HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE QUATORZIÈME.

 

 

I.

La victoire que l'éloquence de Mirabeau venait de faire remporter au roi par la prérogative, au moins partagée, du droit de paix et de guerre, et les insinuations de la cour, qui voulait grandir son allié en lui, décidèrent enfin le côté droit de l'Assemblée à s'unir au centre pour décerner au grand orateur les fonctions de président, que l'envie et la haine lui avaient jusque-là disputées.

« Gilles César, » réplique Mirabeau, « sera pris dans ses propres filets ! »

Lafayette, au contraire, triompha, et Mirabeau ne fut élevé à la présidence qu'au mois de juin 1790, c'est-à-dire à une époque où ses fonctions temporaires devaient cesser avant le mois de la fédération. Lafayette préféra faire nommer pour président de la fédération un royaliste, le marquis de Bonnay, homme incapable d'offusquer sa popularité. La présidence de Mirabeau, même flatteuse pour son importance politique, n'en eut pas moins d'éclat pour sa gloire : il y éclipsa tous ses prédécesseurs et tous ses successeurs par des qualités d'ordre, d'impartialité de caractère et d'exactitude que ses ennemis soupçonnaient le moins en lui ; il se proportionna comme partout à son rôle.

La mort de Franklin, le patriote américain, survenue pendant sa présidence, lui prétexta l'occasion d'un discours funèbre dont l'accent s'élevait au-dessus du tombeau pour prophétiser la liberté des deux mondes.

« Franklin est mort ! Il est retourné au sein de la divinité, le génie qui affranchit l'Amérique et versa sur l'Europe un torrent de lumières !

« Le sage que deux mondes réclament, l'homme que se disputent l'histoire des sciences et l'histoire des empires, tenait sans doute un rang élevé dans l'espèce humaine.

« Assez longtemps les cabinets politiques ont notifié la mort de ceux qui ne furent grands que dans leur éloge funèbre ! Assez longtemps l'étiquette des cours a proclamé des deuils hypocrites ! Les nations ne doivent porter que le deuil de leurs bienfaiteurs ; les représentants des nations ne doivent recommander à leur hommage que les héros de l'humanité.

« Le congrès a ordonné dans les quatorze Etats confédérés un deuil de deux mois pour la mort de Franklin, et l'Amérique acquitte en ce moment ce tribut de vénération et de reconnaissance pour l'un des pères de sa constitution.

« Ne serait-il pas digne de vous, messieurs, de vous unir à cet acte vraiment religieux, de participer à cet hommage rendu à la face de l'univers, et aux droits de l'homme, et au philosophe qui a le plus contribué à en propager la conquête sur toute la terre ? L'antiquité eilt élevé des autels à ce vaste et puissant génie qui, au profit des mortels, embrassant dans sa pensée le ciel et la terre, sut dompter la foudre et les tyrans ; l'Europe, éclairée et libre, doit du moins un témoignage de souvenir et de regret à l'un des plus grands hommes qui aient jamais servi la philosophie et la liberté.

« Je propose qu'il soit décrété que l'Assemblée nationale portera pendant trois jours le deuil de Benjamin Franklin. »

Cette courte présidence montra sous de nouveaux rayons la stature de l'orateur de la France.

 

II.

Pendant les semaines qui précédèrent la fédération du 14 juillet, les discussions sur la révolution semblèrent précipiter leur cours. Les vainqueurs de la Bastille reçurent des titres et des places d'honneur dans les cérémonies civiques, faveurs et privilèges qui mécontentèrent les citoyens de Paris en ayant l'apparence de donner à quelques-uns la victoire de la liberté qui était revendiquée par tous.

Un baron allemand, naturalisé en France, Anacharsis Cloots, fanatique apôtre de l'émancipation philosophique du genre humain, dont il devait même être plus tard le généreux martyr, apporta à l'Assemblée l'hommage du monde affranchi par elle de ses aristocraties, de ses théocraties antiques. L'idée était juste, l'acte était théâtral et mesquin, presque grotesque. Pour faite comparaître en personne tous les peuples de l'Univers dalla la députation qui représentait le globe, le baron de Cloots avait enrôlé et revêtu de tous leurs costumes nationaux quelques étrangers et quelques comparses des scènes publiques, mascarade indigne du lieu, de la pensée et du but. Les parades étaient aussi solennelles que le cortège était trivial. Ce contraste changea en sarcasmes la majesté parodiée de la scène, subie plutôt que provoquée par l'Assemblée nationale.

Le sublime et le ridicule se confondent tontes les fois qu'on veut personnifier l'humanité dans des hommes de chair. Cloots devint, aux yeux des ennemis de l'émancipation, un puéril comédien.

 

III.

L'Assemblée, pressée par la nécessité et par la voix de Mirabeau, reprit en ce temps-là la question des finances, menaçant tous les trois mois de paralyser la vie du gouvernement et de la nation. M. de Talleyrand avait indiqué le remède unique dans la vente des sept milliards des biens, sans possesseurs réels, du clergé. Penchand et Clavière, deux Genevois consommés dans la science de la multiplication des richesses et de leur circulation par le crédit, avaient conçu les premiers et donné à Mirabeau les plans et les procédés d'une grande création de papier-monnaie sous le nom d'assignats. Mirabeau avait vu de loin et du premier coup d'œil que toute révolution profonde occasionnerait dans le corps social une perturbation aggravée par la panique du peuple et par la terreur des classes qui possèdent en masse le numéraire et qui le répandent ou le tarissent à volonté ; que cette disposition naturelle ou artificielle du numéraire tarirait du 'même coup le travail et le salaire, seule vie du peuple et seul moyen de toutes les transactions ; que cet évanouissement du salaire et cette paralysie des transactions amèneraient le marasme du corps social ; que le marasme amènerait promptement le murmure et le mécontentement unanime ou contre les riches détenteurs du numéraire, ou contre la révolution elle-même, qu'on accuserait d'être la cause d'une misère publique dont elle n'était que l'occasion. Avec l'intelligence d'un esprit supérieur et avec la prévoyance d'un cœur honnête, en grand homme d'Etat de l'Assemblée, il n'avait vu que deux moyens de prévenir cette rétraction, par la faim, des principes révolutionnaires qu'il voulait faire triompher même du découragement public : ou livrer les riches aux pauvres et proclamer, comme dans une société prise d'assaut, une ère de confiscation et de pillage ; ou créer un numéraire nouveau en assez grande masse pour suppléer, dans les transactions, dans les acquisitions, dans le luxe, dans les besoins réciproque, dans le travail, dans le salaire, le numéraire enfoui par la peur ou émigré par la malveillance. Le premier moyen était un crime au lieu d'un salut, un acte de barbarie en pleine civilisation, qui aurait changé des législateurs en Attilas de la propriété. Le second moyen était le papier-monnaie hypothéqué sur les biens appropriés à l'Etat par la réforme de l'Eglise propriétaire.

Le papier-monnaie, tant discrédité en France depuis par la dépréciation tout accidentelle des assignats, était en soi, comme il est encore aujourd'hui, une monnaie égale et supérieure à quelques égards à la monnaie métallique. Toute monnaie est, quoi qu'on en dise, une valeur de pure convention : la monnaie est un signe frappé ou écrit au coin de la société ou de l'Etat pour représenter comme moyen d'échange telle ou telle valeur conventionnelle aussi des choses de nécessité ou de luxe que les hommes ont besoin d'échanger entre eux sans les échanger en nature ; les pièces de monnaie sont les mots de la langue universelle des valeurs, mots à l'aide desquels tous les intérêts de vendeurs et d'acquéreurs s'entendent et transigent dans la nation et quelquefois dans l'univers ; que ces mots soient frappés en or ou gravés en caractères d'imprimerie, l'effet est le même, du moment où la convention s'applique à l'un comme à l'autre et que la confiance s'y attache avec la même certitude. L'or lui-même, que nous regardons par préjugé comme le type de la richesse, n'a en soi presque aucune valeur directe et substantielle : c'est le plus inutile des métaux pour les besoins réels de l'homme ; le fer et le cuivre ont mille fois plus d'emplois et de service dans l'habitation des peuples. Une nation mourrait de faim devant des Alpes d'or. La convention seule en a fait un signe de richesse. Mais ce n'est qu'un signe, ce n'est pas la richesse ; il n'y a de richesse que ce qui nourrit, abrite, vêt, chauffe, abreuve directement l'humanité. Cela est si vrai que si l'or venait à se découvrir dans une telle abondance sur quelque coin du globe qu'on pût en frapper indéfiniment en monnaie, il perdrait sa valeur, et que des nations entières, annulant- la convention qui le constitue valeur, en arriveraient, comme nous le voyons déjà, à le dé• monétiser. Le Français qui se croit riche présenterait en Hollande, en Belgique, en Chine ses monceaux d'or, qu'on lui donnerait contre son or démonétisé à peine du pain. La monnaie métallique ou de papier n'est donc en réalité que convention, convention sociale, nationale, et quand elle est plus accréditée, internationale.

Le papier-monnaie, ou assignats, inventé et obstinément défendu par Mirabeau et ses amis, reposait sur cette simple base : l'Etat frappe la monnaie avec ce qui lui convient et la fait circuler sous la garantie de la loi suprême, pourvu que cette monnaie, signe de richesse et moyen d'échange, représente non fictivement, mais réellement, une valeur. Or, quelle est la valeur suprême, type et source de toute autre valeur ? C'est la terre. Toute pièce de monnaie, frappée au coin de l'Etat et garantie par l'Etat, qui représente un morceau de terre, cette valeur fondamentale de toutes les autres valeurs, sera donc la plus pari/lite des monnaies, bien qu'elle ne soit qu'un morceau de papier.

Mais Mirabeau ne se dissimulait rien de ce que la pensée d'un homme d'Etat doit apprécier dans les circonstances, dans les passions, dans les préjugés mêmes du moment où il avait à opérer en grand une transformation si inusitée en France du signe monétaire.

Il se disait : Le système de Law et les déceptions de la Régence sur les chimères du Mississipi ont décrédité les actions, sorte de papier-monnaie en France, Il faut donc rendre visible l'hypothèque de l'assignat. Il se disait : Les biens du clergé ne trouveront qu'un petit nombre d'acquéreurs à vil prix au moment de leur vente, parce qu'il y aura cinq à six millions de terre en vente à la fois et à peine un ou deux millions circulants pour les acquérir ; il faut donc ajourner et distribuer les ventes par époques successives et par portions de Sol achetable au fur et à mesure des besoins urgents de l'Etat.

Enfin il se disait Le clergé a répandu à tort dans les masses le préjugé de l'inviolabilité et de la consécration divine de ses propriétés territoriales. Le champ a été élevé à la sainteté de l'autel le dé• pouiller parait dépouiller Dieu. Bien que les classes supérieures en instruction et en intelligence sachent parfaitement que la dotation territoriale de tel ou tel culte n'est point le culte lui-même, et que le sol national tout entier sous les pieds du peuple ne soit que l'héritage de Dieu tour à tour donné, usurpé, conquis depuis Charlemagne et reconquis par la famille sur la mainmorte, le clergé, dépossédé du sol, criera à la profanation et au sacrilège. Ce sri troublera beaucoup de consciences ; les fidèles se refuseront à acquérir une parcelle des biens réputés biens de l'autel, les timides craindront la vengeance divine, les scrupuleux le scandale, les incrédules mêmes le respect humain, le mauvais renom de ces biens. Le clergé, quoique indemnisé par quatre-vingts millions de rentes payées par la nation, passera pour proscrit et spolié ; les biens des proscrits ont une odeur de ruine, de sang, de larmes lentes à s'évaporer du sillon. On évitera de les acquérir directement. On ne voudra pas avoir sur le sol sa parcelle visible, reconnaissable et revendicable peut-être un jour par les successeurs de ce clergé proscrit ; il faut donc confondre ces titres dans une masse inextricable de titres telle, que la monnaie des assignats qui les représente, forcément placée comme monnaie dans la main de tous, ne soit néanmoins pour personne un scrupule, une irréligion, un crime, une accusation. Donnons ces biens aux municipalités et aux villes, êtres collectifs sans nom, sans scrupule et sans responsabilité, et jetons ensuite l'assignat, qui est hypothéqué sur ces biens, dans la circulation générale et forcée, afin que nul ne soit en réalité coupable de la mesure universelle. Le clergé lui-même vendra, achètera, trafiquera, vivra avec ce signe monétaire hypothéqué sur sa propre dépouille. Après quelque temps, tout sera confondu, réabsorbé dans la masse du numéraire et des propriétés ; la circulation du numéraire qui manque aura été suppléée, l'expropriation territoriale du clergé sera consommée, et la Révolution aura vaincu..

Voilà le système que Mirabeau fit valoir. L'assignat sauva deux ans la France de l'évanouissement des transactions par l'absence du numéraire métallique.

On a reproché depuis à Mirabeau et aux créateurs des assignats le discrédit dans lequel ee papier-monnaie tomba sous ce noix' et la ruine des fortunes, quand la démence et la violence des démagogues le multiplièrent jusqu'à la représentation du néant et l'hypothéquèrent sur l'échafaud. C'est comme si on reprochait au législateur qui frappe une pièce d'or de bon aloi la honteuse monnaie que des faussaires et des sicaires frapperont un jour sous le même titre et sous le même exergue que lui.

 

IV.

Cette émission nouvelle d'assignats amena, comme conséquence, la constitution civile du clergé, question que la législation révolutionnaire ne devait jamais toucher que pour l'écarter d'elle, qui fut la faute capitale et bientôt l'expiation terrible de l'Assemblée constituante. Le titre seul de cet article de la constitution jurait avec la nature des deux principes qui allaient s'y entre-déchirer en s'y confondant. Constitution civile du clergé signifiait nécessairement contrat d'union entre l'État et l'Église, entre la politique et la conscience, entre le prêtre et le citoyen. Le seul contrat philosophique était la liberté des deux ; enchaîner l'un à l'autre, c'était les contraindre et les vicier l'un par l'autre, c'était faire, au nom de la philosophie hypocrite et de la religion asservie, un de ces concordats à la fois religieux et politiques qui sont la simonie des pontifes. et le machiavélisme des -- rois : les uns trafiquant des intérêts de leur foi avec les matiras des empires, les autres trafiquant de la foi de leurs peuples avec les maîtres des dogmes.

Le temps de ces transactions entre la conscience et la politique était passé. L'Assemblée faisait rétrograder les principes de la Révolution en faisant ces faveurs ou ces violences au sacerdoce l'État, pouvoir terrestre, ne devait pas prendre la responsabilité du ciel.

 

V.

La situation faite au clergé catholique dans cette constitution était du reste ample et prodigue de dignités, d'opulence et de respect.

Un évêque par département.

L'élection de l'évêque et des curés par le peuple, comme dans l'Eglise primitive.

Les prêtres, reconnus fonctionnaires publics, salariés comme prêtres par l'État.

Cinquante mille francs de traitement aux évêques des vine principale,

Vingt mille francs à ceux de second ordre.

Dix mille francs à ceux du dernier ordre.

Six mille francs aux curés de paris ;

Quatre mille francs et deux mille quatre cents francs eux curés des localités secondaires.

Des pensions suffisantes aux religieux et religieuse° sécularisés.

En tout quatre-vingts millions de revenu net payés par l'Etat aux membres du sacerdoce.

Tels étaient tes traitements que la constitution civile allouait au clergé. Si le clergé national n'avait dépendu que de lui-même, il les aurait acceptés. Il ne s'éleva pas une voix pour accuser l'Assemblée de malveillance ou de parcimonie. La condition des évêques était réduite pour quelques-uns d'entre eux qui possédaient jusqu'à trois cent et oing cent mille livres de revenu ecclésiastique, male elle était améliorée pour beaucoup d'entre eux, et le nombre des évêchés était augmenté. La condition du clergé inférieur, des curés, des religieux et des religieuses, à l'exception des abbés et des abbesses, était considérablement améliorée, car les curés recevaient un traitement supérieur à celui que leur attribuait le haut Clergé sur ses biens avant la Révolution. Les religieux et les religieuses recevaient, dans leur famille, une pension presque égale à leur part d'existence commune dans leur monastère, plus la liberté pour les jeunes de se livrer à des professions.

L'Assemblée ne touchait en rien au dogme, mais elle touchait témérairement à la discipline de cette monarchie romaine absolue qui ne pouvait laisser mettre la main du siècle entre elle et ses ministres sacerdotaux en France, sans dénoncer le schisme et sans établir le conflit des deux pouvoirs. L'Assemblée y touchait dans l'élection des évêques pris dans le sacerdoce, mais dont le choix était attribué par élection au peuple. Elle y touchait également dans l'élection des curés enlevés aux évêques. Elle y touchait dans la sécularisation, sans négociation avec le pontife suprême de Rome, des ordres monastiques. Enfin elle était accusée d'y toucher, sans son consentement, en revendiquant pour la nation les propriétés territoriales que la papauté confondait avec la discipline et avec le dogme comme partie intégrante et inaliénable de l'existence et de la majesté du culte lui-même. Elle y touchait plus profondément encore en professant en principe la tolérance et l'égalité des cultes, en ne prononçant pas le mot d'Église exclusive, nationale, en privant l'Église, accoutumée à ce privilège, du droit d'être le premier corps de l'État :

Il y avait là assez de raisons et assez de prétextes pour que la constitution civile du clergé, promulguée sans l'aveu du pape, devînt le germe d'un schisme qui joindrait les passions religieuses, les plus indomptables de toutes, aux passions politiques, dans les éléments de guerre civile qui s'accumulaient à chaque pas de la Révolution. Une franche déclaration de liberté et de neutralité aurait eu moins de périls que cette déplorable immixtion de l'Assemblée constituante dans l'organisation de l'Eglise.

Louis XVI, conseillé dans cette circonstance par sa foi religieuse timorée, refusa sa sanction au décret sur la constitution civile du clergé avant d'avoir consulté la cour de Rome, régulatrice de sa conscience dans les affaires de l'Eglise. Il pressentit le schisme Tout fait présumer dans les correspondances secrètes du temps et dans la correspondance de Mirabeau lui-même, divisé alors par tactique entre la monarchie et la Révolution, que Louis XVI et la reine ne virent pas sans espérance ce germe de division entre l'Assemblée et la conscience du peuple des campagnes. Le refus de sanction avait l'avantage pour eux d'innocenter complètement le roi aux yeux des populations ferventes de tout attentat contre l'Église, et de ranger la foi derrière la royauté.

Néanmoins, si l'Assemblée constituante avait institué son Église révolutionnée face à face avec l'ancienne Église, sans contraindre ni les ecclésiastiques à leur serment ni les populations à leur orthodoxie nationale, la guerre civile pouvait être évitée, ou du moins ajournée faute de prétextes, et les deux autels subsister concurremment jusqu'à ce que l'autel salarié et l'autel libre se fussent acclimatés, comme en Angleterre, dans les institutions. Mais le serment exigé, que nous raconterons bientôt, donna motif à la persécution ? la persécution au martyre, le martyre à la révolte. Tout s'alluma du feu de la foi et du fanatisme de l'impiété nourris l'un et l'autre de brandons politiques. L'Assemblée constituante alluma ainsi l'incendie qu'elle voulait éteindre.

La liberté religieuse, premier but de la révolution, fut ajournée d'un siècle.

 

VI.

Ce fut è quelques jours de distant>) que l'Assemblée abolit la noblesse et les titres qui constataient ces distinctions désormais puériles si elles -n'étaient pas offensantes entre les citoyens, de prince, duc, comte, marquis, baron. La pensée des 14islateurS, à l'exception du petit nombre d'entre eux qui prenaient, comme dans beaucoup de démocraties, la jalousie pour de la lumière, ne fut nullement d'abolir par un décret ce qu'un décret n'a pu fonder, c'est-à-dire la noblesse naturelle, mais d'abolir la noblesse politique. La noblesse naturelle, filiation authentique et honorable du sang, du temps, des mœurs, de la pureté et de l'antiquité des familles, filiations instinctives et séculaires respectées sur toute la ;errer s'allie per eurent avec la liberté et ne contredit point l’égalité, puisqu’elle ne donne à aucun citoyen- de supériorité de droit sur aucun autre, et qu'elle appartient librement à tous. Cette noblesse n'est que de la considération publique, elle n’est point un privilège. C'est la bonne renommés d'une maison, la vertu du même sang présumée dans une même race, le rejaillissement des qualités du père sur le nom des fils, la récompense des ancêtres dans les descendants. Cette présomption d'honneur et de vertu continuée ou transmise de veine en veine are le sang, l'éducation, les exemples dans une même famille, est presque toujours conforme à l'expérience historique, qui atteste depuis sa première page jusqu'à la dernière l'influence des races et leurs prédispositions indélébiles 4 tel ou tel caractère social, La nature en cela n'est ni aristocratique ni démocratique, car ces vertus héréditaires de la race se transmettent aussi bien dans les plus humbles fa-s milles des classes inférieures de la nation que dans les classes supérieures de situation. La nature peut se perfectionner et se maintenir dans le foyer domestique le plus modeste comme elle peut se détériorer et déroger dans les plus hauts rangs. Il y a des noblesses dans la chaumière et dans l'atelier comme il y a des ilotes dans les palais et dans les cours. C'est l'estime publique qui décerne seule cette noblesse et qui l'enregistre avec ou malgré la loi dans ses souvenirs. Une législation stupidement démocratique qui voudrait abolir cette noblesse des familles honorées séculairement de la notoriété de son honneur, de ses services au pays, de ses vertus, devrait, pour être rigoureusement conséquente, abolir aussi les noms de famille et interdire aux fils de porter le nom du père, car ce nom est une distinction, et ce nom est un titre supérieur à tous les titres, puisqu'il rappelle des vertus et qu'il présumé la bonne renommée. Si la pensée de l'Assemblée constituante alla jusqu'à ce nivellement des bonnes et des mauvaises renommées, elle dépassa l'égalité civique pour proclamer une égalité naturelle qui n'exista jamais, qui contredit la nature elle-même, qui détruit l'émulation du patriotisme et qui enlève au citoyen illustre et bon la rémunération d'estime que la brièveté de la vie humaine ne permet à la société de récompenser que dans ses fils. Nous croyons que les sages de l'Assemblée constituante ne tombèrent pas dans cette inconséquence et dans cette ingratitude, sollicitées par d'aveugles démagogues, et qu'ils ne prétendirent détruire que les titres qui rappelaient des privilèges, des conquêtes, des inégalités de droit d'impôts, des humiliations de castes, vestiges d'une invasion, d'une féodalité, d'une servitude qui n'existaient plus.

 

VII.

La discussion fut à la fois philosophique et éloquente, surtout par la généreuse abnégation des orateurs les plus nobles de noms et de races, faisant spontanément au peuple le sacrifice de ces supériorités devenues des hochets. Les Montmorency, les Noailles, les Lameth, les Lafayette, les Saint-Fargeau, la plupart des gentilshommes de l'Assemblée, se signalèrent par leur empressement à rejeter ces vaines dépouilles des privilèges ou des vanités d'une autre époque, qui pouvaient porter ombrage à l'égalité.

« C'est aujourd'hui le tombeau de la vanité et de tous les monuments de l'orgueil de caste ! » s'écria Lambel. « Abolissons la noblesse héréditaire ! » Un applaudissement général prouve que ce cri sortait du cœur du pays tout entier. Charles Lameth en développa rapidement les motifs. On se précipita, comme au 4 août, au pied de la tribune, pour y rivaliser d'abnégation. On y laissa monter Lafayette, qui portait l'égalité américaine dans son nom aristocratique, et dont on attendait l'oracle de la démocratie sur un tel sujet.

« Je ne disputerai jamais sur la parole, » dit Lafayette. « J'espère n'avoir jamais à disputer sur la constitution. » La motion que M. de Lameth appuie est une conséquence si nécessaire de la constitution, ses conseillers. Il sentait assez, depuis les états généraux, que cette noblesse, placée entre le peuple et le trône, en lui conservant l'apparence du roi d'une caste au lieu du roi d'une nation, lui donnait plus d'antipathie que de force dans la masse... M. Necker ne le comprit pas ; il publia une lettre et des observations puériles pour le maintien des titres, des armoiries et des livrées. Sa voix, qu'on n'écoutait déjà plus, se perdit dans le bruit des applaudissements et des murmures soulevés par cette grande déclaration de l'égalité.

 

VIII.

Le maire de Paris, Bailly, vint, d'après le vœu de la commune et de la municipalité du royaume, demander à l'Assemblée constituante la fixation du jour, du lieu et des formes de la fédération de tous les corps civils et de toutes les gardes nationales de l'empire, pour prêter le serment irrévocable et unanime à la liberté le 14 juillet, anniversaire de la conquête de la Bastille.

L'Assemblée se hâta de porter ce décret. Une discussion s'éleva sur le plan et sur le rôle qui serait assigné au roi dans cette solennité nationale, ainsi que sur le serment qu'il aurait à prêter à la nation. Target, rédacteur du décret, proposa que le roi fût assis à la droite du président de l'Assemblée, infériorité de rang qui détrônait le souverain devant le peuple représenté dans le cérémonial. Target disait que le roi serait prié de prendre ce jour-là le commandement des gardes nationales de la nation armée, comme s'il n'eût pas été tous les jours, par la constitution, le chef de la force armée ;

Maury protesta avec raison contre cette dégradation constitutionnelle cachée sous la forme d'un hommage, Il fut applaudi du côté monarchique.

« Généreux représentants d'un peuple libre, » s'écria Maury en finissant, « n'imitez pas ces peuples de l'Orient qui renferment toute la famille royale dans une prison, qui conduisent l'héritier du trône à l'esclavage, et qui ne l'arrachent à : son cachot que pour en faire le lendemain le plus absolu des despotes. Puisque votre trône est héréditaire, puisque c'est là une maxime fondamentale de l'Etat, la nation ne peut trop décerner d'honneur à ceux qui y ont des droits. C'est par cette affluence d'hommages que vous pourrez récompenser votre roi d'avoir réhabilité la nation dans tous ses droits ; vous ne voulez pas que la famille de votre mo- nargue soit la seule à qui il reste des désirs à former dans ce jour à jamais solennel. »

Barnave contesta par des arguties de légiste au roi, chef constitutionnel de l'armée, le droit de commander aussi de droit les gardes nationales, créant ainsi deux armées et deux rois face à face, gage certain de guerre civile, comme des législateurs insensés proposèrent de nos jours de diviser l'armée entre l'Assemblée législative et le président d'une république. Il revendiqua la place d'honneur pour le président de l'Assemblée au-dessus du roi, représentant héréditaire.

Cazalès parla en royaliste indigné, pour qui les souvenirs précédaient et dominaient les lois. Il prouva que toute institution où le roi ne serait pas le chef de la force armée serait un contre-sens de la nature. Il sentait que le roi était roi par son occupation héréditaire du trône, et non par la constitution, puisque son autorité avait préexisté à celle de l’Assemblée, convoquée par lui-même.

« A l'ordre ! » s'écria-t-on.

« N'est-ce pas du 14 juillet que doit commencer sa légitime autorité ? » reprit Cazalès. « Laisser à sa volonté le serment qu'il voudra prêter ; que ses engagements soient libres. Son civisme et ses vertus vous sont connus ; voilà les véritables garants du bonheur du peuple français.

« Rapportez-vous-en à son patriotisme ; il a donné tant de preuves éclatantes, qu'il serait criminel à nous d'en douter. C'est par ses vertus qu'il sera lié ; voilà le seul lien digne de Sa Majesté. Tout autre avilirait la dignité du chef suprême de la nation ; tout autre serait indigne dé s lui ; tout autre prêterait au roi la couleur d'un chef de parti... »

Les murmures redoublent. On demande, avec plus de force, que l’orateur soit rappelé à l'ordre. Plusieurs membres veulent que de Cazalès s'explique sur cette dernière phrase.

« Je dis ce qui me plaît : je n'en dois compte à personne. Tout autre serment, dis-je, prêterait au roi la couleur d'un chef de parti... »

— Une voix : « Monsieur le président, faites votre devoir ; rappelez à l'ordre ceux qui s'en écartent. » —

« Je sais me soumettre aux décrets quand ils sont rendus ; mais avant, je dis ce que j'en pense. Un serment qu'on ferait prêter au roi, dans une autre circonstance que son couronnement imprimerait le caractère de la faction à toute assemblée qui oserait l'exiger. Que le roi soit libre de prendre avec sa nation tel engagement qu'il lui plaira. Je ne sais quelle prédilection l'Assemblée a pour les serments : les serments ont de tous les temps servi à rallier les partis ; c'est par des serments qu'on a vu les factieux se soustraire à une autorité légitime. Je conclus donc, car je n'aime pas les serments, à ce que le premier et le dernier article soient écartés pat la question préalable, et qu'on accorde, à la confédération, une place distinguée aux princes du sang français. »

Le décret passa malgré l'opposition de Cazalès. Le roi n’eut que la place à la droite du président. La France entière se souleva pour envoyer à cette -majestueuse cérémonie ses magistrats, ses citoyens notables, ses députations de districts, de municipalités, de gardes nationales. Elle accourait pour ratifier de sa personne, de ses armes, de ses serments, le 14 juillet de Paris. Les esprits prévoyants et alarmés redoutaient dans ce prodigieux rassemblement et dans cette explosion d'enthousiasme la main cachée des factions, les intrigues du parti d'Orléans, l'ascendant de Lafayette, l'apparition d'un Cromwell, le 14 juillet de la France.

 

IX.

Mirabeau, plus plongé que jamais dans ses intrigues secrètes avec la reine, n'avait point paru dans ces dernières discussions, de peur de s'y caractériser trop témérairement ou pour le parti populaire ou pour le roi. Elevé par ses derniers triomphes de tribune au-dessus de l'enthousiasme de la nation, sa voix pouvait contre—balancer un peuple ou un roi ; il pesait à lui seul autant que l'Assemblée ; il faisait attendre ses paroles, et savourait enfin sa gloire. Jamais un homme placé si haut par le génie ne descendit cependant plus bas par le caractère que le puissant orateur pendant les semaines qui précédèrent la fédération. Reprenons un moment le récit de ses agitations et de ses menées de ses ambitions, de ses alliances, de ses antipathies, qui agi. ; laient et troublaient l'empire et lui-même.

Nous avons vu qu'après avoir sondé Necker, le comte de Provence, Lafayette, les Lameth eux-mêmes, et après avoir à demi noué, à demi rompu avec tous, il avait enfin renoué définitivement avec le roi et avec la reine, par l'intermédiaire de son ami, une alliance presque semblable à une désertion de l'Assemblée. Nous verrons bientôt des actes qui justifient trop ce mot. Mais, après avoir essayé quelque temps d'imprimer par ses conseils et par sa seule force occulte une impulsion politique à la cour, à l'Assemblée, à l'opinion publique, dans le sens d'une restauration du pouvoir exécutif par la constitution, il s'aperçut qu'un homme avait pris à la 'fois, et devant la cour et devant le peuple, une situation dictatoriale qui neutralisait entièrement ses plans, à moins que cet homme ne se prêtât à une alliance avec lui qui doublerait, en la concentrant, leur force. Cet homme était Lafayette. Mais Lafayette, on l'a vu aussi, avait refusé toute alliance qui aurait été un partage de l'empire. L'entraîner à soi était impossible, le renverser était difficile. Il ne restait qu'à se subordonner à lui pour le conquérir à ses vues et pour se faire l'instrument de celui dont il n'avait pu devenir l'égal. Flatter ce qu'on méprise, se subalterniser avec l'homme qu'on déclare inférieur à son rôle, se lier, se donner, se vendre à celui qu'on brûle de trahir, c'est le dernier degré de la décadence de l'âme et de l'avilissement de soi-même à ses propres yeux. L'orgueil ne proteste pas moins que la vertu contre cette prostration de la dignité et de la sincérité humaines. C'est pourtant à cette profonde abjection que nous sommes forcés de contempler Mirabeau dans les correspondances de sa main que nous avons sous les yeux, et, où il est lui-même devant la postérité son propre délateur. Il faut lire presque en entier les lettres secrètes de Mirabeau à Lafayette, pour croire non-seulement à l'existence, mais à l'accent de servilité qu'elles respirent. Les voici :

« Lorsque la chose publique est en péril, monsieur le marquis, lorsqu'elle ne peut être sauvée qu'en lui redonnant, par des efforts communs, mouvement qu'elle a perdu, et que nul poste pour y concourir n'est parfaitement assigné, s'isoler, même avec des intentions pures, de celui qui dois en donner le signal, dg celui qui peut seul utilement en régler le but, ne serait qu'un acte de mauvais citoyen, et consulter, dans ce rapproche, ment que commande le devoir, les légères con-, venantes qui lient on séparent les hommes serait une bief vulgaire faiblesse.

« C'est ce que je me suis dit à moi-même, lorsque j'ai réfléchi sur nos premières liaisons, sur les causes qui m'ont tenu éloigné de vous, sur l'état Présent des affaires et sur vous, monsieur le marquis. J'entends par Vous, tout ce qui est, tout ce qui est devenu inséparable de vous-même : votre renommée, sous tous ses rapports, et votre pouvoir,

« Je me suis éloigné de vote, parce que vos liaisons politiques de ce temps n'étaient dignes ni de vous ni de moi, parce que vous placiez mal, je ne dis pas votre confiance personnelle — pourquoi scruter les cœurs ? —, mais, si je puis m'exprimer ainsi, vote confiance publique, vos moyens, vos espérances et celles de l'Etat ; que vous cherchiez en vain, en les élevant jusqu'à vous, à agrandir des pygmées, et qu'au lieu de ces grands hommes d'hier, il vous fallait des compagnons d'armes distingués, du moins par la vétérance.

« Ces motifs d'éloignemept n'existent plus. Les Barnave, les Duport, les Lameth, ne vous fatiguent plus de leur active inaction. On singe longtemps l'adresse, mais non pas la force ; on fait d'assez bons tours avec des machines ; on imite même le bruit du tonnerre, mais on ne le remplace pas.

« Vous voilà donc, monsieur le marquis, je ne dis pas isolé, mais uniquement entouré de vous-même, de quelques amis d'un caractère décidé, et, par-dessus tout, de la chose publique. Qu'allez-vous faire et que ferai-je moi-même ? — Je n'établis ces questions que pour vous rendre compte de mes propres sentiments,

« Les vrais périls qui menacent l'État sont la longue lutte de l'anarchie, l'inhabitude du respect pour la loi, toute secousse qui pourrait démembrer l'empire, toute scission de l'opinion publique, les combats des nouveaux corps administratifs, et, surtout, le jugement que le royaume et l'Europe vont porter sur l'édifice de cette constitution, dont bientôt l'échafaudage, qui ne permettait pas d'en saisir l'ensemble, disparates. Ce jugement, monsieur le marquis, sera la véritable loi ; cet oracle est plus sûr que celui de nos décrets.

« Au milieu de tant de dangers, j'oublie le plus grand : l'inaction du seul homme qui puisse les prévenir. Mais, sans doute, ce n'est pas à ne rien faire qu'est destinée cette dictature déférée au seul citoyen entre les mains de qui ce pouvoir, ne fût pas une nouveauté, qui ne parût que rester à sa place, qui trouvât dans son âme les seules limites qu'une telle autorité, pour être utile, puisse comporter.

« Vous agirez donc, monsieur le marquis ; mais, dès lors, que ferai-je moi-même ? — Rester dans l'inaction, même afin de ne pas contrarier des vues que j'ignorerais, de ne pas marcher sans le savoir, sans le vouloir, dans un sens inverse, quoiqu'au même but, serait un 'parti trop difficile pour un homme assez connu par l'impatience du talent,' de la force et du courage ; pour un homme qui a aussi sa portion de gloire à recueillir, qui s'est trop engagé dans le combat pour rester neutre, que trop de regards empêchent de se cacher, et dont le silence même, chose si indifférente s'il s'agissait de tant d'autres Français, serait regardé comme un crime. Agir sans vous, que ferais-je, qui ne fût peut-être un effort inutile pour la chose publique, un essai dangereux pour moi-même ?

« C'est de cette double conviction, monsieur le marquis, qu'est né en moi l'impérieux désir de me rapprocher de vous, pour ne m'en séparer jamais ; et vos amis et les miens, et ceux qui lisent dans mes plus arrière-pensées, peuvent me rendre le témoignage que nulle réserve n'entrera dans cette union, pour laquelle l'estime que je porte à vos vertus privées est heureusement d'accord avec cette fatalité inouïe qui vous a irrévocablement lié, dans une époque si mémorable, aux destinées de la France. Personne ne connaît plus que moi les éléments de crainte et d'espérance qui attirent vers vous la plus saine partie de la nation ; personne ne sent mieux l'importance de vous y attacher plus que jamais pour former du moins un seul point de ralliement au milieu des divisions qui nous décomposent, pour réunir les opinions par les hommes, puisqu'on ne peut réunir les hommes par les opinions.

« Sans doute, ce ne serait pas vous combattre que de poursuivre, avec encore plus de courage, une carrière où j'ai recueilli aussi quelques lauriers. Mais on ne serait pas vous seconder, et, préfèrent par-dessus tout le salut de l'État, c'est systématiquement, et, par d'esses longues réflexions, que j'ai repoussé toute espérance d'un succès qui ne serait pas le vôtre. Si cette réunion est refusée, je n'aurai parlé qu'à un homme d'honneur qui saura se taire et qui me rendra ma lettre. Si elle est acceptée, nous mettrons en commun tous les moyens de réussir, tout ce qui, dans une liaison politique indissoluble, peut être solidaire entre l'un et l'autre[1].

« Je regarde, parmi les moyens de réussir, le soulèvement de ces obstacles que mes ennemis m'opposent sans cesse, soit en mettant d'assez longues erreurs de ma vie privée en opposition aven ma conduite publique, soit en tourmentant mon existence domestique pour me détourner de mes travaux, soit en détachant de moi la confiance de ces hommes qui ne connaissent d'autres vertus que l'ordre et l'économie. Peu importe, sans doute, si l'on ne me croit d'aucune influence ou si l'on ne met aucun pris à la seconder, que je sois sans cesse dévoré par ces vers rongeurs qui répandent un si cruel poison sur ma vie, qui me rendent le moindre succès, la moindre faveur populaire une fois plus difficile à obtenir qu'à tout autre. Mais si l’on pense qu'il n'est peint indifférent d'attacher l'opinion à de certains chefs, pourquoi ne chercherait-on pas à ravir des prétextes à mes ennemis, et à me rendre, non pour moi-même, mais pour la patrie en danger, toutes mes forces ? C'est sous ce rapport seulement que je désire que mes dettes soient payées, et qu'un ami, indiqué par moi, soit chargé des fonds et des opérations nécessaires pour me liquider.

« Je ne regarde pas comme un nouvel objet de demande la rénovation du bon que le roi m'a accordé pour la première grande ambassade. Si des places qui imposent de grands devoirs sont encore des grâces, la responsabilité ennoblit du moins la demande de cette sorte de faveurs. Tel l'objet qu'en d'autres temps j'ai dédaigné, me trouverait moins indifférent aujourd'hui ; non que mes idées soient rapetissées ou mes sentiments moins énergiques, mais parce que l'horizon politique de l'Europe est entièrement changé. Si les antiques souvenirs de la Grées, de l'Asie et du Bosphore n'eut pas suffi autrefois peur me séduire, je découvre à cet instant à Constantinople le levier d'une influence entièrement inconnue. Là aboutissent et les barrières qui doivent contenir le Nord et les principaux liens de tout le commerce de l'univers ; là se trouvent peut-être les seuls moyens de hâter pour la France le retour de sa considération politique, sans presque aucun emploi de ses forces. Et quand on pense à ce qu'il en cotte, indépendamment des dons de la nature, d'études et de travaux, pour se rendre utile dans une aussi difficile carrière, on doit pardonner de se mettre sur les rangs à ceux qui ont fait quelques preuves de talent.

« Monsieur le marquis, il est rare que de pareilles confidences se fassent par écrit ; mais je suis bien aise de vous donner cette marque de confiance, et cette lettre a même un autre but. Si jamais je viens à violer les lois de l'union politique que je vous offre, servez-vous de cet écrit pour montrer que j'étais un homme faux et perfide en vous l'écrivant. C'est vous dire assez si mon intention n'est pas de vous être fidèle. Hors ce seul cas, cette lettre ne sera qu'un dépôt inviolable entre vos mains.

« Le comte DE MIRABEAU. »

 

Le 1er juin, Mirabeau reprend :

« Vous m'aviez donné rendez-vous hier, monsieur le marquis ; vos affaires ne vous ont pas permis d'y être fidèle ; rien de plus simple, et je n'en parlerais même pas si la difficulté de vous rencontrer ne devenait pas très nuisible.

« Que faisons-nous, monsieur le marquis ? Rien ; nous laissons faire. Et dans quelle époque ? avec quels adversaires ? Lorsque chaque tourbillon particulier, appelé département, district, municipalité, s'élance dans notre système, et que la rapidité de chacun d'eux est accélérée chaque jour par des événements fortuits, par la contagion de l'exemple, par la canicule, par les hommes les plus actifs, les plus pervers et les plus tenaces que recèle ce pays.

« Parmi beaucoup de frères d'armes, vous avez quelques amis — moins que vous ne croyez — ; parmi beaucoup de salariés, vous avez peu de serviteurs ; mais je ne vous connais ni un conseil sévère ni un agent distingué. Pas un de vos aides de camp de confiance n'est sans mérite militaire ; vous recommenceriez une fort belle guerre d'Amérique avec eux. Pas un de vos amis n'est sans valeur et sans vertus : ils honoreront tous votre réputation de citoyen privé ; mais pas un de ceux-là ne connaît les hommes et le pays, pas un de ceux-ci ne connaît les affaires et les choses. Monsieur le marquis, notre temps, notre révolution, nos 'circonstances ne ressemblent à rien de ce qui a été ; ce n'est ni par l'esprit, ni par la mémoire, ni par les qualités sociales que- l'on peut se conduire aujourd'hui : c'est par les combinaisons de la méditation, l'inspiration du génie, la toute-puissance du caractère. Connaisses-vous un de vos comités, concevez-vous un comité possible qui soit à ce régime ?

« Ici ce qui me reste à vous dire deviendrait embarrassent, ai j'étais, tomme tant d'autres, gonflé de respect humain, cette ivraie de toutes les vertus, car œ que je pense et veux vous déclarer, c'est que je vaux mieux que tout cela, et que borgne peut-être, mais borgne dans le pays des aveugles, je vous suis plus nécessaire que tous vos comités réunis. Non qu'il ne faille des comités, mais à diriger, et non à consulter ; mais à répandre, propager, disperser, et non à transformer en conseil privé : comme si l'indécision n'était pas toujours le résultat de la délibération de plusieurs, lorsque ce résultat n'était pas la précipitation, et que la décision ne fût pas notre premier besoin et notre unique moyen de salut ! Je vous suis plus nécessaire que tous ces gens-là, et toutefois, si vous ne vous défiez pas de moi, au moins ne vous y confiez pas du tout. Cependant, à quoi pensez-vous que je puisse vous être bon, tant que vous réserverez mon talent et mon action pour les cas particuliers où vous vous trouverez embarrassé, et qu’aussitôt sauvé et non sauvé de cet embarras, perdant de vue ses conséquences, la nécessité d'une marche systématique, dont tous les détails soient en rapport avec un bit déterminé auquel tout tende, et non qui se prête à tout, vous me laisserez sous la remise pour ne me provoquer de nouveau que dans une crise dont le calmant sera peut-être contradictoire à l'ensemble de la conduite que je vous eusse fait tenir si j'avais été à votre conseil habituel, votre ami abandonné, le dictateur enfin, permettez-moi l'expression, du dictateur ? Car je devrais l'être, avec cette différence que celui-là doit toujours être tenu de développer et de démontrer, tandis que celui-ci n'est plus rien s'il permet au gouvernement la discussion, l'examen. Ah ! monsieur de Lafayette, Richelieu fut Richelieu contre la nation pour la cour, et, quoique Richelieu ait fait beaucoup de mal à la liberté publique, il fit une assez grande masse de bien à la monarchie. Soyez Richelieu sur la cour pour la nation, et vous referez la monarchie en agrandissant et consolidant la liberté publique ; mais Richelieu avait son capucin Joseph. Ayez donc aussi votre éminence grise, ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion ; mon impulsion a besoin de vos grandes qualités ; et vous en croyez de petits hommes qui, pour de petites, considérations, par de petites manœuvres et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l'un à l'autre, et vous ne voyez pas qu'il faut que vous m'épousiez et me croyiez, en raison de ce que vos stupides partisans m'ont plus décrié, m'ont plus écarté ! — Ah ! vous forfaites à votre destinée !

« Résultat et refrain : rendez-vous très prochain où vous soyez exact, et vous seul .et vous-même, c'est-à-dire mesuré mais loyal, sage et circonspect, mais décidé à vouloir, puisqu'il faut vouloir ou périr. »

Cette nouvelle démarche de Mirabeau auprès de M. de Lafayette eut lieu après que les relations du premier avec la cour avaient été régulièrement établies. Elle fut faite pour ainsi dire à la demande de Louis XVI, qui comprit de quelle utilité il était que MM. de Lafayette et de Mirabeau s'entendissent pour servir sa cause. Cette nouvelle tentative n'eut pas plus de succès que les précédentes, et, pour en éclaircir la cause, nous allons citer ici le passage des Mémoires de la Marck.

 

X.

M. de Fontanges sollicitait en même temps l'intervention de la reine auprès de Lafayette pour former entre les deux rivaux une alliance qui pût sauver le roi et la monarchie des dangers tous les jours plus imminents. « L'archevêque, » écrit la Marck le 27 juin, « sort de chez la reine ; il lui a préparé par écrit ce qui doit être dit demain au Balafré, d'après le mémoire que vous aurez fait passer à cette princesse ; si cet impuissant capitan tergiverse, la reine dira franchement : « Je l'exige ! » La reine a été très contente de l'écrit de vous qu'elle a reçu hier matin. »

L'impuissant capitan et le Balafré étaient deux allusions habituelles par lesquelles Mirabeau désignait son ennemi, l'une pour le peindre en ridicule, l'autre pour le faire redouter de la reine comme un rival au trône, en le comparant au grand factieux historique, le duc de Guise, dit le Balafré. « Si la reine, » ajoute la Marck dans ce billet à Mirabeau, « veut faire croire à Lafayette que c'est par M. de Ségur qu'elle est décidée à recourir à vous, de cette manière elle peut en effet détourner les soupçons d'autres relations. Cela est habilement combiné de sa part. »

 

XI.

Les périls s'accumulaient sur la tête de cette princesse. La fédération, si redoutée par elle, approchait, et le cri populaire contre elle menaçait d'une explosion terrible. De sourdes menées dans Paris semblaient préparer un accès de fureur du peuple. Le duc d'Orléans écrivait de Londres qu'il était résolu à revenir pour prendre ce jour-là -son poste à l'Assemblée, Le 1er juillet, Mirabeau faisait parvenir la note suivante à la reine :

« Il est parfaitement certain que la dernière se,» mains, et encore les jours précédents, de petites charrettes ont distribué dans les faubourgs, sur les quatre ou cinq heures du matin, du pain à huit sous, tandis que, d'après la dernière jonglerie de M. Necker, il en coûte encore onze, et que pour être d'accord avec ses comptes, il devrait être à seize, Quand on combine ce que les moyens d'in-i» surrection, l'argent versé dans les troupes — soixante-sept mille francs ont été répandus dans huit jours dans le régiment de Touraine, mon frère en a la preuve —, les émissaires parsemés dans les provinces, les boutefeux, folliculaires soudoyés à Paris tout ce que cela réuni doit coûter d'argent, on sent le nécessité de contre-miner en ce genre, et surtout de découvrir. les banquiers de l'anarchie et leur marche.

« Lundi au soir, les deux Lameth ont eu une longue conférence avec une vingtaine d'officiers de la garde soldée.

« Comme Desmoulins parait être du directoire secret des Jacobins pour la fédération et que cet homme est très accessible à l'argent, il sera possible d'en savoir davantage et cela est d'autant plus important que madame Lamothe est à Paris et que c'est sûrement, là encore une machine Au reste, je déclarerai verbalement sans cela les contre-moyens qui sont à ma disposition.

« M. le duc d'Orléans a emprunté cinq millions en Hollande, dont une partie est déjà à Paris. On aura sur c® prince la probabilité ou l'improbabilité de son retour, et sur .la conduite à tenir dans les deux cas, une note raisonnée. »

Madame de Lamothe était cette flemme perverse qui avait joué un rôle si funeste à la renommée de Marie-Antoinette dans l'affaire du collier. Évadée de Paris par on ne sait quelle connivence de la cour, elle vivait à Londres, elle y écrivait des pamphlets obscènes contre la reine, qu'elle présentait comme sa complice à un peuple capable de tout croire de as qui pouvait déshonorer l'épouse du roi. Elle menaçait de venir à Paris demander à l'Assemblée la révision de son jugement ; elle promettait « de révéler sur la rainé des scandales ou des crimes qui ne flétriraient pas moins sa politique que sa pudeur. » Cette menace, dans un tel moment, faisait frémir Marie-Antoinette, pour qui la calomnie était plus redoutable que la mort. On parlait tout haut d'un comité autrichien, découvert per Brissot ; qui se rassemblait chez la reine, et qui, était le conseil permanent, de la contre-révolution et de la trahison dans le cœur même du roi et dans le palais de la révolution. Des motions mortelles contre la reine et son comité retentissaient dans les journaux et dans les clubs. On la dépeignait comme une nouvelle Catherine de Médicis, conspirant avec l'étranger, fanatisant ses partisans par ses séductions et préparant impunément dans l'ombre les pièges et les poignards d'une nouvelle Saint-Barthélemy. Les plus modérés parlaient d'un divorce qui serait imposé au roi par le peuple pour l'arracher à ses influences. Des fanatiques poussaient à la sédition et à l'assassinat. Lafayette seul contenait par la garde nationale Ces tragiques extrémités de la fureur populaire. Le danger le rendait plus nécessaire que jamais à la reine et au roi : on ne lui contestait rien du pou- voir suprême, pas même l'apparence.

« Voyez, » écrivait Mirabeau à la reine pendant qu'il caressait Lafayette ; « voyez à quel point on sert l'homme redoutable ! combien il est servi malgré lui-même par les événements ! combien on a réparé ses propres fautes ! comme on en a fait l'homme de la fédération, l'homme unique, l'homme de Paris et des provinces ! comme il amoindrit tout ce qu'il touche, bien que les provinces, en général, ne soient pas portées à donner un rival au monarque ! J'ai prédit, j'ai deviné. Mes prophéties, mes conseils ont été inutiles. Cette terrible situation, où l'on n'ose pas consulter ni employer un homme de sens ni même se désentourer des traîtres, il faut la changer ! »

Nous dirons plus tard quels conseils il donnait pour la changer. L'instinct du peuple ne le trompait que sur le nombre et les trames du comité autrichien qui soufflait ses projets à la reine. Ce comité existait en effet ; mais il ne se composait que du comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche ; du comte de la Marck (prince Auguste d'Aremberg), son ami ; de Mirabeau, leur oracle caché dans leur ombre ; de M. de Fontanges, l'émissaire de confiance de Marie-Antoinette, et peut-être du comte de Fersen, seigneur suédois qui lui avait dévoué un culte chevaleresque plus personnel que politique. Aucun de ces hommes ne conspirait contre la nation, tous conspiraient d'esprit eu de ami pour le raffermissement d'un pouvoir royal qui manquait en ce moment à la révolution elle-même, et pour le salut d'une princesse que les uns servaient comme reine et que les autres admiraient comme femme.

 

XII.

Le roi fit demander à Mirabeau, par un membre de ce comité, un plan de conduite et un plan de discours à la nation pour le grand jour de la fédération, qui lui inspirait à la fois tant d'anxiétés et tant d'espérances.

« Il faut, » répondit Mirabeau, « faire remplir au roi les deux fonctions de général de la fédération et de monarque ; il faut qu'il arrive à cheval en qualité de général de la nation armée et des troupes, et qu'il parle à titre de général à chaque département sous les armes, en attendant l'arrivée de l'Assemblée nationale ; il faut qu'après l'arrivée de l'Assemblée, il change de rôle, descende de cheval, monte au trône et en parte pour monter sur les marches de l'autel de la patrie, où il prêtera ion serment. Il y sera porté et il en sera reporté surtout par les bras de ces milliers d'hommes dont on veut le menacer, tandis qu'ils ne respirent que monarchisme. En résumé, si le roi veut gouverner par lui-même et se convaincre que les formules et les étiquettes n'ont été inventées que pour hébéter les princes et pour mettre leurs sujets dans la dépendance de leurs vizirs, le roi des Français sera bientôt le premier et le plus puissant monarque de la terre. »

Dans ces conseils, Mirabeau supposait au roi l'héroïsme du génie qu'il sentait en lui-même. Mais la nature, qui se joue des rangs, avait mis l'héroïsme et le génie dans le sujet, et la timidité dans 1dprince. Le discours, dont nous avons la copie dans les papiers de l'orateur, n'avait de mérite que la brièveté. L'éloquence du cœur, la seule éloquence- de Louis XVI, y manquait. Le roi, dans ses harangues publiques, fut mieux conseillé par Beaumetz, membre de l'Assemblée, qui rédigeait ses discours.

« J'ai eu hier, » ajoutait plus loin Mirabeau pour la reine, « une conférence de trois heures avec Gille, César (Lafayette). Il a été sur la piste de Cromwell plus que ne le comporte sa pudibondité naturelle. »

« Cessera-t-il, » dit-il plus tard à la reine, « d'être. le plus dangereux ennemi du pouvoir royal, lui qui non content de l'éclipser, de l'isoler, de l'exercer lui-même, s'en attire tous les hommages et les respects ! Il affiche hautement d'être l'idole de l’armée la plus factieuse du royaume. J'avais toujours cru qu'il fallait une autre armée à ce chef et un autre chef à cette armée. »

 

XIII.

On voit par l'amertume des termes que la boite tome prostration de Mirabeau avait &ligué devant l'inflexibilité de Lafayette, et que les imbues de k. reine auprès de ce général avaient échoué dime la ; tentative d'alliance qu'elle rêvait entre ces deux ri' vaux. Il ne restait à Mirabeau, pour dernière ressource d'ambition, que de servir la reine elle-même. S'il pouvait parvenir à la voir librement, à lui inspirer, par l'éblouissement de ses paroles et par la chaleur chevaleresque de son dévouement, la conviction, d'esprit et la confiance de cœur dont il avait besoin pour dominer arbitrairement par ses conseils, il ne doutait pas que cette coalition entre la majesté séduisante d'une reine jetée par l'infortune sous la direction et la toute-puissance de son propre génie, ne dominât le roi par la reine et la révolution par le roi. Dans tous les cas, il eût été le Strafford sublime de la France, et il était assez fort de cœur et assez ambitieux pour ne pas redouter l'échafaud de Strafford.

Dans cette pensée, il désespéra un moment de tout s'il n'obtenait pas des entretiens secrets avec la reine, et il espéra au-delà de toute espérance -s'il pouvait obtenir d'elle les entretiens qu'il désirait. Toute sa correspondance avec la Marck, M. de Fontanges et avec la reine elle- même pendant les six semaines qui précédèrent la fédération, n'était qu'une insinuation passionnée, directe ou indirecte, à la mystérieuse faveur qu'il sollicitait de Marie - Antoinette. Ce n'était pas seulement la politique et l'ambition, c'était l'homme dans Mirabeau qui aspirait à cette auguste intimité avec sa souveraine. Le tribun dans son cœur n'avait jamais complétement effacé le gentilhomme ; la révolution n'était que dans son esprit, le royalisme était dans son sang. Il n'avait tant menacé ses maîtres que pour les dompter et les servir après les avoir domptés. Il avait des remords d'avoir porté ses coups trop loin et trop haut sur des têtes royales. Il regrettait amèrement ses apostrophes menaçantes à la tribune et ses outrages jusqu'au sang à la personne de Marie-Antoinette dans ses entretiens avec Lafayette et les Lameth et avec Barnave. Il voulait du moins en obtenir le pardon de la bouche d'une femme qu'il avait désignée aux poignards de ses ennemis. Plus il avait été outrageant et funeste, plus il voulait être repentant et dévoué à cette souveraine détrônée déjà du cœur de ses sujets, et qui n'avait plus d'appui contre eux que son premier persécuteur. Cette situation, neuve dans l'histoire, d'un factieux qui abat et qui relève une reine, flattait son orgueil, enivrait son ambition, passionnait son cœur ; car il faut le redire pour bien faire comprendre les obscurités de ce grand homme, il avait un cœur ; ce cœur, aussi puissant que son génie, faisait invisiblement pencher, à son insu, sa raison du côté où se portaient ses sentiments, et dans le retour de Mirabeau vers la reine à cette crise de sa vie publique, il y avait plus de cœur que de politique.

 

XIV.

Nous avons vu que la reine désirait et redoutait également cette entrevue, qui pouvait l'engager plus avant qu'il ne convenait à sa sûreté et à sa dignité comme reine. Elle l'avait toujours fait espérer et toujours ajournée sous des prétextes qui n'étaient pas seulement des excuses. Il ne fallut rien moins que l'insistance un peu amère de Mirabeau, la crainte de le mécontenter trop profondément et l'imminence des périls dont la menaçait la prochaine réunion de la France confédérée dans Paria, pour la décider à cette faveur décisive. Mais le secret qui devait couvrir les entretiens de la reine et de son allié était difficile à assurer. Les Tuileries, gardées par la garde nationale seule, étaient moins -un palais qu'une prison. Tous les yeux connaissaient le visage du grand orateur. Lafayette avait peuplé les abords et l'intérieur même du château de surveillants affidés qui l'auraient informé de la présence d'un tel visiteur dans les appartements secrets de la reine. Un de ses officiers supérieurs entretenait des liaisons intimes avec une des femmes du service intérieur de la princesse : tout était regard et tout serait révélation dans ce palais. Il fallut, pour fui-liter l'entrevue et le mystère, que la famille royale affectât le besoin d'aller respirer quelques jours l'air plus pur du printemps au château de Saint-Cloud, résidence favorite e personnelle de Marie-Antoinette. Ce château, enveloppé de forêts, accessible, par les avenues et les portes du parc public et du parc réservé, jusque sous les fenêtres de la reine, permettait de dérober à l'inquisition la plus jalouse, surtout dans les ombres de la soirée, les rapprochements de la reine et de ses conseillers. La confidence d'une seule femme de la princesse et d'un seul valet de chambre de service, pour introduire et pour congédier le visiteur, était suffisante. Ces deux affidés étaient assurés à la reine pendant la semaine de son séjour à Saint-Cloud.

Lafayette d'un côté, les Lameth et leurs amis de l'autre, à demi informé, les autres seulement avertis par les apparences des pas de Mirabeau, cherchaient à tout prix à acquérir la preuve des intimités dont ils avaient la conviction ; ils faisaient attentivement épier les abords de Saint-Cloud. Mirabeau épiait, de son côté, les espions. Prévenu enfin par l'aumônier de la reine, M. de Fontanges, du jour et de l'heure où Marie-Antoinette l'attendrait dans le parc réservé de sa résidence, Mirabeau s'appliqua quelques jours avant à dérouter les idées et à tromper la surveillance dont il était l'objet, par des courses à cheval sans but hors de Paris. Il affecta d'avoir besoin pour sa santé de cet exercice à cheval dans le bois de Boulogne et dans les bois de Meudon. Un de ses neveux, le jeune comte du Saillant, l'accompagnait. Leur retour à Paris sans s'être arrêtés à aucune porte accréditait le bruit des promenades équestres de Mirabeau sans autre but que le mouvement et le plaisir. Le rendez-vous de la reine était fixé au 3 juillet, à la nuit tombante.

Mirabeau s'ouvrit à sa nièce de prédilection, la marquise d'Aragon, qui habitait une maison de campagne sur la colline de Passy ; il alla coucher plusieurs fois chez sa nièce, afin qu'on s'accoutumât à ses absences de Paris sans en rechercher les motifs. Plusieurs avenues rurales à travers les champs labourés conduisaient de Passy à Saint-Cloud, en évitant les routes fréquentées. Quelques jours avant le 3 juillet, Mirabeau, ne voulant se fier du secret à aucun mercenaire, s'adressa à son neveu, le jeune comte du Saillant, dont le dévouement inné avec le sang à la monarchie de ses ancêtres avait souvent contredit les opinions révolutionnaires de son oncle. « Es-tu toujours aussi ardent royaliste ? » dit l'orateur au jeune homme, avec un sourire d'intelligence qui présumait et appelait la réponse. Le comte du Saillant lui dit franchement que l'infortune de ses souverains bien loin de le détacher de la cause royale, avait ajouté encore la pitié au devoir de son cœur. « Eh bien ! » reprit, avec l'accent d'un gentilhomme converti, Mirabeau, « puisque tu es toujours si dévoué au roi, je vais t'offrir une occasion de le servir, et peut-être de le sauver. » Il confia alors à son neveu son alliance cachée avec la cour, l'entrevue qui devait cimenter indissolublement cette coalition du trône et du talent entre la reine et lui. Il fit sentir l'importance d'un secret d'où dépendait sa tête et peut-être la tête même de sa souveraine. L'oncle et le neveu cherchèrent ensemble le moyen de l'assurer. Dans l'état de fermentation où étaient les esprits à Paris, la découverte authentique d'une entente entre la princesse et le tribun pouvait faire éclater le cri d'une double trahison, et du cri de trahison à là mort de Foulon ou de Flesselles, il n'y avait que les bras levés d'un groupe d'assassins.

Il fut convenu que le comte du Saillant se déguiserait en postillon et conduirait, dans un cabriolet à deux chevaux, son oncle jusqu'à une porte dérobée du parc de Saint-Cloud.

 

XV.

Mirabeau, parti à cheval de Paris, passa en effet la journée du 2 juillet dans la maison de sa nièce, à Passy ; à la chute du jour, comme s'il eût voulu revenir inopinément à Paris, le comte du Saillant, qui avait éloigné les serviteurs sous divers prétextes, attela lui - même ses chevaux au cabriolet, et conduisant son oncle par des sentiers de charrues qu'il avait étudiés la veille, il franchit le pont, tourna la ville de Saint - Cloud et déposa Mirabeau au sommet de la colline, non loin d'une entrée inobservée du parc. Un serviteur sûr de Marie-Antoinette l'attendait ; la porte s'ouvrit d'elle-même au premier bruit de pas au dehors ; elle se referma sans bruit sur le visiteur. On le guida en silence à travers un reste de crépuscule vers le pavillon le plus élevé des jardins réservés du palais, où la reine l'attendait. Le lieu de la conférence n'aurait pas été plus dramatiquement choisi par l'histoire pour impressionner l'âme d'un homme sensible et superbe qu'il n'avait été choisi par la nécessité. Ce sujet devenu en quelques mois de vicissitudes plus roi que son roi lui-même, cette reine du plus puissant empire de l'Europe s'échappant furtivement de ses appartements comme pour un crime pour rencontrer un factieux repentant, obligée .de se confier à l'obscurité, tant le moindre rapport avec elle aurait porté ombrage, malheur et peut-être mort à ceux qui se dévouaient à son sort ; les hautes ombres du parc de Saint - Cloud répandant leurs ténèbres sur les mystères d'une politique désespérée ; à ses pieds cette route blanchissante de Versailles et de Sèvres où l'on croyait voir passer encore, avec le cortège de cette cour reconquise et humiliée, les têtes coupées de ses gardes sur les piques de leurs assassins ; à quelques pas de ce tertre, les lueurs des fenêtres des appartements de ce château royal où dormaient dans l'ignorance de leur destinée les enfants de cette dynastie au bord des détrônements, des proscriptions et des échafauds, pendant que leur mère veillait, s'humiliait et pleurait dans ces jardins pour les racheter de la mort ; enfin par-dessus les vastes toits du château et le cours resplendissant de la Seine, les reflets sur le ciel des milliers de lumières et de réverbères de cette capitale d'où sortait, comme d'un volcan humain sans pitié et sans repos, les clameurs, les incendies, les écroulements de ce trône ! Jamais le grand orateur n'avait parlé aux hommes assemblés un langage si émouvant et si tragique que celui que les lieux, les sentiers, la nuit, la reine qu'il tillait voir, lui parlaient à lui -même au bout des allées qu'on lui faisait traverser. L'homme, par la hauteur de ses pensées et par la vibration sympathique de sa grande âme, était digne d'entendre et de répercuter jusqu'aux larmes cette éloquence de l'heure et des lieux.

 

XVI.

On conne par les confidences de l'âge avancé de M. de Fontanges, devenu après l'exil évêque d'Autun, ce qui fut entendu ou répété de cet entretien dont cet aumônier de la princesse était le seul confident dans le palais et le témoin à distance dans le jardin.

Elle attendait Mirabeau, selon ses propres paroles à elle-même, avec un frisson d'effroi et d'espérance que lui donnait depuis longtemps le nom de cet homme dans lequel la Révolution s'était personnifiée pour elle et qui personnifiait aujourd'hui le seul espoir qui lui restât de dompter ou de séduire la Révolution. Les cours, comme les peuples, qui ne comprennent pas la puissance abstraite et anonyme des idées, donnent un nom d'homme à toute chose, afin de pouvoir la comprendre, la voir, l'adorer ou la haïr. Le nom de Mirabeau était pour la reine et pour le roi le nom de la révolte des états généraux, de l'insolence de l'Assemblée nationale, se faisant place d'un mot en face et bientôt au-dessus du trône, du soulèvement de Paris le 14 juillet, des violences, des trames et des crimes nocturnes des factieux. Le 6 octobre, il avait été à leurs yeux coupable, complice ou accusé de tous leurs désastres, le géant du peuple, le Samson de la monarchie ; lui seul avait pu ébranler, lui seul encore à leurs yeux pouvait soutenir ou relever l'édifice sous les ruines duquel ils étaient à demi ensevelis.

 

XVII.

En apercevant la reine à quelques pas devant lui sur l'esplanade en dehors du pavillon, Mirabeau resta un moment immobile et suspendu comme s'il avait reçu un coup au cœur. Il inclina très bas la tête dans, une attitude de respect et de douleur qui demandait plus de pardon de son nom, de sa présence, de ses fautes, qu'aucun langage n'aurait pu en implorer. C'était dans un seul geste l'émotion devant la femme, le culte devant la reine, la confusion de l'abaissement de sa souveraine, le repentir de ses torts, la reconnaissance de la faveur, le serment de la réparation.

La reine comprit tout dans ce discours muet, et se rassura elle-même devant un homme qui savait séduire autant qu'il savait intimider. Elle lui pardonna tout avant qu'il eût parlé. On pardonne tout quand on espère beaucoup. Sa physionomie s'éclaira dans l'ombre de ses peines de ce regard, de ce sourire, de cette rougeur de timidité vaincue qui font le charme de tant d'autres charmes. Sa figure, entrevue dans ces demi-ténèbres qui effacent les premières pâleurs et les premières maculations de la douleur pour ne laisser éclater que la majesté et la pureté des grandes lignes du visage, éblouit et toucha fortement Mirabeau, si sensible à toutes les diversités de la nature dans les femmes. La maturité encore svelte de la fille de Marie-Thérèse, la langueur posée de la mère, la dignité de la princesse, la douleur de la femme, n'avaient rien enlevé encore à la beauté de la reine. Ses cheveux, qui blanchirent deux ans après en une seule nuit de captivité, prélude de mort, avaient encore l'abondance, la souplesse, la teinte blonde de son Danube natal. La maternité n'avait ni grossi ni affaissé sa taille. La gravité douce, les tristesses cachées, l'orgueil vaincu, les insomnies, les déchirements d'affection, les larmes habituelles avaient au contraire concentré dans ses regards, sur ses lèvres, dans tous ses traits, plus de cet épanouissement d'expression qui s'évapore dans la jeunesse, qui se prodigue dans le bonheur, mais qui se recueille dans la maturité, et auquel le malheur ajoute ce que la nature peut ajouter de plus pénétrant à la beauté, le pathétique des yeux, si voisin du pathétique du cœur.

Elle s'avança avec une gracieuse précipitation de pas vers Mirabeau. Celui-ci, déférant d'autant plus à l'étiquette du trône devant une femme qu'il avait eu plus d'irrespectuosité envers l'étiquette du trône devant le roi, attendait, selon l'usage, que la reine lui adressât la première la parole.

« Monsieur le comte, » lui dit-elle d'une voix émue et qui attestait l'effort de témérité qu'elle avait à surmonter pour parler à un tel interlocuteur, « auprès d'un ennemi ordinaire, d'un homme qui aurait juré la perte de la monarchie sans avoir le génie de comprendre que la monarchie est la nécessité d'un grand peuple, je ferais en ce moment la démarche la plus téméraire et la tentative la plus déplacée, mais quand on parle à un Mirabeau, on s'élève au-dessus de ces craintes et de ces cousis dérasions ordinaires, et on n'est pas moins certaine d'être comprise par son génie que sentie par sa s loyauté. »

 

XVIII.

Soit qu'elle dit trouvé d'elle-même, avec la sublime habileté d'un instinct de femme et de mère, la note la plus vibrante en ce moment dans le cœur de Mirabeau, en se servant de cette expression : Un Mirabeau ! qui distançait l'homme d'État de tous les autres hommes, et qui le plaçait d'avance hors de l'étiquette et du temps dans la postérité des hommes historiques, soit que la Marck et M. de Fontanges, connaissant l'orgueil et ses forces dans leur ami, eussent insinué ces paroles à la reine, ces paroles, autant que le son de voix qui les enfonça dans son cœur, firent frémir de satisfaction la vanité et le cœur de Mirabeau. On n'a jamais su ce qu'il y répondit, si ce n'est par des lambeaux décousus de confidences faites par les amis de Mirabeau, à qui il n'épargnait pas celles qui flattaient sa gloire, et par les conseils écrits dans les notes subséquentes de la reine, vraisemblablement écho réfléchi et communication développée de cet entretien. L'histoire, dans un pareil drame, n'invente pas, elle raconte. Ce serait profaner à la fois le génie, la majesté et le malheur que de supposer des paroles dans la bouche de Mirabeau et des larmes dans les yeux de la reine. Tout ce qu'on sait de cet entretien, qui se prolongea pendant trois heures dans la nuit, sans paraître jamais tarir à ceux qui en attendaient à distance la fin, c'est que Marie-Antoinette se vanta souvent après, au roi et à ses confidente les plus intimes, des paroles qu'elle avait trouvées abondantes et pénétrantes dans son cœur, pour soutenir la conversation avec Mirabeau ; de l'impression que le génie et l'âme de l'homme redouté avaient faite sur 'elle, et de l'impression décisive et irrévocable qu'elle se flattait d'avoir faite sur lui.

En effet, au moment de prendre congé de la reine, Mirabeau, toujours un peu théâtral dans ses plus sincères émotions, et croyant toujours avoir la postérité pour témoin, se précipita à genoux, sur le sable, aux pieds de la reine, et, prenant dans ses mains la main qu'elle lui tendait en s'inclinant avec grâce pour le relever, « Madame ! » s'écria-t-il avec un accent qui s'éleva au-dessus du murmure d'un entretien à voix basse, « quand votre héroïque mère Marie-Thérèse faisait à un de ses sujets la grâce de le recevoir, elle ne le congédiait jamais sans lui donner sa main à baiser ! » Puis, collant ses lèvres sur les doigts de la reine arrosés de ses larmes, et se relevant comme d'un élan qui l'aurait élevé désormais au-dessus de la terre, « Madame, » reprit-il avec un lyrique enthousiasme, ce baiser sauve la monarchie ! »

La reine, transportée elle-même d'une émotion qui était devenue une confiance dans cet entretien, accepta l'augure, rentra en larmes dans ses appartements et s'évanouit auprès" du berceau de ses enfants. « Cet homme m'a bouleversée, » dit-elle le lendemain à la femme de service du palais, qui s'étonnait de sa pâleur ; « il m'en a tant coûté de me rencontrer seule avec le destructeur de la monarchie ! Mais tout est oublié ; il rachète ses fautes par son dévouement. Avec un tel homme pour lui, le roi est sauvé ! » M. de Fontanges écrivit le surlendemain au comte de la Marck que la reine avait reçu une telle commotion de la conférence avec son ami, qu'elle n'avait pu sortir, depuis deux jours, de ses appartements, et même de son lit. Mirabeau jouit de l'impression qu'il avait produite autant que de l'impression qu'il avait reçue. Il rentra à Paris, décidé à faire triompher le roi ou à mourir.

 

XIX.

Mais déjà les surveillants de Lafayette ou les espions des Lameth avaient eu vent de ce rapprochement entre la reine et leur ennemi dans le parc de Saint-Cloud, et faisaient circuler une prétendue lettre d'une femme de la cour tombée et ramassée par un passant dans une allée du parc, et racontant l'entrevue présumée, sans néanmoins en reproduire les vrais détails.

« Il se répand quelque bruit sur la course de samedi, » écrivait le 5 M. de Fontanges au prince d'Aremberg. « Il me parait que ce n'est qu'un chuchotement ; mais avertissez Mirabeau pour qu'il fasse attention à ce qui pourrait se dire et pour qu'il s'étudie à donner le change aux soupçons. »

Mirabeau, de son côté, écrivait le 6 à la reine : « On a remis au comité des recherches une lettre dénonciatrice de mon entrevue à Saint-Cloud ; cette lettre est d'une mauvaise écriture et remplie de tant de fautes d'orthographe, que cela me paraît à mai une affectation. On prétend qu'elle a été trouvée le lundi ou le mardi dans le parc de Saint-Cloud. Il est clair que l'on cherche à faire de tout cela une intrigue dont l'Orateur du Peuple, qui l'a déjà dénoncée, n'a pas paru une base suffisante. Je sais, à n'en pouvoir douter, que les Lameth, Duport, Menou, d'Aiguillon, et même Péthion, mettent une grande activité à acquérir la preuve que j'ai eu une conférence à Saint-Cloud. Toutes los machinations accumulées ne feront pas, je crois, qu'ils puissent m'entamer sérieusement dans l'Assemblée nationale, mais elles peuvent me compromettre et me dépopulariser. »

Telle fut cette entrevue, dernière illusion d'espoir au cœur de la reine, et apogée de la puissance de Mirabeau, qui touchait à son déclin, en abandonnant la route où il avait le premier entraîné la nation.

Les révolutions rétablissent souvent pour un jour ce qu'elles ont détruit, mais elles n'ébranlent jamais à demi ce qu'elles ont mission de détruire. On peut les conduire quelquefois avec du génie et du courage, on ne peut jamais les faire rétrograder avant qu'elles aient touché et dépassé leur but. Leur force d'impulsion est d'autant plus irrésistible qu'elle est plus combattue. Quand on les sert, elles soulèvent ; quand on les dirige, elles obéissent ; quand on les endigue, elles submergent ; quand on les trahit, elles se vengent.

Mirabeau, qui savait tant de choses par théorie et par inspiration, allait bientôt l'apprendre par expérience aux dépens de sa renommée, et, s'il avait vécu, aux dépens de son sang.

 

 

 



[1] Dans le manuscrit 4e Mirabeau, les mots suivants sont rayés : « Et la confiance peu commune de vous laisser un écrit si exempt de toute équivoque, de toute ambiguïté, vous sera le premier gage d'un dévouement illimité. »