HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE SEIZIÈME.

 

 

I.

La Révolution, qui avait atteint dans leur mode d'existence le trône, l'aristocratie, l'Église, devait modifier essentiellement aussi l'armée. L'armée, en France, était féodale et monarchique : des plébéiens pour soldats, des nobles pour officiers ; le recrutement par l'enrôlement volontaire ; les grades attribués presque exclusivement à la naissance ou à la faveur ; la vénalité des régiments et des compagnies sous le nom de finances ; le village transporté au camp avec ses seigneurs et ses vassaux ; l'autorité royale réglementant seulement les rapports des corps armés avec leurs chefs, nommant les généraux par ancienneté ou par choix, et introduisant peu à peu des empiétements successifs et salutaires sur les privilèges des nobles, la règle, la discipline, la science et l'unité d'administration dans les troupes.

Ce mode d'enrôlement, de propriété des corps par les chefs de corps, de trafic des régiments, d'exclusion des soldats ou des matelots du rang d'officiers, et d'administration arbitraire des compagnies par les capitaines était incompatible avec l'esprit de la Révolution, qui, en donnant à tous les mêmes devoirs de patriotisme, de dévouement, de service national, donnait à tous aussi les mêmes droits, à condition des mêmes aptitudes et du même courage.

Les doctrines qui retentissaient dans les tribunes, dans les journaux et dans les clubs, les fortes et lumineuses discussions de l'Assemblée sur la réforme de l'état militaire, les décrets conformes à ces doctrines, mais non encore appliqués jusque-là, avaient propagé dans les troupes l'esprit contagieux de la nation. Elles murmuraient, elles hésitaient, elles fermentaient, elles obéissaient encore mollement, par habitude et par honneur militaire. Mais cette obéissance était inquiète, ombrageuse, provisoire ; elle tenait au respect ou à l'attachement personnels des soldats pour leurs officiers plus qu'à la conviction ; les chefs négociaient avec leurs subordonnés plus qu'ils ne commandaient ; un véritable interrègne de la discipline dominait dans les garnisons et dans les camps.

Le peuple plaignait et caressait les soldats pour les entraîner dans sa cause contre les nobles et contre le roi ; les soldats ménageaient dans les fréquentes séditions le peuple. On osait rarement mettre les troupes en contact avec les émotions populaires ; on ne leur opposait que les gardes nationales, composées de citoyens dont le caractère civique imposait davantage à la sédition. Les soldats, malgré ces précautions, la grossissaient souvent, comme on venait de le voir à Toulouse, à Caen, à Marseille, à Montauban, à Nîmes, à Brest. L'exemple de la défection, de l'impunité et de l'ovation des gardes-françaises, incorporés honorablement dans l'armée de Lafayette, après leur révolte contre le roi, était un encouragement à la sédition militaire partout. Des clubs, formés jusque dans les casernes par les sous-officiers et les soldats, raisonnaient l'obéissance, contrôlaient le commandement, intimidaient les officiers et les chefs de corps. Toute force armée qui délibère au lieu d'obéir est anéantie si elle n'est pas déjà factieuse. L'épée était inutile dans la main du roi ; elle ne pouvait pas tarder à s'y briser. Mirabeau, qui le sentait, proposait hardiment de licencier l'armée et de la reformer sur le plan tracé par les décrets de l'Assemblée.

 

II.

Ces décrets, publiés et ajournés, surexcitaient la juste impatience des soldats. Les sous-officiers, pressés de s'élever aux grades désormais accessibles à tous, et de remplacer leurs officiers nobles, contre-révolutionnaires ou émigrés, accusaient le ministre de la guerre de profiter astucieusement du délai que les décrets laissaient au roi avant d'exécuter la nouvelle constitution militaire, pour nommer précipitamment à toutes les vacances et pour infecter l'armée d'officiers vendus à l'esprit de l'ancien régime. Des murmures contre l'administration arbitraire des masses de régiment, pécule économisé des soldats, avaient éclaté à Paris. Ils éclatèrent avec plus de force à Nancy, dans les trois régiments qui formaient la garnison de cette capitale de la Lorraine. Un soulèvement paraissait imminent.

L'Assemblée, d'accord pour la répression de ces indisciplines, envoya à Nancy un inspecteur arbitre entre les soldats et les officiers. C'était M. de Malseigne, militaire plus strict et plus intrépide que conciliateur. Indigné des exigences d'un régiment suisse appelé le régiment de Château-Vieux, M. de Malseigne se refuse à ratifier ses volontés ; il le harangue avec l'inflexibilité d'une loi vivante. Les Suisses, désaccoutumés de ce langage, s'insurgent pendant la nuit dans leur caserne. Malseigne, au point du jour, veut aborder de front l'insurrection soldatesque. Les soldats, ameutés par un club nocturne, lui présentent la pointe de leurs baïonnettes ; il les écarte de son épée nue et pénètre malgré eux dans la cour. Entouré bientôt d'une foule frémissante, il se défend seul contre les outrages et contre les sabres brandis, sur sa tête. Il échappe, déchiré et couvert de sang, à ces assassins, s'élance- sur son cheval qu'on lui amène sur la place d'Armes, galopé vers Lunéville, poursuivi par les séditieux rencontre un régiment de carabiniers sur la route, le harangue, le rallie, l'entraîne, lui ordonne le feu sur les Suisses prêts à l'atteindre, jonche le chemin de leurs cadavres.

La vue de ces cadavres, les imprécations des blessés, les reproches des soldats de Nancy à leurs meurtriers, qui devraient combattre pour la même cause, changent en route l'âme du régiment des carabiniers libérateurs de Malseigne. Ils se tournent contre celui qu'ils viennent de venger, le désarment ; l'enchaînent, le ramènent à Nancy, et le livrent à la garnison insurgée comme un otage ou comme une victime.

III.

A ces nouvelles de Nancy, l'Assemblée nationale se trouble, les constitutionnels sincères tremblent de voir la Révolution, presque achevée, transformée par l'indiscipline des soldats en séditions prétoriennes, cette dernière décomposition des empires. Elle demande presque unanimement au roi de déployer 'contre l'armée rebelle l'armée obéissante qui lui reste encore dans la main. Des décrets intrépides répondent à l'insubordination menaçante de Nancy. On envoie des négociateurs, des commissaires, des ordres également repoussés ou éludés. On cherche des yeux un général assez sûr de son armée pour la conduire intacte à la répression d'une autre armée, assez constitutionnel pour ne pas donner d'ombrage à la Révolution en sévissant contre l'indiscipline, assez populaire pour rallier, en marchant, à sa propre armée, les gardes nationaux des provinces, ces magistrats armés et inviolables de la loi contre lesquels la résistance est presque un fratricide.

Ce choix appartenait au roi. Le roi et les ministres songent d'abord à Lafayette, et Lafayette songe à lui-même. Son nom seul était assez puissant pour faire tomber une sédition de soldats devant l'idole d'î peuple présentant la loi aux séditieux à la pointe de son épée. Mais Lafayette, après un pareil triomphe, à la tête de l'armée du roi et de l'armée du peuple réunies dans sa main, serait rentré dans Paris plus qu'un homme. La guerre civile étouffée par lui dans le royaume l'aurait grandi plus encore que la liberté conquise par lui à Versailles. Son nom serait devenu démesuré à un trône et peut-être à une constitution. L'idolâtrie du pays doublement sauvé pouvait en faire plus qu'un dictateur.

 

IV.

L'inimitié est clairvoyante ; Mirabeau le sentit. Les archives de la famille d'Aremberg nous livrent aujourd'hui les conseils à la fois prudents et perfides qu'il écrivit au roi pendant cette crise de la Révolution. Quels que soient les soupçons de machiavélisme que la vénalité de ce grand homme d'État ait fait planer jusqu'ici sur la nature de ses complicités avec la cour, ces conseils de Mirabeau au roi les dépassent encore. La connivence y atteint la perfidie et s'y élève même, dans quelques insinuations, jusqu'au parricide.

« M. de Lafayette, écrit Mirabeau à la reine et au roi, le 3 septembre 1790, M. de Lafayette fait tout ce qu'il peut pour être envoyé à Nancy. Les inconvénients du parti qu'il veut prendre sont incalculables, et, si l'aristocratie savait s'entendre, ce seul événement amènerait la guerre civile qui vous fait tant d'horreur.

« Que faut-il pour cela ? La présence de deux armées. Si les régiments indisciplinés sont poussés à la résistance, ils seront soutenus ; pour peu que l'on s'obstine, cette armée se grossira. Si les mécontents croient avoir raison et qu'ils soient battus, ils trouveront des auxiliaires, des vengeurs. Une partie de l'armée fera cause commune avec eux ; il faudra par cela seul grossir également l'armée de celui qui va les combattre. Voilà dès lors deux camps où l'on peut se jeter à son gré. Qu'ont désiré, que désirent de plus les ennemis du bien public ?

« Le choix du commandant présente encore un inconvénient de plus. Son armée serait tout à la fois, l'armée du corps législatif et celle du roi. Du corps-législatif, puisque son objet serait de faire obéir aux décrets de l'Assemblée ; du roi, puisque les ordres d'exécution émaneraient des ministres, et que le chef tient dans ce moment de trop près au roi pour que, l'opinion publique puisse l'en séparer. Or il me semble que la cour, surtout dans sou système d'inaction, aurait beaucoup plus de moyens d'assurer la' tranquillité publique si elle restait en quelque sorte médiatrice entre l'armée et le peuple. Son intérêt n'est pas de rompre le dernier lien qui lui attache une partie des troupes réglées. Son intérêt surtout n'est pas de laisser commander M. de Lafayette hors de sou département, tant que l'organisation de la garde nationale n'est pas décrétée et que le commandement n'est pas déféré au roi. En effet, quel nom donner à un homme qui aurait une grande armée et qui ne recevrait des ordres de personne ? Par le fait, ce citoyen serait roi pendant son expédition. Celui qui commanderait à Paris à sa place ne serait que son lieutenant. Les autres commandants de départements qui lui enverraient des soldats seraient de même à ses ordres. Le voilà généralissime par le fait, puis lieutenant général du royaume, puis protecteur, s'il le veut, puis tout ce qu'il voudra.

« Ses succès sont donc à craindre autant que ses revers. Je n'approuve pas l'envoi d'une armée contre les régiments, ni, dans aucun cas, l'envoi d'une armée parisienne. Mais, si l'on veut absolument guerroyer, la cour a un excellent moyen de retenir le général : c'est de dire que la sûreté de la famille royale ne tient qu'à lui, que lui seul peut empêcher les émotions populaires, et qu'ainsi, il n'ait qu'à rester.

« On peut tendre, deux jours après, un piège à sa vanité. Je sais, par Sieyès et Condorcet, qu'il fait travailler à un ouvrage destiné à séparer dans la constitution les articles fondamentaux des articles réglementaux, niais si bêtement conçu, qu'il défigure entièrement l’œuvre de l'Assemblée, réforme la plus grande partie des décrets. Il faut le pousser à présenter son plan à la tribune. S'il y consent, ce jour—là même il est perdu dans la capitale et dans les provinces.

« Et que faut-il pour le renverser ? Les volontaires de la garde nationale déclament ouvertement contre lui ; le peuple, dans les derniers tumultes, l'appelait déjà un traître. Il a pour ennemis dans l'Assemblée tous les ennemis du club modéré de 89,.. Les émotions populaires, soit qu'on lui reproche de les avoir excitées ou de ne pouvoir les empêcher, ne lui laissent que l'alternative de la scélératesse ou de l'incapacité, et achèvent de le ruiner dans l'opinion publique. Il le sent si bien, qu'il est prêt à se mettre de nouveau sous le drapeau des Barnave et des Lameth (le Jacobin), et ce dernier trait vous donne la juste mesure de son caractère.

« Les mouvements populaires, poursuit-il le lendemain, sont la ruine de M. de Lafayette, parce que, sans lui donner un partisan de plus, ils lui donnent pour ennemis tous ceux qui s'irritent de la licence et qui sont toujours prêts à l'attribuer aux fausses mesures ou à la connivence de l'autorité. Celui qui excite ouvertement la multitude gagne souvent l'affection publique, même par des crimes, mais celui qui est forcé de dissimuler la part qu'il y prend pour faire une sédition ; celui qui, répondant en quelque sorte de la tranquillité publique, est chargé d'en réprimer les perturbateurs, perd toujours à des insurrections qui le rendent également odieux aux deux partis ; car les factieux, persuadés que leurs démarches sont légitimes, appellent tyrannie la résistance qu'on leur oppose, et les citoyens paisibles, convaincus que les factieux sont trop ménagés, traitent de faiblesse la prudence même qui force d'épargner le peuple.

« Les émotions populaires, si elles agitaient fréquemment la capitale, auraient encore deux avantages.

« En montrant l'insuffisance de la nouvelle force publique, elles feraient désirer d'autres mesures, une autre forme de gouvernement, une meilleure distribution. du pouvoir, une plus grande latitude, surtout dans l'autorité royale, et, par ce moyen, le nombre de ceux qui mettent toutes leurs espérances dans un meilleur ordre de choses augmentant d'un jour à l'autre, il deviendrait plus facile de diriger vers ce but l'opinion publique.

« D'un autre côté, les insurrections de Paris détruiraient à coup sûr l'influence de cette ville sur les provinces. Sa démagogie républicaine ne serait plus aussi dangereuse, et, s'il arrivait que le désordre fût poussé au point de faire craindre pour la sûreté du roi, les provinces seraient très facilement conduites à demander que le chef de la nation se retirât dans l'intérieur du royaume.

« Mais, pour ne parler que d'un événement plus facile à prévoir, il est possible que la honte de tolérer une insurrection à côté d'une armée de trente mille hommes porte un jour M. de Lafayette à faire tirer sur le peuple. Or, par cela seul, il se blesserait lui-même à mort. Le peuple, qui a demandé la tête de M. de Bouillé pour avoir fait feu sur des soldats révoltés, pardonnerait-il au commandant de la garde nationale, après un combat de citoyens contre citoyens ?

« Quelle doit être la conduite de la cour d'après cette théorie sur les émotions populaires ? Elle doit très peu s'en affecter, parce qu'elles lui sont utiles plutôt que contraires, et qu'il est presque impossible qu'elles l'exposent à de véritables dangers.

« Paraître cependant les redouter pour avoir le droit de s'en plaindre et pour donner à M. de Lafayette l'envie de les exciter ou de les tolérer, si cela l'amuse, ou s'il croit, par ce moyen, se rendre plus nécessaire. »

 

V.

Fendant que Mirabeau détournait ainsi la cour de confier la répression de l'armée rebelle à Lafayette, le roi et la reine, pénétrés comme lui du danger de trop grandir un seul homme aux yeux de la nation, choisissaient le marquis de Bouillé pour marcher avec l'armée de Metz sur Nancy. Ce choix, également indiqué par Mirabeau, était une de ces inspirations à la fois honnêtes et habiles que Louis XVI recevait souvent de son cœur.

Le marquis de Bouillé était le seul de tous ces généraux de cour qui eût montré dans les difficiles circonstances où les événements de la Révolution avaient placé les chefs militaires, le sang-froid, la vigueur, la franchise et le tact nécessaires à des officiers généraux placés sans cesse entre leur antique fidélité au roi et leur récente fidélité à la nation. Il avait su être en même temps loyal et patriote ; mais il avait été surtout militaire. Sa main ferme et douce avait contenu dans une discipline irréprochable les régiments qui composaient son armée. Les clubs mêmes de Metz, capitale agitée de l'artillerie française, où il résidait, l'avaient respecté. Il avait prêté tard, mais avec sincérité, le serment civique d'obéissance à la nation. Le roi constitutionnel en était inséparable à ses yeux. Il avouait hautement son dévouement à Louis XVI, et' s'il exécutait littéralement la constitution, c'est qu'il voyait dans cette constitution exécutée le meilleur service à rendre au roi. Ses talents militaires étaient une partie de son ascendant sur les troupes.

Dernière espérance du roi dans une circonstance désespérée qui pouvait lui faire chercher asile et salut au sein d'une armée fidèle, il était de l'intérêt du roi de le grandir par un service éclatant rendu à la nation. La répression de la sédition militaire et civile de Nancy était la première grande occasion qui s'offrit à l'armée de rendre ce service à la France et de confondre dans une même victoire son obéissance au roi et son obéissance à l'Assemblée. L'armée de Metz deviendrait ainsi une armée à la fois royale et nationale. Le roi, qui préméditait déjà de s'y réfugier et qui avait sondé le marquis de Bouillé par des demi-confidences, était heureux d'opposer à la popularité toute civile de Lafayette une popularité militaire qui contrebalancerait l'homme du 14 juillet et des journées d'octobre.

 

VI.

Le marquis de Bouillé se montra au niveau du rôle qu'on lui destinait. Sûr de ses troupes, autorisé par les décrets de l'Assemblée, il marche, sans compter les séditieux, sur la ville et sur la garnison rebelles. Il se grossit en route des bataillons volontaires de gardes nationaux entraînés par l'exemple de ses régiments. La terreur et le repentir le précèdent à Nancy.

Campé aux portes de la ville, les rebelles, plus nombreux que ses propres troupes, lui envoient des députations de soldats et de citoyens pour négocier des conditions et des impunités. Il ne veut d'autre condition que l'obéissance, et d'autre pacte avec les révoltés que leur punition. Le régiment suisse de Château-Vieux, plus coupable et plus menacé, veut entraîner les autres régiments de la ville à une résistance désespérée. Les régiments complices hésitent ; la ville se partage, les magistrats et les bons citoyens pour la paix, la soldatesque et la populace pour la lutte. Ils s'emparent des canons et les tournent contre l'armée de Bouillé.

Un jeune officier breton du régiment du roi se précipite en vain à la gueule du canon pour empêcher les soldats suisses de faire feu sur des Français ; on l'arrache mutilé et sanglant de la bouche du canon qu'il embrasse ; le canon des révoltés mitraille les gardes nationaux et les soldats de Bouillé. Ce feu sacrilège change l'indignation de l'armée de Bouillé en héroïsme. Il s'éteint dans le sang des Suisses, abandonnés par les autres régiments français. La ville, forcée, combat encore par les toits et par les fenêtres ; les Suisses, obstinés de meurtre, jonchent de cadavres les rues de Nancy ; la mitraille seule les force à capituler dans leurs casernes. Un conseil de guerre rassemblé sur le champ de bataille en livre vingt-trois à la mort, un grand nombre aux cachots, le reste à la dégradation.

Bouillé, plein d'indulgence pour les citoyens, amnistie et pacifie la ville. La discipline vengée, l'Assemblée obéie, le roi servi, l'humanité préservée, l'ordre rétabli dans ces provinces, consacrent la renommée du général dans toute la France. L'héroïsme patriotique du jeune Désilles, frappé pour le salut de ses concitoyens, devient une confabulation populaire imprimant l'horreur de la guerre civile dans l'âme des populations. Il guérit de ses blessures et jouit vivant de son histoire.

L'Assemblée, par la voix de Mirabeau, vote à Bouillé la reconnaissance de la patrie sauvée. Lafayette lui-même, quoique affligé de n'avoir pas cette gloire, félicite le marquis de Bouillé, son cousin ; il caresse son royalisme dans ses correspondances s'efforçant de se montrer un zélé serviteur de la monarchie, et provoquant Bouillé à une alliance utile à tous les deux et au roi lui-même.

« Voici le moment, mon cher cousin, écrit Lafayette à Bouillé, où nous pouvons commencer l'ordre constitutionnel qui doit remplacer l'anarchie révolutionnaire. Vous êtes le sauveur de la chose publique ; j'en jouis comme citoyen et comme votre ami. J'ai regardé l'exécution du décret de Nancy comme la crise de l'ordre public. »

Mirabeau sentit la double joie d'avoir humilié Lafayette et grandi un autre espoir de la royauté. Le roi entretint plus intimement avec Bouillé une correspondance mystérieuse qui préparait de loin ce général à la fuite de la famille royale hors de Paris et au concours qu'une armée fidèle aurait à prêter un jour à cette évasion.

 

VII.

Ce triomphe du roi et de l'Assemblée, au lieu de calmer la capitale, en redoubla les agitations. Les Jacobins et les démagogues avaient fait de la sédition Soldatesque de l'armée de Nancy leur propre cause. Ils se sentirent vaincus par la défaite des révoltés. Des rassemblements organisés par les clubs de la capitale entourèrent l'Assemblée nationale pour lui reprocher ses décrets et sa victoire. Les agitateurs présentaient dans ces groupes le sang des massacres de Nancy comme le sceau d'une alliance liberticide entre le roi, Lafayette, l'Assemblée et l'armée. Les feuilles incendiaires de Marat et du comité Desmoulins soufflaient le soupçon et la vengeance au peuple. Le nom de Necker était mêlé à ceux de Lafayette, de Bouillé, de Mirabeau dans ces imprécations. Necker, lassé et intimidé de ces murmures, devenus des menaces, se retira pendant la nuit dans sa maison de plaisance de Saint-Ouen, pour mettre sa famille et lui à l'abri d'une insurrection populaire dans 'son hôtel.

Lafayette, par ménagement pour les Jacobins dispersa mollement ces rassemblements. « J'ai passé ma journée, dit-il dans un billet confidentiel à..., j'ai passé ma soirée à disposer des canons et des patrouilles la garde nationale y a mis un grand zèle. Je ne crois pas que le compte de M. de Bouillé soit arrivé pour demain. Comment trouvez - vous M. de la Tour-du-Pin, qui s'est caché dans une autre maison, et M. de Necker, qui s'était sauvé à Saint-Ouen, le tout parce qu'on faisait des motions contre eux ? Bonsoir. J'ai envoyé courir après le premier ministre. »

 

VIII.

Le ministère, usé par le temps, effacé par l'Assemblée, attaqué par Mirabeau, accusé par les Jacobins, odieux aux royalistes, abandonné à son sort par Lafayette, ne pouvait résister à ces secousses. M. Necker n'attendait qu'un prétexte honorable pour se retirer d'un poste où il n'était plus que l'ombre de lui-même et le témoin de sa propre décadence. Il trouve ce prétexte dans les invectives du peuple qui, en tombant sur son nom, pouvaient rejaillir sur le roi. Sa personnalité fastueuse éclatait encore dans la lettre par laquelle il annonçait sa retraite à l'Assemblée :

« Ma santé, disait-il, est depuis longtemps affaiblie par une suite continuelle de travaux, de peines et d'inquiétudes. Je différais cependant, de jour à l'autre, d'exécuter le plan que j'avais formé, de profiter des restes de la belle saison pour me rendre aux eaux, dont on m'a donné le conseil absolu. N'écoutant que mon zèle et mon dévouement, je commençais à me livrer à un travail extraordinaire pour déférer au vœu de l'Assemblée qui m'a été témoigné par le comité des finances ; mais un nouveau retour que je viens d'éprouver, des maux qui m'ont mis en grand danger cet hiver, et les inquiétudes mortelles d'une femme aussi vertueuse que chère à mon cœur, me décident à ne point tarder de suivre mon plan de retraite en allant retrouver l'asile que j'ai quitté pour me rendre à vos ordres. Vous approchez à cette époque du terme de votre session, et je suis hors d'état d'entreprendre une nouvelle carrière.

» L'Assemblée m'a demandé un compte de la recette et de la dépense du trésor public depuis le 1er mai 1789 jusqu'à mai 1790. Je l'ai remis le 21 juillet dernier.

« L'Assemblée a chargé son comité des finances de l'examiner, et plusieurs membres du comité se sont partagé entre eux le travail. Je crois qu'ils auraient déjà pu connaître s'il existe quelque dépense ou quelque autre disposition susceptible de reproche, et cette recherche est la seule qui concerne essentiellement le ministre, car les calculs de détail, l'inspection des titres, la révision des quittances, ces opérations nécessairement longues, sont particulièrement applicables à la gestion des payeurs, des receveurs et des différents comptables.

« Cependant, j'offre et je laisse en garantie de mon administration ma maison de Paris, ma maison de campagne et mes fonds au trésor royal ; ils consistent, depuis longtemps, en deux millions quatre cent mille livres, et je demande à retirer seulement quatre cent mille livres, dont l'état de mes affaires, en quittant Paris, me rend la disposition nécessaire. Le surplus, je le remets sans crainte sous la sauvegarde de la nation. J'attache même quelque intérêt à conserver la trace d'un dépôt que je crois honorable pour moi, puisque je l'ai fait au commencement de la dernière guerre, et que, par égard pour les besoins continuels du trésor royal, je n'ai pas voulu le retirer au milieu des circonstances les plus inquiétantes, où d'autres avaient l'administration des affaires.

« Les inimitiés, les injustices, dont j'ai• fait l'épreuve, m'ont donné l'idée de la garantie que je viens d'offrir ; mais quand je rapproche cette pensée de ma conduite dans l'administration des finances, il m'est permis de la réunir aux singularités qui ont accompagné ma vie.

« Signé NECKER.

« P. S. L'état de souffrance que j'éprouve en ce moment m'empêche de mêler à cette lettre les sentiments divers qu'en cette circonstance j'eusse eu le désir et le besoin d'y répandre. »

 

IX.

Ainsi disparut dans la tempête l'homme qui l'avait suscitée. La Révolution, qui lui devait toutes ses occasions de naître, fut ingrate envers son auteur. Obligé de fuir comme un criminel les imprécations de Paris, reconnu et arrêté en route par la municipalité d'Arcy-sur-Aube, qui l'accusait calomnieusement d'emporter le trésor de l'État, il fut obligé de s'adresser à l'Assemblée nationale pour en obtenir un décret qui lui permit de s'exiler lui-même. Possesseur d'une immense fortune et du château de Coppet sur les bords du lac de Genève, il y entendit de loin, et à l'abri des orages, la chute du trône et le coup de hache qui trancha la tête de son roi. Il y vieillit en philosophe dans l'opulence et dans la satisfaction de lui-même, trop honnête homme pour avoir des remords, trop obstiné pour avoir des doutes, trop vain pour avoir des regrets. Bonaparte en passant par Lausanne pour aller à Marengo, visitant M. Necker, pour chercher dans ses entretiens le secret de cette grande renommée d'homme d'État, fut étonné du néant politique de cette âme. Tout le génie de Coppet était dans une femme : cette femme était madame de Staël, fille unique du vieillard, l'écrivain le plus viril et le plus inspiré de son siècle.

Quant à M. Necker, il continua jusqu'à une extrême vieillesse à écrire des livres médiocres avec l'emphase de sa vie, confondant, comme il avait fait en lui, le moraliste, le politique et le financier. C'est de ce cénacle de monsieur et de madame Necker que sortit et que se perpétua en France ce parti plus germanique que français de métaphysiciens et d'économistes ambitieux, qu'on appela plus tard le parti doctrinaire, parti à deux faces, dont l'une représente e dédain de l'aristocratie pour le peuple, l'autre la haine du peuple contre l'aristocratie.

Ce parti, à l'exemple de M. Necker, son fondateur, remua deux règnes et perdit deux trônes, sans perdre sa confiance en lui—même. Funeste héritage que ce ministre des ruines laissa après lui à la France ; hommes sans cesse interposés entre la monarchie et la république, pour empêcher le peuple de grandir et les rois de régner ; étroits comme une secte, dogmatiques comme une école, tour à tour agitateurs comme une démagogie de tribuns ou dominateurs comme un patricial de lettrés ; proclamant la théorie de la popularité quand elle les élève et la théorie de l'impopularité quand elle les maintient. Disciples perpétués de Necker et de Lafayette, ils ont les qualités et les défauts de l'homme qui perdit le trône et de l'homme qui ajourna la liberté.

 

X.

Désertés par M. Necker, attaqués à la fois par Danton dans une pétition foudroyante de l'Assemblée, méprisés à haute voix par Mirabeau, injuriés avec une éloquence vengeresse par Cazalès, les autres ministres ne pouvaient résister au choc de tant d'opinions.

On voulait faire déclarer qu'ils étaient incompatibles avec la bonne harmonie entre l'Assemblée et le roi. L'Assemblée, par cette omnipotence qu'une autre assemblée voulut usurper en 1840 à la voix de ministres congédiés et impatients d'un autre règne, allait enlever au roi la dernière indépendance du trône. Exclure les ministres, c'était les nommer. Cazalès s'indigna contre ce dernier empiétement de l'Assemblée qui détruisait tout équilibre de constitution. Son discours fut implacable contre M. Necker, déjà abattu. C'était se venger sur un cadavre.

« Ce n'est point, dit l'orateur militaire, pour défendre les ministres que je monte à cette tribune ; je ne connais pas leur caractère, et je n'estime pas leur conduite. Depuis longtemps ils sont coupables, depuis longtemps je les aurais accusés d'avoir trahi l'autorité royale ; car c'est aussi un crime de lèse-nation, que de livrer l'autorité qui seule peut défendre le peuple du despotisme de l'Assemblée nationale, comme l'Assemblée nationale peut seule défendre le peuple du despotisme des rois. J'aurais accusé votre fugitif ministre des finances, qui, calculant bassement l'intérêt de sa sûreté, a sacrifié le bien qu'il pouvait faire à sa propre ambition.... Je l'aurais accusé d'avoir provoqué la révolution sans avoir préparé les moyens qui pouvaient en assurer le succès et en prévenir le danger ; je l'aurais accusé d'avoir constamment dissimulé sa conduite et ses principes. J'aurais accusé les ministres de l'intérieur d'avoir laissé désobéir aux ordres du roi. Je les aurais accusés tous de cette étonnante neutralité ; je les aurais accusés de leurs perfides conseils. Tout peut excuser l'exagération de l'amour de la patrie ; mais ces âmes froides, sur lesquelles le patriotisme ne saurait agir, qui les excuserait, lorsque ne voyant qu'eux au lieu de voir l'État, ayant la conscience de leur impéritie et de leur lâcheté, ces ministres, après s'être chargés des affaires publiques, laissent à des factieux le timon de l'État, ne se font pas justice, s'obstinent à garder leur poste, et craignent de rentrer dans l'obscurité dont ils n'auraient jamais dû sortir ?

« Pendant les longues convulsions qui ont agité l'Angleterre, Strafford périt sur un échafaud ; mais l'Europe admira sa vertu, et son nom est devenu l'objet du culte de ses concitoyens. Voilà l'exemple que des ministres fidèles auraient dû suivre. S'ils ne se sentent pas le courage de périr ou de soutenir la monarchie ébranlée, ils doivent fuir et se cacher. Strafford mourut. Eh n'est-il pas mort aussi ce ministre qui lâchement abandonna la France aux maux qu'il avait suscités ? Son nom n'est-il pas effacé de la liste des vivants ? N'éprouve-t-il pas le supplice de se survivre à lui-même et de ne laisser à l'histoire que le souvenir de son opprobre ? Quant aux serviles compagnons de ses travaux et de sa honte, objets présents de votre délibération, ne peut-on pas leur appliquer ce vers de l'Arioste :

« Ils se tenaient encore debout, ils marchaient » encore, mais ils étaient morts ! »

Les ministres, congédiés par de si cruels adieux des hommes mêmes qu'ils avaient cherché à défendre, se retirèrent tous. Le roi en choisit d'autres au hasard ou plutôt à l'obscurité des noms, de crainte de compromettre et d'user des noms plus significatifs à son service : c'étaient des instruments de responsabilité plus que des ministres. Un avocat de Paris, nommé Duport-Dutertre, fut nommé garde des sceaux ; un officier de l'armée, Duportail, ministre de la guerre ; M. de Fleurieu, ministre de la marine ; un financier, M. Lambert, ministre des finances ; M. de Lessart, ministre de l'intérieur. Ils n'eurent, en acceptant dans un pareil moment de telles fonctions, que l'ambition du sacrifice. L'impuissance les attendait au conseil, l'insulte à l'Assemblée, l'échafaud à la fin de leur carrière.

M. de Montmorin, seul, resta ministre des affaires étrangères. La sincérité de son attachement personnel au roi, ses liaisons avec Lafayette, ses rapports secrets avec Mirabeau, Barnave, Duport, Danton lui-même, et la nécessité de garder en lui l'intermédiaire mystérieux entre ces chefs et la cour, enfin ses opinions constitutionnelles avérées, et par-dessus tout la grâce habile de son caractère, lui avaient conservé des amis dans tous les partis. Ces amis, avoués ou cachés, désiraient sa présence aux affaires. Seul, il avait conquis une popularité là où M. Necker lui-même, son premier patron, avait perdu la sienne. Tant que le roi conservait M. de Montmorin au conseil pour les négociations au dehors ou pour les négociations au dedans, il était sûr de n'être ni mal conseillé ni trahi.

La reine, seule, se défiait injustement de M. de Montmorin, parce que les opinions populaires étaient des trahisons à ses yeux. La vie et la mort de cet habile et vertueux ministre démentirent assez les répugnances de la reine. M. de Montmorin était moins le ministre que l'ami du roi. Son ambition n'était que l'aptitude et le goût des affaires d'État ; sa passion n'était que l'ardeur de servir bien longtemps et partout son maitre. Homme secondaire dans un temps de convulsion, il eût paru supérieur sous un règne calme. Il le fut par le caractère, par le bon sens, par le patriotisme, par la fidélité. L'histoire, ingrate pour les services obscurs, ne l'a pas assez vu dans le demi-jour où sa modestie le cachait jusqu'ici. Elle lui doit réparation d'un long oubli. Il fut le Strafford muet de Louis XVI.

 

XI.

Le roi ne se faisait aucune illusion sur l'assistance qu'un pareil ministère pourrait lui prêter. Découragé depuis, longtemps de toute modération dans l'Assemblée, de toute confiance dans Lafayette, de tout respect dans le peuple, il ne gouvernait plus, il conspirait. Il conspirait non contre la constitution, mais pour son salut et pour celui de la reine et de ses enfants. Son seul espoir était désormais dans Mirabeau. Mirabeau, qui avait contribué à l'expulsion des ministres usés et au choix d'un ministère nul, était en réalité le premier ministre par la pensée. Lafayette possédait le ministère agissant. C'est de ce moment que date l'ascendant presque absolu de Mirabeau sur les conseils secrets du roi. On a pu juger en lui jusqu'ici l'homme privé ; on a entendu l'orateur ; on va lire l'homme d'Etat. Mais quand l'homme apparait, l'Etat n'est plus. Ce fut le malheur de cette destinée : elle se leva trop tard. Au moment où il fut appelé, il était impossible. Toutefois on aime à étudier dans ces conseils, quelquefois efficaces, souvent vains, toujours éloquents, du seul homme véritablement politique de la Révolution, les ressources et les impuissances mêmes du génie aux prises avec des circonstances plus fortes que lui.

« Quatre ennemis arrivent au pas redoublé : l'impôt, la banqueroute, l'armée, l'hiver. Il faut prendre un parti, je veux dire qu'il faut se préparer aux événements en les attendant, ou provoquer les événements en les dirigeant. En deux mots, la guerre civile est certaine et peut-être nécessaire. Veut-on la recevoir ou la faire, ou peut-on et veut-on l'empêcher ? Questions de la plus suprême importance, sur lesquelles il faut enfin se décider, et que l'on ne peut traiter que dans une conférence aussi longue et libre qu'il est nécessaire pour qu'elles soient approfondies et résolues. Je demande cette conférence, quelque difficile et périlleuse qu'elle puisse être pour moi. Comme je dois donner des paroles et en recevoir, comme il me faut, sur le but et la nature des moyens, quelques mots que l'on n'écrit pas, cette conférence est indispensable.

« En attendant, et dans tous les systèmes, soit pour l'intérêt de la paix publique et de la sûreté individuelle des deux prisonniers (le roi et la reine), soit pour la direction de la crise aiguë qui va finir cette longue maladie chronique par le salut ou la mort, voici des mesures préparatoires dont le moment est venu et sur lesquelles on devrait se décider, qu'il me soit permis de le dire, quand on n'en concevrait pas bien l'objet.

« J'ai souvent parlé de la nécessité de s'assurer d'un noyau de force par l'armée, et je ne sais pas si l'on m'a bien compris. Je n'ai pas entendu dire par là qu'il fallût tout de suite réunir des régiments, les désigner, en un mot, former des corps d'armée. Il serait souverainement téméraire de le tenter, et probablement impossible de l'exécuter. Mais j'ai pensé qu'il faut, sans dispositions extraordinaires ou apparentes, prendre à cet effet des mesures tirées de l'ordre naturel des choses militaires ; que l'on pourrait ainsi préparer quelques forces ou points d'appui que l'on trouverait, au besoin, déjà postés dans les lieux les plus avantageux.

« L'armée n'existe à présent qu'en régiments isolés, sans liaison militaire entre eux. Il serait très difficile et assez peu efficace de tenter de se préparer des points d'appui par la seule fidélité présumée de quelques chefs particuliers de régiments, auxquels, même pour ces premiers pas, il faudrait parler. Mais il n'y a pas un instant à perdre pour composer en idée, en intention, in petto, plusieurs corps de troupes et choisir pour chacun de ces corps un général qui mérite toute la confiance des Tuileries, autant par sa fidélité que par une capacité militaire, laquelle, secondée d'un jugement sain sur l'esprit du temps, puisse le diriger dans des circonstances si difficiles. »

Cette note conclut à former un noyau de troupes suisses concentrées sous le commandement du comte de la Marck, étranger dévoué à la reine et non suspect à la nation. Elle se termine par l'adjuration la plus forte à l'adoption d'un plan général et immédiat de salut.

« Mais, encore une fois, c'est la conception d'un grand plan qu'il faut arrêter, et pour cela il faut avoir un but déterminé. Les développements seront faciles, les occasions fréquentes, la prestesse et l'habileté ne manqueront pas dans le conseil secret ; des chefs même, on en trouvera. Ce que je ne vois pas encore, c'est une volonté, et je répète que je demande à aller la déterminer, c'est-à-dire démontrer que, hors de là, aujourd'hui même, il n'y a pas de salut, et si, je ne sais par quelle fatalité, on n'en convient pas, je suis réduit à déclarer loyalement que la société étant pour moi arrivée au terrible Sauve qui peut ! il faut que je pense à des combinaisons particulières, au moment où l'on rendra inutile le dévouement que je suis prêt à manifester hautement et tout entier. »

Deux jours après, il détourne, en ces termes, le roi de se laisser jeter par l'Assemblée dans la guerre étrangère :

« La dernière note, dit-il, que j'ai envoyée a causé de l'inquiétude et presque de l'effroi. Je le regarderais comme un bien salutaire, l'effroi, s'il eût produit l'activité au lieu d'aggraver l'espèce de torpeur où réduit l'infortune. Mais comment ne pas s'apercevoir qu'en aiguisant la crainte il émousse la volonté ? » Quoi qu'il en soit, il est certain que le moment est arrivé de se décider entre un rôle actif et un rôle passif ; car celui-ci, tout mauvais que je le croie, l'est moins k mes yeux que cette intercadence d'essais et de résignation, de demi-volonté et d'abattement, qui éveille les méfiances, enracine les usurpations, et flotte d'inconséquences en inconséquences.

« Et, par exemple, si vous vous êtes condamnés à un rôle passif à l'intérieur, pourquoi le ministère veut—il vous entraîner à un rôle actif à l'extérieur ? Quelle détestable politique est donc celle qui va droit à transporter sur Leurs Majestés la responsabilité qui ne peut que résulter d'une périlleuse alliance, d'une guerre désastreuse, où il n'y a pas une seule chance de succès ? Comment ose—t—on proposer au roi de tenter pour l'Espagne ce qu'il n'ose pas pour lui—même ? Comment compromet-on son existence dans une mauvaise partie qui n'est pas la sienne ? Comment, lorsqu'on frémit à l'idée d'une guerre civile, qui est le seul moyen de redonner des chefs aux hommes, aux partis, aux opinions ; lorsque l'anarchie est arrivée au dernier période, ne frémit - on pas à l'idée de remuer les brandons d'une querelle extérieure, qui ne peut qu'allumer une guerre générale et vingt guerres civiles dans le royaume ? Tant d'incohérence me passe, je l'avoue. Je suis stupéfait de tant de faiblesse unie à tant d'audace, et laissant à votre habile ministère sa politique profonde, je suis trop loyal, je dois trop à Vos Majestés ce que ma conscience et mes lumières m'indiquent comme la vérité, je suis trop avide du rétablissement de l'ordre, pour ne pas soutenir, dans le comité des affaires étrangères, que nous ne pouvons nous mêler que de nous-mêmes, et que nous ne devons chercher qu'à nous maintenir en paix avec quiconque est en paix avec nous. Si vous aviez un plan, une détermination, une arrière-pensée quelconque, ah ! ce serait tout autre chose, et loin de redouter les événements, même extérieurs, je les provoquerais peut-être en un certain sens ; aujourd'hui il faut les éloigner à tout prix.

« Mais si la fidélité consiste quelquefois, et plus souvent que ne le pense le commun des mortels, à savoir déplaire pour servir, elle consiste aussi à braver les périls même que l'on a prévus, et que l'on aurait détournés si l'on eût été cru. Je continuerai donc à servir, autant que le permet la nature des choses, même dans le rôle passif auquel on se condamne, quelque répugnance que j'aie pour cet ordre de choses ; et cette répugnance est telle que si je m'abstiens ici d'en développer tous les dangers, ce n'est que pour épargner à votre imagination et à votre sensibilité un tableau dont la difformité vous affligerait en pure perte dès que vous vous croyez hors de mesure de rien tenter pour la chose publique et pour vous-mêmes. Mais je l'aurai toujours devant les yeux, ce hideux tableau, pour prévenir du moins quelques secousses de détail, et je gémirai qu'un si bon prince et une reine si bien douée par la nature aient été inutiles, même par le sacrifice de leur considération et de leur sûreté, à la restauration de leur pays ; jusqu'à ce que, tombant moi-même, et probablement des premiers, sous la faux du sort, je sois un exemple mémorable de ce qui est réservé aux hommes qui, en politique, devancent leurs contemporains.

» J'ai cru cette explication nécessaire, puisqu'on a trouvé deux sens à la fin de ma dernière note, et que l'on a cru pouvoir démêler une déclaration de guerre là où il n'y avait que le plus fervent abandon dans la déclaration de mes sentiments et de mes pensées. C'est un assemblage bizarre, que l'on soit effrayé sur mes conseils, précisément parce que M. de Lafayette trouve ses prisonniers trop bien conseillés depuis quelque temps ; que l'on suspecte mon dévouement, parce que j'en offre les plus périlleux témoignages, et que l'on attribue à mon animosité pour l'homme qui n'a pas cessé de vouloir m'accaparer, et avec qui je serais demain très étroite-, ment uni si je voulais déserter la chose publique et la cause monarchique, les conseils que je ne donne que pour elles Non, non, je serai fidèle jusqu'au bout, parce que tel est mon caractère ; je me bornerai aux moyens temporaires et circonstanciels, puisque l'on ne veut se prêter à aucuns autres. Je vais retravailler dans l'Assemblée, puisque c'est là le centre unique d'activité ; me mêler de finances, puisque c'est là la crise la plus prochainement menaçante ; contre-miner dans l'opinion M. de Lafayette, aussi insensiblement que possible, puisque l'on se fait si gratuitement et si périlleusement son auxiliaire. Du reste, j'attendrai qu'un coup de tonnerre brise la déplorable léthargie sur laquelle je ne puis que gémir Sur le tout, une conférence, au fond très facile à dérober, aurait expliqué beaucoup de choses sur lesquelles il est clair qu'on ne me devine ni ne m'entend. »

 

XII.

Quelques semaines plus tard, il insiste sur la fondation d'un journal rédigé sous son inspection et soldé par la cour pour indiquer et discuter les articles de la constitution à réviser dans un sens monarchique.

« Montrer, dit-il, quels sont les décrets qu'il convient de réformer, et attaquer avec force les faux principes qui les ont fait adopter ;

« Indiquer de nouveaux décrets pour remplacer ceux que l'on croirait devoir être réformés ;

« Proposer des vues d'exécution sur plusieurs décrets que l'Assemblée n'a point assez développés ;

« Prouver surtout qu'il ne peut y avoir de liberté sans obéissance à la loi, de loi sans force publique, et de force publique sans confiance dans le pouvoir exécutif ;

« Déterminer quelles devront être les qualités des membres de la seconde législature, et éclairer les peuples sur un choix aussi important ;

« Tracer les caractères qui distinguent le patriotisme de la licence, et le bon citoyen d'un factieux ;

« En un mot, donner au peuple tous les avis qui peuvent lui être utiles, et détruire tous les faux bruits que des gens malintentionnés répandent sans cesse, pour le tromper, le flatter ou l'aigrir : tels seraient les principaux objets du journal que l'on propose. »

Le 15 septembre, après les mouvements tumultueux de Paris mal réprimés, il revient avec insistance sur la tactique qu'il conseille au roi et à la reine pour secouer le joug de Lafayette :

« La dernière insurrection de Paris, dit-il, confirme trop ce que j'ai dit plusieurs fois sur la démagogie de cette capitale, sur la complicité de sa garde nationale, et l'incapacité ou la perfidie de son chef, pour que je ne le fasse pas remarquer. Quatre principales circonstances ont caractérisé cet événement, et doivent servir d'instruction pour l'avenir. Les grenadiers de la garde soldée ont dit : — Ceci est une affaire particulière qui ne nous regarde pas. — Une partie de la garde volontaire s'est réunie sans armes au peuple en insurrection, et l'a secondé. — Les gardes qui ont été commandés auraient refusé d'obéir si on leur avait ordonné de s'opposer au peuple.—Enfin, M. de Lafayette, spectateur de cette étrange scène, calculant sa faiblesse, ou préférant sa popularité à son devoir, n'a pas osé se compromettre en donnant des ordres.

« Que d'autres insurrections, soit du même genre, soit d'une espèce encore plus alarmante, viennent à se former, on y retrouvera plus ou moins les mêmes circonstances ; elles auront surtout le même résultat. Ainsi, M. de Lafayette, sûr d'être obéi lorsqu'il se sert de son armée pour se faire donner des éloges, ou lorsqu'il lui demande son suffrage pour faire élire qui il lui plaît, n'a plus aucun pouvoir lorsqu'il s'agit d'empêcher des crimes. Ainsi, maitre des soldats lorsqu'il menace la cour, lorsqu'il l'environne de terreur, il ne l'est plus lorsqu'il faut réprimer des, séditions, lorsqu'il doit répondre de la sûreté publique.

« J'ai cru pendant quelques instants que M. de Lafayette regarderait ceci comme un très belle occasion de quitter sa place avant que sa place le quitte, mais peut-être n'aura-t-il pas assez d'esprit pour cela, ou plutôt, en lui supposant ce dessein, j'ai compté sur sa loyauté et non pas sur son hypocrisie. On pourrait l'aider à cette démarche, si le roi lui tenait à peu près ce langage de vive voix :

« Quiconque vous connaîtrait moins croirait que ce jour-là vous avez été poltron ; je suis bien éloigné de le penser.

« Des malveillants pourraient dire aussi que votre secrète coalition avec les Lameth et Barnave a influé sur votre conduite, mais je ne partage pas cette méfiance.

« J'aime mieux croire que vous n'avez pas un être sûr dans votre armée, ou plutôt qu'aucun général nommé par la multitude ne sera jamais obéi, parce que le peuple croira toujours rester le maître de celui qu'il aura seul choisi pour le commander.

« Mais ce motif est une raison de plus pour que je prenne des précautions pour ma propre sûreté.

« Je ne désirais que faiblement une maison militaire ; elle est aujourd'hui indispensable. Montez vous-même à la tribune, et provoquez sur-le-champ cette discussion. Vous seul pouvez dire avec succès qu'il faudrait me forcer à accepter une maison militaire quand même je ne la voudrais pas ; que l'Assemblée nationale doit cette preuve de surveillance à la sollicitude des provinces.

« Vous seul pouvez attester sur votre honneur que l'habitude du respect pour la loi n'est pas encore assez forte ; que la discipline de la garde nationale n'est point encore assez sûre pour laisser plus longtemps le chef de la nation sans une garde de son choix.

« Vous serez secondé, n'en doutez pas, par tout ce qu'il y a de gens sages dans l'Assemblée nationale, à qui la dernière insurrection a fait connaître la facilité de soulever le peuple et l'insuffisance de la force qui est dans vos mains.

« Dussiez-vous échouer, vous me servirez sous un autre rapport, parce que le refus d'une maison militaire demandée par vous et réclamée dans de telles circonstances tiendra les provinces en éveil sur ma propre sûreté.

« Si vous échouez, vous quitterez de vous-même votre place, et c'est dans le sein de l'Assemblée que vous la déposerez.

« Un seul mot vous montrera que ce conseil vous est utile autant qu'à moi — même. Répondez à cette question : Si une insurrection était dirigée contre moi, la reine et mon fils, et que vous ne pussiez pas me défendre parce que vous seriez abandonné d'une partie de votre armée, quoiqu'il vous restât des forces suffisantes pour me faciliter une retraite, auriez-vous assez de caractère pour prendre ce dernier moyen de me sauver ? Seconderiez-vous ma fuite dans les provinces au risque de passer pour un conspirateur, tandis que vous rempliriez le devoir le plus sacré ? Répondez... ou plutôt je vous entends. Vous resteriez pour périr en homme d'honneur à mes côtés ; mais vous craindriez, même en sauvant un roi, de passer pour un traître. »

« Observez-le avec soin, continue-t-il. Il cherchera à trouver un compliment, à éluder la question, peut-être même à faire une réponse hypocrite ; mais il est démontré pour moi qu'il est incapable de remplir le devoir le plus sacré lorsqu'il croira sa popularité compromise ; il perdra le temps à délibérer, il laissera échapper le moment, et cependant est-il autre chose que garant sur sa tête de la sûreté du roi ? Je n'ai pas lei mêmes devoirs, et cependant je quitterais à l'instant pour les remplir la tribune et l'Assemblée, le fauteuil même de président si je l'occupais. C'est parce que cette horrible chance tourmente depuis longtemps ma pensée et froisse mon cœur, que je ne cesse de diriger l'attention du roi sur cet homme et de le lui représenter comme son ennemi le plus dangereux. »

L'ambiguïté de l'attitude et du langage de Lafayette, langage si divers avec les divers partis, expliquait ces pressentiments de Mirabeau, non sur l'inimitié, mais sur le danger d'un tel compétiteur de la faveur nationale. Les billets confidentiels de ce général, publiés depuis sa mort, respirent un dédain voisin de la haine contre le roi et la reine, qu'il dénonçait en les protégeant.

« Il m'a paru, écrit-il, que la reine était balancée, en m'écoutant, par• des avis contraires, agitée par des instigations, qu'elle songeait à être belle dans le danger plutôt qu'à le détourner, qu'elle me haïssait. »

Mirabeau devinait avec trop de justesse les insinuations de Lafayette contre la reine et contre le roi.

« Il répand partout, écrivait-il dans sa note du 24 octobre, que lui seul a obtenu le renvoi des ministres, que lui seul, organe fidèle du peuple, intermédiaire tout-puissant entre le monarque et ses sujets, a vaincu tous les obstacles. La renommée publiera bientôt le nouveau bienfait que ce héros des deux mondes vient d'accorder au royaume. On verra donc bientôt ce même homme maître absolu du seul pouvoir qui aurait pu le renverser. Qu'il cherche des ministres attentifs à lui plaire, empressés de le servir, dociles à ses leçons, tremblants devant ses menaces, il en trouvera. Mais qu'il n'espère pas atteler à son char celui qui, ayant juré de maintenir le gouvernement monarchique, regarde la dictature sous un roi comme un crime ; celui qui, ayant juré de maintenir la liberté, regarde l'obéissance à un maire du palais comme le plus honteux esclavage.

« Pourquoi répéterai-je en vain ce que j'ai dit ? La capitale gouvernera le royaume, l'armée parisienne gouvernera la capitale, un chef habile gouvernera seul cette armée. Et M. de Lafayette est- il ce chef, lui jusqu'ici soldat docile de cette armée, lui que tous les factieux du royaume proclament pour leur appui, lui qui rachète un jour de fermeté par un mois ou de stupeur ou d'une popularité effrénée ?

« J'ai dit : Veut-on gouverner ? On ne le peut que par la majorité, et l'on ne peut influer sur la majorité qu'en se rapprochant d'elle, qu'en lui donnant le ministère qui lui paraîtra lui convenir, *qu'en la forçant de le défendre, qu'en l'obligeant de composer par l'effet inévitable d'une confiance réciproque. Or, jamais un ministère de M. de Lafayette aura-t-il cette majorité ? II est des hommes, et je suis du nombre, qu'il pourra vaincre, mais que jamais il ne forcera de capituler.

« J'ai dit encore : Veut-on rester dans l'inaction ? Il n'y a de mécontents utiles que cette classe de citoyens bien intentionnés qui veulent l'ordre, mais non l'ancien ordre ; qui sont révoltés du despotisme de l'Assemblée, mais qui ne voudraient pas d'un autre despotisme ; qui périront pour le gouvernement monarchique comme pour la liberté. Or, pour être évidemment coalisé avec ces mécontents, il faut cesser de l'être avec leurs ennemis, avec ce clergé, ces possesseurs de fiefs, ces parlements, que personne ne veut plus défendre ; et, sous ce rapport, un ministère agréable à la majorité, et non dévoué à un seul homme, et non l'instrument d'une petite faction, est encore indispensable. C'est la confiance qu'il faut inspirer ; ce sont ces humiliantes barrières placées entre la nation et le roi qu'il faut renverser ; ce sont les combats entre la majorité de l'Assemblée et le ministère qu'il faut prévenir, parce qu'une telle situation, faisant croire au peuple que le roi n'est pas pour lui, perpétue les défiances, la résistance et l'anarchie, place la cour dans une minorité dangereuse et rend toujours plus nécessaire l'existence de cet homme, qui persuade au peuple que lui seul contient la cour, lorsqu'il dit à la cour que lui seul contient le peuple.

« Enfin, j'ai dit : On me demande des conseils que je donnerais inutilement si je ne puis m'entendre avec les ministres. Fort ou faible en escrime, il me faut un terrain sur lequel je puisse appuyer le pied. Il est une foule de mesures que ni la cour ni moi ne pouvons exécuter, et que des ministres en qui l'on pourrait se fier tenteraient avec succès comme sans danger. Or, quelle confiance pourrai-je avoir dans un ministère que mon ennemi créera, soutiendra, dirigera ? Je sais que j'ai tout promis, mais ai-je promis autre chose que de servir selon mes principes ? Dois-je tromper pour plaire, ou me rendre inutile pour être fidèle ? »

Suspendons le récit de cette politique souterraine de Mirabeau, pour suivre sa politique en plein jour à l'Assemblée et reprendre le cours précipité des événements,

 

XIII.

La France, d'abord, presque unanime dans son élan vers l'application des idées de justice, de liberté légale et d'égalité civique qui faisaient le fond de la révolution, sentait de plus en plus le trouble inséparable de ces grands interrègnes d'institutions entre les abus et les réformes. Elle avait cru passer, sans autres secousses que celles des idées et des tribunes, d'un ordre social à un autre. Elle ignorait combien les conquêtes de vérités coûtent de sacrifices aux peuples assez courageux pour se démolir eux-mêmes afin de se reconstituer. Elle commençait à manquer non de courage, mais de patience.

L'aristocratie nivelée, le clergé dépossédé, l'armée vaincue ou séditieuse, la magistrature abaissée, le luxe appauvri, l'industrie, le commerce, l'agriculture languissants, le crédit public anéanti, les impôts plus multipliés et plus lourds, la banqueroute imminente aux créanciers de l'État, les factions envenimées, les journaux incendiaires, les clubs convulsifs, les émotions du peuple incessantes, la constitution ébauchée et n'offrant en perspective que des problèmes d'application, dont le doute et le dénigrement discréditaient d'avance les lois ; le pouvoir royal complétement annulé devant l'omnipotence de l'Assemblée et la turbulence de l'anarchie, les récriminations des classes de la nation les unes contre les autres, les craintes de la guerre étrangère fomentées par les conspirations des princes et des nobles émigrés impatients de retour, les anathèmes de Rome suspendus sur la conscience du peuple pour venger la constitution civile du clergé, les premiers symptômes de guerre religieuse compliquant, dans l'ouest et dans le midi du royaume, la guerre civile prête à éclater, un camp de nobles et de paysans royalistes au château de Jalès, dans les montagnes fanatiques des sources de la Loire, des intrigues du comte d'Artois à Turin, nouées avec les mécontents de Lyon, des Cévennes, promettant les Piémontais auxiliaires aux royalistes de la seconde ville du royaume ; les soldats chassant leurs officiers nobles des régiments et les contraignant à l'exil ; les autres officiers s'exilant d'eux-mêmes, pour obéir à un honneur and- patriotique qui plaçait le serment au roi au-dessus du serment au pays ; enfin ce pressentiment et ce vertige universels qui annoncent les grandes commotions civiles et qui les aggravent en les pressentant, tout précipitait la désertion et la fuite de la noblesse hors de France sur les pas des princes déjà fugitifs.

Les routes étaient couvertes de familles nobles abandonnant leurs châteaux, emportant leurs richesses, laissant derrière elles le peuple sans travail, et allant chercher hors des frontières, les uns la sécurité, les autres la vengeance, Cette guerre par l'absence était là plus menaçante pour la Révolution. Elle la dénonçait comme une terre inhabitable aux aristocraties de l'Europe ; elle l'appauvrissait de tous les trésors monnayés que les émigrés enlevaient à la circulation, et de tous les salaires, que le luxe des classes riches devait aux classes laborieuses ; enfin elle allait former, sur les pieds des Alpes ou sur les bords du Rhin, des camps de proscrits, les uns entraînés, les autres implacables, sous un drapeau de guerre civile impunément arboré hors de la portée des luis.

La nation voyait avec terreur cette guerre de protestation muette qui lui présageait une guerre bientôt déclarée. Elle connaissait les intrigues criminelles ourdies contre elle par les princes émigrés avec les cours étrangères et avec les royalistes de l'intérieur. Chaque nouvel émigré lui paraissait un conspirateur et un ennemi de plus. Une voix presque unanime s'élevait de tous les points du territoire pour demander des lois au moins temporaires contre l'émigration. On accusait, non sans raison, l'Assemblée nationale de tolérer, par un scrupule de liberté individuelle mal entendu, la désertion du pays en temps de péril public et le recrutement impuni des ennemis de la patrie. L'instinct du peuple, plus sûr en cela que les théories des législateurs, protestait de lui-même contre l'indécision et la longanimité de l'Assemblée nationale.

Un événement de mauvais présage, l'émigration des tantes du roi quittant leur famille et leur palais pour se réfugier à Rome, sous prétexte de leurs scrupules à assister aux cérémonies du culte accomplies par le clergé constitutionnel, augmenta la fermentation contre les émigrés. On crut voir la complicité du roi dans le départ de ces princesses qui tenaient de si près à son cœur. Le peuple soulevé les &rôts de lui-même à Arnay-le-Duc, comme des fugitives qui emportaient l'or et la sécurité de la nation. Le comte Louis de Narbonne, leur gentilhomme (l'honneur et leur favori, fut obligé .de revenir à Paris dénoncer à l'Assemblée cette violation de la liberté par l'arbitraire d'une ville, et pour obtenir qu'on leur laissât poursuivre leur route. Des rassemblements inquiets entouraient tous les soirs le palais du Luxembourg, habité par le comte de Provence, comme pour s'opposer à son départ, dont on semait le bruit dans les groupes.

La délibération de l'Assemblée, provoquée enfin par la nécessité de se prononcer sur l'émigration, fut inopinée et hésitante. Merlin, Barnave, Lameth, tout le parti populaire de l'Assemblée, demandèrent timidement une loi' répressive de la désertion des citoyens.

Aucun de ces orateurs ne parut assez sûr de son droit pour proclamer le vrai principe en pareille matière, l'omnipotence de la patrie. La théorie faible et fausse de la liberté individuelle illimitée des citoyens énerva leurs discours. Aucun d'eux ne se souvint assez que c'est la nation qui couvre le citoyen, et que le citoyen doit à son tour couvrir la patrie. L'individu n'a de droit que celui que la patrie lui donne. Il lui doit aussi, dans les circonstances vitales pour elle, le sacrifice de ses propres droits habituels, lorsque l'exercice de ces droits individuels devient un dommage et un danger pour la patrie. A ce titre, la nation peut interdire sous les peines les plus sévères et les plus justes l'émigration des citoyens qui la découvrent, la désarment ou la menacent. Que deviendrait une nation dont tous les citoyens valides émigreraient la veille d'une guerre d'invasion sous prétexte de droit illimité de locomotion ? La locomotion serait, le parricide. La loi qui ne sévirait pas contre cette trahison par l'absence serait une loi puérile, insensée. Le scrupule tuerait le pays.

L'Assemblée constitutionnelle, imbue des maximes absolues, et fausses parce qu'elles sont absolues, de la liberté philosophique, n'osa pas poser la borne nécessaire entre les droits de l'individu et les droits de la patrie. Chapelier, rapporteur du comité, en rapportant une proposition de loi contre l'émigration la sapa lui-même dans son préambule.

« Ce projet, dit-il, blesse les principes, il sera hors la constitution. Nous en sommes arrivés cependant à un projet de décret, parce qu'il a fallu vous obéir ; mais vous êtes prévenus que ce projet est une dictature et non une loi. Avant de vous le lire, nous prions l'Assemblée de déclarer si elle veut une loi sur l'émigration. »

C'était demander des objections et des résistances. Mirabeau, pour complaire à la cour et pour étaler des dogmes plus fastueux que vrais de liberté personnelle, se hâta de répondre à la provocation de Chapelier.

« C'est une motion d'ordre, dit-il, que je viens présenter. Je demande en outre une permission dont j'ai rarement usé ; je serai court : je demande à dire deux mots personnels à moi. (Plusieurs voix : Oui ! oui !) J'ai reçu depuis une heure six billets, dont la moitié me pressent de prononcer la théorie de mea principes ; l'autre provoque une surveillance sur ce qu'on a beaucoup appelé dans cette Assemblée la nécessité des circonstances. Je demande, que dans la position où je me trouve, dans une occasion où quelqu'un qui a servi les révolutions et qui a déjà fait trop de bruit pour son repos... je demande, dis-je, qu'il me soit permis de lire une page et demie — peu de discours sont moins longs — d'une lettre adressée, il y a huit ans, au despote le plus absolu de l'Europe. Les gens qui cherchent les principes y trouveront quelque chose de raisonnable, et du moins on n'aura plus le droit de m'interroger. J'écrivais à Frédéric-Guillaume, aujourd'hui roi de Prusse, le jour de son avènement au trône. Voici comment je m'exprimais :

« On doit être heureux dans vos États, sire : donnez la liberté de s'expatrier à quiconque n'est pas retenu d'une manière légale, par des obligations particulières ; donnez, par un édit formel, cette liberté. C'est encore là une de ces lois d'éternelle équité que la force des choses appelle, qui vous fera un honneur infini, et ne vous coûtera pas la privation la plus légère ; car votre peuple ne pourrait aller chercher ailleurs un meilleur sort que celui qu'il dépend de vous de lui donner, et s'il pouvait être mieux ailleurs, vos prohibitions de sortie ne l'arrêteraient pas., (Applaudissements de tout le côté droit et d'une partie du côté gauche.) Laissez ces lois à ces puissances qui ont voulu faire de leurs Étais une prison, comme si ce n'était pas le moyen d'en rendre le séjour odieux. Les lois les plus tyranniques sur les émigrations n'ont jamais eu d'autre effet que de pousser le peuple à émigrer contre le vœu de la nature le plus impérieux de tous peut-être, qui l'attache à son pays. Le Lapon chérit le climat sauvage où il est né ; comment l'habitant des provinces qu'éclaire un ciel plus doux penserait—il à les quitter, si une administration tyrannique ne lui rendait pas inutiles ou odieux les bienfaits de la nature ? Une loi d'affranchissement, loin de disperser les hommes, les retiendra dans ce qu'ils appelleront alors leur bonne patrie, et qu'ils préféreront aux pays les plus fertiles ; car l'homme endure tout de la part de la Providence ; il n'endure rien d'injuste de son semblable, et s'il se soumet, ce n'est qu'avec un cœur révolté. (Mêmes applaudissements.)

« L'homme ne tient pas par des racines à la terre : ainsi, il n'appartient pas au sol ; l'homme n'est pas un champ, un pré, un bétail : ainsi, il ne saurait être une propriété ; l'homme a le sentiment intérieur de ces vérités simples : ainsi, l'on ne saurait lui persuader que ses chefs aient le droit de l'enchaîner à la glèbe. Tous les pouvoirs se réuniraient en vain pour lui inculquer cette infâme doctrine. Le temps n'est -plus où les maîtres de la terre pouvaient parler au nom de Dieu, si même ce temps à jamais existé. Le langage de la justice et de la raison est le seul qui puisse avoir un succès durable aujourd'hui, et les princes ne sauraient trop penser que l'Amérique anglaise ordonne à tous les gouvernements d'être justes et sages, s'ils n'ont pas résolu de ne dominer bientôt que sur des déserts, ou de voir des révolutions... (Applaudissements également partagés.)

« J'ai l'honneur de proposer, non de passer à l'ordre du jour, il ne faut pas avoir l'air d'étouffer dans le silence une circonstance qui exige une déclaration solennelle, et que l'avis du comité rend très mémorable, mais de porter un décret en ces termes :

« L'Assemblée nationale, ouï le rapport de son comité de constitution, refuse d'entendre un projet de loi contre les émigrations. »

Il ne s'agissait pas de savoir si l'homme appartient à la terre, mais si le citoyen tout entier appartient à la loi, et si la loi a le droit d'interdire tout ce qui anéantit la patrie. Les orateurs démocrates ne surent ni distinguer ni répondre. Cependant Chapelier lit la loi ; elle porte « qu'en temps de trouble, il sera formé un comité de trois personnes armées du pouvoir dictatorial de permettre ou d'interdire la sortie du royaume. La peine sera la confiscation des biens. » Un soulèvement d'indignation, vrai chez les uns, feint chez les autres, fait éclater les murmures de la majorité. Mirabeau reparaît à la tribune. « J'avais la parole, » dit-il en l'enlevant à Cazalès, « et je la réclame. Ce n'est pas l'indignation, c'est la réflexion qui fait les lois ; c'est surtout elle qui doit les porter. L'Assemblée nationale n'a point fait au comité de constitution le même honneur que les Athéniens firent à Aristide, qu'ils laissèrent juge de la moralité de son projet.

« Mais le frémissement qui s'est fait entendre à la lecture du projet du comité a montré que vous étiez aussi bons juges de cette moralité qu'Aristide, et que vous aviez bien fait de vous en réserver la juridiction. Je ne ferai pas au comité l'injure de démontrer que sa loi est digne d'être placée dans le code de Dracon, mais qu'elle ne pourra jamais entrer parmi les décrets de l'Assemblée nationale de France. Ce que j'entreprendrai de démontrer, c'est que la barbarie de la loi qu'on vous propose est la plus haute preuve de l'impraticabilité d'une loi sur l'émigration. (Applaudissements du côté droit et d'une partie du côté gauche ; murmures dans le reste de l'Assemblée.)

« Je demande qu'on m'entende. S'il est des circonstances où des mesures de police soient indispensablement nécessaires, même contre les principes, même contre les lois reçues, c'est le délit de la nécessité ; et comme la société peut, pour sa conservation, tout ce qu'elle veut, que c'est la toute—puissance de la nature, cette mesure de police peut être prise par le corps législatif, et lorsqu'elle a reçu la sanction du contrôleur de la loi, du chef suprême de la police sociale, elle est aussi obligatoire que toute autre. Mais entre une mesure de police et une loi, la distance est immense. La loi sur les émigrations est, je vous le répète, une chose hors de votre puissance, parce qu'elle est impraticable, et qu'il est hors de votre sagesse de faire une loi qu'il est impossible de faire exécuter, même en anarchisant toutes les parties de l'empire. Il est prouvé par l'expérience de tous les temps qu'avec l'exécution la plus despotique, la plus concentrée dans les mains des Busiris, une pareille loi n'a jamais été exécutée, parce qu'elle est inexécutable. » (Applaudissements et murmures.)

« LE PRÉSIDENT. Vous sortez de la question. »

L'orateur reprend :

« Une mesure de police est sans doute en votre puissance ; reste à savoir s'il est de votre devoir de la prononcer, c'est-à-dire si elle est utile, si vous voulez retenir les citoyens dans l'empire autrement que par le bénéfice des lois, que par le bienfait de la liberté ; car de ce que vous pouvez prendre cette mesure, il n'est pas dit que vous deviez le faire ; mais je n'entreprendrai pas de le prouver : je m'écarterais alors de la question ; elle consiste à savoir si le projet du comité doit être mis en délibération, et je le nie, Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une 0011unifibien dictatoriale. (Applaudissements.) La popularité que j'ai ambitionnée et dont j'ai eu l'honneur. (Quelques applaudissements épars dans toutes les parties de la salle. — Murmures bien marqués d'une partie du côté gauche.) La popularité dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre n'est pas un faible roseau t c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de la raison et de la liberté. (Applaudissements.) Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais ! (Applaudissements et murmures.)

« Voici mon projet de décret :

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu la déclaration faite par son comité de constitution, qu'au-cime loi sur les émigrants ne peut se concilier avec les principes de la constitution, a décrété qu'elle passerait à l'ordre du jour, sans entendre préjudicier è l'exécution des précédents décrets sur les obligations des fonctionnaires publics. »

La discussion, longtemps encore prolongée et sou, vent due le tumulte, s'établit sur la priorité à accorder, soit au projet de Mirabeau, soit à une motion tendant à l'ajournement. Le projet dé Mirabeau fut définitivement rejeté, et l'Assemblée rendit, en terminant cette pénible séance du se février 1791, le décret suivant :

« L'Assemblée nationale décrète que la loi sur les émigrations est ajournée ; que, cependant, la question est renvoyée à des commissaires pris dans tous les comités pour examiner s'il y a lieu ou non à un projet de loi qui puisse se concilier avec la constitution, et en faire rapport mercredi 9 mars. »

« L'Europe, s'écria le baron de Menou, ami des Lameth et de Barnave, pressés d'éluder la discussion par un sarcasme, l'Europe sera bien étonnée d'apprendre que l'Assemblée nationale s'est occupée, pendant quatre jours, du départ de deux princesses qui aiment mieux entendre la messe à Rome qu'à Paris. »

 

XIV.

Mais la loi sur la constitution civile du clergé, suspendue par l'ajournement de la sanction du roi, loi qui faisait pénétrer le pouvoir civil non dans les actes du citoyen, mais dans la conscience du fidèle, agitait bien plus profondément encore les esprits. Le roi négociait publiquement avec la cour de Rome pour obtenir l'aveu de l'Église aux transformations administratives relatives au clergé, décrétées par l'Assemblée.

« Que le roi, répondait le souverain pontife, ne hasarde pas son salut éternel en donnant sa sanction à des décrets qui sont le scandale de la catholicité ! S'il a pu renoncer aux droits de sa couronne, il ne peut abdiquer ce qui appartient à Dieu et à son Église, dont le roi de France s'appelait le fils aîné ! »

Les évêques, encouragés à la résistance aux décrets par cette réprobation de Rome, promulguèrent une déclaration et des instructions à tous leurs diocèses, qui ordonnaient aux curés de réserver, en prêtant leur serment constitutionnel, tout ce qui touchait à la foi et à la hiérarchie de l'Église romaine. Ils déclaraient de plus qu'ils n'exécuteraient aucune des prescriptions de l'Assemblée qu'en cédant à la force et en protestant contre la violence faite aux âmes. Ces protestations sans effet dans les villes, où la philosophie dans les hautes classes, l'impiété dans les classes inférieures, l'indifférence dans toutes, avaient décrédité l'autorité du clergé, troublaient les campagnes, où l'anathème de Rome paraissait un arrêt du ciel contre les prêtres assermentés. Déjà le peuple de l'Ouest, excité surtout par les femmes, milice docile et frénétique du vieux sacerdoce, les flétrissait du nom d'apostats, leur fermait les temples comme à des profanateurs des mystères, les arrachait de l'autel, y réinstallait par des émeutes le prêtre orthodoxe et ensanglantait les églises.

Les mêmes symptômes consternaient le Midi, les Cévennes, le Vivarais, pays où les dogmes sont des passions. Ces malédictions du peuple rural contre le schisme retombaient sur la constitution d'où il était né par l'imprévoyance à la fois timide et violente de l'Assemblée. Au lieu d'affranchir les consciences en se déclarant incompétente en matière de culte, elle les avait blessées en s'immisçant dans la discipline et dans les rites de l'Eglise, en créant deux partis dans la foi et en prenant elle-même parti dans ces querelles. Elle avait soulevé ainsi, au nom de leur âme en péril, des populations d'abord toutes prédisposées à la Révolution. Elle avait substitué une constitution théologique à une constitution philosophique. Elle était forcée de discuter avec un pape, des évêques, des prêtres, des fidèles, au lieu de promulguer pour tous la liberté et l'inviolabilité des opinions et des consciences ; elle était obligée de mentir en affectant dans ses professions de foi politiques une orthodoxie qu'elle n'avait pas dans l'esprit, et enfin, elle était obligée de persécuter pour soutenir, au nom de la loi, une théologie constitutionnelle et profane, et un sacerdoce d'Etat contre une théologie romaine et contre un sacerdoce de Dieu.

L'expiation de cette faute par faiblesse ne s'était pas fait attendre. Un clergé de cent quarante mille prêtres dépossédés, gouvernant des millions d'âmes, et d'autant plus puissants sur ces âmes, qu'ils allaient paraître plus proscrits, plus fidèles et plus martyrs, recrutait contre la constitution populaire le peuple lui-même pour ennemi. La coalition, un moment rompue du trône, de l'aristocratie et de l'Église, allait se reformer contre la Révolution, par l'exécution de la constitution civile du clergé, parce que l'Assemblée constituante avait eu l'hypocrisie et la faiblesse de vouloir coaliser elle-même une Église et une Révolution. Les âmes sont libres, et la liberté seule les apaise. La faveur les avilit, et la persécution les insurge. La grande simonie de l'Assemblée constituante offensait en même temps la philosophie et la foi. En pactisant avec les habitudes religieuses du peuple, en lui constituant elle-même une Église révolutionnaire contre une Église orthodoxe, elle n'avait rien obtenu qu'un schisme, des agitations et un fanatisme qui lui présageait la guerre civile.

Les philosophes et les politiques de l'Assemblée reconnaissaient leur faute, pressentaient le péril et s'efforçaient de revenir sur leurs pas, en adoucissant leurs décrets dans l'exécution et en interprétant le serment constitutionnel des prêtres dans un sens purement temporel qui laissât leur conscience libre tout en asservissant leurs actes. Les contre-révolutionnaires se félicitaient tout bas, au contraire, de ce germe de dissensions sacrées qui allait grandir avec les dissensions civiles et leur donner tôt ou tard pour auxiliaires les protestations, les agitations et les insurrections de la conscience du peuple des campagnes. Les plus habiles et les plus astucieux parmi les conseillers de la cour faisaient envisager avec une joie perverse au roi les conséquences funestes de ces décrets de l'Assemblée, et l'engageaient à les aggraver par une attitude qui laissât à l'Assemblée seule la responsabilité de ces décrets, qui témoignât au moins par le silence sa répugnance personnelle à les exécuter, et qui lui ramenât ainsi la popularité fanatique perdue par les auteurs de la persécution.

Une note secrète et machiavélique de Mirabeau à cette époque atteste aujourd'hui à l'histoire ces perfidies d'une politique que la calomnie même osait à peine soupçonner.

« On ne pouvait pas trouver, » écrit-il au roi et à la reine dans cette note, « une occasion plus favorable de coaliser un grand nombre de mécontents, de mécontents d'une plus dangereuse espèce, et d'augmenter la popularité du roi aux dépens de celle de l'Assemblée nationale.

« Il faut pour cela :

« 1° Provoquer le plus grand nombre d'ecclésiastiques fonctionnaires publics à refuser le serment ;

« 2° Provoquer les citoyens actifs des paroisses, qui sont attachés à leurs pasteurs, à se refuser aux réélections ;

« 3° Porter l'Assemblée nationale à des moyens violents contre ces paroisses, tels que faire mander à la barre les officiers municipaux des grandes villes, de casser les municipalités, et de requérir le roi d'employer la force publique pour faire exécuter les décrets ;

« 4° Empêcher que l'Assemblée n'adopte des palliatifs qui lui permettraient de reculer d'une manière insensible et de conserver sa popularité ;

« 5° Présenter en même temps tous les projets de décrets qui tiennent à la religion, et surtout provoquer la discussion sur l'état des juifs d'Alsace, sur le mariage des prêtres et sur le divorce, pour que le feu ne s'éteigne point par défaut de matières combustibles. Je sais qu'on ne peut pas intervertir l'ordre du jour, qui est fixé pour une semaine entière, mais il suffirait de faire une simple motion sur ces objets, et d'en demander le renvoi au comité de constitution. Le peuple connaîtrait par là le système religieux de l'Assemblée, et la classe des mécontents ne pourrait que s'accroître ;

« 6° Joindre à cet embarras celui du sacre d'un évêque ;

« 7° S'opposer à toute adresse où l'on énoncerait que l'Assemblée n'a pas voulu toucher au spirituel, soutenir pour cela qu'elle doit compte de ce qu'elle a tait et non de ce qu'elle a voulu faire ;

« 8° Quand on en serait venu à l'emploi de la force publique, provoquer des pétitions dans les départements pour s'y opposer.

» Il est impossible de se dissimuler l'embarras où se trouverait l'Assemblée si toutes ces mesures concouraient en même temps. D'abord, la vente des biens ecclésiastiques serait nécessairement retardée ; les ennemis de l'Assemblée auraient un point de ralliement dans leurs opinions ; la force publique échouerait contre la résistance, et la licence dans quelques parties du royaume parviendrait au dernier degré. — L'Assemblée ne pourrait plus reculer, parce qu'il serait impossible de concilier les réélections faites dans quelques endroits avec le refus de réélire dans d'autres ; car le parti qui résisterait regarderait les nouveaux élus comme des intrus et des schismatiques. Le roi se serait conduit avec beaucoup de popularité dans toute cette affaire, et si, obtenant dans cet intervalle plus de liberté qu'il n'en a dans ce moment, il convoquait une autre législature pour remédier aux maux du royaume, par cela seul le but que l'on s'est proposé serait assuré.

« Je fais ces réflexions parce que l'Assemblée doit s'occuper aujourd'hui d'une mesure absolument différente : on veut donner des explications au clergé et décider que les curés ne sont pas tellement déchus de leurs fonctions, pour n'avoir pas prêté le serment, qu'ils ne doivent les continuer jusqu'à leur réélection.

« Le premier moyen paraîtra insuffisant aux évêques ; mais il rendra plus facile le serment des curés, et l'on diminuera la résistance.

« Le second moyen n'est que le préparatif d'une seconde rétractation. Or, il faut empêcher, au contraire, l'Assemblée de reculer jusqu'à ce que son impopularité soit entière.

« Au lieu de ces moyens, si ceux que j'indique ne sent point approuvés, il faudrait du moins faire proposer par quelque député de rétracter nettement le décret du 27 novembre.

« L'orateur dirait : En ordonnant aux curés de continuer leurs fonctions, vous les exposez à des dangers ; vous ne voulez d'ailleurs que préparer une rétractation plus complète, car que ferez-vous si les peuples refusent de réélire ? Forcerez-vous la conscience des citoyens actifs, vous qui avez décrété la liberté des opinions religieuses ? Et, en supposant que vous ne les forciez pas, voua allez tomber dans une injustice bien étrange ; il y aura des réélections dans le royaume ; ainsi une partie des fonctionnaires publics conserveront leurs places sans avoir prêté leur serment, et d'autres les auront perdues pour ne l'avoir pas prêté. Vous ne pouvez prévenir cette bigarrure qu'en rétractant votre décret.

« Quand même cette opinion ne passerait pas, il serait bien utile qu'elle Mt dans les journaux. Ce serait une date prise. »

 

XV.

On voit, par ces criminelles insinuations de Mirabeau à la cour, que sa politique, désormais vendue à la contre-révolution, ne reculait plus ni devant la guerre civile ni devant la guerre religieuse pour rendre des partisans à tout prix à la monarchie. Il poussait ses services jusqu'au crime. Mais les dissensions religieuses n'avaient déjà plus besoin de crime pour s'envenimer ; elles menaçaient d'incendier le royaume et la révolution elle-même. Les esprits droits et les cœurs honnêtes, dans l'Assemblée, sentaient la nécessité d'étouffer ces ferments d'agitation. Elle reprit, le 26 décembre, la discussion sur les matières religieuses. L'abbé Grégoire, prêtre fervent, quoique révolutionnaire exalté, monte à la tribune pour interpréter dans un esprit de er-ciliation les décrets, et pour exhorter le clergé rebelle à un serment qui n'impliquait, selon lui, la renonciation à aucune vérité dogmatique. On l'écoutait avec cette faveur qui accueille, dans les assemblées anxieuses, les pensées de paix.

« Messieurs, dit l'abbé Grégoire, disposé, ainsi qu'un grand nombre de confrères, à prêter le serment ordonné par votre décret du 27 du mois dernier, permettez qu'en leur nom je développe quelques idées qui, peut-être, ne seront pas inutiles dans les circonstances actuelles.

« On ne peut se dissimuler que beaucoup de pasteurs très estimables, et dont le patriotisme n'est point équivoque, éprouvent des anxiétés, parce qu'ils craignent que la constitution française ne soit incompatible avec les principes du catholicisme. Nous sommes aussi inviolablement attachés aux lois de la religion qu'à celles de la patrie. Revêtus du sacerdoce, nous continuerons de l'honorer par nos mœurs ; soumis à cette religion divine, nous en serons constamment les missionnaires ; nous en serions, s'il le fallait, les martyrs I Mais après le plus mûr, le plus sérieux examen, nous déclarons ne rien apercevoir dans la constitution civile du clergé qui puisse blesser les vérités saintes que nous devons croire et enseigner.

« Ce serait injurier, calomnier l'Assemblée nationale, que de lui supposer le projet de mettre la main à l'encensoir ! A la face de la France, de l'univers, elle a manifesté solennellement son profond respect pour la religion catholique, apostolique et romaine. Jamais elle n'a voulu priver les fidèles d'aucun moyen de salut ; jamais elle n'a voulu porter la moindre atteinte au dogme, à la hiérarchie, à l'autorité spirituelle du chef de l'Église : elle reconnaît que ces objets sont hors de son domaine. Dans la nouvelle circonscription des diocèses, elle a voulu seulement déterminer des formes politiques plus avantageuses aux fidèles et à l'État ; le titre seul de constitution civile du clergé énonce suffisamment l'intention de l'Assemblée nationale.

« Nulle considération ne peut donc suspendre l'émission de notre serment. Nous formons les vœux les plus ardents pour que, dans toute l'étendue de l'empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes, s'empressent de remplir un devoir de patriotisme si propre à porter la paix dans le royaume et à cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles ! »

Après ces paroles, il prononça le serment ainsi Conçu

« Je jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m'est confiée. Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la constitution française décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, et notamment les décrets relatifs à la constitution civile du clergé. »

Soixante-deux prêtres de l'Assemblée, quittant leurs places au bruit des applaudissements de leurs collègues, montent à la tribune et prêtent le serment de paix. Les autres restent immobiles sous les yeux de leurs évêques, et semblent hésiter entre une conscience qui leur interdit ce sacrifie à la concorde et une conscience qui leur reproche de se faire l'occaion d'une guerre civile. On nomme un comité chargé de rédiger au peuple français une explication rassurante des intentions de l'Assemblée, véritable mandement laïque d'une assemblée réfutant les mandements des évêques. Mirabeau, quoique étranger à ce comité, se charge de rédiger cette exhortation, plus insidieuse que sincère, au clergé catholique. On vient de voir, dans sa note eu roi, qu'il voulait plutôt envenimer la plaie que la guérir en y touchant. Ce discours, pour lequel il fut aidé, dit-on, par l'abbé Lamourette, théologien érudit, mois politique inhabile, produisit dans l'Assemblée même les orages que l'orateur voulait semer dans le sanctuaire et dans les provinces.

« Français ! lut à la tribune Mirabeau avec une solennité de ton et de visage destinée à voiler l'astuce, au moment où l'Assemblée nationale coordonne le sacerdoce à vos lois nouvelles, afin que, toutes les institutions de l'empire se prêtant un mutuel appui, votre liberté soit inébranlable, on s'efforce d'égarer la conscience des peuples ; on dénonce de toute part la constitution civile du clergé, décrétée par vos représentants, comme dénaturant l'organisation divine de l'Église chrétienne, et ne pouvant subsister avec les principes consacrés par l'antiquité ecclésiastique.

« Ainsi, nous n'aurions pu briser les chaînes de notre servitude sans secouer le joug de la foi 1 Non ; la liberté est loin de nous prescrire un si impraticable sacrifice ! Regardez, ô concitoyens 1 regardez cette Église de France, dont les fondements s'enlacent et se perdent dans ceux de l'empire lui-même ; voyer comme elle se régénère avec lui, et comme la liberté, qui vient du ciel aussi bien que notre foi, semble montrer en elle la compagne de son éternité et de sa divinité ! Voyez comme ces deux filles de la raison souveraine s'unissent pour développer et rem.- Or toute la perfectibilité de votre sublime nature, et pour combler votre double besoin d'exister avec gloire et d'exister toujours !

« On nous reproche d'avoir refusé de décréter explicitement que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion nationale ;

« D'avoir changé, sans l'intervention de l'autorité ecclésiastique, l'ancienne démarcation des diocèses, et troublé par cette mesure, ainsi qu'en plusieurs autres points de l'organisation civile du clergé, la puissance épiscopale ;

« Enfin, d'avoir aboli l'ancienne forme de nomination des pasteurs, et de la faire déterminer par l'élection des peuples.

« A ces trois points se rapportent toutes les accusations d'irréligion et de persécution dont on voudrait flétrir l'intégrité, la sagesse et l'orthodoxie de vos représentants. Ils vont répondre, moins pour se justifier que pour prémunir les vrais amis de la religion contre les clameurs hypocrites des ennemis de la révolution. (Nombreux applaudissements.)

« Déclarer nationale la religion chrétienne eût été flétrir le caractère le plus intime et le plus essentiel du christianisme. En général la religion n'est pas, elle ne peut être un rapport social ; elle est un rapport de l'homme privé avec l'Être infini. Comprendriez-vous ce qu'on voudrait vous dire si l'on vous parlait d'une conscience nationale ? Eh bien ! la religion n'est pas plus nationale que la conscience, car un homme n'est pas véritablement religieux parce qu'il est de la religion d'une- nation, et quand il n'y aurait qu'une religion dans l'univers, et que tous les hommes se seraient accordés pour la professer, il serait encore vrai que chacun d'eux n'aurait un sentiment sincère de religion qu'autant que chacun serait de la sienne, c'est-à-dire qu'autant qu'il suivrait encore cette religion universelle quand le genre humain viendrait à l'abjurer. (Applaudissements.)

« Ainsi, de quelque manière qu'on envisage une religion, la dire nationale c'est lui attribuer une dénomination insignifiante ou ridicule.

« Serait-ce comme juge de sa vérité ou comme juge de son aptitude à former de bons citoyens que le législateur rendrait une religion constitutionnelle ? Mais d'abord y a-t-il des vérités nationales ? En second lieu, peut-il jamais être utile au bonheur public que la conscience des hommes soit enchaînée par la loi de l'État ? La loi ne nous unit les uns aux autres que dans les points où nous nous touchons ; or, les hommes ne se touchent que par la superficie de leur être ; par la pensée et la conscience, ils demeurent isolés, et l'association leur laisse à cet égard l'existence absolue de la nature. (Nouveaux applaudissements.)

« Enfin, il ne peut y avoir de national dans un empire que les institutions établies pour produire des effets politiques, et la religion n'étant que la correspondance de la pensée et de la spiritualité de l'homme avec la pensée divine, avec l'esprit universel, il s'ensuit qu'elle ne peut prendre sous ce rapport aucune forme civile ou légale. Le christianisme, principalement, s'exclut par son essence de tout système de législation locale. Dieu n'a pas créé ce flambeau pour prêter des formes et des couleurs à l'organisation sociale des Français ; mais il l'a posé au milieu de l'univers pour être le point de ralliement et le centre d'unité du genre humain. Que ne nous blâme-t-on aussi de n'avoir pas déclaré que le soleil est l'astre de la nation, et que nul autre ne sera reconnu devant la loi pour régler la succession des nuits et des jours ! (Vifs applaudissements.)

« Ministres de l'Évangile, vous croyez que le christianisme est le profond et éternel système de Dieu ; qu'il est la raison de l'existence d'un univers et d'un genre humain ; qu'il embrasse toutes les générations et tous les temps ; qu'il est le lien d'une société éparse dans tous les empires du monde, et qui se rassemblera des quatre vents de la terre pour s'élever dans les splendeurs de l'inébranlable empire de l'éternité (Le côté gauche applaudit ; plusieurs membres du côté droit se prennent à rire.) ; et avec ces idées si vastes, si universelles, si supérieures à toutes les localités humaines, vous demandez que, par une loi constitutionnelle de notre régime naissant, ce christianisme, si fort de sa majesté et de son antiquité, soit déclaré la religion des Français ! Ah ! c'est vous qui outragez la religion de nos pères ! Vous voulez que, semblable à ces religions mensongères nées de l'ignorance des hommes, accréditées par les dominateurs de la terre et confondues dans les institutions politiques comme un moyen d'oppression, elle soit déclarée la religion de la loi et des césars ! »

Après cette profession de christianisme hypocrite et déclamatoire, Mirabeau, dans une longue argumentation, justifie l'économie et l'orthodoxie des décrets. Puis, injuriant les évêques nommés en vertu de l'investiture pontificale :

« Et c'est ce concordat irréligieux, dit-il, cette convention simoniaque, qui, au temps où elle se fit, attira sur elle tous les anathèmes du sacerdoce français ; c'est cette stipulation criminelle de l'ambition et de l'avarice, ce pacte ignominieux qui imprimait depuis des siècles aux plus saintes fonctions la tache honteuse de la vénalité, qu'aujourd'hui nos prélats ont l'impudeur de réclamer au nom de la religion, à la face de l'univers, à côté du berceau de la liberté, dans le sanctuaire même des lois régénératrices de l'empire et de l'autel (Murmures du côté droit ; applaudissements du côté gauche.)

« Mais, dit-on, le choix des pasteurs, confié à la disposition du peuple, ne sera plus que le produit de la cabale

« Parmi les plus implacables détracteurs du rétablissement des élections, combien en est-il à qui nous pourrions faire cette terrible réponse : — Est-ce à vous d'emprunter l'accent de la piété pour condamner une loi qui vous assigne des successeurs dignes de l'estime et de la vénération de ce peuple qui n'a cessé de conjurer le ciel d'accorder à ses enfants un pasteur qui les console et les édifie ? Est-ce à vous d'invoquer la religion contre la stabilité d'une constitution qui doit en être le plus inébranlable appui, vous qui ne pourriez soutenir un seul instant la vue de ce que vous êtes, si tout à coup l'austère vérité venait à manifester au grand jour les ténébreuses et lâches intrigues qui ont déterminé votre élévation à l'épiscopat (Applaudissements du côté gauche.) ; vous qui êtes les créatures de la plus perverse administration ; vous qui êtes le fruit de cette iniquité effrayante qui appelait aux premiers emplois du sacerdoce ceux qui croupissaient dans l'oisiveté et l'ignorance, et qui fermaient impitoyablement les portes du sanctuaire à la portion sage et laborieuse de l'ordre ecclésiastique ? »

L'indignation et le scandale que cherchait l'orateur au fond des âmes, sous une feinte invocation à la paix, éclate à ces apostrophes parmi les membres du clergé et parmi les royalistes. Il se réjouit de leur colère, présage de la colère des catholiques dans les provinces ; il poursuit :

« Ah ! tremblons que cette supputation de l'incrédulité ne soit fondée sur les plus alarmantes vraisemblances ! Ne croirait-on pas que tous ceux qui se font une étude de décrier comme attentatoire aux droits de la religion le procédé que vos représentants ont suivi dans l'organisation du ministère ecclésiastique ; ne croirait-on pas qu'ils ont le même but que l'impie, qu'ils prévoient le même dénouement, et qu'ils sont résolus à la perte du christianisme, pourvu qu'ils soient vengés et qu'ils aient épuisé tous les moyens de recouvrer leur puissance et de vous replonger dans la servitude ? — Tandis que le côté gauche applaudit, M. l'abbé Maury indigné se lève, salue l'Assemblée et se retire accompagné et suivi successivement de plusieurs autres ecclésiastiques.

« C'est-à-dire, reprend Mirabeau, que la seule différence qui distingue ici la doctrine irréligieuse de l'aristocratie ecclésiastique, c'est que la première ne souhaite la ruine de la religion que pour rendre plus sûr le triomphe de la constitution et de la liberté, et que la seconde ne tend à la destruction de la foi que dans l'espoir de la voir entraîner dans sa chute la liberté et la constitution de l'empire. L'une n'aspire à voir la foi s'éteindre parmi nous qu'en croyant qu'elle est un obstacle à la parfaite délivrance des hommes ; l'autre expose la foi aux plus grands dangers dans le dessein de vous ravir ce que vous avez reconquis de vos droits, et de jouir encore une fois de votre abaissement et de votre misère. Enfin, l'une ne hait dans la religion que ce qui parait y consacrer des principes favorables aux tyrans, et l'autre la livre volontairement à tous les hasards d'un choc dont elle attend le retour de la tyrannie et la renaissance de tous les ordres. Ainsi, l'esprit d'humanité, qui se mêle aux entreprises de l'incrédulité contre l'Évangile, en adoucit et en fait en quelque sorte pardonner la témérité et l'injustice ; mais comment pourrait être excusé notre sacerdoce du mal qu'il fait à la religion pour renfoncer les hommes dans le malheur, et recouvrer une puissance dont la privation soulève toutes ses passions et contrarie toutes ses habitudes !

« Ô vous qui ôtes de bonne foi avec le ciel et votre conscience, pasteurs qui n'avez balancé jusqu'à ce jour à sceller de votre serment la nouvelle constitution civile du clergé que par l'appréhension sincère de vous rendre complices d'une usurpation, rappelez-vous ces temps anciens où la foi Chrétienne, réduite à concentrer toute sa majesté et tous ses trésors dans le silence et les ténèbres des cavernes, tressaillait d'une joie si pure lorsqu'on venait annoncer à ces pontifes austères et vénérables le repos du glaive de la persécution ; lorsqu'on leur apprenait la fin d'un règne cruel et l'avènement d'un prince plus humain et plus sage ; lorsqu'ils pouvaient sortir avec moins de frayeur des cavités profondes où ils avaient érigé leurs autels pour aller consoler et affermir la piété de leurs humbles disciples, et laisser jaillir de dessous terre quelques étincelles du flambeau divin dont ils gardaient le précieux dépôt ! Or, supposons que l'un de ces hommes vénérables, sortant tout â coup de ces catacombes antiques où sa cendre est confondue avec celle de tant de martyrs, vienne aujourd'hui contempler au milieu de nous la gloire dont la religion s'y voit environnée, et qu'il découvre d'un coup d'œil tous ces temples, ces tours, qui portent si haut dans les airs les éclatants attributs du christianisme, cette croix de l'Evangile qui s'élance du sommet de tous les départements de ce grand empire... Quel spectacle pour les regards de celui qui, en descendant au tombeau, n'avait jamais vu la religion que dans les antres des forêts et des déserts ! quels ravissements ! quel transports 1 Je crois l'entendre s'écrier, comme autrefois cet étranger à la vue du camp du peuple de Dieu : Ô Israël ! que vos tentes sont belles ! Ô Jacob ! quel ordre, quelle majesté dans vos pavillon s !...

« Calmez donc, ah ! calmez vos craintes, ministres du Dieu de paix et de vérité ! Rougissez des exagérations incendiaires, et ne voyez plus notre ouvrage à travers vos passions !

« — Une voix au milieu des murmures du côté droit : — « C'est sonner le tocsin ! » —

« Nous ne vous demandons pas de jurer contre la loi de votre cœur.... (Murmures.) mais nous vous demandons, au nom du Dieu saint qui doit nous juger tous, de ne pas confondre des opinions humaines et des traditions scolastiques avec les règles inviolables et sacrées de l'Évangile. S'il est contraire à la morale d'agir contre sa conscience, il ne l'est pas moins de se faire une conscience d'après des principes faux et arbitraires : l'obligation de faire sa conscience est antérieure à l'obligation de suivre sa conscience ; les plus grands malheurs publics ont été causés par des hommes qui ont cru obéir à Dieu et sauver leur âme. (Applaudissements.)

« Et vous, adorateurs de la religion et de la patrie, Français ! peuple fidèle et généreux, peuple fier, mais reconnaissant, voulez-vous juger les grands changements qui viennent 'de régénérer ce vaste empire ? Contemplez le contraste de votre état passé et de votre situation à venir. Qu'était la France, il y a peu de mois ? Les sages y invoquaient la liberté, et la liberté était sourde à la voix des sages ; les chrétiens éclairés y demandaient où s'était réfugiée l'auguste religion de leurs pères, et la vraie religion de l'Évangile ne s'y trouvait pas ! Nous étions une nation sans patrie, un peuple sans gouvernement et une Église sans caractère et sans régime !... »

A ces mots qui torturent la foi jusque dans les consciences les plus muettes, Camus, qui veut, comme Grégoire, sauver la foi chrétienne de la révolution politique, se lève, se révolte et s'écrie qu'on ne peut écouter plus longtemps les abominations irréligieuses dont le comité a laissé infecter son instruction au peuple. « Je demande, dit-il, qu'on lève la séance et qu'on renvoie son adresse au comité pour la purifier de ces scandales »

Un violent tumulte s'élève à la protestation de Camus. Les invectives du côté droit assaillent Mirabeau, les encouragements du côté gauche l'affermissent, le murmure des deux partis étouffe sa voix, vingt orateurs s'élancent à la fois de leurs places pour escalader la tribune ; on s'apostrophe de la voix, on se menace du geste, on se foudroie du regard ; la guerre civile semble jaillir du discours médité pour la prévenir. On soutient que le comité, composé d'hommes sages, n'a pu tolérer les invectives de son rédacteur contre la religion de la nation, et que Mirabeau a travesti, en la lisant, l'instruction patriotique qu'on l'a chargé de lire.

Il se justifie en affirmant que son manuscrit, sans rature et sans altération, est le même qu'il a soumis au comité, et qu'il le déposera sur la tribune en finissant, pour qu'on s'assure de la conformité du texte approuvé aux paroles prononcées. Il disait vrai, mais on ignorait ce que la tribune ajoute de retentissement et d'émotion aux paroles qu'on y prononce. La tribune grossit le sens comme le son ; elle est la perspective des paroles. Ce qui n'est que trivialité en bas devient scandale en haut.

Mirabeau l'éprouva. La colère sainte des uns, l'indignation feinte des autres, le respect humain de tous, couvrirent de murmures le reste de son adresse aux Français. Il poursuivit, à travers les interruptions, les apostrophes et les dégoûts de l'auditoire :

« Voyez, dit-il, ce sacerdoce méditant sans cesse des moyens pour s'emparer de la force publique, pour la déployer contre ceux qui l'ont dépouillé de ses anciennes usurpations, pour remonter sur le trône de son orgueil, pour faire refluer dans ses palais un or qui en était le scandale et la honte ! (Murmures à droite, applaudissements à gauche.) Voyez avec quelle ardeur il égare les consciences, alarme la piété des simples, effraie la timidité des faibles, et comme il s'attache à faire croire au peuple que la Révolution et la religion ne peuvent subsister ensemble

« Or, le peuple finira par le croire, en effet, et, balancé dans l'alternative d'être chrétien ou libre, il prendra le parti qui coûtera le moins à son besoin de respirer de ses anciens malheurs. Il abjurera son christianisme, il maudira ses pasteurs, il ne voudra plus connaître ni adorer que le Dieu créateur de la nature et de la liberté. Et, alors, tout ce qui lui retracera le souvenir du Dieu de l'Evangile lui sera odieux ; il ne voudra plus sacrifier que sur l'autel de la patrie ; il ne verra ses anciens temples que comme des monuments qui ne sauraient plus servir qu'à attester combien il fut longtemps le jouet de l'imposture et la victime du mensonge ! (Des murmures s'élèvent des deux côtés.) Il ne pourra donc plus souffrir que le prix de sa sueur et de son sang soit appliqué aux dépenses d'un culte qu'il rejette, et qu'une portion immense de la ressource publique soit attribuée à un sacerdoce conspirateur. Et voilà comment cette religion, qui a résisté à toutes les controverses humaines, était destinée à s'anéantir dans le tombeau que lui creuseraient ses propres ministres ! »

On entendait dans ces paroles la prophétie des jours prochains de reniement et de persécution contre l'Eglise. C'est l'Assemblée constituante qui les préparait à son insu par sa faiblesse. En conservant au culte ses privilèges de culte national, elle lui suscitait d'avance les animosités, les vicissitudes, les renversements des institutions humaines. Fonder le temple de Dieu sur le sol qui porte les trônes ou les républiques, c'est l'exposer à tous les tremblements du globe. Mirabeau le savait et n'osait pas le dire. Il injuriait l'institution religieuse du christianisme, qu'il fallait simplement séparer des institutions politiques. Ses injures provoquaient à la guerre civile ; la liberté aurait contraint à la paix.

 

XVI.

L'Assemblée ne voulut pas entendre jusqu'au bout. Elle rejeta ce projet d'adresse et chargea son comité ecclésiastique de rédiger simplement une instruction légale au peuple pour le rassurer contre les imputations de schisme attribuées à la constitution civile. Cette instruction émanée de législateurs profanes n'apaisa rien. Les fidèles n'écoutaient que les évêques. Le peuple flottait, selon sa piété ou son impiété locales, entre les prêtres assermentés et les prêtres insoumis à la loi. A Paris, on accusait le roi de perpétuer l'indécision des provinces et la rébellion des prêtres en suspendant sa sanction de la constitution civile du clergé.

Cette suspension n'était pas seulement dans le roi une manœuvre politique conseillée par Mirabeau, elle était aussi et surtout un scrupule honnête et sincère de sa conscience. Le catholicisme faisait partie de la royauté dans la famille des Bourbons. L'éducation des princes appartenait exclusivement à l'Eglise. Ses ministres étaient les premiers grands officiers du palais. Désavouer leur culte natal, c'était, pour ainsi dire, apostasier leur propre nature. Bien que Louis XVI eût vécu et régné entouré de ministres incrédules, protestants ou philosophes, tels que M. de Maurepas, Turgot, M. de Calonne, Necker, le cardinal de Brienne, M. de Malesherbes, surtout, le familier et le complice fervent de la philosophie anti-chrétienne du siècle, il n'avait jamais abjuré intérieurement les dogmes et les pratiques du culte de sa jeunesse et de ses pères. Son imagination aride et son esprit soumis aux règles lui faisaient conserver ses principes comme une sainte discipline du trône. Il était, par sa nature, plus enclin à l'indifférence qu'au fanatisme ou .à l'impiété en matière de foi.

La reine, qui maniait son âme comme sa volonté, n'avait pas incliné cette âme à la piété. Futile et irréfléchie au milieu d'une société qui écartait d'elle les pensées graves, elle avait traversé sa jeunesse sans autre souci que celui du plaisir et du pouvoir. Le malheur l'avait surprise en sursaut ; mais son énergie naturelle l'avait portée à la colère plus qu'à la résignation : elle luttait, elle ne priait pas encore.

Le roi, au contraire, ayant plus besoin d'appui, parce qu'il était plus faible, avait cherché, depuis les journées d'octobre, sa force, sa lumière, sa consolation dans sa foi. Il passait, tous les jours, des heures solitaires dans le recueillement, dans la prière et dans la récitation des psaumes. Un petit cabinet de lecture, éclairé d'une seule demi-fenêtre sur le jardin et creusé dans l'épaisseur des murs du château des Tuileries, était devenu son oratoire. On l'y surprenait souvent à genoux ou lisant les livres de prières de l'ordre du Saint-Esprit, dont il était le chef. Il assistait, avec une consolation de jour en jour plus visible, au sacrifice et aux mystères de la religion dans sa chapelle publique. Il avait un prêtre confidentiel, logé dans le palais, aux pieds duquel il confessait souvent ses fautes et cherchait les consolations d'en haut. L'infortune l'avait refoulé dans la piété, ce refuge des Amas méconnues.

Mais sa raison élevée le défendait de tout fanatisme. Il distinguait en lui l'homme du roi. Il savait qu'à ce titre de roi d'un royaume troublé par les dissensions civiles, il devait concéder aux nécessités politiques et à la paix du royaume tout ce qui ne serait pas une apostasie de sa foi. Nul homme n'aurait été plus propre que lui à fonder pour tous ses peuples la liberté de conscience, pourvu qu'on lui laissât à lui-même la liberté de croire et de prier selon ses convictions. Les réformes de la constitution civile du clergé ne lui paraissaient pas des schismes, tant qu'elles n'étaient pas condamnées comme schismes par l'autorité de l'Eglise. Mais il tremblait que le pape, en déclarant ce schisme, ne séparât son royaume et lui-même de la communion des fidèles et ne l'obligeât à choisir entre son trône et son salut.

Indépendamment de son ambassadeur public à Rome, il avait auprès du pape des négociateurs secrets, chargés de représenter au souverain pontife les difficultés de sa situation entre la Révolution et l'Eglise, d'implorer l'ajournement des foudres romaines contre des innovations que la nécessité l'obligeait, sous peine de, détrônement, à tolérer, et d'obtenir, même en cas de rupture ouverte avec Rome, qu'il n'encourût point comme fidèle les peines spirituelles fulminées contre lui comme roi. Des attroupements injurieux sous ses fenêtres, pour lui arracher la sanction de la constitution civile, lui faisaient envisager ces extrémités comme prochaines. Les discussions de plus en plus passionnées de l'Assemblée sur le culte, et l'agitation croissante des provinces, le confirmaient trop dans cette prévision. Rien n'altteste qu'il fomentât lui-même ces agitations pour en profiter, d'après le plan de Mirabeau, mais tout indique qu'il les voyait avec une secrète satisfaction des fautes, des violences et du discrédit de l'Assemblée.

Un bref du pape aux évêques de France augmenta la fermentation en déclarant que la nouvelle circonscription des diocèses était un attentat à l'autorité spirituelle de l'Eglise. Des attroupements brûlèrent le bref du pape dans les rues de Paris. Les prêtres insoumis présentèrent cette décision pontificale à leurs paroisses comme un anathème anticipé des prêtres assermentés. Ils soulevèrent des émeutes pieuses contre des émeutes impies. Le sang coula dans l'Ouest par la main des femmes et des enfants fanatisés, à la voix des prêtres orthodoxes, contre les prêtres constitutionnels. Les premiers martyrs de la persécution mutuelle furent les novateurs et non les fidèles. La religion, plus intolérante encore que la philosophie, leva, la première, la main du peuple sur les ministres du culte constitutionnel. Elle donna, la première, le signal des vengeances et des persécutions qu'elle devait bientôt subir à son tour. On doit le dire à la décharge de la Révolution : les proscriptions et les assassinats qui ensanglantèrent bientôt après les temples furent d'exécrables représailles contre d'exécrables assassinats.

 

XVII.

Cependant les désordres populaires, mal contenus dans Paris par Lafayette, redoublaient d'anarchie et de violence à chaque contre-coup des troubles religieux ou populaires dans les départements. M. de Clermont - Tonnerre et les constitutionnels modérés, expulsés du club monarchique par un attroupement de démagogues, étaient outragés de la voix et du geste, malgré la présence de Bailly accouru pour protéger la liberté et la vie des citoyens. Mirabeau, indigné de ces attentats et violemment attaqué par eux dans une nouvelle discussion sur l'émigration, leur faisait face en lutteur désespéré, décidé à mourir ou à vaincre. « Silence aux trente voix ! » leur dit-il un jour en les désignant comme des factieux qu'il combattrait jusqu'à la mort. Cette menace, qui les réduisit au silence dans l'Assemblée, leur fit chercher leur vengeance dans le club des Jacobins, leur camp personnel. Lameth et Duport, les deux orateurs favoris de ce club, y invectivèrent contre Mirabeau, qu'ils accusèrent d'être un transfuge masqué du parti populaire désormais vendu au parti de la cour.

« Qu'il se découvre tout entier, enfin ! » disaient les orateurs de la faction des Lameth et des Barnave ; « qu'il ne vienne plus ici affronter le patriotisme qu'il a déserté ! C'est l'Ulysse de 89 ; qu'il sorte ! »

 

XVIII.

Les partis se disputaient la voix de Mirabeau. Peu de jours avant cette attaque du parti des Barnave, des Lameth, des Duport, des Robespierre, il avait reconquis une popularité patriotique suffisante pour braver aux Jacobins ses rivaux.

Il s'agissait du pavillon à donner à la flotte, qui avait gardé jusque-là le pavillon blanc comme le seul qui indiquât sur les mers la nationalité des vaisseaux français.

« Tous les bons citoyens, dit M. de Virieu, seraient alarmés si la couleur en était changée ; c'est ce pavillon qui a rendu libre l'Amérique ; ce serait désavouer nos victoires et nos vertus. Contemplez ce drapeau suspendu aux voûtes de cette enceinte, il est blanc ! C'est celui qui vous a conduits à la fédération ! »

Ces titres révolutionnaires du drapeau blanc, peu sincères dans la bouche d'un des hommes qui combattaient maintenant la Révolution avec le plus d'animosité, parurent ce qu'ils étaient, un artifice pour faire désavouer à l'Assemblée les signes de la Révolution sur les mers.

« Non, non, dit Lareveillère-Lépeaux, député de nos côtes, le peuple français est dans l'impossibilité de revenir en arrière : il faut qu'il achève les conquêtes de la liberté ou qu'il périsse ! »

« Je vous demande, moi, s'écria M. de Foucault, royaliste dont l'audace tournait habituellement à l'injure, je vous demande quels sont les militaires ou les départements qui osent vous proposer de profaner ainsi la gloire et l'honneur du drapeau français. Laissez aux enfants ce nouveau hochet des trois couleurs ! »

Lameth, irrité, se lève et demande que les trois couleurs, celles du peuple, soient vengées par le président de l'outrage des royalistes. Les royalistes, sûrs de la majorité, croient tenir la victoire et s'insurgent de murmures et de gestes contre le côté gauche. Les provocations mutuelles traversent l'enceinte et semblent présager dans ces couleurs répudiées un désaveu humiliant du 14 juillet. Mirabeau, insulté plus qu'un autre dans l'insurrection légitime et nationale qui est sortie de sa parole, se lève et monte, avec un visage mal contenu, les degrés de la tribune. Les apostrophes dont il est assailli l’inspirent et changent les mots dans sa bouche. II se recueille comme pour mieux éclater, et, rejetant toutes les considérations secondaires qui devraient dominer sa colère, il retrouve en lui le tribun tout entier sous le complice de la cour.

« Aux premiers mots, dit-il, proférés dans cet étrange débat, j'ai ressenti, je l'avoue, comme la plus grande partie de cette assemblée, les bouillons de la furie du patriotisme jusqu'au plus violent emportement. — Il s’élève à droite des murmures que couvrent de nombreux applaudissements. L'orateur s'adresse au côté d'où partent les murmures, et dit — : Messieurs, donnez-moi quelques moments d'attention ; je vous jure qu'avant que j'aie cessé de parler, vous ne serez pas tentés de rire Mais bientôt j'ai réprimé ces justes mouvements pour me livrer à une observation vraiment curieuse, et qui mérite toute l'attention de l'Assemblée. Je veux parler du genre de présomption qui a pu permettre d'oser présenter ici la question qui nous agite, et sur l'admission de laquelle il n'était pas même permis de délibérer. Tout le monde sait quelles crises terribles ont occasionnées de coupables insultes aux couleurs nationales ; tout le monde sait quelles ont été en diverses occasions les funestes suites du mépris que quelques individus ont osé leur montrer ; tout le monde sait avec quelle félicitation mutuelle la nation entière s'est complimentée quand le monarque a ordonné aux troupes de porter, et a porté lui-même ces couleurs glorieuses, ce signe de ralliement de tous les amis, de tous les enfants de la liberté, de tous les défenseurs de la constitution ; tout le monde sait qu'il y a peu de mois, qu'il y a peu de semaines, le téméraire qui a osé montrer quelque dédain pour cette enseigne de patriotisme eût payé ce crime de sa tête. — On entend de violents murmures dans la partie droite ; la salle retentit de bravos et d'applaudissements.

« Et lorsque vos comités réunis, ne se dissimulant pas les nouveaux arrêtés que peut exiger la mesure qu'ils vous proposent, ne se dissimulant pas les difficultés qu'entraînera le changement de pavillon, soit quant à sa forme, soit quant aux mesures secondaires qui seront indispensables pour assortir les couleurs nouvelles aux divers signaux qu'exigent «les évolutions navales, méprisant, il est vrai, la futile objection de la dépense... on a objecté la dépense, comme si la nation, si longtemps victime des profusions du despotisme, pouvait regretter le prix des livrées de la liberté ! comme s'il fallait penser à la dépense des nouveaux pavillons, sans en rapprocher ce que cette consommation nouvelle versera de richesse dans le commerce des toiles, et jusque dans les mains des cultivateurs de chanvre et d'une multitude d'ouvriers ! lorsque vos comités réunis, très bien instruits que de tels détails sont de simples mesures d'administration qui n'appartiennent pas à cette assemblée et ne doivent pas consumer son temps ; lorsque vos comités réunis, frappés de cette remarquable et touchante invocation des couleurs nationales, présentée par des matelots, dont on fait, avec tant de plaisir, retentir les désordres, .en en taisant les véritables causes, pour peu qu'elles puissent sembler excusables ; lorsque vos comités réunis ont eu cette belle et profonde idée de donner aux matelots, comme un signe d'adoption de la patrie, comme un appel à leur dévouement, comme une récompense de leur retour à la discipline, le pavillon national, et vous proposent en conséquence une mesure qui, au fond, n'avait pas besoin d'être ni demandée ni décrétée, puisque le directeur du pouvoir exécutif, le chef suprême de la nation, avait déjà ordonné que les trois couleurs fussent le signe national...

« Eh bien ! parce que je ne sais quel succès d'une tactique frauduleuse, dans la séance d'hier, a gonflé les cœurs contre-révolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une duit, toutes les idées sont tellement subverties, tous les principes sont tellement dénaturés, on méconnaît tellement l'esprit public, qu'on ose dire à vous-mêmes, à la face du peuple qui nous entend, qu'il est des préjugés antiques qu'il faut respecter, comme si votre gloire et la sienne n'étaient pas de les avoir anéantis, ces préjugés que l'on réclame ! qu'il est indigne de l'Assemblée nationale de tenir à de telles bagatelles, comme si la langue des signes n'était pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs pour le succès de leurs fédérations ou de leurs complots ! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analysé, dit précisément : Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c'est-à-dire la couleur de la contre-révolution (La droite jette de grands cris ; les applaudissements de la gauche sont unanimes.) à la place des odieuses couleurs de la liberté. Cette observation est curieuse, sans doute, mais son résultat n'est pas effrayant. Certes, ils ont trop présumé. Croyez-moi (L'orateur parle à la partie droite.), ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité ; car le réveil serait prompt et terrible. — Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots : C'est le langage d'un factieux ! — (A la partie droite.) Calmez-vous, reprend-il, car cette imputation doit être l'objet d'une controverse régulière ; nous sommes contraires en fait : vous dites que je tiens le langage d'un factieux. (Plusieurs voix de la droite : — Oui ! oui !)

« Monsieur le président, s'écrie l'orateur, je demande un jugement, et je pose le fait. (Nouveaux murmures.) Je prétends, moi, qu'il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondément criminel, de mettre en question si une couleur destinée à nos flottes peut être différente de celle que l'Assemblée nationale a consacrée, que la nation, que le roi ont adoptée, peut-être une couleur suspecte et proscrite. Je prétends que les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu'il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage. (On applaudit.) Non, messieurs, non ; leur folle présomption sera déçue, leurs sinistres présages, leurs hurlements blasphémateurs seront vains : elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales ; elles obtiendront le respect de toutes les contrées, non comme le signe des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans Je demande que la mesure générale comprise dans le décret soit adoptée ; qu'il soit fait droit sur la proposition de N. Chapelier, concernant les mesures ultérieures, et que les matelots à bord des vaisseaux, le matin et le soir, et dans toutes les occasions importantes, au lieu du cri accoutumé et trois fois répété de Vive le roi ! disent Vive la nation, la loi et le roi ! » — La salle retentit pendant quelques minutes de bravos et d'applaudissements.

Les royalistes, atterrés, restent un moment muets sous le coup. Maury s'élance pour rétorquer la honte par la colère. L'enthousiasme du côté gauche et des tribunes lui coupe la voix ; il y supplée par des trépignements et par des gestes de fureur : il prend à deux mains le marbre de la tribune, et fait le geste de la renverser d'indignation sur ses ennemis. M. de Guilhermy, gentilhomme qui en appelle de la parole à son épée, adresse à Mirabeau les noms de scélérat et d'assassin. La gauche venge, par ses cris de réprobation, l'orateur que la colère vient de lui rendre. M. de Guilhermy s'explique et motive ce qu'il a dit, en répétant que Mirabeau veut faire assassiner une partie de l'Assemblée par le peuple. L'émeute, en effet, attroupée en rassemblements dont on entendait le murmure monter jusqu'à l'enceinte, parlait d'immoler Maury, Guilhermy, Foucault, à la vengeance de la révolution outragée. Maury, instruit que son nom, voué à l'assassinat, circule dans la foule, demande qu'on envoie des parlementaires dans le jardin des Tuileries pour le disculper des propos qu'on lui impute. Cazalès, mieux inspiré par son courage, s'oppose à ce dialogue humiliant et dangereux entre l'Assemblée et le peuple.

M. de Guilhermy reprend sa justification sans faiblesse : « Je demande, dit-il, si celui qui aurait fait tomber la tête de M. de Foucault n'aurait pas été un assassin ! si celui qui aurait poussé le peuple à ce meurtre n'aurait pas été un assassin Je demande si le discours de M. de Mirabeau n'est pas d'un séditieux ; s'il ne tend pas à attirer la vengeance du peuple sur un parti qui n'est pas le sien !... » La gauche applaudit ironiquement à cette question comme si elle reconnaissait un service rendu par Mirabeau à la patrie, dans cette provocation à la vengeance du peuple sur les royalistes. « Oui, j'ai dit que le propos de M. de Mirabeau était celui d'un assassin. M. de Mirabeau sait combien le peuple est facile à tromper. Il n'y a pas longtemps qu'il en a fait l'épreuve lui-même. Je veux croire que cette intention n'était pas dans son cœur ; qu'il rétracte ses paroles, je rétracterai les miennes. » Il somme M. de Menou de s'expliquer sur sa délation contre lui. « Je déclare sur la conscience et sur l'honneur, répond M. de Menou, que M. de Guilhermy a dit : M. de Mirabeau est un scélérat et un assassin ! — Oui ! oui ! il l'a dit, il l'a dit ! » affirment les nombreuses voix de la gauche. On se dispose à sévir contre lui. Mirabeau, généreux et calmé par son triomphe, s'interpose et demande l'oubli de l'insulte qui ne tombe que sur lui.

Cazalès, jusque-là muet et seul digne peut-être de se mesurer avec Mirabeau, obtient avec peine de défendre M. de Guilhermy.

« Il est bien étrange, dit-il, qu'on veuille empêcher d'entendre un membre qui veut défendre son collègue. L'Assemblée ne peut oublier qu'un de ses premiers comme un de ses plus grands bienfaits, c'est le conseil qu'elle a accordé aux accusés. J'espère qu'elle daignera m'écouter avec bonté, même avec faveur, quand je tâcherai d'excuser l'imprudence d'un de mes collègues. S'il était possible de justifier cet inexcusable propos, il faudrait convenir que la motion de M. de Mirabeau est incendiaire ; il faudrait convenir qu'il a dû paraître étonnant de l'entendre désigner au peuple une partie de cette Assemblée qui peut être dans l'erreur, mais dont les intentions sont pures (Il s'élève de grands murmures.), de la désigner comme n'étant pas du parti du peuple, que nous aimons aussi, et qui connaîtra un jour, par l'excès de son malheur, non ceux qui le trompent, car personne ici ne veut le tromper, mais ceux qui se trompaient eux-mêmes. Le discours de M. de Mirabeau était tellement incendiaire, que je l'aurais rappelé à l'ordre sans mon respect pour la liberté des opinions, et c'est cette même liberté que j'invoque. L'usage de l'Angleterre est que toute invective personnelle ne soit punie que par le rappel à l'ordre. Si vous voulez suivre les lois du parlement d'Angleterre, M. de Guilhermy doit être rappelé à l'ordre ; si vous voulez suivre les lois françaises, il est sans exemple dans l'histoire de cette monarchie qu'un décret de prise de corps ait été décerné pour un délit verbal. Si vous voulez suivre les règles éternelles de la justice et de la raison, il est contre toute convenance sociale qu'un mot dit à son voisin, d'une manière privée et non articulée à la tribune, soit un délit. Certes, un jugement de cette nature serait lui-même un délit. Je dis donc • que vous ne devez pas vous occuper d'un propos privé, d'un propos qui n'est pas dit publiquement ; car il n'y a de propos publics ici que ceux qui sont tenus à la tribune. Je demande donc que l'Assemblée se laisse aller à un sentiment si doux, et qu'elle passe à l'ordre du jour, ou, si vous voulez suivre les règles de la police de toutes les assemblées législatives de l'Europe, je propose de rappeler à l'ordre M. de Guilhermy. Si vous prononcez une peine plus sévère, il n'y a plus de liberté dans les opinions, car qui peut, dans la chaleur de la discussion, être assez maitre de ses expressions pour qu'il ne lui échappe pas quelque chose de répréhensible ? J'avoue qu'il serait possible que je commisse une faute de cette nature, et je Mirerais alors obtenir l'indulgence de l'Assemblée. »

Mirabeau remonte de sang-froid à la tribune. « Je serais bien fâché de me présenter en cette occasion comme accusateur, mais je ne puis cependant pas consentir à être accusé. Non-seulement mon discours n'était pas incendiaire, mais je soutiens qu'il était de devoir pour moi, dans une insurrection si coupable, de relever l'honneur des couleurs nationales, et de m'opposer à l'infamie, il n'y e lieu à délibérer, quo l'on osait espérer de notre faiblesse. J'ai dit, et je tiens à honneur d'avoir dit, que demander que l'on ménageât le, préjugés sur le renversement desquels est fondée la révolution, que demander qu'on arborait la couleur blanche proscrite par la nation, à la place des couleurs adoptées par elle et par son chef, c'était proclamer la contre-révolution. Je le répète, et je tiens à honneur de le répéter, malheur à qui, parmi ceux qui, comme moi, ont juré de mourir pour la constitution, 3e sent pressé du besoin de m'en faire un crime ! Il a révéré le secret exécrable de son cœur déloyal. Quant à l'injure de l'homme traduit devant cette assemblée et soumis à sa justice, cette injure est si vile, qu'elle ne peut m'atteindre. J'ai proposé que l'on passât à l'ordre du jour au lieu de s'occuper de sa démence ; et peut-être, s'il eût conservé quelque sang-froid, m'aurait-il demandé lui-même pour son avocat. Je ne puis donc être suspecté d'un désir de vengeance en prenant la parole pour requérir de votre justice un jugement. En réfléchissant à ce qui vient de se passer, j'ai compris qu'il ne convenait pas à un représentant de la nation de se laisser aller au premier mouvement d'une fausse générosité, et que, sacrifier la portion de respect qui lui est due comme membre de cette assemblée, ce serait déserter son poste et son devoir. Ainsi, non-seulement je ne propose plus, comme je l'avais fait, de passer à l'ordre du jour, mais je demande qu'on juge M. Guilhermy ou moi. S'il est innocent, je suis coupable. Prononcez. Je ne puis que répéter que j'ai tenu un langage dont je m'honore, et je livre au mépris de la nation et de l'histoire ceux qui oseraient m'imputer à crime mon discours.

« M. GUILHERMY. — Le propos incendiaire, c'est d'avoir dit que, trois semaines plus tôt, M. Foucault eût payé de sa tête le propos qu'il a tenu. »

L'Assemblée condamne M. Guilhermy à une détention disciplinaire dans sa propre demeure, et se sépare en deux camps, dont l'un, en sortant, est couvert des applaudissements, l'autre des insultes de la multitude. Mirabeau, embarrassé de son triomphe, ne sent sa puissance que pour la déplorer. Le vent qui soulève de telles passions les calme-t-il à son gré ? Il se le demande à lui-même et n'ose se répondre. Déjà les tribunes inférieures et la multitude l'apostrophent avec de mordantes ironies, et mêlent les sarcasmes sur son caractère aux éloges de son éloquence.

« Où étais-tu, Mirabeau, écrit le lendemain Camille Desmoulins, où étais-tu avec ta chevelure élégante et bien parfumée ? Depuis quelque temps, dans les grandes délibérations de l'Assemblée nationale, c'est toujours la harangue de M. Barnave qu'on garde pour le bouquet, et la discussion est fermée après lui. J'espère que l'illustre maire de Grenoble (Barnave) me permettra de dire que ce n'était pas, cette fois, le cas de tirer l'échelle après lui ! Pourquoi les deux Lameth, que nous aimions tant, se taisent-ils ? Pourquoi, quand l'hercule Mirabeau arrivé avec sa massue pour écraser tous ces pygmées, ferme-t-on les discussions ? »

« Malheur aux membres apostats à la cause du peuple ! écrivait Fréron, son ami, dans l'Orateur du peuple ; l'insurrection ne peut manquer de s'allumer quand on foule aux pieds les vœux du peuple ; on doit s'attendre que, révolté de la justice qu'on lui refuse, il prenne les armes pour se la faire à lui-même ! »

Marat parlait d'échafaud.

 

XII.

Un autre incident parlementaire fournit à Mirabeau, dans le même temps, l'occasion d'un accès spontané ou calculé de colère qui fit bouillonner le peuple et trembler la cour. Charles de Lameth, l'idole des Jacobins et le rival de Mirabeau, provoqué deux fois en duel pour ses opinions par des députés du parti contre -révolutionnaire, avait fini par accepter une rencontre avec M. de Castries. Atteint au bras par l'épée de son adversaire qui avait déchiré profondément les muscles, Charles de Lameth avait été rapporté évanoui dans sa maison. On craignait pour ses jours. Le cri de pitié et de représailles retentissait dans tous les clubs. On transformait eu plan arrêté d'assassinat sur les défenseurs éloquents du peuple ces provocations acharnées des royalistes aux hommes populaires. On cherchait M. de Castries pour l'immoler. La sédition ne pouvant découvrir l'adversaire de M. de Lameth, résolut de se venger sur sa maison, en faisant expier aux pierres, aux meubles, à la famille de M. de Castries la fatale victoire du combattant. Ce plan de vengeance, froidement calculé et accompli en ordre, fut précédé dans la soirée d'une députation des clubs au blessé pour lui reprocher son courage.

« Brave Lameth, lui dit l'orateur, le peuple, qui réprouve ces combats d'un faux honneur où le sang le plus précieux est exposé à couler pour une autre cause que celle de la patrie, aurait gémi de ta victoire ; juge combien il déplore ton malheur. Souviens-toi de ne plus sacrifier à des querelles particulières des jours nécessaires à la constitution et à la tranquillité publique. Ta vie n'est pas à toi, mais à la nation, dont tu es le représentant. Vainement ou a osé calomnier le peuple même à l'Assemblée nationale. Ce peuple connaît ses vrais défenseurs. »

On répandait le bruit, pour accroître l'intérêt du peuple en faveur du blessé, que l'épée de M. de Castries était empoisonnée. Ce bruit, que M. de Lameth ne démentit pas avec assez d'énergie, selon les Mémoires de Lafayette, porta jusqu'à la frénésie la soif de vengeance de la multitude. Trois chefs subalternes des Jacobins, dont deux étrangers, toujours les plus acharnés des séditieux, parce qu'ils sont les plus irresponsables, Cavallanti et Rolando, présidèrent à l'invasion et au sac de l'hôtel de Castries.

Lafayette, soit impuissance, soit stupeur, soit crainte de paraître venger un royaliste réprouvé par le cri public, se borna à déployer ses bataillons autour de la maison livrée aux exécuteurs des jacobins, et à cerner l'attentat comme on cerne un incendie qu'on n'espère plus éteindre. Sa présence et son immobilité devant cette vengeance sur la famille et sur la propriété d'un innocent, donnèrent aux démagogues, et aux anarchistes de la populace un sentiment exalté de leur toute-puissance et un sentiment de deuil à tous les bons citoyens. Lafayette, dans ses Mémoires posthumes, déplore cette dévastation impunie, sans chercher à se justifier. « Ce fut, dit-il, la seule maison dévastée dans Paris pendant mon commandement, et cette maison était précisément celle du maréchal de Castries, l'homme de l'émigration que j'estimais et que j'aimais le plus. » Un tel aveu dans la bouche d'un chef de parti et d'un chef d'armée qu'on ne pouvait soupçonner de complicité avec les violences populaires, atteste qu'aucune main, même armée, ne pouvait répondre ni de la demeure d'un citoyen, ni du palais d'un roi, ni de la vie d'un ennemi désigné du peuple.

L'Assemblée frémit et se tut. A peine quelques voix indignées osèrent-elles murmurer tout bas contre une >députation d'un bataillon de la garde nationale des meneurs, qui vint dénoncer le propriétaire de l'hôtel saccagé. « M. de Castries, dit l'orateur de la garde nationale, dont le nom doit révolter désormais les amis de la constitution (les Jacobins), a osé défier en combat singulier Charles Lameth, sans respect pour ses vertus et encore moins pour son caractère ; c'est contre cet homme audacieux que le bataillon, qui n'est ici que l'organe de tous les patriotes de France, vient vous demander vengeance ! » La majorité de l'Assemblée applaudit.

On voit que la vengeance avait précédé l'arrêt. Cette pétition arracha un seul cri à un député courageux nommé Roye : « Il n'y a que des scélérats, dit-il, qui puissent applaudir ! » Barnave, ami de Lameth, s'indigna contre l'honnête indignation de son collègue, et osa provoquer son arrestation, comme si déplaire à une émeute, c'était déjà un crime dans un honnête homme. Le prétendu coupable fut obligé contre Barnave de se justifier de sa pitié.

« J'avoue, dit-il, que dans ce moment où je voyais un peuple furieux se porter sur la maison d'un de vos collègues, la dévaster, chercher même à attenter à sa vie, j'ai considéré comme ennemis du bien public ceux qui semblaient approuver cette effervescence. »

M. de Virieu osa défendre son collègue. Barnave l'incrimina de nouveau. M. de Foucault déclara à Barnave et à ses amis, forts en ce moment de l’appui de la populace au dehors et de la présence de la garde nationale au dedans, que l'arrestation de M. Roye sollicitée par le parti des Lameth, serait un attentat contre l'inviolabilité des députés, et que s'il était condamné lui-même à la prison pour un tel crime, il se fierait gloire de désobéir à l'Assemblée.

A ces mots, Mirabeau, combattu longtemps entre son horreur pour l'attentat de la populace, son mépris pour Lafayette, sa haine invétérée contre les Lameth, ses engagements avec la cour et la crainte de se laisser dépasser en popularité par Barnave, s'élance à la tribune pour mentir à tous ses sentiments secrets et pour feindre l'indignation en adulant lâchement la force. Il se tourne du côté des royalistes comme un homme provoqué qui cède enfin tardivement à sa colère, et, pour ne pas laisser un instant de doute sur ses conclusions, il jette dans une apostrophe une injure aux vaincus.

« Messieurs, dit-il, si au milieu de cette scène odieuse, dans la triste circonstance où nous nous trouvons, dans l'occasion déplorable qui l'a fait éclore, je pouvais me livrer à l'ironie, je remercierais le préopinant. »

M. de Foucault s'écrie : « M. Mirabeau m'accable toujours d'ironies ; M. Mirabeau s'acharne sur moi ; je demande... »

« MIRABEAU. — Puisque vous n'aimez pas l'ironie, je vous lance le plus profond mépris. »

A ces mots, le côté droit est agité par les mouvements les plus violents : plusieurs membres, prêts à s'élancer sur Mirabeau, sont retenus par leurs voisins ; ils le menacent dû geste, emploient les expressions de gueux, de scélérat. M. le président rappelle Mirabeau à l'ordre.

« MIRABEAU. — Oui, sans doute, je dois être rappelé à l'ordre, si l'Assemblée veut déclarer qu'un de ses membres est coupable d'employer le mot mépris envers l'homme qui n'a pas craint de professer ouvertement à cette tribune son mépris pour les ordres de la majorité, et d'y déclarer qu'il ne lui obéirait que mort. (Applaudissements universels d'un côté. Murmures de l'autre.) Certes, il est temps de raisonner et d'écouter ; certes, cette soirée donnera une ample matière aux vertueux écrivains de la noble école des impartiaux, pour dire, redire et répandre que nous consumons le temps et la confiance de nos commettants dans les vaines et hideuses contentions de notre irascibilité ; certes, aujourd'hui encore, on pourra s'écrier que l'Assemblée nationale est entièrement désorganisée ; qu'elle n'a plus ni calme, ni règle, ni respect d'elle-même. Mais ne sont-ce donc pas évidemment les coupables qui sont ici les accusateurs ? N'est-ce pas leurs délits qu'ils nous imputent ?

« Messieurs, il est temps de le reconnaître, et la déclaration n'en saurait être trop solennelle : votre longue indulgence, cette indulgence née, comme je l'ai dit tant de fois, du sentiment de votre force, cette indulgence serait coupable et fatale, si elle n'avait point un terme., La chose publique est vraiment en danger, et le succès de vos travaux entièrement impossible, si vous perdez de vue que vous êtes tenus également de respecter et de faire respecter la loi ; si vous ne faites pas un exemple dans cette Assemblée ; si, pour ordonner le royaume, vous ne commencez par vous ordonner vous-mêmes. Vous devez établir dans l'empire l'obéissance aux autorités légitimes, et vous ne réprimez pas dans votre sein une poignée d'insolents conspirateurs Ah ! c'est pour leur propre salut que j'invoque votre sévérité ; car si la lettre de vos règlements et l'esprit de vos lois, si la voix paisible de votre président et l'indignation des spectateurs, si les mécontentements des bons citoyens et notre propre insurrection ne peuvent leur en imposer ; s'ils se font un point d'honneur d'encourir nos censures, une religion de désobéir à la majorité, qui doit régir toute société, sans quoi l'association est dissoute, n'arrivera-t-il pas infailliblement que le peuple ressentira enfin l'injure faite à ses représentants ? Et des mouvements impétueux et terribles, de justes vengeances, des catastrophes en tous sens redoutables, n'annonceront-ils pas que sa volonté doit toujours, a dû toujours être respectée ? Les insensés ! ils nous reprochent nos appels au peuple. Eh ! n'est-il donc pas heureux pour eux-mêmes que la terreur des mouvements populaires contienne encore ceux qui méconnaissent toute loi, toute raison, toute convenance ?

« Messieurs, on se flatterait en vain de faire longtemps respecter ce qui est méprisable, et rien n'est plus méprisable que le désordre. On nous accuse de favoriser l'anarchie, comme si notre honneur, notre gloire, notre sûreté, n'étaient pas uniquement dans le rétablissement de l'ordre ! Mais qu'est-ce que l'anarchie, si ce n'est le mépris de la loi ? Et comment sera-t-elle l'objet de la vénération publique, la loi qui émane d'un foyer de tumulte et de scandale ? Comment obéira-t-il à la loi, le peuple dont les législateurs foulent sans cesse aux pieds les premières règles de la discipline sociale ? (S'adressant au côté droit.) Savez-vous ce que l'on a dit ce matin à l'un des principaux chefs de la force publique, qui, devant la maison de M. Castries, parlait du respect dû à la loi ? Écoutez la réponse du peuple dans son énergique simplicité : Pourquoi les députés ne la respectent-ils pas ? Dites, dites, qu'est-ce que le plus furieux d'entre vous aurait pu répliquer ? Si vous rappelez tout ce qui est coupable, pesez donc aussi tout ce qui excuse. Savez-vous que ce peuple, dans son ressentiment contre l'homme qu'il regarde comme l'ennemi d'un de ses utiles amis, savez-vous qu'au milieu de la destruction, nul n'osera dire la dilapidation des effets de cette maison proscrite, le peuple s'est religieusement arrêté devant l'image du monarque ; que le portrait du chef de la nation, de l'exécuteur suprême de la loi, a été, dans ces moments d'une fureur généreuse, l'objet de sa vénération et de ses soins persévérants ? Savez-vous que ce peuple irrité a montré à madame Castries, respectable par son âge, intéressante par son malheur, la plus tendre sollicitude, les égards les plus affectueux ? Savez-vous que ce peuple, en quittant cette maison qu'il venait de détruire avec une sorte d'ordre et de calme, a voulu que chaque individu vidât ses poches, et constatât ainsi que nulle bassesse n'avait souillé une vengeance qu'il croyait juste ?

« Voilà, voilà de l'honneur, du véritable honneur, que les préjugés des gladiateurs et leurs rites atroces ne produiront jamais ! Voilà quel est le peuple, violent, mais exorable, excessif, mais généreux ; voilà le peuple, même en insurrection, lorsqu’une constitution libre l'a rendu à sa dignité naturelle, et qu'il croit sa liberté blessée. Ceux qui le jugent autrement le méconnaissent et le calomnient ; et quand ses serviteurs, ses amis, ses frères, qui ne se sont voués à sa défense que parce qu'ils l'honorent profondément, repoussent ces blasphèmes que l'on profère à chaque instant dans cette assemblée contre lui, ils obéissent à leur premier devoir, ils remplissent une de leurs plus saintes fonctions.

« Nous avons trop tardé. Ne souffrez pas que le temps que nous a emporté ce coupable débat passe pour la puérile explosion d'une colère oiseuse et stérile. Faites dans votre sein un exemple qui démontre que votre respect pour la loi n'est ni tiède ni simulé, qu'enfin M. Roye soit conduit en prison.

Il fut décrété que M. Roye se rendrait à l'abbaye Saint-Germain pour trois jours.

Mirabeau avait triomphé avant de parler, car il parlait pour flatter une colère publique. Il avait triomphé ainsi des Barnave et des Lameth, car en parlant pour eux et en les forçant à l'applaudir, il les avait distancés de talent comme de popularité. Partout où il apparaissait, on ne voyait plus que lui ; enfin, il avait réussi à masquer aux yeux des Jacobins et du peuple sa complicité avec le roi par sa feinte fureur contre les royalistes. Mais cette popularité, si chèrement et si lâchement reconquise, lui contait de nouveau son indépendance d'homme d'État monarchique devant l'assemblée, sa considération d'homme de bien dans le pays, la confiance du roi, l'estime de l'Europe, l'amitié même de ses amis. Quel appui fonder sur un homme si perfide, si astucieux ou si versatile, qui venait ainsi d'innocenter la sédition, de se faire après coup le complice d'un excès odieux, de fulminer contre les vaincus, de faire un crime de la plainte et de montrer du geste au peuple soulevé des victimes ou des rouets dans les défenseurs de la monarchie qu'il défendait lui-même en rougissant d'elle ?

Le roi, la reine, M. de Montmorin, le comte de la Marck, M. de Fontanges, l'ambassadeur d'Autriche, M. de Mercy et tous les hommes confidents de ses intimités avec la cour, furent soulevés de mépris, d'indignation et de défiance contre une si gratuite et si scandaleuse désertion. Si jamais Mirabeau avait eu une occasion de prendre le rôle de l'homme de bien intrépide contre les excès d'une anarchie qu'il voulait perdre dans l'opinion de la nation, c'était celle-là. Il avait tourné contre les monarchistes la plus plausible revendication de la monarchie. En s'adossant au trône légal, à la constitution, au pouvoir exécutif, à l'ordre public, il devenait invincible ; en cédant au vent populaire et en se jetant à la queue ou à la tête d'une émeute, il ne reconquérait de force que contre le roi. Tous les trésors et tous les manèges employés depuis deux ans à l'acheter étaient perdus : on n'avait acheté qu'un transfuge.

On trouve des traces trop vives de ces impressions dans les correspondances intimes de ses amis, et des traces trop curieuses de son embarras et de ses repentirs dans ses propres lettres d'excuse à la cour, pour que l'histoire ne les enregistre pas parmi les plus obscurs mystères dévoilés du temps.

Mirabeau, en descendant de la tribune, pressent les reproches qui vont l'assaillir de la part de la cour. Il s'efforce d'y faire diversion d'avance par des confidences imaginaires et par des professions de dévouement propres à détourner le coup.

« L'incroyable scène de ce soir, écrit-il à la Marck en rentrant chez lui, m'a fait faire, mon très cher comte, d'assez fâcheuses découvertes. Trois intrigues se croisent, et les trompeurs sont tellement trompés, et les trompés tellement trompeurs, qu'il en va résulter des commotions en sens contraire pour lesquelles il faut s'arranger. Votre mâle sensibilité m'a plus touché aujourd'hui que n'eût fait toute l'éloquence du monde, et je veux fortement, je veux tout à fait sauver cette infortunée (la reine). Mais, pour cela, il faut qu'on me voie et qu'on me croie, du moins dans les moyens de fixer la partie flottante de l'Assemblée. Ne mandez demain votre archevêque qu'à une heure, afin que nous ayons le temps de causer. Bonsoir. »

L'archevêque de Toulouse, M. de Fontanges, l'intermédiaire de la reine, écrit le même jour de son côté à la Marck :

« Comment voulez-vous que la confiance, si nécessaire dans les circonstances où nous sommes, puisse naître après des écarts pareils à celui d'avant-hier ? Je n'y étais pas ; mais le récit qu'on m'en a fait m'a affligé profondément sous ce rapport. J'ai craint, dès le premier moment, qu'on ne vit, dans l'orateur de samedi soir, que l'explosion d'un tribun du peuple qui cherche à justifier des atrocités, et à exciter les fureurs de ce même peuple sur ceux qui notoirement sont les amis du roi et de la monarchie. Je ne me suis guère trompé, et je pourrai vous én donner la preuve. Vous l'avez craint comme moi, mon cher Comte, si je comprends bien votre billet. J'ai le cœur flétri de tout ceci, et je cherche très sérieusement à finir des liaisons dont je ne peux prévoir aucun succès. »

« Comment voulez-vous, mon cher comte, écrit la Marck à Mirabeau, vous étonner du blâme des Tuileries sur votre discours d'hier, lorsque vous voyez que les feuilles du parti populaire lui-même jugent si sévèrement votre conduite dans cette séance ? »

 

XX.

Enfin Mirabeau croit devoir expliquer ou pallier ainsi sa conduite dans une note secrète à la reine. Nous donnons ici cette note, ne Mt-ce que comme une expiation de la duplicité. Le plus grand génie de l'éloquence ne sert qu'à la rendre plus odieuse ou plus sophistique sous la plume de l'homme à deux faces, aussi embarrassé de son popularisme devant le roi que de son royalisme devant le peuple

« J'apprends, dit-il dans cette note à la reine, qu'il faut que j'explique ma conduite dans une journée où j'ai cru montrer quelque habileté. Une véritable confiance en moi rendrait certainement ces détails inutiles ; mais je désire la surveillance qui les exige. Je mets un grand prix, même à la censure, et personne n'est plus convaincu que moi que je ne serai vraiment utile qu'après m'être mis parfaitement en contact avec la cour, l'esprit, les opinions, les espérances, les préjugés même de ceux que je veux servir, soit que j'adopte leur système, soit qu'un examen plus réfléchi les engage à se prêter au mien.

« Il faut dissimuler quand on veut suppléer à la force par l'habileté, comme on est obligé de louvoyer dans une tempête. Voilà un de mes principes, et purement fondé sur l'observation des choses humaines, puisqu'il est entièrement opposé à mon caractère naturel. Il faut que je prenne d'abord le diapason de ceux que je veux forcer graduellement à se mettre au mien. Voilà une autre de mes maximes. Il faut surtout, pour acquérir le droit de m'élancer avec succès dans la carrière, lorsqu'il s'agira de défendre les véritables intérêts du trône, que je prépare le peuple à entendre ma voix sans défiance, que j'écarte ses soupçons, que je sois compté au nombre de ses amis les plus sûrs, et, sous ce point de vue, ma popularité, bien loin d'effrayer la cour, devrait lui paraître sa ressource la plus assurée.

« Par cela seul, ma conduite de samedi est déjà jugée. Il y a deux choses dans mon discours : un portrait très sévère du désordre qui règne dans l'Assemblée nationale, et un tableau très indulgent de la conduite du peuple. Avec plus de piété filiale, j'aurais jeté mon manteau sur une mère dans l'ivresse, et je l'ai montrée, au contraire, à tous les regards. C'est sous ce rapport que je méritais d'être rappelé à l'ordre. Quelques scènes de cette espèce achèveraient de ruiner le crédit de l'Assemblée nationale, et si l'art de les faire remarquer est une innocente perfidie, ce n'est pas aux yeux de la cour qu'elle peut me rendre suspect.

« Mon second tableau n'était pas plus dangereux. Parmi les traits que j'ai choisis, non pour justifier, mais pour excuser le peuple, ce que j'ai fait le plus remarquer, c'est ce respect religieux pour le portrait du roi, auquel même des séditieux ont donné une garde d'honneur. Dans un moment où toute la haine d'une grande nation contre les ministres se change en calomnies contre la cour, il est plus essentiel qu'on re pense d'apprendre aux provinces qu'ici, même dans son insurrection, le peuple ne confond pas ses ennemis avec le monarque. Les Jacobins, à coup sûr, auraient retranché ce trait-là de mon discours.

« Mais j'ai excusé des excès coupables. Eh bien ! veut-on connaître toute ma pensée ? — J'ai dû le faire et m'en applaudir. Qu'est-ce qui nous perd, quelle est la cause de cet accès démagogique, non du peuple, ce qui est d'un effet secondaire, mais de l'Assemblée elle-même, ce qui, depuis un mois, fait outrer toutes les mesures de la défiance, et finirait par rendre impossible tout espoir de régénération ? — Je l'avais prévu : c'est d'abord le succès des ministres ; ce sont ensuite les provocations de toute espèce que la noblesse et le clergé se sont permises ; comme s'il n'était pas évident que ces gens-là ne peuvent faire un seul mouvement sans augmenter la rage de leurs vainqueurs ; comme s'il n'était pas démontré que ces convulsions successives peuvent nous conduire à une complète démocratie ! J'ai été bien aise, oui, je le dis nettement, j'ai voulu que ce combat Mt terminé par la peur, ne pouvant le faire cesser par la raison. J'ai désiré que l'Assemblée pût retomber plutôt dans cet état de torpeur où elle est toujours, lorsqu'elle n'est pas excitée par une résistance maladroite. Mais peut-être l'on ne m'entend pas, et cependant je suis fort clair.

« Mais si le peuple, se voyant flatté, se porte à de nouvelles insurrections ? D'abord, est - ce à moi qu'on devrait les imputer, ou à ce héros, ce profond politique et militaire consommé qui, avec quarante mille hommes, ne peut pas contenir trente brigands ? Je demande ensuite si une série d'insurrections à côté de l'Assemblée nationale, et près de la demeure du roi, feraient beaucoup de mal à la cause monarchique ? L'extrême licence qui a fait la révolution ne s'affaiblirait-elle pas si elle était prolongée ? Puisqu'on fonde quelque espoir, non de contre-révolution, mais de contre-constitution, sur le mécontentement des bons citoyens, croit-on que les excès continuels, non de l'Assemblée, qui peut donner un autre résultat, mais du peuple, y soient un obstacle ? Enfin, si l'on était un jour forcé de faire un manifeste contre les causes de l'anarchie, regarderait-on les insurrections de Paris comme d'inutiles matériaux ?

« Je ne réponds pas à d'autres objections. Moi, l'ami des Lameth ! On m'entend si peu que j'ai cru les perdre. Ces gens - là peuvent être redoutables comme chefs d'opinion, ils ne sont plus rien comme chefs de parti. Et pourquoi, donc ai-je affecté d'apprendre au royaume que le peuple n'avait dévasté la maison de M. Castries que parce qu'il l'avait regardé comme l'ennemi d'un de ses plus utiles amis ? N'est-ce pas dire à tous les honnêtes gens : « Voilà les hommes que vous admirez ! ils ont des incendiaires pour défenseurs ; voilà l'influence qu'ils exercent ! » N'est- ce pas dire aux néophytes qu'ils égarent : « Prenez garde ! vos chefs, qui s'appellent vos frères d'armes, et que vous croyez vos égaux, ont plus de puissance que vous ne pensez, et peuvent devenir vos tyrans ! »

« Pour ce qui est de Lafayette, comme je ne puis composer ni avec ma conviction ni avec l'évidence, je le poursuivrai sans relâche, même aux pieds du trône, même sur le trône, parvint-il à s'y placer. Les dangers présents du roi, mes craintes horribles pour l'avenir, ont-ils d'autre cause que l'existence de cet homme ? Veut-on tenter une seconde fois les miracles de la Providence, en se fiant, comme à Versailles, sur son courage et sur ses promesses ? Est-on bien assuré que les principes qu'il a puisés dans un Etat populaire et la certitude de jouer le premier rôle dans une démocratie ne lui font pas désirer la destruction de la royauté ? Sait—on jusqu'à quel point l'activité de ses amis suppléera à son inertie apparente, jusqu'où leur haine connue pour la reine peut se porter ? Et si l'on a des dangers systématiques à craindre — car tous les autres ne sont que des accidents auxquels il faut savoir s'exposer —, ne sont-ils pas là tout entiers ? ne sont-ils pas nuls hors de là ?

« J'écouterai toujours les reproches avec docilité, mais il faut aussi qu'on les permette même au respect. Il me semble que la cour, à force de prudence ou d'incertitude, veut des succès sans cause, et les effets sans les moyens. Il faut qu'on se dise une fois décidément si l'on veut conserver M. de Lafayette, ou si on désire de le renverser, si du moins on veut le laisser succomber. Ce qui m'étonne, c'est qu'on provoque pour lui les ménagements, dans l'instant même' où il vient de se montrer plus dangereux pour la cour que dans aucun autre instant de sa vie publique. Je n'ai eu samedi qu'un seul sentiment profond, et il a plus que jamais gravé la vengeance dans mon âme. Cet homme, me disais-je, qui voit en simple spectateur dévaster cette maison, n'aurait ni plus de force ni plus d'influence s'il fallait sauver le roi.

« Mais qui mettre à sa place ? Que m'importe ! Est-ce dans une tempête que l'on peut choisir le port où l'on peut se réfugier ? Il me suffit de savoir que si l'on choisissait pour le moment un homme nul, il ne tiendrait pas ; que si l'on donnait cette place à l'un des Lameth, il se perdrait bientôt par sa démagogie, et perdrait en même temps la garde nationale par la division des partis que ferait naître un tel choix. La haine de ce Lafayette, qui ne parle que de son amour pour la retraite, ne serait pas inactive, et, en culbutant un ennemi par l'autre, on les détruirait bientôt tous les deux. Au reste, est-il bien certain que Lameth fût nommé ? Pour moi, je soutiendrai bientôt, lorsqu'il s'agira de l'organisation de la garde nationale, qu'il y a incompatibilité entre les fonctions de commandant de ce corps et celles de la législature. »

 

XXI

Le jour même où Mirabeau remettait à M. de Fontanges cette lettre pour la reine, il alla jouir de sa popularité redoublée au Théâtre-Français, à la représentation de la tragédie de Brutus, par Voltaire. Brutus, demandé impérieusement aux comédiens par les Jacobins, était une menace au roi en action sur la scène. Mirabeau voulut y assister pour juger aux applaudissements ou aux murmures des progrès ou des décadences de l'esprit républicain dans le peuple. Mal caché dans une loge obscure du dernier étage, il fut reconnu, salué d'acclamations, contraint de descendre et de s'asseoir aux rangs les plus visibles de l'amphithéâtre. Il s'enivra à loisir du vent populaire qu'il caressait pour la dernière fois.

Il put se convaincre que la masse du public associait dans son enthousiasme la liberté et le monarque constitutionnel. On dérivait vers la république par la force du courant ; on n'y tendait pas par la volonté réfléchie de la nation. La Révolution acceptait un régulateur, et la reconnaissance pour les vertus du roi aurait rendu le peuple heureux de trouver ce régulateur dans Louis XVI. Le nom du roi fut applaudi avec une affectation significative d'estime pour le prince et d'attachement raisonné pour la monarchie libre. L'anarchie seule, en ce moment, demandait plus. Mais l'anarchie, quoiqu’en minorité dans les cœurs, prévalait de plus en plus sur les bons citoyens.

Le confident habituel de la reine et de Mirabeau en faisait le sinistre tableau au comte de Mercy-Argenteau, un moment absent de Paris par découragement de sauver la reine.

« L'adresse des sections de Paris contre les ministres, et l'accusation portée aux Jacobins contre M. de Lafayette, pour avoir, disait-on, conseillé au roi l'organisation d'une maison militaire, sont les derniers événements dont j'ai eu l'honneur de vous entretenir. Depuis lors, la fermentation publique a pris une autre direction. L'agitation des esprits dans l'Assemblée nationale ayant toujours été en croissant, les plus ardents en sont venus à des provocations individuelles ; il en est résulté un duel entre le duc de Castries et M. Charles de Lameth, qui a fourni un nouveau motif, ou plutôt un nouveau prétexte pour exalter les têtes ; car on a su, avec habileté et perfidie, rattacher cet événement aux intérêts de la cause populaire. M. Barnave a dénoncé le duel aux Jacobins, et l'a expliqué par des provocations d'un parti contre l'autre. Des motions populaires de commande ont menacé aussitôt l'hôtel de Castries ; le lendemain, il a été attaqué et saccagé, et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que M. de Lafayette, avec toute son armée, sont restés spectateurs impassibles de cette scène. Le complot était connu ; ils n'ont rien fait pour en prévenir l'exécution, à laquelle ils ne se sont en rien opposés. Cet événement a d'autant plus affligé les bons citoyens, qu'ils l'ont regardé comme le signal d'autres insurrections et comme une preuve évidente du mauvais esprit et de la faiblesse de la garde nationale.

« Le soir du pillage, la séance de l'Assemblée nationale fut très orageuse. Mirabeau, qui aurait dû au moins se tenir dans le silence, au milieu de ce torrent de déclamations, fit tout le contraire : il prit la parole, excusa le peuple en insurrection, et le fit de telle manière, qu'il déplut même à son propre parti. Le mécontentement de la cour contre lui fut donc très naturel.

« Le parti populaire a cherché à couvrir du voile du patriotisme la sédition dirigée contre l'hôtel de Castries, et on a exalté M. Charles de Lameth comme le plus ferme appui de la cause du peuple. Presque toutes les sections de Paris et un grand nombre de bataillons de la garde nationale ont envoyé des députations chez lui pour s'informer de l'état de sa blessure, et comme cette direction de la faveur populaire semble être au détriment de M. de Lafayette, jamais on n'a parlé plus ouvertement de remplacer celui-ci, parce que jamais la possibilité de réussir n'a été mieux reconnue. On pourrait croire même, en jugeant par ce résultat, que l'insurrection dirigée contre l'hôtel de Castries était en partie un piège tendu au commandant général de la garde nationale.

« Un autre incident a fort augmenté encore la fermentation. Un chef de bataillon de la garde nationale, qui précédemment avait dénoncé M. de Lafayette aux Jacobins pour avoir conseillé (ce qui, comme je vous l'ai dit, était faux) la formation d'une maison militaire, a prétendu que M. de Lafayette sollicitait pour qu'il fût renvoyé devant un conseil de guerre. Il l'a donc dénoncé sur ce nouveau chef aux Jacobins, et M. Barnave, en provoquant à cet égard un arrêté très vif, a du moins prouvé qu'il n'avait aucune liaison secrète avec M. de Lafayette. Enfin, comme si tout devait concourir à la fois à enflammer l'esprit de parti, on vient de donner au Théâtre—Français la reprise de la tragédie de Brutus. Le système républicain étant mis sans cesse en opposition, dans cette pièce, avec le système monarchique, la grande majorité des spectateurs a saisi avec une vivacité effrayante toutes les occasions de manifester son approbation en faveur du gouvernement républicain.

« Les événements dont je viens de vous rendre compte ont paru faire oublier, pendant quelques jours, les attaques contre les ministres ; mais il s'en faut bien qu'on y ait renoncé, et je ne serais pas étonné qu'il se formât, contre ceux qui restent de ce ministère proscrit, une insurrection du genre de celle qui a été dirigée contre l'hôtel de Castries. Ainsi s'évanouit l'espoir qu'on avait conçu que, vers la fin de sa session, l'Assemblée nationale serait plus calme et par cela même plus en état de revoir, de corriger son œuvre. Malheureusement, c'est au milieu de cette dangereuse agitation des esprits que vont se traiter les questions les plus importantes, telles que celles de la haute-cour nationale, de la formation de la garde militaire du roi et de l'organisation des gardes nationales. C'est M. de Lafayette qui a provoqué la discussion sur ce dernier point. M. Bailly, maire de Paris, demande aussi des lois de police pour la capitale. Viendront ensuite la question de la liberté de la presse, peut-être celle du mariage des prêtres, peut-être même aussi celle du divorce. Tel décret, qui aurait révolté il y a un mois, sera sollicité par l'esprit républicain, et, maintenant que la démagogie est échauffée, sera accueilli avec reconnaissance par le grand nombre. C'est ainsi que la cour, en ne sachant pas céder à propos, double par sa résistance les forces de ses ennemis.

« Jamais, et dans aucun État, les circonstances ne réclameraient un gouvernement plus fort, un ministère plus habile, et jamais on ne put en rencontrer un qui fût plus incapable que celui qui existe ici. Aussi les gens les plus raisonnables et les plus courageux ne peuvent-ils envisager l'avenir qu'avec les plus sinistres inquiétudes. C'est assez vous dire, monsieur le comte, combien est vif le désir que j'ai de quitter ce pays-ci, où je ne demeure que parce que vous jugez que je puis y être utile. »

« Paris, 21 novembre 1790.

« La fermentation qui continue est d'autant plus inquiétante que la reine est toujours plus vivement attaquée. On croit encore, sans en être sûr, que madame Lamothe est ici. On n'a aucun renseignement précis sur ses ressources, ses liaisons, ses espérances.

« M. de Lafayette a fort baissé dans l'opinion publique ; cependant la terreur que ces dernières agitations populaires ont inspirée au roi et à la reine les a conduits à se soumettre plus que jamais à lui, à le soutenir même, et à ne s'opposer que faiblement aux choix qu'il propose pour le ministère. C'est ainsi, que M. Duport du Tertre a été nommé garde des sceaux. Il a été question de M. Delessart ou de M. de Laporte pour remplacer M. de Saint-Priest. La reine a écrit hier matin à l'archevêque de Toulouse que cela ne serait décidé que dans quelques jours.

« La correspondance de Mirabeau avec la cour continue ; mais son dernier discours incendiaire à la tribune de l'Assemblée a vivement affecté la reine. J'ai cru ne devoir pas combattre sur-le-champ cette nouvelle source de prévention, dans la crainte d'être considéré comme le défenseur trop aveugle de Mirabeau. J'ai fait sentir fortement à ce dernier tous ses torts : il les a reconnus. Je lui ai démontré qu'il s'était placé dans la nécessité de faire beaucoup pour regagner la confiance. Il a promis qu'il se montrerait très monarchique dans l'organisation des gardes nationales.

« La torpeur de la cour semble augmenter de jour en jour. Le ministère aura été renouvelé, et la reine n'aura pas saisi cette occasion d'y faire entrer une seule personne qui lui soit exclusivement dévouée. Quel que soit mon zèle, les relations auxquelles je sers ne conduiront à rien tant qu'elles resteront comme aujourd'hui, parce qu'il ne suffit pas de donner ou de recevoir des avis, si l'on est privé des moyens de les faire exécuter. »

Mirabeau, de son côté, ayant renoué avec M. de Montmorin une liaison politique longtemps repoussée par ce ministre, rend compte en ces termes à la reine d'un entretien très intime qu'il vient d'avoir avec ce ministre, seul puissant sur l'esprit du roi. Cet entretien confirme l'opinion que nous avons donnée plus haut du caractère, des vues et du talent de M. de Montmorin. Il révèle trop bien la situation de la cour à cette époque, et il met en présence d'un homme trop historique, pour le laisser dans la réticence des événements.

« Plus je mets d'importance, écrit Mirabeau à la reine, à une coalition capable de me fournir les moyens d'être utile d'une manière systématique, plus je dois être attentif à examiner si cette coalition a la bonne foi pour base, si son objet est utile, ses ressources suffisantes, ses acteurs sincères, et, comme dans un plan, quel qu'il soit, je ne veux d'autre centre de correspondance que la reine, je m'empresse de lui rendre compte d'une assez longue conversation que j'eus hier au soir avec M. de Montmorin.

« Il m'avait fait prier deux fois de passer chez lui, et j'avais pris divers prétextes de retarder cette entrevue, soit pour le décider à une confiance plus entière, en lui montrant peu d'empressement, soit pour que la personne qui devait voir la reine eût le temps de me donner des instructions convenables. Je le vis enfin à dix heures du soir et ne le quittai qu'à une heure et demie. Il m'avait fait avertir, à neuf heures, par son valet de chambre, que MM. Barnave et Menou étaient chez lui. Je rappelle d'abord cette circonstance, pour montrer, ainsi qu'on le verra bientôt, que, même dans les plus petits détails, la confidence m'a paru complète. Je vais grouper les principaux traits du discours que le ministre m'a tenu ; on se mettra par-là plus facilement en scène.

« Je vous appelle, m'a-t-il dit, pour un acte de confiance ; je dois avant tout la mériter ; je dois donc écarter tous les soupçons qui pourraient vous faire tenir sur la défensive. La première explication que je vous dois, c'est que Lafayette n'est pour rien dans tout ceci ; mais je ne veux pas me borner à vous le dire, je veux le prouver, et je n'ai besoin, pour cela, que de vous faire connaître la véritable position de Lafayette.

« Vous devez être irréconciliable avec lui. Il vous a trompé ; mais qui n'a-t-il pas trompé de même, soit volontairement, soit sans le savoir, sans le vouloir` ? Vous croyez cet homme ambitieux ? il n'a d'autre ambition que d'être loué ; désireux du pouvoir ? il en recherche l'apparence plutôt que la réalité ; fidèle à l'amitié ? il n'aime que lui-même et que pour lui-même. Comment, avec un tel caractère, ne vous aurait-il pas trompé ?

« Voulez-vous maintenant connaître son influence ? Il en a sur la cour, mais par la peur ; sur le gouvernement, sur le ministère, sur le conseil, aucune. Il n'en a jamais eu de ce genre, car tout ce qu'il savait, il le savait par moi. Lorsqu'il obtenait quelque succès, c'est que je l'aidais, et je n'avais qu'à le laisser faire pour qu'il échouât. Il aura moins encore d'influence à l'avenir, parce que je suis fatigué de la part qu'il veut prendre aux affaires. Mes collègues le sont comme moi, et déjà le garde des sceaux lui a rompu trois fois en visière. Un motif de la plus grande importance nous force, d'ailleurs, à faire cesser toutes ces relations. Ce prétendu rôle de premier ministre hors du ministère et de premier ministre sans fonctions, tue l'autorité royale, et c'est l'autorité royale qu'il s'agit par-dessus tout de rétablir.

« Quel sera donc le pouvoir de Lafayette lorsque nous l'aurons ainsi mis à l'écart ? Sa fortune est dissipée ; il ne pourra disposer d'aucune somme d'argent, et si, à cet égard, je lui retirais tout à fait ma main, il n'aurait bientôt plus un aide de camp. Son influence sur l'Assemblée sera tout aussi nulle ; il l'a complétement ruinée à force de donner des gages contre lui ; il s'est lié par des signatures avec les Lameth et Duport ; il a été, dans un temps, leur complice. Les autres personnes qui peuvent lui rester sont également à moi ; il n'aura pas même les moyens de nuire. Je ne veux pas lui nuire non plus. Que veux-je donc ? Qu'il ne soit autre chose que commandant de la garde nationale. Il faut bien qu'il le soit jusqu'à ce qu'on ait les moyens de lui donner un successeur sûr, et qu'il soit entièrement exclu du gouvernement et même des Tuileries.

« Je vous dois une seconde explication, a continué le ministre. Vous me demanderez sans doute pourquoi, ayant eu autrefois avec vous les relations les plus intimes, et vous reconnaissant pour le premier talent de l'Assemblée, j'ai tardé si longtemps à me rapprocher de vous. Le voici ; jugez vous-même si je suis sincère.

« D'abord, je me trouvais puissamment lié avec M. Necker, et M. Necker était entièrement exclusif de vous. Ce premier obstacle m'avait toujours paru insurmontable.

« Ensuite, les personnes qui entourent la reine m'ont toujours nui dans son esprit. Je n'ai jamais eu sa confiance, ce qui m'a toujours empêché d'avoir complétement celle du roi, outre qu'on ne m'a jamais pardonné mon opinion sur la séance royale du 23 juin et mon retour par la faveur populaire. A quoi donc, sans la confiance de la cour, notre rapprochement aurait-il servi ?

« Enfin, vous- même vous liâtes avec M. de Lafayette ; ce n'était pas non plus ce moment que je pouvais choisir pour une coalition.

« Tout est changé maintenant. Pour la première fois j'ai une position qui me parait indépendante et propre à servir la chose publique et le roi. Je sens très bien cette position. C'est d'hier que mes collègues sont arrivés. Je ne suis suspect ni à l'Assemblée, ni à ses divers partis, ni à l'opinion publique. J'ai quelques droits à la confiance de la cour. Je puis être un utile intermédiaire entre la nation et le monarque, et, comme je n'ai jamais trompé personne, on pourra se fier à moi. C'est déjà vous apprendre pourquoi je désire de me rapprocher de vous ; mais il faut que je m'explique d'une manière plus étendue.

« Il est évident que nous périssons, nous, la royauté, l'autorité, la nation entière. Le mécontentement, quoique presque universel, est insuffisant pour ramener l'ordre ; l'Assemblée se tue et nous tue, et cependant, quelque important qu'il fût de la renvoyer, on ne peut tourner court. Des précautions sont indispensables, un mouvement trop précipité ne produirait qu'un excès de rage de plus. Si le roi voulait se populariser, cela seul nous fournirait bien des moyens, et ce serait sans doute la voie la plus courte pour ruiner l'Assemblée. Ses moyens individuels ne s'y prêtent pas, et l'impopularité de la reine est encore trop forte pour ne pas nuire à la popularité du roi.

« Que faut-il donc ? — Temporiser, mais gouverner ; attendre un vent favorable, mais préparer les voiles et ne pas quitter un instant le gouvernail. Je veux relever l'autorité, je veux consacrer toutes mec forces à ce but. Vous le voulez vous-même, et vous ne pouvez désirer autre chose. Je connais vos principes. Laissez à d'autres les systèmes où il ne faut que du mouvement. C'est par le talent que vous dominez ; il faut donc, pour votre gloire, un ordre de choses qui exige par-dessus tout le talent. Les Lameth ne vous ont jamais aimé, ne vous aimeront jamais. Je sais et je puis vous prouver qu'ils vous nuisent de mille manières. Que d'autres soient leurs auxiliaires : ils sentent bien que vous n'êtes pas fait pour être leur prévôt. Ces gens-là, d'ailleurs, sont irréconciliables, parce qu'ils sont convaincus qu'il est impossible qu'on leur pardonne. Un seul de leur secte mérite quelque exception : c'est Barnave. Il faut le gagner pour le leur ôter ou le perdre avec eux ; j'aimerais mieux le premier parti que le second.

« Quant à vous (c'est toujours le ministre qui parle), je ne vous compare avec personne autre. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans cette Assemblée quelques hommes d'une certaine force, mais ils sont tarés. Vous seul avez su vous dépopulariser par courage et vous repopulariser par prudence ; vous seul n'avez point varié dans les grandes questions monarchiques ; vous avez d'ailleurs des liaisons à la cour. Je vous en parle le premier ; je ne veux en connaître ni les intermédiaires ni les issues, quand même ce secret ne serait pas celui d'autrui. Mais ces liaisons peuvent être utiles à la chose publique, et ceci demande quelques détails.

« Il est évident que ma situation avec la reine est contraire à tous les deux : elle me prive de beaucoup-de succès ; et si cet obstacle était connu, ma popularité, ce que je suis bien loin de désirer, se fortifierait aux dépens de la sienne. Que n'ai-je pas fait pour obtenir sa confiance ! J'eus avec elle une explication pendant laquelle elle parut touchée de mon zèle, et trois jours après, sa domesticité me fit une querelle au sujet du prince de Condé. J'eus alors une entrevue avec la reine, et je fus maltraité. Dans d'autres conférences, j'ai été reçu tantôt mal, tantôt bien, mais toujours avec tiédeur. M. de Mercy, qui rendait justice à mes intentions, m'a fait souvent espérer que l'on serait mieux avec moi. D'après ses conseils, je vis la reine. Je l'assurai que ni Sa Majesté ni le roi ne devaient douter de mon zèle. — Pour le roi, me dit la reine, j'en suis persuadée : vous lui avez tant d'obligations !... Je trouvai le propos fort dur. Je me bornai à observer que beaucoup de gens qui tenaient tant du roi l'avaient abandonné. Je témoignai cependant, en sortant de chez la reine, que j'étais très content d'elle. La reine, au contraire, dit dans son intérieur qu'elle m'avait fort maltraité. Cette position est certainement des plus décourageantes.

« Quel est mon but dans ce moment ? Je veux servir, et ne le puis utilement que par la reine ; je sens qu'elle est la partie la plus forte du gouvernement ; c'est par elle seule que je voudrais agir sur le roi, car cette influence serait bien plus sire et bien plus complète. C'est donc sa confiance, et sa confiance abandonnée, que je dois rechercher avant toutes choses ; et mon premier objet, si je viens à monter un atelier d'influence, sera de la populariser. Ce succès sera d'autant plus facile qu'elle a renoncé, autant que je puis le croire, à tout contre-mouvement, et si la constitution s'améliore, je ne désespère pas de la réconcilier avec ce qu'on ne pourra pas changer.

« Après ces détails, les divers points de ma coalition avec vous seront faciles à établir.

« Je vous demande de m'aider :

« 1° A tracer un plan qui puisse faire finir l'Assemblée sans secousse ;

« 2° A changer l'opinion des départements, à veiller sur les élections et à repopulariser la reine ;

« 3° A me faire obtenir sa confiance.

« Ou plutôt je ne demande rien. Éclairez-moi, secondez-moi. Je n'ai jamais rêvé sur la constitution des empires ; ce n'est point-là mon métier : je le ferais mal ; il me faut des gens habiles, et je ne compte que sur vous. Je puis disposer de Thouret, de Chapelier, de l'évêque d'Autun. Quant à Barnave, je n'en suis pas sûr ; il ne vient jamais qu'avec Menou, et les confidences d'un certain genre sont impossibles en présence d'un tiers. J'ai un homme auprès de lui, mais je n'ai pu encore parvenir à faire proposer de l'argent. Je sais d'ailleurs qu'on me perfidise. On m'avait promis de me laisser le temps d'écrire à Rome sur le décret du clergé, et Alexandre Lameth en sollicite vivement la sanction. Au reste, quelque liaison que je parvienne à obtenir avec ces gens-là, elle sera toujours bornée, réservée ; avec vous seul elle sera entière. Les premiers intermédiaires dont je me suis servi n'y seront plus pour rien. Je vous laisse sur mon opinion la plus absolue liberté. Je sens mieux qu'un autre la nécessité de louvoyer pour arriver à un certain but. »

« Voilà à peu près tout ce que m'a dit de plus important M. de Montmorin... J'ai affecté de ne pas l'interrompre, pour le laisser se dérouler tout entier. Le reste de la conversation ne consiste que dans quelques épisodes. Il m'a parlé de deux plans qu'il avait présentés, l'un pour la maison militaire du roi, l'autre pour ses frères ; de la difficulté qu'éprouvait M. Delessert pour se procurer de l'argent ; d'un emprunt de cinq millions que M. Delessart fait tenter à Gènes sur la liste civile du roi ; enfin, des justes craintes que lui inspire le comité de révision, qui, sans rien raccommoder, pourrait cependant, par de faux palliatifs, rendre la besogne moins odieuse.

« Je n'ai répondu que peu de mots, mais j'étais trop persuadé que M. Montmorin était sincère, pour ne pas l'être moi-même. Je lui ai dit, en lui prenant les mains : « Ce n'est pas le ministre du roi, forcé quelquefois de jongler, que je viens d'entendre : c'est M. de Montmorin, c'est un homme d'honneur qui m'a parlé et qui ne veut pas me tromper. Je vous servirai, je vous seconderai de tout mon pouvoir. Il s'agit d'abord d'arrêter un plan, et je vous communiquerai sur cela quelques idées.

« Après avoir rêvé à fond sur cette conversation, j'avoue que je ne puis avoir aucune raison de douter que M. de Montmorin ne veuille servir la reine. Il me semble donc qu'on devrait lui montrer plus de confiance, s'il se met en mesure de l'obtenir ainsi que je le lui ai conseillé. De mon côté, je suivrai toutes les instructions que l'on me donnera. Je ne communiquerai rien par écrit à M. de Montmorin que la reine ne l'ait vu ; mais je lui demande le secret même pour le roi, de peur qu'une indiscrétion, en détruisant la confiance du ministre, ne mette obstacle à une coalition dont il est possible de tirer un grand parti. Jusqu'à présent, néanmoins, les projets de M. de Montmorin sont à peu près nuls, et ses auxiliaires peu de chose. La difficulté reste donc tout entière. Elle consiste principalement à trouver un plan utile, mais c'est précisément ce qu'il demande, et il peut fournir quelques moyens d'exécution. »

 

XXII.

Enfin Mirabeau donna ce plan, qui contenait, selon lui, le salut du roi, de la France et de la monarchie. Ce plan, soupçonné mais inconnu jusqu'aux récentes révélations de M. de Bacourt, dépositaire des papiers secrets de Mirabeau, a été exalté sur parole par les historiens comme un mystère de haute politique qui aurait abattu la Révolution sous les pieds de la reine. Nous allons le réduire aux proportions humaines, en l'analysant et en le montrant ce qu'il est, un repentir tardif, une perfidie de manœuvres et une inanité de moyens qui attestent une fois de plus l'insuffisance du génie d'un homme contre le génie d'un temps.

Après une magnifique autopsie de la France et une sinistre prophétie des catastrophes qui attendent le roi et la reine, l'homme d'Etat passe aux expédients de salut qu'il conseille à l'infortuné monarque pour sauver sa famille, son trône et sa monarchie.

Le premier de ces moyens, selon lui, c'est de tendre à l'Assemblée nationale des pièges où le roi l'aidera à tomber pour la perdre dans l'opinion publique par ses excès, et pour ramener ainsi la nation au monarque par le dégoût et par la terreur de sa propre impuissance. Laissons parler ici le plagiaire de Machiavel :

« J'ai déjà, dans le cours de cet écrit, indiqué plusieurs moyens d'attaquer l'Assemblée. Je les réduis principalement à ceux-ci : lui laisser rendre tous les décrets qui peuvent augmenter le nombre des mécontents ; la porter à multiplier les exceptions pour la capitale ; l'engager à détruire les municipalités des campagnes, à changer l'organisation de celles des villes, et à réprimer les administrations des départements ; lui faire adresser des pétitions' populaires sur des points que l'on sait n'être pas dans ses principes ; la pousser de plus en plus à usurper tous les pouvoirs ; appesantir ses discussions sur des objets inutiles ; lui faire proposer par la minorité les motions les plus populaires pour qu'elle les rejette ou les modifie ; prolonger sa session jusqu'à ce que les abus du nouvel ordre judiciaire et, la difficulté d'asseoir l'impôt soient parfaitement connus ; lui faire part chaque jour de l'embarras d'exécuter ses lois, et lui demander de les expliquer elle-même ; enfin, dans le même temps, ne négliger aucune occasion d'augmenter la popularité de, l& reine et du roi.

« La plupart de ces moyens n'ont pas besoin de développement : il n'est personne qui n'ait remarqué que la section impopulaire de l'Assemblée est celle précisément qui, quand il ne s'agit pas de son intérêt personnel, contribue le plus à faire modifier les projets de décrets qu'il aurait été beaucoup plus utile d'admettre en entier. Ce n'est pas qu'on adopte précisément les amendements de la minorité : on ne laisse pas cette gloire ; mais la discussion qu'elle, provoque éclaircit une question, dévoile les inconvénients d'un système, et la majorité de l'Assemblée revient plus, ou moins sur ses pas. Il est très important d'employer aujourd'hui une tactique entièrement opposée. Les seuls points sur lesquels il faille résister, ouvertement, soit à la tribune, soit par écrit, soit dans l'Assemblée, soit dans les provinces, ce sont lei questions qui tiennent aux principes du gouvernement monarchique et au rétablissement de l'autorité royales Il eut avoir soin que ces discussions soient toujours secondées par quelques membres de la majorité actuelle, pour que l'opinion publique puisse se diviser plus facilement. C'est surtout par des motifs très populaires, et en respectant religieusement la liberté, qu'il faut combattre à cet égard le parti démocratique. Une de ces questions est-elle perdue, il faut en reprendre la discussion devant le public ; il faut distribuer dans les provinces les discours prononcés par les membres du parti populaire qui auront combattu le décret, et ne rien oublier pour dévoiler au peuple toutes les arrière - pensées, tous les projets ambitieux dont la majorité de l'Assemblée n'a souvent été que l'instrument.

« Il ne serait pas moins utile de porter l'Assemblée à multiplier les exceptions pour la capitale. De pareils décrets, proposés par la majorité de l'Assemblée, pareraient un piège ; mais on peut les provoquer par des écrits. On peut se servir de quelques hommes qui aient de l'influence dans les sections ; et si, aussitôt qu'un pareil décret sera proposé, on le fait attaquer avec amertume et même avec violence par un des membres les plus impopulaires de l'Assemblée, si des ouvrages rédigés avec art font une affaire de parti d'une simple discussion, il est presque impossible que l'exception soit refusée. Il sera facile ensuite d'embarrasser l'Assemblée en provoquant une grande ville de province à demander la même exception ou la même faveur. On fera appuyer cette demande par tous les districts d'un département ; et, ou l'Assemblée sortira de ses principes, ou sa prévention multipliera les mécontents, ou l'influence de Paris deviendra toujours plus odieuse.

« Une mesure encore plus importante, c'est d'en-, gager l'Assemblée à détruire les municipalités dans les campagnes et à changer l'organisation de celles des villes. Ce changement causerait d'abord une grande agitation dans le royaume, et l'anarchie est, toujours la suite d'un grand mouvement. Si l'Assemblée attaque les municipalités des grandes villes, la résistance peut devenir très opiniâtre ; si elle les conserve, il sera facile de montrer aux habitants des campagnes que l'Assemblée nationale accorde trop de faveur aux villes. Il y a d'ailleurs de grandes provinces dont les moindres villages ont eu des municipalités depuis plusieurs siècles, des municipalités plus nombreuses que celles que l'on veut détruire, et par cela même il est impossible qu'un tel changement ne produise pas une explosion. Enfin, l'établissement des municipalités de canton est une mesure plus impolitique qu'on ne pense. Ces nouvelles municipalités ne dispenseront pas d'avoir dans chaque village des syndics ou des administrateurs, soit pour ses affaires personnelles, soit pour les cas urgents, soit pour correspondre avec le canton ; et puisque, dans plus de vingt mille municipalités actuelles, il n'y a pas plus de trois administrateurs, et que ce nombre d'officiers publics sera presque toujours indispensable, tout ce que l'on gagnera par le nouveau système, ce sera d'avoir huit mille municipalités de plus.

« Faire réprimer par l'Assemblée toutes les entreprises des administrations de départements est un autre moyen de ruiner ton influence. Elle y sera d'autant plus portée que déjà sa jalousie contre ces corps a plusieurs fois éclaté. Il ne s'agit pour cela que de Connaître tous les points importants sur lesquels les départements se sont écartés des décrets, et de les dénoncer à l'Assemblée. Il faut, d'un autre côté, faire naître des circonstances dans les provinces qui portent les départements à des mesures que leur intérêt personnel ou la nécessité justifieront, et qui seront capables d'alarmer le corps législatif. La correspondance dont je parlerai bientôt fournira bien des moyens de remplir ce but.

« On peut l'obtenir encore d'une autre manière, en faisant adresser à l'Assemblée, par les corps administratifs, un grand nombre de pétitions populaires sur des points que l'on sait n'être pas dans ses principes. Il serait facile, en effet, de persuader aux provinces que l'Assemblée étant sur le point de terminer sa session, il importe tout à la fois de lui demander tout ce qui reste à obtenir, et de lui proposer la révocation de plusieurs décrets qui sont très contraires aux intérêts du peuple. On aura soin de ne faire demander que ce que l'on fera bien assuré de faire refuser. Si la demande tient da peuple, on l'instruira qu'il doit forcer le corps administratif du département à le seconder. Si ce corps lui-même fait la pétition, il n'oubliera rien pour la faire appuyer par les autres départements, et le refus de l'Assemblée trouvera une plus grande résistance. On pourrait même, si l'on était parfaitement sûr de deux ou trois départements, en venir au point de les faire protester contre un décret qui aurait rejeté une demande très populaire ou refusé une rétractation indispensable. Mais les circonstances seules pourront déterminer le moment et l'occasion de prendre un tel parti, qui pourrait être d'un énorme danger si le succès en était seulement douteux.

« Pousser l'Assemblée à retenir tous les pouvoirs, ou même à les usurper sans déguisement, est une autre mesure que j'ai déjà indiquée. Cette conduite désorganiserait de plus en plus le royaume et multiplierait l'anarchie ; mais, par cela même, elle préparerait une crise, et les maux du royaume, en se prolongeant, en devenant plus aigus, ne laisseraient bientôt plus d'autre ressource que de recourir à l'autorité royale. Les excès démagogiques de l'Assemblée auraient d'autant moins de danger, qu'on rallierait dans le même temps les provinces aux principes du gouvernement monarchique, et que la popularité du roi aurait fait plus de progrès. Il n'y aurait pas de moyen plus sûr de diminuer tout à la fois le nombre des partisans de l'Assemblée et leur influence, puisqu'on fortifierait le nombre de ses ennemis, leur courage, leur résistance, et qu'il s'établirait bientôt dans l'opinion publique sinon une lutte égale, du moins une minorité assez forte pour que la cour, en prenant le parti décisif de l'appuyer, fût certaine de l'emporter. Il n'y a qu'un seul moyen de pousser l'Assemblée à des partis extrêmes : c'est de la faire attaquer par les ministres. Je dirai bientôt comment ces importants débats pourraient être dirigés.

« Contre un ennemi aussi dangereux, rien ne doit être négligé. C'est dans ce sens que j'ai proposé d'appesantir les discussions de l'Assemblée sur toutes les questions inutiles. Jamais elle n'a eu moins de crédit que dans ces moments de torpeur, de stagnation, où des questions particulières absorbaient tous ses travaux. La lenteur de ses discussions remplirait encore un autre but. Prolonger la durée de l'Assemblée, c'est multiplier toutes les chances qui sont contre elle ; et il est important qu'elle ne se retire pas sans avoir couru tous les dangers qui peuvent naître de l'exécution de son ouvrage.

« C'est un moyen du même genre que de faire proposer les questions les plus populaires par les députés que le parti patriotique a le plus en aversion. D'abord ce parti perdra le mérite de les proposer lui-même ; et, comme l'Assemblée est pardessus tout passionnée, sa haine contre l'auteur de la motion influera certainement sur le succès de la motion même. Elle rejettera souvent, elle modifiera du moins, par ce motif, une loi qui n'aurait éprouvé aucune contradiction si l'un des membres de la majorité l'avait proposée.

« J'ajoute, sur la nécessité de prolonger la session de l'Assemblée, qu'il est surtout important qu'elle tienne encore lorsque tous les inconvénients du nouvel ordre judiciaire et de l'assiette des nouveaux impôts seront parfaitement connus. Plus on aura de combats à lui livrer dans l'opinion publique, plus on rendra sa retraite ou impossible ou périlleuse ; plus le jeu de toute la machine aura montré d'incohérence, moins il lui restera de partisans, et il ne faut jamais perdre de vue que l'influence royale sur la seconde législature dépend presque entièrement de la perte du crédit de celle-ci. »

 

XXIII.

Mais ce pessimisme corrupteur du seul élément de lumière, de force et de salut qui restait à la France, ne suffit pas à la restauration du trône, selon Mirabeau. Il faut corrompre, séduire et dominer l'Assemblée future destinée à relever ce que la première a détruit. Ici le plan de Mirabeau ressemble plus à une intrigue de police qu'à une vue politique. On sent l'homme qui a été contaminé de bonne heure par l'espionnage, marchandé par la corruption, et qui ne croit plus à la conscience d'autrui, parce que le fer chaud a cicatrisé la sienne. Son gouvernement n'est qu'une conspiration dont les complices concourent à un but connu sans se connaître entre eux.

« Il faut distinguer, dit-il, deux choses dans l'exécution du plan que je propose : son mécanisme, si je puis parler ainsi, et ses effets. Trois choses doivent constituer ce mécanisme : le choix et le nombre des personnes qu'il faut employer, les travaux dont il faut les charger séparément, et les précautions nécessaires pour que chacun des coopérateurs ne sache pas qui sont les autres, ignore, s'il est possible, le motif pour lequel il sera employé, ou ne connaisse que la portion du plan qu'il sera impossible de lui cacher.

« Le nombre des personnes ne peut être déterminé que par les divers genres d'influence qu'il faut exercer principalement sur trois points que cette influence doit être portée, savoir : sur l'Assemblée nationale, sur Paris et sur les provinces.

« L'influence sur l'Assemblée nationale ne doit être tentée que par le moyen d'un très petit nombre de députés, si l'on ne veut pas être trahi par quelque lâcheté ou embarrassé par des agents inutiles. On pourrait se borner d'abord à MM. de Dormoy, l'abbé de Montesquiou et Gaulés pour le côté droit ; Clermont-Tonnerre, d'André, Duquesnoy, l'évêque d'Autun Talleyrand, Emmery, Chapelier, Thouret, Barnave et moi, C'est avec M. de Montmorin seulement que ses douze députés devraient correspondre ; mais il ne faut ni leur accorder une égale confiance, ni faire connaître à chacun d'eux ceux qui devront le seconder, ni leur faire part du projet que l'on veut exécuter. »

 On s'étonne de trouver Barnave au nombre des associés futurs de Mirabeau dans l'œuvre de reconstitution monarchique. Mais Mirabeau savait déjà à cette époque les rapprochements secrets de Barnave et de N. de Montmorin, l'ami du roi.

« Ainsi, par exemple, continue-t-il, l'abbé de Montesquiou, M. de Bonnay, M. de Cazalès, Clermont, Tonnerre, d'André, doivent ignorer le concours des autres. Il ne faut pas que Chapelier et Thouret sachent que Barnave et moi soyons leurs auxiliaires ; Barnave doit toujours être vu seul ; je ne veux pas non plus que ma coalition avec aucun autre soit ostensible. Cette tactique aura plusieurs avantages : on inspirera plus de confiance aux députés qui croiront être les seuls dans la confidence du ministre. Chaque député ou plusieurs députés se livreront davantage, lorsque leur concours ne sera connu que de ceux de leurs collègues dont ils n'ont aucune raison de se défier, D'un autre côté, la coalition totale sera moins facile à découvrir ; et si l'un des coopérateurs venait se compromettre, on ne perdrait pas pour cela les autres.

« Il faut cependant un point de réunion pour que des efforts isolés soient dirigés d'une manière systématique, et un intermédiaire commun entre plusieurs membres, pour que les communications n'emportent pas trop de temps. Il n'y a pas à choisir sur le point central ; car il est évident que M. de Montmorin est la seule personne avec qui des députés puissent et veuillent s'entendre. D'un autre côté, je ne connais pas de meilleur intermédiaire que Duquesnoy ; mais ce choix ne peut être fait sans consulter les députés ; et si Duquesnoy correspond avec plusieurs de ceux qui ne connaîtront pas respectivement leur coalition, il faut qu'il laisse ignorer à chacun d'eux tout ce qu'il aura été convenu de cacher : il suffira que ceux qui croiront être les seuls dans la confidence du ministre sachent en général qu'il a quelques moyens d'influence sur un plus grand nombre de députés.

« Tout ce que l'on vient d'observer ici ne regarde pour ainsi dire que l'exécution matérielle du plan. Il reste à déterminer : 1° si l'on doit communiquer le but que l'on veut atteindre à un ou à plusieurs de ceux qui doivent y concourir ; 2° qui sera chargé d'indiquer jour par jour la marche systématique qu'il faudra suivre dans l'Assemblée, les décrets qu'il faudra proposer, combattre ou modifier.

« Il n'y a point de difficulté sur la première question. Le plan total, le but secret de la coalition et l'ensemble de toutes les mesures ne doivent être connus d'aucun député, pas même de Clermont-Tonnerre. C'est- un secret qui doit être concentré entre M. de Montmorin et moi ; car à quoi servirait une entière confidence ? Bien loin de dévoiler le but, il faudra presque toujours tromper chaque député sur l'objet d'une démarche qu'on exigera, lui en cacher les conséquences, et le déterminer par des motifs entièrement différents de ceux que j'ai indiqués.

« Il le faudra d'autant plus que les douze députés, quoique faciles à rapprocher sur plusieurs points, auront cependant, sur beaucoup d'autres, des opinions si différentes, qu'il serait impossible de leur faire adopter le même but. Ils tiennent à trois sections opposées de l'Assemblée nationale ; et cette circonstance, qui les rend très propres à remplir la diversité des mesures tracées dans cet écrit, ne leur permettrait pas d'agir de concert pour un plan dont le résultat connu ne plairait peut-être à aucun d'eux, et encore moins à leur parti. Il suit de là qu'il ne doit y avoir de concert et d'ensemble que pour le moteur secret qui connaîtra seul tous les fils de cette influence. Chaque section des députés ne doit fournir qu'une action isolée. C'est au distributeur des rôles à la faire seconder sans qu'elle sache elle-même ni comment ni par qui ; lui seul, en effet, doit connaître parfaitement le but auquel il veut parvenir.

« On ne doit pas se dissimuler que cette marche, la seule praticable et sans danger, sera très difficile à régler dans tous ses détails. Sur cela, je propose les moyens suivants ;

« 1° Presque tous les genres d'influence qu'il faut : exercer sur l'Assemblée étant déjà indiqués, ces premiers jalons ne permettront presque pas de s'égarer dans ce qu'il conviendra d'exiger des députés ; 20 chaque membre de la coalition fera connaître à M. de Montmorin les démarches qu'il croit les plus propres à remplir tel ou tel objet ; et ces différentes données, comparées avec le but secret que l'on se propose, rendront le choix des moyens beaucoup plus faciles. Enfin, j'aurai presque tous les jours une conférence secrète avec M. de Montmorin ; et c'est là qu'après un compte rendu réciproque de lotit ce que nous aurons ou observé ou recueilli, nous déterminerons tout à la fois les rôles à distribuer pour l'Assemblée et les motifs viles ou faux qu'il faudra présenter à chaque député pour le décider. L’exécution du plan ainsi arrêté ne regardera plus que l'intermédiaire.

« Pour obtenir par un si petit nombre d'agents une grande influence dans l'Assemblée, il faudra que les députés que l'on aura chargés du succès d'une mesure fassent tous leurs efforts pour y entraîner tout leur parti, ou du moins tous leurs amis. On les secondera en achetant les voix de ceux qui n'ayant que leur suffrage à fournir, peuvent être séduits à bon marché ou par de simples promesses. On fera faire plusieurs discours sur chaque question„ pour les distribuer à ceux qui ont plus de zèle que de lumières, ou dont la paresse pourrait rendre inutile la bonne volonté. Ceci tient à l'atelier des ouvrages dont je parlerai bientôt.

« L'influence sur la ville de Paris exige des coopérateurs d'un autre genre. Cette partie n'est pas moins vaste que la première ; mais, comme ceux qui en seront chargés sont très habiles, on peut se reposer sur eux pour la plupart des détails. MM. Talon et Sémonville doivent être les chefs de cet immense travail. Ils seront obligés d'influer tout à la fois sur la garde nationale, sur les corps administratifs. et les tribunaux, sur le corps électoral et sur les sections, sur l'opinion publique et notamment sur le tribunes de l'Assemblée nationale, enfin sur tous les auteurs des ouvrages périodiques, Cinq ou six agents principaux leur sont donc indispensables, indépendamment d'un atelier de police plus nombreux, mais d'une fidélité à toute épreuve. Je me bornerai, sur ce point, aux réflexions suivantes :

« 1° Le choix des principaux intermédiaires et des agents de police ne doit être fait que par MM. Talon Sémonville, qui seuls doivent avoir des relations avec eux, afin que cette partie du plan soit parfaitement isolée de toutes les autres. »

Cette partie du plan était consentie avec M. Talon et M. de Sémonville, que Mirabeau couvre ailleurs de son mépris, mais auxquels il croyait devoir concéder la police.

« 2° Il ne faut ni bureaux ni secrétaires pour ce genre de relations, parce qu'il importe qu'un pareil établissement ne puisse jamais être ni découvert ni constaté par aucun vestige.

« 3° MM. Talon et Sémonville doivent donner un chef à l'atelier de police pour ne correspondre qu'avec lui, pour rester entièrement inconnus aux autres agents, et n'avoir ainsi qu'un seul intermédiaire. Les comptes rendus de celui-ci seront communiqués tous les jours à M. de Montmorin.

« 4° Pour tous les autres points sur lesquels il est nécessaire d'influer, tels que la garde nationale, les corps administratifs, les tribunaux, le corps électoral, les sections et les auteurs périodiques, il est indispensable d'avoir autant d'intermédiaires séparés qui ne correspondent qu'avec ceux qui les auront choisis, qui ne se connaissent point entre eux, dont chacun soit chargé d'une seule partie. On sent la nécessité d'une telle précaution. La chaine qui pourrait conduire aux auteurs du projet ou aux principaux se trouve, par ce moyen, rompue à chaque pas. En dernière analyse, le secret dans chaque partie est le secret d'un seul homme, et la perfidie même d'un agent ne présente qu'un médiocre danger.

« Je ne répète point ici dans quel sens l'influence sur Paris devra être dirigée ; je l'ai suffisamment indiqué dans cet ouvrage. Mais chaque jour les nouvelles des provinces et les événements particuliers pourront influer sur le choix des moyens, et même déterminer des changements utiles dans un plan soumis à trop de chances pour le regarder comme invariable, si ce n'est dans son résultat. Je me borne à observer que MM. Talon et Sémonville ne doivent pas tout connaître, qu'il suffira de leur montrer quelques points de vue généraux et un but très vague, qu'il faudra avoir l'air de les consulter sur ce qu'il y aura de mieux à faire, profiter de leurs idées si elles ne contredisent pas le plan qui doit leur rester inconnu, et les rectifier d'après ce plan si elles lui sont contraires. D'un autre côté, sur le compte qu'ils rendent chaque jour, M. de Montmorin leur proposera ce qu'il lui paraîtra le plus utile de tenter, et s'il veut me consulter seul sur les mesures qu'il leur prescrira, je le seconderai de tout mon pouvoir. Je n'ai point dit comment on peut s'attacher les députés dont j'ai parlé, ni par quels moyens' l'on peut être assuré de Talon et Sémonville, dans l'instant même où ils viennent de renoncer à une coalition qui avait un objet si différent. L'espoir de rétablir l'autorité royale suffira pour entraîner plusieurs des membres que j'ai nommés ; d'autres seront séduits par l'ambition ; ceux-là par un intérêt plus substantiel, quelques-uns par le seul espoir de conserver la constitution en la rendant plus supportable. Je crois qu'il faut à... de l'argent ; à Talon, la promesse d'une grande place ; et lorsque je parle des promesses du gouvernement, je dois ajouter que sa fidélité à les remplir sera désormais une des premières bases de sa puissance. »

Il organise plus loin une propagande royaliste par des voyageurs semant une opinion factice et officielle dans les départements à la place de l'opinion spontanée et incompressible de la nation.

« 1° On doit se borner, dit.il, à l'envoi de quarante voyageurs, c'est-à-dire à un seul pour deux départements, Un traitement sur le pied de mille livres par mois et de douze cents livres pour frais du départ leur suffirait.

« 2° Ces voyageurs doivent n'être connus que de M. de Montmorin et n'être choisis quo par lui ; il est encore à propos qu'Us soient inconnus les uns aux autres

« 3° Ils doivent avoir deux sortes de missions : l'une ostensible et particulière, relative à quelque prétexte qu'il sera facile de créer ou de faire naîtra, et il est essentiel que le voyageur croie lui - même qu'il n'est envoyé que pour cet objet ; Vautre générale et relative à l'état de l'opinion publique et au caractère des hommes en place dans toué les lieux que le voyageur aura à parcourir.

« 4° Pour donner cette seconde mission avec prudence, il faut que le voyageur ne reçoive d'abord que la première, et qu'il ne soupçonne même pas que son voyage puisse avoir un autre objet ; qu'ensuite, dans une seconde conférence, on se borne à lui dire d'une manière très vague qu'on serait bien aise de recevoir des nouvelles précises de tout ce qu'il observera relativement à l'état actuel du royaume ; enfin, qu'on lui donne comme par curiosité, au moment de son départ, une note de différentes questions à répondre et de faits à recueillir pour diriger cette correspondance. Cette note doit embrasser un si grand nombre d'objets, que le voyageur ne puisse jamais deviner quel est le but des renseignements qu'on lui demande. C'est en disant tout, qu'il rendra compte de ce que l'on désire savoir, et si, par ce moyen, une grande partie de la correspondance devient inutile, on sera du moins assuré de ne courir aucun danger.

« 5° La correspondance qu'il faudra suivre avec les voyageurs n'exige pas moins de précautions. L'atelier le plus simple que l'on puisse former à cet égard, c'est de n'avoir qu'un seul chef de travail et qu'un seul copiste. Toutes les lettres adressées ou à M. de Montmorin ou à l'intendant général des postes pour lui seraient remises à ce chef. Il n'en rendrait compte qu'au ministre et à moi, dans une conférence qui aurait lieu trois fois par semaine. On déterminerait là les réponses ; on ferait en sorte que la même lettre pût être envoyée à plusieurs voyageurs, et un seul copiste suffirait à ce travail, en ayant soin de multiplier les copies par le moyen d'une machine à copier anglaise, ce qui aurait encore l'avantage de rendre l'écriture moins facile à reconnaître.

« Je n'ai pas besoin de faire observer que le chef de toute la correspondance, qu'il est impossible de diviser, tenant le fil de la plus importante partie du plan, doit être un homme tout à la fois très sûr et très habile. Je suis assez heureux pour avoir un sujet excellent à cet égard, et, comme on dit, fait exprès. On sent bien qu'il serait impossible que je hasardasse mon existence à un tel jeu, si le chef n'était pas indubitablement à moi ; et l'on sent encore qu'il sera nécessaire de faire un sacrifice assez considérable pour s'assurer irrévocablement, et à l'abri de toute tentation, même de celle d'une ambition plus élevée, jusqu'à ce que du moins la-machine soit montée et ses principaux effets produits, un agent aussi nécessaire.

« Cet homme sera seul instruit de cette partie du plan, qu'il faudra cacher avec le plus grand soin à tous les autres coopérateurs, et je n'en excepte aucun. Quant au copiste, il ne saura rien, par la précaution que l'on prendra de répondre constamment aux voyageurs dans le sens des notes qu'ils auront reçues, c'est-à-dire de répondre aux détails inutiles comme aux détails importants, et de provoquer leurs recherches sur les faits les plus contradictoires.

« Jusqu'ici, l'envoi des voyageurs ne présente certainement aucun danger ; mais je dois prévoir deux circonstances où il serait nécessaire de sortir des mesures que je viens d'indiquer. La correspondance des voyageurs peut montrer la nécessité de publier les ouvrages dans les provinces. Les voyageurs peuvent encore désigner une foule d'administrateurs ou d'hommes influents qu'il sera à propos de s'attacher. Se servira-t-on des voyageurs pour former ce nouveau genre de coalition ? Sera-t-il môme à propos de leur adresser les ouvrages qu'il sera nécessaire de répandre ? Je n'hésite pas à conseiller un parti différent.

« D'abord, lorsqu'on aura reconnu la nécessité de publier un ouvrage, il sera facile de le répandre dans les provinces, tantôt par des envois gratuits, tantôt par des dépôts chez tous les libraires, sans que les voyageurs en soient instruits, et l'effet de l'ouvrage sera le même. D'un autre côté, quand on reconnaîtra toutes les personnes qu'il est à propos de gagner dans les provinces et les moyens d'y parvenir, j'aimerais mieux que quatre ou cinq personnes seulement fussent chargées de l'exécution ; le secret, par ce moyen, serait plus facile à garder ; on ne lierait pas cette seconde mesure à la première, et quatre ou cinq personnes, en parcourant rapidement le royaume, pourraient facilement traiter avec les chefs principaux que les voyageurs auraient déjà désignés.

« C'est par ces chefs que l'on agirait sur les corps administratifs et sur les assemblées électorales. Ils recevraient un traitement convenu et des secours suffisants ; mais il serait dangereux de correspondre avec eux. Il faut se borner à les faire surveiller par les voyageurs de la première classe, sans que ceux—ci aient aucune relation directe avec eux, pour qu'ils ne puissent pas s'en défier ; et, s'il devient nécessaire de donner aux chefs influents de nouvelles instructions, les quatre ou cinq personnes dont j'ai parlé pourront remplir cet objet, si on les place sur différents points qui leur permettent de se transporter partout où leur présence sera nécessaire.

« Il faut prendre pour ces voyageurs de la seconde classe les mêmes précautions que pour les premiers ; il faut seulement les choisir avec encore plus de soin. Ils ne doivent être connus que de M. de Montmorin et ne correspondre qu'avec lui, mais en adressant leurs lettres sous un nom inventé, et poste restante.

« Il ne faut pas non plus que ces voyageurs se connaissent entre eux ni qu'ils correspondent avec les particuliers des provinces avec lesquels ils auront verbalement traité. On déterminera les départements dans lesquels ils doivent se renfermer ; ils recevront des instructions dont ils remettront des copies aux différentes personnes qui concourront au rétablissement de l'ordre public, et qu'ils feront transcrire par ces mêmes personnes, pour ne laisser dans leurs mains aucune écriture étrangère. Les lettres qu'ils écriront à M. de Montmorin sous un autre nom seront rapportées par le chef de correspondance dont j'ai déjà parlé, et répandues de la même manière que les lettres des autres voyageurs. Leur traitement devra être d'au moins trois mille livres par mois,

« Il ne reste plus qu'à déterminer l'atelier des ouvrages soit pour Paris, soit pour les provinces, soit pour l'Assemblée nationale ; et il est facile de prendre des précautions pour que cette partie soit aussi secrète que toute autre.

« 1° Un seul chef suffit pour l'exécuter, et Clermont-Tonnerre doit être préféré à tout autre. Lui seul traitera donc avec M. de Montmorin. Il faut imposer à Clermont-Tonnerre le plus grand secret sur cette relation, lui cacher toutes les autres parties du plan, et la chitine de la découverte sera par cela seul interrompue.

« 2° M. de Clermont-Tonnerre, en se procurant un très grand nombre d'auteurs, ne traitera avec chacun d'eux que séparément, et même avec chacun d'eux que pour chaque ouvrage, de peur que la réunion d'une foule d'objets ne fit découvrir le plan dont ils font partie.

« 3° Il sera consulté sur les ouvrages qu'il croira convenable de proposer ; mais il faut qu'il s'oblige, sans examen, de faire remplir tous les programmes qu'on lui indiquera. Ces programmes seront déterminés dans les conférences que j'aurai à cet égard avec M. de Montmorin. Presque toujours les rapports qui nous viendront de Paris et des provinces nous en donneront l'idée.

« 4° M. de Clermont-Tonnerre aura besoin de deux copistes parfaitement sûrs, pour transcrire les manuscrits sur la minute des auteurs. Il serait peut-être aussi convenable qu'il s'assurât d'une imprimerie très secrète.

« 5° Tous les ouvrages imprimés seront remis à M. de Montmorin, et là doit finir la relation de M. de Clermont-Tonnerre avec lui.

« 6° Si les ouvrages sont pour Paris, ils seront remis à MM. Talon et Sémonville, qui ne sauront ni pour qui ni comment ils ont été faits. S'ils sont destinés pour les provinces, ils seront envoyés à des adresses particulières ou à des libraires, à très bas prix.

« 7° Il faut que le nombre des auteurs dont M. de Clermont-Tonnerre pourra disposer soit très considérable ; car on aura besoin tout à la fois de discours pour l'Assemblée, de Mémoires pour les ministres, d'une multitude de feuilles pour Paris, d'un grand nombre de dissertations pour les provinces, et de plusieurs ouvrages étendus, capables de donner une grande impulsion à l'opinion publique. Il n'y a aucun sacrifice auquel il ne taille se résoudre pour s'attacher les hommes du premier Ment.

« En voilà assez, conclut-il, pour tracer un plan qui, soumis aux observations de chaque jour, sera nécessairement perfectionné par les efforts mêmes que l'on fera pour l'exécuter. Je le termine par une réflexion rassurante et cruelle. On peut tout espérer si ce plan est suivi, et, s'il ne l'est pas, si cette dernière planche de salut nous échappe, il n'est aucun malheur, depuis les assassinats individuels jusqu'au pillage, depuis la chute du trône jusqu'à la dissolution de l'empire, auquel on ne doive s'attendre. Hors ce plan, quelle ressource peut-il rester ? La férocité du peuple n'augmente-t-elle pas par degrés ? N'attise-t-on pas de plus en plus toutes les haines contre la famille royale ? Ne parle-t-on pas ouvertement d'un massacre général des nobles et du clergé ? N'est-on pas proscrit pour la seule différence d'opinion ? Ne fait-on pas espérer au peuple le partage des terres ? Toutes les grandes villes du royaume ne sont-elles pas dans une épouvantable confusion ? Les gardes nationales ne président-elles pas à toutes les vengeances popu. 'aires ? Tous les administrateurs ne tremblent-ils pas pour leur propre sûreté, sans avoir aucun moyen de pourvoir à celle des autres ? Enfin, dans l'Assemblée nationale, le vertige et le fanatisme peuvent-ils être poussée à un plus haut degré ?

« Malheureuse nation ! voilà où quelques hommes, qui ont mis l'intrigue à la place du talent et les mouvements à la place des conceptions, t'ont conduite ! Roi bon, mais faible I reine infortunée ! voilà Palatine affreux où le flottement entre une confiance trop aveugle et une méfiance trop exagérée vous a conduits ! Un effort mite encore aux uns et aux autres, mais c'est le dernier. Soit qu'on y renonce, soit qu'on échoue, un voile funèbre va couvrir cet empire. Quelle sera la suite de sa destinée ? Où sera porté ce vaisseau frappé de la foudre et battu par l'orage ? Je l'ignore ; mais si j'échappe moi-même au naufrage public je dirai toujours avec fierté dans ma retraite : « Je m'exposai à me perdre pour les » sauver tous ; ils ne le voulurent pas ! »

 

XXIV.

Les moyens de détail et le mécanisme de ces ateliers de corruption viennent en appendice à ce plan, où l'on ne sait qu'admirer le plus de la perversité du but ou de la puérilité des moyens. Mirabeau croyait qu'une nation s'achetait comme un homme et qu'on pouvait prendre le rétablissement d'une monarchie à forfait. Ses associés dans cette œuvre étaient dignes de lui. Voici comment il les juge lui-même dans ses lettres confidentielles à M. de Montmorin, à M. de Fontanges et à la reine elle-même, qui s'étonnaient de sa confiance dans des hommes précédemment décriés par lui-même :

« Je me rappelle parfaitement bien, écrit-il à la reine, la note que j'adressai, il y a quelques mois, sur T..., et dont Sa Majesté fut très frappée. Plus elle y a donné d'importance, plus je dois, dans une occasion très majeure et très décisive, m'empresser non pas de rétracter une erreur, car je pense au fond toujours de même, mais de distinguer les temps et les circonstances.

« Alors il restait encore mille voies de salut ; aujourd'hui, nous n'avons plus qu'une ressource. Elle est périlleuse pour tous les agents. L'exécution de notre plan tient, dans une de ses plus importantes parties, à l'institution et à la direction d'une police à laquelle très peu d'hommes sont propres, et dont personne ne peut être chargé que du consentement de T... ; car il en sait trop sur les ressorts secrets qui existent, pour ne pas déjouer quiconque essaierait de les manier sans lui. Il faut donc mettre cet homme à la police ; c'est la seule place qui lui convienne et la seule à laquelle il convienne.

« Alors nous n'avions aucun gage de sa fidélité ; aujourd'hui nous en possédons de plus d'une espèce, outre la quantité de mes confidents qu'il ne peut pas dérouter avant d'en avoir fait des complices, ce qui lui est entièrement impossible. »

Le comte de la Marck, sous la dictée de Mirabeau, écrit de son côté à la reine :

« J'ai vu Talon, et chaque fois il est entré dans des détails qui ne me permettent pas de douter qu'il voulait me témoigner une confiance illimitée. Il m'a montré l'original d'un écrit important dont je ne parlerai point ici d'une manière plus étendue, parce que je suppose que la reine en a eu connaissance par M. de Mercy, avec qui j'ai lieu de croire que M. Talon communiquait par l'entremise de M. de Bougainville. Il est évident pour moi que la partie de cet écrit qui pourrait compromettre Votre Majesté n'est que le résultat d'une perfide machination ; mais il n'est pas moins certain que cette pièce, qui a une sorte d'authenticité, mérite une grande attention dans les circonstances actuelles. Je prendrai un jour la liberté d'en causer avec la reine et de lui proposer quelques moyens très simples et très faciles d'effacer promptement toute trace incommode de cet écrit. M. Talon tire une certaine force de la possession de cet écrit et ne manque pas d'estimer très haut le service qu'il a rendu en le conservant secret.

« On ne peut nier que ce ne soit un homme à ménager, et j'engagerais à le gagner, même quand il n'y aurait que le silence à obtenir de cet homme. Mais on en peut faire autre chose : on trouvera en lui des moyens d'influer sur Paris qu'on ne rencontrerait pas dans un autre. Sous ce rapport, je crois presque impossible de se passer de lui. Il est d'ailleurs complétement brouillé avec M. de Lafayette, et ne craint pas de dévoiler tout ce que leurs relations ont eu de plus intime. En annonçant plus ouvertement, comme il le fait, le désir de servir la reine, il est bien clair qu'il est dirigé par son intérêt, et qu'il croit rencontrer de meilleures chances en se dévouant à la reine qu'en servant M. de Lafayette, dont il a reconnu la nullité et l'impuissance. Comme la reine n'a pas trop le choix des moyens ni des agents, j'ai cru qu'il était convenable d'encourager M. Talon.

« Je lui ai conseillé, pour s'assurer la confiance de Votre Majesté, de recommencer par travailler à donner dans Paris une impulsion qui fût favorable à l'autorité du roi, et de faire que les sections se plaignissent elles-mêmes de sa captivité. Il a promis de s'y employer activement, mais il a insisté pour que M. de Sémonville fût employé avec lui. Celui-ci est un autre intrigant habile, entreprenant, dissimulé, âpre à l'argent, toujours calme dans les affaires, fidèle par intérêt, et traître, s'il le faut, quand il y entrevoit un avantage pour lui ; connu par tous les partis, sans jamais se compromettre avec aucun. Tel est et tel sera toujours M. de Sémonville.

« J'ai d'abord refusé, sous différents prétextes, de me confier à lui, parce que je voulais auparavant prendre les ordres de la reine à cet égard. Je dois dire à Votre Majesté que si M. de Sémonville n'est pas employé, M. Talon se trouve à peu près annulé ; car ces deux hommes n'en font pour ainsi dire qu'un seul : l'un est l'âme et l'autre le corps. II ne faut pas perdre de vue qu'ici c'est l'intrigue que nous avons à combattre, et que presque toujours elle échappe à tout autre moyen qu'à l'intrigue. Or, dans cette espèce de guerre, ces deux hommes ont très peu de rivaux : il faut donc ou les laisser aux autres ou les prendre pour soi ; et comme il n'est pas nécessaire d'estimer tous ceux qu'on emploie, je conseillerais ce dernier parti.

J'ai donné connaissance à M. de Montmorin d'une partie de mes conversations avec M. Talon ; il m'a fourni des preuves certaines que M. de S... était effectivement brouillé avec M. de Lafayette, et d'une manière à peu près irréconciliable. J'ai pensé qu'il était utile de communiquer à M. de Montmorin le projet de mettre un terme à la captivité du roi, dont va s'occuper M. Talon. Il l'a entièrement approuvé, en reconnaissant avec moi que la plus grande difficulté du moment tient à la situation du roi, et qu'il faut avant tout obtenir la liberté de Sa Majesté. Il m'a donc promis de seconder M. Talon de tout son pouvoir, mais il ne m'a pas caché qu'il craignait que la reine, une fois libre, ne s'engageât dans des entreprises dangereuses. Je crois l'avoir rassuré sur ce point, mais il me parait néanmoins nécessaire que Votre Majesté lui répète encore que sa confiance en lui restera toujours la manie, et que, soit à Paris, soit au dehors, elle se concertera toujours avec lui.

« La reine jugera peut-être, par ce que je viens de lui rapporter, que la coalition systématique entre M. de Montmorin et M. de Mirabeau prend uses de consistance, et qu'on peut concevoir quelque espoir de cette tentative, qui, je le crains bien, est la seule et la dernière qui reste. Il faut donc fortifier les deux principaux appuis de cette coalition. M. de Montmorin a besoin d'Aire sans cesse remonté et encouragé : c'est dans de fréquentes conversations avec Votre Majesté et dans la confiance qu'elle lui témoignera qu'il peut seulement puiser la force qui lui manque.

« Au reste, on peut presque trouver une garantie de la fidélité de M. de Montmorin dans la faiblesse même de son caractère, qui le porte toujours à se soumettre à la direction de quelqu'un. C'est ainsi qu'il A été tour à tour soumis à M. de Calonne, à l'archevêque de Sens, à M. Necker. Je ne doute pas qu'il ne le soit de même à la reine.

« J'ai peu à dire de M. de Mirabeau : il parait s'attacher au grand plan qu'il a combiné ; il s'en occupe activement. Son opiniâtreté dans les entreprises hasardeuses doit faire croire qu'il poursuivra celle-ci. Je continue à surveiller sa conduite et à exciter son zèle par tout ce qui peut l'enflammer. Mais si cette dernière ressource nous manque, que nous restera-t-il ? Je n'ose pas même y songer. »

Le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur de l'empereur à Paris auprès du roi, recevait également à Bruxelles communication de ce plan des mains du comte de la Marck. « Vous verrez, disait le comte de la Marck à l'ambassadeur, que Mirabeau se livre entièrement, s'engage même au-delà de nos espérances, et se met hardiment en avant. Ce n'est pas que pour lui l'exécution ne, soit souvent fort différente du projet ; mais il faut lui savoir gré des simples promesses quand elles sont sans réserve.

« Le plan est aujourd'hui parfaitement arrêté, et on est sur le point de l'exécuter. On rencontre cependant déjà des difficultés que l'on n'avait pas prévues : on comptait sur le concours de tous les ministres, et de ce côté il faut s'attendre, au contraire, à des obstacles. Le garde des sceaux, M. Duport du Tertre, est un esclave des Lameth, et de plus un dangereux ennemi de la reine. Vous pourrez en juger par le fait suivant. Il y a quelques jours, M. de Montmorin lui parlait de la conduite de certains factieux qui ne cessent d'irriter l'opinion publique contre cette malheureuse princesse, et qui semblent avoir pour but de provoquer son assassinat. M. Duport du Tertre répondit froidement qu'il ne se prêterait pas à cela, mais qu'il n'en serait pas de même s'il ne s'agissait que de lui faire son procès. « Quoi ! lui dit M. de Montmorin, vous, ministre du roi, vous y consentiriez ? — Mais, répondit-il, comment s'y opposer ? » Il est positivement l'agent et l'organe des Lameth, qui ne le quittent pas, et, de tous les maux qu'a causés M. de Lafayette, le choix forcé d'un pareil ministre est celui qu'on peut le moins lui pardonner.

« Le ministre de la guerre, M. du Portail, ne trahit pas moins les intérêts du roi ; il n'est point son ministre, mais bien celui du comité militaire de l'Assemblée, dont il se regarde comme le simple commis. « On verra le comité. Que désire le comité ? Qu'entend faire sur cela le comité ? » Ce sont là les seules réponses de cet homme, les seules instructions qu'il donne à ses bureaux. Aussi le pouvoir exécutif est-il concentré à peu près exclusivement dans l'Assemblée nationale.

« Le ministre des finances, M. de Lessart, a plus d'esprit que les deux premiers, et M. de Montmorin en est moins mécontent, mais il a très peu de caractère ; il est faible et tremblant ; il sera donc à peu près inutile dans un moment où les meilleures intentions, sans le courage qui peut les réaliser, ne servent à rien.

« Le ministre de l'intérieur, M. de Saint-Priest, n'est point encore remplacé. Reste donc M. de Montmorin, et vous connaissez parfaitement celui-ci. Je n'ai aucun doute sur sa fidélité et sur son zèle ; je puis même dire que parfois je lui ai trouvé plus de fermeté que je ne lui en supposais, et une certaine dose de courage qui me semblait hors de sa mesure. Cependant la manière dont il a admis sans réserve le plan de M. de Mirabeau ne me rassure qu'imparfaitement ; je crains qu'il ne manque de cet esprit de décision et de cet ascendant irrésistible qui caractérisent les hommes d'État, et que„ dans des circonstances graves, rien ne peut remplacer. Qui, d'ailleurs, ajoute-t-il, pouvait-on charger de la direction de la police de Paris, si ce n'est ces deux hommes qui déjà, sous le patronage de M. de Lafayette, entretenaient une police très active, et qui ne laissaient pas d'autre alternative que de les avoir pour auxiliaire ! ou pour ennemis ? M. Talon exigeant le concours de M. de 8émonville, on a dû les prendre bus deux ensemble.

« M. T... promet beaucoup. Dans ses promesses il va plus loin que la partie du plan qui le concerne. Il ne demande que peu de temps pour répondre de la sûreté du roi et de la reine, pour calmer Paris, attiédir les Jacobins, désinfluencer leur club, ramener les sections de Paris à de meilleurs principes, et faire demander par elles plus de liberté pour le roi.

« De toutes ces promesses, la liberté du roi est celle à laquelle j'attache le plus de prix. Le peuple, abusé, se défie aujourd'hui de la cour, parce qu'il lui suppose des projets hostiles ; aussi surveille-t-il avec une grande défiance les démarches du roi et de la reine, et la grande force de M. de Lafayette tient à ce qu'il est le gardien de ces importants otages. Si le roi retrouvait la liberté de ses mouvements, l'état des choses changerait immédiatement ; si on le voyait s'éloigner de la capitale et y revenir sans que cette liberté, nouvelle pour lui, changeât les principes du gouvernement, le peuple reconnaîtrait qu'il a été trompé sur les intentions du roi, et le calme se rétablirait bientôt. Eh bien monsieur le comte, j'ai lieu de croire que M. Talon tiendra sa promesse sur ce point.

« Une autre raison assez puissante devait décider à ménager M. Talon. Il est dépositaire de ce papier de Favras que l'échafaud même n'a pu arracher à la faiblesse de celui-ci. J'ai vu ce papier en original ; ce n'est presque rien, et cependant on doit tenir compte du service qu'a rendu celui qui l'a gardé secret. Dans un temps de révolution, où l'animosité cherche bien moins des preuves que des prétextes, je ne sais pas si les simples trigauderies d'un tiers ne suffiraient pas pour compromettre la vertu la plus pure. Il fallait donc gagner M. Talon pour obtenir l'anéantissement de cette pièce.

« Les journaux vous auront informé des évènements publics ; j'ai peu à vous apprendre sur ce point. Je vous dirai seulement que le crédit de M. de Lafayette détroit tous les jours ; il est dans une position vraiment singulière, et ne conserve une espèce de force que, pour ainsi dire, de la pitié populaire. »