I. La
Révolution, qui avait atteint dans leur mode d'existence le trône,
l'aristocratie, l'Église, devait modifier essentiellement aussi l'armée.
L'armée, en France, était féodale et monarchique : des plébéiens pour
soldats, des nobles pour officiers ; le recrutement par l'enrôlement
volontaire ; les grades attribués presque exclusivement à la naissance ou à
la faveur ; la vénalité des régiments et des compagnies sous le nom de
finances ; le village transporté au camp avec ses seigneurs et ses vassaux ;
l'autorité royale réglementant seulement les rapports des corps armés avec
leurs chefs, nommant les généraux par ancienneté ou par choix, et
introduisant peu à peu des empiétements successifs et salutaires sur les
privilèges des nobles, la règle, la discipline, la science et l'unité
d'administration dans les troupes. Ce mode
d'enrôlement, de propriété des corps par les chefs de corps, de trafic des
régiments, d'exclusion des soldats ou des matelots du rang d'officiers, et
d'administration arbitraire des compagnies par les capitaines était
incompatible avec l'esprit de la Révolution, qui, en donnant à tous les mêmes
devoirs de patriotisme, de dévouement, de service national, donnait à tous
aussi les mêmes droits, à condition des mêmes aptitudes et du même courage. Les
doctrines qui retentissaient dans les tribunes, dans les journaux et dans les
clubs, les fortes et lumineuses discussions de l'Assemblée sur la réforme de
l'état militaire, les décrets conformes à ces doctrines, mais non encore
appliqués jusque-là, avaient propagé dans les troupes l'esprit contagieux de
la nation. Elles murmuraient, elles hésitaient, elles fermentaient, elles
obéissaient encore mollement, par habitude et par honneur militaire. Mais
cette obéissance était inquiète, ombrageuse, provisoire ; elle tenait au
respect ou à l'attachement personnels des soldats pour leurs officiers plus
qu'à la conviction ; les chefs négociaient avec leurs subordonnés plus qu'ils
ne commandaient ; un véritable interrègne de la discipline dominait dans les
garnisons et dans les camps. Le
peuple plaignait et caressait les soldats pour les entraîner dans sa cause
contre les nobles et contre le roi ; les soldats ménageaient dans les
fréquentes séditions le peuple. On osait rarement mettre les troupes en
contact avec les émotions populaires ; on ne leur opposait que les gardes
nationales, composées de citoyens dont le caractère civique imposait
davantage à la sédition. Les soldats, malgré ces précautions, la
grossissaient souvent, comme on venait de le voir à Toulouse, à Caen, à
Marseille, à Montauban, à Nîmes, à Brest. L'exemple de la défection, de
l'impunité et de l'ovation des gardes-françaises, incorporés honorablement
dans l'armée de Lafayette, après leur révolte contre le roi, était un
encouragement à la sédition militaire partout. Des clubs, formés jusque dans
les casernes par les sous-officiers et les soldats, raisonnaient
l'obéissance, contrôlaient le commandement, intimidaient les officiers et les
chefs de corps. Toute force armée qui délibère au lieu d'obéir est anéantie
si elle n'est pas déjà factieuse. L'épée était inutile dans la main du roi ;
elle ne pouvait pas tarder à s'y briser. Mirabeau, qui le sentait, proposait
hardiment de licencier l'armée et de la reformer sur le plan tracé par les
décrets de l'Assemblée. II. Ces
décrets, publiés et ajournés, surexcitaient la juste impatience des soldats.
Les sous-officiers, pressés de s'élever aux grades désormais accessibles à
tous, et de remplacer leurs officiers nobles, contre-révolutionnaires ou
émigrés, accusaient le ministre de la guerre de profiter astucieusement du
délai que les décrets laissaient au roi avant d'exécuter la nouvelle
constitution militaire, pour nommer précipitamment à toutes les vacances et
pour infecter l'armée d'officiers vendus à l'esprit de l'ancien régime. Des
murmures contre l'administration arbitraire des masses de régiment, pécule
économisé des soldats, avaient éclaté à Paris. Ils éclatèrent avec plus de
force à Nancy, dans les trois régiments qui formaient la garnison de cette
capitale de la Lorraine. Un soulèvement paraissait imminent. L'Assemblée,
d'accord pour la répression de ces indisciplines, envoya à Nancy un
inspecteur arbitre entre les soldats et les officiers. C'était M. de
Malseigne, militaire plus strict et plus intrépide que conciliateur. Indigné
des exigences d'un régiment suisse appelé le régiment de Château-Vieux, M. de
Malseigne se refuse à ratifier ses volontés ; il le harangue avec
l'inflexibilité d'une loi vivante. Les Suisses, désaccoutumés de ce langage,
s'insurgent pendant la nuit dans leur caserne. Malseigne, au point du jour,
veut aborder de front l'insurrection soldatesque. Les soldats, ameutés par un
club nocturne, lui présentent la pointe de leurs baïonnettes ; il les écarte
de son épée nue et pénètre malgré eux dans la cour. Entouré bientôt d'une
foule frémissante, il se défend seul contre les outrages et contre les sabres
brandis, sur sa tête. Il échappe, déchiré et couvert de sang, à ces
assassins, s'élance- sur son cheval qu'on lui amène sur la place d'Armes,
galopé vers Lunéville, poursuivi par les séditieux rencontre un régiment de
carabiniers sur la route, le harangue, le rallie, l'entraîne, lui ordonne le
feu sur les Suisses prêts à l'atteindre, jonche le chemin de leurs cadavres. La vue
de ces cadavres, les imprécations des blessés, les reproches des soldats de
Nancy à leurs meurtriers, qui devraient combattre pour la même cause,
changent en route l'âme du régiment des carabiniers libérateurs de Malseigne.
Ils se tournent contre celui qu'ils viennent de venger, le désarment ;
l'enchaînent, le ramènent à Nancy, et le livrent à la garnison insurgée comme
un otage ou comme une victime. III. A ces
nouvelles de Nancy, l'Assemblée nationale se trouble, les constitutionnels
sincères tremblent de voir la Révolution, presque achevée, transformée par
l'indiscipline des soldats en séditions prétoriennes, cette dernière
décomposition des empires. Elle demande presque unanimement au roi de
déployer 'contre l'armée rebelle l'armée obéissante qui lui reste encore dans
la main. Des décrets intrépides répondent à l'insubordination menaçante de
Nancy. On envoie des négociateurs, des commissaires, des ordres également
repoussés ou éludés. On cherche des yeux un général assez sûr de son armée
pour la conduire intacte à la répression d'une autre armée, assez
constitutionnel pour ne pas donner d'ombrage à la Révolution en sévissant
contre l'indiscipline, assez populaire pour rallier, en marchant, à sa propre
armée, les gardes nationaux des provinces, ces magistrats armés et
inviolables de la loi contre lesquels la résistance est presque un
fratricide. Ce
choix appartenait au roi. Le roi et les ministres songent d'abord à
Lafayette, et Lafayette songe à lui-même. Son nom seul était assez puissant
pour faire tomber une sédition de soldats devant l'idole d'î peuple
présentant la loi aux séditieux à la pointe de son épée. Mais Lafayette,
après un pareil triomphe, à la tête de l'armée du roi et de l'armée du peuple
réunies dans sa main, serait rentré dans Paris plus qu'un homme. La guerre
civile étouffée par lui dans le royaume l'aurait grandi plus encore que la
liberté conquise par lui à Versailles. Son nom serait devenu démesuré à un
trône et peut-être à une constitution. L'idolâtrie du pays doublement sauvé
pouvait en faire plus qu'un dictateur. IV. L'inimitié
est clairvoyante ; Mirabeau le sentit. Les archives de la famille d'Aremberg
nous livrent aujourd'hui les conseils à la fois prudents et perfides qu'il
écrivit au roi pendant cette crise de la Révolution. Quels que soient les
soupçons de machiavélisme que la vénalité de ce grand homme d'État ait fait
planer jusqu'ici sur la nature de ses complicités avec la cour, ces conseils
de Mirabeau au roi les dépassent encore. La connivence y atteint la perfidie
et s'y élève même, dans quelques insinuations, jusqu'au parricide. « M.
de Lafayette, écrit Mirabeau à la reine et au roi, le 3 septembre 1790, M. de
Lafayette fait tout ce qu'il peut pour être envoyé à Nancy. Les inconvénients
du parti qu'il veut prendre sont incalculables, et, si l'aristocratie savait
s'entendre, ce seul événement amènerait la guerre civile qui vous fait tant
d'horreur. « Que
faut-il pour cela ? La présence de deux armées. Si les régiments
indisciplinés sont poussés à la résistance, ils seront soutenus ; pour peu
que l'on s'obstine, cette armée se grossira. Si les mécontents croient avoir
raison et qu'ils soient battus, ils trouveront des auxiliaires, des vengeurs.
Une partie de l'armée fera cause commune avec eux ; il faudra par cela seul
grossir également l'armée de celui qui va les combattre. Voilà dès lors deux
camps où l'on peut se jeter à son gré. Qu'ont désiré, que désirent de plus
les ennemis du bien public ? « Le
choix du commandant présente encore un inconvénient de plus. Son armée serait
tout à la fois, l'armée du corps législatif et celle du roi. Du
corps-législatif, puisque son objet serait de faire obéir aux décrets de
l'Assemblée ; du roi, puisque les ordres d'exécution émaneraient des
ministres, et que le chef tient dans ce moment de trop près au roi pour que,
l'opinion publique puisse l'en séparer. Or il me semble que la cour, surtout
dans sou système d'inaction, aurait beaucoup plus de moyens d'assurer la'
tranquillité publique si elle restait en quelque sorte médiatrice entre
l'armée et le peuple. Son intérêt n'est pas de rompre le dernier lien qui lui
attache une partie des troupes réglées. Son intérêt surtout n'est pas de
laisser commander M. de Lafayette hors de sou département, tant que
l'organisation de la garde nationale n'est pas décrétée et que le
commandement n'est pas déféré au roi. En effet, quel nom donner à un homme
qui aurait une grande armée et qui ne recevrait des ordres de personne ? Par
le fait, ce citoyen serait roi pendant son expédition. Celui qui commanderait
à Paris à sa place ne serait que son lieutenant. Les autres commandants de
départements qui lui enverraient des soldats seraient de même à ses ordres.
Le voilà généralissime par le fait, puis lieutenant général du royaume, puis
protecteur, s'il le veut, puis tout ce qu'il voudra. « Ses
succès sont donc à craindre autant que ses revers. Je n'approuve pas l'envoi
d'une armée contre les régiments, ni, dans aucun cas, l'envoi d'une armée
parisienne. Mais, si l'on veut absolument guerroyer, la cour a un excellent
moyen de retenir le général : c'est de dire que la sûreté de la famille
royale ne tient qu'à lui, que lui seul peut empêcher les émotions populaires,
et qu'ainsi, il n'ait qu'à rester. « On
peut tendre, deux jours après, un piège à sa vanité. Je sais, par Sieyès et
Condorcet, qu'il fait travailler à un ouvrage destiné à séparer dans la
constitution les articles fondamentaux des articles réglementaux, niais si
bêtement conçu, qu'il défigure entièrement l’œuvre de l'Assemblée, réforme la
plus grande partie des décrets. Il faut le pousser à présenter son plan à la
tribune. S'il y consent, ce jour—là même il est perdu dans la capitale et
dans les provinces. « Et
que faut-il pour le renverser ? Les volontaires de la garde nationale
déclament ouvertement contre lui ; le peuple, dans les derniers tumultes,
l'appelait déjà un traître. Il a pour ennemis dans l'Assemblée tous les
ennemis du club modéré de 89,.. Les émotions populaires, soit qu'on lui
reproche de les avoir excitées ou de ne pouvoir les empêcher, ne lui laissent
que l'alternative de la scélératesse ou de l'incapacité, et achèvent de le
ruiner dans l'opinion publique. Il le sent si bien, qu'il est prêt à se
mettre de nouveau sous le drapeau des Barnave et des Lameth (le Jacobin), et ce dernier trait vous donne
la juste mesure de son caractère. « Les
mouvements populaires, poursuit-il le lendemain, sont la ruine de M. de
Lafayette, parce que, sans lui donner un partisan de plus, ils lui donnent
pour ennemis tous ceux qui s'irritent de la licence et qui sont toujours
prêts à l'attribuer aux fausses mesures ou à la connivence de l'autorité.
Celui qui excite ouvertement la multitude gagne souvent l'affection publique,
même par des crimes, mais celui qui est forcé de dissimuler la part qu'il y
prend pour faire une sédition ; celui qui, répondant en quelque sorte de la
tranquillité publique, est chargé d'en réprimer les perturbateurs, perd
toujours à des insurrections qui le rendent également odieux aux deux partis
; car les factieux, persuadés que leurs démarches sont légitimes, appellent
tyrannie la résistance qu'on leur oppose, et les citoyens paisibles,
convaincus que les factieux sont trop ménagés, traitent de faiblesse la
prudence même qui force d'épargner le peuple. « Les
émotions populaires, si elles agitaient fréquemment la capitale, auraient
encore deux avantages. « En
montrant l'insuffisance de la nouvelle force publique, elles feraient désirer
d'autres mesures, une autre forme de gouvernement, une meilleure
distribution. du pouvoir, une plus grande latitude, surtout dans l'autorité
royale, et, par ce moyen, le nombre de ceux qui mettent toutes leurs
espérances dans un meilleur ordre de choses augmentant d'un jour à l'autre,
il deviendrait plus facile de diriger vers ce but l'opinion publique. « D'un
autre côté, les insurrections de Paris détruiraient à coup sûr l'influence de
cette ville sur les provinces. Sa démagogie républicaine ne serait plus aussi
dangereuse, et, s'il arrivait que le désordre fût poussé au point de faire
craindre pour la sûreté du roi, les provinces seraient très facilement
conduites à demander que le chef de la nation se retirât dans l'intérieur du
royaume. « Mais,
pour ne parler que d'un événement plus facile à prévoir, il est possible que
la honte de tolérer une insurrection à côté d'une armée de trente mille
hommes porte un jour M. de Lafayette à faire tirer sur le peuple. Or, par
cela seul, il se blesserait lui-même à mort. Le peuple, qui a demandé la tête
de M. de Bouillé pour avoir fait feu sur des soldats révoltés,
pardonnerait-il au commandant de la garde nationale, après un combat de
citoyens contre citoyens ? « Quelle
doit être la conduite de la cour d'après cette théorie sur les émotions
populaires ? Elle doit très peu s'en affecter, parce qu'elles lui sont utiles
plutôt que contraires, et qu'il est presque impossible qu'elles l'exposent à
de véritables dangers. « Paraître
cependant les redouter pour avoir le droit de s'en plaindre et pour donner à
M. de Lafayette l'envie de les exciter ou de les tolérer, si cela l'amuse, ou
s'il croit, par ce moyen, se rendre plus nécessaire. » V. Fendant
que Mirabeau détournait ainsi la cour de confier la répression de l'armée
rebelle à Lafayette, le roi et la reine, pénétrés comme lui du danger de trop
grandir un seul homme aux yeux de la nation, choisissaient le marquis de
Bouillé pour marcher avec l'armée de Metz sur Nancy. Ce choix, également
indiqué par Mirabeau, était une de ces inspirations à la fois honnêtes et
habiles que Louis XVI recevait souvent de son cœur. Le
marquis de Bouillé était le seul de tous ces généraux de cour qui eût montré
dans les difficiles circonstances où les événements de la Révolution avaient
placé les chefs militaires, le sang-froid, la vigueur, la franchise et le
tact nécessaires à des officiers généraux placés sans cesse entre leur
antique fidélité au roi et leur récente fidélité à la nation. Il avait su
être en même temps loyal et patriote ; mais il avait été surtout militaire.
Sa main ferme et douce avait contenu dans une discipline irréprochable les
régiments qui composaient son armée. Les clubs mêmes de Metz, capitale agitée
de l'artillerie française, où il résidait, l'avaient respecté. Il avait prêté
tard, mais avec sincérité, le serment civique d'obéissance à la nation. Le
roi constitutionnel en était inséparable à ses yeux. Il avouait hautement son
dévouement à Louis XVI, et' s'il exécutait littéralement la constitution,
c'est qu'il voyait dans cette constitution exécutée le meilleur service à
rendre au roi. Ses talents militaires étaient une partie de son ascendant sur
les troupes. Dernière
espérance du roi dans une circonstance désespérée qui pouvait lui faire
chercher asile et salut au sein d'une armée fidèle, il était de l'intérêt du
roi de le grandir par un service éclatant rendu à la nation. La répression de
la sédition militaire et civile de Nancy était la première grande occasion
qui s'offrit à l'armée de rendre ce service à la France et de confondre dans
une même victoire son obéissance au roi et son obéissance à l'Assemblée.
L'armée de Metz deviendrait ainsi une armée à la fois royale et nationale. Le
roi, qui préméditait déjà de s'y réfugier et qui avait sondé le marquis de
Bouillé par des demi-confidences, était heureux d'opposer à la popularité
toute civile de Lafayette une popularité militaire qui contrebalancerait
l'homme du 14 juillet et des journées d'octobre. VI. Le
marquis de Bouillé se montra au niveau du rôle qu'on lui destinait. Sûr de
ses troupes, autorisé par les décrets de l'Assemblée, il marche, sans compter
les séditieux, sur la ville et sur la garnison rebelles. Il se grossit en
route des bataillons volontaires de gardes nationaux entraînés par l'exemple
de ses régiments. La terreur et le repentir le précèdent à Nancy. Campé
aux portes de la ville, les rebelles, plus nombreux que ses propres troupes,
lui envoient des députations de soldats et de citoyens pour négocier des
conditions et des impunités. Il ne veut d'autre condition que l'obéissance,
et d'autre pacte avec les révoltés que leur punition. Le régiment suisse de
Château-Vieux, plus coupable et plus menacé, veut entraîner les autres
régiments de la ville à une résistance désespérée. Les régiments complices
hésitent ; la ville se partage, les magistrats et les bons citoyens pour la
paix, la soldatesque et la populace pour la lutte. Ils s'emparent des canons
et les tournent contre l'armée de Bouillé. Un
jeune officier breton du régiment du roi se précipite en vain à la gueule du
canon pour empêcher les soldats suisses de faire feu sur des Français ; on
l'arrache mutilé et sanglant de la bouche du canon qu'il embrasse ; le canon
des révoltés mitraille les gardes nationaux et les soldats de Bouillé. Ce feu
sacrilège change l'indignation de l'armée de Bouillé en héroïsme. Il s'éteint
dans le sang des Suisses, abandonnés par les autres régiments français. La
ville, forcée, combat encore par les toits et par les fenêtres ; les Suisses,
obstinés de meurtre, jonchent de cadavres les rues de Nancy ; la mitraille
seule les force à capituler dans leurs casernes. Un conseil de guerre
rassemblé sur le champ de bataille en livre vingt-trois à la mort, un grand
nombre aux cachots, le reste à la dégradation. Bouillé,
plein d'indulgence pour les citoyens, amnistie et pacifie la ville. La
discipline vengée, l'Assemblée obéie, le roi servi, l'humanité préservée,
l'ordre rétabli dans ces provinces, consacrent la renommée du général dans
toute la France. L'héroïsme patriotique du jeune Désilles, frappé pour le
salut de ses concitoyens, devient une confabulation populaire imprimant
l'horreur de la guerre civile dans l'âme des populations. Il guérit de ses
blessures et jouit vivant de son histoire. L'Assemblée,
par la voix de Mirabeau, vote à Bouillé la reconnaissance de la patrie
sauvée. Lafayette lui-même, quoique affligé de n'avoir pas cette gloire,
félicite le marquis de Bouillé, son cousin ; il caresse son royalisme dans
ses correspondances s'efforçant de se montrer un zélé serviteur de la monarchie,
et provoquant Bouillé à une alliance utile à tous les deux et au roi lui-même. « Voici
le moment, mon cher cousin, écrit Lafayette à Bouillé, où nous pouvons
commencer l'ordre constitutionnel qui doit remplacer l'anarchie
révolutionnaire. Vous êtes le sauveur de la chose publique ; j'en jouis comme
citoyen et comme votre ami. J'ai regardé l'exécution du décret de Nancy comme
la crise de l'ordre public. » Mirabeau
sentit la double joie d'avoir humilié Lafayette et grandi un autre espoir de
la royauté. Le roi entretint plus intimement avec Bouillé une correspondance
mystérieuse qui préparait de loin ce général à la fuite de la famille royale
hors de Paris et au concours qu'une armée fidèle aurait à prêter un jour à
cette évasion. VII. Ce
triomphe du roi et de l'Assemblée, au lieu de calmer la capitale, en redoubla
les agitations. Les Jacobins et les démagogues avaient fait de la sédition
Soldatesque de l'armée de Nancy leur propre cause. Ils se sentirent vaincus
par la défaite des révoltés. Des rassemblements organisés par les clubs de la
capitale entourèrent l'Assemblée nationale pour lui reprocher ses décrets et
sa victoire. Les agitateurs présentaient dans ces groupes le sang des
massacres de Nancy comme le sceau d'une alliance liberticide entre le roi,
Lafayette, l'Assemblée et l'armée. Les feuilles incendiaires de Marat et du
comité Desmoulins soufflaient le soupçon et la vengeance au peuple. Le nom de
Necker était mêlé à ceux de Lafayette, de Bouillé, de Mirabeau dans ces
imprécations. Necker, lassé et intimidé de ces murmures, devenus des menaces,
se retira pendant la nuit dans sa maison de plaisance de Saint-Ouen, pour
mettre sa famille et lui à l'abri d'une insurrection populaire dans 'son
hôtel. Lafayette,
par ménagement pour les Jacobins dispersa mollement ces rassemblements. «
J'ai passé ma journée, dit-il dans un billet confidentiel à..., j'ai passé ma
soirée à disposer des canons et des patrouilles la garde nationale y a mis un
grand zèle. Je ne crois pas que le compte de M. de Bouillé soit arrivé pour
demain. Comment trouvez - vous M. de la Tour-du-Pin, qui s'est caché dans une
autre maison, et M. de Necker, qui s'était sauvé à Saint-Ouen, le tout parce
qu'on faisait des motions contre eux ? Bonsoir. J'ai envoyé courir après le
premier ministre. » VIII. Le
ministère, usé par le temps, effacé par l'Assemblée, attaqué par Mirabeau,
accusé par les Jacobins, odieux aux royalistes, abandonné à son sort par
Lafayette, ne pouvait résister à ces secousses. M. Necker n'attendait qu'un
prétexte honorable pour se retirer d'un poste où il n'était plus que l'ombre
de lui-même et le témoin de sa propre décadence. Il trouve ce prétexte dans
les invectives du peuple qui, en tombant sur son nom, pouvaient rejaillir sur
le roi. Sa personnalité fastueuse éclatait encore dans la lettre par laquelle
il annonçait sa retraite à l'Assemblée : « Ma
santé, disait-il, est depuis longtemps affaiblie par une suite continuelle de
travaux, de peines et d'inquiétudes. Je différais cependant, de jour à
l'autre, d'exécuter le plan que j'avais formé, de profiter des restes de la
belle saison pour me rendre aux eaux, dont on m'a donné le conseil absolu.
N'écoutant que mon zèle et mon dévouement, je commençais à me livrer à un
travail extraordinaire pour déférer au vœu de l'Assemblée qui m'a été
témoigné par le comité des finances ; mais un nouveau retour que je viens
d'éprouver, des maux qui m'ont mis en grand danger cet hiver, et les
inquiétudes mortelles d'une femme aussi vertueuse que chère à mon cœur, me
décident à ne point tarder de suivre mon plan de retraite en allant retrouver
l'asile que j'ai quitté pour me rendre à vos ordres. Vous approchez à cette
époque du terme de votre session, et je suis hors d'état d'entreprendre une
nouvelle carrière. »
L'Assemblée m'a demandé un compte de la recette et de la dépense du trésor
public depuis le 1er mai 1789 jusqu'à mai 1790. Je l'ai remis le 21 juillet
dernier. « L'Assemblée
a chargé son comité des finances de l'examiner, et plusieurs membres du
comité se sont partagé entre eux le travail. Je crois qu'ils auraient déjà pu
connaître s'il existe quelque dépense ou quelque autre disposition
susceptible de reproche, et cette recherche est la seule qui concerne
essentiellement le ministre, car les calculs de détail, l'inspection des
titres, la révision des quittances, ces opérations nécessairement longues,
sont particulièrement applicables à la gestion des payeurs, des receveurs et
des différents comptables. « Cependant,
j'offre et je laisse en garantie de mon administration ma maison de Paris, ma
maison de campagne et mes fonds au trésor royal ; ils consistent, depuis
longtemps, en deux millions quatre cent mille livres, et je demande à retirer
seulement quatre cent mille livres, dont l'état de mes affaires, en quittant
Paris, me rend la disposition nécessaire. Le surplus, je le remets sans
crainte sous la sauvegarde de la nation. J'attache même quelque intérêt à
conserver la trace d'un dépôt que je crois honorable pour moi, puisque je
l'ai fait au commencement de la dernière guerre, et que, par égard pour les
besoins continuels du trésor royal, je n'ai pas voulu le retirer au milieu
des circonstances les plus inquiétantes, où d'autres avaient l'administration
des affaires. « Les
inimitiés, les injustices, dont j'ai• fait l'épreuve, m'ont donné l'idée de
la garantie que je viens d'offrir ; mais quand je rapproche cette pensée de
ma conduite dans l'administration des finances, il m'est permis de la réunir
aux singularités qui ont accompagné ma vie. « Signé NECKER. « P.
S. L'état de souffrance que j'éprouve en ce moment m'empêche de mêler à
cette lettre les sentiments divers qu'en cette circonstance j'eusse eu le
désir et le besoin d'y répandre. » IX. Ainsi
disparut dans la tempête l'homme qui l'avait suscitée. La Révolution, qui lui
devait toutes ses occasions de naître, fut ingrate envers son auteur. Obligé
de fuir comme un criminel les imprécations de Paris, reconnu et arrêté en
route par la municipalité d'Arcy-sur-Aube, qui l'accusait calomnieusement
d'emporter le trésor de l'État, il fut obligé de s'adresser à l'Assemblée
nationale pour en obtenir un décret qui lui permit de s'exiler lui-même. Possesseur
d'une immense fortune et du château de Coppet sur les bords du lac de Genève,
il y entendit de loin, et à l'abri des orages, la chute du trône et le coup
de hache qui trancha la tête de son roi. Il y vieillit en philosophe dans
l'opulence et dans la satisfaction de lui-même, trop honnête homme pour avoir
des remords, trop obstiné pour avoir des doutes, trop vain pour avoir des
regrets. Bonaparte en passant par Lausanne pour aller à Marengo, visitant M.
Necker, pour chercher dans ses entretiens le secret de cette grande renommée
d'homme d'État, fut étonné du néant politique de cette âme. Tout le génie de
Coppet était dans une femme : cette femme était madame de Staël, fille unique
du vieillard, l'écrivain le plus viril et le plus inspiré de son siècle. Quant à
M. Necker, il continua jusqu'à une extrême vieillesse à écrire des livres
médiocres avec l'emphase de sa vie, confondant, comme il avait fait en lui,
le moraliste, le politique et le financier. C'est de ce cénacle de monsieur
et de madame Necker que sortit et que se perpétua en France ce parti plus
germanique que français de métaphysiciens et d'économistes ambitieux, qu'on
appela plus tard le parti doctrinaire, parti à deux faces, dont l'une
représente e dédain de l'aristocratie pour le peuple, l'autre la haine du
peuple contre l'aristocratie. Ce
parti, à l'exemple de M. Necker, son fondateur, remua deux règnes et perdit
deux trônes, sans perdre sa confiance en lui—même. Funeste héritage que ce
ministre des ruines laissa après lui à la France ; hommes sans cesse
interposés entre la monarchie et la république, pour empêcher le peuple de
grandir et les rois de régner ; étroits comme une secte, dogmatiques comme
une école, tour à tour agitateurs comme une démagogie de tribuns ou dominateurs
comme un patricial de lettrés ; proclamant la théorie de la popularité quand
elle les élève et la théorie de l'impopularité quand elle les maintient.
Disciples perpétués de Necker et de Lafayette, ils ont les qualités et les
défauts de l'homme qui perdit le trône et de l'homme qui ajourna la liberté. X. Désertés
par M. Necker, attaqués à la fois par Danton dans une pétition foudroyante de
l'Assemblée, méprisés à haute voix par Mirabeau, injuriés avec une éloquence
vengeresse par Cazalès, les autres ministres ne pouvaient résister au choc de
tant d'opinions. On
voulait faire déclarer qu'ils étaient incompatibles avec la bonne harmonie
entre l'Assemblée et le roi. L'Assemblée, par cette omnipotence qu'une autre
assemblée voulut usurper en 1840 à la voix de ministres congédiés et
impatients d'un autre règne, allait enlever au roi la dernière indépendance
du trône. Exclure les ministres, c'était les nommer. Cazalès s'indigna contre
ce dernier empiétement de l'Assemblée qui détruisait tout équilibre de
constitution. Son discours fut implacable contre M. Necker, déjà abattu.
C'était se venger sur un cadavre. « Ce
n'est point, dit l'orateur militaire, pour défendre les ministres que je
monte à cette tribune ; je ne connais pas leur caractère, et je n'estime pas
leur conduite. Depuis longtemps ils sont coupables, depuis longtemps je les
aurais accusés d'avoir trahi l'autorité royale ; car c'est aussi un crime de
lèse-nation, que de livrer l'autorité qui seule peut défendre le peuple du
despotisme de l'Assemblée nationale, comme l'Assemblée nationale peut seule
défendre le peuple du despotisme des rois. J'aurais accusé votre fugitif
ministre des finances, qui, calculant bassement l'intérêt de sa sûreté, a
sacrifié le bien qu'il pouvait faire à sa propre ambition.... Je l'aurais
accusé d'avoir provoqué la révolution sans avoir préparé les moyens qui
pouvaient en assurer le succès et en prévenir le danger ; je l'aurais accusé
d'avoir constamment dissimulé sa conduite et ses principes. J'aurais accusé
les ministres de l'intérieur d'avoir laissé désobéir aux ordres du roi. Je
les aurais accusés tous de cette étonnante neutralité ; je les aurais accusés
de leurs perfides conseils. Tout peut excuser l'exagération de l'amour de la
patrie ; mais ces âmes froides, sur lesquelles le patriotisme ne saurait
agir, qui les excuserait, lorsque ne voyant qu'eux au lieu de voir l'État,
ayant la conscience de leur impéritie et de leur lâcheté, ces ministres,
après s'être chargés des affaires publiques, laissent à des factieux le timon
de l'État, ne se font pas justice, s'obstinent à garder leur poste, et
craignent de rentrer dans l'obscurité dont ils n'auraient jamais dû sortir ? « Pendant
les longues convulsions qui ont agité l'Angleterre, Strafford périt sur un
échafaud ; mais l'Europe admira sa vertu, et son nom est devenu l'objet du
culte de ses concitoyens. Voilà l'exemple que des ministres fidèles auraient
dû suivre. S'ils ne se sentent pas le courage de périr ou de soutenir la
monarchie ébranlée, ils doivent fuir et se cacher. Strafford mourut. Eh
n'est-il pas mort aussi ce ministre qui lâchement abandonna la France aux
maux qu'il avait suscités ? Son nom n'est-il pas effacé de la liste des
vivants ? N'éprouve-t-il pas le supplice de se survivre à lui-même et de ne
laisser à l'histoire que le souvenir de son opprobre ? Quant aux serviles
compagnons de ses travaux et de sa honte, objets présents de votre
délibération, ne peut-on pas leur appliquer ce vers de l'Arioste : « Ils
se tenaient encore debout, ils marchaient » encore, mais ils étaient morts ! » Les
ministres, congédiés par de si cruels adieux des hommes mêmes qu'ils avaient
cherché à défendre, se retirèrent tous. Le roi en choisit d'autres au hasard
ou plutôt à l'obscurité des noms, de crainte de compromettre et d'user des
noms plus significatifs à son service : c'étaient des instruments de
responsabilité plus que des ministres. Un avocat de Paris, nommé
Duport-Dutertre, fut nommé garde des sceaux ; un officier de l'armée,
Duportail, ministre de la guerre ; M. de Fleurieu, ministre de la marine ; un
financier, M. Lambert, ministre des finances ; M. de Lessart, ministre de
l'intérieur. Ils n'eurent, en acceptant dans un pareil moment de telles
fonctions, que l'ambition du sacrifice. L'impuissance les attendait au
conseil, l'insulte à l'Assemblée, l'échafaud à la fin de leur carrière. M. de
Montmorin, seul, resta ministre des affaires étrangères. La sincérité de son
attachement personnel au roi, ses liaisons avec Lafayette, ses rapports
secrets avec Mirabeau, Barnave, Duport, Danton lui-même, et la nécessité de
garder en lui l'intermédiaire mystérieux entre ces chefs et la cour, enfin
ses opinions constitutionnelles avérées, et par-dessus tout la grâce habile
de son caractère, lui avaient conservé des amis dans tous les partis. Ces
amis, avoués ou cachés, désiraient sa présence aux affaires. Seul, il avait
conquis une popularité là où M. Necker lui-même, son premier patron, avait
perdu la sienne. Tant que le roi conservait M. de Montmorin au conseil pour
les négociations au dehors ou pour les négociations au dedans, il était sûr
de n'être ni mal conseillé ni trahi. La
reine, seule, se défiait injustement de M. de Montmorin, parce que les
opinions populaires étaient des trahisons à ses yeux. La vie et la mort de
cet habile et vertueux ministre démentirent assez les répugnances de la
reine. M. de Montmorin était moins le ministre que l'ami du roi. Son ambition
n'était que l'aptitude et le goût des affaires d'État ; sa passion n'était
que l'ardeur de servir bien longtemps et partout son maitre. Homme secondaire
dans un temps de convulsion, il eût paru supérieur sous un règne calme. Il le
fut par le caractère, par le bon sens, par le patriotisme, par la fidélité.
L'histoire, ingrate pour les services obscurs, ne l'a pas assez vu dans le
demi-jour où sa modestie le cachait jusqu'ici. Elle lui doit réparation d'un
long oubli. Il fut le Strafford muet de Louis XVI. XI. Le roi
ne se faisait aucune illusion sur l'assistance qu'un pareil ministère
pourrait lui prêter. Découragé depuis, longtemps de toute modération dans
l'Assemblée, de toute confiance dans Lafayette, de tout respect dans le
peuple, il ne gouvernait plus, il conspirait. Il conspirait non contre la
constitution, mais pour son salut et pour celui de la reine et de ses
enfants. Son seul espoir était désormais dans Mirabeau. Mirabeau, qui avait
contribué à l'expulsion des ministres usés et au choix d'un ministère nul,
était en réalité le premier ministre par la pensée. Lafayette possédait le
ministère agissant. C'est de ce moment que date l'ascendant presque absolu de
Mirabeau sur les conseils secrets du roi. On a pu juger en lui jusqu'ici
l'homme privé ; on a entendu l'orateur ; on va lire l'homme d'Etat. Mais
quand l'homme apparait, l'Etat n'est plus. Ce fut le malheur de cette
destinée : elle se leva trop tard. Au moment où il fut appelé, il était
impossible. Toutefois on aime à étudier dans ces conseils, quelquefois
efficaces, souvent vains, toujours éloquents, du seul homme véritablement
politique de la Révolution, les ressources et les impuissances mêmes du génie
aux prises avec des circonstances plus fortes que lui. « Quatre
ennemis arrivent au pas redoublé : l'impôt, la banqueroute, l'armée, l'hiver.
Il faut prendre un parti, je veux dire qu'il faut se préparer aux événements
en les attendant, ou provoquer les événements en les dirigeant. En deux mots,
la guerre civile est certaine et peut-être nécessaire. Veut-on la recevoir ou
la faire, ou peut-on et veut-on l'empêcher ? Questions de la plus suprême
importance, sur lesquelles il faut enfin se décider, et que l'on ne peut
traiter que dans une conférence aussi longue et libre qu'il est nécessaire
pour qu'elles soient approfondies et résolues. Je demande cette conférence,
quelque difficile et périlleuse qu'elle puisse être pour moi. Comme je dois
donner des paroles et en recevoir, comme il me faut, sur le but et la nature
des moyens, quelques mots que l'on n'écrit pas, cette conférence est
indispensable. « En
attendant, et dans tous les systèmes, soit pour l'intérêt de la paix publique
et de la sûreté individuelle des deux prisonniers (le roi et la reine), soit
pour la direction de la crise aiguë qui va finir cette longue maladie
chronique par le salut ou la mort, voici des mesures préparatoires dont le
moment est venu et sur lesquelles on devrait se décider, qu'il me soit permis
de le dire, quand on n'en concevrait pas bien l'objet. « J'ai
souvent parlé de la nécessité de s'assurer d'un noyau de force par l'armée,
et je ne sais pas si l'on m'a bien compris. Je n'ai pas entendu dire par là
qu'il fallût tout de suite réunir des régiments, les désigner, en un mot,
former des corps d'armée. Il serait souverainement téméraire de le tenter, et
probablement impossible de l'exécuter. Mais j'ai pensé qu'il faut, sans
dispositions extraordinaires ou apparentes, prendre à cet effet des mesures
tirées de l'ordre naturel des choses militaires ; que l'on pourrait ainsi
préparer quelques forces ou points d'appui que l'on trouverait, au besoin,
déjà postés dans les lieux les plus avantageux. « L'armée
n'existe à présent qu'en régiments isolés, sans liaison militaire entre eux.
Il serait très difficile et assez peu efficace de tenter de se préparer des
points d'appui par la seule fidélité présumée de quelques chefs particuliers
de régiments, auxquels, même pour ces premiers pas, il faudrait parler. Mais
il n'y a pas un instant à perdre pour composer en idée, en intention, in
petto, plusieurs corps de troupes et choisir pour chacun de ces corps un
général qui mérite toute la confiance des Tuileries, autant par sa fidélité
que par une capacité militaire, laquelle, secondée d'un jugement sain sur
l'esprit du temps, puisse le diriger dans des circonstances si difficiles. » Cette
note conclut à former un noyau de troupes suisses concentrées sous le
commandement du comte de la Marck, étranger dévoué à la reine et non suspect
à la nation. Elle se termine par l'adjuration la plus forte à l'adoption d'un
plan général et immédiat de salut. « Mais,
encore une fois, c'est la conception d'un grand plan qu'il faut arrêter, et
pour cela il faut avoir un but déterminé. Les développements seront faciles,
les occasions fréquentes, la prestesse et l'habileté ne manqueront pas dans
le conseil secret ; des chefs même, on en trouvera. Ce que je ne vois pas
encore, c'est une volonté, et je répète que je demande à aller la déterminer,
c'est-à-dire démontrer que, hors de là, aujourd'hui même, il n'y a pas de
salut, et si, je ne sais par quelle fatalité, on n'en convient pas, je suis
réduit à déclarer loyalement que la société étant pour moi arrivée au
terrible Sauve qui peut ! il faut que je pense à des combinaisons
particulières, au moment où l'on rendra inutile le dévouement que je suis
prêt à manifester hautement et tout entier. » Deux
jours après, il détourne, en ces termes, le roi de se laisser jeter par
l'Assemblée dans la guerre étrangère : « La
dernière note, dit-il, que j'ai envoyée a causé de l'inquiétude et presque de
l'effroi. Je le regarderais comme un bien salutaire, l'effroi, s'il eût
produit l'activité au lieu d'aggraver l'espèce de torpeur où réduit
l'infortune. Mais comment ne pas s'apercevoir qu'en aiguisant la crainte il
émousse la volonté ? » Quoi qu'il en soit, il est certain que le moment est
arrivé de se décider entre un rôle actif et un rôle passif ; car celui-ci,
tout mauvais que je le croie, l'est moins k mes yeux que cette intercadence
d'essais et de résignation, de demi-volonté et d'abattement, qui éveille les
méfiances, enracine les usurpations, et flotte d'inconséquences en
inconséquences. « Et,
par exemple, si vous vous êtes condamnés à un rôle passif à l'intérieur,
pourquoi le ministère veut—il vous entraîner à un rôle actif à l'extérieur ?
Quelle détestable politique est donc celle qui va droit à transporter sur
Leurs Majestés la responsabilité qui ne peut que résulter d'une périlleuse
alliance, d'une guerre désastreuse, où il n'y a pas une seule chance de
succès ? Comment ose—t—on proposer au roi de tenter pour l'Espagne ce qu'il
n'ose pas pour lui—même ? Comment compromet-on son existence dans une
mauvaise partie qui n'est pas la sienne ? Comment, lorsqu'on frémit à l'idée
d'une guerre civile, qui est le seul moyen de redonner des chefs aux hommes,
aux partis, aux opinions ; lorsque l'anarchie est arrivée au dernier période,
ne frémit - on pas à l'idée de remuer les brandons d'une querelle extérieure,
qui ne peut qu'allumer une guerre générale et vingt guerres civiles dans le
royaume ? Tant d'incohérence me passe, je l'avoue. Je suis stupéfait de tant
de faiblesse unie à tant d'audace, et laissant à votre habile ministère sa
politique profonde, je suis trop loyal, je dois trop à Vos Majestés ce que ma
conscience et mes lumières m'indiquent comme la vérité, je suis trop avide du
rétablissement de l'ordre, pour ne pas soutenir, dans le comité des affaires
étrangères, que nous ne pouvons nous mêler que de nous-mêmes, et que nous ne
devons chercher qu'à nous maintenir en paix avec quiconque est en paix avec
nous. Si vous aviez un plan, une détermination, une arrière-pensée
quelconque, ah ! ce serait tout autre chose, et loin de redouter les
événements, même extérieurs, je les provoquerais peut-être en un certain sens
; aujourd'hui il faut les éloigner à tout prix. « Mais
si la fidélité consiste quelquefois, et plus souvent que ne le pense le
commun des mortels, à savoir déplaire pour servir, elle consiste aussi à
braver les périls même que l'on a prévus, et que l'on aurait détournés si
l'on eût été cru. Je continuerai donc à servir, autant que le permet la
nature des choses, même dans le rôle passif auquel on se condamne, quelque
répugnance que j'aie pour cet ordre de choses ; et cette répugnance est telle
que si je m'abstiens ici d'en développer tous les dangers, ce n'est que pour
épargner à votre imagination et à votre sensibilité un tableau dont la
difformité vous affligerait en pure perte dès que vous vous croyez hors de
mesure de rien tenter pour la chose publique et pour vous-mêmes. Mais je
l'aurai toujours devant les yeux, ce hideux tableau, pour prévenir du moins
quelques secousses de détail, et je gémirai qu'un si bon prince et une reine
si bien douée par la nature aient été inutiles, même par le sacrifice de leur
considération et de leur sûreté, à la restauration de leur pays ; jusqu'à ce
que, tombant moi-même, et probablement des premiers, sous la faux du sort, je
sois un exemple mémorable de ce qui est réservé aux hommes qui, en politique,
devancent leurs contemporains. » J'ai
cru cette explication nécessaire, puisqu'on a trouvé deux sens à la fin de ma
dernière note, et que l'on a cru pouvoir démêler une déclaration de guerre là
où il n'y avait que le plus fervent abandon dans la déclaration de mes
sentiments et de mes pensées. C'est un assemblage bizarre, que l'on soit
effrayé sur mes conseils, précisément parce que M. de Lafayette trouve ses
prisonniers trop bien conseillés depuis quelque temps ; que l'on suspecte mon
dévouement, parce que j'en offre les plus périlleux témoignages, et que l'on
attribue à mon animosité pour l'homme qui n'a pas cessé de vouloir
m'accaparer, et avec qui je serais demain très étroite-, ment uni si je
voulais déserter la chose publique et la cause monarchique, les conseils que
je ne donne que pour elles Non, non, je serai fidèle jusqu'au bout, parce que
tel est mon caractère ; je me bornerai aux moyens temporaires et
circonstanciels, puisque l'on ne veut se prêter à aucuns autres. Je vais
retravailler dans l'Assemblée, puisque c'est là le centre unique d'activité ;
me mêler de finances, puisque c'est là la crise la plus prochainement
menaçante ; contre-miner dans l'opinion M. de Lafayette, aussi insensiblement
que possible, puisque l'on se fait si gratuitement et si périlleusement son
auxiliaire. Du reste, j'attendrai qu'un coup de tonnerre brise la déplorable
léthargie sur laquelle je ne puis que gémir Sur le tout, une conférence, au
fond très facile à dérober, aurait expliqué beaucoup de choses sur lesquelles
il est clair qu'on ne me devine ni ne m'entend. » XII. Quelques
semaines plus tard, il insiste sur la fondation d'un journal rédigé sous son
inspection et soldé par la cour pour indiquer et discuter les articles de la
constitution à réviser dans un sens monarchique. « Montrer,
dit-il, quels sont les décrets qu'il convient de réformer, et attaquer avec
force les faux principes qui les ont fait adopter ; « Indiquer
de nouveaux décrets pour remplacer ceux que l'on croirait devoir être
réformés ; « Proposer
des vues d'exécution sur plusieurs décrets que l'Assemblée n'a point assez
développés ; « Prouver
surtout qu'il ne peut y avoir de liberté sans obéissance à la loi, de loi
sans force publique, et de force publique sans confiance dans le pouvoir
exécutif ; « Déterminer
quelles devront être les qualités des membres de la seconde législature, et
éclairer les peuples sur un choix aussi important ; « Tracer
les caractères qui distinguent le patriotisme de la licence, et le bon
citoyen d'un factieux ; « En
un mot, donner au peuple tous les avis qui peuvent lui être utiles, et
détruire tous les faux bruits que des gens malintentionnés répandent sans
cesse, pour le tromper, le flatter ou l'aigrir : tels seraient les principaux
objets du journal que l'on propose. » Le 15
septembre, après les mouvements tumultueux de Paris mal réprimés, il revient
avec insistance sur la tactique qu'il conseille au roi et à la reine pour
secouer le joug de Lafayette : « La
dernière insurrection de Paris, dit-il, confirme trop ce que j'ai dit
plusieurs fois sur la démagogie de cette capitale, sur la complicité de sa
garde nationale, et l'incapacité ou la perfidie de son chef, pour que je ne
le fasse pas remarquer. Quatre principales circonstances ont caractérisé cet
événement, et doivent servir d'instruction pour l'avenir. Les grenadiers de
la garde soldée ont dit : — Ceci est une affaire particulière qui ne nous
regarde pas. — Une partie de la garde volontaire s'est réunie sans armes au
peuple en insurrection, et l'a secondé. — Les gardes qui ont été commandés
auraient refusé d'obéir si on leur avait ordonné de s'opposer au
peuple.—Enfin, M. de Lafayette, spectateur de cette étrange scène, calculant
sa faiblesse, ou préférant sa popularité à son devoir, n'a pas osé se
compromettre en donnant des ordres. « Que
d'autres insurrections, soit du même genre, soit d'une espèce encore plus
alarmante, viennent à se former, on y retrouvera plus ou moins les mêmes
circonstances ; elles auront surtout le même résultat. Ainsi, M. de
Lafayette, sûr d'être obéi lorsqu'il se sert de son armée pour se faire
donner des éloges, ou lorsqu'il lui demande son suffrage pour faire élire qui
il lui plaît, n'a plus aucun pouvoir lorsqu'il s'agit d'empêcher des crimes.
Ainsi, maitre des soldats lorsqu'il menace la cour, lorsqu'il l'environne de
terreur, il ne l'est plus lorsqu'il faut réprimer des, séditions, lorsqu'il
doit répondre de la sûreté publique. « J'ai
cru pendant quelques instants que M. de Lafayette regarderait ceci comme un
très belle occasion de quitter sa place avant que sa place le quitte, mais
peut-être n'aura-t-il pas assez d'esprit pour cela, ou plutôt, en lui
supposant ce dessein, j'ai compté sur sa loyauté et non pas sur son
hypocrisie. On pourrait l'aider à cette démarche, si le roi lui tenait à peu
près ce langage de vive voix : « Quiconque
vous connaîtrait moins croirait que ce jour-là vous avez été poltron ; je
suis bien éloigné de le penser. « Des
malveillants pourraient dire aussi que votre secrète coalition avec les
Lameth et Barnave a influé sur votre conduite, mais je ne partage pas cette
méfiance. « J'aime
mieux croire que vous n'avez pas un être sûr dans votre armée, ou plutôt
qu'aucun général nommé par la multitude ne sera jamais obéi, parce que le
peuple croira toujours rester le maître de celui qu'il aura seul choisi pour
le commander. « Mais
ce motif est une raison de plus pour que je prenne des précautions pour ma
propre sûreté. « Je
ne désirais que faiblement une maison militaire ; elle est aujourd'hui
indispensable. Montez vous-même à la tribune, et provoquez sur-le-champ cette
discussion. Vous seul pouvez dire avec succès qu'il faudrait me forcer à
accepter une maison militaire quand même je ne la voudrais pas ; que
l'Assemblée nationale doit cette preuve de surveillance à la sollicitude des
provinces. « Vous
seul pouvez attester sur votre honneur que l'habitude du respect pour la loi
n'est pas encore assez forte ; que la discipline de la garde nationale n'est
point encore assez sûre pour laisser plus longtemps le chef de la nation sans
une garde de son choix. « Vous
serez secondé, n'en doutez pas, par tout ce qu'il y a de gens sages dans
l'Assemblée nationale, à qui la dernière insurrection a fait connaître la
facilité de soulever le peuple et l'insuffisance de la force qui est dans vos
mains. « Dussiez-vous
échouer, vous me servirez sous un autre rapport, parce que le refus d'une
maison militaire demandée par vous et réclamée dans de telles circonstances
tiendra les provinces en éveil sur ma propre sûreté. « Si
vous échouez, vous quitterez de vous-même votre place, et c'est dans le sein
de l'Assemblée que vous la déposerez. « Un
seul mot vous montrera que ce conseil vous est utile autant qu'à moi — même.
Répondez à cette question : Si une insurrection était dirigée contre moi, la
reine et mon fils, et que vous ne pussiez pas me défendre parce que vous
seriez abandonné d'une partie de votre armée, quoiqu'il vous restât des
forces suffisantes pour me faciliter une retraite, auriez-vous assez de
caractère pour prendre ce dernier moyen de me sauver ? Seconderiez-vous ma
fuite dans les provinces au risque de passer pour un conspirateur, tandis que
vous rempliriez le devoir le plus sacré ? Répondez... ou plutôt je vous
entends. Vous resteriez pour périr en homme d'honneur à mes côtés ; mais vous
craindriez, même en sauvant un roi, de passer pour un traître. » « Observez-le
avec soin, continue-t-il. Il cherchera à trouver un compliment, à éluder la
question, peut-être même à faire une réponse hypocrite ; mais il est démontré
pour moi qu'il est incapable de remplir le devoir le plus sacré lorsqu'il
croira sa popularité compromise ; il perdra le temps à délibérer, il laissera
échapper le moment, et cependant est-il autre chose que garant sur sa tête de
la sûreté du roi ? Je n'ai pas lei mêmes devoirs, et cependant je quitterais
à l'instant pour les remplir la tribune et l'Assemblée, le fauteuil même de
président si je l'occupais. C'est parce que cette horrible chance tourmente
depuis longtemps ma pensée et froisse mon cœur, que je ne cesse de diriger
l'attention du roi sur cet homme et de le lui représenter comme son ennemi le
plus dangereux. » L'ambiguïté
de l'attitude et du langage de Lafayette, langage si divers avec les divers
partis, expliquait ces pressentiments de Mirabeau, non sur l'inimitié, mais
sur le danger d'un tel compétiteur de la faveur nationale. Les billets
confidentiels de ce général, publiés depuis sa mort, respirent un dédain
voisin de la haine contre le roi et la reine, qu'il dénonçait en les
protégeant. « Il
m'a paru, écrit-il, que la reine était balancée, en m'écoutant, par• des avis
contraires, agitée par des instigations, qu'elle songeait à être belle dans
le danger plutôt qu'à le détourner, qu'elle me haïssait. » Mirabeau
devinait avec trop de justesse les insinuations de Lafayette contre la reine
et contre le roi. « Il
répand partout, écrivait-il dans sa note du 24 octobre, que lui seul a obtenu
le renvoi des ministres, que lui seul, organe fidèle du peuple, intermédiaire
tout-puissant entre le monarque et ses sujets, a vaincu tous les obstacles.
La renommée publiera bientôt le nouveau bienfait que ce héros des deux mondes
vient d'accorder au royaume. On verra donc bientôt ce même homme maître
absolu du seul pouvoir qui aurait pu le renverser. Qu'il cherche des
ministres attentifs à lui plaire, empressés de le servir, dociles à ses
leçons, tremblants devant ses menaces, il en trouvera. Mais qu'il n'espère
pas atteler à son char celui qui, ayant juré de maintenir le gouvernement
monarchique, regarde la dictature sous un roi comme un crime ; celui qui,
ayant juré de maintenir la liberté, regarde l'obéissance à un maire du palais
comme le plus honteux esclavage. « Pourquoi
répéterai-je en vain ce que j'ai dit ? La capitale gouvernera le royaume,
l'armée parisienne gouvernera la capitale, un chef habile gouvernera seul
cette armée. Et M. de Lafayette est- il ce chef, lui jusqu'ici soldat docile
de cette armée, lui que tous les factieux du royaume proclament pour leur
appui, lui qui rachète un jour de fermeté par un mois ou de stupeur ou d'une
popularité effrénée ? « J'ai
dit : Veut-on gouverner ? On ne le peut que par la majorité, et l'on ne peut
influer sur la majorité qu'en se rapprochant d'elle, qu'en lui donnant le
ministère qui lui paraîtra lui convenir, *qu'en la forçant de le défendre,
qu'en l'obligeant de composer par l'effet inévitable d'une confiance
réciproque. Or, jamais un ministère de M. de Lafayette aura-t-il cette
majorité ? II est des hommes, et je suis du nombre, qu'il pourra vaincre,
mais que jamais il ne forcera de capituler. « J'ai
dit encore : Veut-on rester dans l'inaction ? Il n'y a de mécontents utiles
que cette classe de citoyens bien intentionnés qui veulent l'ordre, mais non
l'ancien ordre ; qui sont révoltés du despotisme de l'Assemblée, mais qui ne
voudraient pas d'un autre despotisme ; qui périront pour le gouvernement
monarchique comme pour la liberté. Or, pour être évidemment coalisé avec ces
mécontents, il faut cesser de l'être avec leurs ennemis, avec ce clergé, ces
possesseurs de fiefs, ces parlements, que personne ne veut plus défendre ;
et, sous ce rapport, un ministère agréable à la majorité, et non dévoué à un
seul homme, et non l'instrument d'une petite faction, est encore
indispensable. C'est la confiance qu'il faut inspirer ; ce sont ces
humiliantes barrières placées entre la nation et le roi qu'il faut renverser
; ce sont les combats entre la majorité de l'Assemblée et le ministère qu'il
faut prévenir, parce qu'une telle situation, faisant croire au peuple que le
roi n'est pas pour lui, perpétue les défiances, la résistance et l'anarchie,
place la cour dans une minorité dangereuse et rend toujours plus nécessaire
l'existence de cet homme, qui persuade au peuple que lui seul contient la
cour, lorsqu'il dit à la cour que lui seul contient le peuple. « Enfin,
j'ai dit : On me demande des conseils que je donnerais inutilement si je ne
puis m'entendre avec les ministres. Fort ou faible en escrime, il me faut un
terrain sur lequel je puisse appuyer le pied. Il est une foule de mesures que
ni la cour ni moi ne pouvons exécuter, et que des ministres en qui l'on
pourrait se fier tenteraient avec succès comme sans danger. Or, quelle
confiance pourrai-je avoir dans un ministère que mon ennemi créera,
soutiendra, dirigera ? Je sais que j'ai tout promis, mais ai-je promis autre
chose que de servir selon mes principes ? Dois-je tromper pour plaire, ou me
rendre inutile pour être fidèle ? » Suspendons
le récit de cette politique souterraine de Mirabeau, pour suivre sa politique
en plein jour à l'Assemblée et reprendre le cours précipité des événements, XIII. La
France, d'abord, presque unanime dans son élan vers l'application des idées
de justice, de liberté légale et d'égalité civique qui faisaient le fond de
la révolution, sentait de plus en plus le trouble inséparable de ces grands
interrègnes d'institutions entre les abus et les réformes. Elle avait cru
passer, sans autres secousses que celles des idées et des tribunes, d'un
ordre social à un autre. Elle ignorait combien les conquêtes de vérités
coûtent de sacrifices aux peuples assez courageux pour se démolir eux-mêmes
afin de se reconstituer. Elle commençait à manquer non de courage, mais de
patience. L'aristocratie
nivelée, le clergé dépossédé, l'armée vaincue ou séditieuse, la magistrature
abaissée, le luxe appauvri, l'industrie, le commerce, l'agriculture
languissants, le crédit public anéanti, les impôts plus multipliés et plus
lourds, la banqueroute imminente aux créanciers de l'État, les factions
envenimées, les journaux incendiaires, les clubs convulsifs, les émotions du
peuple incessantes, la constitution ébauchée et n'offrant en perspective que
des problèmes d'application, dont le doute et le dénigrement discréditaient
d'avance les lois ; le pouvoir royal complétement annulé devant l'omnipotence
de l'Assemblée et la turbulence de l'anarchie, les récriminations des classes
de la nation les unes contre les autres, les craintes de la guerre étrangère
fomentées par les conspirations des princes et des nobles émigrés impatients
de retour, les anathèmes de Rome suspendus sur la conscience du peuple pour
venger la constitution civile du clergé, les premiers symptômes de guerre
religieuse compliquant, dans l'ouest et dans le midi du royaume, la guerre
civile prête à éclater, un camp de nobles et de paysans royalistes au château
de Jalès, dans les montagnes fanatiques des sources de la Loire, des
intrigues du comte d'Artois à Turin, nouées avec les mécontents de Lyon, des
Cévennes, promettant les Piémontais auxiliaires aux royalistes de la seconde
ville du royaume ; les soldats chassant leurs officiers nobles des régiments
et les contraignant à l'exil ; les autres officiers s'exilant d'eux-mêmes,
pour obéir à un honneur and- patriotique qui plaçait le serment au roi
au-dessus du serment au pays ; enfin ce pressentiment et ce vertige
universels qui annoncent les grandes commotions civiles et qui les aggravent
en les pressentant, tout précipitait la désertion et la fuite de la noblesse
hors de France sur les pas des princes déjà fugitifs. Les
routes étaient couvertes de familles nobles abandonnant leurs châteaux,
emportant leurs richesses, laissant derrière elles le peuple sans travail, et
allant chercher hors des frontières, les uns la sécurité, les autres la
vengeance, Cette guerre par l'absence était là plus menaçante pour la
Révolution. Elle la dénonçait comme une terre inhabitable aux aristocraties
de l'Europe ; elle l'appauvrissait de tous les trésors monnayés que les
émigrés enlevaient à la circulation, et de tous les salaires, que le luxe des
classes riches devait aux classes laborieuses ; enfin elle allait former, sur
les pieds des Alpes ou sur les bords du Rhin, des camps de proscrits, les uns
entraînés, les autres implacables, sous un drapeau de guerre civile
impunément arboré hors de la portée des luis. La
nation voyait avec terreur cette guerre de protestation muette qui lui
présageait une guerre bientôt déclarée. Elle connaissait les intrigues
criminelles ourdies contre elle par les princes émigrés avec les cours
étrangères et avec les royalistes de l'intérieur. Chaque nouvel émigré lui
paraissait un conspirateur et un ennemi de plus. Une voix presque unanime
s'élevait de tous les points du territoire pour demander des lois au moins
temporaires contre l'émigration. On accusait, non sans raison, l'Assemblée
nationale de tolérer, par un scrupule de liberté individuelle mal entendu, la
désertion du pays en temps de péril public et le recrutement impuni des
ennemis de la patrie. L'instinct du peuple, plus sûr en cela que les théories
des législateurs, protestait de lui-même contre l'indécision et la
longanimité de l'Assemblée nationale. Un
événement de mauvais présage, l'émigration des tantes du roi quittant leur
famille et leur palais pour se réfugier à Rome, sous prétexte de leurs
scrupules à assister aux cérémonies du culte accomplies par le clergé
constitutionnel, augmenta la fermentation contre les émigrés. On crut voir la
complicité du roi dans le départ de ces princesses qui tenaient de si près à
son cœur. Le peuple soulevé les &rôts de lui-même à Arnay-le-Duc, comme
des fugitives qui emportaient l'or et la sécurité de la nation. Le comte
Louis de Narbonne, leur gentilhomme (l'honneur et leur favori, fut obligé .de
revenir à Paris dénoncer à l'Assemblée cette violation de la liberté par
l'arbitraire d'une ville, et pour obtenir qu'on leur laissât poursuivre leur
route. Des rassemblements inquiets entouraient tous les soirs le palais du
Luxembourg, habité par le comte de Provence, comme pour s'opposer à son
départ, dont on semait le bruit dans les groupes. La
délibération de l'Assemblée, provoquée enfin par la nécessité de se prononcer
sur l'émigration, fut inopinée et hésitante. Merlin, Barnave, Lameth, tout le
parti populaire de l'Assemblée, demandèrent timidement une loi' répressive de
la désertion des citoyens. Aucun
de ces orateurs ne parut assez sûr de son droit pour proclamer le vrai
principe en pareille matière, l'omnipotence de la patrie. La théorie faible
et fausse de la liberté individuelle illimitée des citoyens énerva leurs
discours. Aucun d'eux ne se souvint assez que c'est la nation qui couvre le
citoyen, et que le citoyen doit à son tour couvrir la patrie. L'individu n'a
de droit que celui que la patrie lui donne. Il lui doit aussi, dans les
circonstances vitales pour elle, le sacrifice de ses propres droits
habituels, lorsque l'exercice de ces droits individuels devient un dommage et
un danger pour la patrie. A ce titre, la nation peut interdire sous les
peines les plus sévères et les plus justes l'émigration des citoyens qui la
découvrent, la désarment ou la menacent. Que deviendrait une nation dont tous
les citoyens valides émigreraient la veille d'une guerre d'invasion sous
prétexte de droit illimité de locomotion ? La locomotion serait, le
parricide. La loi qui ne sévirait pas contre cette trahison par l'absence
serait une loi puérile, insensée. Le scrupule tuerait le pays. L'Assemblée
constitutionnelle, imbue des maximes absolues, et fausses parce qu'elles sont
absolues, de la liberté philosophique, n'osa pas poser la borne nécessaire
entre les droits de l'individu et les droits de la patrie. Chapelier,
rapporteur du comité, en rapportant une proposition de loi contre
l'émigration la sapa lui-même dans son préambule. « Ce
projet, dit-il, blesse les principes, il sera hors la constitution. Nous en
sommes arrivés cependant à un projet de décret, parce qu'il a fallu vous
obéir ; mais vous êtes prévenus que ce projet est une dictature et non une
loi. Avant de vous le lire, nous prions l'Assemblée de déclarer si elle veut
une loi sur l'émigration. » C'était
demander des objections et des résistances. Mirabeau, pour complaire à la
cour et pour étaler des dogmes plus fastueux que vrais de liberté
personnelle, se hâta de répondre à la provocation de Chapelier. « C'est
une motion d'ordre, dit-il, que je viens présenter. Je demande en outre une
permission dont j'ai rarement usé ; je serai court : je demande à dire deux
mots personnels à moi. (Plusieurs voix : Oui ! oui
!) J'ai reçu
depuis une heure six billets, dont la moitié me pressent de prononcer la
théorie de mea principes ; l'autre provoque une surveillance sur ce qu'on a
beaucoup appelé dans cette Assemblée la nécessité des circonstances. Je
demande, que dans la position où je me trouve, dans une occasion où quelqu'un
qui a servi les révolutions et qui a déjà fait trop de bruit pour son
repos... je demande, dis-je, qu'il me soit permis de lire une page et demie —
peu de discours sont moins longs — d'une lettre adressée, il y a huit ans, au
despote le plus absolu de l'Europe. Les gens qui cherchent les principes y
trouveront quelque chose de raisonnable, et du moins on n'aura plus le droit
de m'interroger. J'écrivais à Frédéric-Guillaume, aujourd'hui roi de Prusse,
le jour de son avènement au trône. Voici comment je m'exprimais : « On
doit être heureux dans vos États, sire : donnez la liberté de s'expatrier à
quiconque n'est pas retenu d'une manière légale, par des obligations
particulières ; donnez, par un édit formel, cette liberté. C'est encore là
une de ces lois d'éternelle équité que la force des choses appelle, qui vous
fera un honneur infini, et ne vous coûtera pas la privation la plus légère ;
car votre peuple ne pourrait aller chercher ailleurs un meilleur sort que
celui qu'il dépend de vous de lui donner, et s'il pouvait être mieux
ailleurs, vos prohibitions de sortie ne l'arrêteraient pas., (Applaudissements
de tout le côté droit et d'une partie du côté gauche.) Laissez ces lois à ces
puissances qui ont voulu faire de leurs Étais une prison, comme si ce n'était
pas le moyen d'en rendre le séjour odieux. Les lois les plus tyranniques sur
les émigrations n'ont jamais eu d'autre effet que de pousser le peuple à émigrer
contre le vœu de la nature le plus impérieux de tous peut-être, qui l'attache
à son pays. Le Lapon chérit le climat sauvage où il est né ; comment
l'habitant des provinces qu'éclaire un ciel plus doux penserait—il à les
quitter, si une administration tyrannique ne lui rendait pas inutiles ou
odieux les bienfaits de la nature ? Une loi d'affranchissement, loin de
disperser les hommes, les retiendra dans ce qu'ils appelleront alors leur
bonne patrie, et qu'ils préféreront aux pays les plus fertiles ; car l'homme
endure tout de la part de la Providence ; il n'endure rien d'injuste de son
semblable, et s'il se soumet, ce n'est qu'avec un cœur révolté. (Mêmes
applaudissements.) « L'homme
ne tient pas par des racines à la terre : ainsi, il n'appartient pas au sol ;
l'homme n'est pas un champ, un pré, un bétail : ainsi, il ne saurait être une
propriété ; l'homme a le sentiment intérieur de ces vérités simples : ainsi,
l'on ne saurait lui persuader que ses chefs aient le droit de l'enchaîner à
la glèbe. Tous les pouvoirs se réuniraient en vain pour lui inculquer cette
infâme doctrine. Le temps n'est -plus où les maîtres de la terre pouvaient
parler au nom de Dieu, si même ce temps à jamais existé. Le langage de la
justice et de la raison est le seul qui puisse avoir un succès durable
aujourd'hui, et les princes ne sauraient trop penser que l'Amérique anglaise
ordonne à tous les gouvernements d'être justes et sages, s'ils n'ont pas résolu
de ne dominer bientôt que sur des déserts, ou de voir des révolutions... (Applaudissements
également partagés.) « J'ai
l'honneur de proposer, non de passer à l'ordre du jour, il ne faut pas avoir
l'air d'étouffer dans le silence une circonstance qui exige une déclaration
solennelle, et que l'avis du comité rend très mémorable, mais de porter un
décret en ces termes : « L'Assemblée
nationale, ouï le rapport de son comité de constitution, refuse d'entendre un
projet de loi contre les émigrations. » Il ne
s'agissait pas de savoir si l'homme appartient à la terre, mais si le citoyen
tout entier appartient à la loi, et si la loi a le droit d'interdire tout ce
qui anéantit la patrie. Les orateurs démocrates ne surent ni distinguer ni
répondre. Cependant Chapelier lit la loi ; elle porte « qu'en temps de
trouble, il sera formé un comité de trois personnes armées du pouvoir
dictatorial de permettre ou d'interdire la sortie du royaume. La peine sera
la confiscation des biens. » Un soulèvement d'indignation, vrai chez les uns,
feint chez les autres, fait éclater les murmures de la majorité. Mirabeau
reparaît à la tribune. « J'avais la parole, » dit-il en l'enlevant à Cazalès,
« et je la réclame. Ce n'est pas l'indignation, c'est la réflexion qui fait
les lois ; c'est surtout elle qui doit les porter. L'Assemblée nationale n'a
point fait au comité de constitution le même honneur que les Athéniens firent
à Aristide, qu'ils laissèrent juge de la moralité de son projet. « Mais
le frémissement qui s'est fait entendre à la lecture du projet du comité a
montré que vous étiez aussi bons juges de cette moralité qu'Aristide, et que
vous aviez bien fait de vous en réserver la juridiction. Je ne ferai pas au
comité l'injure de démontrer que sa loi est digne d'être placée dans le code
de Dracon, mais qu'elle ne pourra jamais entrer parmi les décrets de
l'Assemblée nationale de France. Ce que j'entreprendrai de démontrer, c'est
que la barbarie de la loi qu'on vous propose est la plus haute preuve de
l'impraticabilité d'une loi sur l'émigration. (Applaudissements
du côté droit et d'une partie du côté gauche ; murmures dans le reste de
l'Assemblée.) « Je
demande qu'on m'entende. S'il est des circonstances où des mesures de police
soient indispensablement nécessaires, même contre les principes, même contre
les lois reçues, c'est le délit de la nécessité ; et comme la société peut,
pour sa conservation, tout ce qu'elle veut, que c'est la toute—puissance de
la nature, cette mesure de police peut être prise par le corps législatif, et
lorsqu'elle a reçu la sanction du contrôleur de la loi, du chef suprême de la
police sociale, elle est aussi obligatoire que toute autre. Mais entre une
mesure de police et une loi, la distance est immense. La loi sur les
émigrations est, je vous le répète, une chose hors de votre puissance, parce
qu'elle est impraticable, et qu'il est hors de votre sagesse de faire une loi
qu'il est impossible de faire exécuter, même en anarchisant toutes les
parties de l'empire. Il est prouvé par l'expérience de tous les temps qu'avec
l'exécution la plus despotique, la plus concentrée dans les mains des
Busiris, une pareille loi n'a jamais été exécutée, parce qu'elle est inexécutable.
» (Applaudissements
et murmures.) « LE PRÉSIDENT. Vous sortez de la question. » L'orateur
reprend : « Une
mesure de police est sans doute en votre puissance ; reste à savoir s'il est
de votre devoir de la prononcer, c'est-à-dire si elle est utile, si vous
voulez retenir les citoyens dans l'empire autrement que par le bénéfice des
lois, que par le bienfait de la liberté ; car de ce que vous pouvez prendre
cette mesure, il n'est pas dit que vous deviez le faire ; mais je
n'entreprendrai pas de le prouver : je m'écarterais alors de la question ;
elle consiste à savoir si le projet du comité doit être mis en délibération,
et je le nie, Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité
envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une 0011unifibien dictatoriale. (Applaudissements.) La popularité que j'ai
ambitionnée et dont j'ai eu l'honneur. (Quelques applaudissements épars dans
toutes les parties de la salle. — Murmures bien marqués d'une partie du côté
gauche.) La
popularité dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre n'est pas un faible
roseau t c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur
l'imperturbable base de la raison et de la liberté. (Applaudissements.) Si vous faites une loi contre
les émigrants, je jure de n'y obéir jamais ! (Applaudissements
et murmures.) « Voici
mon projet de décret : « L'Assemblée
nationale, après avoir entendu la déclaration faite par son comité de
constitution, qu'au-cime loi sur les émigrants ne peut se concilier avec les
principes de la constitution, a décrété qu'elle passerait à l'ordre du jour,
sans entendre préjudicier è l'exécution des précédents décrets sur les
obligations des fonctionnaires publics. » La
discussion, longtemps encore prolongée et sou, vent due le tumulte, s'établit
sur la priorité à accorder, soit au projet de Mirabeau, soit à une motion
tendant à l'ajournement. Le projet dé Mirabeau fut définitivement rejeté, et
l'Assemblée rendit, en terminant cette pénible séance du se février 1791, le
décret suivant : « L'Assemblée
nationale décrète que la loi sur les émigrations est ajournée ; que,
cependant, la question est renvoyée à des commissaires pris dans tous les
comités pour examiner s'il y a lieu ou non à un projet de loi qui puisse se
concilier avec la constitution, et en faire rapport mercredi 9 mars. » « L'Europe,
s'écria le baron de Menou, ami des Lameth et de Barnave, pressés d'éluder la
discussion par un sarcasme, l'Europe sera bien étonnée d'apprendre que
l'Assemblée nationale s'est occupée, pendant quatre jours, du départ de deux
princesses qui aiment mieux entendre la messe à Rome qu'à Paris. » XIV. Mais la
loi sur la constitution civile du clergé, suspendue par l'ajournement de la
sanction du roi, loi qui faisait pénétrer le pouvoir civil non dans les actes
du citoyen, mais dans la conscience du fidèle, agitait bien plus profondément
encore les esprits. Le roi négociait publiquement avec la cour de Rome pour
obtenir l'aveu de l'Église aux transformations administratives relatives au
clergé, décrétées par l'Assemblée. « Que
le roi, répondait le souverain pontife, ne hasarde pas son salut éternel en
donnant sa sanction à des décrets qui sont le scandale de la catholicité !
S'il a pu renoncer aux droits de sa couronne, il ne peut abdiquer ce qui
appartient à Dieu et à son Église, dont le roi de France s'appelait le fils aîné ! » Les
évêques, encouragés à la résistance aux décrets par cette réprobation de
Rome, promulguèrent une déclaration et des instructions à tous leurs
diocèses, qui ordonnaient aux curés de réserver, en prêtant leur serment
constitutionnel, tout ce qui touchait à la foi et à la hiérarchie de l'Église
romaine. Ils déclaraient de plus qu'ils n'exécuteraient aucune des
prescriptions de l'Assemblée qu'en cédant à la force et en protestant contre
la violence faite aux âmes. Ces protestations sans effet dans les villes, où
la philosophie dans les hautes classes, l'impiété dans les classes
inférieures, l'indifférence dans toutes, avaient décrédité l'autorité du
clergé, troublaient les campagnes, où l'anathème de Rome paraissait un arrêt
du ciel contre les prêtres assermentés. Déjà le peuple de l'Ouest, excité
surtout par les femmes, milice docile et frénétique du vieux sacerdoce, les
flétrissait du nom d'apostats, leur fermait les temples comme à des
profanateurs des mystères, les arrachait de l'autel, y réinstallait par des
émeutes le prêtre orthodoxe et ensanglantait les églises. Les
mêmes symptômes consternaient le Midi, les Cévennes, le Vivarais, pays où les
dogmes sont des passions. Ces malédictions du peuple rural contre le schisme
retombaient sur la constitution d'où il était né par l'imprévoyance à la fois
timide et violente de l'Assemblée. Au lieu d'affranchir les consciences en se
déclarant incompétente en matière de culte, elle les avait blessées en
s'immisçant dans la discipline et dans les rites de l'Eglise, en créant deux
partis dans la foi et en prenant elle-même parti dans ces querelles. Elle
avait soulevé ainsi, au nom de leur âme en péril, des populations d'abord
toutes prédisposées à la Révolution. Elle avait substitué une constitution
théologique à une constitution philosophique. Elle était forcée de discuter
avec un pape, des évêques, des prêtres, des fidèles, au lieu de promulguer
pour tous la liberté et l'inviolabilité des opinions et des consciences ;
elle était obligée de mentir en affectant dans ses professions de foi
politiques une orthodoxie qu'elle n'avait pas dans l'esprit, et enfin, elle
était obligée de persécuter pour soutenir, au nom de la loi, une théologie
constitutionnelle et profane, et un sacerdoce d'Etat contre une théologie
romaine et contre un sacerdoce de Dieu. L'expiation
de cette faute par faiblesse ne s'était pas fait attendre. Un clergé de cent
quarante mille prêtres dépossédés, gouvernant des millions d'âmes, et
d'autant plus puissants sur ces âmes, qu'ils allaient paraître plus
proscrits, plus fidèles et plus martyrs, recrutait contre la constitution
populaire le peuple lui-même pour ennemi. La coalition, un moment rompue du
trône, de l'aristocratie et de l'Église, allait se reformer contre la
Révolution, par l'exécution de la constitution civile du clergé, parce que
l'Assemblée constituante avait eu l'hypocrisie et la faiblesse de vouloir
coaliser elle-même une Église et une Révolution. Les âmes sont libres, et la
liberté seule les apaise. La faveur les avilit, et la persécution les
insurge. La grande simonie de l'Assemblée constituante offensait en même
temps la philosophie et la foi. En pactisant avec les habitudes religieuses
du peuple, en lui constituant elle-même une Église révolutionnaire contre une
Église orthodoxe, elle n'avait rien obtenu qu'un schisme, des agitations et
un fanatisme qui lui présageait la guerre civile. Les
philosophes et les politiques de l'Assemblée reconnaissaient leur faute,
pressentaient le péril et s'efforçaient de revenir sur leurs pas, en
adoucissant leurs décrets dans l'exécution et en interprétant le serment
constitutionnel des prêtres dans un sens purement temporel qui laissât leur
conscience libre tout en asservissant leurs actes. Les
contre-révolutionnaires se félicitaient tout bas, au contraire, de ce germe
de dissensions sacrées qui allait grandir avec les dissensions civiles et
leur donner tôt ou tard pour auxiliaires les protestations, les agitations et
les insurrections de la conscience du peuple des campagnes. Les plus habiles
et les plus astucieux parmi les conseillers de la cour faisaient envisager
avec une joie perverse au roi les conséquences funestes de ces décrets de
l'Assemblée, et l'engageaient à les aggraver par une attitude qui laissât à
l'Assemblée seule la responsabilité de ces décrets, qui témoignât au moins
par le silence sa répugnance personnelle à les exécuter, et qui lui ramenât
ainsi la popularité fanatique perdue par les auteurs de la persécution. Une
note secrète et machiavélique de Mirabeau à cette époque atteste aujourd'hui
à l'histoire ces perfidies d'une politique que la calomnie même osait à peine
soupçonner. « On
ne pouvait pas trouver, » écrit-il au roi et à la reine dans cette note, «
une occasion plus favorable de coaliser un grand nombre de mécontents, de
mécontents d'une plus dangereuse espèce, et d'augmenter la popularité du roi
aux dépens de celle de l'Assemblée nationale. « Il
faut pour cela : « 1°
Provoquer le plus grand nombre d'ecclésiastiques fonctionnaires publics à
refuser le serment ; « 2°
Provoquer les citoyens actifs des paroisses, qui sont attachés à leurs
pasteurs, à se refuser aux réélections ; « 3°
Porter l'Assemblée nationale à des moyens violents contre ces paroisses, tels
que faire mander à la barre les officiers municipaux des grandes villes, de
casser les municipalités, et de requérir le roi d'employer la force publique
pour faire exécuter les décrets ; « 4°
Empêcher que l'Assemblée n'adopte des palliatifs qui lui permettraient de
reculer d'une manière insensible et de conserver sa popularité ; « 5°
Présenter en même temps tous les projets de décrets qui tiennent à la
religion, et surtout provoquer la discussion sur l'état des juifs d'Alsace,
sur le mariage des prêtres et sur le divorce, pour que le feu ne s'éteigne
point par défaut de matières combustibles. Je sais qu'on ne peut pas
intervertir l'ordre du jour, qui est fixé pour une semaine entière, mais il
suffirait de faire une simple motion sur ces objets, et d'en demander le
renvoi au comité de constitution. Le peuple connaîtrait par là le système
religieux de l'Assemblée, et la classe des mécontents ne pourrait que
s'accroître ; « 6°
Joindre à cet embarras celui du sacre d'un évêque ; « 7°
S'opposer à toute adresse où l'on énoncerait que l'Assemblée n'a pas voulu
toucher au spirituel, soutenir pour cela qu'elle doit compte de ce qu'elle a
tait et non de ce qu'elle a voulu faire ; « 8°
Quand on en serait venu à l'emploi de la force publique, provoquer des
pétitions dans les départements pour s'y opposer. » Il
est impossible de se dissimuler l'embarras où se trouverait l'Assemblée si
toutes ces mesures concouraient en même temps. D'abord, la vente des biens
ecclésiastiques serait nécessairement retardée ; les ennemis de l'Assemblée
auraient un point de ralliement dans leurs opinions ; la force publique
échouerait contre la résistance, et la licence dans quelques parties du
royaume parviendrait au dernier degré. — L'Assemblée ne pourrait plus
reculer, parce qu'il serait impossible de concilier les réélections faites
dans quelques endroits avec le refus de réélire dans d'autres ; car le parti
qui résisterait regarderait les nouveaux élus comme des intrus et des
schismatiques. Le roi se serait conduit avec beaucoup de popularité dans
toute cette affaire, et si, obtenant dans cet intervalle plus de liberté
qu'il n'en a dans ce moment, il convoquait une autre législature pour
remédier aux maux du royaume, par cela seul le but que l'on s'est proposé
serait assuré. « Je
fais ces réflexions parce que l'Assemblée doit s'occuper aujourd'hui d'une
mesure absolument différente : on veut donner des explications au clergé et
décider que les curés ne sont pas tellement déchus de leurs fonctions, pour
n'avoir pas prêté le serment, qu'ils ne doivent les continuer jusqu'à leur
réélection. « Le
premier moyen paraîtra insuffisant aux évêques ; mais il rendra plus facile
le serment des curés, et l'on diminuera la résistance. « Le
second moyen n'est que le préparatif d'une seconde rétractation. Or, il faut
empêcher, au contraire, l'Assemblée de reculer jusqu'à ce que son
impopularité soit entière. « Au
lieu de ces moyens, si ceux que j'indique ne sent point approuvés, il
faudrait du moins faire proposer par quelque député de rétracter nettement le
décret du 27 novembre. « L'orateur
dirait : En ordonnant aux curés de continuer leurs fonctions, vous les
exposez à des dangers ; vous ne voulez d'ailleurs que préparer une
rétractation plus complète, car que ferez-vous si les peuples refusent de
réélire ? Forcerez-vous la conscience des citoyens actifs, vous qui avez
décrété la liberté des opinions religieuses ? Et, en supposant que vous ne
les forciez pas, voua allez tomber dans une injustice bien étrange ; il y
aura des réélections dans le royaume ; ainsi une partie des fonctionnaires
publics conserveront leurs places sans avoir prêté leur serment, et d'autres
les auront perdues pour ne l'avoir pas prêté. Vous ne pouvez prévenir cette
bigarrure qu'en rétractant votre décret. « Quand
même cette opinion ne passerait pas, il serait bien utile qu'elle Mt dans les
journaux. Ce serait une date prise. » XV. On
voit, par ces criminelles insinuations de Mirabeau à la cour, que sa
politique, désormais vendue à la contre-révolution, ne reculait plus ni
devant la guerre civile ni devant la guerre religieuse pour rendre des
partisans à tout prix à la monarchie. Il poussait ses services jusqu'au
crime. Mais les dissensions religieuses n'avaient déjà plus besoin de crime
pour s'envenimer ; elles menaçaient d'incendier le royaume et la révolution
elle-même. Les esprits droits et les cœurs honnêtes, dans l'Assemblée, sentaient
la nécessité d'étouffer ces ferments d'agitation. Elle reprit, le 26
décembre, la discussion sur les matières religieuses. L'abbé Grégoire, prêtre
fervent, quoique révolutionnaire exalté, monte à la tribune pour interpréter
dans un esprit de er-ciliation les décrets, et pour exhorter le clergé
rebelle à un serment qui n'impliquait, selon lui, la renonciation à aucune
vérité dogmatique. On l'écoutait avec cette faveur qui accueille, dans les
assemblées anxieuses, les pensées de paix. « Messieurs,
dit l'abbé Grégoire, disposé, ainsi qu'un grand nombre de confrères, à prêter
le serment ordonné par votre décret du 27 du mois dernier, permettez qu'en
leur nom je développe quelques idées qui, peut-être, ne seront pas inutiles
dans les circonstances actuelles. « On
ne peut se dissimuler que beaucoup de pasteurs très estimables, et dont le
patriotisme n'est point équivoque, éprouvent des anxiétés, parce qu'ils
craignent que la constitution française ne soit incompatible avec les
principes du catholicisme. Nous sommes aussi inviolablement attachés aux lois
de la religion qu'à celles de la patrie. Revêtus du sacerdoce, nous
continuerons de l'honorer par nos mœurs ; soumis à cette religion divine,
nous en serons constamment les missionnaires ; nous en serions, s'il le
fallait, les martyrs I Mais après le plus mûr, le plus sérieux examen, nous
déclarons ne rien apercevoir dans la constitution civile du clergé qui puisse
blesser les vérités saintes que nous devons croire et enseigner. « Ce
serait injurier, calomnier l'Assemblée nationale, que de lui supposer le
projet de mettre la main à l'encensoir ! A la face de la France, de
l'univers, elle a manifesté solennellement son profond respect pour la
religion catholique, apostolique et romaine. Jamais elle n'a voulu priver les
fidèles d'aucun moyen de salut ; jamais elle n'a voulu porter la moindre
atteinte au dogme, à la hiérarchie, à l'autorité spirituelle du chef de
l'Église : elle reconnaît que ces objets sont hors de son domaine. Dans la
nouvelle circonscription des diocèses, elle a voulu seulement déterminer des
formes politiques plus avantageuses aux fidèles et à l'État ; le titre seul
de constitution civile du clergé énonce suffisamment l'intention de
l'Assemblée nationale. « Nulle
considération ne peut donc suspendre l'émission de notre serment. Nous
formons les vœux les plus ardents pour que, dans toute l'étendue de l'empire,
nos confrères, calmant leurs inquiétudes, s'empressent de remplir un devoir
de patriotisme si propre à porter la paix dans le royaume et à cimenter
l'union entre les pasteurs et les ouailles ! » Après
ces paroles, il prononça le serment ainsi Conçu « Je
jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m'est confiée. Je
jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Je jure de maintenir de
tout mon pouvoir la constitution française décrétée par l'Assemblée nationale
et acceptée par le roi, et notamment les décrets relatifs à la constitution
civile du clergé. » Soixante-deux
prêtres de l'Assemblée, quittant leurs places au bruit des applaudissements
de leurs collègues, montent à la tribune et prêtent le serment de paix. Les
autres restent immobiles sous les yeux de leurs évêques, et semblent hésiter
entre une conscience qui leur interdit ce sacrifie à la concorde et une
conscience qui leur reproche de se faire l'occaion d'une guerre civile. On
nomme un comité chargé de rédiger au peuple français une explication
rassurante des intentions de l'Assemblée, véritable mandement laïque d'une
assemblée réfutant les mandements des évêques. Mirabeau, quoique étranger à
ce comité, se charge de rédiger cette exhortation, plus insidieuse que
sincère, au clergé catholique. On vient de voir, dans sa note eu roi, qu'il
voulait plutôt envenimer la plaie que la guérir en y touchant. Ce discours,
pour lequel il fut aidé, dit-on, par l'abbé Lamourette, théologien érudit,
mois politique inhabile, produisit dans l'Assemblée même les orages que
l'orateur voulait semer dans le sanctuaire et dans les provinces. « Français
! lut à la tribune Mirabeau avec une solennité de ton et de visage destinée à
voiler l'astuce, au moment où l'Assemblée nationale coordonne le sacerdoce à
vos lois nouvelles, afin que, toutes les institutions de l'empire se prêtant
un mutuel appui, votre liberté soit inébranlable, on s'efforce d'égarer la
conscience des peuples ; on dénonce de toute part la constitution civile du
clergé, décrétée par vos représentants, comme dénaturant l'organisation
divine de l'Église chrétienne, et ne pouvant subsister avec les principes
consacrés par l'antiquité ecclésiastique. « Ainsi,
nous n'aurions pu briser les chaînes de notre servitude sans secouer le joug
de la foi 1 Non ; la liberté est loin de nous prescrire un si impraticable
sacrifice ! Regardez, ô concitoyens 1 regardez cette Église de France, dont
les fondements s'enlacent et se perdent dans ceux de l'empire lui-même ;
voyer comme elle se régénère avec lui, et comme la liberté, qui vient du ciel
aussi bien que notre foi, semble montrer en elle la compagne de son éternité
et de sa divinité ! Voyez comme ces deux filles de la raison souveraine
s'unissent pour développer et rem.- Or toute la perfectibilité de votre
sublime nature, et pour combler votre double besoin d'exister avec gloire et
d'exister toujours ! « On
nous reproche d'avoir refusé de décréter explicitement que la religion
catholique, apostolique et romaine est la religion nationale ; « D'avoir
changé, sans l'intervention de l'autorité ecclésiastique, l'ancienne
démarcation des diocèses, et troublé par cette mesure, ainsi qu'en plusieurs
autres points de l'organisation civile du clergé, la puissance épiscopale ; « Enfin,
d'avoir aboli l'ancienne forme de nomination des pasteurs, et de la faire
déterminer par l'élection des peuples. « A
ces trois points se rapportent toutes les accusations d'irréligion et de
persécution dont on voudrait flétrir l'intégrité, la sagesse et l'orthodoxie
de vos représentants. Ils vont répondre, moins pour se justifier que pour
prémunir les vrais amis de la religion contre les clameurs hypocrites des
ennemis de la révolution. (Nombreux applaudissements.) « Déclarer
nationale la religion chrétienne eût été flétrir le caractère le plus intime
et le plus essentiel du christianisme. En général la religion n'est pas, elle
ne peut être un rapport social ; elle est un rapport de l'homme privé avec
l'Être infini. Comprendriez-vous ce qu'on voudrait vous dire si l'on vous
parlait d'une conscience nationale ? Eh bien ! la religion n'est pas
plus nationale que la conscience, car un homme n'est pas véritablement
religieux parce qu'il est de la religion d'une- nation, et quand il n'y
aurait qu'une religion dans l'univers, et que tous les hommes se seraient accordés
pour la professer, il serait encore vrai que chacun d'eux n'aurait un
sentiment sincère de religion qu'autant que chacun serait de la sienne,
c'est-à-dire qu'autant qu'il suivrait encore cette religion universelle quand
le genre humain viendrait à l'abjurer. (Applaudissements.) « Ainsi,
de quelque manière qu'on envisage une religion, la dire nationale c'est lui
attribuer une dénomination insignifiante ou ridicule. « Serait-ce
comme juge de sa vérité ou comme juge de son aptitude à former de bons
citoyens que le législateur rendrait une religion constitutionnelle ? Mais
d'abord y a-t-il des vérités nationales ? En second lieu, peut-il jamais être
utile au bonheur public que la conscience des hommes soit enchaînée par la
loi de l'État ? La loi ne nous unit les uns aux autres que dans les points où
nous nous touchons ; or, les hommes ne se touchent que par la superficie de
leur être ; par la pensée et la conscience, ils demeurent isolés, et
l'association leur laisse à cet égard l'existence absolue de la nature. (Nouveaux
applaudissements.) « Enfin,
il ne peut y avoir de national dans un empire que les institutions établies
pour produire des effets politiques, et la religion n'étant que la
correspondance de la pensée et de la spiritualité de l'homme avec la pensée
divine, avec l'esprit universel, il s'ensuit qu'elle ne peut prendre sous ce
rapport aucune forme civile ou légale. Le christianisme, principalement,
s'exclut par son essence de tout système de législation locale. Dieu n'a pas
créé ce flambeau pour prêter des formes et des couleurs à l'organisation
sociale des Français ; mais il l'a posé au milieu de l'univers pour être le
point de ralliement et le centre d'unité du genre humain. Que ne nous blâme-t-on
aussi de n'avoir pas déclaré que le soleil est l'astre de la nation, et que
nul autre ne sera reconnu devant la loi pour régler la succession des nuits
et des jours ! (Vifs applaudissements.) « Ministres
de l'Évangile, vous croyez que le christianisme est le profond et éternel
système de Dieu ; qu'il est la raison de l'existence d'un univers et d'un
genre humain ; qu'il embrasse toutes les générations et tous les temps ;
qu'il est le lien d'une société éparse dans tous les empires du monde, et qui
se rassemblera des quatre vents de la terre pour s'élever dans les splendeurs
de l'inébranlable empire de l'éternité (Le côté gauche applaudit ; plusieurs
membres du côté droit se prennent à rire.) ; et avec ces idées si vastes, si universelles, si
supérieures à toutes les localités humaines, vous demandez que, par une loi
constitutionnelle de notre régime naissant, ce christianisme, si fort de sa
majesté et de son antiquité, soit déclaré la religion des Français ! Ah
! c'est vous qui outragez la religion de nos pères ! Vous voulez que,
semblable à ces religions mensongères nées de l'ignorance des hommes,
accréditées par les dominateurs de la terre et confondues dans les
institutions politiques comme un moyen d'oppression, elle soit déclarée la
religion de la loi et des césars ! » Après
cette profession de christianisme hypocrite et déclamatoire, Mirabeau, dans
une longue argumentation, justifie l'économie et l'orthodoxie des décrets.
Puis, injuriant les évêques nommés en vertu de l'investiture pontificale : « Et
c'est ce concordat irréligieux, dit-il, cette convention simoniaque, qui, au
temps où elle se fit, attira sur elle tous les anathèmes du sacerdoce
français ; c'est cette stipulation criminelle de l'ambition et de l'avarice,
ce pacte ignominieux qui imprimait depuis des siècles aux plus saintes
fonctions la tache honteuse de la vénalité, qu'aujourd'hui nos prélats ont
l'impudeur de réclamer au nom de la religion, à la face de l'univers, à côté
du berceau de la liberté, dans le sanctuaire même des lois régénératrices de
l'empire et de l'autel (Murmures du côté droit ; applaudissements du côté
gauche.) « Mais,
dit-on, le choix des pasteurs, confié à la disposition du peuple, ne sera
plus que le produit de la cabale « Parmi
les plus implacables détracteurs du rétablissement des élections, combien en
est-il à qui nous pourrions faire cette terrible réponse : — Est-ce à vous
d'emprunter l'accent de la piété pour condamner une loi qui vous assigne des
successeurs dignes de l'estime et de la vénération de ce peuple qui n'a cessé
de conjurer le ciel d'accorder à ses enfants un pasteur qui les console et
les édifie ? Est-ce à vous d'invoquer la religion contre la stabilité
d'une constitution qui doit en être le plus inébranlable appui, vous qui ne
pourriez soutenir un seul instant la vue de ce que vous êtes, si tout à coup
l'austère vérité venait à manifester au grand jour les ténébreuses et lâches
intrigues qui ont déterminé votre élévation à l'épiscopat (Applaudissements
du côté gauche.)
; vous qui êtes les créatures de la plus perverse administration ; vous qui êtes
le fruit de cette iniquité effrayante qui appelait aux premiers emplois du
sacerdoce ceux qui croupissaient dans l'oisiveté et l'ignorance, et qui
fermaient impitoyablement les portes du sanctuaire à la portion sage et
laborieuse de l'ordre ecclésiastique ? » L'indignation
et le scandale que cherchait l'orateur au fond des âmes, sous une feinte
invocation à la paix, éclate à ces apostrophes parmi les membres du clergé et
parmi les royalistes. Il se réjouit de leur colère, présage de la colère des
catholiques dans les provinces ; il poursuit : « Ah !
tremblons que cette supputation de l'incrédulité ne soit fondée sur les plus
alarmantes vraisemblances ! Ne croirait-on pas que tous ceux qui se font une
étude de décrier comme attentatoire aux droits de la religion le procédé que
vos représentants ont suivi dans l'organisation du ministère ecclésiastique ;
ne croirait-on pas qu'ils ont le même but que l'impie, qu'ils prévoient le
même dénouement, et qu'ils sont résolus à la perte du christianisme, pourvu
qu'ils soient vengés et qu'ils aient épuisé tous les moyens de recouvrer leur
puissance et de vous replonger dans la servitude ? — Tandis que le côté
gauche applaudit, M. l'abbé Maury indigné se lève, salue l'Assemblée et se
retire accompagné et suivi successivement de plusieurs autres ecclésiastiques. « C'est-à-dire,
reprend Mirabeau, que la seule différence qui distingue ici la doctrine
irréligieuse de l'aristocratie ecclésiastique, c'est que la première ne
souhaite la ruine de la religion que pour rendre plus sûr le triomphe de la
constitution et de la liberté, et que la seconde ne tend à la destruction de
la foi que dans l'espoir de la voir entraîner dans sa chute la liberté et la
constitution de l'empire. L'une n'aspire à voir la foi s'éteindre parmi nous
qu'en croyant qu'elle est un obstacle à la parfaite délivrance des hommes ;
l'autre expose la foi aux plus grands dangers dans le dessein de vous ravir
ce que vous avez reconquis de vos droits, et de jouir encore une fois de
votre abaissement et de votre misère. Enfin, l'une ne hait dans la religion
que ce qui parait y consacrer des principes favorables aux tyrans, et l'autre
la livre volontairement à tous les hasards d'un choc dont elle attend le
retour de la tyrannie et la renaissance de tous les ordres. Ainsi, l'esprit
d'humanité, qui se mêle aux entreprises de l'incrédulité contre l'Évangile,
en adoucit et en fait en quelque sorte pardonner la témérité et l'injustice ;
mais comment pourrait être excusé notre sacerdoce du mal qu'il fait à la
religion pour renfoncer les hommes dans le malheur, et recouvrer une
puissance dont la privation soulève toutes ses passions et contrarie toutes
ses habitudes ! « Ô
vous qui ôtes de bonne foi avec le ciel et votre conscience, pasteurs qui
n'avez balancé jusqu'à ce jour à sceller de votre serment la nouvelle
constitution civile du clergé que par l'appréhension sincère de vous rendre
complices d'une usurpation, rappelez-vous ces temps anciens où la foi
Chrétienne, réduite à concentrer toute sa majesté et tous ses trésors dans le
silence et les ténèbres des cavernes, tressaillait d'une joie si pure
lorsqu'on venait annoncer à ces pontifes austères et vénérables le repos du
glaive de la persécution ; lorsqu'on leur apprenait la fin d'un règne cruel
et l'avènement d'un prince plus humain et plus sage ; lorsqu'ils pouvaient
sortir avec moins de frayeur des cavités profondes où ils avaient érigé leurs
autels pour aller consoler et affermir la piété de leurs humbles disciples,
et laisser jaillir de dessous terre quelques étincelles du flambeau divin
dont ils gardaient le précieux dépôt ! Or, supposons que l'un de ces hommes
vénérables, sortant tout â coup de ces catacombes antiques où sa cendre est
confondue avec celle de tant de martyrs, vienne aujourd'hui contempler au
milieu de nous la gloire dont la religion s'y voit environnée, et qu'il
découvre d'un coup d'œil tous ces temples, ces tours, qui portent si haut
dans les airs les éclatants attributs du christianisme, cette croix de
l'Evangile qui s'élance du sommet de tous les départements de ce grand
empire... Quel spectacle pour les regards de celui qui, en descendant au
tombeau, n'avait jamais vu la religion que dans les antres des forêts et des
déserts ! quels ravissements ! quel transports 1 Je crois l'entendre
s'écrier, comme autrefois cet étranger à la vue du camp du peuple de Dieu : Ô
Israël ! que vos tentes sont belles ! Ô Jacob ! quel ordre, quelle majesté
dans vos pavillon s !... « Calmez
donc, ah ! calmez vos craintes, ministres du Dieu de paix et de vérité !
Rougissez des exagérations incendiaires, et ne voyez plus notre ouvrage à
travers vos passions ! « —
Une voix au milieu des murmures du côté droit : — « C'est sonner le
tocsin ! » — « Nous
ne vous demandons pas de jurer contre la loi de votre cœur.... (Murmures.) mais nous vous demandons, au
nom du Dieu saint qui doit nous juger tous, de ne pas confondre des opinions
humaines et des traditions scolastiques avec les règles inviolables et
sacrées de l'Évangile. S'il est contraire à la morale d'agir contre sa
conscience, il ne l'est pas moins de se faire une conscience d'après des
principes faux et arbitraires : l'obligation de faire sa conscience est
antérieure à l'obligation de suivre sa conscience ; les plus grands malheurs
publics ont été causés par des hommes qui ont cru obéir à Dieu et sauver leur
âme. (Applaudissements.) « Et
vous, adorateurs de la religion et de la patrie, Français ! peuple fidèle et
généreux, peuple fier, mais reconnaissant, voulez-vous juger les grands
changements qui viennent 'de régénérer ce vaste empire ? Contemplez le
contraste de votre état passé et de votre situation à venir. Qu'était la
France, il y a peu de mois ? Les sages y invoquaient la liberté, et la
liberté était sourde à la voix des sages ; les chrétiens éclairés y
demandaient où s'était réfugiée l'auguste religion de leurs pères, et la vraie
religion de l'Évangile ne s'y trouvait pas ! Nous étions une nation sans
patrie, un peuple sans gouvernement et une Église sans caractère et sans
régime !... » A ces
mots qui torturent la foi jusque dans les consciences les plus muettes,
Camus, qui veut, comme Grégoire, sauver la foi chrétienne de la révolution
politique, se lève, se révolte et s'écrie qu'on ne peut écouter plus
longtemps les abominations irréligieuses dont le comité a laissé infecter son
instruction au peuple. « Je demande, dit-il, qu'on lève la séance et qu'on
renvoie son adresse au comité pour la purifier de ces scandales » Un
violent tumulte s'élève à la protestation de Camus. Les invectives du côté
droit assaillent Mirabeau, les encouragements du côté gauche l'affermissent,
le murmure des deux partis étouffe sa voix, vingt orateurs s'élancent à la
fois de leurs places pour escalader la tribune ; on s'apostrophe de la voix,
on se menace du geste, on se foudroie du regard ; la guerre civile semble
jaillir du discours médité pour la prévenir. On soutient que le comité,
composé d'hommes sages, n'a pu tolérer les invectives de son rédacteur contre
la religion de la nation, et que Mirabeau a travesti, en la lisant,
l'instruction patriotique qu'on l'a chargé de lire. Il se
justifie en affirmant que son manuscrit, sans rature et sans altération, est
le même qu'il a soumis au comité, et qu'il le déposera sur la tribune en
finissant, pour qu'on s'assure de la conformité du texte approuvé aux paroles
prononcées. Il disait vrai, mais on ignorait ce que la tribune ajoute de
retentissement et d'émotion aux paroles qu'on y prononce. La tribune grossit
le sens comme le son ; elle est la perspective des paroles. Ce qui n'est
que trivialité en bas devient scandale en haut. Mirabeau
l'éprouva. La colère sainte des uns, l'indignation feinte des autres, le
respect humain de tous, couvrirent de murmures le reste de son adresse aux
Français. Il poursuivit, à travers les interruptions, les apostrophes et les
dégoûts de l'auditoire : « Voyez,
dit-il, ce sacerdoce méditant sans cesse des moyens pour s'emparer de la
force publique, pour la déployer contre ceux qui l'ont dépouillé de ses
anciennes usurpations, pour remonter sur le trône de son orgueil, pour faire
refluer dans ses palais un or qui en était le scandale et la honte ! (Murmures à
droite, applaudissements à gauche.) Voyez avec quelle ardeur il égare les consciences,
alarme la piété des simples, effraie la timidité des faibles, et comme il
s'attache à faire croire au peuple que la Révolution et la religion ne
peuvent subsister ensemble « Or,
le peuple finira par le croire, en effet, et, balancé dans l'alternative
d'être chrétien ou libre, il prendra le parti qui coûtera le moins à son
besoin de respirer de ses anciens malheurs. Il abjurera son christianisme, il
maudira ses pasteurs, il ne voudra plus connaître ni adorer que le Dieu
créateur de la nature et de la liberté. Et, alors, tout ce qui lui retracera
le souvenir du Dieu de l'Evangile lui sera odieux ; il ne voudra plus
sacrifier que sur l'autel de la patrie ; il ne verra ses anciens temples que
comme des monuments qui ne sauraient plus servir qu'à attester combien il fut
longtemps le jouet de l'imposture et la victime du mensonge ! (Des murmures
s'élèvent des deux côtés.) Il ne pourra donc plus souffrir que le prix de sa sueur et de
son sang soit appliqué aux dépenses d'un culte qu'il rejette, et qu'une
portion immense de la ressource publique soit attribuée à un sacerdoce
conspirateur. Et voilà comment cette religion, qui a résisté à toutes les
controverses humaines, était destinée à s'anéantir dans le tombeau que lui
creuseraient ses propres ministres ! » On
entendait dans ces paroles la prophétie des jours prochains de reniement et
de persécution contre l'Eglise. C'est l'Assemblée constituante qui les
préparait à son insu par sa faiblesse. En conservant au culte ses privilèges
de culte national, elle lui suscitait d'avance les animosités, les
vicissitudes, les renversements des institutions humaines. Fonder le temple
de Dieu sur le sol qui porte les trônes ou les républiques, c'est l'exposer à
tous les tremblements du globe. Mirabeau le savait et n'osait pas le dire. Il
injuriait l'institution religieuse du christianisme, qu'il fallait simplement
séparer des institutions politiques. Ses injures provoquaient à la guerre
civile ; la liberté aurait contraint à la paix. XVI. L'Assemblée
ne voulut pas entendre jusqu'au bout. Elle rejeta ce projet d'adresse et
chargea son comité ecclésiastique de rédiger simplement une instruction légale
au peuple pour le rassurer contre les imputations de schisme attribuées à la
constitution civile. Cette instruction émanée de législateurs profanes
n'apaisa rien. Les fidèles n'écoutaient que les évêques. Le peuple flottait,
selon sa piété ou son impiété locales, entre les prêtres assermentés et les
prêtres insoumis à la loi. A Paris, on accusait le roi de perpétuer
l'indécision des provinces et la rébellion des prêtres en suspendant sa
sanction de la constitution civile du clergé. Cette
suspension n'était pas seulement dans le roi une manœuvre politique
conseillée par Mirabeau, elle était aussi et surtout un scrupule honnête et
sincère de sa conscience. Le catholicisme faisait partie de la royauté dans
la famille des Bourbons. L'éducation des princes appartenait exclusivement à
l'Eglise. Ses ministres étaient les premiers grands officiers du palais.
Désavouer leur culte natal, c'était, pour ainsi dire, apostasier leur propre
nature. Bien que Louis XVI eût vécu et régné entouré de ministres incrédules,
protestants ou philosophes, tels que M. de Maurepas, Turgot, M. de Calonne,
Necker, le cardinal de Brienne, M. de Malesherbes, surtout, le familier et le
complice fervent de la philosophie anti-chrétienne du siècle, il n'avait
jamais abjuré intérieurement les dogmes et les pratiques du culte de sa
jeunesse et de ses pères. Son imagination aride et son esprit soumis aux
règles lui faisaient conserver ses principes comme une sainte discipline du
trône. Il était, par sa nature, plus enclin à l'indifférence qu'au fanatisme
ou .à l'impiété en matière de foi. La
reine, qui maniait son âme comme sa volonté, n'avait pas incliné cette âme à
la piété. Futile et irréfléchie au milieu d'une société qui écartait d'elle
les pensées graves, elle avait traversé sa jeunesse sans autre souci que
celui du plaisir et du pouvoir. Le malheur l'avait surprise en sursaut ; mais
son énergie naturelle l'avait portée à la colère plus qu'à la résignation :
elle luttait, elle ne priait pas encore. Le roi,
au contraire, ayant plus besoin d'appui, parce qu'il était plus faible, avait
cherché, depuis les journées d'octobre, sa force, sa lumière, sa consolation
dans sa foi. Il passait, tous les jours, des heures solitaires dans le
recueillement, dans la prière et dans la récitation des psaumes. Un petit
cabinet de lecture, éclairé d'une seule demi-fenêtre sur le jardin et creusé
dans l'épaisseur des murs du château des Tuileries, était devenu son
oratoire. On l'y surprenait souvent à genoux ou lisant les livres de prières
de l'ordre du Saint-Esprit, dont il était le chef. Il assistait, avec une
consolation de jour en jour plus visible, au sacrifice et aux mystères de la
religion dans sa chapelle publique. Il avait un prêtre confidentiel, logé
dans le palais, aux pieds duquel il confessait souvent ses fautes et
cherchait les consolations d'en haut. L'infortune l'avait refoulé dans la
piété, ce refuge des Amas méconnues. Mais sa
raison élevée le défendait de tout fanatisme. Il distinguait en lui l'homme
du roi. Il savait qu'à ce titre de roi d'un royaume troublé par les
dissensions civiles, il devait concéder aux nécessités politiques et à la
paix du royaume tout ce qui ne serait pas une apostasie de sa foi. Nul homme
n'aurait été plus propre que lui à fonder pour tous ses peuples la liberté de
conscience, pourvu qu'on lui laissât à lui-même la liberté de croire et de
prier selon ses convictions. Les réformes de la constitution civile du clergé
ne lui paraissaient pas des schismes, tant qu'elles n'étaient pas condamnées
comme schismes par l'autorité de l'Eglise. Mais il tremblait que le pape, en
déclarant ce schisme, ne séparât son royaume et lui-même de la communion des
fidèles et ne l'obligeât à choisir entre son trône et son salut. Indépendamment
de son ambassadeur public à Rome, il avait auprès du pape des négociateurs
secrets, chargés de représenter au souverain pontife les difficultés de sa
situation entre la Révolution et l'Eglise, d'implorer l'ajournement des
foudres romaines contre des innovations que la nécessité l'obligeait, sous
peine de, détrônement, à tolérer, et d'obtenir, même en cas de rupture
ouverte avec Rome, qu'il n'encourût point comme fidèle les peines spirituelles
fulminées contre lui comme roi. Des attroupements injurieux sous ses
fenêtres, pour lui arracher la sanction de la constitution civile, lui
faisaient envisager ces extrémités comme prochaines. Les discussions de plus
en plus passionnées de l'Assemblée sur le culte, et l'agitation croissante
des provinces, le confirmaient trop dans cette prévision. Rien n'altteste
qu'il fomentât lui-même ces agitations pour en profiter, d'après le plan de
Mirabeau, mais tout indique qu'il les voyait avec une secrète satisfaction
des fautes, des violences et du discrédit de l'Assemblée. Un bref
du pape aux évêques de France augmenta la fermentation en déclarant que la
nouvelle circonscription des diocèses était un attentat à l'autorité
spirituelle de l'Eglise. Des attroupements brûlèrent le bref du pape dans les
rues de Paris. Les prêtres insoumis présentèrent cette décision pontificale à
leurs paroisses comme un anathème anticipé des prêtres assermentés. Ils
soulevèrent des émeutes pieuses contre des émeutes impies. Le sang coula dans
l'Ouest par la main des femmes et des enfants fanatisés, à la voix des
prêtres orthodoxes, contre les prêtres constitutionnels. Les premiers martyrs
de la persécution mutuelle furent les novateurs et non les fidèles. La
religion, plus intolérante encore que la philosophie, leva, la première, la
main du peuple sur les ministres du culte constitutionnel. Elle donna, la
première, le signal des vengeances et des persécutions qu'elle devait bientôt
subir à son tour. On doit le dire à la décharge de la Révolution : les
proscriptions et les assassinats qui ensanglantèrent bientôt après les
temples furent d'exécrables représailles contre d'exécrables assassinats. XVII. Cependant
les désordres populaires, mal contenus dans Paris par Lafayette, redoublaient
d'anarchie et de violence à chaque contre-coup des troubles religieux ou
populaires dans les départements. M. de Clermont - Tonnerre et les
constitutionnels modérés, expulsés du club monarchique par un attroupement de
démagogues, étaient outragés de la voix et du geste, malgré la présence de
Bailly accouru pour protéger la liberté et la vie des citoyens. Mirabeau,
indigné de ces attentats et violemment attaqué par eux dans une nouvelle
discussion sur l'émigration, leur faisait face en lutteur désespéré, décidé à
mourir ou à vaincre. « Silence aux trente voix ! » leur dit-il un jour en les
désignant comme des factieux qu'il combattrait jusqu'à la mort. Cette menace,
qui les réduisit au silence dans l'Assemblée, leur fit chercher leur
vengeance dans le club des Jacobins, leur camp personnel. Lameth et Duport,
les deux orateurs favoris de ce club, y invectivèrent contre Mirabeau, qu'ils
accusèrent d'être un transfuge masqué du parti populaire désormais vendu au
parti de la cour. « Qu'il
se découvre tout entier, enfin ! » disaient les orateurs de la faction des
Lameth et des Barnave ; « qu'il ne vienne plus ici affronter le patriotisme
qu'il a déserté ! C'est l'Ulysse de 89 ; qu'il sorte ! » XVIII. Les
partis se disputaient la voix de Mirabeau. Peu de jours avant cette attaque
du parti des Barnave, des Lameth, des Duport, des Robespierre, il avait
reconquis une popularité patriotique suffisante pour braver aux Jacobins ses
rivaux. Il
s'agissait du pavillon à donner à la flotte, qui avait gardé jusque-là le
pavillon blanc comme le seul qui indiquât sur les mers la nationalité des
vaisseaux français. « Tous
les bons citoyens, dit M. de Virieu, seraient alarmés si la couleur en était
changée ; c'est ce pavillon qui a rendu libre l'Amérique ; ce serait
désavouer nos victoires et nos vertus. Contemplez ce drapeau suspendu aux
voûtes de cette enceinte, il est blanc ! C'est celui qui vous a conduits à la
fédération ! » Ces
titres révolutionnaires du drapeau blanc, peu sincères dans la bouche d'un
des hommes qui combattaient maintenant la Révolution avec le plus
d'animosité, parurent ce qu'ils étaient, un artifice pour faire désavouer à
l'Assemblée les signes de la Révolution sur les mers. « Non,
non, dit Lareveillère-Lépeaux, député de nos côtes, le peuple français est
dans l'impossibilité de revenir en arrière : il faut qu'il achève les
conquêtes de la liberté ou qu'il périsse ! » « Je
vous demande, moi, s'écria M. de Foucault, royaliste dont l'audace tournait
habituellement à l'injure, je vous demande quels sont les militaires ou les
départements qui osent vous proposer de profaner ainsi la gloire et l'honneur
du drapeau français. Laissez aux enfants ce nouveau hochet des trois couleurs
! » Lameth,
irrité, se lève et demande que les trois couleurs, celles du peuple, soient
vengées par le président de l'outrage des royalistes. Les royalistes, sûrs de
la majorité, croient tenir la victoire et s'insurgent de murmures et de
gestes contre le côté gauche. Les provocations mutuelles traversent
l'enceinte et semblent présager dans ces couleurs répudiées un désaveu
humiliant du 14 juillet. Mirabeau, insulté plus qu'un autre dans
l'insurrection légitime et nationale qui est sortie de sa parole, se lève et
monte, avec un visage mal contenu, les degrés de la tribune. Les apostrophes
dont il est assailli l’inspirent et changent les mots dans sa bouche. II se
recueille comme pour mieux éclater, et, rejetant toutes les considérations
secondaires qui devraient dominer sa colère, il retrouve en lui le tribun
tout entier sous le complice de la cour. « Aux
premiers mots, dit-il, proférés dans cet étrange débat, j'ai ressenti, je
l'avoue, comme la plus grande partie de cette assemblée, les bouillons de la
furie du patriotisme jusqu'au plus violent emportement. — Il s’élève à
droite des murmures que couvrent de nombreux applaudissements. L'orateur
s'adresse au côté d'où partent les murmures, et dit — : Messieurs,
donnez-moi quelques moments d'attention ; je vous jure qu'avant que j'aie
cessé de parler, vous ne serez pas tentés de rire Mais bientôt j'ai réprimé
ces justes mouvements pour me livrer à une observation vraiment curieuse, et
qui mérite toute l'attention de l'Assemblée. Je veux parler du genre de
présomption qui a pu permettre d'oser présenter ici la question qui nous
agite, et sur l'admission de laquelle il n'était pas même permis de
délibérer. Tout le monde sait quelles crises terribles ont occasionnées de
coupables insultes aux couleurs nationales ; tout le monde sait quelles ont
été en diverses occasions les funestes suites du mépris que quelques
individus ont osé leur montrer ; tout le monde sait avec quelle félicitation
mutuelle la nation entière s'est complimentée quand le monarque a ordonné aux
troupes de porter, et a porté lui-même ces couleurs glorieuses, ce signe de
ralliement de tous les amis, de tous les enfants de la liberté, de tous les
défenseurs de la constitution ; tout le monde sait qu'il y a peu de mois,
qu'il y a peu de semaines, le téméraire qui a osé montrer quelque dédain pour
cette enseigne de patriotisme eût payé ce crime de sa tête. — On entend de
violents murmures dans la partie droite ; la salle retentit de bravos et
d'applaudissements. « Et
lorsque vos comités réunis, ne se dissimulant pas les nouveaux arrêtés que
peut exiger la mesure qu'ils vous proposent, ne se dissimulant pas les
difficultés qu'entraînera le changement de pavillon, soit quant à sa forme,
soit quant aux mesures secondaires qui seront indispensables pour assortir
les couleurs nouvelles aux divers signaux qu'exigent «les évolutions navales,
méprisant, il est vrai, la futile objection de la dépense... on a objecté la
dépense, comme si la nation, si longtemps victime des profusions du
despotisme, pouvait regretter le prix des livrées de la liberté ! comme s'il
fallait penser à la dépense des nouveaux pavillons, sans en rapprocher ce que
cette consommation nouvelle versera de richesse dans le commerce des toiles,
et jusque dans les mains des cultivateurs de chanvre et d'une multitude
d'ouvriers ! lorsque vos comités réunis, très bien instruits que de tels
détails sont de simples mesures d'administration qui n'appartiennent pas à
cette assemblée et ne doivent pas consumer son temps ; lorsque vos comités
réunis, frappés de cette remarquable et touchante invocation des couleurs
nationales, présentée par des matelots, dont on fait, avec tant de plaisir,
retentir les désordres, .en en taisant les véritables causes, pour peu qu'elles
puissent sembler excusables ; lorsque vos comités réunis ont eu cette belle
et profonde idée de donner aux matelots, comme un signe d'adoption de la
patrie, comme un appel à leur dévouement, comme une récompense de leur retour
à la discipline, le pavillon national, et vous proposent en conséquence une
mesure qui, au fond, n'avait pas besoin d'être ni demandée ni décrétée,
puisque le directeur du pouvoir exécutif, le chef suprême de la nation, avait
déjà ordonné que les trois couleurs fussent le signe national... « Eh
bien ! parce que je ne sais quel succès d'une tactique frauduleuse, dans la
séance d'hier, a gonflé les cœurs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre
heures, en une duit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les
principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l'esprit public,
qu'on ose dire à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu'il est
des préjugés antiques qu'il faut respecter, comme si votre gloire et la
sienne n'étaient pas de les avoir anéantis, ces préjugés que l'on réclame !
qu'il est indigne de l'Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles,
comme si la langue des signes n'était pas partout le mobile le plus puissant
pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs pour
le succès de leurs fédérations ou de leurs complots ! On ose, en un mot, vous
tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément : Nous nous
croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c'est-à-dire la couleur
de la contre-révolution (La droite jette de grands cris ; les
applaudissements de la gauche sont unanimes.) à la place des odieuses
couleurs de la liberté. Cette observation est curieuse, sans doute, mais son
résultat n'est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé. Croyez-moi
(L'orateur parle à la partie droite.), ne vous endormez pas dans une si
périlleuse sécurité ; car le réveil serait prompt et terrible. — Au milieu
des applaudissements et des murmures, on entend ces mots : C'est le
langage d'un factieux ! — (A la partie droite.) Calmez-vous, reprend-il, car
cette imputation doit être l'objet d'une controverse régulière ; nous sommes
contraires en fait : vous dites que je tiens le langage d'un factieux. (Plusieurs voix
de la droite : — Oui ! oui !) « Monsieur
le président, s'écrie l'orateur, je demande un jugement, et je pose le fait. (Nouveaux
murmures.) Je
prétends, moi, qu'il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas
inconstitutionnel, je dis profondément criminel, de mettre en question si une
couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l'Assemblée
nationale a consacrée, que la nation, que le roi ont adoptée, peut-être une
couleur suspecte et proscrite. Je prétends que les véritables factieux, les
véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu'il faut
ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux
esclavage. (On applaudit.) Non, messieurs, non ; leur folle présomption sera déçue, leurs
sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains : elles
vogueront sur les mers, les couleurs nationales ; elles obtiendront le
respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la
victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté
sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans Je
demande que la mesure générale comprise dans le décret soit adoptée ; qu'il
soit fait droit sur la proposition de N. Chapelier, concernant les mesures
ultérieures, et que les matelots à bord des vaisseaux, le matin et le soir,
et dans toutes les occasions importantes, au lieu du cri accoutumé et trois
fois répété de Vive le roi ! disent Vive la nation, la loi et le roi ! » — La
salle retentit pendant quelques minutes de bravos et d'applaudissements. Les
royalistes, atterrés, restent un moment muets sous le coup. Maury s'élance
pour rétorquer la honte par la colère. L'enthousiasme du côté gauche et des tribunes
lui coupe la voix ; il y supplée par des trépignements et par des gestes de
fureur : il prend à deux mains le marbre de la tribune, et fait le geste de
la renverser d'indignation sur ses ennemis. M. de Guilhermy, gentilhomme qui
en appelle de la parole à son épée, adresse à Mirabeau les noms de scélérat
et d'assassin. La gauche venge, par ses cris de réprobation, l'orateur que la
colère vient de lui rendre. M. de Guilhermy s'explique et motive ce qu'il a
dit, en répétant que Mirabeau veut faire assassiner une partie de l'Assemblée
par le peuple. L'émeute, en effet, attroupée en rassemblements dont on
entendait le murmure monter jusqu'à l'enceinte, parlait d'immoler Maury,
Guilhermy, Foucault, à la vengeance de la révolution outragée. Maury,
instruit que son nom, voué à l'assassinat, circule dans la foule, demande
qu'on envoie des parlementaires dans le jardin des Tuileries pour le
disculper des propos qu'on lui impute. Cazalès, mieux inspiré par son
courage, s'oppose à ce dialogue humiliant et dangereux entre l'Assemblée et
le peuple. M. de
Guilhermy reprend sa justification sans faiblesse : « Je demande,
dit-il, si celui qui aurait fait tomber la tête de M. de Foucault n'aurait
pas été un assassin ! si celui qui aurait poussé le peuple à ce meurtre
n'aurait pas été un assassin Je demande si le discours de M. de Mirabeau
n'est pas d'un séditieux ; s'il ne tend pas à attirer la vengeance du peuple
sur un parti qui n'est pas le sien !... » La gauche applaudit
ironiquement à cette question comme si elle reconnaissait un service rendu
par Mirabeau à la patrie, dans cette provocation à la vengeance du peuple sur
les royalistes. « Oui, j'ai dit que le propos de M. de Mirabeau était celui
d'un assassin. M. de Mirabeau sait combien le peuple est facile à tromper. Il
n'y a pas longtemps qu'il en a fait l'épreuve lui-même. Je veux croire que
cette intention n'était pas dans son cœur ; qu'il rétracte ses paroles, je
rétracterai les miennes. » Il somme M. de Menou de s'expliquer sur sa
délation contre lui. « Je déclare sur la conscience et sur l'honneur, répond
M. de Menou, que M. de Guilhermy a dit : M. de Mirabeau est un scélérat et un
assassin ! — Oui ! oui ! il l'a dit, il l'a dit ! » affirment
les nombreuses voix de la gauche. On se dispose à sévir contre lui. Mirabeau,
généreux et calmé par son triomphe, s'interpose et demande l'oubli de
l'insulte qui ne tombe que sur lui. Cazalès,
jusque-là muet et seul digne peut-être de se mesurer avec Mirabeau, obtient
avec peine de défendre M. de Guilhermy. « Il
est bien étrange, dit-il, qu'on veuille empêcher d'entendre un membre qui
veut défendre son collègue. L'Assemblée ne peut oublier qu'un de ses premiers
comme un de ses plus grands bienfaits, c'est le conseil qu'elle a accordé aux
accusés. J'espère qu'elle daignera m'écouter avec bonté, même avec faveur,
quand je tâcherai d'excuser l'imprudence d'un de mes collègues. S'il était
possible de justifier cet inexcusable propos, il faudrait convenir que la
motion de M. de Mirabeau est incendiaire ; il faudrait convenir qu'il a dû
paraître étonnant de l'entendre désigner au peuple une partie de cette
Assemblée qui peut être dans l'erreur, mais dont les intentions sont pures (Il
s'élève de grands murmures.), de la désigner comme n'étant pas du parti du
peuple, que nous aimons aussi, et qui connaîtra un jour, par l'excès de son
malheur, non ceux qui le trompent, car personne ici ne veut le tromper, mais
ceux qui se trompaient eux-mêmes. Le discours de M. de Mirabeau était
tellement incendiaire, que je l'aurais rappelé à l'ordre sans mon respect
pour la liberté des opinions, et c'est cette même liberté que j'invoque.
L'usage de l'Angleterre est que toute invective personnelle ne soit punie que
par le rappel à l'ordre. Si vous voulez suivre les lois du parlement d'Angleterre,
M. de Guilhermy doit être rappelé à l'ordre ; si vous voulez suivre les lois
françaises, il est sans exemple dans l'histoire de cette monarchie qu'un
décret de prise de corps ait été décerné pour un délit verbal. Si vous voulez
suivre les règles éternelles de la justice et de la raison, il est contre
toute convenance sociale qu'un mot dit à son voisin, d'une manière privée et
non articulée à la tribune, soit un délit. Certes, un jugement de cette
nature serait lui-même un délit. Je dis donc • que vous ne devez pas vous
occuper d'un propos privé, d'un propos qui n'est pas dit publiquement ; car
il n'y a de propos publics ici que ceux qui sont tenus à la tribune. Je
demande donc que l'Assemblée se laisse aller à un sentiment si doux, et
qu'elle passe à l'ordre du jour, ou, si vous voulez suivre les règles de la
police de toutes les assemblées législatives de l'Europe, je propose de
rappeler à l'ordre M. de Guilhermy. Si vous prononcez une peine plus sévère,
il n'y a plus de liberté dans les opinions, car qui peut, dans la chaleur de
la discussion, être assez maitre de ses expressions pour qu'il ne lui échappe
pas quelque chose de répréhensible ? J'avoue qu'il serait possible que je
commisse une faute de cette nature, et je Mirerais alors obtenir l'indulgence
de l'Assemblée. » Mirabeau
remonte de sang-froid à la tribune. « Je serais bien fâché de me
présenter en cette occasion comme accusateur, mais je ne puis cependant pas
consentir à être accusé. Non-seulement mon discours n'était pas incendiaire,
mais je soutiens qu'il était de devoir pour moi, dans une insurrection si
coupable, de relever l'honneur des couleurs nationales, et de m'opposer à
l'infamie, il n'y e lieu à délibérer, quo l'on osait espérer de notre
faiblesse. J'ai dit, et je tiens à honneur d'avoir dit, que demander que l'on
ménageât le, préjugés sur le renversement desquels est fondée la révolution,
que demander qu'on arborait la couleur blanche proscrite par la nation, à la
place des couleurs adoptées par elle et par son chef, c'était proclamer la
contre-révolution. Je le répète, et je tiens à honneur de le répéter, malheur
à qui, parmi ceux qui, comme moi, ont juré de mourir pour la constitution, 3e
sent pressé du besoin de m'en faire un crime ! Il a révéré le secret
exécrable de son cœur déloyal. Quant à l'injure de l'homme traduit devant
cette assemblée et soumis à sa justice, cette injure est si vile, qu'elle ne
peut m'atteindre. J'ai proposé que l'on passât à l'ordre du jour au lieu de
s'occuper de sa démence ; et peut-être, s'il eût conservé quelque sang-froid,
m'aurait-il demandé lui-même pour son avocat. Je ne puis donc être suspecté
d'un désir de vengeance en prenant la parole pour requérir de votre justice
un jugement. En réfléchissant à ce qui vient de se passer, j'ai compris qu'il
ne convenait pas à un représentant de la nation de se laisser aller au
premier mouvement d'une fausse générosité, et que, sacrifier la portion de
respect qui lui est due comme membre de cette assemblée, ce serait déserter
son poste et son devoir. Ainsi, non-seulement je ne propose plus, comme je
l'avais fait, de passer à l'ordre du jour, mais je demande qu'on juge M.
Guilhermy ou moi. S'il est innocent, je suis coupable. Prononcez. Je ne puis
que répéter que j'ai tenu un langage dont je m'honore, et je livre au mépris
de la nation et de l'histoire ceux qui oseraient m'imputer à crime mon discours. « M.
GUILHERMY. — Le propos incendiaire, c'est
d'avoir dit que, trois semaines plus tôt, M. Foucault eût payé de sa tête le
propos qu'il a tenu. » L'Assemblée
condamne M. Guilhermy à une détention disciplinaire dans sa propre demeure,
et se sépare en deux camps, dont l'un, en sortant, est couvert des
applaudissements, l'autre des insultes de la multitude. Mirabeau, embarrassé
de son triomphe, ne sent sa puissance que pour la déplorer. Le vent qui
soulève de telles passions les calme-t-il à son gré ? Il se le demande à
lui-même et n'ose se répondre. Déjà les tribunes inférieures et la multitude
l'apostrophent avec de mordantes ironies, et mêlent les sarcasmes sur son
caractère aux éloges de son éloquence. « Où
étais-tu, Mirabeau, écrit le lendemain Camille Desmoulins, où étais-tu avec
ta chevelure élégante et bien parfumée ? Depuis quelque temps, dans les
grandes délibérations de l'Assemblée nationale, c'est toujours la harangue de
M. Barnave qu'on garde pour le bouquet, et la discussion est fermée après
lui. J'espère que l'illustre maire de Grenoble (Barnave) me permettra de dire que ce
n'était pas, cette fois, le cas de tirer l'échelle après lui ! Pourquoi
les deux Lameth, que nous aimions tant, se taisent-ils ? Pourquoi, quand
l'hercule Mirabeau arrivé avec sa massue pour écraser tous ces pygmées,
ferme-t-on les discussions ? » « Malheur
aux membres apostats à la cause du peuple ! écrivait Fréron, son ami,
dans l'Orateur du peuple ; l'insurrection ne peut manquer de s'allumer
quand on foule aux pieds les vœux du peuple ; on doit s'attendre que, révolté
de la justice qu'on lui refuse, il prenne les armes pour se la faire à lui-même ! » Marat
parlait d'échafaud. XII. Un
autre incident parlementaire fournit à Mirabeau, dans le même temps,
l'occasion d'un accès spontané ou calculé de colère qui fit bouillonner le
peuple et trembler la cour. Charles de Lameth, l'idole des Jacobins et le
rival de Mirabeau, provoqué deux fois en duel pour ses opinions par des
députés du parti contre -révolutionnaire, avait fini par accepter une
rencontre avec M. de Castries. Atteint au bras par l'épée de son adversaire
qui avait déchiré profondément les muscles, Charles de Lameth avait été rapporté
évanoui dans sa maison. On craignait pour ses jours. Le cri de pitié et de
représailles retentissait dans tous les clubs. On transformait eu plan arrêté
d'assassinat sur les défenseurs éloquents du peuple ces provocations
acharnées des royalistes aux hommes populaires. On cherchait M. de Castries
pour l'immoler. La sédition ne pouvant découvrir l'adversaire de M. de
Lameth, résolut de se venger sur sa maison, en faisant expier aux pierres,
aux meubles, à la famille de M. de Castries la fatale victoire du combattant.
Ce plan de vengeance, froidement calculé et accompli en ordre, fut précédé
dans la soirée d'une députation des clubs au blessé pour lui reprocher son
courage. « Brave
Lameth, lui dit l'orateur, le peuple, qui réprouve ces combats d'un faux
honneur où le sang le plus précieux est exposé à couler pour une autre cause
que celle de la patrie, aurait gémi de ta victoire ; juge combien il déplore
ton malheur. Souviens-toi de ne plus sacrifier à des querelles particulières
des jours nécessaires à la constitution et à la tranquillité publique. Ta vie
n'est pas à toi, mais à la nation, dont tu es le représentant. Vainement ou a
osé calomnier le peuple même à l'Assemblée nationale. Ce peuple connaît ses
vrais défenseurs. » On
répandait le bruit, pour accroître l'intérêt du peuple en faveur du blessé,
que l'épée de M. de Castries était empoisonnée. Ce bruit, que M. de Lameth ne
démentit pas avec assez d'énergie, selon les Mémoires de Lafayette, porta
jusqu'à la frénésie la soif de vengeance de la multitude. Trois chefs
subalternes des Jacobins, dont deux étrangers, toujours les plus acharnés des
séditieux, parce qu'ils sont les plus irresponsables, Cavallanti et Rolando,
présidèrent à l'invasion et au sac de l'hôtel de Castries. Lafayette,
soit impuissance, soit stupeur, soit crainte de paraître venger un royaliste
réprouvé par le cri public, se borna à déployer ses bataillons autour de la
maison livrée aux exécuteurs des jacobins, et à cerner l'attentat comme on
cerne un incendie qu'on n'espère plus éteindre. Sa présence et son immobilité
devant cette vengeance sur la famille et sur la propriété d'un innocent,
donnèrent aux démagogues, et aux anarchistes de la populace un sentiment
exalté de leur toute-puissance et un sentiment de deuil à tous les bons
citoyens. Lafayette, dans ses Mémoires posthumes, déplore cette dévastation
impunie, sans chercher à se justifier. « Ce fut, dit-il, la seule maison
dévastée dans Paris pendant mon commandement, et cette maison était
précisément celle du maréchal de Castries, l'homme de l'émigration que
j'estimais et que j'aimais le plus. » Un tel aveu dans la bouche d'un chef de
parti et d'un chef d'armée qu'on ne pouvait soupçonner de complicité avec les
violences populaires, atteste qu'aucune main, même armée, ne pouvait répondre
ni de la demeure d'un citoyen, ni du palais d'un roi, ni de la vie d'un
ennemi désigné du peuple. L'Assemblée
frémit et se tut. A peine quelques voix indignées osèrent-elles murmurer tout
bas contre une >députation d'un bataillon de la garde nationale des meneurs,
qui vint dénoncer le propriétaire de l'hôtel saccagé. « M. de Castries,
dit l'orateur de la garde nationale, dont le nom doit révolter désormais les
amis de la constitution (les Jacobins), a osé défier en combat singulier
Charles Lameth, sans respect pour ses vertus et encore moins pour son
caractère ; c'est contre cet homme audacieux que le bataillon, qui n'est ici
que l'organe de tous les patriotes de France, vient vous demander vengeance ! »
La majorité de l'Assemblée applaudit. On voit
que la vengeance avait précédé l'arrêt. Cette pétition arracha un seul cri à
un député courageux nommé Roye : « Il n'y a que des scélérats, dit-il, qui
puissent applaudir ! » Barnave, ami de Lameth, s'indigna contre l'honnête
indignation de son collègue, et osa provoquer son arrestation, comme si
déplaire à une émeute, c'était déjà un crime dans un honnête homme. Le
prétendu coupable fut obligé contre Barnave de se justifier de sa pitié. « J'avoue,
dit-il, que dans ce moment où je voyais un peuple furieux se porter sur la
maison d'un de vos collègues, la dévaster, chercher même à attenter à sa vie,
j'ai considéré comme ennemis du bien public ceux qui semblaient approuver
cette effervescence. » M. de
Virieu osa défendre son collègue. Barnave l'incrimina de nouveau. M. de
Foucault déclara à Barnave et à ses amis, forts en ce moment de l’appui de la
populace au dehors et de la présence de la garde nationale au dedans, que
l'arrestation de M. Roye sollicitée par le parti des Lameth, serait un
attentat contre l'inviolabilité des députés, et que s'il était condamné
lui-même à la prison pour un tel crime, il se fierait gloire de désobéir à
l'Assemblée. A ces
mots, Mirabeau, combattu longtemps entre son horreur pour l'attentat de la
populace, son mépris pour Lafayette, sa haine invétérée contre les Lameth,
ses engagements avec la cour et la crainte de se laisser dépasser en
popularité par Barnave, s'élance à la tribune pour mentir à tous ses
sentiments secrets et pour feindre l'indignation en adulant lâchement la force. Il se tourne
du côté des royalistes comme un homme
provoqué qui cède enfin tardivement à sa colère, et, pour ne pas laisser un instant de doute
sur ses conclusions, il jette dans une apostrophe une injure aux vaincus. « Messieurs,
dit-il, si au milieu de cette scène odieuse, dans la triste circonstance où
nous nous trouvons, dans l'occasion déplorable qui l'a fait éclore, je
pouvais me livrer à l'ironie, je remercierais le préopinant. » M. de
Foucault s'écrie : « M. Mirabeau m'accable toujours d'ironies ; M. Mirabeau
s'acharne sur moi ; je demande... » « MIRABEAU. — Puisque vous n'aimez pas
l'ironie, je vous lance le plus profond mépris. » A ces
mots, le côté droit est agité par les mouvements les plus violents :
plusieurs membres, prêts à s'élancer sur Mirabeau, sont retenus par leurs
voisins ; ils le menacent dû geste, emploient les expressions de gueux, de
scélérat. M. le président rappelle Mirabeau à l'ordre. « MIRABEAU. — Oui, sans doute, je dois
être rappelé à l'ordre, si l'Assemblée veut déclarer qu'un de ses membres est
coupable d'employer le mot mépris envers l'homme qui n'a pas craint de
professer ouvertement à cette tribune son mépris pour les ordres de la
majorité, et d'y déclarer qu'il ne lui obéirait que mort. (Applaudissements
universels d'un côté. Murmures de l'autre.) Certes, il est temps de raisonner et
d'écouter ; certes, cette soirée donnera une ample matière aux vertueux
écrivains de la noble école des impartiaux, pour dire, redire et répandre que
nous consumons le temps et la confiance de nos commettants dans les vaines et
hideuses contentions de notre irascibilité ; certes, aujourd'hui encore, on
pourra s'écrier que l'Assemblée nationale est entièrement désorganisée ;
qu'elle n'a plus ni calme, ni règle, ni respect d'elle-même. Mais ne sont-ce
donc pas évidemment les coupables qui sont ici les accusateurs ? N'est-ce pas
leurs délits qu'ils nous imputent ? « Messieurs,
il est temps de le reconnaître, et la déclaration n'en saurait être trop
solennelle : votre longue indulgence, cette indulgence née, comme je l'ai dit
tant de fois, du sentiment de votre force, cette indulgence serait coupable
et fatale, si elle n'avait point un terme., La chose publique est vraiment en
danger, et le succès de vos travaux entièrement impossible, si vous perdez de
vue que vous êtes tenus également de respecter et de faire respecter la loi ;
si vous ne faites pas un exemple dans cette Assemblée ; si, pour ordonner le
royaume, vous ne commencez par vous ordonner vous-mêmes. Vous devez établir
dans l'empire l'obéissance aux autorités légitimes, et vous ne réprimez pas
dans votre sein une poignée d'insolents conspirateurs Ah ! c'est pour leur
propre salut que j'invoque votre sévérité ; car si la lettre de vos
règlements et l'esprit de vos lois, si la voix paisible de votre président et
l'indignation des spectateurs, si les mécontentements des bons citoyens et
notre propre insurrection ne peuvent leur en imposer ; s'ils se font un point
d'honneur d'encourir nos censures, une religion de désobéir à la majorité,
qui doit régir toute société, sans quoi l'association est dissoute,
n'arrivera-t-il pas infailliblement que le peuple ressentira enfin l'injure
faite à ses représentants ? Et des mouvements impétueux et terribles, de
justes vengeances, des catastrophes en tous sens redoutables,
n'annonceront-ils pas que sa volonté doit toujours, a dû toujours être
respectée ? Les insensés ! ils nous reprochent nos appels au peuple. Eh !
n'est-il donc pas heureux pour eux-mêmes que la terreur des mouvements
populaires contienne encore ceux qui méconnaissent toute loi, toute raison,
toute convenance ? « Messieurs,
on se flatterait en vain de faire longtemps respecter ce qui est méprisable,
et rien n'est plus méprisable que le désordre. On nous accuse de favoriser
l'anarchie, comme si notre honneur, notre gloire, notre sûreté, n'étaient pas
uniquement dans le rétablissement de l'ordre ! Mais qu'est-ce que l'anarchie,
si ce n'est le mépris de la loi ? Et comment sera-t-elle l'objet de la
vénération publique, la loi qui émane d'un foyer de tumulte et de scandale ?
Comment obéira-t-il à la loi, le peuple dont les législateurs foulent sans
cesse aux pieds les premières règles de la discipline sociale ? (S'adressant au
côté droit.)
Savez-vous ce que l'on a dit ce matin à l'un des principaux chefs de la force
publique, qui, devant la maison de M. Castries, parlait du respect dû à la
loi ? Écoutez la réponse du peuple dans son énergique simplicité : Pourquoi
les députés ne la respectent-ils pas ? Dites, dites, qu'est-ce que le plus
furieux d'entre vous aurait pu répliquer ? Si vous rappelez tout ce qui est
coupable, pesez donc aussi tout ce qui excuse. Savez-vous que ce peuple, dans
son ressentiment contre l'homme qu'il regarde comme l'ennemi d'un de ses
utiles amis, savez-vous qu'au milieu de la destruction, nul n'osera dire la
dilapidation des effets de cette maison proscrite, le peuple s'est
religieusement arrêté devant l'image du monarque ; que le portrait du chef de
la nation, de l'exécuteur suprême de la loi, a été, dans ces moments d'une
fureur généreuse, l'objet de sa vénération et de ses soins persévérants ?
Savez-vous que ce peuple irrité a montré à madame Castries, respectable par
son âge, intéressante par son malheur, la plus tendre sollicitude, les égards
les plus affectueux ? Savez-vous que ce peuple, en quittant cette maison
qu'il venait de détruire avec une sorte d'ordre et de calme, a voulu que
chaque individu vidât ses poches, et constatât ainsi que nulle bassesse
n'avait souillé une vengeance qu'il croyait juste ? « Voilà,
voilà de l'honneur, du véritable honneur, que les préjugés des gladiateurs et
leurs rites atroces ne produiront jamais ! Voilà quel est le peuple, violent,
mais exorable, excessif, mais généreux ; voilà le peuple, même en
insurrection, lorsqu’une constitution libre l'a rendu à sa dignité naturelle,
et qu'il croit sa liberté blessée. Ceux qui le jugent autrement le
méconnaissent et le calomnient ; et quand ses serviteurs, ses amis, ses
frères, qui ne se sont voués à sa défense que parce qu'ils l'honorent
profondément, repoussent ces blasphèmes que l'on profère à chaque instant
dans cette assemblée contre lui, ils obéissent à leur premier devoir, ils
remplissent une de leurs plus saintes fonctions. « Nous
avons trop tardé. Ne souffrez pas que le temps que nous a emporté ce coupable
débat passe pour la puérile explosion d'une colère oiseuse et stérile. Faites
dans votre sein un exemple qui démontre que votre respect pour la loi n'est
ni tiède ni simulé, qu'enfin M. Roye soit conduit en prison. Il fut
décrété que M. Roye se rendrait à l'abbaye Saint-Germain pour trois jours. Mirabeau
avait triomphé avant de parler, car il parlait pour flatter une colère
publique. Il avait triomphé ainsi des Barnave et des Lameth, car en parlant
pour eux et en les forçant à l'applaudir, il les avait distancés de talent
comme de popularité. Partout où il apparaissait, on ne voyait plus que lui ;
enfin, il avait réussi à masquer aux yeux des Jacobins et du peuple sa
complicité avec le roi par sa feinte fureur contre les royalistes. Mais cette
popularité, si chèrement et si lâchement reconquise, lui contait de nouveau
son indépendance d'homme d'État monarchique devant l'assemblée, sa
considération d'homme de bien dans le pays, la confiance du roi, l'estime de
l'Europe, l'amitié même de ses amis. Quel appui fonder sur un homme si
perfide, si astucieux ou si versatile, qui venait ainsi d'innocenter la
sédition, de se faire après coup le complice d'un excès odieux, de fulminer
contre les vaincus, de faire un crime de la plainte et de montrer du geste au
peuple soulevé des victimes ou des rouets dans les défenseurs de la monarchie
qu'il défendait lui-même en rougissant d'elle ? Le roi,
la reine, M. de Montmorin, le comte de la Marck, M. de Fontanges,
l'ambassadeur d'Autriche, M. de Mercy et tous les hommes confidents de ses
intimités avec la cour, furent soulevés de mépris, d'indignation et de
défiance contre une si gratuite et si scandaleuse désertion. Si jamais
Mirabeau avait eu une occasion de prendre le rôle de l'homme de bien
intrépide contre les excès d'une anarchie qu'il voulait perdre dans l'opinion
de la nation, c'était celle-là. Il avait tourné contre les monarchistes la
plus plausible revendication de la monarchie. En s'adossant au trône légal, à
la constitution, au pouvoir exécutif, à l'ordre public, il devenait
invincible ; en cédant au vent populaire et en se jetant à la queue ou à la
tête d'une émeute, il ne reconquérait de force que contre le roi. Tous les
trésors et tous les manèges employés depuis deux ans à l'acheter étaient
perdus : on n'avait acheté qu'un transfuge. On
trouve des traces trop vives de ces impressions dans les correspondances
intimes de ses amis, et des traces trop curieuses de son embarras et de ses
repentirs dans ses propres lettres d'excuse à la cour, pour que l'histoire ne
les enregistre pas parmi les plus obscurs mystères dévoilés du temps. Mirabeau,
en descendant de la tribune, pressent les reproches qui vont l'assaillir de
la part de la cour. Il s'efforce d'y faire diversion d'avance par des
confidences imaginaires et par des professions de dévouement propres à
détourner le coup. « L'incroyable
scène de ce soir, écrit-il à la Marck en rentrant chez lui, m'a fait faire,
mon très cher comte, d'assez fâcheuses découvertes. Trois intrigues se
croisent, et les trompeurs sont tellement trompés, et les trompés tellement
trompeurs, qu'il en va résulter des commotions en sens contraire pour
lesquelles il faut s'arranger. Votre mâle sensibilité m'a plus touché
aujourd'hui que n'eût fait toute l'éloquence du monde, et je veux fortement,
je veux tout à fait sauver cette infortunée (la reine). Mais, pour cela, il
faut qu'on me voie et qu'on me croie, du moins dans les moyens de fixer la
partie flottante de l'Assemblée. Ne mandez demain votre archevêque qu'à une
heure, afin que nous ayons le temps de causer. Bonsoir. » L'archevêque
de Toulouse, M. de Fontanges, l'intermédiaire de la reine, écrit le même jour
de son côté à la Marck : « Comment
voulez-vous que la confiance, si nécessaire dans les circonstances où nous
sommes, puisse naître après des écarts pareils à celui d'avant-hier ? Je n'y
étais pas ; mais le récit qu'on m'en a fait m'a affligé profondément sous ce
rapport. J'ai craint, dès le premier moment, qu'on ne vit, dans l'orateur de
samedi soir, que l'explosion d'un tribun du peuple qui cherche à justifier
des atrocités, et à exciter les fureurs de ce même peuple sur ceux qui
notoirement sont les amis du roi et de la monarchie. Je ne me suis guère
trompé, et je pourrai vous én donner la preuve. Vous l'avez craint comme moi,
mon cher Comte, si je comprends bien votre billet. J'ai le cœur flétri de
tout ceci, et je cherche très sérieusement à finir des liaisons dont je ne
peux prévoir aucun succès. » « Comment
voulez-vous, mon cher comte, écrit la Marck à Mirabeau, vous étonner du blâme
des Tuileries sur votre discours d'hier, lorsque vous voyez que les feuilles
du parti populaire lui-même jugent si sévèrement votre conduite dans cette
séance ? » XX. Enfin
Mirabeau croit devoir expliquer ou pallier ainsi sa conduite dans une note
secrète à la reine. Nous donnons ici cette note, ne Mt-ce que comme une
expiation de la duplicité. Le plus grand génie de l'éloquence ne sert qu'à la
rendre plus odieuse ou plus sophistique sous la plume de l'homme à deux
faces, aussi embarrassé de son popularisme devant le roi que de son royalisme
devant le peuple « J'apprends,
dit-il dans cette note à la reine, qu'il faut que j'explique ma conduite dans
une journée où j'ai cru montrer quelque habileté. Une véritable confiance en
moi rendrait certainement ces détails inutiles ; mais je désire la
surveillance qui les exige. Je mets un grand prix, même à la censure, et
personne n'est plus convaincu que moi que je ne serai vraiment utile qu'après
m'être mis parfaitement en contact avec la cour, l'esprit, les opinions, les
espérances, les préjugés même de ceux que je veux servir, soit que j'adopte
leur système, soit qu'un examen plus réfléchi les engage à se prêter au mien. « Il
faut dissimuler quand on veut suppléer à la force par l'habileté, comme on
est obligé de louvoyer dans une tempête. Voilà un de mes principes, et
purement fondé sur l'observation des choses humaines, puisqu'il est
entièrement opposé à mon caractère naturel. Il faut que je prenne d'abord le
diapason de ceux que je veux forcer graduellement à se mettre au mien. Voilà
une autre de mes maximes. Il faut surtout, pour acquérir le droit de
m'élancer avec succès dans la carrière, lorsqu'il s'agira de défendre les
véritables intérêts du trône, que je prépare le peuple à entendre ma voix
sans défiance, que j'écarte ses soupçons, que je sois compté au nombre de ses
amis les plus sûrs, et, sous ce point de vue, ma popularité, bien loin
d'effrayer la cour, devrait lui paraître sa ressource la plus assurée. « Par
cela seul, ma conduite de samedi est déjà jugée. Il y a deux choses dans mon
discours : un portrait très sévère du désordre qui règne dans l'Assemblée
nationale, et un tableau très indulgent de la conduite du peuple. Avec plus
de piété filiale, j'aurais jeté mon manteau sur une mère dans l'ivresse, et
je l'ai montrée, au contraire, à tous les regards. C'est sous ce rapport que
je méritais d'être rappelé à l'ordre. Quelques scènes de cette espèce
achèveraient de ruiner le crédit de l'Assemblée nationale, et si l'art de les
faire remarquer est une innocente perfidie, ce n'est pas aux yeux de la cour
qu'elle peut me rendre suspect. « Mon
second tableau n'était pas plus dangereux. Parmi les traits que j'ai choisis,
non pour justifier, mais pour excuser le peuple, ce que j'ai fait le plus
remarquer, c'est ce respect religieux pour le portrait du roi, auquel même
des séditieux ont donné une garde d'honneur. Dans un moment où toute la haine
d'une grande nation contre les ministres se change en calomnies contre la
cour, il est plus essentiel qu'on re pense d'apprendre aux provinces qu'ici,
même dans son insurrection, le peuple ne confond pas ses ennemis avec le
monarque. Les Jacobins, à coup sûr, auraient retranché ce trait-là de mon
discours. « Mais
j'ai excusé des excès coupables. Eh bien ! veut-on connaître toute ma pensée
? — J'ai dû le faire et m'en applaudir. Qu'est-ce qui nous perd, quelle est
la cause de cet accès démagogique, non du peuple, ce qui est d'un effet
secondaire, mais de l'Assemblée elle-même, ce qui, depuis un mois, fait
outrer toutes les mesures de la défiance, et finirait par rendre impossible
tout espoir de régénération ? — Je l'avais prévu : c'est d'abord le succès
des ministres ; ce sont ensuite les provocations de toute espèce que la
noblesse et le clergé se sont permises ; comme s'il n'était pas évident que
ces gens-là ne peuvent faire un seul mouvement sans augmenter la rage de
leurs vainqueurs ; comme s'il n'était pas démontré que ces convulsions
successives peuvent nous conduire à une complète démocratie ! J'ai été bien
aise, oui, je le dis nettement, j'ai voulu que ce combat Mt terminé par la
peur, ne pouvant le faire cesser par la raison. J'ai désiré que l'Assemblée
pût retomber plutôt dans cet état de torpeur où elle est toujours,
lorsqu'elle n'est pas excitée par une résistance maladroite. Mais peut-être
l'on ne m'entend pas, et cependant je suis fort clair. « Mais
si le peuple, se voyant flatté, se porte à de nouvelles insurrections ?
D'abord, est - ce à moi qu'on devrait les imputer, ou à ce héros, ce profond
politique et militaire consommé qui, avec quarante mille hommes, ne peut pas
contenir trente brigands ? Je demande ensuite si une série d'insurrections à
côté de l'Assemblée nationale, et près de la demeure du roi, feraient
beaucoup de mal à la cause monarchique ? L'extrême licence qui a fait la
révolution ne s'affaiblirait-elle pas si elle était prolongée ? Puisqu'on
fonde quelque espoir, non de contre-révolution, mais de contre-constitution,
sur le mécontentement des bons citoyens, croit-on que les excès continuels,
non de l'Assemblée, qui peut donner un autre résultat, mais du peuple, y
soient un obstacle ? Enfin, si l'on était un jour forcé de faire un manifeste
contre les causes de l'anarchie, regarderait-on les insurrections de Paris
comme d'inutiles matériaux ? « Je
ne réponds pas à d'autres objections. Moi, l'ami des Lameth ! On m'entend si
peu que j'ai cru les perdre. Ces gens - là peuvent être redoutables comme
chefs d'opinion, ils ne sont plus rien comme chefs de parti. Et pourquoi,
donc ai-je affecté d'apprendre au royaume que le peuple n'avait dévasté la
maison de M. Castries que parce qu'il l'avait regardé comme l'ennemi d'un de
ses plus utiles amis ? N'est-ce pas dire à tous les honnêtes gens : « Voilà
les hommes que vous admirez ! ils ont des incendiaires pour défenseurs ;
voilà l'influence qu'ils exercent ! » N'est- ce pas dire aux néophytes qu'ils
égarent : « Prenez garde ! vos chefs, qui s'appellent vos frères d'armes, et
que vous croyez vos égaux, ont plus de puissance que vous ne pensez, et
peuvent devenir vos tyrans ! » « Pour
ce qui est de Lafayette, comme je ne puis composer ni avec ma conviction ni
avec l'évidence, je le poursuivrai sans relâche, même aux pieds du trône,
même sur le trône, parvint-il à s'y placer. Les dangers présents du roi, mes
craintes horribles pour l'avenir, ont-ils d'autre cause que l'existence de
cet homme ? Veut-on tenter une seconde fois les miracles de la Providence, en
se fiant, comme à Versailles, sur son courage et sur ses promesses ? Est-on
bien assuré que les principes qu'il a puisés dans un Etat populaire et la
certitude de jouer le premier rôle dans une démocratie ne lui font pas
désirer la destruction de la royauté ? Sait—on jusqu'à quel point l'activité
de ses amis suppléera à son inertie apparente, jusqu'où leur haine connue
pour la reine peut se porter ? Et si l'on a des dangers systématiques à
craindre — car tous les autres ne sont que des accidents auxquels il faut
savoir s'exposer —, ne sont-ils pas là tout entiers ? ne sont-ils pas nuls
hors de là ? « J'écouterai
toujours les reproches avec docilité, mais il faut aussi qu'on les permette
même au respect. Il me semble que la cour, à force de prudence ou
d'incertitude, veut des succès sans cause, et les effets sans les moyens. Il
faut qu'on se dise une fois décidément si l'on veut conserver M. de
Lafayette, ou si on désire de le renverser, si du moins on veut le laisser
succomber. Ce qui m'étonne, c'est qu'on provoque pour lui les ménagements,
dans l'instant même' où il vient de se montrer plus dangereux pour la cour
que dans aucun autre instant de sa vie publique. Je n'ai eu samedi qu'un seul
sentiment profond, et il a plus que jamais gravé la vengeance dans mon âme.
Cet homme, me disais-je, qui voit en simple spectateur dévaster cette maison,
n'aurait ni plus de force ni plus d'influence s'il fallait sauver le roi. « Mais
qui mettre à sa place ? Que m'importe ! Est-ce dans une tempête que l'on peut
choisir le port où l'on peut se réfugier ? Il me suffit de savoir que si l'on
choisissait pour le moment un homme nul, il ne tiendrait pas ; que si l'on
donnait cette place à l'un des Lameth, il se perdrait bientôt par sa
démagogie, et perdrait en même temps la garde nationale par la division des
partis que ferait naître un tel choix. La haine de ce Lafayette, qui ne parle
que de son amour pour la retraite, ne serait pas inactive, et, en culbutant
un ennemi par l'autre, on les détruirait bientôt tous les deux. Au reste,
est-il bien certain que Lameth fût nommé ? Pour moi, je soutiendrai bientôt,
lorsqu'il s'agira de l'organisation de la garde nationale, qu'il y a
incompatibilité entre les fonctions de commandant de ce corps et celles de la
législature. » XXI Le jour
même où Mirabeau remettait à M. de Fontanges cette lettre pour la reine, il
alla jouir de sa popularité redoublée au Théâtre-Français, à la
représentation de la tragédie de Brutus, par Voltaire. Brutus, demandé
impérieusement aux comédiens par les Jacobins, était une menace au roi en
action sur la scène. Mirabeau voulut y assister pour juger aux
applaudissements ou aux murmures des progrès ou des décadences de l'esprit
républicain dans le peuple. Mal caché dans une loge obscure du dernier étage,
il fut reconnu, salué d'acclamations, contraint de descendre et de s'asseoir
aux rangs les plus visibles de l'amphithéâtre. Il s'enivra à loisir du vent
populaire qu'il caressait pour la dernière fois. Il put
se convaincre que la masse du public associait dans son enthousiasme la
liberté et le monarque constitutionnel. On dérivait vers la république par la
force du courant ; on n'y tendait pas par la volonté réfléchie de la nation.
La Révolution acceptait un régulateur, et la reconnaissance pour les vertus
du roi aurait rendu le peuple heureux de trouver ce régulateur dans Louis
XVI. Le nom du roi fut applaudi avec une affectation significative d'estime
pour le prince et d'attachement raisonné pour la monarchie libre. L'anarchie
seule, en ce moment, demandait plus. Mais l'anarchie, quoiqu’en minorité dans
les cœurs, prévalait de plus en plus sur les bons citoyens. Le
confident habituel de la reine et de Mirabeau en faisait le sinistre tableau
au comte de Mercy-Argenteau, un moment absent de Paris par découragement de
sauver la reine. « L'adresse
des sections de Paris contre les ministres, et l'accusation portée aux
Jacobins contre M. de Lafayette, pour avoir, disait-on, conseillé au roi
l'organisation d'une maison militaire, sont les derniers événements dont j'ai
eu l'honneur de vous entretenir. Depuis lors, la fermentation publique a pris
une autre direction. L'agitation des esprits dans l'Assemblée nationale ayant
toujours été en croissant, les plus ardents en sont venus à des provocations
individuelles ; il en est résulté un duel entre le duc de Castries et M.
Charles de Lameth, qui a fourni un nouveau motif, ou plutôt un nouveau
prétexte pour exalter les têtes ; car on a su, avec habileté et perfidie,
rattacher cet événement aux intérêts de la cause populaire. M. Barnave a
dénoncé le duel aux Jacobins, et l'a expliqué par des provocations d'un parti
contre l'autre. Des motions populaires de commande ont menacé aussitôt
l'hôtel de Castries ; le lendemain, il a été attaqué et saccagé, et, ce qu'il
y a de remarquable, c'est que M. de Lafayette, avec toute son armée, sont
restés spectateurs impassibles de cette scène. Le complot était connu ; ils
n'ont rien fait pour en prévenir l'exécution, à laquelle ils ne se sont en
rien opposés. Cet événement a d'autant plus affligé les bons citoyens, qu'ils
l'ont regardé comme le signal d'autres insurrections et comme une preuve
évidente du mauvais esprit et de la faiblesse de la garde nationale. « Le
soir du pillage, la séance de l'Assemblée nationale fut très orageuse.
Mirabeau, qui aurait dû au moins se tenir dans le silence, au milieu de ce
torrent de déclamations, fit tout le contraire : il prit la parole, excusa le
peuple en insurrection, et le fit de telle manière, qu'il déplut même à son
propre parti. Le mécontentement de la cour contre lui fut donc très naturel. « Le
parti populaire a cherché à couvrir du voile du patriotisme la sédition
dirigée contre l'hôtel de Castries, et on a exalté M. Charles de Lameth comme
le plus ferme appui de la cause du peuple. Presque toutes les sections de
Paris et un grand nombre de bataillons de la garde nationale ont envoyé des
députations chez lui pour s'informer de l'état de sa blessure, et comme cette
direction de la faveur populaire semble être au détriment de M. de Lafayette,
jamais on n'a parlé plus ouvertement de remplacer celui-ci, parce que jamais
la possibilité de réussir n'a été mieux reconnue. On pourrait croire même, en
jugeant par ce résultat, que l'insurrection dirigée contre l'hôtel de
Castries était en partie un piège tendu au commandant général de la garde
nationale. « Un
autre incident a fort augmenté encore la fermentation. Un chef de bataillon
de la garde nationale, qui précédemment avait dénoncé M. de Lafayette aux
Jacobins pour avoir conseillé (ce qui, comme je vous l'ai dit, était faux) la
formation d'une maison militaire, a prétendu que M. de Lafayette sollicitait
pour qu'il fût renvoyé devant un conseil de guerre. Il l'a donc dénoncé sur
ce nouveau chef aux Jacobins, et M. Barnave, en provoquant à cet égard un
arrêté très vif, a du moins prouvé qu'il n'avait aucune liaison secrète avec
M. de Lafayette. Enfin, comme si tout devait concourir à la fois à enflammer
l'esprit de parti, on vient de donner au Théâtre—Français la reprise de la
tragédie de Brutus. Le système républicain étant mis sans cesse en opposition,
dans cette pièce, avec le système monarchique, la grande majorité des
spectateurs a saisi avec une vivacité effrayante toutes les occasions de
manifester son approbation en faveur du gouvernement républicain. « Les
événements dont je viens de vous rendre compte ont paru faire oublier,
pendant quelques jours, les attaques contre les ministres ; mais il s'en faut
bien qu'on y ait renoncé, et je ne serais pas étonné qu'il se formât, contre
ceux qui restent de ce ministère proscrit, une insurrection du genre de celle
qui a été dirigée contre l'hôtel de Castries. Ainsi s'évanouit l'espoir qu'on
avait conçu que, vers la fin de sa session, l'Assemblée nationale serait plus
calme et par cela même plus en état de revoir, de corriger son œuvre.
Malheureusement, c'est au milieu de cette dangereuse agitation des esprits
que vont se traiter les questions les plus importantes, telles que celles de
la haute-cour nationale, de la formation de la garde militaire du roi et de
l'organisation des gardes nationales. C'est M. de Lafayette qui a provoqué la
discussion sur ce dernier point. M. Bailly, maire de Paris, demande aussi des
lois de police pour la capitale. Viendront ensuite la question de la liberté
de la presse, peut-être celle du mariage des prêtres, peut-être même aussi
celle du divorce. Tel décret, qui aurait révolté il y a un mois, sera
sollicité par l'esprit républicain, et, maintenant que la démagogie est
échauffée, sera accueilli avec reconnaissance par le grand nombre. C'est
ainsi que la cour, en ne sachant pas céder à propos, double par sa résistance
les forces de ses ennemis. « Jamais,
et dans aucun État, les circonstances ne réclameraient un gouvernement plus
fort, un ministère plus habile, et jamais on ne put en rencontrer un qui fût
plus incapable que celui qui existe ici. Aussi les gens les plus raisonnables
et les plus courageux ne peuvent-ils envisager l'avenir qu'avec les plus
sinistres inquiétudes. C'est assez vous dire, monsieur le comte, combien est
vif le désir que j'ai de quitter ce pays-ci, où je ne demeure que parce que
vous jugez que je puis y être utile. » « Paris, 21 novembre 1790. « La
fermentation qui continue est d'autant plus inquiétante que la reine est
toujours plus vivement attaquée. On croit encore, sans en être sûr, que
madame Lamothe est ici. On n'a aucun renseignement précis sur ses ressources,
ses liaisons, ses espérances. « M.
de Lafayette a fort baissé dans l'opinion publique ; cependant la terreur que
ces dernières agitations populaires ont inspirée au roi et à la reine les a
conduits à se soumettre plus que jamais à lui, à le soutenir même, et à ne
s'opposer que faiblement aux choix qu'il propose pour le ministère. C'est
ainsi, que M. Duport du Tertre a été nommé garde des sceaux. Il a été
question de M. Delessart ou de M. de Laporte pour remplacer M. de
Saint-Priest. La reine a écrit hier matin à l'archevêque de Toulouse que cela
ne serait décidé que dans quelques jours. « La
correspondance de Mirabeau avec la cour continue ; mais son dernier discours
incendiaire à la tribune de l'Assemblée a vivement affecté la reine. J'ai cru
ne devoir pas combattre sur-le-champ cette nouvelle source de prévention,
dans la crainte d'être considéré comme le défenseur trop aveugle de Mirabeau.
J'ai fait sentir fortement à ce dernier tous ses torts : il les a reconnus.
Je lui ai démontré qu'il s'était placé dans la nécessité de faire beaucoup
pour regagner la confiance. Il a promis qu'il se montrerait très monarchique
dans l'organisation des gardes nationales. « La
torpeur de la cour semble augmenter de jour en jour. Le ministère aura été
renouvelé, et la reine n'aura pas saisi cette occasion d'y faire entrer une
seule personne qui lui soit exclusivement dévouée. Quel que soit mon zèle,
les relations auxquelles je sers ne conduiront à rien tant qu'elles resteront
comme aujourd'hui, parce qu'il ne suffit pas de donner ou de recevoir des
avis, si l'on est privé des moyens de les faire exécuter. » Mirabeau,
de son côté, ayant renoué avec M. de Montmorin une liaison politique
longtemps repoussée par ce ministre, rend compte en ces termes à la reine
d'un entretien très intime qu'il vient d'avoir avec ce ministre, seul
puissant sur l'esprit du roi. Cet entretien confirme l'opinion que nous avons
donnée plus haut du caractère, des vues et du talent de M. de Montmorin. Il
révèle trop bien la situation de la cour à cette époque, et il met en
présence d'un homme trop historique, pour le laisser dans la réticence des
événements. « Plus
je mets d'importance, écrit Mirabeau à la reine, à une coalition capable de
me fournir les moyens d'être utile d'une manière systématique, plus je dois
être attentif à examiner si cette coalition a la bonne foi pour base, si son
objet est utile, ses ressources suffisantes, ses acteurs sincères, et, comme dans
un plan, quel qu'il soit, je ne veux d'autre centre de correspondance que la
reine, je m'empresse de lui rendre compte d'une assez longue conversation que
j'eus hier au soir avec M. de Montmorin. « Il
m'avait fait prier deux fois de passer chez lui, et j'avais pris divers
prétextes de retarder cette entrevue, soit pour le décider à une confiance
plus entière, en lui montrant peu d'empressement, soit pour que la personne
qui devait voir la reine eût le temps de me donner des instructions
convenables. Je le vis enfin à dix heures du soir et ne le quittai qu'à une
heure et demie. Il m'avait fait avertir, à neuf heures, par son valet de
chambre, que MM. Barnave et Menou étaient chez lui. Je rappelle d'abord cette
circonstance, pour montrer, ainsi qu'on le verra bientôt, que, même dans les
plus petits détails, la confidence m'a paru complète. Je vais grouper les
principaux traits du discours que le ministre m'a tenu ; on se mettra par-là
plus facilement en scène. « Je
vous appelle, m'a-t-il dit, pour un acte de confiance ; je dois avant tout la
mériter ; je dois donc écarter tous les soupçons qui pourraient vous faire
tenir sur la défensive. La première explication que je vous dois, c'est que
Lafayette n'est pour rien dans tout ceci ; mais je ne veux pas me borner à
vous le dire, je veux le prouver, et je n'ai besoin, pour cela, que de vous
faire connaître la véritable position de Lafayette. « Vous
devez être irréconciliable avec lui. Il vous a trompé ; mais qui n'a-t-il pas
trompé de même, soit volontairement, soit sans le savoir, sans le vouloir` ?
Vous croyez cet homme ambitieux ? il n'a d'autre ambition que d'être loué ;
désireux du pouvoir ? il en recherche l'apparence plutôt que la réalité ;
fidèle à l'amitié ? il n'aime que lui-même et que pour lui-même. Comment,
avec un tel caractère, ne vous aurait-il pas trompé ? « Voulez-vous
maintenant connaître son influence ? Il en a sur la cour, mais par la peur ;
sur le gouvernement, sur le ministère, sur le conseil, aucune. Il n'en a
jamais eu de ce genre, car tout ce qu'il savait, il le savait par moi.
Lorsqu'il obtenait quelque succès, c'est que je l'aidais, et je n'avais qu'à
le laisser faire pour qu'il échouât. Il aura moins encore d'influence à
l'avenir, parce que je suis fatigué de la part qu'il veut prendre aux
affaires. Mes collègues le sont comme moi, et déjà le garde des sceaux lui a
rompu trois fois en visière. Un motif de la plus grande importance nous
force, d'ailleurs, à faire cesser toutes ces relations. Ce prétendu rôle de
premier ministre hors du ministère et de premier ministre sans fonctions, tue
l'autorité royale, et c'est l'autorité royale qu'il s'agit par-dessus tout de
rétablir. « Quel
sera donc le pouvoir de Lafayette lorsque nous l'aurons ainsi mis à l'écart ?
Sa fortune est dissipée ; il ne pourra disposer d'aucune somme d'argent, et
si, à cet égard, je lui retirais tout à fait ma main, il n'aurait bientôt
plus un aide de camp. Son influence sur l'Assemblée sera tout aussi nulle ;
il l'a complétement ruinée à force de donner des gages contre lui ; il s'est
lié par des signatures avec les Lameth et Duport ; il a été, dans un temps,
leur complice. Les autres personnes qui peuvent lui rester sont également à
moi ; il n'aura pas même les moyens de nuire. Je ne veux pas lui nuire non
plus. Que veux-je donc ? Qu'il ne soit autre chose que commandant de la garde
nationale. Il faut bien qu'il le soit jusqu'à ce qu'on ait les moyens de lui
donner un successeur sûr, et qu'il soit entièrement exclu du gouvernement et
même des Tuileries. « Je
vous dois une seconde explication, a continué le ministre. Vous me demanderez
sans doute pourquoi, ayant eu autrefois avec vous les relations les plus
intimes, et vous reconnaissant pour le premier talent de l'Assemblée, j'ai
tardé si longtemps à me rapprocher de vous. Le voici ; jugez vous-même si je
suis sincère. « D'abord,
je me trouvais puissamment lié avec M. Necker, et M. Necker était entièrement
exclusif de vous. Ce premier obstacle m'avait toujours paru insurmontable. « Ensuite,
les personnes qui entourent la reine m'ont toujours nui dans son esprit. Je
n'ai jamais eu sa confiance, ce qui m'a toujours empêché d'avoir complétement
celle du roi, outre qu'on ne m'a jamais pardonné mon opinion sur la séance
royale du 23 juin et mon retour par la faveur populaire. A quoi donc, sans la
confiance de la cour, notre rapprochement aurait-il servi ? « Enfin,
vous- même vous liâtes avec M. de Lafayette ; ce n'était pas non plus ce
moment que je pouvais choisir pour une coalition. « Tout
est changé maintenant. Pour la première fois j'ai une position qui me parait
indépendante et propre à servir la chose publique et le roi. Je sens très
bien cette position. C'est d'hier que mes collègues sont arrivés. Je ne suis
suspect ni à l'Assemblée, ni à ses divers partis, ni à l'opinion publique.
J'ai quelques droits à la confiance de la cour. Je puis être un utile
intermédiaire entre la nation et le monarque, et, comme je n'ai jamais trompé
personne, on pourra se fier à moi. C'est déjà vous apprendre pourquoi je
désire de me rapprocher de vous ; mais il faut que je m'explique d'une
manière plus étendue. « Il
est évident que nous périssons, nous, la royauté, l'autorité, la nation
entière. Le mécontentement, quoique presque universel, est insuffisant pour
ramener l'ordre ; l'Assemblée se tue et nous tue, et cependant, quelque
important qu'il fût de la renvoyer, on ne peut tourner court. Des précautions
sont indispensables, un mouvement trop précipité ne produirait qu'un excès de
rage de plus. Si le roi voulait se populariser, cela seul nous fournirait
bien des moyens, et ce serait sans doute la voie la plus courte pour ruiner
l'Assemblée. Ses moyens individuels ne s'y prêtent pas, et l'impopularité de
la reine est encore trop forte pour ne pas nuire à la popularité du roi. « Que
faut-il donc ? — Temporiser, mais gouverner ; attendre un vent favorable,
mais préparer les voiles et ne pas quitter un instant le gouvernail. Je veux
relever l'autorité, je veux consacrer toutes mec forces à ce but. Vous le
voulez vous-même, et vous ne pouvez désirer autre chose. Je connais vos
principes. Laissez à d'autres les systèmes où il ne faut que du mouvement.
C'est par le talent que vous dominez ; il faut donc, pour votre gloire, un
ordre de choses qui exige par-dessus tout le talent. Les Lameth ne vous ont
jamais aimé, ne vous aimeront jamais. Je sais et je puis vous prouver qu'ils
vous nuisent de mille manières. Que d'autres soient leurs auxiliaires : ils
sentent bien que vous n'êtes pas fait pour être leur prévôt. Ces gens-là,
d'ailleurs, sont irréconciliables, parce qu'ils sont convaincus qu'il est
impossible qu'on leur pardonne. Un seul de leur secte mérite quelque
exception : c'est Barnave. Il faut le gagner pour le leur ôter ou le perdre
avec eux ; j'aimerais mieux le premier parti que le second. « Quant
à vous (c'est toujours le ministre qui parle), je ne vous compare avec
personne autre. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans cette Assemblée quelques
hommes d'une certaine force, mais ils sont tarés. Vous seul avez su vous
dépopulariser par courage et vous repopulariser par prudence ; vous seul
n'avez point varié dans les grandes questions monarchiques ; vous avez
d'ailleurs des liaisons à la cour. Je vous en parle le premier ; je ne veux
en connaître ni les intermédiaires ni les issues, quand même ce secret ne
serait pas celui d'autrui. Mais ces liaisons peuvent être utiles à la chose
publique, et ceci demande quelques détails. « Il
est évident que ma situation avec la reine est contraire à tous les deux :
elle me prive de beaucoup-de succès ; et si cet obstacle était connu, ma
popularité, ce que je suis bien loin de désirer, se fortifierait aux dépens
de la sienne. Que n'ai-je pas fait pour obtenir sa confiance ! J'eus avec
elle une explication pendant laquelle elle parut touchée de mon zèle, et
trois jours après, sa domesticité me fit une querelle au sujet du prince de
Condé. J'eus alors une entrevue avec la reine, et je fus maltraité. Dans
d'autres conférences, j'ai été reçu tantôt mal, tantôt bien, mais toujours
avec tiédeur. M. de Mercy, qui rendait justice à mes intentions, m'a fait
souvent espérer que l'on serait mieux avec moi. D'après ses conseils, je vis
la reine. Je l'assurai que ni Sa Majesté ni le roi ne devaient douter de mon
zèle. — Pour le roi, me dit la reine, j'en suis persuadée : vous lui avez
tant d'obligations !... Je trouvai le propos fort dur. Je me bornai à
observer que beaucoup de gens qui tenaient tant du roi l'avaient abandonné.
Je témoignai cependant, en sortant de chez la reine, que j'étais très content
d'elle. La reine, au contraire, dit dans son intérieur qu'elle m'avait fort maltraité.
Cette position est certainement des plus décourageantes. « Quel
est mon but dans ce moment ? Je veux servir, et ne le puis utilement que par
la reine ; je sens qu'elle est la partie la plus forte du gouvernement ;
c'est par elle seule que je voudrais agir sur le roi, car cette influence
serait bien plus sire et bien plus complète. C'est donc sa confiance, et sa
confiance abandonnée, que je dois rechercher avant toutes choses ; et mon
premier objet, si je viens à monter un atelier d'influence, sera de la
populariser. Ce succès sera d'autant plus facile qu'elle a renoncé, autant
que je puis le croire, à tout contre-mouvement, et si la constitution
s'améliore, je ne désespère pas de la réconcilier avec ce qu'on ne pourra pas
changer. « Après
ces détails, les divers points de ma coalition avec vous seront faciles à
établir. « Je
vous demande de m'aider : « 1°
A tracer un plan qui puisse faire finir l'Assemblée sans secousse ; « 2°
A changer l'opinion des départements, à veiller sur les élections et à
repopulariser la reine ; « 3°
A me faire obtenir sa confiance. « Ou
plutôt je ne demande rien. Éclairez-moi, secondez-moi. Je n'ai jamais rêvé
sur la constitution des empires ; ce n'est point-là mon métier : je le ferais
mal ; il me faut des gens habiles, et je ne compte que sur vous. Je puis
disposer de Thouret, de Chapelier, de l'évêque d'Autun. Quant à Barnave, je
n'en suis pas sûr ; il ne vient jamais qu'avec Menou, et les confidences d'un
certain genre sont impossibles en présence d'un tiers. J'ai un homme auprès
de lui, mais je n'ai pu encore parvenir à faire proposer de l'argent. Je sais
d'ailleurs qu'on me perfidise. On m'avait promis de me laisser le temps
d'écrire à Rome sur le décret du clergé, et Alexandre Lameth en sollicite
vivement la sanction. Au reste, quelque liaison que je parvienne à obtenir
avec ces gens-là, elle sera toujours bornée, réservée ; avec vous seul elle
sera entière. Les premiers intermédiaires dont je me suis servi n'y seront
plus pour rien. Je vous laisse sur mon opinion la plus absolue liberté. Je
sens mieux qu'un autre la nécessité de louvoyer pour arriver à un certain
but. » « Voilà
à peu près tout ce que m'a dit de plus important M. de Montmorin... J'ai
affecté de ne pas l'interrompre, pour le laisser se dérouler tout entier. Le
reste de la conversation ne consiste que dans quelques épisodes. Il m'a parlé
de deux plans qu'il avait présentés, l'un pour la maison militaire du roi,
l'autre pour ses frères ; de la difficulté qu'éprouvait M. Delessert pour se
procurer de l'argent ; d'un emprunt de cinq millions que M. Delessart fait
tenter à Gènes sur la liste civile du roi ; enfin, des justes craintes que
lui inspire le comité de révision, qui, sans rien raccommoder, pourrait
cependant, par de faux palliatifs, rendre la besogne moins odieuse. « Je
n'ai répondu que peu de mots, mais j'étais trop persuadé que M. Montmorin
était sincère, pour ne pas l'être moi-même. Je lui ai dit, en lui prenant les
mains : « Ce n'est pas le ministre du roi, forcé quelquefois de jongler, que
je viens d'entendre : c'est M. de Montmorin, c'est un homme d'honneur qui m'a
parlé et qui ne veut pas me tromper. Je vous servirai, je vous seconderai de
tout mon pouvoir. Il s'agit d'abord d'arrêter un plan, et je vous
communiquerai sur cela quelques idées. « Après
avoir rêvé à fond sur cette conversation, j'avoue que je ne puis avoir aucune
raison de douter que M. de Montmorin ne veuille servir la reine. Il me semble
donc qu'on devrait lui montrer plus de confiance, s'il se met en mesure de
l'obtenir ainsi que je le lui ai conseillé. De mon côté, je suivrai toutes
les instructions que l'on me donnera. Je ne communiquerai rien par écrit à M.
de Montmorin que la reine ne l'ait vu ; mais je lui demande le secret même
pour le roi, de peur qu'une indiscrétion, en détruisant la confiance du
ministre, ne mette obstacle à une coalition dont il est possible de tirer un
grand parti. Jusqu'à présent, néanmoins, les projets de M. de Montmorin sont
à peu près nuls, et ses auxiliaires peu de chose. La difficulté reste donc
tout entière. Elle consiste principalement à trouver un plan utile, mais
c'est précisément ce qu'il demande, et il peut fournir quelques moyens
d'exécution. » XXII. Enfin
Mirabeau donna ce plan, qui contenait, selon lui, le salut du roi, de la
France et de la monarchie. Ce plan, soupçonné mais inconnu jusqu'aux récentes
révélations de M. de Bacourt, dépositaire des papiers secrets de Mirabeau, a
été exalté sur parole par les historiens comme un mystère de haute politique
qui aurait abattu la Révolution sous les pieds de la reine. Nous allons le
réduire aux proportions humaines, en l'analysant et en le montrant ce qu'il
est, un repentir tardif, une perfidie de manœuvres et une inanité de moyens
qui attestent une fois de plus l'insuffisance du génie d'un homme contre le
génie d'un temps. Après
une magnifique autopsie de la France et une sinistre prophétie des
catastrophes qui attendent le roi et la reine, l'homme d'Etat passe aux
expédients de salut qu'il conseille à l'infortuné monarque pour sauver sa
famille, son trône et sa monarchie. Le
premier de ces moyens, selon lui, c'est de tendre à l'Assemblée nationale des
pièges où le roi l'aidera à tomber pour la perdre dans l'opinion publique par
ses excès, et pour ramener ainsi la nation au monarque par le dégoût et par
la terreur de sa propre impuissance. Laissons parler ici le plagiaire de
Machiavel : « J'ai
déjà, dans le cours de cet écrit, indiqué plusieurs moyens d'attaquer
l'Assemblée. Je les réduis principalement à ceux-ci : lui laisser rendre tous
les décrets qui peuvent augmenter le nombre des mécontents ; la porter à
multiplier les exceptions pour la capitale ; l'engager à détruire les
municipalités des campagnes, à changer l'organisation de celles des villes,
et à réprimer les administrations des départements ; lui faire adresser des
pétitions' populaires sur des points que l'on sait n'être pas dans ses
principes ; la pousser de plus en plus à usurper tous les pouvoirs ;
appesantir ses discussions sur des objets inutiles ; lui faire proposer par
la minorité les motions les plus populaires pour qu'elle les rejette ou les
modifie ; prolonger sa session jusqu'à ce que les abus du nouvel ordre
judiciaire et, la difficulté d'asseoir l'impôt soient parfaitement connus ;
lui faire part chaque jour de l'embarras d'exécuter ses lois, et lui demander
de les expliquer elle-même ; enfin, dans le même temps, ne négliger aucune
occasion d'augmenter la popularité de, l& reine et du roi. « La
plupart de ces moyens n'ont pas besoin de développement : il n'est personne
qui n'ait remarqué que la section impopulaire de l'Assemblée est celle
précisément qui, quand il ne s'agit pas de son intérêt personnel, contribue
le plus à faire modifier les projets de décrets qu'il aurait été beaucoup
plus utile d'admettre en entier. Ce n'est pas qu'on adopte précisément les
amendements de la minorité : on ne laisse pas cette gloire ; mais la
discussion qu'elle, provoque éclaircit une question, dévoile les inconvénients
d'un système, et la majorité de l'Assemblée revient plus, ou moins sur ses
pas. Il est très important d'employer aujourd'hui une tactique entièrement
opposée. Les seuls points sur lesquels il faille résister, ouvertement, soit
à la tribune, soit par écrit, soit dans l'Assemblée, soit dans les provinces,
ce sont lei questions qui tiennent aux principes du gouvernement monarchique
et au rétablissement de l'autorité royales Il eut avoir soin que ces
discussions soient toujours secondées par quelques membres de la majorité actuelle,
pour que l'opinion publique puisse se diviser plus facilement. C'est surtout
par des motifs très populaires, et en respectant religieusement la liberté,
qu'il faut combattre à cet égard le parti démocratique. Une de ces questions
est-elle perdue, il faut en reprendre la discussion devant le public ; il
faut distribuer dans les provinces les discours prononcés par les membres du
parti populaire qui auront combattu le décret, et ne rien oublier pour
dévoiler au peuple toutes les arrière - pensées, tous les projets ambitieux
dont la majorité de l'Assemblée n'a souvent été que l'instrument. « Il
ne serait pas moins utile de porter l'Assemblée à multiplier les exceptions
pour la capitale. De pareils décrets, proposés par la majorité de
l'Assemblée, pareraient un piège ; mais on peut les provoquer par des écrits.
On peut se servir de quelques hommes qui aient de l'influence dans les
sections ; et si, aussitôt qu'un pareil décret sera proposé, on le fait
attaquer avec amertume et même avec violence par un des membres les plus
impopulaires de l'Assemblée, si des ouvrages rédigés avec art font une affaire
de parti d'une simple discussion, il est presque impossible que l'exception
soit refusée. Il sera facile ensuite d'embarrasser l'Assemblée en provoquant
une grande ville de province à demander la même exception ou la même faveur.
On fera appuyer cette demande par tous les districts d'un département ; et,
ou l'Assemblée sortira de ses principes, ou sa prévention multipliera les
mécontents, ou l'influence de Paris deviendra toujours plus odieuse. « Une
mesure encore plus importante, c'est d'en-, gager l'Assemblée à détruire les
municipalités dans les campagnes et à changer l'organisation de celles des
villes. Ce changement causerait d'abord une grande agitation dans le royaume,
et l'anarchie est, toujours la suite d'un grand mouvement. Si l'Assemblée
attaque les municipalités des grandes villes, la résistance peut devenir très
opiniâtre ; si elle les conserve, il sera facile de montrer aux habitants des
campagnes que l'Assemblée nationale accorde trop de faveur aux villes. Il y a
d'ailleurs de grandes provinces dont les moindres villages ont eu des
municipalités depuis plusieurs siècles, des municipalités plus nombreuses que
celles que l'on veut détruire, et par cela même il est impossible qu'un tel
changement ne produise pas une explosion. Enfin, l'établissement des
municipalités de canton est une mesure plus impolitique qu'on ne pense. Ces
nouvelles municipalités ne dispenseront pas d'avoir dans chaque village des
syndics ou des administrateurs, soit pour ses affaires personnelles, soit
pour les cas urgents, soit pour correspondre avec le canton ; et puisque,
dans plus de vingt mille municipalités actuelles, il n'y a pas plus de trois
administrateurs, et que ce nombre d'officiers publics sera presque toujours
indispensable, tout ce que l'on gagnera par le nouveau système, ce sera
d'avoir huit mille municipalités de plus. « Faire
réprimer par l'Assemblée toutes les entreprises des administrations de
départements est un autre moyen de ruiner ton influence. Elle y sera d'autant
plus portée que déjà sa jalousie contre ces corps a plusieurs fois éclaté. Il
ne s'agit pour cela que de Connaître tous les points importants sur lesquels
les départements se sont écartés des décrets, et de les dénoncer à
l'Assemblée. Il faut, d'un autre côté, faire naître des circonstances dans
les provinces qui portent les départements à des mesures que leur intérêt
personnel ou la nécessité justifieront, et qui seront capables d'alarmer le
corps législatif. La correspondance dont je parlerai bientôt fournira bien
des moyens de remplir ce but. « On
peut l'obtenir encore d'une autre manière, en faisant adresser à l'Assemblée,
par les corps administratifs, un grand nombre de pétitions populaires sur des
points que l'on sait n'être pas dans ses principes. Il serait facile, en
effet, de persuader aux provinces que l'Assemblée étant sur le point de
terminer sa session, il importe tout à la fois de lui demander tout ce qui
reste à obtenir, et de lui proposer la révocation de plusieurs décrets qui
sont très contraires aux intérêts du peuple. On aura soin de ne faire
demander que ce que l'on fera bien assuré de faire refuser. Si la demande
tient da peuple, on l'instruira qu'il doit forcer le corps administratif du
département à le seconder. Si ce corps lui-même fait la pétition, il
n'oubliera rien pour la faire appuyer par les autres départements, et le
refus de l'Assemblée trouvera une plus grande résistance. On pourrait même,
si l'on était parfaitement sûr de deux ou trois départements, en venir au
point de les faire protester contre un décret qui aurait rejeté une demande
très populaire ou refusé une rétractation indispensable. Mais les
circonstances seules pourront déterminer le moment et l'occasion de prendre
un tel parti, qui pourrait être d'un énorme danger si le succès en était
seulement douteux. « Pousser
l'Assemblée à retenir tous les pouvoirs, ou même à les usurper sans
déguisement, est une autre mesure que j'ai déjà indiquée. Cette conduite
désorganiserait de plus en plus le royaume et multiplierait l'anarchie ;
mais, par cela même, elle préparerait une crise, et les maux du royaume, en
se prolongeant, en devenant plus aigus, ne laisseraient bientôt plus d'autre
ressource que de recourir à l'autorité royale. Les excès démagogiques de
l'Assemblée auraient d'autant moins de danger, qu'on rallierait dans le même
temps les provinces aux principes du gouvernement monarchique, et que la
popularité du roi aurait fait plus de progrès. Il n'y aurait pas de moyen
plus sûr de diminuer tout à la fois le nombre des partisans de l'Assemblée et
leur influence, puisqu'on fortifierait le nombre de ses ennemis, leur
courage, leur résistance, et qu'il s'établirait bientôt dans l'opinion
publique sinon une lutte égale, du moins une minorité assez forte pour que la
cour, en prenant le parti décisif de l'appuyer, fût certaine de l'emporter.
Il n'y a qu'un seul moyen de pousser l'Assemblée à des partis extrêmes :
c'est de la faire attaquer par les ministres. Je dirai bientôt comment ces
importants débats pourraient être dirigés. « Contre
un ennemi aussi dangereux, rien ne doit être négligé. C'est dans ce sens que
j'ai proposé d'appesantir les discussions de l'Assemblée sur toutes les
questions inutiles. Jamais elle n'a eu moins de crédit que dans ces moments
de torpeur, de stagnation, où des questions particulières absorbaient tous
ses travaux. La lenteur de ses discussions remplirait encore un autre but.
Prolonger la durée de l'Assemblée, c'est multiplier toutes les chances qui
sont contre elle ; et il est important qu'elle ne se retire pas sans avoir
couru tous les dangers qui peuvent naître de l'exécution de son ouvrage. « C'est
un moyen du même genre que de faire proposer les questions les plus
populaires par les députés que le parti patriotique a le plus en aversion.
D'abord ce parti perdra le mérite de les proposer lui-même ; et, comme
l'Assemblée est pardessus tout passionnée, sa haine contre l'auteur de la
motion influera certainement sur le succès de la motion même. Elle rejettera
souvent, elle modifiera du moins, par ce motif, une loi qui n'aurait éprouvé
aucune contradiction si l'un des membres de la majorité l'avait proposée. « J'ajoute,
sur la nécessité de prolonger la session de l'Assemblée, qu'il est surtout
important qu'elle tienne encore lorsque tous les inconvénients du nouvel
ordre judiciaire et de l'assiette des nouveaux impôts seront parfaitement
connus. Plus on aura de combats à lui livrer dans l'opinion publique, plus on
rendra sa retraite ou impossible ou périlleuse ; plus le jeu de toute la
machine aura montré d'incohérence, moins il lui restera de partisans, et il
ne faut jamais perdre de vue que l'influence royale sur la seconde
législature dépend presque entièrement de la perte du crédit de celle-ci. » XXIII. Mais ce
pessimisme corrupteur du seul élément de lumière, de force et de salut qui
restait à la France, ne suffit pas à la restauration du trône, selon
Mirabeau. Il faut corrompre, séduire et dominer l'Assemblée future destinée à
relever ce que la première a détruit. Ici le plan de Mirabeau ressemble plus
à une intrigue de police qu'à une vue politique. On sent l'homme qui a été
contaminé de bonne heure par l'espionnage, marchandé par la corruption, et
qui ne croit plus à la conscience d'autrui, parce que le fer chaud a
cicatrisé la sienne. Son gouvernement n'est qu'une conspiration dont les
complices concourent à un but connu sans se connaître entre eux. « Il
faut distinguer, dit-il, deux choses dans l'exécution du plan que je propose
: son mécanisme, si je puis parler ainsi, et ses effets. Trois choses doivent
constituer ce mécanisme : le choix et le nombre des personnes qu'il faut
employer, les travaux dont il faut les charger séparément, et les précautions
nécessaires pour que chacun des coopérateurs ne sache pas qui sont les
autres, ignore, s'il est possible, le motif pour lequel il sera employé, ou
ne connaisse que la portion du plan qu'il sera impossible de lui cacher. « Le
nombre des personnes ne peut être déterminé que par les divers genres
d'influence qu'il faut exercer principalement sur trois points que cette
influence doit être portée, savoir : sur l'Assemblée nationale, sur Paris et
sur les provinces. « L'influence
sur l'Assemblée nationale ne doit être tentée que par le moyen d'un très
petit nombre de députés, si l'on ne veut pas être trahi par quelque lâcheté
ou embarrassé par des agents inutiles. On pourrait se borner d'abord à MM. de
Dormoy, l'abbé de Montesquiou et Gaulés pour le côté droit ; Clermont-Tonnerre,
d'André, Duquesnoy, l'évêque d'Autun Talleyrand, Emmery, Chapelier, Thouret,
Barnave et moi, C'est avec M. de Montmorin seulement que ses douze députés
devraient correspondre ; mais il ne faut ni leur accorder une égale
confiance, ni faire connaître à chacun d'eux ceux qui devront le seconder, ni
leur faire part du projet que l'on veut exécuter. » On s'étonne de trouver Barnave au nombre des
associés futurs de Mirabeau dans l'œuvre de reconstitution monarchique. Mais
Mirabeau savait déjà à cette époque les rapprochements secrets de Barnave et
de N. de Montmorin, l'ami du roi. « Ainsi,
par exemple, continue-t-il, l'abbé de Montesquiou, M. de Bonnay, M. de
Cazalès, Clermont, Tonnerre, d'André, doivent ignorer le concours des autres.
Il ne faut pas que Chapelier et Thouret sachent que Barnave et moi soyons
leurs auxiliaires ; Barnave doit toujours être vu seul ; je ne veux pas non
plus que ma coalition avec aucun autre soit ostensible. Cette tactique aura
plusieurs avantages : on inspirera plus de confiance aux députés qui croiront
être les seuls dans la confidence du ministre. Chaque député ou plusieurs
députés se livreront davantage, lorsque leur concours ne sera connu que de
ceux de leurs collègues dont ils n'ont aucune raison de se défier, D'un autre
côté, la coalition totale sera moins facile à découvrir ; et si l'un des
coopérateurs venait se compromettre, on ne perdrait pas pour cela les autres. « Il
faut cependant un point de réunion pour que des efforts isolés soient dirigés
d'une manière systématique, et un intermédiaire commun entre plusieurs
membres, pour que les communications n'emportent pas trop de temps. Il n'y a
pas à choisir sur le point central ; car il est évident que M. de Montmorin
est la seule personne avec qui des députés puissent et veuillent s'entendre.
D'un autre côté, je ne connais pas de meilleur intermédiaire que Duquesnoy ;
mais ce choix ne peut être fait sans consulter les députés ; et si Duquesnoy
correspond avec plusieurs de ceux qui ne connaîtront pas respectivement leur
coalition, il faut qu'il laisse ignorer à chacun d'eux tout ce qu'il aura été
convenu de cacher : il suffira que ceux qui croiront être les seuls dans la
confidence du ministre sachent en général qu'il a quelques moyens d'influence
sur un plus grand nombre de députés. « Tout
ce que l'on vient d'observer ici ne regarde pour ainsi dire que l'exécution
matérielle du plan. Il reste à déterminer : 1° si l'on doit communiquer le
but que l'on veut atteindre à un ou à plusieurs de ceux qui doivent y
concourir ; 2° qui sera chargé d'indiquer jour par jour la marche
systématique qu'il faudra suivre dans l'Assemblée, les décrets qu'il faudra
proposer, combattre ou modifier. « Il
n'y a point de difficulté sur la première question. Le plan total, le but
secret de la coalition et l'ensemble de toutes les mesures ne doivent être
connus d'aucun député, pas même de Clermont-Tonnerre. C'est- un secret qui
doit être concentré entre M. de Montmorin et moi ; car à quoi servirait une
entière confidence ? Bien loin de dévoiler le but, il faudra presque toujours
tromper chaque député sur l'objet d'une démarche qu'on exigera, lui en cacher
les conséquences, et le déterminer par des motifs entièrement différents de
ceux que j'ai indiqués. « Il
le faudra d'autant plus que les douze députés, quoique faciles à rapprocher
sur plusieurs points, auront cependant, sur beaucoup d'autres, des opinions
si différentes, qu'il serait impossible de leur faire adopter le même but. Ils
tiennent à trois sections opposées de l'Assemblée nationale ; et cette
circonstance, qui les rend très propres à remplir la diversité des mesures
tracées dans cet écrit, ne leur permettrait pas d'agir de concert pour un
plan dont le résultat connu ne plairait peut-être à aucun d'eux, et encore
moins à leur parti. Il suit de là qu'il ne doit y avoir de concert et
d'ensemble que pour le moteur secret qui connaîtra seul tous les fils de
cette influence. Chaque section des députés ne doit fournir qu'une action
isolée. C'est au distributeur des rôles à la faire seconder sans qu'elle
sache elle-même ni comment ni par qui ; lui seul, en effet, doit connaître
parfaitement le but auquel il veut parvenir. « On
ne doit pas se dissimuler que cette marche, la seule praticable et sans
danger, sera très difficile à régler dans tous ses détails. Sur cela, je
propose les moyens suivants ; « 1°
Presque tous les genres d'influence qu'il faut : exercer sur l'Assemblée
étant déjà indiqués, ces premiers jalons ne permettront presque pas de
s'égarer dans ce qu'il conviendra d'exiger des députés ; 20 chaque membre de
la coalition fera connaître à M. de Montmorin les démarches qu'il croit les
plus propres à remplir tel ou tel objet ; et ces différentes données,
comparées avec le but secret que l'on se propose, rendront le choix des
moyens beaucoup plus faciles. Enfin, j'aurai presque tous les jours une
conférence secrète avec M. de Montmorin ; et c'est là qu'après un compte
rendu réciproque de lotit ce que nous aurons ou observé ou recueilli, nous
déterminerons tout à la fois les rôles à distribuer pour l'Assemblée et les
motifs viles ou faux qu'il faudra présenter à chaque député pour le décider. L’exécution
du plan ainsi arrêté ne regardera plus que l'intermédiaire. « Pour
obtenir par un si petit nombre d'agents une grande influence dans
l'Assemblée, il faudra que les députés que l'on aura chargés du succès d'une mesure
fassent tous leurs efforts pour y entraîner tout leur parti, ou du moins tous
leurs amis. On les secondera en achetant les voix de ceux qui n'ayant que
leur suffrage à fournir, peuvent être séduits à bon marché ou par de simples
promesses. On fera faire plusieurs discours sur chaque question„ pour les
distribuer à ceux qui ont plus de zèle que de lumières, ou dont la paresse
pourrait rendre inutile la bonne volonté. Ceci tient à l'atelier des ouvrages
dont je parlerai bientôt. « L'influence
sur la ville de Paris exige des coopérateurs d'un autre genre. Cette partie
n'est pas moins vaste que la première ; mais, comme ceux qui en seront
chargés sont très habiles, on peut se reposer sur eux pour la plupart des
détails. MM. Talon et Sémonville doivent être les chefs de cet immense
travail. Ils seront obligés d'influer tout à la fois sur la garde nationale,
sur les corps administratifs. et les tribunaux, sur le corps électoral et sur
les sections, sur l'opinion publique et notamment sur le tribunes de
l'Assemblée nationale, enfin sur tous les auteurs des ouvrages périodiques,
Cinq ou six agents principaux leur sont donc indispensables, indépendamment
d'un atelier de police plus nombreux, mais d'une fidélité à toute épreuve. Je
me bornerai, sur ce point, aux réflexions suivantes : « 1°
Le choix des principaux intermédiaires et des agents de police ne doit être
fait que par MM. Talon Sémonville, qui seuls doivent avoir des relations avec
eux, afin que cette partie du plan soit parfaitement isolée de toutes les
autres. » Cette
partie du plan était consentie avec M. Talon et M. de Sémonville, que
Mirabeau couvre ailleurs de son mépris, mais auxquels il croyait devoir
concéder la police. « 2°
Il ne faut ni bureaux ni secrétaires pour ce genre de relations, parce qu'il
importe qu'un pareil établissement ne puisse jamais être ni découvert ni
constaté par aucun vestige. « 3°
MM. Talon et Sémonville doivent donner un chef à l'atelier de police pour ne
correspondre qu'avec lui, pour rester entièrement inconnus aux autres agents,
et n'avoir ainsi qu'un seul intermédiaire. Les comptes rendus de celui-ci
seront communiqués tous les jours à M. de Montmorin. « 4°
Pour tous les autres points sur lesquels il est nécessaire d'influer, tels
que la garde nationale, les corps administratifs, les tribunaux, le corps
électoral, les sections et les auteurs périodiques, il est indispensable
d'avoir autant d'intermédiaires séparés qui ne correspondent qu'avec ceux qui
les auront choisis, qui ne se connaissent point entre eux, dont chacun soit
chargé d'une seule partie. On sent la nécessité d'une telle précaution. La
chaine qui pourrait conduire aux auteurs du projet ou aux principaux se
trouve, par ce moyen, rompue à chaque pas. En dernière analyse, le secret
dans chaque partie est le secret d'un seul homme, et la perfidie même d'un
agent ne présente qu'un médiocre danger. « Je
ne répète point ici dans quel sens l'influence sur Paris devra être dirigée ;
je l'ai suffisamment indiqué dans cet ouvrage. Mais chaque jour les nouvelles
des provinces et les événements particuliers pourront influer sur le choix
des moyens, et même déterminer des changements utiles dans un plan soumis à
trop de chances pour le regarder comme invariable, si ce n'est dans son
résultat. Je me borne à observer que MM. Talon et Sémonville ne doivent pas
tout connaître, qu'il suffira de leur montrer quelques points de vue généraux
et un but très vague, qu'il faudra avoir l'air de les consulter sur ce qu'il
y aura de mieux à faire, profiter de leurs idées si elles ne contredisent pas
le plan qui doit leur rester inconnu, et les rectifier d'après ce plan si
elles lui sont contraires. D'un autre côté, sur le compte qu'ils rendent
chaque jour, M. de Montmorin leur proposera ce qu'il lui paraîtra le plus
utile de tenter, et s'il veut me consulter seul sur les mesures qu'il leur
prescrira, je le seconderai de tout mon pouvoir. Je n'ai point dit comment on
peut s'attacher les députés dont j'ai parlé, ni par quels moyens' l'on peut
être assuré de Talon et Sémonville, dans l'instant même où ils viennent de
renoncer à une coalition qui avait un objet si différent. L'espoir de
rétablir l'autorité royale suffira pour entraîner plusieurs des membres que
j'ai nommés ; d'autres seront séduits par l'ambition ; ceux-là par un intérêt
plus substantiel, quelques-uns par le seul espoir de conserver la
constitution en la rendant plus supportable. Je crois qu'il faut à... de
l'argent ; à Talon, la promesse d'une grande place ; et lorsque je parle des
promesses du gouvernement, je dois ajouter que sa fidélité à les remplir sera
désormais une des premières bases de sa puissance. » Il
organise plus loin une propagande royaliste par des voyageurs semant une
opinion factice et officielle dans les départements à la place de l'opinion
spontanée et incompressible de la nation. « 1°
On doit se borner, dit.il, à l'envoi de quarante voyageurs, c'est-à-dire à un
seul pour deux départements, Un traitement sur le pied de mille livres par
mois et de douze cents livres pour frais du départ leur suffirait. « 2°
Ces voyageurs doivent n'être connus que de M. de Montmorin et n'être choisis
quo par lui ; il est encore à propos qu'Us soient inconnus les uns aux autres « 3°
Ils doivent avoir deux sortes de missions : l'une ostensible et particulière,
relative à quelque prétexte qu'il sera facile de créer ou de faire naîtra, et
il est essentiel que le voyageur croie lui - même qu'il n'est envoyé que pour
cet objet ; Vautre générale et relative à l'état de l'opinion publique et au caractère
des hommes en place dans toué les lieux que le voyageur aura à parcourir. « 4°
Pour donner cette seconde mission avec prudence, il faut que le voyageur ne
reçoive d'abord que la première, et qu'il ne soupçonne même pas que son
voyage puisse avoir un autre objet ; qu'ensuite, dans une seconde conférence,
on se borne à lui dire d'une manière très vague qu'on serait bien aise de
recevoir des nouvelles précises de tout ce qu'il observera relativement à
l'état actuel du royaume ; enfin, qu'on lui donne comme par curiosité, au
moment de son départ, une note de différentes questions à répondre et de
faits à recueillir pour diriger cette correspondance. Cette note doit
embrasser un si grand nombre d'objets, que le voyageur ne puisse jamais
deviner quel est le but des renseignements qu'on lui demande. C'est en disant
tout, qu'il rendra compte de ce que l'on désire savoir, et si, par ce moyen,
une grande partie de la correspondance devient inutile, on sera du moins
assuré de ne courir aucun danger. « 5°
La correspondance qu'il faudra suivre avec les voyageurs n'exige pas moins de
précautions. L'atelier le plus simple que l'on puisse former à cet égard,
c'est de n'avoir qu'un seul chef de travail et qu'un seul copiste. Toutes les
lettres adressées ou à M. de Montmorin ou à l'intendant général des postes
pour lui seraient remises à ce chef. Il n'en rendrait compte qu'au ministre
et à moi, dans une conférence qui aurait lieu trois fois par semaine. On
déterminerait là les réponses ; on ferait en sorte que la même lettre pût
être envoyée à plusieurs voyageurs, et un seul copiste suffirait à ce
travail, en ayant soin de multiplier les copies par le moyen d'une machine à
copier anglaise, ce qui aurait encore l'avantage de rendre l'écriture moins
facile à reconnaître. « Je
n'ai pas besoin de faire observer que le chef de toute la correspondance,
qu'il est impossible de diviser, tenant le fil de la plus importante partie
du plan, doit être un homme tout à la fois très sûr et très habile. Je suis
assez heureux pour avoir un sujet excellent à cet égard, et, comme on dit,
fait exprès. On sent bien qu'il serait impossible que je hasardasse mon
existence à un tel jeu, si le chef n'était pas indubitablement à moi ; et
l'on sent encore qu'il sera nécessaire de faire un sacrifice assez
considérable pour s'assurer irrévocablement, et à l'abri de toute tentation,
même de celle d'une ambition plus élevée, jusqu'à ce que du moins la-machine
soit montée et ses principaux effets produits, un agent aussi nécessaire. « Cet
homme sera seul instruit de cette partie du plan, qu'il faudra cacher avec le
plus grand soin à tous les autres coopérateurs, et je n'en excepte aucun.
Quant au copiste, il ne saura rien, par la précaution que l'on prendra de
répondre constamment aux voyageurs dans le sens des notes qu'ils auront
reçues, c'est-à-dire de répondre aux détails inutiles comme aux détails
importants, et de provoquer leurs recherches sur les faits les plus
contradictoires. « Jusqu'ici,
l'envoi des voyageurs ne présente certainement aucun danger ; mais je dois
prévoir deux circonstances où il serait nécessaire de sortir des mesures que
je viens d'indiquer. La correspondance des voyageurs peut montrer la
nécessité de publier les ouvrages dans les provinces. Les voyageurs peuvent
encore désigner une foule d'administrateurs ou d'hommes influents qu'il sera
à propos de s'attacher. Se servira-t-on des voyageurs pour former ce nouveau
genre de coalition ? Sera-t-il môme à propos de leur adresser les ouvrages
qu'il sera nécessaire de répandre ? Je n'hésite pas à conseiller un parti
différent. « D'abord,
lorsqu'on aura reconnu la nécessité de publier un ouvrage, il sera facile de
le répandre dans les provinces, tantôt par des envois gratuits, tantôt par
des dépôts chez tous les libraires, sans que les voyageurs en soient
instruits, et l'effet de l'ouvrage sera le même. D'un autre côté, quand on
reconnaîtra toutes les personnes qu'il est à propos de gagner dans les
provinces et les moyens d'y parvenir, j'aimerais mieux que quatre ou cinq
personnes seulement fussent chargées de l'exécution ; le secret, par ce
moyen, serait plus facile à garder ; on ne lierait pas cette seconde mesure à
la première, et quatre ou cinq personnes, en parcourant rapidement le
royaume, pourraient facilement traiter avec les chefs principaux que les
voyageurs auraient déjà désignés. « C'est
par ces chefs que l'on agirait sur les corps administratifs et sur les
assemblées électorales. Ils recevraient un traitement convenu et des secours
suffisants ; mais il serait dangereux de correspondre avec eux. Il faut se
borner à les faire surveiller par les voyageurs de la première classe, sans
que ceux—ci aient aucune relation directe avec eux, pour qu'ils ne puissent
pas s'en défier ; et, s'il devient nécessaire de donner aux chefs influents
de nouvelles instructions, les quatre ou cinq personnes dont j'ai parlé
pourront remplir cet objet, si on les place sur différents points qui leur
permettent de se transporter partout où leur présence sera nécessaire. « Il
faut prendre pour ces voyageurs de la seconde classe les mêmes précautions
que pour les premiers ; il faut seulement les choisir avec encore plus de
soin. Ils ne doivent être connus que de M. de Montmorin et ne correspondre
qu'avec lui, mais en adressant leurs lettres sous un nom inventé, et poste
restante. « Il
ne faut pas non plus que ces voyageurs se connaissent entre eux ni qu'ils
correspondent avec les particuliers des provinces avec lesquels ils auront
verbalement traité. On déterminera les départements dans lesquels ils doivent
se renfermer ; ils recevront des instructions dont ils remettront des copies
aux différentes personnes qui concourront au rétablissement de l'ordre
public, et qu'ils feront transcrire par ces mêmes personnes, pour ne laisser
dans leurs mains aucune écriture étrangère. Les lettres qu'ils écriront à M.
de Montmorin sous un autre nom seront rapportées par le chef de
correspondance dont j'ai déjà parlé, et répandues de la même manière que les
lettres des autres voyageurs. Leur traitement devra être d'au moins trois
mille livres par mois, « Il
ne reste plus qu'à déterminer l'atelier des ouvrages soit pour Paris, soit
pour les provinces, soit pour l'Assemblée nationale ; et il est facile de
prendre des précautions pour que cette partie soit aussi secrète que toute
autre. « 1°
Un seul chef suffit pour l'exécuter, et Clermont-Tonnerre doit être préféré à
tout autre. Lui seul traitera donc avec M. de Montmorin. Il faut imposer à
Clermont-Tonnerre le plus grand secret sur cette relation, lui cacher toutes
les autres parties du plan, et la chitine de la découverte sera par cela seul
interrompue. « 2°
M. de Clermont-Tonnerre, en se procurant un très grand nombre d'auteurs, ne
traitera avec chacun d'eux que séparément, et même avec chacun d'eux que pour
chaque ouvrage, de peur que la réunion d'une foule d'objets ne fit découvrir
le plan dont ils font partie. « 3°
Il sera consulté sur les ouvrages qu'il croira convenable de proposer ; mais
il faut qu'il s'oblige, sans examen, de faire remplir tous les programmes
qu'on lui indiquera. Ces programmes seront déterminés dans les conférences
que j'aurai à cet égard avec M. de Montmorin. Presque toujours les rapports
qui nous viendront de Paris et des provinces nous en donneront l'idée. « 4°
M. de Clermont-Tonnerre aura besoin de deux copistes parfaitement sûrs, pour
transcrire les manuscrits sur la minute des auteurs. Il serait peut-être
aussi convenable qu'il s'assurât d'une imprimerie très secrète. « 5°
Tous les ouvrages imprimés seront remis à M. de Montmorin, et là doit finir
la relation de M. de Clermont-Tonnerre avec lui. « 6°
Si les ouvrages sont pour Paris, ils seront remis à MM. Talon et Sémonville,
qui ne sauront ni pour qui ni comment ils ont été faits. S'ils sont destinés
pour les provinces, ils seront envoyés à des adresses particulières ou à des
libraires, à très bas prix. « 7°
Il faut que le nombre des auteurs dont M. de Clermont-Tonnerre pourra
disposer soit très considérable ; car on aura besoin tout à la fois de
discours pour l'Assemblée, de Mémoires pour les ministres, d'une multitude de
feuilles pour Paris, d'un grand nombre de dissertations pour les provinces,
et de plusieurs ouvrages étendus, capables de donner une grande impulsion à
l'opinion publique. Il n'y a aucun sacrifice auquel il ne taille se résoudre
pour s'attacher les hommes du premier Ment. « En
voilà assez, conclut-il, pour tracer un plan qui, soumis aux observations de
chaque jour, sera nécessairement perfectionné par les efforts mêmes que l'on
fera pour l'exécuter. Je le termine par une réflexion rassurante et cruelle.
On peut tout espérer si ce plan est suivi, et, s'il ne l'est pas, si cette
dernière planche de salut nous échappe, il n'est aucun malheur, depuis les
assassinats individuels jusqu'au pillage, depuis la chute du trône jusqu'à la
dissolution de l'empire, auquel on ne doive s'attendre. Hors ce plan, quelle
ressource peut-il rester ? La férocité du peuple n'augmente-t-elle pas par
degrés ? N'attise-t-on pas de plus en plus toutes les haines contre la
famille royale ? Ne parle-t-on pas ouvertement d'un massacre général des
nobles et du clergé ? N'est-on pas proscrit pour la seule différence
d'opinion ? Ne fait-on pas espérer au peuple le partage des terres ? Toutes les
grandes villes du royaume ne sont-elles pas dans une épouvantable confusion ?
Les gardes nationales ne président-elles pas à toutes les vengeances popu.
'aires ? Tous les administrateurs ne tremblent-ils pas pour leur propre
sûreté, sans avoir aucun moyen de pourvoir à celle des autres ? Enfin, dans
l'Assemblée nationale, le vertige et le fanatisme peuvent-ils être poussée à
un plus haut degré ? « Malheureuse
nation ! voilà où quelques hommes, qui ont mis l'intrigue à la place du
talent et les mouvements à la place des conceptions, t'ont conduite ! Roi
bon, mais faible I reine infortunée ! voilà Palatine affreux où le flottement
entre une confiance trop aveugle et une méfiance trop exagérée vous a
conduits ! Un effort mite encore aux uns et aux autres, mais c'est le
dernier. Soit qu'on y renonce, soit qu'on échoue, un voile funèbre va couvrir
cet empire. Quelle sera la suite de sa destinée ? Où sera porté ce vaisseau
frappé de la foudre et battu par l'orage ? Je l'ignore ; mais si j'échappe
moi-même au naufrage public je dirai toujours avec fierté dans ma retraite :
« Je m'exposai à me perdre pour les » sauver tous ; ils ne le voulurent pas ! » XXIV. Les
moyens de détail et le mécanisme de ces ateliers de corruption viennent en
appendice à ce plan, où l'on ne sait qu'admirer le plus de la perversité du
but ou de la puérilité des moyens. Mirabeau croyait qu'une nation s'achetait
comme un homme et qu'on pouvait prendre le rétablissement d'une monarchie à
forfait. Ses associés dans cette œuvre étaient dignes de lui. Voici comment
il les juge lui-même dans ses lettres confidentielles à M. de Montmorin, à M.
de Fontanges et à la reine elle-même, qui s'étonnaient de sa confiance dans
des hommes précédemment décriés par lui-même : « Je
me rappelle parfaitement bien, écrit-il à la reine, la note que j'adressai,
il y a quelques mois, sur T..., et dont Sa Majesté fut très frappée. Plus
elle y a donné d'importance, plus je dois, dans une occasion très majeure et
très décisive, m'empresser non pas de rétracter une erreur, car je pense au
fond toujours de même, mais de distinguer les temps et les circonstances. « Alors
il restait encore mille voies de salut ; aujourd'hui, nous n'avons plus
qu'une ressource. Elle est périlleuse pour tous les agents. L'exécution de
notre plan tient, dans une de ses plus importantes parties, à l'institution
et à la direction d'une police à laquelle très peu d'hommes sont propres, et
dont personne ne peut être chargé que du consentement de T... ; car il en
sait trop sur les ressorts secrets qui existent, pour ne pas déjouer
quiconque essaierait de les manier sans lui. Il faut donc mettre cet homme à
la police ; c'est la seule place qui lui convienne et la seule à laquelle il
convienne. « Alors
nous n'avions aucun gage de sa fidélité ; aujourd'hui nous en possédons de
plus d'une espèce, outre la quantité de mes confidents qu'il ne peut pas
dérouter avant d'en avoir fait des complices, ce qui lui est entièrement
impossible. » Le
comte de la Marck, sous la dictée de Mirabeau, écrit de son côté à la reine : « J'ai
vu Talon, et chaque fois il est entré dans des détails qui ne me permettent
pas de douter qu'il voulait me témoigner une confiance illimitée. Il m'a
montré l'original d'un écrit important dont je ne parlerai point ici d'une
manière plus étendue, parce que je suppose que la reine en a eu connaissance
par M. de Mercy, avec qui j'ai lieu de croire que M. Talon communiquait par
l'entremise de M. de Bougainville. Il est évident pour moi que la partie de
cet écrit qui pourrait compromettre Votre Majesté n'est que le résultat d'une
perfide machination ; mais il n'est pas moins certain que cette pièce, qui a
une sorte d'authenticité, mérite une grande attention dans les circonstances
actuelles. Je prendrai un jour la liberté d'en causer avec la reine et de lui
proposer quelques moyens très simples et très faciles d'effacer promptement
toute trace incommode de cet écrit. M. Talon tire une certaine force de la
possession de cet écrit et ne manque pas d'estimer très haut le service qu'il
a rendu en le conservant secret. « On
ne peut nier que ce ne soit un homme à ménager, et j'engagerais à le gagner,
même quand il n'y aurait que le silence à obtenir de cet homme. Mais on en
peut faire autre chose : on trouvera en lui des moyens d'influer sur Paris
qu'on ne rencontrerait pas dans un autre. Sous ce rapport, je crois presque
impossible de se passer de lui. Il est d'ailleurs complétement brouillé avec
M. de Lafayette, et ne craint pas de dévoiler tout ce que leurs relations ont
eu de plus intime. En annonçant plus ouvertement, comme il le fait, le désir
de servir la reine, il est bien clair qu'il est dirigé par son intérêt, et
qu'il croit rencontrer de meilleures chances en se dévouant à la reine qu'en
servant M. de Lafayette, dont il a reconnu la nullité et l'impuissance. Comme
la reine n'a pas trop le choix des moyens ni des agents, j'ai cru qu'il était
convenable d'encourager M. Talon. « Je
lui ai conseillé, pour s'assurer la confiance de Votre Majesté, de
recommencer par travailler à donner dans Paris une impulsion qui fût
favorable à l'autorité du roi, et de faire que les sections se plaignissent
elles-mêmes de sa captivité. Il a promis de s'y employer activement, mais il
a insisté pour que M. de Sémonville fût employé avec lui. Celui-ci est un
autre intrigant habile, entreprenant, dissimulé, âpre à l'argent, toujours
calme dans les affaires, fidèle par intérêt, et traître, s'il le faut, quand
il y entrevoit un avantage pour lui ; connu par tous les partis, sans jamais
se compromettre avec aucun. Tel est et tel sera toujours M. de Sémonville. « J'ai
d'abord refusé, sous différents prétextes, de me confier à lui, parce que je
voulais auparavant prendre les ordres de la reine à cet égard. Je dois dire à
Votre Majesté que si M. de Sémonville n'est pas employé, M. Talon se trouve à
peu près annulé ; car ces deux hommes n'en font pour ainsi dire qu'un seul :
l'un est l'âme et l'autre le corps. II ne faut pas perdre de vue qu'ici c'est
l'intrigue que nous avons à combattre, et que presque toujours elle échappe à
tout autre moyen qu'à l'intrigue. Or, dans cette espèce de guerre, ces deux
hommes ont très peu de rivaux : il faut donc ou les laisser aux autres ou les
prendre pour soi ; et comme il n'est pas nécessaire d'estimer tous ceux qu'on
emploie, je conseillerais ce dernier parti. J'ai
donné connaissance à M. de Montmorin d'une partie de mes conversations avec
M. Talon ; il m'a fourni des preuves certaines que M. de S... était
effectivement brouillé avec M. de Lafayette, et d'une manière à peu près
irréconciliable. J'ai pensé qu'il était utile de communiquer à M. de
Montmorin le projet de mettre un terme à la captivité du roi, dont va
s'occuper M. Talon. Il l'a entièrement approuvé, en reconnaissant avec moi
que la plus grande difficulté du moment tient à la situation du roi, et qu'il
faut avant tout obtenir la liberté de Sa Majesté. Il m'a donc promis de
seconder M. Talon de tout son pouvoir, mais il ne m'a pas caché qu'il
craignait que la reine, une fois libre, ne s'engageât dans des entreprises
dangereuses. Je crois l'avoir rassuré sur ce point, mais il me parait
néanmoins nécessaire que Votre Majesté lui répète encore que sa confiance en
lui restera toujours la manie, et que, soit à Paris, soit au dehors, elle se
concertera toujours avec lui. « La
reine jugera peut-être, par ce que je viens de lui rapporter, que la
coalition systématique entre M. de Montmorin et M. de Mirabeau prend uses de
consistance, et qu'on peut concevoir quelque espoir de cette tentative, qui,
je le crains bien, est la seule et la dernière qui reste. Il faut donc
fortifier les deux principaux appuis de cette coalition. M. de Montmorin a
besoin d'Aire sans cesse remonté et encouragé : c'est dans de fréquentes
conversations avec Votre Majesté et dans la confiance qu'elle lui témoignera
qu'il peut seulement puiser la force qui lui manque. « Au
reste, on peut presque trouver une garantie de la fidélité de M. de Montmorin
dans la faiblesse même de son caractère, qui le porte toujours à se soumettre
à la direction de quelqu'un. C'est ainsi qu'il A été tour à tour soumis à M.
de Calonne, à l'archevêque de Sens, à M. Necker. Je ne doute pas qu'il ne le
soit de même à la reine. « J'ai
peu à dire de M. de Mirabeau : il parait s'attacher au grand plan qu'il a
combiné ; il s'en occupe activement. Son opiniâtreté dans les entreprises
hasardeuses doit faire croire qu'il poursuivra celle-ci. Je continue à
surveiller sa conduite et à exciter son zèle par tout ce qui peut
l'enflammer. Mais si cette dernière ressource nous manque, que nous
restera-t-il ? Je n'ose pas même y songer. » Le
comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur de l'empereur à Paris auprès du roi,
recevait également à Bruxelles communication de ce plan des mains du comte de
la Marck. « Vous verrez, disait le comte de la Marck à l'ambassadeur,
que Mirabeau se livre entièrement, s'engage même au-delà de nos espérances,
et se met hardiment en avant. Ce n'est pas que pour lui l'exécution ne, soit
souvent fort différente du projet ; mais il faut lui savoir gré des simples
promesses quand elles sont sans réserve. « Le
plan est aujourd'hui parfaitement arrêté, et on est sur le point de
l'exécuter. On rencontre cependant déjà des difficultés que l'on n'avait pas
prévues : on comptait sur le concours de tous les ministres, et de ce côté il
faut s'attendre, au contraire, à des obstacles. Le garde des sceaux, M.
Duport du Tertre, est un esclave des Lameth, et de plus un dangereux ennemi
de la reine. Vous pourrez en juger par le fait suivant. Il y a quelques
jours, M. de Montmorin lui parlait de la conduite de certains factieux qui ne
cessent d'irriter l'opinion publique contre cette malheureuse princesse, et
qui semblent avoir pour but de provoquer son assassinat. M. Duport du Tertre
répondit froidement qu'il ne se prêterait pas à cela, mais qu'il n'en serait
pas de même s'il ne s'agissait que de lui faire son procès. « Quoi !
lui dit M. de Montmorin, vous, ministre du roi, vous y consentiriez ? — Mais,
répondit-il, comment s'y opposer ? » Il est positivement l'agent et l'organe
des Lameth, qui ne le quittent pas, et, de tous les maux qu'a causés M. de
Lafayette, le choix forcé d'un pareil ministre est celui qu'on peut le moins
lui pardonner. « Le
ministre de la guerre, M. du Portail, ne trahit pas moins les intérêts du roi
; il n'est point son ministre, mais bien celui du comité militaire de
l'Assemblée, dont il se regarde comme le simple commis. « On verra le comité.
Que désire le comité ? Qu'entend faire sur cela le comité ? » Ce sont là les
seules réponses de cet homme, les seules instructions qu'il donne à ses
bureaux. Aussi le pouvoir exécutif est-il concentré à peu près exclusivement
dans l'Assemblée nationale. « Le
ministre des finances, M. de Lessart, a plus d'esprit que les deux premiers,
et M. de Montmorin en est moins mécontent, mais il a très peu de caractère ;
il est faible et tremblant ; il sera donc à peu près inutile dans un moment
où les meilleures intentions, sans le courage qui peut les réaliser, ne
servent à rien. « Le
ministre de l'intérieur, M. de Saint-Priest, n'est point encore remplacé.
Reste donc M. de Montmorin, et vous connaissez parfaitement celui-ci. Je n'ai
aucun doute sur sa fidélité et sur son zèle ; je puis même dire que parfois
je lui ai trouvé plus de fermeté que je ne lui en supposais, et une certaine
dose de courage qui me semblait hors de sa mesure. Cependant la manière dont
il a admis sans réserve le plan de M. de Mirabeau ne me rassure
qu'imparfaitement ; je crains qu'il ne manque de cet esprit de décision et de
cet ascendant irrésistible qui caractérisent les hommes d'État, et que„ dans
des circonstances graves, rien ne peut remplacer. Qui, d'ailleurs,
ajoute-t-il, pouvait-on charger de la direction de la police de Paris, si ce
n'est ces deux hommes qui déjà, sous le patronage de M. de Lafayette,
entretenaient une police très active, et qui ne laissaient pas d'autre
alternative que de les avoir pour auxiliaire ! ou pour ennemis ? M. Talon
exigeant le concours de M. de 8émonville, on a dû les prendre bus deux
ensemble. « M.
T... promet beaucoup. Dans ses promesses il va plus loin que la partie du
plan qui le concerne. Il ne demande que peu de temps pour répondre de la sûreté
du roi et de la reine, pour calmer Paris, attiédir les Jacobins,
désinfluencer leur club, ramener les sections de Paris à de meilleurs
principes, et faire demander par elles plus de liberté pour le roi. « De
toutes ces promesses, la liberté du roi est celle à laquelle j'attache le
plus de prix. Le peuple, abusé, se défie aujourd'hui de la cour, parce qu'il
lui suppose des projets hostiles ; aussi surveille-t-il avec une grande
défiance les démarches du roi et de la reine, et la grande force de M. de
Lafayette tient à ce qu'il est le gardien de ces importants otages. Si le roi
retrouvait la liberté de ses mouvements, l'état des choses changerait
immédiatement ; si on le voyait s'éloigner de la capitale et y revenir sans
que cette liberté, nouvelle pour lui, changeât les principes du gouvernement,
le peuple reconnaîtrait qu'il a été trompé sur les intentions du roi, et le
calme se rétablirait bientôt. Eh bien monsieur le comte, j'ai lieu de croire
que M. Talon tiendra sa promesse sur ce point. « Une
autre raison assez puissante devait décider à ménager M. Talon. Il est
dépositaire de ce papier de Favras que l'échafaud même n'a pu arracher à la
faiblesse de celui-ci. J'ai vu ce papier en original ; ce n'est presque rien,
et cependant on doit tenir compte du service qu'a rendu celui qui l'a gardé
secret. Dans un temps de révolution, où l'animosité cherche bien moins des
preuves que des prétextes, je ne sais pas si les simples trigauderies d'un
tiers ne suffiraient pas pour compromettre la vertu la plus pure. Il fallait
donc gagner M. Talon pour obtenir l'anéantissement de cette pièce. « Les journaux vous auront informé des évènements publics ; j'ai peu à vous apprendre sur ce point. Je vous dirai seulement que le crédit de M. de Lafayette détroit tous les jours ; il est dans une position vraiment singulière, et ne conserve une espèce de force que, pour ainsi dire, de la pitié populaire. » |