HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE QUINZIÈME.

 

 

I.

Nous l'avons vu au commencement de ce récit, l’œuvre de la Révolution française était double. Cette Révolution n'était pas seulement une conquête du gouvernement par le peuple, elle était surtout une philosophie en action. Sa première pensée, qui n'allait point alors jusqu'à la république, était en politique de promulguer l'égalité civile de toutes les classes composant la famille française autour d'un trône constitutionnel assis sur le principe vrai de la souveraineté représentative du peuple. La seconde pensée était de promulguer la liberté complète de l'esprit humain en matière de foi, en dépossédant l'Église exclusive et privilégiée de son monopole temporel sur les consciences, en affranchissant l'âme du citoyen, et en s'en rapportant à la raison et à la liberté des individus ou des associations du soin de choisir, de desservir ou d'exercer la plus haute, la plus sainte et la plus inviolable des attributions humaines, la croyance, la morale et le culte. La philosophie révolutionnaire voulait ainsi, en plaçant Dieu hors la loi, ou plutôt à une incommensurable hauteur au-dessus de la loi, faire deux choses nécessaires à toute révolution qui touche indirectement aux consciences : premièrement, respecter. dans ces consciences le plus individuel, le plus vulnérable et le plus moral des droits religieux, droit divin que la faveur de l'État profane ou que la persécution opprime ; secondement, introduire par la liberté de symbole et par la concurrence de culte la lumière philosophique à plus grands flots dans l'âme des peuples, rejeter par la parole et par l'émulation des cultes libres l'élément humain et l'alliage politique et profane que la suite des siècles avait fait, selon les philosophes, contracter aux vérités les plus pures, enfin faire marcher ainsi la raison humaine ou vers une religion entièrement rationnelle sans autre autorité que la conviction individuelle, ou vers un christianisme d'association libre affranchi de toute Eglise d'Etat.

 

II.

La Révolution, au mois de juin 1790, avait accompli et même dépassé son premier but, son but politique, car tout pouvoir et toute aristocratie étaient en ruines autour d'elle, et elle se précipitait jusque dans l'anarchie. Mais l'Assemblée était loin d'avoir atteint de même son second but, son but philosophique. La question religieuse, qu'elle avait écartée sans cesse et qu'elle aurait voulu écarter toujours par dei réticences ou par des ajournements, revenait sans cesse. L'Assemblée ne pouvait plus reculer devant une solution. L'Eglise, si fatalement liée avec l'Etat, s'écroulait avec le trône : il fallait ou la relever seule ou l'abattre tout à fait. L'Assemblée constituante, qui ne voulait pas la relever, n'avait pas la résolution de l'abattre. Cette Eglise, aux yeux du peuple, représentait encore ce qu'il y a de plus immortel dans le cœur de l'homme : la religion. Le peuple accusait les prêtres, mais respectait l'autel. Il voulait bien que la Révolution portât une main réformatrice sur les abus de l'Eglise ; qu'elle sécularisât ces cent quarante mille moines ou abbés, superfétation onéreuse du sacerdoce ; qu'elle réduisît le nombre de ses ministres, disproportionné au service des autels comme à la réalité de leur vocation ; qu'elle dépouillât les cardinaux, les évêques, les prélats, les abbés, bénéficiaires de richesses souvent stériles dont jouissaient des célibataires sans héritiers ; qu'elle s'affranchit de la souveraineté de Rome, temporellement du moins, souveraineté qui s'immisçait dans les affaires de l'Etat sous prétexte de surveiller les affaires de l'Eglise ; il voulait bien même que l'Assemblée portât la main sur la discipline administrative de ce nombreux et puissant sacerdoce qui couvrait l'empire, mais il ne voulait pas qu'une proclamation nationale de schisme scandalisât les consciences, agitât les temples, émut les populations, et donnât prétexte aux ennemis de la liberté de convaincre la Révolution d'impiété et de sacrilège. Les politiques et les philosophes les plus hardis ou les plus irréligieux de l'Assemblée tremblaient de remuer au fond de l'âme du peuple des villes et surtout des campagnes ces redoutables questions qui touchent à Dieu et qui donnent une force presque divine aux passions et aux résistances qu'elles font éclater dans les âmes ; ils redoutaient de donner pour auxiliaires au despotisme et à l'aristocratie, qu'ils avaient à combattre, tout un clergé dépossédé de son peuple et tout un peuple dépossédé de son clergé. Jusque—là la Révolution plébéienne et rurale de nature et de principes avait été unanime contre les vieilles institutions : la question religieuse pouvait la diviser ; la diviser, c'était la perdre. L'hésitation de l'Assemblée s'expliquait par la gravité du péril.

 

III.

Cependant, il fallait achever la constitution ou se déclarer vaincu par l'Église après avoir triomphé du trône. Les rapports entre l'Église et l'État étaient si intimes, si organiques et si multipliés, qu'une constitution qui ne les aurait pas réglés aurait été convaincue d'inanité ou d'impuissance. On avait bien pu décréter impunément que les biens territoriaux du clergé, domaine national comme le sol lui-même, seraient échangés contre un salaire obligatoire payé par l'État aux ministres du culte catholique considérés comme officiers publics de morale ; on avait bien proclamé métaphysiquement la tolérance et l'égalité des cultes devant la loi, mais on n'avait pas osé aller plus loin. Dans la discussion de février 1790, Maury, Cazalès, d'Espréménil, Virieu, les évêques, les orateurs de la droite, avaient porté ironiquement à Mirabeau et au parti révolutionnaire le défi de déclarer dans la constitution si la religion catholique était ou n'était pas la religion officielle et dominante de la nation française. Mirabeau lui-même avait éludé la réponse ; Robespierre s'était abstenu ; un seul homme, Charles Lameth, avait eu le courage de professer tout haut l'égalité des consciences, l'abstention de l'État et l'incompétence de la loi politique en matière de culte. Bien que tous les révolutionnaires de l'Assemblée applaudissent en secret à ces vérités, presque tous avaient accusé son excès d'audace. Une sorte de respect humain général semblait retenir l'Assemblée à son dernier pas sur le seuil de la liberté de conscience. Les philosophes eux-mêmes avaient, dans leurs paroles à la tribune, l'hypocrisie convenue de l'orthodoxie. Nul ne voulait donner à son ennemi politique le droit de l'accuser d'impiété devant la nation ; tous craignaient on ne sait quel grand anathème du peuple révolutionnaire contre la première main qui toucherait à ces choses sainteté, Le comité chargé de présenter un plan de constitution civile du clergé réfléchissait depuis neuf mois sans oser écrire sa pensée, mais l'époque fixée pour la fédération approchait et lui commandait de présenter enfin au serment national son œuvre complète.

 

IV.

Le projet de constitution civile du clergé, surveillé dans sa rédaction par Camus, député d'une foi rigoriste, ne touchait qu'avec respect à l'institution catholique ; il se bornait à la régler en France dans sa partie administrative et dans ses rapports avec l'État. Ce n'était point un schisme, c'était la base d'un concordat à conclure avec l'autorité religieuse de Rome pour conformer l'administration du catholicisme à la' nouvelle constitution de la nation ; seulement, ces bases d'un concordat futur, n'ayant été ni discutées ni acceptées préalablement à Rome, et promulguées par l'autorité civile seule, attentaient ainsi à l'autorité du souverain pontife, chef de la catholicité, et pouvaient donner lieu à des réclamations bien ou mal fondées à Rome et à dei résistances dans le royaume.

L'Assemblée, scrupuleuse sur le fond, téméraire sur la forme, osait ainsi trop ou trop peu. Elle aurait dû, ou charger le roi de négocier préalablement avec l'autorité catholique pour s'entendre avec le pape avent de promulguer sa constitution ecclésiastique, ou dé-durer franchement que le pape était incompétent pour intervenir dans les affaires purement administratives ; salarier le clergé existant comme elle avait promis de le faire ; mettre l'Église en dehors de sa constitution civile, et abandonner au pape et aux associations catholiques du royaume le soin de s'administrer selon leur gouvernement volontaire, selon leur rite et selon leur foi. En s'immisçant elle-même dans l'administration catholique, dans la forme d'élection ou de nomination des ministres de la religion, dans la discipline du sacerdoce, elle dépassait ses droits politiques ; elle allait réveiller le schisme, l'anathème, les foudres de Rome, les controverses, les scrupules, les alarmes, et bientôt les révoltes dans les populations. Rompre nettement les clauses du traité spirituel et temporel avec Rome était dans son droit ; les modifier à elle seule arbitrairement, les imposer d'un côté à Rome, de l'autre aux fidèles, était un abus de pouvoir. Elle s'immisçait ainsi dans le gouvernement des choses de foi avec la même inconséquence qui avait induit le gouvernement de l'Église à s'immiscer dans les choses d'Etat. Elle transposait la tyrannie à son profit ; elle ne la détruisait pas.

 

V.

Sans doute l'Assemblée constituante n'allait pas plus loin que Louis XIV et Bossuet dans la révolte de l'État contre les maximes et les suprématies du gouvernement pontifical ; car Louis XIV et Bossuet, non contents de retirer au pape le subside ecclésiastique des annates, du même droit que l'Assemblée constituante avait retiré la propriété territoriale au clergé, avaient attenté même à la suprématie en matière de dogme par leur quatrième proposition imposée au clergé français. Cette quatrième proposition, faisant de l'Église gallicane une véritable république au lieu d'un membre de la monarchie catholique, retirait au gouvernement du pape le droit de statuer sur les articles de foi, réservait un éternel appel contre ses décrets et permettait la désobéissance provisoire jusqu'à la décision d'un concile nominal absent, jamais convoqué, tribunal sans juges et sans voix, qui livrait chaque Église nationale à son propre esprit et l'Église générale à l'anarchie.

L'Assemblée constituante n'intervenait que dans l'administration de l'Église, mais cette administration touchait à la discipline, et la discipline se confondait indirectement avec l'orthodoxie. D'ailleurs Louis XIV et Bossuet étaient catholiques et intimidaient Rome au nom d'un royaume calme, puissant, consolidé, qui imposait ses volontés à l'Europe. L'Assemblée constituante, au contraire, n'avait pas la foi et parlait au nom d'un royaume à demi déchiré, où les partis politiques allaient, à la voix de Rome, se compliquer des dissertations religieuses, et où l'excommunication pouvait agiter les peuples et intimider la Révolution. Un pontife agitateur os vengeur de l'Église de France n'était donc pas tenu envers l'assemblée révolutionnaire aux mêmes ménagements et aux mêmes déférences que la cour romaine avait subis en face de Louis XIV. Elle pouvait sonner le tocsin du Vatican et proclamer la guerre de conscience. Déjà cette guerre, qui couvait encore, était dans l'âme du clergé dépossédé. Le moindre souffle pouvait allumer l'incendie.

 

VI.

Un juriste éminent, Treilhard, se chargea de défendre cette constitution civile du clergé de tout reproche d'impiété ou de schisme, ou même d'empiétement sur les droits de l'Eglise, et le fit en avocat plus qu'en politique. En analysant les propositions du comité ecclésiastique, il ne lui fut pas difficile de démontrer que ces propositions, très plausibles et très bien intentionnées pour la partie militante du clergé des paroisses au lieu d'ébranler l'établissement catholique dans le royaume, n'avaient pour but que de le régulariser, les dispositions principales se bornant à attribuer à l'Etat le droit de modifier les circonscriptions des diocèses, trop nombreux et trop inégaux pour la bonne administration des paroisses, à supprimer les juridictions ecclésiastiques incompatibles avec l'égalité de justice, à abolir les émoluments sans fonctions, à mieux répartir au bénéfice du clergé actif les salaires de l'Église, enfin à attribuer au peuple l'élection de ses évêques et de ses fonctionnaires religieux. Treilhard s'efforça de prouver que rien dans ces dispositions ne portait la moindre atteinte au droit de gouvernement spirituel de l'Eglise par son chef et par son pouvoir dogmatique à Rome, et que l'histoire et les traditions s'accordaient, depuis les apôtres, depuis Charlemagne et depuis saint Louis, à reconnaître ce droit temporel de répartition des évêchés dans les souverains et l'élection de ses évêques dans le peuple.

Un curé, l'abbé Leclerc, défendit avec éloquence et avec ardeur la divinité des droits de l'Eglise et la compétence de ses tribunaux. Il ne lui fut pas difficile, à son tour, de démontrer que l'élection des prélats et des prêtres par le peuple anéantirait à la fois la hiérarchie sacerdotale et le pouvoir du souverain pontife sur ses ministres.

« Je resterai fidèle, » s'écria-t-il en terminant, « à l'exemple de l'archevêque d'Aix, je resterai fidèle à ces principes du gouvernement ecclésiastique, parce qu'ils tiennent à la foi. Nous condamnons hautement une constitution qui conduit au presbytérianisme, cette dissolution de l'unité et de l'autorité, et si nous ne nous élevions pas contre cette doctrine, les évêques, au jour du jugement, seraient en droit de nous demander compte de notre lâcheté ! »

L'Assemblée, en touchant à la conscience, arrachait aux langues jusqu'alors muettes des accents qui présageaient la guerre ou le martyre, cette victoire des vaincus.

Robespierre lui-même, dominé par l'esprit général de réticences ou d'hypocrisie qui faussait cette discussion, au lieu de soutenir l'émancipation- franche des consciences, soutint la constitution civile et religieuse du comité. Il fit, comme ses collègues, de la religion une institution légale, au lieu d'en faire une faculté divine. Il demanda le mariage des prêtres. Un murmure général l'interrompit au premier mot et étouffa sa parole sur ses lèvres. L'Assemblée tremblait qu'une témérité de parole sur un sujet si délicat ne fournit aux catholiques le prétexte de dire que la Révolution attentait à la sainteté du sacerdoce. Robespierre, ordinairement si audacieux de discours, n'osa insister contre le scandale unanime, et descendit de la tribune sans avoir achevé sa pensée.

Camus, mieux écouté parce que son catholicisme connu donnait autorité à ses opinions sur les catholiques, réfuta en théologien les objections des théologiens de l'Assemblée.

Le curé de Roanne, Goulard, lui succéda.

« J'ai dû me taire, » dit-il, « quand on dépouillait le clergé : le chrétien, plus encore que le philosophe, méprise les richesses. Mais lorsqu'on veut changer la constitution de l'Église, dissoudre la hiérarchie, détruire toute correspondance entre les membres et la tête, correspondance sans laquelle l'unité périt, je dois parler. Les curés dépendent des évêques, les évêques dépendent du souverain pontife, telle est ma foi ! On veut nous séparer du chef de l'Église, on veut nous entraîner dans le schisme, on veut établir le presbytérianisme en France ! Je vous conjure, au nom du Dieu de paix, de rejeter toute innovation qui alarmerait les fidèles. L'intention de la nation n'a pas été de vous constituer en concile ! »

Un autre curé, l'abbé Gaulte, cent fois interrompu par les autres ecclésiastiques et par d'Espréménil, soutint que l'Église était une république apostolique où le principe de l'élection des prêtres appartenait traditionnellement aux fidèles. L'impatience de trancher une question qui portait la passion plus loin que les opinions dans les âmes fît voter à une forte majorité le plan du comité ecclésiastique.

Le roi, par scrupule de conscience autant que par prudence de gouvernement, ajourna la sanction et l'exécution de ce décret jusqu'à la conclusion des négociations qu'il allait ouvrir à ce sujet avec Rome. La cour de Rome, où retentissaient les gémissements du clergé dépouillé, était loin, malgré le caractère indulgent et l'esprit conciliateur du souverain pontife, de se prêter à des concessions à• une assemblée révolutionnaire destructive de sa hiérarchie et de sa discipline, de son ascendant et de sa richesse en France. Le schisme encore invisible du peuple était inévitable aux yeux des politiques. On verra bientôt que les adversaires de la Révolution le fomentaient de toutes leurs passions contre elle. Mirabeau lui-même, trahissant sa propre cause pour celle de la cour, se félicitait, dans ses conseils au roi, d'une agitation religieuse poussée jusqu'à la guerre civile. Cette agitation, si elle était entretenue par le roi, devait, selon lui, rendre à la royauté toute la popularité du catholicisme dans les masses. Ce machiavélisme est un des expédients les plus impardonnables de la défection de ce grand homme.

La lenteur du' roi à sanctionner la constitution civile de l'Église laissa quelques mois couver, avant d'éclater, !'œuvre incomplète et impolitique de l'Assemblée. En se déclarant neutre et incompétente entre les cultes, sans faveur et sans oppression, -elle aurait fait la paix des âmes ; en prenant un demi-parti pour l'Église et un demi-parti pour la liberté philosophique, elle faisait le schisme, et tous les ennemis du schisme devenaient les ennemis de la Révolution.

Cet acte fut la grande faute, et, on peut le dire, la grande pusillanimité de l'Assemblée constituante. Le courage de la vérité lui manqua ; le principe des religions d'État, qu'elle était appelée à détruire et qu'elle institua une fois de plus dans le monde, ne donna pour force à la Révolution que des transfuges de l'autel discrédités par l'apostasie, et la religion de conscience, soulevée par la persécution légale, ne lui donna que des ennemis et des martyrs, juste punition de sa faiblesse.

Nous en verrons bientôt les conséquences.

 

VII.

Pendant ces délibérations de l'Assemblée, préludes de la confédération prochaine, la France et le roi respiraient de leur longue agitation. Un avenir de réconciliation et de sécurité semblait s'ouvrir aux yeux de tous les citoyens. Les esprits et les cœurs se détendaient. A l'exception de quelques sourdes conspirations des démagogues à l'intérieur et de quelques trames des émigrés et des princes mal tissues à l'étranger, Lafayette et la garde nationale maintenaient Paris.

L'enthousiasme révolutionnaire, un moment consterné et amorti par la disette, par l'apparition des brigands, par les excès sanguinaires de la plane de Grève et des journées d'octobre, se relevait dans l'âme de la nation. On croyait toucher à la fin d'une crise douloureuse, mais inévitable, et se reposer bientôt dans la jouissance paisible d'une liberté représentative, où le pouvoir, généreusement laissé au roi par le peuple, ne serait que le couronnement de la démocratie. Le roi lui-même, à cette époque, était revenu des terreurs que les sinistres images des 5 et 6 octobre avaient imprimées dans son esprit. Entouré de respect et de sécurité par Lafayette, il attendait avec confiance le jour de la fédération, où sa réconciliation définitive avec son peuple serait scellée, au champ de Mars, par le serment de la constitution et par les hommages des fédérés, représentants de la reconnaissance des départements pour ses concessions accomplies. Aucune faction perturbatrice n'avait en ce moment assez de force et assez d'audace pour s'interposer entre le prince repopularisé et le peuple heureux.

Le duc d'Orléans, seul, inquiétait encore Lafayette. Ce prince, sollicité par ses partisans à Paris, supportait péniblement un plus long ostracisme à Londres. S'il avait renoncé au rôle de factieux, son nom, son rang, sa dignité, son immense fortune, ses familiers en France ne lui permettaient pas de renoncer également au rôle de premier prince du sang et à la popularité éventuelle que ses opinions révolutionnaires pouvaient lui rattacher dans la nouvelle constitution du royaume. Des soupçons justes 'ou, injustes de complicité dans les premières agitations de la Révolution avaient entaché son nom ; mais une conduite loyale pouvait effacer ces taches. Une crise imprévue pouvait faire disparaître le roi. Entre le trône et lui, il n'y avait qu'un enfant et deux princes : l'un, le comte d'Artois, fugitif et hostile au peuple ; l'autre, le comte de Provence, jouissant de quelque influence dans les conciliabules de la cour de son frère, soupçonné de quelque ambition au palais, mais sans éclat et sans crédit sur les masses. L'absence du duc d'Orléans dans de telles circonstances était une renonciation anticipée à toute candidature au trône électif ou à la régence, si jamais le trône devenait vacant ou si une régence venait à s'ouvrir. Indépendamment de ces motifs, l'absence du duc d'Orléans pendant la fédération était un aveu de criminalité dans les attentats d'octobre, dont la voix publique l'accusait et dont l'enquête, non encore terminée, du Châtelet et du comité des recherches, ne l'avait pas encore absous.

On conçoit donc la juste impatience de ce prince à revenir prendre sa place de député parmi ses collègues de l'Assemblée constituante, et sa place de prince populaire dans son palais de Paris. Tout atteste que le prince, à cette période de sa vie, ne nourrissait plus aucune pensée criminelle dans son âme. La terreur des excès populaires dont il avait été, sinon le moteur et le prétexte, du moins le témoin à Paris et à Versailles, l'amour des jouissances paisibles que lui procurait son immense fortune, le dégoût des agitations publiques, pour lesquelles la nature ne l'avait pas trempé, la réflexion, l'avenir de ses enfants et les conseils salutaires d'Agnès de Buffon, devenue toute-puissante sur son cœur, avaient prévalu complétement sur ses velléités ambitieuses. Il avait sincèrement résolu de rompre tous ses liens avec le parti démagogique, de s'attacher au parti loyalement constitutionnel, qui était celui de la nation en masse, et de se dévouer à Louis XVI, qu'il plaignait et qu'il aimait avec les sentiments d'un parent et les devoirs d'un sujet. Mais le duc d'Orléans était un de ces hommes qui oscillent sans cesse entre le repentir et les fautes, et qui n'ont ni assez de caractère pour le crime ni assez de constance pour l'honnêteté.

La cour elle-même ne faisait rien de ce qu'elle aurait dû faire pour ramener ce prince à son devoir et pour lui rendre facile et dire la résipiscence qu'il témoignait. Lafayette, on ne sait par quelle prévention ou par quel ombrage, ne cessait d'entretenir le roi et la reine dans ses antipathies et dans ses terreurs au nom du duc d'Orléans. Un mémoire secret que Lafayette adressait au roi peu de jours avant la fédération et au moment où le duc d'Orléans le menaçait déjà de son retour à Paris, témoigne de ces sollicitudes du dictateur de Paris pour desservir son ennemi éloigné « Je vois, » dit Lafayette dans ce Mémoire, « la faction d'Orléans grossie de tous les ennemis personnels de Votre Majesté, du roi et de la reine, et de tous ceux qui voudront établir en France une confédération de républiques. Ce parti réunit beaucoup de gens inconsidérés qu'on aveugle et qu'on entrains, et des trésors étrangers sont consacrés à le grossir. Je dois dire au roi que les circonstances sont trop dangereuses, trop instantes, pour que le salut de la chose publique et le sien puissent être assurés par des demi-partis et des demi-mesures. Votre Majesté connaît mes principes ; si c'est à moi qu'elle s'en rapporte, ce doit être sans réserve, et en même temps que je lui promets tous mes efforts pour assurer les bases de la constitution dont je lui envoie le plan, j'ai besoin, pour allier les intérêts de la liberté et du roi, de trouver en elle une confiance de tous les instants. »

Pendant que Lafayette cherchait à capter ainsi pour lui seul la confiance sans réserve du prince et de la reine, il écrivait à une femme confidente de ses pensées les plus secrètes, et il laissait transpirer dans ses entretiens avec les révolutionnaires républicains les déboires de son &me et les aigreurs de son mécontentement contre le roi et la reine assujettis sous sa main.

« La reine se flatte de chimères, » dit-il, « et, par conséquent, son époux, qu'elle tourne à son gré. On parle d'insinuations faites à la députation de Bordeaux pour recevoir la famille royale. Vous m'avez souvent prêché la déférence pour le roi et la reine. C'était inutile, parce que mon caractère m'y porte depuis leur malheur ; mais croyez qu'ils auraient été mieux servis et la chose publique aussi par un homme dur. Ce sont de grands enfants qui n'avalent la médecine salutaire que quand on leur fait peur. La reine et lui sont obsédés de méfiance et de sentiments aristocrates. Les ministres se rendent justice les uns les autres et laisseraient périr le pouvoir le plus robuste. L'Assemblée est divisée en quinze ou vingt partis. J'ai pour ma quinzaine de Pâques un président de l'Assemblée orléaniste, la brouillerie avec le parti de Duport, les prêtres au confessionnal, la contre-révolution de M. de Maillebois qui échauffe d'autres têtes, un plan de pillage de la caisse d'escompte, les districts et la commune qui se mangent le cœur, le civil et le militaire en querelle, l'armée incertaine de son sort, M. Necker qui fait ses malles et trente mille ouvriers affamés. »

 

VIII.

Mais au milieu de ces conseils confidentiels de dévouement glissés tous les jours dans la main du roi, de ces efforts pour dominer la reine, de ces caresses aux partis hostiles de la cour, de ces mépris confiés trop haut et trop souvent à l'indiscrétion de ses amis, et de ces anxiétés renaissantes sur l'ordre public, Lafayette ne perdait pas un instant de vue le duc d'Orléans, seul rival redouté qui pût lui disputer sa dictature.

Informé par M. de la Luzerne, ambassadeur de France à Londres, du projet que ce prince avait de repasser sur le continent pour assister à la fédération, Lafayette lui envoya son aide de camp de Boinville, pour lui déclarer que sa présence à Paris serait encore un péril public. Le duc d'Orléans, comme la première fois, avait paru accueillir favorablement les sollicitudes de Lafayette et renoncer à son voyage ; seulement, il s'était réservé, dans son entrevue avec l'ambassadeur et avec l'émissaire de Lafayette, d'écrire à ses amis de Paris une lettre explicative de sa prolongation d'absence, afin qu'on n'attribuât pas à une lâche condescendance aux injonctions de Lafayette un éloignement qu'il n'accordait, disait-il, qu'à un scrupule désintéressé pour la tranquillité du roi et pour l'amortissement des factions remuées malgré lui par son nom. M. de Boinville était reparti pour Paris, rapportant à Lafayette cette assurance.

Mais à peine M. de Boinville avait-il quitté Londres, qu'une lettre de l'ambassadeur de France, la Luzerne, avait informé le général d'un nouveau revirement d'esprit et de résolution dans le prince. « Je crois devoir vous envoyer vite un courrier, » écrivit l'ambassadeur à Lafayette, « afin que vous puissiez prévenir les démarches que pourraient faire à l'Assemblée les amis ou plutôt les fauteurs du duc d'Orléans. Deux heures après le départ de Boinville, le prince est venu me trouver, et voici à peu près ce qu'il m'a dit : « — Je veux bien me sacrifier pour la chose publique ; mais je suis si affecté de penser que les gens qui me connaissent et qui me connaîtront par la suite seront tous convaincus que je n'ai rompu le plan que j'avais formé et que j'avais annoncé publiquement en France et en Angleterre d'être à Paris le 14 juillet, que par des motifs de crainte et de faiblesse personnelle, et non par des sentiments d'attachement à mon roi et à ma patrie, que, malgré l'engagement que j'ai pris, il y a trois jours, avec vous, malgré les dangers personnels que je cours, j'aime mieux partir à l'instant pour Paris, y précéder peut-être M. de Boinville, au moins avant qu'on ait fait aucune démarche à l'Assemblée, que de rester en Angleterre dans cette pénible situation. J'y resterai cependant si vous voulez vous prêter à un tempérament qui, dans ce moment-ci, me raccommoderait avec moi-même et serait peut-être par la suite une justification de ma conduite auprès de mes amis. »

« Après ce beau préambule, le charmant prince a tiré de sa 'poche une note qui avait l'air d'avoir été écrite à la hâte, mais qui, dans le fait, était fort adroite, et que j'ai reconnue par cette raison être l'ouvrage de Laclos. Cette note était un récit très véritable de quelques parties de notre conversation en présence de Boinville, et l'on pouvait fort bien en conclure qu'en votre nom, il avait voulu effrayer le prince par des dangers chimériques ; mais ce qui, dans le fait, l'avait engagé à rester en Angleterre, c'étaient les observations que je lui avais faites pour lui prouver que son retour en France pourrait exciter de grands troubles.

« J'ai refusé, comme vous le croyez bien, de certifier un pareil écrit, en lui disant qu'assurément je confirmerais tout ce qui s'était passé entre nous lorsque les circonstances l'exigeraient, mais que ce n'était pas le moment, et qu'il y aurait le plus grand inconvénient, pour son honneur et sa propre gloire, que personne au monde sût tout ce qui s'était dit dans notre conversation du matin.

« Il serait inutile et beaucoup trop long, mon cher marquis, de vous répéter tout ce que m'a dit M. le duc d'Orléans, tantôt pour m'attendrir sur sa situation, tantôt pour me persuader qu'il allait partir si je ne lui donnais les moyens de se réconcilier avec lui-même. Je n'ai pas été emporté par le sentiment, comme vous le croyez bien ; je n'ai pas été non plus fort effrayé du projet de partir sur-le-champ pour la France, quoique j'aie cru qu'il se pourrait bien que Laclos peut-être parvint à le décider si je me refusais à lui donner toute satisfaction ; mais d'autres réflexions m'ont engagé à lui donner l'écrit dont je vous envoie la copie ; peut-être j'ai eu tort, mais j'espère que vous serez bien convaincu que c'est un tort de jugement, non un manque d'intérêt pour votre personne et votre gloire.

« J'ai cru premièrement que toutes les fois que M. le duc d'Orléans affirmerait que Boinville et moi avions été le trouver et lui avions représenté en votre nom que des gens malintentionnés pourraient se servir de son nom en arrivant à Paris pour y exciter des troubles, il nous serait impossible de refuser d'attester un tel fait. Je n'ai pas trouvé une grande différence entre la certitude de pouvoir se faire donner un certificat toutes les fois qu'il le jugerait convenable, ou de l'avoir réellement en main.

« J'ai craint un peu aussi, je l'avoue, que le désespoir ne lui fit prendre le parti d'aller à Paris, et qu'il ne partit malgré toutes nos précautions. Vous savez que le désespoir des poltrons est quelquefois dangereux. J'ai pensé que, dans le fait, nous avions tout ce que nous voulions, puisque nous l'empêchions d'aller à Paris, ce qui était notre unique but, et que nous pouvions le manquer si j'étais trop roide dans cette occasion. J'ai pensé aussi que dans un moment où tout Paris était consterné de la prétendue arrivée du prince, on vous saurait un gré extrême de lui avoir fait donner un avis amical de rester à Londres, et que, pour éviter que des brouillons puissent se servir un jour de ma note, vous pourriez dès à présent raconter à vos amis et même à vos ennemis la mission de Boinville, et rendre par vous-même assez public tout ce qui est consigné dans l'écrit que j'ai donné à M. le duc d'Orléans. Enfin, après avoir bien pesé le pour et le contre et avoir écrit le certificat, j'ai pensé aussi que je pourrais bien avoir fait une sottise. Je vous prie au moins de ne pas l'attribuer ici à un défaut de zèle ni à la tendre amitié que je vous ai vouée pour la vie. »

 

IX.

Cet écrit de M. de la Luzerne remis au duc d'Orléans était une attestation des instances faites par l'ambassadeur et par M. de Boinville, au nom du roi et auprès du prince, pour le prier de prolonger son séjour à Londres dans l'intérêt de la tranquillité publique.

Le duc, armé de cette pièce compromettante pour Lafayette, n'hésita plus, sans doute dirigé par l'habile machiniste d'intrigues Laclos, à dénoncer cette oppression morale du dictateur de Paris à l'opinion et à l'Assemblée. Il rédigea ou fit rédiger la lettre suivante à l'Assemblée nationale :

« Le 25 du mois dernier, j'ai eu l'honneur d'écrire au roi pour prévenir Sa Majesté que je me disposais à me rendre incessamment à Paris ; ma lettre a dd arriver à M. de Montmorin le 29 du même mois. J'avais depuis pris, en conséquence, congé du roi d'Angleterre et fixé mon départ à aujourd'hui 3 juillet après midi ; mais, ce matin, M. l'ambassadeur de France est venu chez moi et m'a présenté un monsieur qu'il m'a dit être M. de Boinville, aide de camp de M. de Lafayette, envoyé de Paris par son général, le mardi 29, pour une mission auprès de moi. Alors ce M. de Boinville m'a dit, en présence de M. l'ambassadeur, que M. de Lafayette me conjurait de ne pas me rendre à Paris ; et, parmi plusieurs motifs qui n'auraient pu fixer mon attention, il m'en a présenté un plus important : celui des troubles qu'exciteraient des gens malintentionnés qui ne manqueraient pas de se servir de mon nom. Le résumé de ce message et de cette conversation est certifié par M. l'ambassadeur de France, dans un écrit dont j'ai l'original entre les mains, et dont copie, signée de moi, est ci-jointe. Sans doute, je n'ai pas dû compromettre légèrement la tranquillité publique, et j'ai pris le parti de suspendre toutes démarches ultérieures ; mais ce n'a pu être que dans l'espoir que l'Assemblée nationale voudrait bien, dans cette occasion, régler la conduite que j'ai à tenir, et voici les raisons sur lesquelles j'appuie cette demande.

« À l'époque de mon départ pour l'Angleterre, ce fut M. de Lafayette qui me fit, le premier, au nom du roi, la proposition de me charger de la mission que Sa Majesté désirait me confier. Le récit de la conversation qu'il eut avec moi à ce sujet est consigné dans un exposé de ma conduite que je me proposais de rendre public, seulement après mon retour à Paris, mais que, d'après ce nouvel incident, je prends le parti de publier aussitôt, comme aussi d'en faire déposer l'original sur le bureau de l'Assemblée. On y verra que, parmi les motifs que M. de Lafayette me présenta pour accepter cette mission, un des principaux fut déjà que, mon départ ôtant tous prétextes aux malintentionnés de se servir de mon nom pour exciter des mouvements tumultueux dans Paris, lui, M. de Lafayette, en aurait plus de facilité pour maintenir la tranquillité de la capitale, et cette considération fut une de celles qui me déterminèrent. Cependant, j'ai accepté cette mission, et la capitale n'a pas été tranquille. Et si, en effet, les fauteurs de ces tumultes n'ont pas pu se servir de mon nom pour les exciter, ils n'ont pas craint d'en abuser dans vingt libelles pour tâcher de fixer les soupçons sur moi.

« Il est enfin temps de savoir quels sont ces gens malintentionnés dont toujours on connaît les projets sans cependant pouvoir jamais avoir aucun indice qui mette sur leur trace, soit pour les punir, soit pour les réprimer. Il est temps de savoir pourquoi mon nom servirait plutôt que tout autre de prétexte à des mouvements populaires. Il est temps, enfin, qu'on ne me présente plus ce fantôme sans me donner aucun indice de sa réalité.

« En attendant, je déclare que, depuis le 25 du mois dernier, mon opinion est que mon séjour en Angleterre n'est plus dans le cas d'être utile aux intérêts de la nation et au service du roi ; qu'en conséquence, je regarde comme un devoir d'aller reprendre mes fonctions de député à l'Assemblée nationale ; que mon vœu personnel m'y porte ; que l'époque du 14 juillet, d'après les décrets de l'Assemblée, me semble m'y rappeler plus impérieusement encore, et qu'à moins que l'Assemblée ne décide d'une façon contraire et ne me fasse connaître sa décision, je persisterai dans ma résolution première. J'ajoute que si, contre mon attente, l'Assemblée jugeait qu'il n'y a lieu à délibérer sur ma demande, je croirais en devoir conclure qu'elle juge que tout ce qui m'a été dit par le sieur de Boinville doit être considéré comme non avenu, et que rien ne s'oppose à ce que j'aille rejoindre l'Assemblée dont j'ai l'honneur d'être membre.

« Je vous prie, monsieur, après avoir fait connaître ces faits à l'Assemblée nationale, d'en déposer sur le bureau le présent détail signé de moi, et de solliciter la déclaration de l'Assemblée à ce sujet.

« J'envoie copie de la présente lettre à Sa Majesté par M. de Montmorin et à M. de Lafayette.

« Signé, LOUIS-PHILIPPE D'ORLÉANS. »

 

X.

Pendant que le duc d'Orléans et Lafayette se mesuraient ainsi de loin, le roi et la reine, informés par l'ambassadeur de Londres des projets de retour d'un prince autrefois leur ennemi, consultaient sous-main Mirabeau, leur nouvel oracle, sur la circonstance et sur la conduite à tenir entre les deux antagonistes. Mirabeau écrivit à ce sujet une note pour la reine, chef-d'œuvre de bon sens, d'analyse des partis, de machiavélisme défensif et légitime pour atténuer, l'un par l'autre, les deux grands compétiteurs de popularité.

« S'opposer, disait Mirabeau dans cette note à la reine, serait la plus fausse des mesures aujourd'hui d'abord, parce que si le prince a pris décidément le parti de rentrer en France, on s'y opposerait vainement ; en second lieu, parce que les obstacles qu'on y mettrait pourraient bien être regardés comme une persécution de la cour, et transformer aux yeux du peuple un événement indifférent par lui-même en une défaite de la cour. Le parti du duc d'Orléans, redoutable au commencement des troubles, n'existe plus : ce n'est plus qu'un fantôme incapable d'en imposer à la nation.

« Le parti redoutable, le parti des Jacobins, n'a jamais été celui du duc d'Orléans. C'est cependant le seul qui puisse le rechercher, le seul dont il puisse s'étayer. Or, cette probabilité, la seule à laquelle on doive s'arrêter, indique parfaitement la conduite qu'il faut tenir. Il faut traiter le duc assez bien pour qu'il n'ait pas à se plaindre de la cour. On l'anéantit par cette conduite, parce que c'est lui ôter tout moyen de se jeter dans un parti.

« Si, en continuant d'avoir des liaisons avec la cour, il se jetait dans les Jacobins, son influence serait beaucoup moindre, parce que son parti s'en défierait.

« Si les Jacobins, malgré de telles liaisons, l'adoptaient, ce parti se perdrait dans l'opinion des démocrates, outre que le prince n'est pas assez délié pour savoir contenter son parti si on ne lui fournit pas à la cour des prétextes de se plaindre.

« Dans tous les cas, si, n'ayant aucun prétexte de se séparer de la cour, il se jetait en forcené dans le parti des démocrates, on lui ôterait, en le ménageant, le seul mérite qu'il peut avoir, celui d'un Prince persécuté.

« La mesure que l'on indique a encore d'autres avantages. Le prince, à la cour, sera un embarras de plus pour Lafayette. Ces deux ennemis, en présence l'un de l'autre, se contiendront respectivement.

« D'un autre côté, on ne sait pas assez jusqu'à quel point, dans les événements que l'anarchie nous prépare, il, sera nécessaire de présenter pour oriflamme le nom d'un prince de la famille royale et de l'enlever aux factieux. Une conduite modérée est donc nécessaire sous ce rapport.

« Elle l'est d'autant plus qu'une persécution apparente semblerait aujourd'hui l'ouvrage de Lafayette, et donnerait au premier pour amis tous les ennemis du second, et que les esprits s'aigriraient de plus en plus ; qu'on donnerait un chef au parti qui est sans chef ; que Lafayette deviendrait plus que jamais celui de la cour, et que, par cela même, tout retour à un meilleur ordre de choses serait impossible. »

On voit par cette dernière phrase que Mirabeau avait la conviction que Lafayette, chef de la cour, loin de la sauver, ne servirait qu'à la perdre.

« Les ménagements que l'on conseille, ajoute Mirabeau, ne sont d'aucun danger. Le duc est méprisé dans les provinces ; on y connaît son incapacité, sa légèreté. Paris tonnait son immoralité. Que craindre d'un tel homme ? -- La seule précaution qu'il faut prendre est de ne pas lui donner des forces qu'il n'a pas. Le servir, c'est l'affaiblir ; le ménager, c'est le tuer, lui et son parti.

« J'hésite d'autant moins à donner ce conseil, qu'il sera toujours temps de changer de conduite selon les circonstances ; mais dans ce premier moment, je crois que le roi devrait se borner à dire : « Je vous vois, je vous verrai avec plaisir ; mais je désire que votre nom ne soit plus dans la bouche des factieux. » Cette marque de bonté du roi l'enchaînera ; sa paix avec la cour ôtera toute espérance aux Jacobins de s'en emparer ; la crainte de perdre ses apanages dans un bouleversement le retiendra ; et si Lafayette éprouve un embarras de plus, je ne vois pas grand mal à cela. »

 

XI.

Le roi et la reine sentirent la justesse du conseil de Mirabeau. Ils ne se fiaient pas assez à la sincérité et à l'abnégation du dévouement de Lafayette, pour ne pas se réjouir d'un embarras et d'une humiliation de ce favori du peuple. Lafayette ne les servait qu'à la condition de les subordonner à son ascendant. Ses conseils étaient des ordres ; il était pour eux rincer-nation polie mais absolue de l'armée de Paris. Ils déclarèrent au général qu'ils n'avaient aucun moyen légal de retenir le prince hors de sa patrie. La lettre du duo d'Orléans éclata sur la tête de Lafayette à l'Assemblée. Il fut forcé de se justifier de l'ostracisme arbitraire qu'il avait exercé quelques mois avant sur un prince devenu citoyen. L'amertume de son humiliation transpira dans ses paroles.

« D'après ce qui s'est passé entre M. le duc d'Orléans et moi au mois d'octobre, dit Lafayette, et que je ne me permettrais pas de rappeler s'il n'en entretenait lui-même l'Assemblée, j'ai cru devoir à M. le duc d'Orléans de l'informer que les mêmes raisons qui l'avaient déterminé à accepter sa mission pouvaient encore subsister, et que peut-être on abuserait de son nom pour répandre sur la tranquillité publique quelques-unes de ces alarmes que je ne partage point, mais que tout bon citoyen souhaite écarter d'un jour destiné à la confiance et à la félicité commune.

« Quant à M. de Boinville, il habitait l'Angleterre depuis six mois ; il était venu passer quelques jours ici, et à son retour à Londres, il s'est chargé de dire à M. le duc d'Orléans ce que je viens de répéter à l'Assemblée.

« Permettez-moi, messieurs, de saisir cette occasion, comme chargé par l'Assemblée de veiller dans cette grande époque à la tranquillité publique, de lui exprimer sur cet objet mon opinion personnelle. Plus je vois s'approcher la journée du 14 juillet, plus je me confirme dans l'idée qu'elle doit inspirer autant de sécurité que de satisfaction. Ce sentiment est surtout fondé sur les dispositions patriotiques de tous les citoyens, sur le zèle de la garde nationale parisienne et de tous nos frères d'armes arrivant de toutes les parties du royaume, et comme les amis de la constitution et de l'ordre n'ont jamais été réunis en plus grand nombre, jamais nous ne serons plus forts. »

Cette indifférence affectée sur le retour du prince qu'il avait proscrit et qui rentrait malgré lui masquait mal l'humiliation et l'inquiétude que lui donnait ce retour.

Une imprudente démonstration de zèle royaliste parmi les courtisans qui interprètent et qui devancent les passions supposées de leur maitre, tourna contre le roi l'effet du retour et du repentir d'un prince qui lui rapportait une tardive fidélité. En sortant de l'Assemblée, où il avait été accueilli par les applaudissements des ennemis de Lafayette, le prince se rendit aux Tuileries pour porter ses hommages au roi et ses repentirs à la reine. Son cœur, mûri par l'expérience, intimidé par l'avenir, attendri par les infortunes et par la bonté du roi, s'ouvrait au sentiment honnête et doux de ses devoirs envers sa famille abattue. Les animosités de la reine contre lui pendant leur légère jeunesse étaient trop expiées par cet abaissement et par cette captivité dans un palais sous la surveillance d'un général absolu du peuple. Le duc d'Orléans entra dans ces dispositions de cœur et d'esprit chez le roi. L'entrevue fut intime et confiante, l'entretien long ; le roi fut sensible, le prince ému : des larmes coulèrent de ses yeux ; il jura de bonne foi au chef de sa famille et du royaume qu'il rompait toute connivence ourdie en son nom par des partisans désavoués avec toute espèce de faction, que le roi n'aurait pas de parent plus dévoué, et le roi constitutionnel de plus fidèle citoyen que lui dans l'empire

« J'aime à en être convaincu, lui dit le roi en s'attendrissant lui-même ; mais allez voir la reine, qui jouira autant que moi de l'oubli du passé et de la loyauté de l'avenir. » Le prince, traversant les salles désertes, entra dans l'appartement de la reine, où la foule des courtisans l'attendait. Les rangs s'ouvrirent à son aspect comme devant un homme infecté, dont le contact aurait apporté la contagion du crime ; les murmures s'élevèrent avec des gestes qui en aggravaient la signification ; des mots injurieux circulèrent à demi-voix jusqu'à ses oreilles. Comme il traversait la salle à manger, où les tables étaient dressées pour le dîner de la famille royale, — Prenez garde aux plats ! s'écrièrent avec des signes d'intelligence les familiers du palais, transformant ainsi en empoisonneur public le premier prince du sang sur le seuil même du cabinet de la reine.

Cette princesse l'accueillit avec une bonté moins attendrie mais aussi prévenante que le roi. Son visage et ses paroles, transformés par l'infortune, ne gardaient aucune trace de la haine passée. Mais les femmes de la reine, en croyant la venger, affichèrent ouvertement pour le duc le dédain qu'elles supposaient à leur maîtresse. Elles s'éloignèrent avec horreur de lui après l'audience ; elles le désignèrent du doigt aux insultes des gardes et des courtisans qui remplissaient les salles du palais. Les courtisans et les gardes, dociles' à ce signal, coudoyèrent insolemment le prince à son retour, le pressant de leur corps et lui foulant les pieds sous le talon de leurs chaussures, comme s'ils l'avaient expulsé honteusement jusque sur le palier du grand escalier. Là, pendant qu'il descendait les marches pour rejoindre ses serviteurs, des jeunes gens de la maison du roi crachèrent du haut des rampes sur ses habits et sur sa tête. Les huées vindicatives de ces insulteurs gagés suivirent le prince jusque dans les cours.

Il crut voir, dans ces outrages anonymes et impunis, 'sème cachée et implacable de Marie-Antoinette. Son âme se retourna en lui contre celle qu'il était venu plaindre et secourir. Aucune excuse de la reine ou du roi, aucune punition des coupables ne vint le lendemain désavouer l'insulte et effacer la honte. La colère rentra dans son cœur et n'en sortit plus. Il crut que la cour repoussait tout de lui, jusqu'à sa fidélité. Il renoua avec les Jacobins et les démagogues un pacte indissoluble. Il se crut à peine assez vengé par l'échafaud de toute sa famille, et il sacrifia tout, lui-même, à cette vengeance, jusqu'à son honneur et à sa propre tête. On ne peut s'empêcher de déplorer l'indifférence de la reine et du roi à de pareils outrages exercés dans leur propre palais contre un prince qui pouvait leur ramener une partie des masses, et de gémir de cette plèbe dorée des cours qui imite les turpitudes du peuple en les flétrissant de son mépris.

Mais l'espérance, rentrée en ce moment dans le palais, exaltait l'insolence de la cour.

 

XII.

Cette espérance était relevée dans l'âme même du roi et de la reine par le merveilleux apaisement de l'opinion qui se manifestait dans toute la France à la veille de la cérémonie de la fédération.

Cette cérémonie était fixée au 14 juillet, anniversaire de la liberté conquise. A l'exception de la cour et de l'aristocratie fugitive, une inspiration unanime de concorde et de joie se répandait, à l'approche de ce jour, dans tous les cœurs. Ce fut la grande semaine de l'enthousiasme français. Jamais l'âme de la nation ne s'exalta de plus d'orgueil et de plus de félicité, au-dessus des préoccupations du moment, devant les perspectives indéfinies de l'avenir. Comme il arrive toujours après les grandes victoires, les colères se détendaient, les vainqueurs ne demandaient qu'à faire oublier aux vaincus l'humiliation et les ressentiments de leur défaite. Les vaincus eux-mêmes, résignés et reconnaissants de la magnanimité de la Révolution, répudiaient leurs griefs, acceptaient le bonheur du peuple comme une compensation de leurs propres pertes, et se confondaient par les démonstrations du patriotisme dans la joie publique.

Il y a toujours ainsi dans les révolutions de ces heures de clémence d'un côté, de justice de l'autre, où les passions haineuses font trêve et où les combattants les plus acharnés font halte pour jeter ensemble vers le ciel le cri de famille où chaque citoyen reconnaît son frère dans son ennemi. La concorde est un besoin du cœur humain. On se lasse vite de se haïr, surtout en France, nation de sentiment. Quand un des partis ouvre les bras au parti adverse, l'autre s'y précipite toujours pour un embrassement fraternel. Cette disposition était plus prompte et plus naïve encore à cette première époque de nos révolutions, où les illusions étaient sans bornes et où les partis, à l'exception de quelques forfaits isolés, déplorés par tous, n'avaient encore ni proscriptions, ni trahisons, ni sang à se reprocher. Quelques scélérats étaient coupables, mais, en masse, la Révolution était innocente ; l'aristocratie même n'avait pas encore conspiré contre la patrie. Chacun, dans les rangs un moment divisés, pouvait se rapprocher dans une idée commune et s'honorer de ses amis et de ses ennemis.

 

XIII.

Cette idée commune était la constitution presque achevée, mais non encore éprouvée. Elle laissait à tous les partis sincères et modérés l'espérance de la liberté et de la monarchie. La France, avide d'avenir, mais respectueuse envers son passé, nourrissait sans doute des idées républicaines, mais ses sentiments restaient monarchiques par égard pour ses habitudes plutôt que par conviction pour ses institutions. Elle ne prétendait pas à une liberté sans limites, ombrageuse, farouche, incompatible avec le nom de rois. Il lui suffisait d'avoir émancipé le peuple, nivelé les privilèges, créé les citoyens au lieu des sujets, fondé la démocratie, cette expression de la justice, inauguré l'égalité civile, cet équilibre de tous les droits, et formulé dans une constitution élective et représentative à sa base une souveraineté nationale, laissant, par déférence au passé comme par prudence pour l'avenir, une royauté inoffensive au sommet de ses lois.

A cette modération et à cette sagesse, gage de triomphe pour la réalisation de ses idées, la France en masse et surtout les provinces unissaient un sentiment filial de justice, d'estime, de reconnaissance et même de tendresse pour un roi déjà éprouvé par de cruels outrages, puni de ses bonnes intentions, accusé de ses vertus, et qui semblait avoir porté seul et injustement jusque-là le poids du malheur public. Le respect de la nation a quelquefois manqué à Louis XVI, jamais l'estime. Ses bourreaux mêmes, qui le tuèrent comme toi, le plaignaient comme homme.

 

XIV.

Telles étaient les impressions presque unanimes des gardes nationaux et des députations fédérées de tous les départements qui couvraient les routes et qui arrivaient par groupes à Paris, pour y assister à la grande confédération générale, sceau de l'unité du peuple français dans la Révolution. Les factions étroites et partielles de Paris étaient noyées par ce déluge de Français impartiaux qui affluaient des provinces. Les aristocrates et les démagogues disparaissaient dans cet océan de citoyens. On aurait tenté en vain de les corrompre : ils apportaient avec eux l'esprit incorruptible de la nation.

Cet esprit était à la fois révolutionnaire et monarchique. Leur véritable type et leurs seules idoles étaient le roi et Lafayette. Lafayette leur semblait le modèle du patriote vertueux : c'était à leurs yeux un Washington français, tendant une main à la nation pour l'élever à la liberté, tendant l'autre main à son roi pour le soutenir sur un trône libre. Ils lui votaient d'acclamation dans, leurs cœurs ce commandement des milices patriotiques du royaume qu'il avait lui-même fait répudier par un décret, pour qu'un homme ne fût pas plus grand que la patrie. En arrivant à Paris, leur première visite' était aux Tuileries, pour saluer le roi populaire par leurs acclamations sous ses fenêtres ; leur seconde, à Lafayette, pour saluer en lui le régénérateur et le modérateur de la liberté et pour recevoir de sa bouche le mot d'ordre de la fédération.

Paris, dont la population avait doublé en quelques jours, ne pouvait suffire à ses hôtes. Chaque citoyen ouvrait sa maison pour cette patriotique hospitalité. Jamais fête nationale ou religieuse n'avait appelé un pareil concours dans ses murs. La nation entière aurait voulu pouvoir se presser dans l'enceinte de sa capitale, pour lever sa main et pour jeter son cri à la liberté et au roi.

 

XV.

Le champ de Mars, vaste plaine non encore nivelée ni encadrée en cirque, entre le bâtiment de l'Ecole-Militaire et la Seine, était le seul espace assez large pour contenir les innombrables acteurs témoins de ce grand drame. Quelle que fût l'ardeur de la ville, du gouvernement et des ouvriers à aplanir et à disposer cet espace, la journée du 14 juillet menaçait de les devancer. Paris, inquiet de voir la scène manquer au drame patriotique qui devait s'y accomplir, fut saisi tout à coup d'une de ces impatiences d'enthousiasme qui font les miracles dans la guerre comme dans la paix.

Les citoyens de toute profession et de tout lige, depuis les rangs les plus oisifs de la société jusqu'aux rangs des prolétaires, où la perte d'un salaire de travail est un sacrifice de la famille sur le pain du jour, se précipitent en foule au champ de Mars pour y faire la corvée volontaire de la Révolution et de la patrie. Nobles, banquiers, officiers, soldats, prêtres, moines, curés à la tête de leurs paroisses, vieillards, enfants, femmes, armés des outils qui servent à remuer la terre, s'imposent chacun une partie de la tâche que les travailleurs soldés étaient trop lents à remplir, et changent la plaine inculte et boueuse du champ de Mars en un immense atelier national qui semblait avoir transporté Paris tout entier hors de ses murs. La curiosité et l'émulation y centuplent le lendemain la foule. Des orchestres militaires, répartis çà et là, animent par des airs patriotiques l'ardeur des citoyens. Le contraste entre la rudesse du travail et la délicatesse des mains qui se disputent la pioche ou la brouette égaye le travail. Des repas improvisés, apportés de la ville, groupent les familles au pied des talus que leurs mains élèvent. Elles y font asseoir des ouvriers véritables, flattés de cette égalité des sueurs pour la cause commune du riche et du pauvre.

Le sol, remué, transporté, relevé en glacis sur les bords de la plaine, prend, comme par prodige, en peu de jours, sous deux cent mille bras, la forme d'un immense amphithéâtre, dont l'arène peut contenir une armée et dont les gradins gazonnés peuvent porter un peuple, Les bande joyeuses d'ouvriers et d'ouvrières rentrent en chantant et en dansant, chaque soir, dans la ville aux refrains des hymnes patriotiques et au son des tambours. Une ivresse de gaîté, une folie de joie communicative, semblent avoir saisi tout un peuple. Le roi lui-même, entraîné par l'entraînement général, mène plusieurs fois son fils par la main pour s'associer par sa présence à l'élan public. Les fédérés, les citoyens, les travailleurs, le saluent chaque fois de leurs acclamations, présages de celles qu'ils réservent è l'union solennelle du prince et du peuple.

 

XVI.

A l'approche des fédérés des départements, des députations des gardes nationaux de Parie allaient les accueillir hors des barrières. L'entrée de chaque département dans Paris était triomphale. La plupart demandaient à aller présenter leurs hommages au roi. Couverts encore de la poussière de la route, ils entraient au pas de charge dans le jardin des Tuileries, et passaient sous la voûte du palais qui réunit le parterre au Carrousel. Le roi descendait de ses appartements, et, debout sur les dernières marches de l'escalier, il recevait avec un pressentiment de bonheur ces saluts et ces acclamations militaires ; la reine et ses enfants, couverts par la popularité du roi, se tenaient à côté ou derrière lui, encourageant de leurs sourires ces témoignages de la fidélité des provinces. Ils croyaient que ces manifestations des provinces relèveraient dans Paris le royalisme et le dévouement évanouis.

Les Flamands, les Dauphinois, les Bretons, les Francs-Comtois, les Alsaciens se distinguèrent par le nombre et par la chaleur de leur députation. Rangés en bataille sur la terrasse qui borde le palais, ils tirèrent leurs épées et les brandirent à l'apparition de la famille royale au balcon, jurant de couvrir des mêmes armes la liberté .et la monarchie, inséparables dans leurs cœurs. L'officier qui les commandait s'agenouilla à demi devant le roi. « Voilà des armes, » dit-il au prince, « qui ne se teindront jamais, sire, que du sang de vos ennemis ! Nous vous chérissons parce que vous êtes roi, nous vous soutiendrons parce que vous êtes citoyen ! »

Le roi, attendri de ces serments auxquels il n'était plus accoutumé, essuye quelques larmes sur ses yeux. « L'émotion, » dit-il, « me coupe la parole. » Mais ces larmes étaient l'éloquence de son bonheur. Les fédérés de la Touraine lui présentèrent un anneau d'Henri IV. « Je le porterai, dit le roi, le jour de la fédération, pour me rappeler l'amour du peuple pour mon aïeul ; quant à l'amour du roi pour le peuple, je n'ai à le chercher que dans mon cœur ! »

Ces scènes, racontées le soir à tous les foyers de la capitale, répandaient l'esprit de concorde et de royalisme constitutionnel dans Paris. Lafayette profitait de sa propre popularité parmi les fédérés pour la faire remonter loyalement vers le prince. Il présenta, quelques jours avant la cérémonie, au roi, une députation générale de tous les fédérés présents à Paris. Son discours en leur nom fut l'expression des sentiments qu'il voulait supposer à- la France entière, comme il affectait de les supposer au roi. La réponse du roi retentit dans tout l'empire : « Dites à vos concitoyens des départements que je voudrais pouvoir leur parler à tous, cœur à cœur, comme je vous parle ici ; dites-leur que je ne puis être heureux que de leur bonheur, fort que de leur force, puissant que de leur liberté, malheureux que de leurs souffrances. Faites entendre surtout mes paroles ou plutôt les sentiments de mon cœur dans les chaumières et dans les réduits des plus infortunés ! »

De telles paroles adressées aux classes déshéritées jusque-là de la providence royale entraient jusqu'au cœur dans les masses de la population, parce que Louis XVI n'avait pas attendu l'heure du danger pour les prononcer et pour les confirmer par ses bienfaisances. Au moment où la nation le découronnait de son despotisme, elle se plaisait à le couronner de sa bonté.

 

XVII.

La nuit du 13 au U juillet fut sans silence et sommeil pour les fédérés et pour les citoyens de Paris. Une multitude d'un million d'âmes l'employa tout entière à se ranger sur les gradins de l'amphithéâtre où la liberté et la royauté allaient se rencontrer face à face, non pour se combattre, mais pour se réconcilier et pour s'unir. Des bûchers allumés avec profusion dans l'enceinte, aux abords et sur les talus du champ de Mars, illuminaient le ciel et réchauffaient les spectateurs. Les gardes nationaux, les fédérés, les citoyens, dansaient des rondes autour de ces feux, en attendant l'aurore. Les cortèges qui devaient remplir l'espace apparurent aux premiers rayons du jour.

La garde nationale de Paris à cheval ouvrait la marche, précédée d'une légion de tambours et d'instruments de musique remplissant l'air de graves et mélodieux retentissements. Derrière ces escadrons, le peuple se montrait ces électeurs de Paris qui avaient à la fois achevé et régularisé le mouvement spontané de la nation le 14 juillet dernier, glorieux usurpateurs de la liberté venant jouir de sa consolidation après une première année d'orages. Les grenadiers de la garde nationale, troupe d'élite soldée et disciplinée, prétoriens de Lafayette, sur qui reposait la sécurité de la capitale, marchaient après. Ils précédaient les représentants de la commune de Paris, ces souverains futurs, qui devaient s'élever sur les ruines de tous les pouvoirs et devenir les tyrans de la capitale après avoir été ses libérateurs. Puis, les regards respectueux cherchaient le maire de Paris, l'auguste et vertueux Bailly, entouré, en symbole de paternité, d'un bataillon d'enfants et de vieillards désarmés, image de la sollicitude, municipale pour les faiblesses et les infirmités de la famille humaine. Bailly, grave et- mélancolique de physionomie, ne s'enivrait pas des acclamations dont il était l'objet en traversant cette foule. Philosophe instruit par la méditation, n'attendant sa récompense que du bonheur lointain des hommes auxquels il se dévouait, il connaissait l'instabilité du peuple, il le jugeait sans le mépriser ; on eût dit qu'il voyait d'avance, à travers ce triomphe d'un jour, l'échafaud que des scélérats le forceraient à dresser un jour de ses propres mains, pour lui, sur la place qu'il foulait en entrant dans le champ de Mars !

Derrière Bailly et son cortége de présidents des districts et des administrateurs de Paris, une nuée de bannières, agitées par un vent d'orage, flottaient sur les fédérations des départements. Au milieu s'élevait l'oriflamme, bannière nationale qui semblait les confondre toutes sous ses plis. On y lisait les deux mots du siècle et du jour :

CONSTITUTION et CONFÉDÉRATION.

Les députations de l'armée suivaient les départements fédérés ; les maréchaux de France, les amiraux, la garde du roi, celle des princes ses frères, venaient se confondre respectueusement avec les citoyens. La cour militaire semblait se glorifier de passer dans le camp du peuple. Le roi, malgré les insinuations de Mirabeau, n'avait pas eu la pensée de se présenter à cheval à la nation, à la tête de l'armée et de la garde nationale, qu'il commandait constitutionnellement. Il avait jugé sagement que la nation verrait dans cette attitude de son chef un appel à l'épée contre la loi, et que le rôle de père du peuple unanime et de représentant désarmé de la nation siérait mieux à la circonstance et à l'opinion. Il s'était rendu en cortége royal à l'École-Militaire, où il allait prendre place avec sa famille dans la tribune adossée à ce monument.

A sa vue les salves du canon tonnèrent, et des voiles déchirés laissèrent apparaître au milieu de l'enceinte l'autel de la patrie. Cet autel antique, réminiscence plus mythologique que chrétienne, se levait à une immense hauteur sur une montagne artificielle couronnée d'une pyramide. Quatre-vingts marches y montaient par les quatre faces de la base. Des inscriptions philosophiques et civiques faisaient parler aux yeux le monument. On y lisait les nouveaux dogmes de liberté et de souveraineté que la constitution voulait incruster dans la mémoire du peuple :

LA NATION, LA LOI, LE ROI !

LA NATION, C'EST VOUS !

LA LOI, C'EST VOTRE VOLONTÉ !

LE ROI, C'EST L'EXÉCUTEUR DE LA LOI !

A ce signal, comme si l'explosion d'un peuple eût déchiré en même temps la voûte de nuages pluvieux qui avaient assombri jusque-là l'horizon, le soleil parut dans le ciel au milieu de sa course, essuyant les rameaux des arbres sur la tête des spectateurs et le sol sous les pas des fédérés. Les cinq cent mille citoyens qui couvraient la scène de leurs baïonnettes, de leurs drapeaux, de leurs évolutions ; les glacis jonchés d'un million d'hommes et de femmes en habits de fête ; l'avenue vivante qui conduisait du balcon de l'École-Militaire à l'autel de la patrie, et de l'autel de la patrie à l'aie de triomphe servant de porte à la plaine ; le pont de bateaux qui unissait les Champs-Élysées au champ de Mars ; les collines de Passy et de Chaillot, animées par l'innombrable multitude des banlieues de Paris éparses sur ces gradins naturels ; les batteries de canon dressées sur ces hauteurs, et dont l'éclair et la fumée éclataient et rampaient sur le flanc de ces collines ; les hauteurs d'Issy, de Meudon, de Saint-Cloud, étalant au loin leurs forêts et leurs palais illuminés à la fois par les éclairs d'un orage fuyant et par la lumière d'un soleil d'été ; enfin, ces monuments non du passé, mais de l'avenir, ces arcs, ces talus, ces autels, ces pyramides, ces inscriptions, qui semblaient être sortis de terre en une nuit, pour répondre à l'impatience et à l'unanimité d'institutions nouvelles, tout, dans cet instant, enleva le regard et la pensée de la France aux misères de la vie présente. Elle crut que le ciel lui-même contemplait mec respect son attitude ; qu'elle entrait en possession d'une sociabilité inconnue à ses ancêtres, et que cette sainte confédération de millions d'âmes et de millions de bras ferait désormais triompher sans peine sa révolution d'elle-même et du monde.

 

XVIII.

Les regards retombent sur le roi, à qui on devait l'occasion, l'initiative, fa concession de tant de conquêtes, et sur les membres de l'Assemblée, qui se pressaient à ses pieds sur la même tribune. Rien n'y rappelait aux yeux une autre souveraineté que la souveraineté du peuple et la souveraineté exécutive de la loi. Le trône, symbole d'une nature distincte et surhumaine dans le prince, avait disparu. À sa place, le roi, assis comme un second magistrat sur une chaise curule, était sur le même rang que le président de l'Assemblée. La reine, avec ses enfants et sa cour, assistait presque invisible et comme simple spectatrice, dans les balcons de l'édifice, à la cérémonie.

Une bombe éclatant dans les airs donna le signal de l'hommage de ce peuple à Dieu. Trois cents prêtres, vêtus de tuniques blanches et décorés de ceinturés tricolores, s'avancèrent majestueusement vers l'autel. M. de Talleyrand, évêque d'Autun, auteur de la proposition de la sécularisation des biens du clergé, avait brigué ou accepté les fonctions du pontificat national, sans scrupule de profaner son caractère et son Dieu dans une solennité qui détrônait Rome. L'abbé Louis, son acolyte, destiné comme lui à suivre toutes les phases de la liberté et de la tyrannie, en poursuivant seulement leur fortune, l'assistait dans les rites du sacrifice. Leur suite était composée d'une colonne de ministres subalternes du culte ou de transfuges récents des monastères. Ils se pressaient de complaire à la nation, pour remplacer dans les fonctions sacerdotales d'un culte d'Etat les évêques et les prêtres que la conscience, l'honneur ou le ressentiment rendaient irréconciliables avec la Révolution. Ce sacrifice, moins pieux que dérisoire, faisait implorer par des prêtres les bénédictions du catholicisme sur l'œuvre de la philosophie, cérémonial auguste quand il est sincère, impie quand il n'est qu'une concession aux habitudes du peuple et une décoration de solennité.

Cette messe théâtrale terminée, une bombe, éclatant dans les airs, appela les députés des quatre-vingt-six fédérations sur les marches de l'autel pour faire bénir leurs bannières par le pontife. A ce signal, N. de Lafayette, descendant de cheval, monte les degrés, paraît sur la plate—forme, tire son épée, et„ touchant de la pointe l'autel de la patrie, jure à haute voix, au nom de la confédération générale, de tous les citoyens armés de l'empire, fidélité à la nation, à la loi, au roi !

« Nous jurons, » ajoute-t-il, « de maintenir, de tout notre pouvoir, la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi ; nous jurons de protéger la sûreté des personnes et des propriétés ; nous jurons de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité ! »

Au déploiement de l'oriflamme et des bannières agitées autour de l'autel par les mains des chefs des départements et des corps armés, aux salves du canon qui tonnait sur les collines de la Seine, un million de voix répètent les premiers mots de ce serment, et prennent la France et le ciel à témoin de leur invincible accord dans la liberté conquise et dans la monarchie respectée. Le président de l'Assemblée nationale s'avance et répète le serment à la constitution et au roi. Le roi se lève le dernier, élève sa main vers le ciel, puis l'étend sur son peuple. Un silence attentif laisse entendre sa voix à l'élite de la France et à l'armée qui l'entourent :

« Moi, roi des Français ! » s'écrie-t-il avec l'accent de la sincérité et de la conviction, « je jure d'employer tout le pouvoir qui m'est confié par la loi constitutionnelle, à maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par moi, et à faire exécuter les lois ! »

Une acclamation unanime et prolongée court à ces paroles sur toute l'enceinte. Le peuple croit tenir le cœur avec la parole de son roi ; le roi croit avoir ressaisi le plus légal et le plus doux des empires avec le cœur de son peuple. La reine, émue elle-même par cet attendrissement sympathique qui triomphe pour un moment en elle des murmures de l'orgueil et des soulèvements de l'opinion, élève le Dauphin, son fils, dans ses bras, le présente aux regards des fédérés et de la nation, et lui fait imiter le geste du serment prêté par son père. « Voilà mon fils, » dit-elle d'une voix entrecoupée et tremblante, « voilà mon fils ; il partage avec moi les mêmes sentiments ! »

Cette apparition inattendue de la mère et de l'enfant dans la sévérité militaire et populaire de la scène, ce cri qui semble s'échapper de la force de l'émotion, cette femme qu'on s'accuse d'avoir fait pleurer, cet enfant qui parait le gage visible de la perpétuité des races et de la félicité publique, prennent les fédérés et le peuple par tous les sens et par tous es attendrissements de l'âme. Les ombrages s'évanouissent, les factions se taisent, la confiance vole au-devant des serments de la reine, du roi, de leur fils ; l'Assemblée nationale, les partis qui la divisent, les tribuns, les Jacobins, les journalistes, les démagogues, les aristocrates, Lafayette lui—même, jusque-là le coryphée de la fédération, tout s'efface : les regards, les pensées, les respects, les tendresses de la nation armée ou désarmée, ne cherchent plus que le roi et la famille royale. Les bras se tendent vers la tribune où le roi, la reine, l'enfant, ont parlé ; les larmes coulent, les sanglots coupent les cris de Vive le roi ! une légion de tambours pareils à ceux qui couvrirent sa voix autour de son échafaud élèvent un roulement immense au-dessus du murmure d'amour et de fidélité de la foule ; douze cents musiciens prêtent aux instruments les plus sonores les accents d'ivresse et d'harmonie de tout un peuple ; les soldats élèvent leurs bonnets à la pointe de leurs baïonnettes, et les brandissent vers le ciel et vers le roi ; les vieillards et les jeunes hommes s'embrassent comme si la concorde des tiges devait signifier désormais la concorde des pensées ; les mères serrent leurs enfants contre leur cœur en leur montrant du geste cet autre enfant de la nation qui fera la félicité de la patrie.

Le délire de l'espérance nageait dans tous les yeux. La France n'était plus une nation, c'était une famille. Le cri qui s'échappait de son âme retentissait à la même minute, par le même serment, dans ses quarante mille communes, par la voix de vingt-cinq millions d'hommes. Le canon de fête se répondait de colline en colline, de l'extrémité des Alpes et des Pyrénées aux rivages de l'Océan. L'Europe, étonnée et attentive, ne savait pas si elle devait se réjouir ou s'alarmer. Les peuples concevaient, à ce bruit, l'explosion d'une justice, d'une égalité, d'une fraternité qui devaient un jour pacifier la terre. Les cours et les camps de l'étranger prenaient le pressentiment de la force invincible qu'une pareille confédération donnerait à la Révolution et à la patrie. La France avait juré, le monde devait croire.

Ainsi finit ce beau four.

 

XIX.

Le roi rentra dans la ville et dans le pelais sous un tonnerre incessant d'acclamations et d'enthousiasme. La France, satisfaite, voulait lui rendre la Révolution douce.

Lafayette avait trop paru, avant et pendant la cérémonie, le dictateur de la France armée ; il avait porté ombre au roi et même à l'Assemblée. Son popularisme était honnête, mais insatiable. Il voulut paraître encore, après, le héros sinon le roi de la fédération. Il réunit dans les jardins de la Muette, château de plaisance aux portes de Paris, vingt-cinq mille fédérés des départements, dans un banquet dont il était l'hôte. Les tables, plus vastes que les convives, admirent encore à ce festin patriotique des milliers de soldats et de citoyens de Paris et des campagnes fraternisant avec les fédérés. La profusion des mets et des vins, la présence des femmes accourues de Paris pour assister à cette fête, les chants, les danses, l'ivresse, la nuit, les illuminations, les délices, donnèrent à ce repas militaire le désordre et le tumulte d'une orgie de patriotisme. Lafayette, Proclamé par ces soldats et par ces femmes le premier des citoyens de l'empire, y jouit d'un triomphe mal séant pour un simple citoyen, provoquant pour un dictateur. Le besoin d'importance était sa faiblesse. Une telle ovation en face du palais affrontait l'envie. Les royalistes et les démocrates l'en punirent par des sarcasmes et par des invectives qui commencèrent la première expiation de son bonheur.

 

XX.

Les fédérés, fiers de représenter la France dans Paris, y prolongèrent leur séjour, et tempérèrent, par un sincère attachement au roi constitutionnel, le foyer des factions haineuses toujours alimenté par les journaux de la capitale. Marat, Loustalot, Carra, Camille Desmoulins, pamphlétaires implacables, essayèrent en vain de flétrir, comme des actes de servitude, les témoignages de respect que les citoyens armés des départements avaient apportés au roi de la constitution. Les fédérés, mieux inspirés que ces tribuns de plume et de clubs, s'honorèrent d'avoir honoré le chef légal de la nation. Ils reportèrent dans leurs provinces et dans leurs familles, avec le récit du serment mutuellement prêté, un esprit de calme, de force et de popularité civique pour le roi, propre à faciliter aux législateurs l’œuvre presque achevée de la liberté.

La France, Lafayette et le roi avaient grandi par la fédération. L'Assemblée seule avait décliné. L'enthousiasme qui l'entourait au commencement de la Révolution se retirait d'elle et passait d'un côté au roi, de l'autre aux Jacobins. Les partisans de l'ordre monarchique lui reprochaient d'en avoir méconnu toutes les conditions constitutives en énervant le pouvoir exécutif, en confondant partout le pouvoir délibérant et le pouvoir agissant, en plaçant l'administration dans la main de consuls élus et irresponsables qui ne rendaient compte de leurs mesures qu'à l'opinion, en brisant et en morcelant la hiérarchie et l'unité de la force publique ; enfin, d'avoir investi les départements, les districts, les municipalités d'attributions tellement souveraines, qu'elles annulaient complétement l'exercice de la souveraineté nationale dans la personne de l'Assemblée comme dans la personne du roi. Ces reproches étaient trop fondés.

Les Jacobins, au contraire, lui reprochaient, avec autant de raison, d'avoir dépossédé seulement une aristocratie par une autre ; d'avoir méconnu dans la pratique les droits de l'homme proclamés par elle comme une vaine théorie ; d'avoir basé le droit électoral de souveraineté sur la propriété, et non sur la nature ; d'avoir faussé, dès le commencement de l'œuvre démocratique, les principes de Jean-Jacques Rousseau, leur législateur ; enfin, d'avoir fait de la constitution une contradiction permanente, république à la base, privilège au milieu, monarchie au sommet, anarchie partout.

De plus, les corps délibérants, comme l'Assemblée nationale, sublimes de loin quand on les voit en perspective et qu'on les entend à distance, sont tristes à contempler de près. Le génie, le bon sens, l'éloquence, n'y sont que de rares exceptions qui élèvent par moments la tribune au-dessus de toutes les institutions humaines, car c'est le trépied de l'intelligence, du courage et de la vertu. Mais les médiocrités, les intrigues, les passions, les rivalités, les tumultes, les scandales, y contristent plus souvent les spectateurs. On se lasse de respecter des assemblées qui ne se respectent pas elles-mêmes. Du dégoût, on passe au mépris ; du mépris, à l'indifférence. On se refuse à croire que l'inspiration de Dieu et la sagesse des nations, au lieu d'éclore dans le silence et dans le mystère de la méditation des hommes d'État, puissent sortir de ces chocs de paroles, comme l'éclair sort du choc des nuages ; on se décourage de la tribune, et la tyrannie, une et silencieuse, parait, pour quelque temps, aux Ames faibles et inconstantes, préférable à cette tyrannie du verbe et du bruit.

L'Assemblée nationale, à demi usée par ses agitations intestines, était désertée pour la cour par les royalistes, et pour les Jacobins par les démocrates. Ce fut le moment où la société des Jacobins, ou des Amis de la Constitution, commença à prendre dans l'opinion révolutionnaire un ascendant que l'Assemblée lui abandonnait, et qui devait bientôt concentrer et absorber la dictature morale de la Révolution.

Nous avons, dans l'Histoire des Girondins, décrit les séances des Jacobins et raconté leur lutte avec la Contention. Disons ici leur origine, leur esprit et leur action sous l'Assemblée constituante.

 

XXI.

La réunion ou le club des Jacobins s'appela d'abord club Breton, du nom de la province où le patriotisme constitutionnel avait réuni et confédéré les premiers patriotes ; il s'était élargi bientôt aux proportions de l'esprit national, il avait pris le nom de club des Amis de la Constitution. A l'installation de l'Assemblée nationale à Paris, après les journées d'octobre, il avait reçu le nom de club du Manège de la rue du Bac. Après la dispersion des religieux de leurs monastères sécularisée, ce club, grossi, par l'affluence toujours croissante de ses membres, députés, publicistes, écrivains, journalistes, citoyens étrangers même, s'était installé dans le couvent abandonné des anciens religieux connus sous le nom de Jacobins.

 

XXII.

L'édifice semblait avoir été adapté d'avance au caractère sombre et tragique de la nouvelle institution qui venait l'occuper. Le fanatisme de la philosophie naissante succédait au fanatisme monastique du couvent où Jacques Clément avait respiré son crime.

Trois portes, surmontées de niches creusées dans la pierre noircie par l'atmosphère de la ville, donnaient entrée à l'édifice sur la rue Saint—Honoré. Une vaste cour plantée d'arbres en avenue séparait ces portes extérieures des marches du couvent. Le portail de l'église se présentait en face ; les cellules des moines s'étendaient à droite et à gauche. Ces cellules et les corridors qui les desservaient étaient séparés du tumulte de la ville par de vastes jardins dont les arbres ombrageaient leurs fenêtres. L'église, vaste, ténébreuse, surbaissée, obstruée d'énormes piliers portant de lourdes voûtes, de tombeaux et de statues funèbres, ressemblait elle-même à un grand sépulcre. Les pensées extrêmes et sinistres y naissaient d'elles—mêmes, du lieu, de l'obscurité, des images du monument. Le vide de son enceinte semblait attester dans la fuite et dans le deuil d'un culte, l'invasion d'un autre culte parmi les ruines. Un cloître carré dont les arcades ouvraient sur un verger inculte et qui servait jadis de préau à ces prisonniers volontaires, éloignait l'église et les bâtiments du bruit de la ville. Au-dessus de l'église, une salle aussi vaste que les nefs servait de bibliothèque au couvent. Cette salle, haute, nue, voûtée, sonore, autour de laquelle régnait un cordon de tribunes propres à contenir un nombreux auditoire, avait été construite pour servir de synode aux moines que les intérêts de leur ordre réunissaient à Paris. Elle allait devenir le grand synode de la Révolution.

Le couvent, acheté par un citoyen qui en cherchait l'usage, avait été loué aux orateurs du club Breton, cherchant eux-mêmes pour leur club une enceinte vaste et retentissante au cœur de Paris.

 

XXIII.

Le député breton Chapelier, sectaire Apre et fervent de la liberté provinciale ; Mirabeau, à qui toutes les tribunes convenaient dans l'occasion pour porter plus loin sa voix ; Barnave, qui sortait de l'obscurité par la parole ; Sieyès, qui aimait à inspirer plus qu'à dire ; l'évêque d'Autun, Talleyrand-Périgord, qui étudiait l'opinion pour la devancer ; les trois Lameth, qui se plaisaient à rappeler les Gracques, transfuges énergiques de l'aristocratie dans les rangs du peuple ; le baron de Menou, qui portait dans les motions l'intrépidité des camps ; les Larochefoucauld, les Noailles, les Lafayette, apôtres et modérateurs à la fois de la nouvelle philosophie politique ; Target, poussé par une renommée de juriste disert à des luttes de caractère pour lesquelles la nature l'avait mal trempé, et qui refusa plus tard son éloquence au roi devant le peuple ; Tronchet, laborieux organisateur de législation constitutionnelle ; Rœderer jeune, ambitieux honnête, qui épiait une carrière pour ses talents dans la poussière d'une révolution, et qui, après avoir servi la liberté, devait servir indifféremment plus tard le despotisme de l'Empire ; Adrien Duport, extrême de pensées, réservé de paroles, conspirateur réfléchi, qui servait sans le savoir d'oracle et de modèle au jeune Robespierre ; le duc d'Orléans et ses fils, initiés par lui avant l'âge aux cénacles populaires ; les Voidel, les Sillery-Genlis, les Biron—Lauzun, les Montesquiou, les Laclos ; Barrère, qui cajolait alors cette faction, et qui devait les cajoler toutes et les immoler tour à tour avec l'hypocrisie d'un séide et la souplesse d'un Séjan ; Péthion, convaincu et courageux, ces deux vertus des apôtres, capable de conquérir une grande popularité par les principes et de l'abdiquer devant les crimes ; Buzot, idole de l'admiration civique de madame Rolland, digne de cette amitié par sa vie et par sa mort ; Robespierre, enfin, le familier des Lameth, l'émule de Barnave, mais le disciple avant tout de J.-J. Rousseau, indifférent alors à la monarchie ou à la république, mais décidé à triompher avec son principe d'égalité, à périr avec lui, et, ce qui fit plus tard sa force et son crime, à lui sacrifier non* seulement sa propre vie, mais la vie des incrédules à sa foi.

 

XXIV.

A ces précurseurs du jacobinisme s'associèrent successivement, et par l'attraction d'une pensée commune, les membres de l'Assemblée, de la Commune, des districts, des clubs, des académies de la capitale et des provinces, les plus pénétrés des vérités de la philosophie naissante, et les plus résolus à leur propagation : Chabroud, Dumetz, Populus, Prieur (de la Marne), Prieur (de la Côte-d'Or), Mounier, Boissy d'Anglas, Emery, ami de Mirabeau ; Anthoine, Salles, Volney, Garai, Rabaut Saint-Étienne, Lenoir-Laroche, des Meuniers, Bouchotte, Voulland, Rewbel, Lecarlier, Camus, Vadier, Merlin (de Douai), Duquesnoy, ]Dauzat, Treilhard, Lareveillère-Lépeaux, qui méditait déjà de personnifier la raison humaine sur l'autel ; Alexandre de Beauharnais, les deux Jaucourt, émules de Lafayette ; Latouche-Tréville, de Broglie, Rochambeau, Mathieu de Montmorency, le duc de Luynes, Laborde, que sa fortune égalait à l'aristocratie ; Arthur Dillon, Lepelletier de Saint-Fargeau, victime depuis de la faveur populaire, cherchée par lui jusque dans le sang du roi ; Toulongeon, Castillan, Crillon, Clermont-Tonnerre, Condorcet.

On voit par ces noms, les plus grands de la monarchie et les plus mémorables de la Révolution, que le club des Amis de la Constitution ou des Jacobins n'était point une faction plébéienne ni patricienne, mais une sorte de religion commune, de raison, de philosophie et de liberté, qui réunissait tous les rangs, pourvu qu'on crût aux mêmes dogmes.

Les clubs inférieurs, mais en général affiliés aux Jacobins, étaient déjà alors aussi nombreux que les soixante districts de Paris. La voix de Danton, qui, à lui seul, était un parti, avait groupé autour de celui des Cordeliers Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Paré, Legendre et tous les hommes plus démagogues que les Jacobins, qui professaient les mêmes principes, mais qui, dédaignant de vains débats sur les théories, voulaient la Révolution par coup d'État populaire.

Après la transformation des districts en quarante-huit sections, au mois de juin 1790, les clubs, diminués de nombre, mais accrus d'ardeur et de retentissement, continuèrent à étouffer de leur bruit la voix de l'Assemblée et à entretenir l'agitation fébrile de la capitale. Les clubs sont, partout où ils existent, l'institution souveraine de l'anarchie, anarchie eux-mêmes, qui ne peut que s'entre-combattre et se déchirer. Mais l'interrègne entre la constitution détruite et la constitution à naître leur appartenait par nécessité, comme l'interrègne du pouvoir exécutif appartenait à Lafayette et aux Citoyens armés. Une fois la constitution établie, république ou monarchie, cette constitution devait les dissoudre. La liberté de l'agitation publique à heure fixe ou permanente par la parole anonyme et irresponsable devant la multitude ameutée, n'est pas la liberté individuelle de la pensée, c'est la liberté du tumulte, de la sédition, de l'oppression et souvent de la révolte contre le gouvernement national ou de l'attentat contre les citoyens. La liberté ne peut vivre que d'ordre dans les républiques, et tout ordre est incompatible avec ces perpétuels rassemblements où chacun prend son mandat dans sa passion, et peut communiquer sa passion, son sophisme ou son crime à la foule, force exécutive des factions.

 

XXV.

Ces clubs ou ces sociétés politiques, imitation ou rivalité des Jacobins, prenaient leurs noms de leur section, de leurs doctrines ou de leurs fondateurs : société des Amis des Noirs, club des Impartiaux, club de la Bouche de Fer, au cirque du Palais-Royal, où les femmes de ce jardin public faisaient des motions, club de Quatre-Vingt-Neuf, club des Feuillants, Jacobins tempérés de principes monarchiques ; société Fraternelle des deux sexes, club des Cordeliers, qui les dévora tous, et qui fut dévoré lui—même par ses adeptes ; société des Hommes libres, club des Indigents, club des Femmes, club de l'Évêché, où tous les autres envoyaient des représentants pour conspirer en action commune, et d'où sortirent le 10 août et les massacres de septembre.

Les Jacobins, qui ne comptaient alors qu'environ trois cents membres affiliés à leur société, étaient les législateurs, les sages et les politiques de ces clubs. L'opinion éclairée et constitutionnelle du pays voyait en eux ses vrais oracles. Ils éclipsaient tout, à l'exception de Danton, aux Cordeliers, par le talent et par la mesure de leurs délibérations. Danton lui-lame et ses protégés, Camille Desmoulins, Paré, Fabre-d'Églantine, Marat, en faisaient partie, et désertaient dans les grandes circonstances leur propre club pour venir assister et haranguer au club des Jacobins.

Plus de quatre cents sociétés affiliées dans les principales villes des départements correspondaient avec la société mère et répercutaient par tout l'empire ses inspirations. Les journaux transmettaient le récit de ses séances et le texte de ses harangues aux provinces et à l'Europe. Ils avaient accaparé l'écho universel. Ils parlaient, ils n'agissaient pas : leur penchant était dans le prosélytisme. Semblables à ces conciles œcuméniques où s'élaboraient les dogmes nouveaux de la religion fraternelle, à la naissance du christianisme, ils étaient le concile perpétuel des dogmes sociaux et politiques de la philosophie. Le Contrat social était leur Évangile. L'âme de Jean-Jacques Rousseau était l'âme des Jacobins. On retrouvait en eux ses principes, ses théories, ses sophismes, es vérités, ses rêves, ses vertus et jusqu'à son envie, ce vice des démocraties, qui les venge, niais qui les perd.

Leurs dogmes étaient ceux de l'Evangile, empruntés à la révélation, commentés par Fénelon, rectifiés par la raison philosophique, convertis en code purement humain par J.-J. Rousseau et per ses disciples. Ces dogmes étaient ;

« La souveraineté rationnelle du peuple substituée à la souveraineté mystérieuse des rois sacrés par une prétendue investiture divine de la main des prêtres.

« Le contrat conditionnel et résiliable toujours entre les peuples et les rois.

« Le droit des trônes subordonné SU droit incessible et à l'intérêt du peuple.

« L'abolition de toutes les classes nobles de naissance ou privilégiées héréditaires qui établissent des distinctions préalables entre les hommes,

« Les services rendus à la communauté, seul titre aux supériorités viagères dans l'ordre social.

« Les religions considérées comme pensée purement humaines et individuelles, émancipées de la réglementation des faveurs ou des oppressions de l'État, et restituées respectueusement à la libre administration de leurs cultes par les fidèles.

« Le peuple souverain et représenté par une ou plusieurs assemblées élues, faisant seul les loin par lui-même ou pour lui-même,

« Un pouvoir exécutif distinct du pouvoir législatif, confié ou viagèrement à un magistrat suprême responsable, ou héréditairement à un magistrat appelé roi, mais subordonné à la souveraineté inaliénable du peuple.

« Une administration publique élue presque à tous les degrés de sa hiérarchie par les citoyens.

« Une armée commandée par le magistrat suprême ou par le roi.

« La guerre ou la paix enlevées aux caprices des rois et délibérées par le peuple.

« L'esprit de conquête répudié par les nations et la paix perpétuelle fondée sur le principe de la fraternité universelle.

« La liberté des citoyens s'étendant jusqu'aux limites fixées par la loi, où cette liberté des uns deviendrait un empiétement ou une usurpation sur la liberté des autres.

« L'impôt ou le subside national au gouvernement, dû par tous les citoyens sans exception, dans la proportion exacte de leurs propriétés ou de leurs facultés.

« La subdivision de la propriété favorisée par la loi des héritages et par la charité du gouvernement pour les déshérités des classes inférieures, jusqu'à l'abolition graduelle des prolétaires.

« Le développement de la raison publique encouragé par la faculté reconnue à chaque citoyen de parler ou d'écrire sa pensée.

« L'appel perpétuel et universel par la parole à l'opinion publique, contrôle des idées et tribunal anonyme du gouvernement et des magistrats.

« L'éducation du peuple, devoir de la nation envers le peuple, envers elle-même et envers l'humanité tout entière.

« La foi .absolue dans la souveraineté, dans la toute-puissance et dans l'infaillibilité et la conscience du genre humain, abandonnée à toute son expansion libre sur la terre.

« En deux mots, la divinité et la raison, assurant aux hommes en société le triomphe de la justice et le règne de la vertu. »

Tels étaient, en principe, les dogmes fondamentaux des Jacobins. Ces principes vrais conduisaient logiquement à la république.

Mais dans l'application à la France, héréditairement monarchique, les : Jacobins admettaient de bonne foi des ajournements, des tempéraments, des transactions avec les habitudes et les préjugés de la nation, qui témoignaient en eux une politique d'hommes d'État égale à leurs théories de philosophes.

Ils ne proposaient point la république, dont ils redoutaient encore la nouveauté et les agitations chez un peuple longtemps façonné à l'unité, à la personnification du pouvoir et à l'hérédité dynastique d'une même famille dans la suprême magistrature appelée royauté. Ils laissaient la personne ; ils laissaient l'hérédité exceptionnelle de cette première magistrature ; ils laissaient le titre de roi, ils changeaient seulement les fonctions. Ils bénissaient même sincèrement la nature de leur avoir donné pour cette facile transformation du despotisme en souveraineté du peuple un roi bon, bien intentionné, philosophe lui-même, facile par caractère et par principes aux concessions, -et qui n'avait d'autre ambition que celle de régénérateur du bonheur du peuple. Ils s'efforçaient sincèrement de populariser le roi toutes les fois que ses concessions à leurs principes favorisaient dans l'empire la paisible transformation des privilèges en égalité, du despotisme en liberté, de l'ordre ancien en ordre nouveau. On les voyait partout plus attentifs à amortir les factions qu'à le soulever. Ils étaient souvent à leur tribune les pacificateurs des séditions, des turbulences ou des impatiences de la multitude.

Telle fut, en réalité, la première phase de l'apostolat des Jacobins. Il ne manquait qu'une chose à la vérité et à la moralité de leur secte, c'était ce qui avait également manqué à leur apôtre J.-J. Rousseau dans son livre du Contrat social : le sentiment de la nécessité et de l'organisation du pouvoir exécutif dans les sociétés humaines. Ils confondaient sans cesse et puérilement, comme lui, la délibération, qui doit être libre, multiple, élective, avec l'action, qui doit être, dans les républiques mêmes, une hiérarchique, obéie, irrésistible, légale sans doute, mais absolue dans sa légalité. Ils brisaient par l'élection de tous les magistrats le mécanisme dé l'autorité publique, républicaine ou monarchique ; en sorte qu'en la plaçant partout à la circonférence, il n'en restait que le vain simulacre et la responsabilité dérisoire au centre. Leur gouvernement était tout pensée, le bras y manquait ; c'est ce qui les précipita dans l'anarchie, et de l'anarchie dans le despotisme de l'échafaud. Les hommes sont corps et âme. La philosophie des Jacobins n'avait pas de corps.

 

XXVI.

Leurs séances en 1789 et en 1790 ressemblaient plus à des académies de législation qu'à des conciliabules de factions. lin public réfléchi y assistait avec décence, cherchant la vérité plus que la passion. Des orateurs graves, la plupart inconnus encore, y montaient l'un après l'autre à la tribune, et y lisaient des discours étudiés, dans lesquels ils traitaient dogmatiquement les questions sociales ou politiques soumises en ce moment à la délibération de l'Assemblée nationale ou à l'élaboration de l'opinion publique. Le génie de Rousseau imprimait seulement son empreinte à ces orateurs. Ils y cherchaient comme lui l'attention dans l'apostrophe, et l'éloquence dans la déclamation.

Les spectateurs avaient la décence des publicistes : ils interrompaient rarement ; ils applaudissaient avec discernement. Peu à peu ils faisaient justice des discoureurs subalternes en murmurant à leur nom ; ils distribuaient équitablement leur estime ou leur engouement entre les autres ; ils se passionnaient pour des favoris et des idoles de tribune. Mirabeau, quand il daignait y paraître, les subjuguait d'une période, d'un geste, d'un accent. Danton leur imprimait des commotions convulsives. Mais Robespierre, surtout, bien qu'il n'atteignît jamais le pathétique, le prestige et la majesté de ces grandes voix, les intéressait par sa jeunesse, et les touchait par l'obstination et la logique de ses travaux. Son assiduité aux séances et l'immensité, quoiqu’un peu monotone, de ses études, faisait de Robespierre une habitude et un besoin à son auditoire. Il semblait avoir pris la charge de penser pour tous. On le croyait un homme consumé du feu de la philanthropie, un martyr volontaire de la pensée décidé à épancher sa vie avec sa pensée dans l'âme du siècle. Le peuple inférieur surtout, sur les misères duquel il revenait sans cesse avec un sentiment de justice et de pitié auquel ce peuple n'était pas accoutumé et qu'il ne savait pas distinguer encore de l'adulation, croyait s'attendrir encore sur lui-même en s'attendrissant sur Robespierre. Il était le philosophe des Jacobins ; Péthion en était le législateur ; Danton, le tribun ; Sieyès, l'oracle ; Barnave, l'orateur ; les Lameth, les politiques ; Mirabeau, l'éblouissement.

Paris et la France commençaient à être plus attentifs aux séances et aux journaux du club des Jacobins qu'aux séances et aux journaux de l'Assemblée nationale. L'Assemblée nationale ne faisait que des lois ; les Jacobins faisaient des utopies. Ceux que blessaient les lois se réfugiaient dans les utopies, qui ne blessent personne. La popularité quittait les faits pour aller aux rêves. Toutes les popularités se réunissaient pour donner au club des Jacobins la toute-puissance d'une dictature de l'opinion.

 

XXVII.

A mesure que les séditions et les factions populaires étaient venues grandir cette puissance et dénaturer le caractère studieux et philosophique des Jacobins pour en faire un foyer d'opposition au roi et de rivalité à l'Assemblée, les membres constitutionnels et monarchiques de cette société s'en étaient éloignés un à un pour chercher ailleurs des tribunes plus conformes à leur modération ou à leur royalisme. Ils avaient tenté d'élever tribune contre tribune et club contre club. Malouet, d'Espréménil, Virieu, Cazalès, Montcalm, Boufflers, le vicomte de Mirabeau, frère du grand homme, d'Ambly, d'Estourmel, Bouthélier, Faucigny, Mortemart, Clermont-Lodève, venaient de fonder le club des Modérés, club de royalistes déguisés sous ce nom. Leur voix retentissait dans le vide : l'auditoire manquait aux doctrines. Ces noms aristocratiques prémunissaient le peuplé contre l'aristocratie déchue, même quand elle prenait en main la cause de l'impartialité et de la constitution. Camille Desmoulins raillait amèrement ces rivaux du jacobinisme.

« Ils élèvent, » écrivait-il, « autel contre autel ; ils disent : Formons une ligue aux Feuillants (autre content voisin des Jacobins, vacant par la sécularisation de l'ordre) ; mais l'essentiel est de se défaire de ce nom d'aristocrates qui nous poursuit et qui nous fait plus de mal que la lanterne. Prenons celui de modérés. Qui sont-ils ? Des pirates qui arborent perfidement un pavillon neutre pour saisir plus sûrement leur proie ! »

Toutes ces sociétés rivales n'avaient pas tardé de languir, faute d'air monarchique dans la France révolutionnaire. Les émeutes factices fomentées par les Cordeliers et les Jacobins, condamnées par Bailly, mollement réprimées par Lafayette, trop cher encore aux Jacobins pour les punir, devaient bientôt les disperser dans leur germe. Les Jacobins, qui défiaient déjà la représentation nationale et le trône, ne pouvaient pas subir impunément la rivalité de l'aristocratie. Menacés dans leur ascendant exclusif sur l'opinion, ils exagérèrent leurs principes par une jalouse émulation de tribune, et devinrent une fiction organisée dans tout l'empire avec plus de force que le gouvernement et avec plus de popularit4 que l'Assemblée. Leurs motions devinrent des lois, leurs pétitions des ordres, leurs séances des tumultes. Mirabeau et les hommes de 1799 ne furent plus à leurs yeux que des traîtres ; Lafayette lui-même, d'abord respecté par eux à cause de son empire sur la garde nationale et sur le roi, ne fut plus dans leurs discours et dans leurs journaux qu'un de ces ambitieux amphibies vivant de faux popularisme dans la ville et de fausse complaisance à la cour. Marat, Camille Desmoulins, Danton, qui l'avaient longtemps ménagé, l'abandonnèrent. Les feuilles jacobines débordèrent de sarcasmes, de diatribes, d'invectives contre ce nouveau Cromwell.

 

XXVIII.

L'Assemblée, un moment muette, délibérait avec des émotions redoublées sur les troubles qui ensanglantaient tour à tour Avignon, Montauban, Marseille, Brest, Soissons. Maury, Cazalès, Mirabeau, Barnave, luttaient au milieu des tumultes frénétiques des tribunes, les uns pour les séditieux, les autres pour les victimes. Les deux partis se renvoyaient les plus outrageantes apostrophes et se précipitaient tour à tour à la tribune. Le peuple, à l'issue des séances, suivait les uns de ses acclamations, lés autres de ses menaces. Maury et Cazalès, aguerris par l'habitude du péril, montraient sous les outrages des attroupements un sang-froid et une intrépidité dignes des martyrs de leur conviction. Des bruits de conjuration contre—révolutionnaire et de trames ourdies par la cour avec l'armée, circulaient dans les clubs et servaient de texte quotidien aux dénonciations des feuilles démagogiques. Le calme momentané qui avait signalé la fédération s'était évanoui avec les fédérés.

La cour voulut profiter du retour d'opinion que la fédération ides provinces avait signalé en faveur du roi, pour nourrir l'indignation publique et pour exciter une réaction de sentiments plus décisive dans l'esprit des bons citoyens, par les débats du procès sur les journées des 5 et 6 octobre. Les royalistes, mal inspirés, espéraient ainsi confondre, aux yeux des départements et de l'Europe, le mouvement unanime de la Révolution au 14 juillet avec les forfaits nocturnes de quelques scélérats désavoués du peuple qui avaient souillé et ensanglanté le palais des rois à Versailles. On sait que le duc d'Orléans, le duc d'Aiguillon, Mirabeau et beaucoup d'autres membres du parti populaire dans l'Assemblée étaient impliqués dans ce procès comme fauteurs ou comme acteurs de ces attentats. On voulait les vouer, par des témoignages juridiques, à l'exécration et au mépris des hommes de bien. ie tribunal du Châtelet, composé en majorité d'ennemis de la Révolution, avait poursuivi lentement ses enquêtes et ses interrogatoires sur ces événements ; il promettait des révélations sinistres à la curiosité des uns, à la vengeance des autres.

Mirabeau, dans sa correspondance secrète, se montre incertain entre le désir et la crainte de voir éclater ce rapport si longtemps suspendu sur sa tête. Dans sa double situation de tribun du peuple et d'affidé du roi, il lui était également difficile de se justifier sans offenser les démagogues, ou de récriminer contre les accusateurs sans offenser la cour. Mais les royalistes, le Châtelet, Lafayette lui—même et ses amis ne voulaient plus attendre ni compatir à ces embarras d'esprit de l'orateur. D'ailleurs, le duc d'Orléans était rentré malgré eux à l'Assemblée ; il avait repris ses liaisons avec les Jacobins, il inquiétait Lafayette, il alarmait la cour, il défiait le coup. C'était l'heure de le porter. Les amis de Lafayette ne s'affligeraient pas si une part de criminalité et d'horreur retombait par cette procédure sur la tête de Mirabeau.

Le lieutenant civil du Châtelet parut enfin devant l'Assemblée nationale, armé des volumineux interrogatoires par lesquels le tribunal avait cherché à pénétrer les ténèbres de cette nuit.

« Nous allons, » dit-il avec une solennité qui annonçait des révélations tragiques, « déchirer le voile qui enveloppait une procédure malheureusement trop célèbre. Ils vont être connus, ces secrets pleins d'horreur ils vont être révélés, ces secrets qui ont souillé le palais du roi ! Des hommes ont égaré la multitude pour la rendre complice de leurs crimes. Mais quelle a été notre douleur lorsque nous avons reconnu parmi les accusée deux membres de cette auguste Assemblée ! Ah ! sans doute ils s'empresseront de descendre dans l'arène et de solliciter eux-mêmes la poursuite de cette grande affaire, et nous prions l'Assemblée nationale de créer un tribunal dune de la terminer.

Les deux membres inculpés par la procédure étaient le duo d'Orléans et Mirabeau. Le duc d'Or-Mue se tut par timidité ou per dignité. Mirabeau, eau se soulever avant le temps contre une imputation qu'il était sir de confondre, demanda que l'Assemblée, par respect pour elle-même, ne livrât pas ses membres a la Justice, avant d'avoir examiné s'il y avait des motifs valables It l'accusation. Maury, pressé de vengeance, insista pour que les accusés fussent abandonnés, sans examen préalable, au tribunal, Péthion s'affligea de l'éclat scandaleux et inopportun donné à des rumeurs banales qu'on croyait assoupies par le temps.

Cazalès, ordinairement plus modéré et plus généreux, abusa de la colère contre le duc d'Orléans et contre Mirabeau. « Il n'est pas un membre de cette assemblée, dit-il en escaladant la tribune, qui puisse vouloir soustraire à la loi les auteurs d'un exécrable forfait qui a souillé la Révolution, qui pèse sur elle et qui fera son éternelle honte ! L'asile du roi violé, les marches du trône ensanglantées ! ses défenseurs égorgés ! d'infâmes assassins poursuivant jusque dans ses appartements la fille de Marie-Thérèse, la reine des Français ! cette femme dont le nom survivra à ceux des infâmes conspirateurs du 6 Octobre ! Ils étaient députés, ils étaient Français, ils étaient hommes, et ils se sont souillés de ces attentats ! La loi frapperait toutes les têtes, et eux ils s'élèveraient au-dessus de la loi !... »

La colère de Cazalès ne put prévaloir contre la dignité de l'Assemblée : on chargea le comité des rapports d'examiner les accusations et les témoignages contre les membres de l'Assemblée. Un député, connu par ses relations avec le parti du duc d'Orléans, nommé Chabroud, fut chargé du rapport. Les conclusions en étaient d'avance pressenties. L'Assemblée ne voulait pas trouver de coupables dans son sein. Ce rapport, écrit par Chabroud sur le ton d'une incrédulité dérisoire, parut avoir été combiné pour innocenter les accusés, en jetant le ridicule sur les accusateurs et le mépris sur les témoins. La légèreté des indices et le néant des preuves facilitaient cette œuvre du rapporteur, On ne discernait dans les interrogatoires que ces rumeurs vagues, contradictoires et sans autorité qui s'élèvent le lendemain des grands événements et qui cherchent dans des combinaisons les causes des hasards et des forfaits. Rien n'inculpait jusqu'au sang, pas même jusqu'à la fomentation directe des mouvements, le duc d'Orléans ni Mirabeau. Leur opinion, dans ce débordement du peuple de Paris sur Versailles, était leur seul crime. Le nombre, la. nuit, l'agitation d'une multitude surexcitée par la veille et par l'ivresse, la négligence de Lafayette, son sommeil fatal, mais innocent, étaient les seuls coupables.

Mirabeau n'eut pas de peine à écraser sous le ridicule et sous le dédain les vains témoignages allégués contre lui. Nous anticipons de quelques semaines sur cette discussion interrompue, pour donner ici, avec son discours, le dénouement de cette longue accusation. Il ne daigna pas se courroucer ; il joua avec les inculpations qu'on lui jetait, comme la force et l'innocence avec les puérilités de la haine.

« Ce n'est pas, dit-il, pour me défendre que je monte à cette tribune. Je ne me regarde point comme accusé, car si je croyais qu'un seul homme de sens — j'excepte le petit nombre d'ennemis dont je tiens à honneur les outrages — pût me croire accusable, ce n'est pas dans cette assemblée que je me défendrais. Je voudrais être jugé, et la seule faveur que je vous demanderais, ce serait un tribunal.

« Mais je ne puis pas douter de votre opinion ; et si je me présente ici, c'est pour ne pas manquer une occasion solennelle d'éclaircir des faits que mon profond mépris pour les libelles, et mon insouciance trop grande peut-être pour les bruits calomnieux, ne m'ont jamais permis d'attaquer hors de cette assemblée ; qui, cependant, accrédités par la malveillance, pourraient faire rejaillir, sur ceux qui croiront devoir m'absoudre, je ne sais quels soupçons de partialité. Ce que j'ai dédaigné quand il ne s'agissait que de moi, je dois le scruter de près quand on m'attaque au sein de l'Assemblée nationale et comme en faisant partie.

« Les éclaircissements que je vais donner, tout simples qu'ils vous paraîtront sans doute, puisque mes témoins sont dans cette assemblée, et mes arguments dans la série des combinaisons les plus communes, offrent pourtant à mon esprit, je dois le dire, une assez grande difficulté.

« Ce n'est pas de réprimer le juste ressentiment qui oppresse mon cœur depuis une année, et que l'on force enfin à s'exhaler. Dans cette affaire, le mépris est à côté de la haine ; il l'émousse, il l'amortit ; et quelle Aine assez abjecte pour que l'occasion de pardonner ne lui semble pas une jouissance !

« Ce n'est pas même la difficulté de parler des tempêtes d'une juste révolution, sans rappeler que si le trône a des torts à excuser, la clémence nationale a en des complots à mettre en oubli ; car puisqu'au  sein de l'Assemblée le roi est venu adopter votre orageuse révolution, cette volonté magnanime, en faisant disparaître à jamais les apparences déplorables que des conseillers pervers avaient données jusqu'alors au premier citoyen de l'empire, n'a-t-elle pas également effacé les apparences plus fausses que les ennemis du bien public voulaient trouver dans les mouvements populaires, et que la procédure du Châtelet semble avoir eu pour premier objet de raviver ?

« Non, la véritable difficulté du sujet est tout entière dans l'histoire même de la procédure ; elle est profondément odieuse, cette histoire. Les fastes du crime offrent peu d'exemples d'une scélératesse tout à la fois si éhontée et si malhabile. Le temps le saura ; mais ce secret hideux ne peut être révélé aujourd'hui sans produire de grands troubles. Ceux qui ont suscité la procédure du Châtelet ont fait cette horrible combinaison, que si le succès leur échappait, ils trouveraient, dans le patriotisme même de celui qu'ils voulaient immoler, le garant de leur impunité ; ils ont senti que l'esprit public de l'offensé tournerait à sa ruine ou sauverait l'offenseur... Il est bien dur de laisser ainsi aux machinateurs une partie du salaire sur lequel ils ont compté ! mais la patrie commande ce sacrifice, et, cales, elle a droit encore à de plus grands.

» Je ne vous parlerai donc que des faits qui me sont purement personnels ; je les isolerai de tout ce qui les environne ; je renonce à les éclaircir autrement qu'en eux-mêmes ; je renonce, aujourd'hui du moins, à examiner les contradictions de la procédure et ses variantes, ses épisodes et ses obscurités, ses superfluités et ses réticences ; les craintes qu'elle a données aux amis de la liberté et les espérances qu'elle a prodiguées à ses ennemis ; son but secret et sa marche apparente, ses succès d'un moment et ses succès dans l'avenir ; les frayeurs qu'on a voulu inspirer au trône, peut-être la reconnaissance que l'on a voulu en obtenir. Je n'examinerai pas la conduite, les discours, le silence, les mouvements, le repos d'aucun acteur de cette grande et tragique scène ; je me contenterai de discuter les trois principales imputations qui me sont faites, et de donner le mot d'une énigme dont votre comité a cru devoir garder le secret, mais qu'il est de mon honneur de divulguer.

« Si j'étais forcé de saisir l'ensemble de la procédure, lorsqu'il me suffit d'en déchirer quelques lambeaux ; s'il me fallait organiser un grand travail pour une facile défense, j'établirais d'abord que, s'agissant contre moi d'une accusation de complicité n'étant point relative aux excès individuels qu'on a pu coin-mettre, mais à la cause de ces excès, on doit prouver contre moi qu'il existe un premier moteur dans cette affaire ; que le moteur est celui contre lequel la procédure est principalement dirigée, et que je suis son complice. Mais comme on n'a point employé contre moi cette marche dans l'accusation, je ne suis pas non plus obligé de la suivre pour la défendre. Il me suffira d'examiner les témoins tels qu'ils sont, les charges telles qu'on me les oppose, et j'aurai tout dit lorsque j'aurai discuté trois faits principaux, puisque la triple malignité des accusateurs, des témoins et des juges, n'a pu ni en fournir ni en recueillir davantage.

« On m'accuse d'avoir parcouru les rangs du régiment de Flandre le sabre à la main, c'est-à-dire qu'on m'accuse d'un grand ridicule. Les témoins auraient pu le rendre d'autant plus piquant, que, né parmi les patriciens, et cependant député par ceux qu'on appelait alors le tiers état, je m'étais toujours fait un devoir religieux de porter le costume qui me rappelait l'honneur d'un tel choix. Or, certainement, l'allure d'un député en habit noir, en chapeau rond, en cravate et en manteau, se promenant à cinq heures du soir, un sabre nu à la main, dans un régiment, mériterait de trouver une place parmi les caricatures d'une telle procédure. J'observe néanmoins qu'on peut bien être ridicule sans cesser d'être innocent. J'observe que l'action de porter un sabre à la main ne serait ni un crime de lèse-majesté ni un crime de lèse-nation. Ainsi, tout pesé, tout examiné, la déposition de M. Valfond n'a rien de vraiment fâcheux que pour M. Gamaches, qui se trouve légalement et véhémentement soupçonné d'être fort laid, puisqu'il me ressemble.

« Mais voici une preuve plus positive que M. Val-fond a au moins la vue basse. J'ai dans cette assemblée un ami intime, et que, malgré cette amitié connue, personne n'osera taxer de déloyauté ni de mensonge, M. la Marck. J'ai passé l'après-midi tout entière du 5 octobre chez lui, en tête-à-tête avec lui, les yeux fixés sur des cartes géographiques, à reconnaître des positions alors très intéressantes pour les provinces belgiques. Ce travail, qui absorbait toute son attention et qui attirait toute la mienne, nous occupa jusqu'au moment où M. la Marck me conduisit à l'Assemblée nationale, d'où il me ramena chez moi.

« Mais dans cette soirée il est un fait remarquable sur lequel j'atteste M. la Marck : c'est qu'ayant à peine employé trois minutes à dire quelques mots sur les circonstances du moment, sur le siège de Versailles, qui devait être fait par les amazones si redoutables dont parle le Châtelet, et considérant la funeste probabilité que des conseillers pervers contraindraient le roi à se rendre à Metz, je lui dis : « La dynastie est perdue si Monsieur ne reste pas et ne prend pas les rênes du gouvernement. » Nous convînmes des moyens d'avoir sur-le-champ une audience du Prince, si le départ du roi s'exécutait, C'est ainsi que je commençais mon rôle de complice et que je me préparais à faire M d'Orléans lieutenant général du royaume. Vous trouverez peut-être ces faits plus probants et plus certains que mon costume de Charles XII.

« On me reproche d'avoir tenu à M. Mounier ce propos : « Eh ! qui vous dit que nous ne voulons pas un roi ? Mais qu'importe que ce soit Louis XVI ou Louis XVII ? »

« Ici j'observerai que le rapporteur, dont on vous a dénoncé la partialité pour les accusés, est cependant loin, je ne dis pas de m'être favorable, mais d'être exact, mais d'être juste. C'est uniquement parce que M. Mounier ne confirme pas ce propos par la déposition, que M. le rapporteur ne s'y arrête pas. « J'ai frémi, dit-il, j'ai frémi en lisant, et je me suis dit : Si ce propos a été tenu, il y a un complot, il y a un coupable. Heureusement M. Mounier n'en parle pas. »

« Eh bien ! messieurs, avec toute la mesure que me commande mon estime pour M. Chabroud et pour son rapport, je soutiens qu'il a mal raisonné. Ce propos, que je déclare ne pas me rappeler, est tel que tout citoyen pourrait s'en honorer ; et non-seulement il est justifiable à l'époque où on le place, mais il est bon en soi, mais il est louable, et si M. le rapporteur l'eût analysé avec sa sagacité ordinaire, il n'aurait pas eu besoin, pour faire disparaître le prétendu délit, de se convaincre qu'il était imaginaire. Supposez un royaliste tempéré et repoussant toute idée que le monarque pût courir un danger chez une nation qui professe en quelque sorte le culte du gouvernement monarchique ; trouveriez-vous étrange que l'ami du trône et de la liberté, voyant l'horizon se rembrunir, jugeant mieux que l'enthousiaste la tendance de l'opinion, l'accélération des circonstances, les dangers d'une insurrection, et voulant arracher son concitoyen trop conciliant à une périlleuse sécurité, lui dît : « Eh ! qui vous nie que le Français soit monarchiste ? qui vous conteste que la France n'ait besoin d'un roi et ne veuille un roi ? Mais Louis XVII sera roi comme Louis XVI, et si l'on parvient à persuader à la nation que Louis XVI est fauteur et complice des excès qui ont lassé sa patience, elle invoquera un Louis XVII. » Le zélateur de la liberté aurait prononcé ces paroles avec d'autant plus d'énergie, qu'il eût mieux connu son interlocuteur et les relations qui pourraient rendre son discours plus efficace. Verriez-vous en lui un conspirateur, un mauvais citoyen ou môme un mauvais raisonneur ? Cette supposition serait bien simple ; elle serait adaptée aux personnages et aux circonstances. Tirez-en du moins cette circonstance, qu'un discours ne prouve jamais rien par lui-même ; qu'il tire tout son caractère, tout sa force de l'avant-propos, de l'avant-scène, de la nature du moment, de l'espèce des interlocuteurs, en un mot, d'une foule de nuances fugitives qu'il faut déterminer avant que de l'apprécier, d'en conclure.

« Puisque j'en suis à M. Mounier, j'expliquerai un autre fait que, dans le compte qu'il en a rendu lui-même, il a conté à son désavantage.

« Il présidait à l'Assemblée nationale le 5 octobre, où l'on discutait l'acceptation pure ou simple, ou modifiée, de la déclaration des droits. J'allai vers lui, dit-on ; je l'engageai à supposer une indisposition et à lever la séance sous ce frivole prétexte... J'ignorais sans doute alors que l'indisposition d'un président appelle son prédécesseur ; j'ignorais qu'il n'est au pouvoir d'aucun homme d'arrêter à son gré le cours d'une de vos plus sérieuses délibérations... Voici le fait dans son exactitude et sa simplicité.

« Dans la matinée du 5 octobre, je fus averti que la fermentation de Paris redoublait. Je n'avais pas besoin d'en connaître les détails pour y croire : un augure qui ne trompe jamais, la nature des choses, me l'indiquait. Je m'approchai de M. Mounier ; je lui dis : « Mounier, Paris marche sur nous. — Je n'en sais rien. — Croyez-moi ou ne me croyez pas, peu m'importe ; mais Paris, vous dis-je, marche sur nous. Trouvez-vous mal ; montez au château ; donnez-leurs cet avis. Dites, si vous voulez, que vous le tenez de moi, j'y consens ; mais faites cesser cette controverse scandaleuse ; le temps presse, il n'y a pas un moment à perdre.

« — Paris marche sur nous ! » répondit Mounier. « Eh bien ! tant mieux, nous serons plus tôt en république. » Si l'on se rappelle les préventions et la bile noire qui agitaient Mounier ; si l'on se rappelle qu'il voyait en moi le boutefeu de Paris, on trouvera que ce mot, qui a plus de caractère que le pauvre fugitif n'en a montré depuis, lui fait honneur. Je ne l'ai revu que dans l'Assemblée nationale, qu'il a désertée, ainsi que le royaume, peu de jours après. Je ne lui ai jamais reparlé, et je ne sais où il a pris que je lui ai écrit un billet, le 6, à trois heures du matin, pour lever la séance ; il ne m'en reste pas l'idée la plus légère. Rien, au reste, n'est plus oiseux ni plus indifférent.

« J'en viens à la troisième inculpation dont je suis l'objet, et c'est ici que j'ai promis le mot de l'énigme : j'ai conseillé, dit-on, à M. d'Orléans de ne point partir pour l'Angleterre. Eh bien qu'en veut-on conclure ? Je tiens à l'honneur de lui avoir, non pas donné (car je ne lui pas parlé), mais fait donner ce conseil. J'apprends, par la notoriété publique, qu'après une conversation entre M. d'Orléans et M. de Lafayette, très impérieuse d'une part et très résignée de l'autre, le premier vient d'accepter la mission, ou plutôt de recevoir la loi de partir pour l'Angleterre. Au même instant, les suites d'une telle démarche se présentent à mon esprit. Inquiéter les amis de la liberté, répandre des nuages sur les causes de la révolution, fournir un nouveau prétexte aux mécontents, isoler de plus en plus le roi, semer au dedans et au dehors du royaume de nouveaux germes de défiance, voilà les effets que ce départ précipité, que cette condamnation sans accusation devait produire. Elle laissait surtout sans rival l'homme à qui le hasard des événements venait de donner une nouvelle dictature ; l'homme qui, dans ce moment, disposait, au sein de la liberté, d'une police plus active que celle de l'ancien régime ; l'homme qui, en imposant à M. d'Orléans la loi de partir, au lieu de le faire juger et condamner s'il était coupable, éludait ouvertement par cela seul l'inviolabilité des membres de l'Assemblée.

« Mon parti fut pris dans l'instant ; je dis à M. Biron, avec qui je n'ai jamais eu des relations politiques, mais qui a toujours eu toute mon estime, et dont j'ai reçu plusieurs fois des services d'amitié : « M. d'Orléans va quitter sans jugement le poste que ses commettants lui ont confié ; s'il obéit, je dénonce son départ et je m'y oppose ; s'il reste, s'il fait connaître la main invisible qui veut l'éloigner, je dénonce l'autorité qui prend la place de celle des lois ; qu'il choisisse entre cette alternative. » M. Biron me répondit par des sentiments chevaleresques, et je m'y étais attendu. M. d'Orléans, instruit de ma résolution, promet de suivre mes conseils ; mais, dès le lendemain, je reçois dans l'Assemblée un billet de M. Biron, et non de M. d'Orléans, comme le suppose la procédure ; ce billet portait le crêpe de sa douleur et m'annonçait le départ du prince. Mais lorsque l'amitié se bornait à souffrir, il était permis à l'homme public de s'indigner. Une secousse d'humeur, ou plutôt de colère civique, me fit tenir sur—le-champ un propos que M. le rapporteur, pour avoir le droit de taxer d'indiscret, aurait dû faire connaître. Qu'on le trouve, si l'on veut, insolent ; mais qu'on avoue du moins, puisqu'il ne suppose même aucune relation, qu'il exclut toute idée de complicité. de le tins sur celui dont la conduite jusqu'alors m'avait paru exempte de reproches, mais dont le départ était à mes yeux plus qu'une faute. Voilà ce fait éclairci, et M. de Lafayette peut en certifier tous les détails, qui lui sont tous parfaitement connus. Qu'à présent celui qui osera, je ne dirai pas m'en faire un crime, mais me refuser son approbation ; celui qui osera soutenir que le conseil que je donnais n'était pas conforme à mes devoirs, utile à la chose publique et fait pour m'honorer ; que celui—là se lève et m'accuse. Mon opinion, sans doute, lui est indifférente, mais je déclare que je ne puis me défendre pour lui du plus profond mépris.

« Ainsi disparaissent ces inculpations atroces, ces calomnies effrénées qui plaçaient au nombre des conspirateurs les plus dangereux, au nombre des criminels les plus exécrables un homme qui a la conscience d'avoir toujours voulu être utile à son pays et de ne lui avoir pas été toujours inutile. (Une grande partie de l'Assemblée et des spectateurs applaudissent.) Ainsi s'évanouit ce secret, si tard découvert, qu'un tribunal, au moment de terminer sa carrière, est venu vous dévoiler avec tant de certitude et de complaisance.

« Qu'importe à présent que je discute ou dédaigne cette foule de ouï-dire contradictoires, de fables absurdes, de rapprochements insidieux que renferme cette procédure ? »

Puis, se relevant de toute sa hauteur, s'indignant après avoir discuté,

« Quelle est donc, s'écria-t-il d'une voix de défi, quelle est cette procédure dont l'information n'a pu être achevée, dont tous les ressorts n'ont pu être combinés que dans une année entière ; qui, prise en apparence sur un crime de lèse-majesté, se trouve entre les mains d'un tribunal incompétent, qui n'est souverain que pour les crimes de lèse-nation ? Quelle est cette procédure qui, menaçant vingt personnes différentes dans l'espace d'une année, tantôt abandonnée et tantôt reprise, selon l'intérêt et les vues, les craintes ou les espérances de ses machinateurs, n'a été, pendant si longtemps, qu'une arme de l'intrigue, qu'un glaive suspendu sur la tête de ceux que l'on voulait perdre ou effrayer, ou désunir, ou rapprocher ; qui, enfin, n'a vu le jour, après avoir parcouru les mers, qu'au moment où l'un des accusés n'a pas cru à la dictature qui le retenait en exil ou l'a dédaignée ?

« Quelle est cette procédure prise sur des délits individuels dont on n'informe pas, et dont on veut cependant rechercher les causes éloignées sans répandre aucune lumière sur leurs causes prochaines ?

« Quelle est cette procédure dont tous les événements s'expliquent sans complot, et qui n'a cependant pour base qu'un complot ; dont le premier but a été de cacher des fautes réelles et de les remplacer par des crimes imaginaires ; que l'amour-propre seul a d'abord dirigée, que la haine a depuis acérée, dont l'esprit de parti s'est emparé, dont le pouvoir ministériel s'est ensuite saisi, et qui, recevant ainsi tour à tour plusieurs sortes d'influences, a fini par prendre la forme d'une protestation insidieuse, et contre vos décrets, et contre la liberté de l'acceptation du roi, et contre son voyage' à Paris, et contre la sagesse de vos délibérations, et contre l'amour de la nation pour le monarque ?

« Quelle est cette procédure que les ennemis les plus acharnés de la Révolution n'auraient pas mieux dirigée s'ils en avaient été les seuls auteurs, comme ils en ont été presque les seuls instruments ; qui tendait à attirer le plus redoutable esprit de parti, et dans le sein de cette assemblée, en opposant les témoins aux juges ; et dans tout le royaume, en calomniant les intentions de la capitale auprès des provinces ; et dans chaque ville, en faisant détester une liberté qui avait pu compromettre les jours du monarque ; et dans toute l'Europe, en y peignant la situation d'un roi libre sous les fausses couleurs d'un roi captif, persécuté, en y peignant cette auguste assemblée comme une assemblée de factieux ?

« Oui, le secret de cette infernale procédure est enfin découvert ; il est là tout entier ; il est dans l'intérêt de ceux dont le témoignage et les calomnies en ont formé le tissu ; il est dans les ressources qu'elle a fournies aux ennemis de la révolution ; il est... il est dans le cœur des juges, tel qu'il sera bientôt buriné dans l'histoire par la plus juste et la plus implacable vengeance. »

Les royalistes pâlirent, les constitutionnels applaudirent, le duc d'Orléans se réjouit en silence d'être compris dans une si éloquente justification qui l'absolvait par les applaudissements donnés à son prétendu complice.

Remontons aux événements et aux discussions de la fin de juillet.