I. Tout
était anarchie dans la nation, tout devenait complot dans le palais. Pendant
que ce plan si puéril et si compliqué, dernier effort de l'impuissance de
Mirabeau, s'exécutait sans autre résultat dans la capitale que l'épuisement
des trésors du roi, la Marck, envoyé par la reine à Metz, concertait avec le
marquis de Bouillé, général des troupes victorieuses à Nancy, les mesures
éventuelles pour une évasion du roi. Cette évasion, qui devint plus tard une
pensée du duc de la Rochefoucauld, de madame de Staël, fille de M. Necker, de
Lafayette lui—même, à la dernière extrémité de ressources, était, comme on
l'a vu aussi, un plan arrêté de Mirabeau. Seulement, Mirabeau voulait que le
roi, au lieu d'une évasion furtive ou nocturne, sortit de sa capitale en
plein jour, au milieu d'une escorte de troupes fidèles, et se jetât à
Compiègne au sein de l'armée de Bouillé, pour négocier de là avec son peuple,
intimider l'Assemblée, modifier la constitution. La Marck, porteur d'un
billet du roi qui l'accréditait auprès du marquis de Bouillé, trouva ce
général dévoué, mais peu confiant dans ses troupes. Il rapporta au roi une
lettre de• M. de Bouillé, qui, sans décourager ce prince de ce dessein, lui
en exposait avec franchise les difficultés et les périls. II. La
reine, de son côté, n'hésitait plus à chercher son salut et celui de ses
enfante dans la fuite, et mémo dans un concert lié avec les émigrés armés et
avec les puissances étrangères. Ce concert, nié par les historiens
royalistes, est attesté par des lettres de la reine elle-même récemment
retrouvées « dans des révélations posthumes. Elles montrent que tout n'était
pas calomnie dans les rumeurs relatives à un comité autrichien, et que la
Révolution avait la divination trop juste de l'inimitié de Marie-Antoinette.
Des deux côtés, on ne se bornait pas à se haïr et à se combattre ; on se
trahissait : le peuple trahissait pour la liberté ; la reine, pour la via de
sa famille. « On
m'assure, » écrivait Marie-Antoinette au comte de Mercy-Argenteau, alors à
Bruxelles, « de l'honnêteté des personnes qui se chargent de cette lettre, et
qu'elle vous arrivera sûrement. J'en profite pour entrer avec vous dans les
détails de notre position, qui est affreuse, et vous faire deux ou trois
questions auxquelles il est nécessaire que vous trouviez moyen de me répondre
promptement. « Nous
sommes au moment où l'on apportera bientôt la constitution à l'acceptation du
roi ; elle est par elle-même si monstrueuse, qu'il est impossible qu'elle se
soutienne longtemps. « Mais
pouvons-nous risquer de la refuser dans la position où nous sommes ? Non, et
je vais le prouver. Je ne parle pas des dangers personnels qu'il y aurait à
courir : nous avons trop prouvé, par le voyage que nous avons entrepris il y
a deux mois, que nous ne calculons pas nos personnes quand il s'agit du bien
général ; mais cette » Constitution est si mauvaise par elle-même, qu'elle
n'aura et ne peut avoir de consistance que par » la résistance qu'on y
opposera ; il s'agit donc de garder un milieu en sauvant son honneur, et qui
puisse nous laisser en mesure que tout le monde revienne à nous, le peuple
s'entend, quand une fois il sera désaveuglé et lassé, « Pour
cela, je crois qu'il est nécessaire, quand on aura présenté l'acte au roi,
qu'il le garde d'abord quelques jours, car il n'est censé le connaître que
quand on le lui aura présenté légalement, et qu'alors il fasse appeler les
commissaires, pour leur faire, non pas des observations ni des demandes de
changements qu'il n'obtiendra peut-être pas, et qui prouveraient qu'il
approuve le fond de la chose, mais qu'il déclare que ses opinions ne sont
point changées ; qu'il montrait, dans sa déclaration du 20 juin,
l'impossibilité où il était de gouverner avec le nouvel ordre de choses ;
qu'il pense encore de même, mais que, pour la tranquillité de son pays, il se
sacrifie, et que, pourvu que son peuple et la nation trouvent le bonheur dans
son acceptation, il n'hésite pas à la donner, et la vue de ce bonheur lui
fera bientôt oublier toutes les peines cruelles et amères qu'on a fait
éprouver à lui et aux siens. « Mais
si l'on prend ce parti, il faut y tenir, éviter surtout tout ce qui pourrait
donner de la méfiance, et marcher en quelque sorte toujours la loi à la main.
Je vous promets que c'est la meilleure manière de les en dégoûter tout de
suite. Le malheur, c'est qu'il faudrait pour cela un ministère adroit et sûr,
et qui en même temps eût le courage de se laisser abîmer par la cour et les
aristocrates, pour les mieux servir après, car il est certain qu'ils ne
reviendront jamais ce qu'ils ont été, surtout par eux-mêmes. « On
nous dit, et les frères du roi mandent chaque jour, qu'il faut tout refuser,
et que nous serons soutenus. Par qui ? Il me semble que les puissances
étrangères ne font pas de grands efforts pour venir à nôtre secours.
L'Espagne même, par les lettres qu'elle a écrites à mes frères, a l'air de
vouloir se retirer honnêtement, en proposant des choses infaisables ; le
silence profond de l'empereur envers moi, l'impossibilité où il est peut-
être, vu les affaires du Nord, de se mêler des nôtres ; l'Angleterre, qui ne
cherchera jamais qu'à leurrer d'espérance tous les partis pour les tenir plus
sûrement désunis ; la Prusse, qui ne calcule que ses propres intérêts dans
tout ceci, tout prouve que si nous devons attendre des secours, ils ne sont
pas prochains au moins. « Dans
cette position, pouvons-nous risquer un refus qui donnerait, par l'espèce de
déchéance, une force majeure aux factieux et au parti républicain ? Et il ne
faut pas croire qu'alors nous serions libres : au contraire, nous serions
plus étroitement et plus fortement gardés. Si les puissances ne viennent pas
dans le moment à notre secours, il ne nous reste donc que le parti des
princes et des émigrants ; mais combien peut-il nuire ! parce que seuls ils
ne pourront faire qu'une chose partielle ; et si même — ce qui n'est pas à
présumer — ils ont un avantage réel, nous retomberions sous leurs agents dans
un esclavage nouveau et pis que le premier, puisque, ayant l'air de leur
devoir quelque chose, nous ne pourrions pas nous en tirer ; ils nous le
prouvent déjà en refusant de s'entendre avec les personnes qui ont notre
confiance, sous le prétexte qu'ils n'ont pas la leur, tandis qu'ils veulent
nous forcer de nous livrer à M. de Calonne, qui, sous tous les rapports, ne
peut pas nous convenir, et qui, je crains bien, ne suit en tout ceci que son
ambition, ses haines particulières et sa légèreté ordinaire, en croyant tout
possible, et fait tout ce qu'il désire ; je crois même qu'il ne peut que
faire tort à mes deux frères, qui, s'ils n'agissaient que d'après leurs cœurs
seuls, seraient sûrement parfaits pour nous. « Voici
les nouvelles qui nous viennent du dehors. D'ici à un mois toutes les
puissances seront réunies ; il parera un manifeste qui sera soutenu d'une
grande force, Je désirerais bien que cette première nouvelle fût vraie, mais
je ne puis la croire, puisque ni vous ni personne ne nous l'ont mandée ; je
crois même que, dans ce moment-ci, l'Assemblée est tellement divisée, qu'un
manifeste bien rédigé serait fort heureux, et que les chefs, qui voient
depuis huit jours qu'ils ont absolument le dessous, seraient plus aisés à
amener à un accommodement raisonnable. Une chose à remarquer, c'est que dans
toutes ces discussions sur la constitution, le peuple ne s'en mêle pas et ne
s'occupe que de ses affaires particulières, en voulant cependant toujours une
constitution et point d'aristocrates. Une seconde nouvelle est que Monsieur
va être
reconnu par les puissances régent du royaume et le comte d'Artois lieutenant général. Cette nouvelle est par elle-même si
folle et si absurde, qu'elle ne peut provenir que de quelque tête française ;
mais sur tout cela, je voudrais bien avoir une réponse de vous. « Il
est affreux de ne rien savoir de positif et de raisonnable des dispositions
du dehors, Quant à l'acceptation, il est impossible que tout être pensant ne
voie pas que, quelque chose qu'on fasse, nous ne sommes pas libres ; mais il
est essentiel que nous ne donnions pas de soupçon sur cela aux monstres qui nous entourent.
Mandez-moi donc où en sont les troupes et les dispositions de l’empereur. En tout
état de cause, les puissances étrangères peuvent saules nous sauver. L'armée
est perdue, l'argent n'existe plus ; aucun lien, aucun frein ne peut retenir
la populace armée de toute part. Les chefs mêmes de la révolution, quand ils
veulent parler d'ordre, ne sont plus écoutés, Voilà l'état déplorable où nous
nous trouvons. Ajoutez à cela que nous n'avons pas un ami, que tout le monde
nous trahit, les uns par haine, les autres par faiblesse ou ambition ; enfin,
je suis réduite à craindre le jour où on aura l'air de nous donner une sorte
de liberté. Au moins, dans l'état de nullité où nous sommes, nous n'avons rien
à nous reprocher. « Vous
voyez mon âme tout entière dans cette lettre. Je peux me tromper ; mais c'est
le seul moyen que je voie encore pour pouvoir aller. J'ai écouté, autant que
je l'ai pu, des gens des deux côtés, et c'est de tous leurs avis que je me
suis formé le mien. Je ne sais pas s'il sera suivi. Vous connaissez la
personne à laquelle j'ai affaire (Louis XVI). Au moment où on la croit
persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu'elle s'en doute.
C'est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Enfin,
quoi qu'il arrive, conservez-moi votre amitié et votre attachement, j'en ai
bien besoin, et croyez que, quel que soit le malheur qui me poursuit, je peux
céder aux circonstances, mais jamais je ne consentirai à rien d'indigne de
moi. C'est dans le malheur qu'on sent davantage ce qu'on est. Mon sang coule
dans les veines de mon fils, et j'espère qu'un jour il se montrera digne
petit-fils de Marie-Thérèse. Adieu. « Si
vous pouvez me garder cette lettre, je serai bien aise de la revoir un jour.
» « Du 25 août. « J'ai
arrêté ma lettre au moment de partir, parce que l'abbé Louis arrivait et m'a
appris — par M. de Mont...., s'entend — votre voyage de Londres. J'espère et
désire fort avoir de vos nouvelles, car la lettre ministérielle que l'abbé
Louis a rapportée ne me suffit pas pour mes intérêts. Il me parait qu'en se
louant fort de vous, il ne trouve pourtant pas son voyage fort heureux ; il
craint beaucoup la coalition des puissances, et est parvenu, à ce que je
crois, à inspirer la même crainte à ceux des chefs qui l'ont proposé et
envoyé, mais jusqu'à présent cela ne les porte qu'à une grande humeur, et je
crains beaucoup que, ne se sentant plus la force de réparer le mal ni de se
soutenir, ils ne quittent brusquement la partie et nous laissent seuls dans
l'embarras. D'ici à quelques jours, j'aurai des nouvelles plus détaillées de
leurs opinions ; j'aurais bien voulu attendre pour vous les écrire, mais
l'occasion qui porte celle-ci part demain. C'est à la fin de la semaine qu'on
présentera la charte au roi ; il y répondra à peu près comme je vous le mande
au commencement de ma lettre. « Ce
moment est affreux ; mais pourquoi aussi nous laisse-t-on dans une ignorance
totale de ce qui se passe dans l'extérieur ? Il s'agira à présent de suivre
une marche qui éloigne de nous la défiance et qui, en même temps, puisse
servir à déjouer et culbuter au plus tôt l’ouvrage monstrueux qu'il faut
adopter. Pour cela, il est essentiel que les Français, mais surtout les
frères du roi, restent en arrière, et que les puissances rée. nies agissent
seules ; aucune prière, aucun raisonnement de notre part ne l'obtiendra d'eux
i il faut que l'empereur l'exige, c'est la seule manière dont il puisse me
rendre service. « Vous
connaissez par vous-même les mauvais propos et les mauvaises intentions des
émigrants ; les lâches, après nous avoir abandonnés, veulent exiger que seuls
nous nous exposions, et seuls nous servions tous leurs intérêts. Je n'accuse
pas les frères du roi ; je crois leurs cœurs et leurs intentions purs, mais
ils sont entourés et menée par des ambitieux qui les perdront, après nous
avoir perdus les premiers, Le comte d'Artois est parti le 12 pour Vienne ;
son frère a une lettre de lui, du même jour, où il ne parle pas de ce voyage
; nous l'avons appris par des lettres particulières. Quel est le but de cette
course ? Je ne puis pas l'imaginer. Pourvu que l'empereur ne se laisse pas
encore aller à quelque démarche hasardeuse qu'on exigera de lui ! Enfin,
mandez-lui toujours tout ce que je vous mande dans l'autre page. Je finis
pour ne pas trop grossir le volume. Adieu. . . . . . . . . . . . . . . « Voici
une lettre encore recommencée, mais pour cette fois-ci j'espère qu'elle vous
arrivera sûrement. La personne qui veut bien s'en charger a trouvé aussi des
moyens de me faire tenir vos réponses ; il vous en écrira. « La
journée d'hier (août, fête du roi) s'est passée comme toutes celles que nous passons depuis deux
mois, et dans un silence, de la part du peuple, vraiment affligeant. C'est la
semaine prochaine qu'on doit apporter au roi l'acte constitutionnel. Le
rapport, que j'ai lu, et que M. de Beaumetz doit faire avant à l'Assemblée,
est un tissu d'absurdités, d'insolences et d'éloges pour l'Assemblée. Ils ont
mis la dernière main à leurs outrages en donnant une garde au roi. Il n'est
plus possible d'exister comme cela ; il ne s'agit pour nous que de les
endormir et de leur donner confiance en nous, pour les mieux déjouer après.
Il est impossible, vu la position ici, que le roi refuse son acceptation ;
croyez que la chose doit être bien vraie, puisque je le dis. Vous connaissez
assez mon caractère pour croire qu'il me porterait plutôt à une chose noble
et pleine de courage, mais il n'existe point à courir un danger plus que
certain. « Nous
n'avons donc plus de ressource que dans les puissances étrangères ; il faut à
tout prix qu'elles viennent à notre secours ; mais c'est à l'empereur à se
mettre à la tête de tous et à régler tout. Il est essentiel que, pour
première condition, il exige que les frères du roi et tous les Français, mas
surtout les premiers, restent en arrière et ne se montrent pas. Je vous
assure que les choses sont à un point aujourd'hui qu'il vaudrait mieux être
roi d'une seule province que d'un royaume aussi vicié et désordonné que
celui-ci. Je tâcherai d'envoyer, si je puis, des notes à l'empereur sur tout
ceci ; mais en attendant, mandez toujours ce que vous croirez nécessaire pour
bien lui prouver qu'il n'y a plus de ressource qu'en lui, et que notre
bonheur, notre existence, celle de mon enfant, dépendent de lui seul et de la
prudence et célérité de ses moyens. Adieu. « Je
n'ai point reçu les opinions des chefs, comme je vous l'avais annoncé. Ils se
restreignent toujours dans des idées vagues et ont l'air de craindre de
s'engager. » III. Telles
étaient à cette époque les défaillances de l'Assemblée, les agitations du
peuple, les anxiétés du roi, les projets de la reine, les misérables
expédients du seul homme d'Etat qui aurait pu encore, s'il eût été honnête,
bien conseiller la tribune et bien inspirer la cour. On vient de voir enfin,
par le néant et par la perfidie de ses plans, que ses prétendus miracles
n'étaient employés qu'à masquer l'abîme ou à l'approfondir davantage. Son
impuissance était l'expiation de son immoralité. Il avait trop de génie pour
s'y tromper. Mais il prolongeait l'illusion dans l'esprit du roi et de la
reine pour prolonger le salaire de ces illusions vénales. Peut-être aussi lui
en coûtait-il trop pour s'avouer à lui-même son impuissance, et se
complaisait-il à flatter son propre orgueil par des chimères d'habileté
auxquelles sa haute raison ne croyait plus, quand sa vanité et son intérêt
affectaient encore d'y croire. Le jour où Mirabeau s'était vendu, il s'était
condamné lui-même à n'être plus le conseiller, mais le flatteur d'une
monarchie qu'il conduisit plus vite à sa perte IV. Elle
s'y précipitait tous les jours avec plus de rapidité. Tout était convulsion
dans les mouvements de l'esprit public. Une émeute concertée par les clubs et
exécutée par les faubourgs venait de rendre quelque ascendant à la garde
nationale et à Lafayette. Lafayette, comme s'il eût voulu reconquérir le soir
la part de popularité qu'il avait usée le matin en réprimant la sédition, se
hâta de dénoncer le lendemain au peuple, comme un péril publie, le dévouement
inoffensif de quelques vieux serviteurs du palais à leur mettre. La
conquête et la démolition de la Bastille ne rassuraient pas assez le peuple
des faubourgs sur les desseins de la cour. Les démagogues ombrageux des clubs
lui montraient le château fortifié de Vincennes comme un avant-poste de
l'émigration et de la contre-révolution prêt à servir, au besoin, de refuge
et de citadelle au roi. Le peuple, agité par une panique sincère chez les
uns, artificielle chez les autres, parlait depuis quelques jours de forcer la
main à Lafayette et à la garde nationale, et d'aller démolir ce dernier
vestige de la tyrannie. Le 23
février, les masses du faubourg Saint-Antoine s'ébranlèrent, sous le
commandement de Santerre, pour aller détruire ce château. Santerre, brasseur
de ce faubourg, dont la popularité complaisante se pliait à tous les caprices
de la multitude, rivalisait déjà celle de Lafayette. Lafayette, voulant
prévenir cette émeute, avait engagé le roi à se diriger du côté de Vincennes,
dans une de ses promenades à cheval, et à ordonner lui-même le désarmement de
cette forteresse, comme inutile à la possession de Paris et offensante pour
ses habitants. Le roi avait oublié ou négligé cet avis. Lafayette,
instruit tardivement du mouvement du faubourg et de l'invasion de Vincennes,
forme une colonne de sa garde soldée, et marche avec l'artillerie à Vincennes
pour réprimer cette illégale démolition d'un monument national. Déjà les
murailles tombaient sous la sape des démolisseurs, encouragés par Santerre et
par son bataillon. Lafayette arrive, fait rougir Santerre de sa connivence,
harangue les gardes nationaux égarés, fait arrêter les démolisseurs, et veut
les ramener à Paris pour les livrer aux lois comme fauteurs de désordres. A
l'aspect de leurs complices arrêtés, les habitants du faubourg Saint-Antoine
se soulèvent, se barricadent et ferment le retour dans Paris à la garde
nationale. Il ordonne à l'artillerie de rouvrir les portes du faubourg à
coups de canon. A cette menace, toute résistance s'évanouit. La garde
nationale traverse triomphalement le faubourg, n'entendant qu'un sourd
murmure et quelques coups de fusil perdus qui ne blessent personne. Lafayette
de retour de cette expédition rentre aux Tuileries. Une agitation naturelle à
un jour d'émeute, où l'on s'attendait à une attaque du château préméditée par
le peuple au retour de Vincennes, régnait dans les appartements du roi. Une
centaine de gentilshommes de province et de courtisans fidèles au malheur
s'étaient joints à la garde nationale de service pour défendre en volontaires
le palais menacé. On les avait placés dans l'intérieur des appartements où
les postes ordinaires de la garde nationale ne pénétraient pas. Ils étaient
armés sous leurs habits de pistolets ; d'épées courtes, quelques-uns de
poignards, afin de ne point offusquer par des armes plus visibles les soldats
de Lafayette. Le roi, auquel ils venaient se dévouer, avait traversé leur
salle et les avait remerciés de leur zèle. L'un d'entre eux, nommé chevalier
de Saint-Elme, fier de cette revue du roi et de cette fraternisation avec la
garde civique du palais, avait imprudemment ouvert la porte qui séparait la
salle de ces gentilshommes volontaires de la salle des gardes nationaux. Il
leur avait montré ses pistolets avec un signe muet qui leur disait : «
Comptez sur nous pour une défense commune ! » L'aspect de ces volontaires
inconnus et armés avait excité la rivalité et le murmure des postes de la
garde civique. Quelques-uns avaient affecté de voir dans ce concours de
courtisans dans une salle privilégiée du palais une défiance offensante du
roi envers les citoyens de Paris. La rumeur avait grossi jusqu'à un tumulte
qui était parvenu aux oreilles du roi. Il s'était hâté de l'étouffer, en
priant ces gentilshommes de se dissoudre et de se retirer sans bruit par des
portes dérobées des Tuileries. Mais
Lafayette, en arrivant au palais, feignit de. voir une conspiration de
contre-révolutionnaires dans cet innocent concours de royalistes autour de la
famille menacée de leur roi. Les gentilshommes, expulsés et désarmés par son
ordre, subirent en se retirant les sarcasmes, les outrages, et quelques-uns
les violences des gardes nationaux. Lafayette, simulant plus d'indignation et
plus de craintes qu'un empressement si naturel et un si faible rassemblement
d'amis personnels du roi n'étaient de nature à en donner, apostropha durement
les courtisans domestiques du palais, et éleva ses reproches jusqu'au roi. Le
roi en fut réduit à s'excuser lui-même d'avoir souffert un rassemblement
qu'il n'avait ni commandé ni prévu, et à accuser le zèle excessif de ses défenseurs.
Lafayette affirme dans ses Mémoires que le roi lui répondit : « Le faux zèle
et l'extravagance des gens qui se disent mes amis finiront par me perdre ! » Ce
général osa désarmer le château, devant le roi, des armes que quelques
serviteurs de ce prince avaient déposées dans les appartements intérieurs
pour la défense du château contre un assaut trop prévu du peuple. Ces armes,
étalées dans une corbeille sous les yeux de la garde nationale émue, furent
transformées en arsenal de contre-révolution. Lafayette les livra avec
ostentation à la dérision de ses soldats, qui en jetèrent les tronçons dans
les cours aux applaudissements du peuple. On appela cette poignée de
vieillards et de jeunes gens qui venaient offrir leur poitrine en dernier
rempart à la vie de leur roi, les chevaliers du poignard, et cette journée,
la journée des poignards. Les journaux et les clubs du soir firent frémir
Paris de la grande conspiration du palais renfermant dans ses ombres ces
arsenaux et ces assassins de la nation. Lafayette motiva ces feintes terreurs
au lieu de les étouffer. Il affecta de partager les ridicules soupçons de sen
armée et du peuple contre un zèle dont il ne pouvait ignorer l'innocence. Il
se laissa proclamer le vengeur de la garde nationale et le dictateur du
palais, comme s'il eût découvert un complot sinistre et châtié des
conspirateurs éperdus. Il se fit de la fidélité de quelques royalistes et de
la honte imméritée du roi une popularité plus impérieuse. Il
caractérise lui-même dans son récit les circonstances de cette expulsion des
royalistes du palais et du désarmement des appartements du roi sous ses yeux
: « Ces
armes, dit-il, furent livrées aux gardes nationaux et brisées dans la cour
des Tuileries avec des témoignages de gaieté peu respectueuse, peut-être,
pour le palais du roi, et surtout assez offensante pour les gentilshommes qui
avaient déjà été chassés assez brusquement, et qu'on appela depuis les
chevaliers du poignard ; mais il faut convenir que la provocation avait été
faite et qu'une leçon devenait nécessaire. » Ainsi,
la réunion d'un groupe de vieux serviteurs à peine armés, cachés dans l'ombre
du palais, un jour d'émeute, pour seconder la garde nationale et pour mourir
à leur poste aux pieds de leur roi, était une provocation, et l'outrage à
cette fidélité une leçon. Une proclamation du général, pleine de reproches
aux chefs de la domesticité du palais, le lendemain, acheva de dénaturer
cette journée aux yeux du peuple et de détourner sur la prétendue émeute du
palais du prince la colère des bons citoyens contre l'émeute du faubourg. Un
billet confidentiel de Lafayette, écrit au retour du château, à cœur ouvert,
montre sous quel faux jour il voulait qu'on vît cette journée, civique le
matin, personnelle le soir : « La
journée a été bien occupée, mais elle n'a pas été remplie, puisque je ne vous
ai pas vue. Je suis bien heureux d'être arrivé à temps à Vincennes, car on
n'aurait arrêté personne. Déjà une partie des troupes étaient si mal montées
que j'ai été obligé de dire que je traiterais avec la dernière sévérité
quiconque abandonnerait son rang ; mais la presque totalité de la garde
nationale a été parfaitement. Le maire de Vincennes voulait qu'on n'arrêtât
personne ; je l’ai menacé de le dénoncer ; enfin, il a cédé ; nous avons pris
soixante hommes ; le faubourg s'est soulevé pour les reprendre. Quand nous
sommes rentrés, nous avons fait de vigoureuses dispositions ; ils n'ont pas
osé attendre. Desmottes a essuyé trois coups de fusil, et Depeyre un, mais
aucun n'a porté. « Jugez
de ma colère en rentrant, quand j'ai appris que quatre ou cinq cents
aristocrates armés étaient dans les appartements ; on les a désarmés et chassés
; il n'en restait presque plus quand j'y suis arrivé. J'ai fait à M. de
Villequier une mercuriale dont il se souviendra longtemps. On vous dira que
j'ai été sévère avec tous ces messieurs ; mais vous savez que j'avais mes
raisons pour me méfier de cette nichée aristocratique. Imaginez qu'ils
avaient des poignards qui ne sont bons qu'à assassiner. Il m'a semblé que la
traversée des appartements serait moins sûre en y admettant cette arme. Au
reste, ne vous inquiétez d'aucun danger pour moi ; il ne m'arrivera rien.
J'ai encore aujourd'hui traversé ce faubourg tête à tête avec Desmottes, pour
aller à Vincennes, sans que personne osât rien dire. Bonsoir, je meurs de
sommeil, et vais me coucher. » V. Le roi,
plus directement inculpé par des commentaires de cette journée insérés dans
des journaux à la solde de Lafayette, crut devoir protester lui-même contre
ces inculpations. Il écrivit de sa main au général : « Monsieur de Lafayette, « J'ai
lu dans le Journal de Paris un article qui m'a causé la plus grande surprise.
Comme il est aussi contraire à la vérité qu'à toutes convenances, je suis
bien persuadé que vous n'avez aucune part à son insertion dans le journal, et
je ne doute pas que vous ne vous empressiez de le désavouer dans ce même
papier. » Lafayette
répondit par la lettre suivante au roi et par une lettre au Journal de Paris,
qui aggravait les indices du complot aux yeux du peuple. : AU ROI[1]. « 5 mars 1791. « Sire, « Ce
qui n'a causé à Votre Majesté que de la surprise m'a causé à moi beaucoup
d'indignation, parce que j'ai cru y voir une méchanceté réfléchie. J'ai écrit
à M. Suard pour savoir de qui il tenait cet avis, et, comme les premiers
officiers de la maison de Votre Majesté m'ont honoré d'une correspondance
imprimée, ils trouveront, avec mon désaveu de l'article, ma réponse à leur
lettre. « Je
suis avec respect, sire, etc. » AU JOURNAL DE PARIS. « 7 mars 1791. « Un
article du Journal de Paris, copié dans plusieurs autres feuilles, m'a
investi de je ne sais quelle surintendance de la maison du roi, absolument
étrangère aux fonctions de la garde nationale. Quelle qu'ait été la
combinaison du premier auteur de cette fable, je dois, en la démentant,
m'occuper d'une lettre signée par les personnes véritablement chargées de ce
soin. « C'est
au nom des maréchaux de France, des officiers généraux, des militaires de
tout grade, des officiers de la maison du roi, des différents députés des
fédérés, que MM. de Villequier et de Duras prétendent parler. Mais ne
pourrais-je pas, moi, demander à MM. les maréchaux de France, à tous ceux des
citoyens qui sont désignés dans cette lettre, qui respectent la constitution
et chérissent l'ordre public, ce qu'eux-mêmes ont pensé en voyant ce
rassemblement nombreux d'hommes armés se placer entre le roi et ceux qui
répondent à la nation de sa sûreté ? « Il
me suffit, pour éviter toute interprétation insidieuse, de déclarer que
j'entends par soldats de la liberté ceux, à quelque partie de la force
publique qu'ils appartiennent, qui ont prêté serment à la nation, à la loi et
au roi ; que la constitution reconnaît, et qui veulent vivre et mourir pour
elle ; que j'ai entendu par plusieurs hommes justement suspects ceux qui,
portant des armes cachées, ne se sont fait remarquer que par des propos
anti-patriotiques et incendiaires, et qui, loin de se faire reconnaître par
les postes de la garde nationale auxquels ils se proposaient, dit-on, de se
«joindre, les ont évités en s'introduisant par une entrée nouvellement
pratiquée. Certes, il est permis en pareil cas au commandant de la garde
nationale, chargé des ordres du roi pour la sûreté de son palais, de prendre
des mesures efficaces pour qu'un pareil événement ne se répète pas. Au reste,
si ma conduite dans le cours de cette journée a pu être utile, j'abandonne
volontiers à mes ennemis la consolation d'en critiquer quelques détails. » VI. Pendant
que ces tumultes dans la place publique, ces factions aux Jacobins, ces
véhémences dans les journaux, ces intrigues dans la garde nationale, ces
ambitions mal combattues par son civisme dans l'âme de Lafayette, ces
trahisons enfin dans les conseils du roi et ces langueurs dans l'Assemblée
sapaient d'avance l'œuvre bientôt achevée et déjà décréditée de la monarchie
constitutionnelle, la crainte des coalitions étrangères, crainte sincère dans
le peuple, simulée dans les Jacobins, saisissait la France et lui donnait ce
trouble mêlé de terreur et de colère d'une nation qui se sent trahir sans
pouvoir saisir la main qui la trahit. La trahison était dans l'air ; on la
respirait sans la voir. Cette
trahison, encore indécise chez le roi tour à tour active et passive chez la
reine, impatiente et affichée chez les émigrés, muette et souterraine dans le
clergé et dans la noblesse, n'était autre chose que la terreur dans les
principes, et les menaces de la Révolution frappaient depuis quelques mois les
gouvernements, les aristocraties et les sacerdoces des Etats voisins de la
France. Ces principes, d'abord accueillis même dans les cours avec une faveur
générale, comme l'aurore d'une régénération philosophique et pacifique des
institutions humaines, n'avaient pas tardé, à leur première explosion, de
faire réfléchir les rois, trembler les aristocraties, chanceler les
théocraties dans toute l'Europe. On
avait vu que les réformes les plus sages, en rencontrant des obstacles et des
résistances dans les possesseurs des anciennes iniquités sociales, devenaient
fatalement des révolutions, que ces révolutions, une fois fortes, devenaient
ingrates envers les souverains mêmes qui les avaient le plus provoquées et
servies, comme Louis XVI, et que leurs premiers promoteurs devenaient promptement
ou leurs jouets ou leurs victimes. L'engouement d'abord réfléchi, puis
fanatique des peuples pour la révolution française, dans laquelle toutes les
démocraties opprimées pressentaient leur futur triomphe, et dont les peuples
suivaient de l'œil et du cœur toutes les phases comme les différents actes
d'une bataille que la France livrait au profit du genre humain, avait empêché
jusque-là les souverains de se déclarer contre elle. Mais à
mesure que l'anarchie, inséparable de ces grands interrègnes entre un état
social et un autre, se développait à Paris, les cours, les nobles et le
clergé de tous les Etats limitrophes avaient montré ces scènes anarchiques de
la Fiance à leurs sujets comme des scandales de la liberté et comme des
condamnations des nouveaux principes. Tacitement encore, mais unanimement,
ces cours avaient pris parti pour la contre-révolution. Si la cause des
peuples triomphait en France, la cause des rois y était perdue. Les princes,
les nobles et les prêtres émigrés dans ces différentes cours y fomentaient de
tous leurs efforts ces animosités contre la France. Leur caste leur était
plus chère que leur patrie. Les
insurrections tragiques de Paris, les assassinats de l'hôtel de ville, le
massacre des suisses après l'assaut de la Bastille, la nuit sinistre du 5 au
6 octobre à Versailles, les gardes immolés sous les yeux du roi, les jours de
la reine menacés jusque dans ses appartements, "les têtes coupées de ses
défenseurs servant de drapeaux à l'insurrection victorieuse, les insultes
cyniques à l'épouse naguère adorée du roi, le cortége injurieux qui l'avait
ramenée aux Tuileries, leur captivité humiliée et peu s'Ire dans ce palais
asservi à Lafayette, Lafayette lui-même asservi aux caprices d'une armée
civique qu'il ne commandait qu'à la condition de lui complaire ; enfin les
quarante mille clubs de la France vociférant à la fois les délires, les
terreurs, les fureurs de trente millions d'hommes au-dessus de l'autorité
évanouie du souverain, de la parole de l'Assemblée, de l'obéissance à la loi,
et menaçant de substituer à toute raison et à tout ordre l'arbitraire
irresponsable, contradictoire, passionné et bientôt sanguinaire de la
multitude, tel était le tableau que les émigrés, les écrivains royalistes
réfugiés hors de France, et les cours étrangères par leurs publicistes,
faisaient à leurs peuples de la situation du peuple français. On ne prêchait
pas encore la croisade des nations monarchiques contre la France, mais on la
laissait conclure comme l'unique préservatif des religions, des trônes et des
peuples contre une explosion de principes, de désordres et de crimes qui
menaçaient l'Europe de l'incendie et des cendres de ce volcan ouvert dans son
sein. VII. L'ancien
orateur libéral de l'Angleterre', Burke, le théosophe savoyard de Maistre,
homme dont la foi aux choses antiques allait jusqu'au défi à la raison et
jusqu'aux paradoxes de la servitude de l’esprit humain, étaient les deux
prophètes dont les malédictions contre la Révolution consolaient le plus les
cours et gourmandaient le plus les peuples. Le comte de Maistre, encore peu
connu, était loin d'avoir, à cette époque, le retentissement que son style grandiose
et prophétique lui donna quelques années après. Il n'était que l'inspirateur
des hommes d'État, ennemis de la révolution, l'ange exterminateur mais voilé
des nouveaux principes, l'espérance des restaurations théocratiques, le
législateur du pouvoir absolu sur les ruines des anarchies. Mais la
parole et les écrits de Burke, ce Cicéron britannique, donnaient à la ligue
sourde qui se formait contre la France révolutionnaire l'autorité du génie,
de l'âge et de la raison d'un homme d'État. Plus il avait été passionné et
éloquent pour la liberté parlementaire de sa patrie, quand cette liberté
avait paru menacée par l'empiétement du trône, plus ses imprécations contre
l'anarchie révolutionnaire et contre les principes exagérés des Jacobins
français produisaient d'impression sur les âmes. Il n'attaquait pas seulement
la Révolution par la raison, il l'attaquait par le sentiment, cette raison
irréfléchie des masses, qui, à travers les larmes de la pitié, perd de vue
les principes et ne voit plus que les victimes. VIII. Burke,
ému lui-même, jusqu'à l'enthousiasme, d'intérêt et de compassion pour le roi
et pour la reine de France, n'hésita pas à rompre à la tribune la vieille
amitié qui l'attachait à Fox, son élève et son rival dans le parlement. Des
larmes publiques attendrirent et solennisèrent cette séparation et cet adieu
des deux orateurs. Fox continua à défendre les principes les plus hasardés du
jacobinisme, et à agiter son pays jusqu'aux accès convulsifs d'une révolution
qui était en Angleterre une imitation plus qu'un besoin de liberté. Burke
sentit qu'un tremblement de terre dans ce moment en Angleterre ferait
écrouler non-seulement le trône, mais la liberté aristocratique et peut-être
la nationalité de son pays. Il se rangea derrière M. Pitt. M. Pitt
était alors premier ministre et le premier patriote de la nation, jeune homme
mûr avant les années, formé à l'éloquence par Chatham, son père, le plus
grand des orateurs modernes, formé au gouvernement par la nature et par
l'éducation, homme d'État né, sans illusion, sans emportement comme sans
faiblesse, véritable Annibal politique qui, pour sauver sa patrie, porta la
guerre au sein des ennemis de l'Angleterre sur le continent, et la préserva
deux fois de sa ruine, une fois de la révolution, une autre fois de la
conquête. Burke, à soixante-dix ans, plus téméraire que ce jeune homme,
poussait M. Pitt à une rupture avec la France. M. Pitt, plus réfléchi,
n'était pas résolu encore à la guerre : il voulait attendre que la fièvre de
la révolution eût usé ses forces vitales et ligué contre elle tout le
continent encore indécis. L'anarchie était, selon lui, une guerre plus
mortelle que la France se faisait à elle-même. Il attendit que de plus
grandes convulsions, qui paraissaient déjà prochaines, soulevassent contre
les principes et contre les excès des Jacobins le cri et le bras de l'Europe.
La patience était une partie du génie de M. Pitt, que Mirabeau appelait
depuis longtemps le ministre des préparatifs. IX. Burke
s'accommodait mal de ces lenteurs. Il publia son propre manifeste dans un
livre contre la France révolutionnaire, qui devint, en paraissant, le manuel
des aristocraties et des cours. Jamais manifeste royal n'eut plus de
retentissement et ne fit plus d'impression que cette philippique de l'orateur
anglais. La reine Marie-Antoinette, peinte sous les couleurs de sa jeunesse,
y était présentée à la pitié et à la vengeance de ta chevalerie européenne.
On jugera du génie enthousiaste de Burke par le tableau des charmes et des
infortunes de cette idole de son imagination : « Il
y a actuellement seize ou dix-sept ans que je vis la reine de France, alors
Dauphine, à Versailles ; et sûrement jamais astre plus céleste n'apparut sur
cette orbite qu'elle semblait à peine toucher. Je la vis au moment où elle
paraissait sur l'horizon l'ornement et les délices de la sphère dans laquelle
elle commençait à se mouvoir. Oh ! quelle révolution et quel cœur faudrait-il
avoir pour contempler sans émotion cette élévation et cette chute ! Que
j'étais loin de m'imaginer, lorsque je la voyais réunir aux titres de la
vénération ceux de l'enthousiasme, ceux d'un amour réservé et respectueux,
qu'elle dût jamais être exposée à tant d'outrages, à des fureurs si viles et
si atroces ! J'étais encore plus éloigné de m'imaginer que je dusse voir, de
mon vivant, de tels désastres l'accabler tout à coup chez une nation
vaillante, pleine de dignité, chez une nation composée d'hommes d'honneur et
de chevaliers. Je croyais que dix mille épées seraient tirées de leurs
fourreaux pour la venger même d'un regard qui l'aurait menacée d'une insulte. « Mais
le siècle de la chevalerie est passé ; celui des sophistes, des économistes
et des calculateurs lui a succédé, et la gloire de l'Europe est éteinte à
jamais. Jamais, non, jamais nous rte reverrons cette généreuse loyauté, cette
soumission fière envers le rang et envers le sexe, cette obéissance, cette
subordination de cœur qui, dans la servitude même, conservaient l'esprit
d'une liberté exaltée ! L'ornement naturel de la vie, la défense peu coûteuse
des nations, cette pépinière de tous les sentiments courageux et des
entreprises héroïques, tout est perdu. Elle est perdue, cette sensibilité de
principes, cette chasteté de l'honneur pour laquelle une tache était une
blessure, qui inspirait le courage en adoucissant la férocité, qui
ennoblissait tout ce qu'elle touchait, et qui, dans le vice lui—même, perdait
la moitié de son danger en lui faisant perdre toute sa grossièreté. « Ce
système, mélangé d'opinions et de sentiments, avait son origine dans
l'ancienne chevalerie ; et ce principe, quoique varié en apparence par l'état
variable des choses humaines, a conservé son influence, et a toujours existé
pendant une longue suite de générations, même jusqu'au temps où nous vivons.
S'il devait jamais totalement s'éteindre, la perte, je crains, serait énorme.
C'est lui qui a donné son caractère à l'Europe moderne ; c'est lui qui lui a
donné son lustre dans toutes ses formes de gouvernement, et l'a distingué à
son avantage des empires de l'Asie, et peut-être de ceux qui ont fleuri dans
les périodes les plus brillantes de l'antiquité. C'était ce même principe
qui, sans confondre les rangs, produisait une noble égalité et parcourait
tous les degrés de la vie sociale. C'était cette opinion qui abaissait, en
quelque façon, les rois au niveau de leurs sujets, et qui élevait des hommes
privés â la hauteur de leur prince. Sans force ou sans résistance, elle
subjuguait la fierté de l'orgueil et celle du pouvoir ; elle obligeait les
souverains à se soumettre au joug léger de l'estime sociale ; elle forçait
l'autorité sévère à se soumettre à l'élégance, et faisait qu'une domination
supérieure aux lois était soumise aux manières. « Mais
maintenant tout va changer, et toutes les illusions séduisantes qui rendaient
le pouvoir aimable et l'obéissance libérale, et qui, par une douce
assimilation, incorporaient dans la politique les sentiments qui embellissent
et adoucissent la société privée, s'évanouissent devant ce nouvel empire
irrésistible des lumières et de la raison. On arrache avec rudesse toutes les
draperies décentes de la vie ; on va rejeter pour jamais, comme une morale
ridicule, absurde et antique, toutes ces idées que l'imagination nous
représente comme le riche mobilier de la morale. Ces idées que le cœur avoue
et que l'entendement ratifie, comme nécessaires pour couvrir les défauts de
notre nature nue et tremblante, et pour l'élever dans notre propre estime à
la hauteur de sa dignité, sont bafouées comme une mode ridicule, absurde et
hors d'usage. » Dans
ce nouvel ordre de choses, un roi n'est qu'un homme, une reine n'est qu'une
femme, une femme n'est qu'un être, et non du premier ordre. On traite de
romanesques et d'extravagants tous les hommages que l'on rendait au beau sexe
en général et sans distinction d'objet. Le régicide, le parricide, le sacrilège,
ne sont plus que des fictions superstitieuses propres à corrompre la
jurisprudence en lui faisant perdre sa simplicité. Le meurtre d'un roi, d'une
reine, d'un évêque ou d'un père, ne sont que des crimes ordinaires ; et si,
par hasard, on en commettait qui pussent tourner au profit du peuple d'une
manière quelconque, de tels homicides doivent être très pardonnables, et l'on
ne devrait jamais, à cet égard, faire de recherches trop sévères. » X. De tels
écrits, émanés d'une main plébéienne Comme celle de Burke et semés avec
profusion en Europe, ameutaient les cours et les armées contre la France. Les
clubs anglais de Londres, affiliés aux clubs de Paris et soufflés par Fox et
Sheridan, faisaient trembler les vieilles institutions de l'Angleterre. Le
prince de Galles, depuis roi, alorà ami du duc d'Orléans, et agitateur
étourdi du trône de son père, semblait vouloir jouer à Londres le rôle du
premier prince du sang royal à Paris. Les intermittences de raison et de
démence de Georges III livraient le gouvernement aux ministres. Ce
gouvernement par délégation ne pouvait pas oser autant qu'un gouvernement
personnel du roi. M. Pitt se contentait d'observer et de gémir. « Les
Français, disait-il, ont traversé la liberté ! Le mot
frappait juste pour dépopulariser la Révolution dans le monde, mais il était
faux. Il en est des vérités nouvelles comme des projectiles lancés par la
main de l'homme : aucun de ces projectiles ne peut atteindre le but et
renverser l'obstacle s'il n'a en lui un excès d'impulsion nécessaire pour le
traverser. Les révolutions ne reviennent qu'au second coup au but précis que
les philosophes leur ont assigné dans leur pensée. La pensée vise juste, la
passion dépasse. Voilà pourquoi les révolutions, déplorables de près, sont
sublimes de loin. XI. M. Pitt
n'avait aucune impatience de la guerre ; il voulait que l'esprit public la
déclarât de lui-même avant le gouvernement. Le parlement, partagé de forces à
peu près égales, entre M. Fox, chef de l'opposition, et M. Pitt, chef du
gouvernement, fut entraîné dans les résolutions hostiles à la France par
l'éloquente défection de Burke à son ancien parti. Il ramena avec lui à M.
Pitt tous les esprits indécis entre l'admiration des principes et l'horreur
des troubles de la France. La séance du parlement où s'accomplit cette grande
défection de Burke et de ses amis est une des scènes de tribune les plus pathétiques
de l'histoire de la Grande-Bretagne. Il était question de ratifier ou de
repousser un bill du gouvernement sur le Canada, bill par lequel ou cesserait
d'appliquer au peuple d'origine française de cette colonie les lois
révolutionnaires de la France. « Ah
! gardons-nous, s'écria Burke, d'appliquer aux anciens Français du Canada
aucune des lois fatales de la nouvelle France. Ils apprendront à bénir leur
sort, si nous les tenons affranchis de ces droits de l'homme qui livrent aux
massacres et à une entière destruction les plus florissantes colonies que la
fortune ait laissées à la France. Que si nous reconnaissions les principes de
cette déclaration des droits de l'homme que j'ai eu la douleur et la
confusion d'entendre préconiser dans cette enceinte, nous nous occuperions
bien vainement de leur donner une législation ; nous n'aurions à leur tenir
qu'un langage : « Vous qui êtes nés libres et égaux, usez d'un droit
imprescriptible de la nature ; choisissez le gouvernement qui vous
convient ; choisissez même la métropole à laquelle il vous plaît
d'appartenir. » « Ainsi
parleraient sans doute les orateurs de nos assemblées populaires et
révolutionnaires, et leur barbare humanité livrerait le Canada à toute la
félicité actuelle de la France et de ses colonies, Quelle félicité, grand
Dieu Se peut-il qu'en Angleterre quelques hommes l'envient ? Se peut-il qu'on
propose de ramener des peuples civilisés à toute la férocité du plus grossier
état de nature ? » Fox et
ses amis interrompirent Burke par des murmures mêlés de sarcasmes. Burke
s'indigna et fit dans sa réplique une allusion indirecte mais énergique
contre les hommes qui favorisaient clans leur patrie l'invasion des doctrines
révolutionnaires de la France. « Aucune considération humaine, dit-il, aucun
sentiment, même le plus cher à mon cœur, ne m'empêchera de lever la voix
contre eux pour le salut de mon pays ! » Fox,
désigné et atteint au cœur, bondit de douleur sur son banc. « Une calomnie, dit-il,
vient d'être lancée contre moi, et c'est un ami qui la profère ! Étrange et
douloureuse situation que la mienne ! Le trait qui m'est lancé part d'une
main trop chère pour me laisser la présence d'esprit et l'indignation avec
laquelle je l'aurais repoussé s'il partait de la main d'un ennemi ! M. Burke
me réduit à la nécessité de me justifier. Au moins, dans la douleur qu'il me
fait éprouver, c'est une consolation pour moi que d'être placé sur la
défensive. Dieu me préserve à jamais de lancer des traits contre mon ancien
ami, contre mon maitre, contre celui auquel je fais profession de devoir la
plus solide partie de mon instruction politique et les meilleurs sentiments dont
je m'honore I J'ai parlé, il est vrai, de la révolution française, et je l'ai
fait avec éloge. Qu'a ce langage d'étonnant de la part d'un homme qui
soutient depuis vingt-cinq ans des combats réguliers pour la liberté de son
pays, combats qu'aucun trouble, qu'aucun désordre n'accompagnent, et où le
vaincu a plus souvent à se féliciter que le vainqueur ? Mon cœur est trop
chaud, trop sincère et trop vaste pour ne vouloir qu'une liberté bornée à mon
pays, et pour contempler avec satisfaction les chaînes qui pèsent sur
d'autres peuples. Oui, j'en fais l'aveu ; oui, mon patriotisme a pu se taire,
et j'ai pu me réjouir quand j'ai vu l'émancipation de nos propres colonies et
la sage liberté du peuple américain. Ce tort, si c'en est un, m'est commun
avec l'ancien ami qui m'accuse. « Qu'il
se rappelle nos entretiens intimes et nos discours publics. Les vertus de
Washington nous charmaient, et quelquefois nous avons été forcés d'applaudir
à ses succès. La mort de Montgomery a fait couler nos larmes. Alors nous ne
regardions pas la déclaration des droits de l'homme comme une source de
fléaux pour le genre humain, comme une boîte de Pandore. Alors mon honorable
ami disait, avec tout le feu de son éloquence, aux opiniâtres partisans d'une
guerre injuste : Qu'on ne lance point un bill d'accusation contre tout un
peuple. « Que
fait-il cependant aujourd'hui lui-même ? Par le discours que vous venez
d'entendre, par un écrit que tout le monde a lu, ne lance-t-il pas un bill d'accusation
contre le peuple français, et cela sans information, sans enquête, sans
entendre les révélations du temps, et en n'écoutant rien qu'une prophétique
fureur ? Pour moi, j'admire l'émancipation d'un grand peuple. Je me réjouis
de voir vingt-cinq millions d'hommes se réunir, par un effort courageux, à la
famille encore trop peu nombreuse des hommes libres. Une longue suite de
jours de paix, d'humanité, de tolérance, me semblent attachés à ce miraculeux
événement. La déclaration des droits de l'homme ne me paraît pas différente
lorsqu'elle a passé d'un hémisphère sur l'autre ; loin de là, je reconnais en
elle un bien patrimonial, le titre primitif de nos vieilles libertés, et je
sens plus que jamais mon cœur pénétré de reconnaissance pour lés auteurs de
notre pétition des droits. Notre constitution n'a point d'autre base ; c'est
ce que je soutiendrais contre mon illustre maître, malgré la supériorité de
ses talents. Cette lutte prolongée serait pénible sans doute ; mais j'y
mêlerais tellement les expressions de ma gratitude, celles d'une profonde
déférence et les souvenirs de notre ancienne amitié, que son cœur éprouverait
sans doute quelques-uns des regrets par lequel le mien est déchiré. « —
Ce n'est point le moment, répliqua Burke avec l'accent d'une émotion refoulée
en lui par le devoir, ce n'est point le moment d'écouter mes regrets, de
céder à l'effusion de sentiment que le discours de mon ancien ami provoque
dans quelques-unes de ses parties, ni de repousser avec humeur les reproches
d'instabilité et d'inconséquence qu'il renferme en même temps. Un trop
profond chagrin m'oppresse, un trop pressant intérêt m'appelle à la défense
de nos lois, de notre liberté vraie, forte et sage. Eh ! comment ne pas
concevoir des alarmes sur notre avenir, quand la plus funeste des doctrines
trouve un apologiste et presque un admirateur dans l'oracle le plus imposant
de Westminster ! Pour moi, j'accomplirai mon devoir, dussé-je perdre un ami,
et ne cesserai de crier dans cette enceinte : Fuyez la constitution
française, fuyez toute révolution, fuyez surtout celle qui unit le dogmatisme
le plus présomptueux à la plus grossière barbarie ! Étaient-ce donc là les
caractères de cette indépendance américaine dont je ne rougis point d'avoir
quelquefois désiré le succès ? « Ce
peuple s'illustrait par des combats et ne se déshonorait point par des
massacres. Il était fidèle aux leçons du passé, à ses mœurs primitives, aux
exemples et aux institutions de ses pères, à sa religion, et je vois près de
nous un bouleversement universel qui entraîne dans une ruine commune la
religion, la morale, les souvenirs historiques, le respect pour toute
autorité ancienne, pour toute dignité, pour toute vertu, pour tous les
penchants aimables ; régénération monstrueuse, effroyable rajeunissement du
genre humain qui le ramènerait à l'état sauvage ! Voilà cependant qu'on nous
promet, comme un résultat de cette révolution, une longue suite de jours de
paix, de tolérance et d'humanité. » Une
longue suite de jours de paix ! Dieu nous préserve d'une paix qui nous
rendrait complices et victimes de tant de fureurs ! Elles seront repoussées
par l'Europe armée, ou l'Europe les recevra à son tour. Le torrent menace
tout ; oui, je le vois, il va inonder bien des plaines voisines. Je
n'aperçois nulle part des digues qui s'élèvent. » Une
longue suite de jours de tolérance ! Quelle tolérance, grand Dieu ! que delle
qui livre d'abord à l'oubli, puis au dédain, puis à la persécution la plus
cruelle, la religion qui a si heureusement changé la face du monde, et qui a
fondé sous de saintes lois la république chrétienne ! Venez rendre témoignage
de la tolérance française, pontifes et pasteurs qu'elle a dépouillés, chassés
et proscrits ! venez parmi nous, vous n'avez pas un moment à perdre pour fuir
le martyre qui vous attend dans votre patrie. Venez aussi, filles de
Saint-Vincent-de-Paul, anges de la charité chrétienne, vous qui avez été
arrachées des hospices où vos soins guérissent les malades, consolent les
mourants, inhument les morts, vous qui avez subi le plus infâme châtiment !
oui, venez dans notre île : c'est ici que nos soins hospitaliers, que notre
tendre vénération, vous feront connaître en quoi consiste la véritable
tolérance !... « Une
longue suite de jours d'humanité ! Où trouverez-vous la garantie d'une
telle promesse ? Sera-ce dans ces meurtres populaires, si lâchement tolérés,
appelés, provoqués par des hommes puissants ? Sera-ce dans cette nuit
infernale du 6 octobre, dans ce complot tramé contre les jours de la reine la
plus aimable et autrefois la plus aimée ; dans le triomphe hideux et
sanguinaire remporté sur un roi captif ; enfin dans cette immense série de
scènes homicides que personne n'avoue, que personne ne venge ; dans ces
joies, ces fêtes et ces festins de cannibales ? On m'accuse de porter un bill
d'accusation contre tout un peuple. Il faut que je m'explique. Tout fier que
je suis de ma patrie, je me sens le cœur français pour les victimes ; je n'ai
point un cœur français pour les bourreaux. « Tant
de monstrueuses innovations, on nous les présente comme des vérités absolues
dans l'ordre politique. Les vérités absolues sont le trésor que Dieu s'est
réservé et qu'il ne nous communique pas. Que nous a-t-il laissé pour nous
conduire dans l'ordre social ? L'expérience. Quoi ! je l'entendrai
perpétuellement invoquer, cette expérience, dans les sciences naturelles et
physiques ; on reconnaîtra de toute part qu'elle seule nous a donné les plus
belles découvertes, et nous la laisserons bannir des sciences morales, son
premier, son éternel domaine ! « Il
est temps, sans doute, que je mette un terme à cette digression ; mais
j'éprouve, en la finissant, un besoin impérieux, qui peut seul apaiser le
trouble de mon âme. C'est Dieu lui-même que j'ose prier de veiller sur les
intérêts de mon pays, et de nous maintenir, au milieu des orages qui se
déclarent, une raison saine, un cœur soumis et religieux. « Pour
vous, mon ancien ami, pour vous avec qui je ne puis plus continuer des
relations qui ont fait l'honneur et le bonheur de ma vie, je vous adjure de
vous souvenir de tous ces entretiens intimes que vous venez de rappeler, et
combien ils ont été conformes à la doctrine que je viens d'énoncer. Continuez
avec éclat votre carrière. Soit qu'un jour vous deviez joindre vos efforts à
ceux de l'illustre rival qu'avec vous j'ai si longtemps combattu, soit que
l'intérêt de votre pays et de votre gloire vous prescrive de persévérer dans
votre opposition, sachez toujours conspirer avec lui pour le maintien de nos
lois et de nos principes. Je le conjure, je vous conjure aussi de veiller sur
notre constitution, que menacent déjà ces réunions, ces clubs qui professent
un amour forcené pour la révolution française. Dignes ornements, dignes
soutiens du parlement britannique, quels que soient vos débats, et
puissent-ils être toujours imposants et réguliers comme ils le sont
aujourd'hui I conservez un point commun dans votre doctrine, celui de
développer et de maintenir les principes de notre admirable constitution.
Fuyez tous deux, fuyez à jamais la constitution française ! Je mourrai en
répétant ce cri. » Ce cri
devint celui de l'aristocratie, du clergé, de la cour, de la majorité du
parlement et d'une immense partie du peuple des trois royaumes après le
discours de Burke. Mais de ce cri de réprobation au cri de guerre, il y avait
toute la distance d'une répugnance à une hostilité. Déclarer la guerre Mur
des principes était, depuis les vieilles guerres de religion, à l'époque de
la réforme., un fait inusité dans la politique des empires. La France même,
après l'expulsion et le meurtre de Charles Ier, n'avait point déclaré la
guerre à l'Angleterre. Louis XIV, le plus superbe et le plus fanatique des
rois, avait été l'allié de Cromwell. D'ailleurs,
le roi de France, encore roi d'apparence, quoique prisonnier de son peuple
dans sa capitale, avait, le premier, provoqué sa nation à la réforme de ses
institutions, et sanctionné ces principes constitutionnels qui soulevaient
l'indignation des royalistes et des aristocrates anglais. L'Angleterre
n'avait aucun prétexte à la guerre, et son agression contre la révolution, à
Paris, aurait paru à son peuple une agression contre sa liberté à Londres. L'état
de l'Europe ne lui promettait que des résistances, des périls ou un isolement
probable dans sa croisade contre les principes français. La cour de Charles
IV, en Espagne, et celle de Ferdinand VI, à Naples, fermaient l'oreille au
bruit des événements de Paris, de peur de troubler leur sécurité, leur
superstition ou leurs plaisirs. Le pape Pie VI, pontife mondain et tolérant,
déjà à demi détrôné par les secousses que la philosophie de Joseph II avait
données à sa suprématie, ne se dissimulait pas que l'Église n'avait de salut
que dans son immobilité et dans son silence en Italie. Le roi
de Sardaigne, seul prince défendu par les Alpes, patronné par l'Autriche et
sollicité par le comte d'Artois, son beau-frère, paraissait vouloir offrir un
contingent armé à la contre-révolution. Mais la Savoie, française par la
géographie, par la langue et par le cœur, se détacherait au premier coup de
canon du noyau piémontais et sarde, et lui ferait payer, par le tiers de son
royaume, l'honneur de sa téméraire agression contre la France. D'ailleurs,
l'esprit de la Révolution, plus contenu, mais aussi fervent en Italie qu'en
France, éclaterait même sous les pas de son armée. Les
cantons aristocratiques de la Suisse tremblaient aux secousses du peuple de
Paris, dont l'exemple et les doctrines agitaient les populations asservies de
Berne. XII. L'impératrice
de Russie, Catherine II, avait eu l'art d'entraîner l'empereur d'Allemagne
Joseph dans une ligue contre les Turcs, qui occupait leurs armées et
préparait à l'empire moscovite les routes de l'Orient par lesquelles cet
empire pèserait d'un double poids sur l'Occident et sur l'Orient. Joseph II,
complice avec la Prusse et la Russie du démembrement de la Pologne, n'avait
pas osé refuser cette complaisance fatale d'une coalition contre la Turquie à
Catherine. Il concourait follement à ses victoires en les détestant. Pendant
ce crime de l'empereur Joseph II contre la sécurité future de ses propres
États, les provinces de la Belgique s'insurgeaient contre lui dans une
révolte où le clergé s'unissait aux démocrates. Il mourait enfin à moitié
chemin de tous ses desseins, comme un homme qui a trop entrepris pour rien
accomplir. Sa mort laissait Marie-Antoinette, sa sœur chérie, ' abandonnée à
la merci de sa destinée. « Qui sera maintenant le vengeur des rois ? »
furent ses derniers mots sur son lit de mort. Le
législateur philosophe de l'heureuse Toscane, son frère Léopold, venait de
lui succéder. Il trouvait l'Empire engagé dans une guerre impolitique contre
les Turcs et dans la répression de la révolte du Brabant. Une guerre
prématurée contre la France était un effort au-dessus de ses finances et de
ses armées. Quant à
la Prusse, liée d'intérêt et de famille avec l'Angleterre, rivale née et
perpétuelle de l'Autriche, auxiliaire en Brabant des peuples insurgés contre
Joseph II, elle avait plus de penchant secret pour une alliance avec la
France que pour une coalition contre nous. Toutes
les hostilités de ces cours du Nord se bornaient donc à quelques intrigues
avec les émigrés et à quelques jactances du roi contre une révolution qui
abaissait les trônes. XIII. Tel
était le véritable état de l'Europe au moment où l'Assemblée nationale allait
promulguer la constitution. Aucune crainte fondée de guerre étrangère n'était
de nature à préoccuper les esprits vraiment politiques de cette assemblée.
Mais les Jacobins, les Cordeliers, les journalistes et les orateurs de clubs,
sollicités et trompés par les démagogues étrangers, intéressés comme toujours
à formuler la guerre pour rentrer en armes dans leur pap semaient partout
dans l'esprit du peuple la panique des trahisons de la cour et des coalitions
souterraines des trônes contre la nation révolutionnée. Deux partis commencèrent
à se caractériser à dater de cette panique dans le sein même de lot
Révolution : le parti de la paix avec les peuples, le parti de la guerre
intentée aux rois. Robespierre,
Péthion, Mirabeau ; Talleyrand, tous les esprits véritablement politiques de
la Révolution n'hésitèrent pas à se prononcer pour la paix. Danton, Barnave,
Camille Desmoulins, Marat, tous ceux qu'on appela plus tard les Girondins, et
toua ceux qu'an appela après eux les terroristes, se prononcèrent pour la
guerre. Les uns
disaient avec raison que la guerre offensive intentée par la France aux États
jusque- là indécis n'aurait d'attire effet que de transformer en antagonismes
patriotiques les sympathies Universelles des peuples de l'Europe pont les
principes révolutionnaires, principes dans lesquels ces peuples ne
demanderaient tôt ou tard qu'à fraterniser avec la France ; que la guerre ;
en obligeant le nouveau gouverne- ment de la France A demander des sacrifices
d'impôt et de sang à la nation déjà épuisée, ferait maudire cette Révolution
au peuples toujours plus sensible à ses Intérêts qu'a ses idées ; que la
guerre, fléau de l'humanité, qui n'est glorieux qu'autant qu'il est
nécessaire, devait être indispensable pour être proclamée par Une nation qui
se faisait l'apôtre du nouvel Évangile de l'humanité ; qu'elle n'était point
indispensable, puisque la France n'était menacée par aucune puissance, ni
dans ses droits ni dans ses frontières ; que quelques rassemblements de
prêtres et de nobles émigrés, inactifs sur le territoire de quelques petits
princes ecclésiastiques des bords du Rhin, n'étaient pas un danger sérieux
pour la France ; que le petit nombre et les ridicules jactances de ces
émigrés n'osant insulter la Révolution que de loin ne servaient qu'à
constater, aux yeux de la nation et de l'Europe, l'innombrable majorité de la
Révolution dans le peuple ; que la guerre offensive était aussi dangereuse à
la France et à la liberté par ses revers que par ses victoires ; que ses
défaites paraîtraient la défaite des principes au nom desquels la patrie
aurait intenté la guerre ; que ses victoires, en ravivant l'esprit militaire,
le plus grand ennemi de l'esprit philosophique, rendraient au roi des armées
retrempées dans leur triomphe et prêtes à tourner contre la nation les armes
qu'elle leur avait mises dans la main, ou que si le roi était incapable de
manier lui-même cette épée liberticide, des généraux enivrés de la popularité
soldatesque des camps rougiraient de redescendre au rang de citoyens, et
demanderaient à de nouveaux prétoriens des dictatures, préludes aux pires des
monarchies, les monarchies militaires. Mirabeau
et Robespierre, quoique ennemis, étaient les deux hommes, à l'Assemblée et
aux Jacobins, qui voyaient le plus juste et le plus loin dans cet avenir :
Mirabeau, parce qu'il était politique ; Robespierre, parce qu'il était
ombrageux. Les
autres disaient et écrivaient que les vérités qui naissent, combattues par
les vieux préjugés, les vieilles superstitions, les vieilles aristocraties,
ont besoin de propagande pour s'universaliser, comme la flamme a besoin d'air
pour ne pas s'éteindre ; que la guerre était ce mouvement nécessaire à
l'incendie des idées ; que l'homme avait besoin de s'attacher à ses idées par
les sacrifices mêmes qu'il s'imposait pour elles ; que le Français
s'attacherait d'autant plus aux principes de sa révolution qu'il leur aurait
donné du sang ; que les caractères nationaux, énervés par les longues paix,
se retrempent dans les grandes guerres ; que la guerre, écartée aujourd'hui
par la pusillanimité philosophique des prétendus sages de l'Assemblée et des
Jacobins, éclaterait demain dans des conditions pires pour la France ; que le
feu révolutionnaire, à demi éteint alors, lui donnerait aujourd'hui un élan,
une impétuosité, une impulsion qu'elle ne retrouverait plus dans des
circonstances plus calmes ; qu'il fallait surprendre l'Europe dans son
indécision, et briser les nœuds de la trame monarchique que les rois
concertaient contre nous, avant que ses réseaux eussent enserré la France
dans une coalition générale ; qu'on se flattait en vain de conserver la paix
par des ménagements et des scrupules suicides ; qu'il y avait incompatibilité
entre la France libre et le monde esclave ; que le droit de la guerre pour la
France n'était pas autre chose que le droit de la vérité de nature et de
rayonner sur les ténèbres ; que ceux qui voulaient renfermer cette vérité
dans les limites d'une nation voulaient, sinon l'éteindre, au moins la
circonscrire dans son orbite ; que les partisans de la paix n'étaient que les
lâches de la Révolution ou les traîtres de la patrie. Telle
était la controverse sincère et ardente qui divisait les esprits sur la
nature de propagande que la France devait 4 sa philosophie révolutionnaire au
début de sa révolution, controverse qui les divisa sans cesse depuis, A
chaque nouvel accès de cette révolution, en 1792, en 1830, en *84e, et qui
les divise encore aujourd'hui. L'histoire,
pour être utile à l'avenir, doit se pro-poncer sur cette controverse, ou
plutôt elle n'a pas besoin de se prononcer : les événements ont prononcé pour
elle. Les démagogues et les Girondins, les premiers par fanatisme, les
seconds, par machiavélisme, parvinrent à faire déclarer la guerre. La
guerre, en présentant aux peuples l'ambition de la France ait lieu de son
exemple, et l'invasion des territoires au lieu de l'apostolat des principes,
parut un outrage à l'indépendance des peuples, et les rallia pour une défense
commune à leurs gouvernements. Les nationalités se soulevèrent contre une
liberté imposée par les armes ; les rois profitèrent de ce soulèvement de la
nationalité pour transformer leurs sujets en soldats ; la France arma de son
côté en proportion des armées levées contre elle ; le sang coula pendant
dix-huit ans entre la France et les nations que cette guerre funeste empêcha
de se reconnaître et de fraterniser dans la même foi. Ses victoires
humilièrent ses ennemis, ses défaites les exaltèrent ; l'engouement
soldatesque pour les grands généraux se substitua à l'enthousiasme pour les
institutions ; les coups d'État des baïonnettes, les dictatures militaires,
les empires dynastiques surgirent de l'ambition naturelle aux vainqueurs de
l'étranger. La France fut victorieuse, la liberté asservie, les principes
jetés en dérision aux soldats, et toutes les forces perverties du patriotisme
retournées contre la Révolution qui avait enfanté le patriotisme. L'avènement
des réformes politiques, sociales et rationnelles en Europe, fut retardé de
plusieurs siècles peut-être, et la guerre, qui ne pense pas, mais qui tue,
tua la pensée de la philosophie. Mirabeau,
Lafayette, Bailly, Robespierre, Talleyrand, étaient donc les véritables
prophètes de cette philosophie en lui déconseillant la guerre offensive.
Danton, Marat, Barnave, les Girondins futurs et les démagogues présents,
n'étaient que les prophètes du sang, sang répandu et perdu pour le triomphe des
principes populaires. Leur impatience de la faire éclore au feu des batailles
tua la vérité que couvait la France et la tuera de même chaque fois que les
démagogues et les Girondins futurs voudront l'arroser de sang pour presser
son éclosion. La
guerre défensive est le triomphe de la Révolution, parce que le patriotisme
et le libéralisme s'y confondent et centuplent ses forces ; la guerre
offensive est son piège. La Révolution est idée ; ce sont les idées qui
doivent combattre invisibles et invulnérables dans l'esprit des peuples pour
elle ; mais pour que ces idées se naturalisent dans l'esprit de ces peuples,
il faut les désarmer. Une vérité présentée à la pointe des baïonnettes n'est
plus une vérité, c'est un outrage. XIV. Les
passions pour et contre la guerre étaient trop animées aux Jacobins et dans
les clubs pour que l'Assemblée nationale n'essayât pas d'éclairer et de
rassurer la nation. Mirabeau fut chargé de ce travail, rapport profond et
éloquent au peuple français sur sa politique étrangère. Instruire
l'ignorance, dissiper la panique, intimider les émigrés, réfuter les
démagogues, imposer aux cabinets étrangers par le droit et par l'attitude de
la France, telle était la pensée de l'Assemblée et de Mirabeau. Il oublia ce jour-là
qu'il était le complice de la reine ; il se souvint seulement, comme dans les
grandes occasions où sa nature prévalait sur ses faiblesses, qu'il était
révolutionnaire, philosophé, citoyen. Ce
manifeste, utile à tous les temps où la France aura à délibérer sur sa
tactique révolutionnaire, est une leçon de politique et de raison trop haute
et trop honorable à l'Assemblée nationale pour ne pas l'opposer aux préjugés
populaires de toutes les époques qui se précipitent dans la guerre faute de
foi et de patience dans la Révolution. « Pour
un peuple immense, dit l'orateur philosophe, encore agité des secousses d'une
grande révolution, pour de nouveaux citoyens, que le premier éveil du
patriotisme confond dans les mêmes pensées par tout l'empire, pour des hommes
qui, liés par les mêmes serments, sentinelles les uns des autres, se
communiquent rapidement toutes leurs espérances et toutes leurs craintes, la
seule existence des alarmes est un péril, et lorsque de simples mesures de
précaution sont capables de les faire cesser, l'inertie des représentants
d'un peuple valeureux serait un crime. « S'il
ne s'agissait que de rassurer les Français, nous leur dirions : Ayez plus de
confiance dans vous-mêmes et dans l'intérêt de nos voisins. Sur quelle
contrée portent vos alarmes ? La cour de Turin ne sacrifiera point une utile
alliance à des haines ou domestiques ou étrangères ; elle ne séparera point sa
politique de sa positions et les projets d'une intrigue échoueront contre sa
sagesse. « La
Suisse, libre, la Suisse, fidèle aux traités et presque française, ne fournira
ni des armes ni des soldats au despotisme qu'elle a terrassé ; elle aurait
honte de protéger des conspirateurs, de soutenir des rebelles, « Léopold
a été législateur, et ses lois trouvèrent aussi des détracteurs et des
ennemis. S'il a des armées nombreuses, il a de vastes frontières. S'il aimait
la guerre, quoiqu'il ait commencé son règne par la paix, ce n'est pas du côté
du midi que sa politique lui permettrait de tourner ses armes. Voudrait-il
apprendre à des provinces encore flottantes entre l'essai d'une liberté qu'on
leur a gâtée et la prudence d'une soumission qui ne durera qu'autant qu'elle
sera supportable, comment résistent à des conquérants ceux qui, dans leurs
propres foyers, ont su abattre la tyrannie ? « Craignez-vous
quelques princes d'Allemagne qui feignent de penser que le gouvernement d'une
nation souveraine aurait dû s'arrêter, dans l'exécution de ses luis, devant
des portions privilégiées de son territoire ? Mais serviraient-ils mieux leur
intérêt par des combats que par une utile négociation, et voudraient-ils
compromettre l'indemnité que votre justice leur accorde ? Que, dans des
siècles barbares, la féodalité ait armé des châteaux contre d'autres
châteaux, cela se conçoit ; mais que des nations fassent la guerre pour
maintenir la servitude de quelques hameaux, ceux-là mêmes qui font de
pareilles menaces ne le pensent point. Croyez plutôt que si les progrès de
notre révolution donnent de l'inquiétude à nos voisins, cette crainte est un
gage qu'ils ne viendront pas nous troubler par des provocations périlleuses. Sont-ce
quelques Français réfugiés, quelques soldats secrètement enrôlés qui vous
inspirent des craintes ? Mais la haine de pareils ennemis ne s'est-elle donc
pas exhalée jusqu'aujourd'hui en impuissantes menaces ? Oit sont leurs alliés
? Quelle grande nation épousera leur vengeance, leur fournira des armes et
des subsides, leur prodiguera le fruit de ses impôts et le sang de ses
citoyens ? « Sera-ce
l'Angleterre ? « Relativement
aux autres puissances de l'Europe, il suffit de pénétrer dans les intentions
probables des cabinets ; mais quand il s'agit de la Grande-Bretagne, il faut
encore écouter la voix de la nation. Qu'avons-nous à espérer au à redouter du
ministère anglais ? Jeter dès à présent les grandes bases d'une éternelle
fraternité entré sa nation et la nôtre serait un acte profond d'une politique
vertueuse et rare ; attendre les événements, se mettre en mesure, pour jouer
un rôle, et peut-être agiter l'Europe pour n'être pas oisif, serait le métier
d'un intrigant qui fatigue la renommée un jour parce qu'il n'a pas le crédit
de vivre sur une administration bienfaisante. Eh bien ! le ministère anglais,
placé entre ces deux carrières, entrera-t-il dans celle qui produira du bien
sans éclat, ou dans celle qui aura de l'éclat ou des catastrophes ? Je
l'ignore, messieurs ; je sais bien qu'il ne serait pas de la prudence d'une
nation de compter sur des exceptions et des vertus politiques. « Je
ne vous inviterai point à cet égard à une trop grande sécurité ; mais je ne
tairai pas, dans un moment où l'on calomnie parmi nous la nation anglaise,
d'après cette publication d'un membre des Communes que tout admirateur des
grands talents a été affligé de compter parmi les détracteurs superstitieux
de la raison humaine, je ne tairai pas ce que j'ai recueilli dans des sources
authentiques, que la nation anglaise s'est réjouie quand nous avons proclamé
la grande charte de l'humanité, retrouvée dans les décombres de la Bastille ;
je ne tairai pas que si quelques-uns de nos décrets ont heurté les préjugés
épiscopaux ou politiques des Anglais, ils ont applaudi à notre liberté même,
parce qu'ils sentent bien que tous les peuples libres forment entre eux une
société d'assurance contre les tyrans ; je ne tairai pas que du sein de cette
nation, si respectable chez elle, sortirait une voix terrible contre des
ministres qui oseraient diriger contre nous une croisade féroce pour attenter
à notre constitution. Oui, du sein de cette terre classique de la liberté
sortirait un volcan pour engloutir la faction coupable qui aurait voulu
essayer sur nous l'art funeste d'asservir les peuples et de leur rendre les
fers qu'ils ont brisés. Les ministres ne mépriseront pas cette opinion
publique, dont on fait moins de bruit en Angleterre, mais qui est aussi forte
et plus constante que parmi nous. « Ce
n'est donc pas une guerre ouverte que je crains ; les embarras de leurs
finances, l'habileté de leurs Ministres, la générosité de la nation, les
hommes éclairés qu'elle possède en grand nombre, me rassurent contre des
entreprises directes ; mais des manœuvres sourdes, des moyens secrets pour
exciter la désunion, pour balancer les partis, pour les déjouer l'un par
l'autre, pour s'opposer à notre prospérité, voilà ce qu'on pourrait redouter
de quelques politiques malveillants. Ils pourraient espérer, en favorisant la
discorde, en prolongeant nos combats politiques, en laissant de l'espoir aux
mécontents, en permettant à un de nos ex-ministres en démence de les flatter
de quelques encouragements vagues, en lâchant contre nous un écrivain
véhément et facile à désavouer, parce qu'il affiche le parti de l'opposition,
de nous voir peu à peu tomber dans un dégoût égal du despotisme et de la
liberté, désespérer de nous-mêmes, nous consumer lentement, nous éteindre
dans un marasme politique ; et alors, n'ayant plus d'inquiétude sur
l'influence de notre liberté, ils n'auraient point à craindre cette
extrémité, vraiment fâcheuse pour des ministres, d'être tranquille dans l'Europe,
de cultiver chez eux leurs propres moyens de bonheur ; et de renoncer à -tes
tracasseries superbes, à tes grands coups d'État qui en imposent, parce qu'il
en est peu de juges ; pour te livrer simplement au soin de gouverner,
d'administrer ; de rendre le peuple heureux, soin qui leur déplaît, parce
qu'une nation entière l'apprécie ; et qu'il ne laisse plus de place à la
charlatanerie : « Telle
pourrait être la politique insidieuse dit cabinet sens la participation et
même à l'insu du peuple anglais ; mais cette politique est si basse, qu'on ne
peut l'imputer qu'à un ennemi de l'humanité ; si étroite, qu'elle ne peut
convenir qu'A des hommes très vulgaires, et si tonne, que de nos jours elle
est peu redoutable. « Français
; étendez dont vos regards au-delà de vos frontières ; vous n'y trouverez que
des voisins qui ont besoin de la paix comme nous, et non des ennemis ; vous y
trouverez des hommes que ; polit des guerres injustes, on ne mènera plus
aussi facilement aux combats ; des citoyens qui, moins libres que nous,
regardent en secret le succès de notre révolution comme une espérance qui
leur est commune. De là, parcourez l'étendue de cet empire ; et si vous avez
la défiance du zèle ; ayez aussi le respect de vos propres forces. « On
vous dit que vous n'avez plus d'armée, lorsque tous vos citoyens sont soldats
; que vous n'avez plus d'or, et au moindre péril les fortunes particulières
formeraient la fortune publique ; qu'une guerre peut troubler votre
constitution, comme si les tentes d'un camp ne deviendraient pas aussitôt un
asile pour le législateur de ce peuple qui fit ses premières lois dans le
champ de Mars ! Eh ! quel tyran insensé s'exposerait à conquérir ce qu'il ne
pourrait pas conserver ? Lorsque la majorité d'une nation veut rester libre,
est-il hn emploi de la force capable d'empêcher qu'elle ne le soit ? « Où
donc est la source de cette anxiété qui, se propageant dans tout le royaume,
y a provoqué non-seulement l'énergie et la fierté du patriotisme, mais encore
son impatience ? Le zèle n'a-t-il point exagéré nos périls ? Car il est une
ambition de servir son pays capable de tromper les intentions du meilleur
citoyen, de lui faire réaliser des occasions d'être plus puissant pour être
en même temps plus utile, de lui faire exagérer ses craintes parce qu'il
croit être propre à les calmer ; enfin, de le porter à donner la première
impulsion vers un but auquel il est entraîné par son talent, qui par cela
seul lui fait oublier sa prudence. « Peut-être
aussi, fatigués de leur impuissance à troubler le royaume, les ennemis de la
Révolution ont-ils pris leurs vœux pour leurs espérances, leurs espérances
pour des réalités, leurs menaces pour une attaque ; et, se consolant à rêver
des vengeances, ont-ils inspiré des inquiétudes au peuple, plus capable de
juger leur audace que leurs moyens. « Peut-être
encore des factieux, auxquels il manque quelques chances pour exécuter, sous
les beaux noms de liberté, des projets qui nous sont cachés, ont-ils espéré
de les trouver dans une grande agitation populaire, et ce combat de
l'intrigue et de l'ambition contre le patriotisme généreux et crédule est
sans doute aussi une guerre. « Enfin,
ne doit-on pas regarder comme une des causes des alarmes populaires cette
défiance exagérée qui depuis longtemps agite tous les esprits, qui retarde le
moment de la paix, aigrit les maux et devient une source d'anarchie quand
elle ne cesse pas d'être utile à la liberté ? Nous craignons des ennemis au
dehors, et nous oublions celui qui ravage l'intérieur du royaume. . . . . . .
. . . . . . . . » Par
condescendance à la panique irréfléchie du peuple, Mirabeau, au nom du comité
diplomatique, concluait seulement à quelques rassemblements de troupes sur
les frontières alarmées, puis terminait par une invocation à l'équité et à la
concorde des nations : « Ne
craignez point, disait-il, que nos voisins regardent un rassemblement de
troupes ni comme une menace ni comme un événement capable de leur inspirer de
la défiance. Notre politique est franche, et nous nous en faisons gloire ;
mais tant que la conduite des autres gouvernements sera environnée de nuages,
qui pourra nous blâmer de prendre des précautions capables de maintenir la
paix ? Non, une guerre injuste ne peut pas être le crime d'un peuple qui, le
premier, a gravé dans le code de ses lois sa renonciation à toute conquête.
Une attaque n'est point à craindre de la part de ceux qui désireraient plutôt
d'effacer les limites de tous les empires, pour ne former du genre humain
qu'une seule famille ; qui voudraient élever un autel à la paix sur le monceau
de tous les instruments de destruction qui couvrent et souillent l'Europe, et
ne garder que contre les tyrans des armées consacrées par la noble conquête
de la liberté. » XV. Il y
avait autant de probité d'opinion que de vues d'homme d'Etat dans ce
manifeste. Les démagogues et les Jacobins ne le pardonnèrent pas à Mirabeau.
En leur enlevant le prétexte de la guerre, il leur enlevait l'occasion des
mouvements populaires qu'ils s'efforçaient de motiver et qu'on sera toujours
sûr de motiver sur les périls de la patrie et sur les trahisons vraies ou
fausses des aristocrates. Un peuple inquiet, à qui l'on crie du haut de
trente mille tribunes : Invasion et trahison sera toujours debout pour
frapper sas ennemis au dedans avant de frapper ses ennemis au dehors, Les
journées de septembre, rêve de Marat, de Danton et de leur école, en sont la
preuve. La panique est l'avant-coureur de la terreur, En temps de révolution,
le canon, le tocsin et l'échafaud se répondent des extrémités de l'empire au centre,
et du centre aux extrémités, Les démagogues ne l'ignoraient pas, les futurs
Girondins se refusaient à le voir, Mirabeau le pressentait et prémunissait
courageusement la France contre ces calamités. Il sauvait en même temps le
roi et ce qui restait de la monarchie en éloignant la guerre ; mais il
perdait de plus en plus sa popularité et se vouait à la vengeance des
démagogues. L'Assemblée
l'en récompensa par une popularité plus honnête. Elle lui donna en récompense
de tant de travaux la présidence, qu'il ambitionnait comme un témoignage de
considération fait pour accroître son importance auprès du roi et de la
reine. Les constitutionnels, les modérés, les partisans de la paix, les
royalistes même, s'entendaient pour lui décerner cet honneur, On voit dans
ses billets intimes l'ardeur qui le dévorait pour l'obtenir. C'était à ses
yeux son futur ministère ratifié d'avance par la représentation de la nation, « Il
m'a manqué trois voix pour être président au premier tour. C'est le cas, mon
ami, de l'enlever ! Remuez un peu les bons aristocrates, qui, au reste,
m'ont à peu près tous porté. Un effort de plus et je passe 1 » A peu
près au mémo moment où l'Assemblée nationale, travaillée par M. de Montmorin
et ramenée à l'estime par sa franche opposition au parti démagogique, le
nommait président et se caractérisait ainsi en assemblée encore monarchique,
les citoyens du quartier le plus opulent de la capitale le nommaient chef de
bataillon de la garde nationale. Il ne faisait (hile que changer de
popularité. La nation constitutionnelle adoptait celui que répudiaient les
conspirations et les clubs. Son âme s'exalta de ce double honneur, il en
triompha avec une confiance un peu puérile dans ses lettres à ses amis et
dans ses notes plus rassurantes à la cour : « Nommé
sans le savoir, dit-il à la reine, commandant de bataillon, et forcé de
refuser ou d'accepter à l'instant, il n'a pas été en mon pouvoir de consulter
la reine ni presque de me consulter moi-même. J'appris seulement que M. de
Laborde (ami
de Lafayette) avait
des voix et que M. de Lafayette, dont la dictature s'affaiblit chaque jour,
au point qu'il est plus nécessaire, peut-être, d'en ralentir que d'en
accélérer la chute, l'avait porté sans succès. Cette première donnée me
traçait la route que je devais suivre. Prendre conseil d'un ennemi est un
proverbe qui ne manque pas de sens. « Je
vis dans cette place un moyen très sûr et très innocent de connaître les
projets de la garde nationale, d'assister aux délibérations de ses chefs,
d'étudier leur caractère, d'influer sur leurs démarches, d'atteindre même
jusqu'aux secrets du général, c'est-à-dire de franchir le théâtre pour aller
épier le jeu du machiniste derrière la toile. Tout cela me parut aussi utile
que plaisant, et j'acceptai, bien convaincu que si M. de Lafayette n'avait
que des commandants tels que moi, l'armée parisienne ne serait pas sans
général, mais qu'un tel général serait bientôt sans armée. « Je
fus encore entraîné par le désir d'être tout à la fois le gardien des droits
du trône et la sentinelle de la personne du roi, ou bien de parler des
prérogatives de la royauté avec cet uniforme qui rappelle la nécessité trop
oubliée d'une grande force publique. A la tribune comme au château, les
devoirs sont du même genre, et je changerai quelquefois de poste sans changer
presque de fonctions. N'en sommes-nous pas venus au point où les succès de la
raison sont un véritable combat ? « J'ai
donc été forcé de me décider par moi-même dans l'instant où j'ai été nommé,
et je n'ai pu consulter que MM. de Montmorin et la Marck, qui tous deux ont
été de mon avis. Il reste un point très important sur lequel j'attends les
ordres de Sa Majesté. Dois-je faire mon service au château, comme les autres
commandants ? Je demande si je dois le faire, et je devrais d'abord examiner
si je puis m'en dispenser. Je crains, tout à la fois, que ma présence,
quoique très facile à expliquer par mon devoir, n'excite la défiance et que
mon éloignement ne paraisse de l'affectation. M'absenter les premières fois,
pour que mon exactitude ne soit pas prise pour de l'empressement, faire
ensuite mon service comme tous les commandants, pour ne pas me distinguer des
autres, serait peut-être la mesure la plus convenable, car, en toutes choses,
il faut faire soi-même la part de l'envie et de la méchanceté, pour qu'elles
ne se la fassent pas meilleure. « J'ai
su que les commandants avaient souvent l'avantage d'accompagner monseigneur
le Dauphin à la promenade, car, après m'être fait rendre compte des devoirs
de ma place, j'ai voulu aussi en connaître les honneurs. Cette occasion ne
serait-elle pas favorable pour suppléer à des conférences, à des instructions
qui seraient presque impossibles de toute autre manière, et qui cependant
vont devenir si nécessaires ? Je ne propose rien, je me borne à tout
indiquer. Je pourrais du moins remettre quelquefois des écrits utiles, et je
saurais faire le commentaire d'un seul mot, d'une expression même très
énigmatique, par lesquels la reine jugerait à propos de me faire connaître
ses intentions, car on abrège la pensée comme l'écriture. Accoutumé à faire
plusieurs choses à la fois — et c'est pour cela, dira-t-on, que je les fais
fort mal —, je pourrais dans le même temps jouer aux boules, abattre des
quilles, et monseigneur le Dauphin ne perdrait rien à cela. « J'ai
eu récemment une conversation très intéressante avec Alexandre Lameth,
toujours très délié, toujours rusant, mais jamais en scène, et faisant
surtout un contre-sens continuel dans son rôle, c'est-à-dire jouant, sans se
déguiser, le chef de parti. Je rendrai compte bientôt à Votre Majesté des
détails assez piquants de cette entrevue, dont le résultat, non pour M.
Lameth, mais pour moi, est que ces messieurs sont embarrassés de leur
position et cherchent à se battre sur un autre terrain. Ils parlent déjà de
l'ingratitude du peuple et des revers qu'éprouvent les hommes les plus utiles
à leur pays. M. Lameth en tire cette conséquence, qu'il faut prolonger la
session-de l'Assemblée, se placer dans le département pour n'avoir aucun
interrègne, et se faire ensuite réélire pour l'autre législature. Il faudra
lui apprendre à mieux raisonner. » XVI. Le
bruit s'étant répandu que les ennemis de la reine, envieux du peu de sécurité
que l'apaisement momentané des esprits donnait à cette princesse, avaient
appelé secrètement, de Londres à Paris, madame de la Motte, pour révéler les
mystères supposés de l'intrigue toujours énigmatique du Collier, et que ces
révélations avaient pour but de déshonorer les mœurs de la reine, Mirabeau
écrivit et agit pour parer ce coup. « Je
prendrai des mesures, écrivait-il à Marie-Antoinette, non pas pour empêcher
qu'elle y soit discutée, car c'est là que le voudrais l'étouffer sans retour,
mais pour assister à l'injurieuse proposition qu'on nous fera de seconder tin
semblable projet. Je ne me bornerai pas à la combattre. C'est une
insurrection que je veux exciter contre les hommes, quels qu'ils soient, qui
voudraient nous rendre les complices da leurs haineuses et avilissantes
intrigues. « Est-ce
une république qu'ils désirent établir ? — Qu'ils s'expliquent sans détour !
— Ils attaquent le trône, et nous le soutiendrons ; il n'y aura là, du moins,
aucune lâcheté. Mais n'ont-ils d'autres moyens pour arriver si haut que : des
calomnies prises si bas ? — Est-ce en outrageant une femme et en diffamant
une reine, que ces ambitieux si vains veulent ruiner la royauté ? Qui
trouvent-ils pour auxiliaires ? Je n'ai pu constater si cet obscur complot a
été réellement formé dans un dîner, ni quels en ont été les acteurs ; mais
j'ai de la peine à croire... » Ces
derniers mots interrompus faisaient allusion au duc d'Orléans, à Rœderer et à
madame de Genlis, qu'il avait d'abord supposés les instigateurs de cette audace,
et qu'il en reconnut innocents peu de jours après. Plusieurs
mémoires politiques du comte de la Marck à M. de Mercy-Argenteau, de cette
date, versent la vraie lumière sur l'état de l'opinion de l'Assemblée, de la
cour et du peuple : « On
suit le plan de Mirabeau, écrit-il au chef du comité autrichien,
l'ambassadeur d'Autriche, Louis, et le négociateur de la reine. Talon a eu
une audience du roi. Le roi, dans cette audience, a montré sa bonhomie et sa
brusquerie ordinaires. La reine, qui y est venue, a été au contraire pleine
d'esprit, de tact, de jugement et de grâce ; elle y a même apporté un peu de
cette réserve mesurée que nous lui avons, vous et moi, souvent recommandée,
et qui est si nécessaire à sa situation actuelle. L'effet de cette conférence
a été excellent, à en juger du moins par les effusions de satisfaction de M.
Talon en en sortant. « L'Assemblée
est certainement moins démagogique qu'elle ne l'était il y a deux ans. Le
serment des prêtres a obtenu moins d'adhésion qu'on ne l'espérait. Il y a des
villes où tous les prêtres l'ont refusé. En Alsace, surtout, on montre une
grande résistance. Je crois qu'un gouvernement habile tirerait parti de la
situation où se trouve cette province, s'il savait y échauffer et soutenir sous-main
les mécontents. « En
Provence, la folie démagogique, au contraire, y est poussée à de tels excès
qu'on ne peut plus en calculer les suites. Mirabeau n'y a presque plus de
popularité, et je le regrette, car si sa manie de rechercher la popularité ne
le quitte pas ou si elle lui revient, je préférerais qu'il l'exerçât sur la
Provence plus que sur Paris, où tant de matières inflammables sont
accumulées. Les Jacobins se soutiennent, mais ils boudent leurs chefs (les Lameth), qui, de leur côté, jouent un
jeu plus serré que jamais. On ne pense, de la cour, que le succès tient
uniquement à détrôner cet homme. On ne voit pas assez que c'est sur les
masses qu'il faut agir. « M.
de Lafayette est toujours dans la même position, c'est-à-dire nul et
dangereux, sans puissance pour le bien, mais non sans la volonté et les
moyens de nuire. II tire sa principale force de ce que personne n'a un
intérêt immédiat à le renverser, de la difficulté qu'il y aurait à s'accorder
sur ce point, et beaucoup aussi de ce que, tout mauvais qu'il est, les hommes
qui l'attaquent ne sont pas meilleurs. « M.
de Lafayette a aussi concouru, par les pratiques les plus odieuses, à
augmenter les défiances contre l'empereur, et par conséquent contre la reine.
Il a fait répandre sourdement qu'il fallait s'occuper d'une souscription pour
armer contre les projets menaçants du dehors. M. de Mirabeau a promis de
déjouer cette tentative par les Jacobins, et on dirigera vers le même but les
moyens de police qui sont entre les mains de MM. Talon et de Sémonville. M.
de Montmorin cherche le moyen de faire enlever les papiers du juif Ephraïm, qui
répand ici de l'argent, et dont les menées sont fort dangereuses. « M.
de Mirabeau a été élu chef de bataillon, et, trois jours après, membre de
l'administration du département ; il a accepté ces deux places, sauf à
renoncer plus tard à la première. Il cherche maintenant à être élu procureur
syndic du département. Sa popularité s'est réellement accrue depuis quelque
temps ; cela m'inquiète ; si jamais il désespère du gouvernement, et qu'il
place sa gloire dans la popularité, il en sera insatiable. Et vous savez
comme moi, monsieur le comte, ce que c'est que la popularité dans un temps de
révolution. « Tout
ceci me cause un grand découragement ; je suis chaque jour plus dégoûté de ce
pays-ci, de ses hommes, de ses lois, de ses mœurs. Le roi est sans la moindre
énergie ; M. de Montmorin me disait l'autre jour tristement que, lorsqu'il
lui parlait de ses affaires et de sa position, il lui semblait qu'on lui
parlât de choses relatives à l'empereur de la Chine. J'agis à la vérité ici
par dévouement pour la reine et par le désir de mériter son approbation ;
aussi, tout ce que je viens de dire ne sert qu'à faire mieux ressortir la
triste destinée de cette malheureuse princesse. Comme femme, elle est
attachée à un être inerte ; comme reine, elle est assise sur un trône bien
chancelant. L'intérêt qu'elle est faite pour inspirer à toute (taie honnête
est seul capable de me faire supporter les embarras et les dégoûts de la
ligne de conduite qui m'est imposée et qui n'offre que des dangers sans
gloire. Un faible rayon d'espérance lui a fait adopter les derniers moyens
proposés : elle sent parfaitement bien l'insuffisance de M. de Montmorin,
mais elle sent également qu'elle n'a pas le choix d'un autre, et, se prêtant
à tout, cédant à la force invincible qui l'entraîne elle et le royaume, elle
est pour M. de Montmorin telle que vous désireriez vous-même qu'elle fût. « J'ai
proposé à M. de Montmorin, qui l'a accepté avec empressement, de prendre le
prétexte du départ de ma sœur à Starhemberg, qui retourne à Vienne, pour
l'accompagner jusqu'à Strasbourg, et avoir ainsi l'occasion, en allant et en
revenant, de voir M. de Bouillé à Metz. J'aurai du roi une lettre dans
laquelle il invitera M. de Bouillé à mettre toute confiance dans ce que je
lui dirai, et à m'en témoigner également de son côté. Je connaîtrai par ce
moyen sa position§ la disposition des troupes sous ses ordres, ses craintes,
ses espérances, la situation de toute la frontière, c'est—à-dire que nous en
apprendrons plus l'un et l'autre en trois heures de conversation que par la
correspondance la plus développée, qui en ce moment ne serait pas sans danger. « Avant
de partir, je prendrai les ordres de la reine, et me concerterai avec elle
pour savoir ce qu'il lui convient que je dise d'elle et de sa part à M. de
Bouillé. « Cette
course, qui aura lieu dans huit jours, et qui en durera autant, m'ôte,
monsieur le comte, la possibilité d'aller près de vous aussitôt que je le
désirerais. Je vous prie de m'indiquer le moment où il vous conviendra que je
me rende à Bruxelles, après mon retour de Strasbourg. » XVII. Le
sentiment de leur défaillance connu, en présence des grands mouvements qui se
préparaient sous l'impulsion des clubs, des journaux des démagogues, et du
patriotisme sincère et alarmé du peuple sur la sécurité de la patrie, porta
Lafayette et Mirabeau à se rechercher une dernière fois, dans l'intérêt d'un
danger qui croissait chaque jour. Les Barnave, les Duport, les Lameth,
commençaient eux-mêmes à inspirer des défiances aux Jacobins et à appeler
factieux tout ce qui dépassait leur faction. Quelques tristes confidences
s'échangèrent entre eux, Mirabeau et M. de Montmorin. Mirabeau se prêta aux
avances de Lafayette ; mais comme il les croyait suspectes, il voulut des
témoins à l'entrevue pour enregistrer les promesses. Ces deux rivaux se
virent sans confiance. Mirabeau ne croyait pas assez à la franchise de
Lafayette, Lafayette au désintéressement de Mirabeau. Chacun des deux
réservait sa propre personnalité dans l'alliance. Le salut de la cour ne
venait qu'après le salut de leur popularité. La Marck, confident des deux,
atteste cependant, dans ses rapports secrets à l'ambassadeur d'Autriche,
qu'il y a plus de cordialité dans le dévouement de Mirabeau. « Quant
à Mirabeau, dit-il, il est lancé de bonne foi, si du moins on en juge par la
suite qu'il met à l'exécution de son plan. Il est très content et très flatté
de la déférence qu'il rencontre dans M. de Montmorin, et la faiblesse de
celui-ci s'amalgame quelquefois heureusement avec l'impétuosité de l'autre.
Je surveille, j'étudie plus que jamais Mirabeau, et je demeure toujours
convaincu qu'on pourra compter sur lui tant qu'il ne désespérera pas
entièrement des Tuileries. Il ne faut pas d'ailleurs se dissimuler que cet
homme, par ses talents et son audace, conservera une grande prépondérance
dans une révolution exécutée par des hommes dont le caractère se rapproche
plus ou moins du sien ; et, quoiqu'il soit très difficile sans doute de
gouverner avec lui et par lui, il me paraîtrait impossible de gouverner
contre lui. Je crois donc encore qu'on a pris le parti le plus sage en
s'assurant son concours. « Avant
de quitter la reine, je lui ai parlé avec une grande franchise de l'orageux
avenir auquel sa vie me paraissait destinée. J'ai cru qu'il était nécessaire
de lui exposer la vérité sans voile, afin de donne/ plus d'activité à son
esprit, de l'astreindre à plus de méthode et de suite dans sa conduite
journalière, et de lui inspirer un peu de cette prudence de chaque instant
qui lui est si nécessaire. XVIII. Un
rapport secret de Duquesnoy, agent de Mirabeau et de Montmorin dans la
direction de l'Assemblée nationale, dévoile les manœuvres employées par ces
deux hommes pour gouverner souterrainement les délibérations et les tribunes. Cette
statistique de la représentation nationale par un député chargé de l'étudier
et de la corrompre est un tableau qui dévoile la triste anatomie des partis dans
les parlements usés où l'enthousiasme est éteint et où les factions seules
restent « Je
vous ai annoncé hier, dit l'habile et fidèle Duquesnoy à Mirabeau, quelques
observations de tactique ; je vais les indiquer. « Nous
nous occupons trop peu du soin d'influencer habituellement l'Assemblée, et il
y a des hommes que nous négligeons trop. « M.
d'André, par exemple, qui à beaucoup de suite et d'assiduité dans sa marche
joint des talents et des moyens ; il a le genre de mérite qui nous est nécessaire
; comme nous, il veut les perdre et ramener tout à un meilleur ordre de
choses. Il est impossible, il serait dangereux peut-être de lui confier
l'ensemble d'un plan un peu vaste ; mais on peut lui dire beaucoup de choses,
et surtout de choses de détail et journalières ; il est loin d'être étranger
à toutes les vues d'ambition, mais surtout il a du crédit sur les ber-côtés,
et il est rare qu'il échoue dans une motion faite avant onze heures. Les
succès amènent les succès, et le point de l'Assemblée où il se place a en lui
la plus grande confiance. « J'observe
à ce sujet qu'une des choses les plus importantes en tactique est d'avoir des
hommes ainsi distribués. M. d'André se met près de la tribune, et il est
surtout entouré des députés de Paris. « M.
Desmouniers se met un peu plus loin et a la même faveur, « En
suivant ainsi, on trouve encore un point abandonné à lui-même, sans chef et
sans guide, mais assez éloigné des Jacobins, « Vers
le Palais-Royal, commence le point de chaleur de l'Assemblée, et c'est 14 où
règne l'exagération. ‘Mais
elle ne s'élève pas jusqu'au haut de la salle. Le point qui est sous les
galeries, et o se placent quelques amis à moi, est assez calme. « Vient
ensuite 89, à qui il manque de l'énergie et des vues, mais dont la plupart
des membres sont honnêtes et veulent le bien. Ils n'ont peut-être pas moins
d'ambition que les Jacobins, mais ils ont une ambition plus douce, si on peut
parler ainsi, moins active et moins perverse ; on ne peut pas compter sur eux
pour un mouvement, mais pour une suite de sagesse et de bonne volonté. « Après
89, vient encore une partie de l'Assemblée à peu près abandonnée et sans chef
: c'est celle où se place M. Merlin, qui est bien Jacobin, mais qui n'est pas
vendu aux Jacobins. « C'est
un peu plus loin que se met M. Dumetz, qui, sans être une puissance, peut
aider beaucoup Une puissance, parce qu'il a la réputation, que pourtant il ne
mérite guère, si on en juge par sa vie passée. « Cette
topographie de l'Assemblée n'est pas assez connue ou pas assez sentie. On ne
fait pas assez d'attention qu'il faut porter toutes ses forces sur quelques
points, et par là on a tous ceux qui y aboutissent. L'influence d'un homme
habile, qui se place habituellement au même lieu, est immense. « MM.
de Lameth l'ont bien senti ; ils ont vu que depuis quelque temps nous
travaillons sur les bas-côtés ; ils y ont porté leur action, non pas avec
succès sans doute, mais pas tout à fait inutilement. J'ai souvent remarqué,
au reste, et je ne suis pas le seul, que jamais ces messieurs ne sont aussi
aimables que quand leur crédit baisse. Ils sentent le besoin de plaire ; mais
on est plus difficilement séduit qu'autrefois. « On
sent déjà, et je l'ai souvent indiqué, que nous négligeons trop les hommes
ayant des forces personnelles : MM. d'André, dont je viens de parler ;
Emmery, Chapelier, Thouret surtout, dont on pourrait tirer un parti immense
sur telles questions données ; Beaumetz, dont le talent est grand et qui n'a
pas trop de défaveur. « Ceci
tient toujours à nos idées générales, et j'y insiste parce que je suis
convaincu' que c'est beaucoup moins sur le détail qu'il faut opérer que sur
l'ensemble. Ce n'est pas par pièces rapportées qu'il faut agir, c'est par les
grandes masses, et en s'occupant surtout des successeurs de cette Assemblée.
On a vu quel peu de succès a eu hier M. Robespierre en parlant de Paris.
L'Assemblée commence à le craindre moins. Pesez cette observation !... » Montmorin,
Mirabeau, Lafayette, désespérant de raviver dans l'Assemblée expirante assez
d'énergie pour sauver la constitution en la révisant et en rendant du ressort
au pouvoir exécutif trop annulé, s'occupaient, en effet, des successeurs, et
plaçaient dans une seconde assemblée le peu d'espoir qui leur restait,
inexpérimentés en cela de la nature des assemblées, de l'histoire et de la
marche des choses humaines après les révolutions. Les premières assemblées
jaillies de l'enthousiasme pour les principes nouveaux qui ont fait la
révolution sont encore chaudes de l'enthousiasme et de la passion qui
exaltent un peuple au-dessus de lui-même. Elles font des 'merveilles de
courage, d'éloquence, de désintéressement, de sagesse, de patriotisme, qui
étonnent le monde après elles. Leurs seuls excès sont des excès de
générosité, d'espérance et d'illusions ; mais ce sont les excès de la vertu
publique. Les secondes assemblées, au contraire, élues sous l'empire des
découragements, des déceptions, des griefs, des murmures contre la révolution
qui a froissé des intérêts ou des orgueils sous sa marche, n'apportent que
des langueurs, des incrédulités, des colères, des dissensions civiles dans
l'enceinte des législateurs. Elles se divisent nécessairement en deux camps
qui ne laissent point de place au patriotisme : ceux qui veulent exagérer la
révolution et ceux qui veulent la trahir, les uns aussi funestes que les
autres à la constitution et à la patrie. On peut attendre de la première
assemblée une législation, on ne peut attendre que des factions de la
seconde. L'Assemblée
constituante avait aggravé cette condition naturelle des secondes assemblées
en interdisant follement, sous prétexte de désintéressement, aux membres de
l'Assemblée constituante de faire partie de l'Assemblée législative. C'était
condamner la France à l'inexpérience et à la médiocrité dans sa
représentation ; c'était prononcer l'ostracisme des grandes pensées et des
grandes paroles nationales. Mirabeau, Lafayette et tous ceux qui fondaient
comme eux leurs espérances sur une révision de la constitution par leurs
successeurs, espéraient donc contre nature. Un génie plus clairvoyant leur
avait dit que la France ne pouvait attendre de sa seconde assemblée qu'une
révolution par excès ou une révolution par faiblesse. Mais la France s'y
trompait comme eux. Elle n'avait pas encore l'expérience de ses révolutions. Lafayette
avait fondé un comité chargé de diriger et de terminer les travaux de
l'Assemblée constituante. Ce comité s'occupait surtout de préparer les
corrections constitutionnelles que les hommes de ce parti voulaient apporter
à leur œuvre avant de la présenter comme loi suprême à la nation. Ce comité
inquiétait Mirabeau, qui voulait des concessions plus profondes, et qui se
défiait du républicanisme ambigu de Lafayette. Il aspirait bien plus, comme
on le voit dans ses perfidies secrètes, à convaincre la constitution
d'impuissance et d'anarchie qu'à la corriger. Les
Jacobins, qui voyaient de jour en jour plus d'ombre dans sa conduite,
n'étaient domptés un moment que par la magie de son éloquence, quand il
daignait paraître à leur tribune. Aussitôt qu'il était sorti, les ombrages,
les insinuations, les invectives renaissaient contre lui. Une lettre de
Duquesnoy, surprise et communiquée aux Jacobins, y avait excité des soupçons
et des tempêtes. Mirabeau y parut pour les conjurer. Il triompha par
l'audace. Mais ses ennemis le combattirent absent. « Ce
que j'avais prévu est arrivé, écrit-il le lendemain à Montmorin, confident de
tout : la lettre de Duquesnoy, parvenue aux Jacobins, moi parti, les a
remontés au diapason de la fureur, a mis M. Barnave dans le cas de faire une
longue énumération des services que MM. de Lameth ont rendus à la révolution,
et de déclarer qu'ils périraient ensemble. De là un chœur extatique
d'applaudissements, de là une réponse insolente, de là surtout le détestable
effet de lier les Jacobins aux chefs, au lieu de trancher les chefs des
Jacobins, comme le faisait ma démarche. Je suis en vérité très découragé,
très embarrassé, très fâché de m'être mis si seul en avant, puisque tous les
coups de la tempête vont porter sur le seul homme qui veuille la chose pour
elle et qui ne soit pas un étourdi. Pour comble, M. Duquesnoy m'écrit un
billet très malhonnête, auquel j'en réponds un très insouciant. Mais,
pardieu, mon cher comte, si ces imbéciles veulent aller à leur manière, on
peut leur chercher un autre chef de meute, car je ne veux pas battre les
buissons avec des roquets si décriés. » C'est
ainsi qu'il qualifiait dans son intimité les Ta-Ion, les Sémonville, les
Duquesnoy, les Emmery, sous-conspirateurs et complices de ses manœuvres
d'opinion. Il ne traitait pas avec moins de mépris ses collègues de
l'Assemblée et ses premiers auxiliaires de 89, les Danton et les Camille
Desmoulins. Ces chefs des démagogues conservaient néanmoins quelques
connivences cachées avec M. de Montmorin, dispensateur des subsides de la
cour pour tempérer leurs motions. « Il
faut que je vous voie ce matin, mon cher comte. La marche des Talon,
Sémonville et compagnie est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris, et je
lui en ai appris hier des choses tout à fait extraordinaires, non-seulement
relativement à la direction des papiers, qui redoublent de ferveur pour
Lafayette et contre moi, mais relativement à des confidences et à des motions
particulières du genre le plus singulier. Et, par exemple, Chapelier et
d'André ont dîné hier in serais, reçu les confidences Danton, etc., et hier
au soir ont fait en mon absence, à l'Assemblée nationale, la motion de
démolir Vincennes pour se populariser. Ils refusent de parler sur la loi
contre les émigrants, de peur de se dépopulariser. Ils demandent à M. de
Montmorin une proclamation du roi qui annonce la révolution aux puissances
étrangères pour se populariser, etc., etc. Danton a reçu hier trente mille
livres, et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro
de Camille Desmoulins... Enfin, c’est un bois. Dînons-nous ensemble
aujourd'hui ? Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ? Enfin, il faut nous
voir. Il y a au fond une grande duperie dans ce bas monde à n'être qu'un
fripon. » XIX. « Nous
sommes dans un très grand danger, » écrit-il quelques jours après. « Soyez
sûr que l'on ne veut que nous ramener aux élections, c'est-à-dire à la
destruction de l'hérédité, c'est-à-dire à la destruction de la monarchie.
L'abbé Sieyès n'a jamais courtisé l'Assemblée ni agioté une opinion comme il
le fait, et ses partisans sont très nombreux. Je n'ai jamais été vraiment
effrayé qu'aujourd'hui. Je me garderai bien de proposer demain ma théorie. Je
porterai toutes mes forces à ajourner, en le critiquant, le projet de décret,
en prouvant qu'il est insuffisant, incomplet, qu'il préjuge de grandes
questions, etc. Certainement ma théorie ne passerait pas, et très
probablement l'ajournement réussira ; alors on peut travailler. « Envoyez
chercher Pellenc (son secrétaire) immédiatement ; qu'il scrute dans le plus grand détail le décret
; qu'il en recherche tous les dangers pour la liberté publique ; qu'il
l'envisage sous tous ses rapports ; qu'il ne prenne que des notes, mais qu'il
développe assez ses notes pour que je les parle avec fécondité. Il sait à
fond ma doctrine à présent ; mais je ne veux que la laisser entrevoir, je ne
veux pas la hasarder. Gagnons du temps, tout est sauvé. Je vois que beaucoup
de gens désirent de se renfermer dans une mesure provisoire. Ne dussé-je
gagner que deux jours, j'emmènerai Pellenc à la campagne, et nous y mettrons
toutes nos forces. Soyez sûr, mon cher comte, que je ne m'exagère pas le
danger, et qu'il est immense. Ô légère et trois fois légère nation ! » XX. Ces
alarmes de Mirabeau se rapportaient à la loi constitutionnelle sur la
régence, discutée en ce moment dans l'Assemblée. Barnave
et ses amis, dans l'intention d'une vacance éventuelle du trône, demandaient
que la régence fût dévolue au prince le plus rapproché du trône par le sang.
Dans l'absence ou dans l'impopularité des deux frères du roi, on voyait le
duc d'Orléans derrière la loi. Barnave, quoique déjà sur le retour de ses
opinions monarchiques et incliné au raffermissement de la monarchie
constitutionnelle, craignait moins un duc d'Orléans décrédité qu'un
Lafayette, ou un Mirabeau, ou un Necker, auprès du trône pendant une
minorité. « Voyez,
disait-il, en désignant ces noms sans les prononcer, à l'Assemblée, voyez les
tempêtes successives qui ont éclaté au commencement de notre révolution, les
crises violentes, immorales qui ont environné le berceau de notre liberté.
Si, à cette époque, deux ou trois hommes avec l'âme et les talents d'un
Cromwell, et comme lui objets d'une immense faveur publique, avaient été
régents par élection, ne leur eût-il pas été facile, par l'étendue de leurs
talents et de leur popularité, d'établir aussi l'éligibilité du trône ?
Gardez-vous d'ouvrir cette route à l'anarchie et à la tyrannie, et de semer
ainsi le germe d'une révolution naissante à chaque règne ! » Mirabeau,
qui soutenait l'idée de la régence élective, comme Maury, pour complaire à la
haine de la cour contre le duc d'Orléans, sentit l'atteinte et la rétorqua
par une citation qui montrait le néant des popularités. « Si
ces deux ou trois petits hommes, dit-il, dont parle Barnave, avaient conçu le
projet insensé qu'il leur prête, ils n'en auraient marché que plus sûrement à
la potence ; et puisque l'on cite Cromwell, je vais aussi, moi, rapporter un
mot de lui. Cromwell se promenait un jour avec Lambert ; les applaudissements
du peuple retentissaient autour de lui. Lambert, au comble de la joie, lui
faisait admirer tout son bonheur. « Ah ! croyez-moi, répondit le tyran
soucieux, ce peuple nous applaudirait bien davantage si nous allions à
l'échafaud. » On
s'insurgea contre le discours de Mirabeau. « Je
répondrai à ces rumeurs, poursuivit-il, en homme que les battements de mains
n'étonnent pas plus que les murmures, que je respecte les objections fortes
et que j'estime même les objections spécieuses, parce qu'elles forcent à se
replier sur soi-même et à penser. » Ces
paroles lui reconquirent le respect. Le lendemain il réfuta Barnave par une
considération qui aurait mieux convenu à un républicain qu'à un monarchiste. « Prenons
garde, dit-il, que la régence peut être un règne de dix-neuf ans,
c'est-à-dire un assez long règne ; que lorsqu'un roi viendra à peine de
naître, le parent le plus proche sera peut-être dans la vieillesse et dans
une enfance non moins inactive que celle du roi, et qu'il est ridicule, entre
deux enfants, de ne pas vouloir choisir un homme. La Providence donne des
rois faibles, ignorants ou même méchants ; mais si nous avons un mauvais
régent, c'est nous qui l'aurons voulu. Voilà pour la nation. Voyons pour le
roi, qui est l'homme de la nation, et qu'ainsi elle doit doublement protéger. « Veut-on
consulter le passé ? Notre histoire future sera certainement moins orageuse
que celle de cette ancienne monarchie où tous les pouvoirs étaient confondus.
Cependant plusieurs circonstances semblables peuvent encore se reproduire.
Or, dans combien de cas n'aurait-il pas été dangereux que le parent le plus
proche de la couronne eût été régent ? Quand on n'examine pas cette question
de fort près, on est d'abord frappé de cette idée : puisque le parent le.
plus proche pourrait être roi, pourquoi ne serait-il pas régent ? Mais voici
entre ces deux cas une différence très sensible. Un roi n'a de rapports
qu'avec le peuple, et c'est par ces rapports seulement qu'il doit être jugé.
Un régent, au contraire, quoiqu'il ne soit pas chargé de la garde du roi
mineur, a mille rapports avec lui, et il peut être son ennemi, il peut avoir
été celui de son père. On a dit qu'un régent, soutenu de la faveur populaire
qui l'aurait choisi, pourrait détrôner le roi. Prenez garde que cette
objection ne soit encore plus forte contre le parent le plus proche. Le
premier ne pourra réussir qu'en changeant la forme du gouvernement ; il
aurait contre lui la saine partie de la nation et tous les autres membres de
la famille royale ; le second, au contraire, pour régner même en vertu de la
loi, n'aurait qu'un crime obscur à faire commettre, et n'aurait plus à
craindre de concurrents. Il importe que la régence, qui est la garde du roi,
ne soit pas confiée à celui qui n'a qu'un pas à franchir ! » Ces
réticences calomniaient le duc d'Orléans en le désignant à la pensée de la
France pour satisfaire à l'animosité de la reine. Mirabeau, pour complaire
également aux républicains, tournait ensuite leurs regards vers la première
forme de la république, la royauté élective. « Ah !
s'écria-t-il, puisque quelques règnes de bons princes, clairsemé. ; dans
l'espace des siècles, ont préservé la terre des derniers ravages du
despotisme, que ne feraient pas, pour l'amélioration de l'espèce humaine,
quelques bonnes administrations rapprochées les unes des autres 1 « Ne
serait-il pas aussi très utile de démontrer à cette famille, placée en
quelque sorte en dehors de la société, que son privilège n'est pas tellement
immuable que son application ne dépende quelquefois de la volonté nationale ?
Cette famille pourrait même s'améliorer sous ce rapport ; car chaque règne
pouvant offrir à chacun d'eux une royauté passagère, tous chercheraient à s'y
préparer, à s'en rendre dignes ; tous ménageraient l'opinion publique et
apprendraient les devoirs des rois. Il me semble aussi que l'élection pour la
régence rappellerait à certaines époques la véritable source de la royauté,
et il est bon que ni les rois ni les peuples ne l'oublient. « Le
système des élections est donc très convenable, messieurs, et même très
plausible, très favorable, avec quelque légèreté qu'on l'ait traité dans un
premier aperçu. « Cette
question, sous le point de vue électif, a un grand désavantage à être traité
pour nous et parmi nous. Assouplis et presque incorporés à la royauté
héréditaire par la plus longue des habitudes, nous l'avons reconnue comme
préexistante à la constitution ; nous n'avons pas même tourné notre pensée à
un mode d'élection, parce que nous n'en avons pas besoin. Mais, certes, de ce
que la solution de ce problème ne nous est pas nécessaire, il ne s'ensuit pas
qu'il soit insoluble. » L'Assemblée
nationale, encore monarchique d'habitude, décerna la régence au sang et non à
l'élection. L'Assemblée, prête à se dissoudre dans l'anarchie qu'elle avait faite, semblait reculer un moment devant son œuvre et redevenir plus monarchique que le conseiller secret de la monarchie. |