu près abandonnée et sans chef : c'est celle où se place M. Merlin, qui est bien Jacobin, mais qui n'est pas vendu aux Jacobins.

« C'est un peu plus loin que se met M. Dumetz, qui, sans être une puissance, peut aider beaucoup Une puissance, parce qu'il a la réputation, que pourtant il ne mérite guère, si on en juge par sa vie passée.

« Cette topographie de l'Assemblée n'est pas assez connue ou pas assez sentie. On ne fait pas assez d'attention qu'il faut porter toutes ses forces sur quelques points, et par là on a tous ceux qui y aboutissent. L'influence d'un homme habile, qui se place habituellement au même lieu, est immense.

« MM. de Lameth l'ont bien senti ; ils ont vu que depuis quelque temps nous travaillons sur les bas-côtés ; ils y ont porté leur action, non pas avec succès sans doute, mais pas tout à fait inutilement. J'ai souvent remarqué, au reste, et je ne suis pas le seul, que jamais ces messieurs ne sont aussi aimables que quand leur crédit baisse. Ils sentent le besoin de plaire ; mais on est plus difficilement séduit qu'autrefois.

« On sent déjà, et je l'ai souvent indiqué, que nous négligeons trop les hommes ayant des forces personnelles : MM. d'André, dont je viens de parler ; Emmery, Chapelier, Thouret surtout, dont on pourrait tirer un parti immense sur telles questions données ; Beaumetz, dont le talent est grand et qui n'a pas trop de défaveur.

« Ceci tient toujours à nos idées générales, et j'y insiste parce que je suis convaincu' que c'est beaucoup moins sur le détail qu'il faut opérer que sur l'ensemble. Ce n'est pas par pièces rapportées qu'il faut agir, c'est par les grandes masses, et en s'occupant surtout des successeurs de cette Assemblée. On a vu quel peu de succès a eu hier M. Robespierre en parlant de Paris. L'Assemblée commence à le craindre moins. Pesez cette observation !... »

Montmorin, Mirabeau, Lafayette, désespérant de raviver dans l'Assemblée expirante assez d'énergie pour sauver la constitution en la révisant et en rendant du ressort au pouvoir exécutif trop annulé, s'occupaient, en effet, des successeurs, et plaçaient dans une seconde assemblée le peu d'espoir qui leur restait, inexpérimentés en cela de la nature des assemblées, de l'histoire et de la marche des choses humaines après les révolutions. Les premières assemblées jaillies de l'enthousiasme pour les principes nouveaux qui ont fait la révolution sont encore chaudes de l'enthousiasme et de la passion qui exaltent un peuple au-dessus de lui-même. Elles font des 'merveilles de courage, d'éloquence, de désintéressement, de sagesse, de patriotisme, qui étonnent le monde après elles. Leurs seuls excès sont des excès de générosité, d'espérance et d'illusions ; mais ce sont les excès de la vertu publique. Les secondes assemblées, au contraire, élues sous l'empire des découragements, des déceptions, des griefs, des murmures contre la révolution qui a froissé des intérêts ou des orgueils sous sa marche, n'apportent que des langueurs, des incrédulités, des colères, des dissensions civiles dans l'enceinte des législateurs. Elles se divisent nécessairement en deux camps qui ne laissent point de place au patriotisme : ceux qui veulent exagérer la révolution et ceux qui veulent la trahir, les uns aussi funestes que les autres à la constitution et à la patrie. On peut attendre de la première assemblée une législation, on ne peut attendre que des factions de la seconde.

L'Assemblée constituante avait aggravé cette condition naturelle des secondes assemblées en interdisant follement, sous prétexte de désintéressement, aux membres de l'Assemblée constituante de faire partie de l'Assemblée législative. C'était condamner la France à l'inexpérience et à la médiocrité dans sa représentation ; c'était prononcer l'ostracisme des grandes pensées et des grandes paroles nationales. Mirabeau, Lafayette et tous ceux qui fondaient comme eux leurs espérances sur une révision de la constitution par leurs successeurs, espéraient donc contre nature. Un génie plus clairvoyant leur avait dit que la France ne pouvait attendre de sa seconde assemblée qu'une révolution par excès ou une révolution par faiblesse. Mais la France s'y trompait comme eux. Elle n'avait pas encore l'expérience de ses révolutions.

Lafayette avait fondé un comité chargé de diriger et de terminer les travaux de l'Assemblée constituante. Ce comité s'occupait surtout de préparer les corrections constitutionnelles que les hommes de ce parti voulaient apporter à leur œuvre avant de la présenter comme loi suprême à la nation. Ce comité inquiétait Mirabeau, qui voulait des concessions plus profondes, et qui se défiait du républicanisme ambigu de Lafayette. Il aspirait bien plus, comme on le voit dans ses perfidies secrètes, à convaincre la constitution d'impuissance et d'anarchie qu'à la corriger.

Les Jacobins, qui voyaient de jour en jour plus d'ombre dans sa conduite, n'étaient domptés un moment que par la magie de son éloquence, quand il daignait paraître à leur tribune. Aussitôt qu'il était sorti, les ombrages, les insinuations, les invectives renaissaient contre lui. Une lettre de Duquesnoy, surprise et communiquée aux Jacobins, y avait excité des soupçons et des tempêtes. Mirabeau y parut pour les conjurer. Il triompha par l'audace. Mais ses ennemis le combattirent absent.

« Ce que j'avais prévu est arrivé, écrit-il le lendemain à Montmorin, confident de tout : la lettre de Duquesnoy, parvenue aux Jacobins, moi parti, les a remontés au diapason de la fureur, a mis M. Barnave dans le cas de faire une longue énumération des services que MM. de Lameth ont rendus à la révolution, et de déclarer qu'ils périraient ensemble. De là un chœur extatique d'applaudissements, de là une réponse insolente, de là surtout le détestable effet de lier les Jacobins aux chefs, au lieu de trancher les chefs des Jacobins, comme le faisait ma démarche. Je suis en vérité très découragé, très embarrassé, très fâché de m'être mis si seul en avant, puisque tous les coups de la tempête vont porter sur le seul homme qui veuille la chose pour elle et qui ne soit pas un étourdi. Pour comble, M. Duquesnoy m'écrit un billet très malhonnête, auquel j'en réponds un très insouciant. Mais, pardieu, mon cher comte, si ces imbéciles veulent aller à leur manière, on peut leur chercher un autre chef de meute, car je ne veux pas battre les buissons avec des roquets si décriés. »

C'est ainsi qu'il qualifiait dans son intimité les Ta-Ion, les Sémonville, les Duquesnoy, les Emmery, sous-conspirateurs et complices de ses manœuvres d'opinion. Il ne traitait pas avec moins de mépris ses collègues de l'Assemblée et ses premiers auxiliaires de 89, les Danton et les Camille Desmoulins. Ces chefs des démagogues conservaient néanmoins quelques connivences cachées avec M. de Montmorin, dispensateur des subsides de la cour pour tempérer leurs motions.

« Il faut que je vous voie ce matin, mon cher comte. La marche des Talon, Sémonville et compagnie est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris, et je lui en ai appris hier des choses tout à fait extraordinaires, non-seulement relativement à la direction des papiers, qui redoublent de ferveur pour Lafayette et contre moi, mais relativement à des confidences et à des motions particulières du genre le plus singulier. Et, par exemple, Chapelier et d'André ont dîné hier in serais, reçu les confidences Danton, etc., et hier au soir ont fait en mon absence, à l'Assemblée nationale, la motion de démolir Vincennes pour se populariser. Ils refusent de parler sur la loi contre les émigrants, de peur de se dépopulariser. Ils demandent à M. de Montmorin une proclamation du roi qui annonce la révolution aux puissances étrangères pour se populariser, etc., etc. Danton a reçu hier trente mille livres, et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro de Camille Desmoulins... Enfin, c’est un bois. Dînons-nous ensemble aujourd'hui ? Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ? Enfin, il faut nous voir. Il y a au fond une grande duperie dans ce bas monde à n'être qu'un fripon. »

 

XIX.

« Nous sommes dans un très grand danger, » écrit-il quelques jours après. « Soyez sûr que l'on ne veut que nous ramener aux élections, c'est-à-dire à la destruction de l'hérédité, c'est-à-dire à la destruction de la monarchie. L'abbé Sieyès n'a jamais courtisé l'Assemblée ni agioté une opinion comme il le fait, et ses partisans sont très nombreux. Je n'ai jamais été vraiment effrayé qu'aujourd'hui. Je me garderai bien de proposer demain ma théorie. Je porterai toutes mes forces à ajourner, en le critiquant, le projet de décret, en prouvant qu'il est insuffisant, incomplet, qu'il préjuge de grandes questions, etc. Certainement ma théorie ne passerait pas, et très probablement l'ajournement réussira ; alors on peut travailler.

« Envoyez chercher Pellenc (son secrétaire) immédiatement ; qu'il scrute dans le plus grand détail le décret ; qu'il en recherche tous les dangers pour la liberté publique ; qu'il l'envisage sous tous ses rapports ; qu'il ne prenne que des notes, mais qu'il développe assez ses notes pour que je les parle avec fécondité. Il sait à fond ma doctrine à présent ; mais je ne veux que la laisser entrevoir, je ne veux pas la hasarder. Gagnons du temps, tout est sauvé. Je vois que beaucoup de gens désirent de se renfermer dans une mesure provisoire. Ne dussé-je gagner que deux jours, j'emmènerai Pellenc à la campagne, et nous y mettrons toutes nos forces. Soyez sûr, mon cher comte, que je ne m'exagère pas le danger, et qu'il est immense. Ô légère et trois fois légère nation ! »

 

XX.

Ces alarmes de Mirabeau se rapportaient à la loi constitutionnelle sur la régence, discutée en ce moment dans l'Assemblée.

Barnave et ses amis, dans l'intention d'une vacance éventuelle du trône, demandaient que la régence fût dévolue au prince le plus rapproché du trône par le sang. Dans l'absence ou dans l'impopularité des deux frères du roi, on voyait le duc d'Orléans derrière la loi. Barnave, quoique déjà sur le retour de ses opinions monarchiques et incliné au raffermissement de la monarchie constitutionnelle, craignait moins un duc d'Orléans décrédité qu'un Lafayette, ou un Mirabeau, ou un Necker, auprès du trône pendant une minorité.

« Voyez, disait-il, en désignant ces noms sans les prononcer, à l'Assemblée, voyez les tempêtes successives qui ont éclaté au commencement de notre révolution, les crises violentes, immorales qui ont environné le berceau de notre liberté. Si, à cette époque, deux ou trois hommes avec l'âme et les talents d'un Cromwell, et comme lui objets d'une immense faveur publique, avaient été régents par élection, ne leur eût-il pas été facile, par l'étendue de leurs talents et de leur popularité, d'établir aussi l'éligibilité du trône ? Gardez-vous d'ouvrir cette route à l'anarchie et à la tyrannie, et de semer ainsi le germe d'une révolution naissante à chaque règne ! »

Mirabeau, qui soutenait l'idée de la régence élective, comme Maury, pour complaire à la haine de la cour contre le duc d'Orléans, sentit l'atteinte et la rétorqua par une citation qui montrait le néant des popularités.

« Si ces deux ou trois petits hommes, dit-il, dont parle Barnave, avaient conçu le projet insensé qu'il leur prête, ils n'en auraient marché que plus sûrement à la potence ; et puisque l'on cite Cromwell, je vais aussi, moi, rapporter un mot de lui. Cromwell se promenait un jour avec Lambert ; les applaudissements du peuple retentissaient autour de lui. Lambert, au comble de la joie, lui faisait admirer tout son bonheur. « Ah ! croyez-moi, répondit le tyran soucieux, ce peuple nous applaudirait bien davantage si nous allions à l'échafaud. »

On s'insurgea contre le discours de Mirabeau.

« Je répondrai à ces rumeurs, poursuivit-il, en homme que les battements de mains n'étonnent pas plus que les murmures, que je respecte les objections fortes et que j'estime même les objections spécieuses, parce qu'elles forcent à se replier sur soi-même et à penser. »

Ces paroles lui reconquirent le respect. Le lendemain il réfuta Barnave par une considération qui aurait mieux convenu à un républicain qu'à un monarchiste.

« Prenons garde, dit-il, que la régence peut être un règne de dix-neuf ans, c'est-à-dire un assez long règne ; que lorsqu'un roi viendra à peine de naître, le parent le plus proche sera peut-être dans la vieillesse et dans une enfance non moins inactive que celle du roi, et qu'il est ridicule, entre deux enfants, de ne pas vouloir choisir un homme. La Providence donne des rois faibles, ignorants ou même méchants ; mais si nous avons un mauvais régent, c'est nous qui l'aurons voulu. Voilà pour la nation. Voyons pour le roi, qui est l'homme de la nation, et qu'ainsi elle doit doublement protéger.

« Veut-on consulter le passé ? Notre histoire future sera certainement moins orageuse que celle de cette ancienne monarchie où tous les pouvoirs étaient confondus. Cependant plusieurs circonstances semblables peuvent encore se reproduire. Or, dans combien de cas n'aurait-il pas été dangereux que le parent le plus proche de la couronne eût été régent ? Quand on n'examine pas cette question de fort près, on est d'abord frappé de cette idée : puisque le parent le. plus proche pourrait être roi, pourquoi ne serait-il pas régent ? Mais voici entre ces deux cas une différence très sensible. Un roi n'a de rapports qu'avec le peuple, et c'est par ces rapports seulement qu'il doit être jugé. Un régent, au contraire, quoiqu'il ne soit pas chargé de la garde du roi mineur, a mille rapports avec lui, et il peut être son ennemi, il peut avoir été celui de son père. On a dit qu'un régent, soutenu de la faveur populaire qui l'aurait choisi, pourrait détrôner le roi. Prenez garde que cette objection ne soit encore plus forte contre le parent le plus proche. Le premier ne pourra réussir qu'en changeant la forme du gouvernement ; il aurait contre lui la saine partie de la nation et tous les autres membres de la famille royale ; le second, au contraire, pour régner même en vertu de la loi, n'aurait qu'un crime obscur à faire commettre, et n'aurait plus à craindre de concurrents. Il importe que la régence, qui est la garde du roi, ne soit pas confiée à celui qui n'a qu'un pas à franchir ! »

Ces réticences calomniaient le duc d'Orléans en le désignant à la pensée de la France pour satisfaire à l'animosité de la reine. Mirabeau, pour complaire également aux républicains, tournait ensuite leurs regards vers la première forme de la république, la royauté élective.

« Ah ! s'écria-t-il, puisque quelques règnes de bons princes, clairsemé. ; dans l'espace des siècles, ont préservé la terre des derniers ravages du despotisme, que ne feraient pas, pour l'amélioration de l'espèce humaine, quelques bonnes administrations rapprochées les unes des autres 1

« Ne serait-il pas aussi très utile de démontrer à cette famille, placée en quelque sorte en dehors de la société, que son privilège n'est pas tellement immuable que son application ne dépende quelquefois de la volonté nationale ? Cette famille pourrait même s'améliorer sous ce rapport ; car chaque règne pouvant offrir à chacun d'eux une royauté passagère, tous chercheraient à s'y préparer, à s'en rendre dignes ; tous ménageraient l'opinion publique et apprendraient les devoirs des rois. Il me semble aussi que l'élection pour la régence rappellerait à certaines époques la véritable source de la royauté, et il est bon que ni les rois ni les peuples ne l'oublient.

« Le système des élections est donc très convenable, messieurs, et même très plausible, très favorable, avec quelque légèreté qu'on l'ait traité dans un premier aperçu.

« Cette question, sous le point de vue électif, a un grand désavantage à être traité pour nous et parmi nous. Assouplis et presque incorporés à la royauté héréditaire par la plus longue des habitudes, nous l'avons reconnue comme préexistante à la constitution ; nous n'avons pas même tourné notre pensée à un mode d'élection, parce que nous n'en avons pas besoin. Mais, certes, de ce que la solution de ce problème ne nous est pas nécessaire, il ne s'ensuit pas qu'il soit insoluble. »

L'Assemblée nationale, encore monarchique d'habitude, décerna la régence au sang et non à l'élection.

L'Assemblée, prête à se dissoudre dans l'anarchie qu'elle avait faite, semblait reculer un moment devant son œuvre et redevenir plus monarchique que le conseiller secret de la monarchie.

 

 

 



[1] Armoire de fer, n° 312.