HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME TROISIÈME

 

LIVRE TREIZIÈME.

 

 

I.

L'Assemblée constituante, entraînée à son tour par le mouvement qu'elle avait imprimé, commençait à s'interroger avec anxiété elle-même et à se demander si elle aurait la force de reconstruire ce qu'elle avait eu le courage de renverser.

Il lui était déjà difficile de se faire illusion. Sa force était toute morale ; elle avait été l'opinion publique personnifiée dans les douze cents députés de la France chargés de faire prévaloir contre la cour, l'Église et l'aristocratie une opposition presque unanime aux vices du gouvernement d'un seul et du gouvernement des castes. Son œuvre était accomplie : elle avait arraché le gouvernement au roi, le privilége à la noblesse, le patrimoine territorial de la nation au clergé propriétaire ; elle avait proclamé tous les grands principes sur l'origine du pouvoir, émanation de la souveraineté du peuple, confié, pour le bien de tous, à des magistrats élus et responsables ; elle n'avait excepté, de cette égalité générale dans les représentants élus de la loi, que le roi lui-même, représentant héréditaire, non de l'action, mais de la dignité de la loi.

Mais cette royauté, jadis souveraine par droit divin et par le prestige, d'une investiture sacrée et inamissible, n'était plus qu'une suprême magistrature. Cette suprême magistrature même était tellement désarmée de force, et ses volontés propres tellement circonscrites dans ses attributions, tellement entourées de précaution et de garantie contre sa tyrannie, qu'elle ne pouvait agir sans rencontrer une résistance, une responsabilité ou un piège. Elle ressemblait è une concession faite à l'habitude et à la faiblesse d'esprit du peuple bien plus qu'à la nécessité ou à la raison. Si elle n'était pas la dérision, elle était au moins l'impuissant vestige de la royauté. On pouvait s'étonner qu'il se trouvât dans l'empire un homme qui consentit à représenter de si haut sur un débris du trône cette inutilité, cette impuissance et cette inaction qu'on appelait la royauté. Tout le gouvernement était républicain, excepté le roi, dénomination menteuse écrite au frontispice d'une république ; mais l'Assemblée s'apercevait, avant même que le mécanisme de sa constitution fût en mouvement, que la république y annulerait le roi et que le roi y agiterait la république.

 

II.

Elle avait vécu jusque-là de principes, de théories, d'éloquence, d'espérances ; elle n'avait plus de principes vrais et passionnés à accorder à l'opinion. L'éloquence s'usait ou passait de la tribune de la nation aux tribunes des démagogues, qui retentissaient plus haut, plus bas et plus près du peuple. L'espérance se changeait en découragement ; la popularité des députés de Versailles les abandonnait à Paris ; des factions se formaient dans leur propre sein, et conspiraient avec les Jacobins ou avec la cour et l'émigration contre l'œuvre de l'Assemblée. Paris l'avait devancée et dépassée dans son insurrection du 14 juillet. La garde nationale et Lafayette l'avaient conquise et ramenée en triomphe, mais malgré elle, dans la capitale, le 6 octobre, Les provinces s’insurgeaient et se confédéraient sans elle, Le peuple lui demandait un gouvernement, elle n'avait à lui donner que des lois ; la société implorait de la force, elle ne lui répondait que par des maximes. Pour maintenir même un ordre précaire autour d'elle dans la capitale, l'Assemblée était contrainte à reconnaître la dictature insurrectionnelle et toute militaire de Lafayette, et de prêter à un dictateur municipal le respect et le pouvoir qu'elle refusait à son roi. Cette situation ne pouvait durer sans dégénérer promptement en guerre civile dans le royaume, en anarchie sanglante dans Paris, en despotisme armé d'un Cromwell protégeant insolemment en elle et sous ses yeux un parlement avili et un roi captif, jusqu'à ce qu'il n'eût plus besoin de l'un et de l'autre pour régner seul sur la lassitude de la nation.

 

III.

Ces réflexions, qui n'échappaient plus au membre le plus obscur de l'Assemblée, échappaient bien moins encore à la longue et perçante vue du seul homme culminant de l'époque. Mirabeau ayant manqué, par la répugnance de la cour et par la jalousie de ses collègues, le rôle de premier ministre, de Richelieu du peuple et du roi, qui avait été le rêve de son génie et de son ambition, il ne lui restait qu'un autre rôle, celui de grand moteur et de grand modérateur de la Révolution, de dictateur de la démocratie, de fondateur et de tuteur de la liberté sous le vrai nom de la liberté, république.

Mirabeau était et se sentait le seul homme de la nation capable, par sa supériorité et par sa popularité, de prendre ou de se faire décerner ce rôle, bien qu'il eût trop d'instinct naturel des choses d'État et trop d'expérience historique pour croire qu'une république durable et régulière pût sortir en 1789 de cet accès de colère entre les classes d'une nation si rompue à la monarchie, et qui ne renversaient le trône que pour s'arracher des privilèges.

Il ne pouvait pas se dissimuler non plus qu'un roi des classes privilégiées comme Louis XVI ne pouvait impunément continuer à régner sur les classes si récemment émancipées et encore si inquiètes et si jalouses de leurs droits reconquis ; qu'un roi des vaincus ne pouvait pas être le roi des vainqueurs, qu'un interrègne serait nécessaire, et que cet interrègne, quelque court qu'il dût être, ne pouvait s'appeler qu'anarchie ou république.

La gloire de diriger, de modérer et de gouverner cet interrègne à titre de suprême magistrat de cette république pouvait suffire pour sa mémoire, même au génie d'un tel homme. Remplacer un roi, donner des lois à un peuple, l'animer de son âme, le réformer de sa main, faire traverser à sa nation ce gouffre qui sépare deux natures de gouvernements et d'institutions sans périr, l'affranchir de l'arbitraire d'un côté, la défendre contre la démagogie de l'autre, donner son nom à ce sauvetage d'un peuple après la plus grande tempête des temps modernes, et disparaître après, soit dans l'ostracisme de Solon, soit dans la mort d'un César civil de son pays, c'était une destinée assez haute et assez immortelle pour Mirabeau. Mais il avait hésité à la suivre le jour où il avait offert à Versailles ses services à la cour pour restaurer un pouvoir royal qu'aucune main humaine ne pouvait restaurer alors. Et maintenant que les avances tardives de la cour et son propre désillusionnement pouvaient le faire revenir à ce rôle, Mirabeau le trouve pris par Lafayette, esprit inférieur à lui en intelligence, mille fois supérieur en considération, en constance et en habileté.

 

IV.

Dans cette situation presque désespérée, il restait cependant encore à Mirabeau un troisième grand rôle à prendre : c'était celui que Danton, encore obscur, commençait à se dessiner pour lui-même dans le peuple, que les Lameth, Barnave, Robespierre, ébauchaient pour eux à la tribune, le rôle de grand tribun démocratique de la nation, d'agitateur de Paris, d'accusateur hardi et corps à corps de Lafayette.

Il n'est pas douteux que Lafayette mesuré corps à corps avec Mirabeau à la tribune, à l'hôtel de ville, aux Jacobins, dans la presse, dans les clubs, assailli de ses apostrophes, cicatrisé de ses discours, rivalisé de popularité à tout prix, n'eût été promptement rapetissé à ses proportions naturelles devant la nation, et que sa dictature de contre-poids et de bascule n'eût disparu en peu de temps devant la dictature franchement républicaine de Mirabeau.

Ce parti, tout extrême qu'il paraisse au premier regard, était peut-être en réalité le plus politique et le plus honnête pour le grand tribun démocratique en 1789. En supposant (ce que nous voulons croire que Mirabeau voulût sauver le roi et quelque reste de la monarchie, il ne pouvait les sauver en ce moment qu'en écartant complétement le roi de la scène. On n'arrête pas un écroulement à moitié ou au tiers de sa pente. Il faut que les débris comme les révolutions tombent au fond pour qu'on puisse les relever et reconstruire sur d'autres fondements. Dire, comme le faisait Mirabeau au roi et à la famille royale : « L'édifice monarchique s'écroule, je le sape moi-même, mais restez dedans, » c'était les condamner à périr inévitablement sous les décombres. La Révolution ne pouvait se calmer qu'en l'absence du roi ; la monarchie ne pouvait se reconstruire qu'en l'absence du roi. L'expulsion ou l'abdication étaient nécessaires au peuple comme au prince après les humiliations et les outrages du 14 juillet et du 6 octobre. Mirabeau, tribun du peuple après cet ostracisme, était moins dangereux que Mirabeau conseiller vendu d'une cour captive : il manqua de génie ou de résolution une fois dans sa vie, en concevant ce grand rôle et en reculant devant sa destinée.

 

V.

Pendant que Mirabeau hésitait devant ces différents partis qui se présentaient à son ambition et à sa politique, la cour hésitait elle-même aux Tuileries entre le désespoir et l'espérance, entre l'asservissement sincère et complet au protectorat de Lafayette et les conspirations sourdes contre le maire du palais, entre la réconciliation avec le peuple, après une constitution acceptée, et le recours à l'Europe, conseillé par le comte d'Artois et le baron de Breteuil.

Le roi, facilement résigné à l'inaction, ne trahissait la Révolution que par son inertie, s'il est vrai qu'un captif puisse trahir ceux qui l'enchaînent. Ses ministres continuaient à tenir en sa présence un conseil impuissant : ils n'avaient plus que le titre et le geste du pouvoir. Tous les ressorts étaient brisés dans leurs mains. L'Assemblée, la Commune, Lafayette, les municipalités, les séditions, régnaient seuls dans tout l'empire. Les ministres ne savaient pas si l'ordre qu'ils allaient donner à un administrateur ou à des troupes ne serait pas le lendemain une révolte contre la constitution ; si l'Assemblée ne leur imputerait pas à crime l'accomplissement de leur moindre devoir, et si une loi ou un article de la constitution votés le soir n'anéantiraient pas tel ou tel rouage de l'administration dans leurs mains. On a accusé le roi d'inaction et de perfidie pendant cette période : il fallait l'accuser seulement de consentir à rester roi de nom, pendant qu'il n'était plus en réalité que le prisonnier de son peuple, le jouet de l'Assemblée, l'otage de Lafayette. Sa seule faute alors fut de souffrir qu'on l’appelât roi.

 

VI.

La reine, moins passive et moins résignée que son mari, avait des conciliabules plus mystérieux et plus actifs autour d'elle, dont elle reportait au roi les conseils. Le but, vague alors, de tous ces entretiens et de toutes ces manœuvres était de retourner les forces de la Révolution contre elle-même, d'acheter l’opinion publique en corrompant par l'or de la liste civile les agitateurs les plus renommés de Paris, de s'assurer, par les perspectives de l'ambition et par des subsides secrets, des principaux orateurs arbitres des décrets de l'Assemblée, d'inspirer sous-main leurs discours et leur vote, de les rattacher à la monarchie par des alliances gémoniaques, et de faire rendre au roi, par l'Assemblée elle-même, dans les derniers articles de la constitution, la plénitude du pouvoir exécutif on lui fournirait bientôt les occasions de retrouver, sinon la plénitude, au moins une part dominante dans le pouvoir législatif. Cette conspiration purement monarchique ne tramait rien, à cette époque, contre l'indépendance de la nation ; elle n'avait pour but que l'apaisement de l'opinion, la modération de l'Assemblée, le salut du roi et la conquête, par la résipiscence ou par la corruption, des conditions de pouvoir qui devaient reconstituer une royauté.

L'homme politique le plus influent de ce conseil intime de la reine était le comte de Mercy-d'Argenteau, ambassadeur de l'empereur Joseph II auprès de sa sœur Marie-Antoinette ; cette princesse était accoutumée depuis vingt ans à voir, dans cet homme d'État éminent et dévoué, une sorte de conseil de famille représentant auprès d'elle le cœur de sa mère et de ses frères, bien plus que les intérêts de l'Autriche.

La reine avait redoublé de confiance pour le comte de Mercy depuis ses malheurs. Son titre d'ambassadeur de famille lui donnait auprès d'elle un accès de tous les moments. Il avait remplacé dans l'intimité de la reine toute la société des Polignac, éloignée de la cour et de la France depuis le 14 juillet. Il était à lui seul le ministère confidentiel de la cour. Sincère, éclairé, libéral, autant qu'on peut l'être à la cour des rois, sans répugnance pour les institutions représentatives, partisan des réformes en tout ce qui n'atteignait pas l'essence de la monarchie, lié d'amitié avec la plupart des hommes politiques ou littéraires de France et d'Europe, le comte de Mercy-d'Argenteau, impartial par sa patrie dans nos querelles intérieures, avait toutes les qualités nécessaires pour être le chef du conseil intime de la reine, excepté celle d'être Français. Mais l'empereur Joseph II, son maitre, prince au moins aussi révolutionnaire que Louis XVI aurait voulu l'être, n'avait aucune vue contraire aux intérêts de la France. Il faisait des vœux ardents pour le succès des réformes tentées par le roi, il prenait à sa sœur un intérêt de famille et de tendresse qui excluait tout machiavélisme perfide des conseils qu'il faisait donner à Marie-Antoinette par son ambassadeur. Le confident le plus intime du comte de Mercy était le comte de la Marck (prince d'Aremberg), son compatriote et son ami ; l'un et l'autre étaient Belges.

 

VII.

On a vu, dans le cours de ce récit, l'amitié d'esprit et de cœur qui unissait le comte de la Marck à Mirabeau. Le désir le plus naturel du comte de la Marck était de concilier son sentiment d'enthousiasme et de prédilection pour Mirabeau à son dévouement de naissance et d'admiration pour la reine, d'élever Mirabeau au poste de premier ministre, et de donner en lui, à la monarchie, le plus puissant de ses défenseurs dans le plus redoutable de ses adversaires.

Le 6 octobre, l'ascendant tout à coup conquis par Lafayette, le vote inconsidéré de l'Assemblée, excluant tous ses propres membres du ministère pour en fermer l'entrée à un seul homme ; l'anarchie de Paris, la captivité mal déguisée du roi, les harangues trop peu monarchiques de Mirabeau avaient momentanément découragé le comte de la Marck. Il était parti pour Bruxelles ; il se complaisait à oublier dans la retraite, au fond de ses terres du Brabant, les agitations et les troubles de la France. Son attachement à la reine pouvait seul l'y rappeler. Le comte de Mercy lui écrivit, à la fin de février, qu'on désirait sa présence immédiate à Paris pour des intérêts graves. Le comte de la Marck comprit que ces intérêts étaient ceux de la reine. Il arriva à Paris. Pour bien se rendre compte des mobiles intimes des grands acteurs dans ces scènes à demi-voix du drame historique, il faut entendre leur propre accent ; c'est là, plus que dans les paroles à haute voix et dans les actes, que l'âme se révèle. Nous allons donc, dans ce récit de la conquête et de la corruption de Mirabeau, laisser parler et écrire le comte de la Marck et Mirabeau lui-même.

 

VIII.

« Le lendemain de mon arrivée, » écrit le comte de la Marck dans cette grande confidence pour la première fois communiquée à l'histoire après sa mort, « le lendemain de mon arrivée, je me rendis, dès le matin, chez le comte de Mirabeau, et nous passâmes la journée tête à tête. Je le trouvai plus mécontent de tout, plus découragé encore que je ne l'avais laissé. Il me dit qu'il ne s'occupait plus qu'avec répugnance des affaires publiques et ne paraissait que rarement à la tribune.

« Et, qu'on le remarque bien, ce découragement tenait au spectacle des événements publics, de l'irritation toujours croissante des esprits, du progrès visible d'une anarchie délirante et furieuse, de l'affaiblissement de tous les ressorts moraux et matériels de l'autorité, des vacillations perpétuelles du » roi, de l'inhabileté de son ministère.

« Mirabeau, qui, de son œil voyait cet ensemble, le présent et l'avenir, se croyait capable, seul capable de pourvoir aux nécessités de l'époque ; mais il était repoussé, méconnu. Il sentait que chaque jour l’œuvre de restauration deviendrait plus difficile, même pour lui, en supposant qu'il fût appelé, et que des retards finiraient par rendre le mal absolument incurable.

« Telles étaient les causes du profond découragement dans lequel il était tombé, sans aucun retour sur lui-même, sur les calculs, les projets, les espérances de son ambition, sur les angoisses de sa position domestique, qui était, qui restait pénible et misérable alors que, s'il avait été moins dominé par ses principes, il lui suffisait de laisser arriver à lui l'or que les factions prodiguaient à flots. Je vis bien cependant qu'il n'avait pas renoncé à ses premiers projets de négocier personnellement avec le roi, car le langage qu'il me tenait formait un contraste bien marqué avec ses discours à la tribune et les écrits qu'il publiait ou faisait publier.

« Le journal le Courrier de Provence, quoiqu'il n'en fût plus le principal rédacteur, ne continuait pas moins, à cette époque, à exprimer encore ses idées : tous les articles passaient sous ses yeux ; ses discours y étaient textuellement rapportés, et ils n'étaient pas ceux d'un homme qui désespérait de la chose publique. Voilà ce que je ne pouvais m'empêcher de remarquer. Je fus cependant beaucoup plus persuadé de sa sincérité dans nos conversations particulières, que de la vérité de ses assertions à la tribune ou dans le Courrier de Provence. Je n'ignorais pas quel était le motif de celles-ci : il voulait arriver au pouvoir, à la direction des affaires, mais il ne pouvait suivre la route commune ; c'était, au contraire, en prenant celle diamétralement opposée qu'il espérait toucher le but.

« Le surlendemain de mon arrivée à Paris, j'allai chez le comte de Mercy ; je ne le trouvai point, mais, informé de ma visite, il me lit prier de l'attendre chez moi le jour après, à onze heures du matin, et il s'y rendit exactement. Je pensais qu'il allait me parler des affaires des Pays-Bas ; mais il ne m'en dit pas un mot, et la conversation commença ainsi : — Vous avez, me dit-il, des relations intimes avec le comte de Mirabeau ? — Oui, monsieur le comte. — Le roi et la reine, qui ont eu connaissance de ces relations, ont pensé qu'en les entretenant, vous avez eu l'intention de leur être utile. — Ils ne se sont trompés ; d'ailleurs, la reine en a été avertie à plusieurs reprises. — Leurs Majesté m'ont chargé de vous demander votre opinion sur les dispositions actuelles que vous supposez à M. de Mirabeau. — Le comte de Mirabeau avait cru, au commencement des états généraux, que les ministres du roi agiraient comme le font les ministres en Angleterre ; qu'ils chercheraient à former dans l'Assemblée un parti pour le gouvernement, et à y rattacher les hommes les plus propres, par leurs talents, leurs connaissances, leur popularité, à fortifier ce parti : à l'ouverture des états généraux, le parti populaire était celui que la masse générale de l'opinion favorisait. Mirabeau s'est jeté dans ce parti et s'y est montré violent, pour se faire craindre et rechercher par le gouvernement. Ses calculs ont été déçus, et depuis, ii n'a pas dépendu de lui de prendre une meilleure position, je veux dire celle qui convenait à ses opinions et à ses principes politiques. Il m'en a témoigné souvent ses regrets. II n'a vu que de l'incapacité dans le ministère, et il regarde M. Necker comme l'auteur des malheurs actuels de la France et de ceux qu'elle est destinée encore à éprouver. Mirabeau a désiré que le roi eût connaissance de ses dispositions à le servir : il y a plus de cinq mois que j'en ai fait part à Monsieur, frère du roi, qui n'a pas jugé à propos d'en informer Sa Majesté. Alors, je me suis retiré de cette affaire, et j'ai quitté Paris, où je ne serais probablement pas revenu, sans l'invitation que vous m'avez adressée.

« — Eh bien ! dit M. de Mercy, c'est cette affaire même qu'il s'agit d'entamer. Le roi et la reine sont décidés à réclamer les services du comte de Mirabeau, s'il est, lui, disposé à leur être utile. Ils s'en rapportent à vous sur ce qu'il y a à faire dans cette circonstance ; leur confiance à cet égard est sans réserve : ils vous laissent maitre des conditions, et ne veulent avoir de rapports avec le comte que par votre entremise ; vous serez leur seul intermédiaire. On attend de vous le pins grand secret, et vous en comprenez l'importance. Il est essentiel que M. Necker, dont ils sont très mécontents, ignore cette négociation. La reine compte particulièrement sur vous. Nous vous attendions ici depuis un mois. C'est parce que vous n'a/riviez pas que je me suis décidé à vous écrire.

« — Monsieur te comte, répliquai-je, le mal déjà fait est bien grave, et je doute que Mirabeau lui-même puisse réparer celui qu'on lui a laissé faire.

« Je déclarai ensuite au comte de Mercy que je ne consentirais à être l'intermédiaire de la négociation que si lui - même y prenait part, et que ma première condition était qu'il eût avec Mirabeau une conversation qui le mît en état de juger et de connaître ses principes et ses dispositions.

« M. de Mercy hésita à me répondre sur ce point, et me dit seulement qu'il rendrait compte au roi de notre entretien, et qu'il me ferait connaître ensuite les ordres de Sa Majesté. Je vis bien qu'il craignait de compromettre son caractère d'ambassadeur dans une affaire de ce genre ; mais, de mon côté, j'étais fermement résolu à ne m'y engager que conjointement avec lui et sous sa direction. Nous nous séparâmes là-dessus.

« Plus de quinze jours se passèrent sans que j'eusse aucune communication à ce sujet avec M. de Mercy. Ce fut au commencement du mois d'août qu'il me fit prier par son secrétaire d'ambassade, M. de Blurnendorf, de passer chez lui. Je m'y rendis. L'ambassadeur nie parla d'abord des scrupules qu'il éprouvait à intervenir dans une affaire si complètement en dehors du poste qu'il remplissait. Je convins que la question était délicate ; mais néanmoins je répétai que rien ne me ferait départir de ma résolution. M. de Mercy finit par céder. Il me demanda alors comment il lui serait possible de voir Mirabeau sans que cela fût su, et dans quel endroit leur entrevue pouvait avoir lieu. Je lui proposai ma maison. J'occupais l'hôtel Charost, dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Cet hôtel avait une sortie par le jardin dans les Champs-Elysées ; la plupart de mes gens étaient étrangers, et ceux qui étaient Français, d'anciens serviteurs sur la discrétion desquels je pouvais compter.

« Il fut donc convenu que l'entrevue aurait lieu chez moi, où le comte de Mercy se rendrait en voiture par la rue Saint-Honoré, comme à l'ordinaire, tandis que Mirabeau arriverait à pied par les Champs - Élysées, entrerait par la porte du jardin, dont je lui remettrais la clef, et viendrait directement dans ma chambre, sans passer par l'antichambre des domestiques. Les mesures ainsi prises pour cette entrevue, elle ne fut connue que des trois personnes qui devaient y assister. Nous causâmes assez longtemps, le comte de Mercy et moi, sur le malheureux état de la France et sur les dangers toujours plus pressants de la famille royale. Le comte de Mercy, comme tous les gens sages et réfléchis alors, voyait dans la Révolution un événement funeste qui entraînerait après lui de grands désastres. Néanmoins son esprit était dégagé des préjugés étroits qui l'auraient empêché de reconnaître certaines conséquences utiles de la Révolution, si elle avait été bien dirigée et maintenue dans des bornes convenables ; mais ce qui l'inquiétait surtout, c'est que le gouvernement du roi n'eût pu jusque-là trouver les moyens efficaces d'arrêter les tendances dangereuses du mouvement révolutionnaire. Il ne voyait que difficultés et périls dans le système suivi par M. Necker ; et ce fut dans ce moment qu'il me raconta la part qu'il avait eue à la rentrée de M. Necker au ministère. C'était pour lui le sujet de vifs regrets, quoique dans cette circonstance il n'eût fait que céder à la demande du roi, qui avait réclamé comme un service la démarche de M. de Mercy auprès de M. Necker.

« Après ma conversation avec M. de Mercy, je vis Mirabeau, et, sans lui confier encore tout ce qui s'était passé entre le comte et moi, je lui exprimai le désir que j'avais qu'il fit la connaissance de M. de Mercy, que je lui dépeignis comme un homme modéré, loyal, et avec lequel il pourrait s'expliquer sans réserve et sans arrière-pensée.

« Je lui fis comprendre que des rapports avec cet ambassadeur seraient certainement un bon moyen pour inspirer de la confiance au roi et à la reine, et pour arriver ainsi au but qu'il s'était proposé, de sauver la monarchie. Mirabeau accepta avec empressement mon offre de rencontrer M. de Mercy chez moi, et la conférence eut lieu ainsi qu'elle avait été arrangée.

« Après les premières phrases de politesse, la conversation s'engagea sur les questions importantes qui nous préoccupaient tous les trois. M. de Mercy aborda bientôt les côtés les plus délicats de ces questions, et après avoir tracé un tableau rapide de la marche de jour en jour plus effrayante de la Révolution et du gouffre dans lequel la France ne tarderait pas à être plongée, s'adressant à Mirabeau, il lui dit avec franchise qu'il ne pouvait pas croire qu'il persiste à compromettre ses talents et son génie en favorisant de pareils désordres.

« Mirabeau, touché de cette franchise, s'exprima de son côté avec une grande ouverture de cœur. Il reconnut les dangers de la situation, et conclut en déclarant que le seul moyen d'y échapper était de faire sortir le roi de Paris, mais non de France. Il conjura M. de Mercy, s'il avait occasion de voir le roi, de s'efforcer de convaincre Sa Majesté que, dans les circonstances actuelles, c'était le seul parti à prendre.

« M. de Mercy ne fit cette fois aucune ouverture directe à Mirabeau de la part du roi, et se contenta de dire qu'il ne manquerait pas de tirer parti de la conversation qu'il venait d'avoir.

« Dans cette première entrevue, Mirabeau et M. de Mercy prirent l'un de l'autre une opinion très favorable. Mirabeau nie dit que M. de Mercy lui avait paru beaucoup au-dessus de ce qu'on le lui avait dépeint. Et, en effet, il s'était montré très habile dans l'exposé qu'il avait fait de la situation. M. de Mercy, de son côté, déplora qu'on eût tant différé de recourir à un homme si éminent, qu'on avait laissé devenir dangereux, quand il aurait pu être si utile. Il me dit, en sortant, que le roi et la reine avaient le désir de nie parler le plus tôt possible, et que la reine l'avait chargé de me dire qu'elle me recevrait le lendemain, à une heure dite, aux Tuileries, et dans l'appartement de madame Thibaut, sa première femme de chambre, afin de moins éveiller les soupçons. Je m'y rendis.

« Madame Thibaut était une bonne vieille femme vêtue aussi simplement que la femme de chambre la plus ordinaire. Quand elle parlait de la reine, elle disait : ma maitresse. Je passai près d'une heure chez cette bonne femme, qui m'avait averti de ne pas m'impatienter si la reine me faisait un peu attendre, parce qu'elle était occupée. La bonhomie de madame Thibaut, la naïve simplicité qu'elle mit à me raconter ce qui concernait son service et sa famille, me plurent et me firent voir en elle une honnête personne, sincèrement attachée à la reine. Quelqu'un étant venu l'avertir que la reine était seule, elle me conduisit chez elle.

« La reine commença par me dire que, depuis deux mois, elle avait pris, conjointement avec le roi, la résolution de se rapprocher du comte de Mirabeau, et qu'ils étaient tombés d'accord de s'adresser à moi pour y parvenir. Elle me répéta ce qu'elle m'avait dit quelques mois auparavant : c'est qu'elle n'avait jamais eu le moindre doute que mes liaisons avec le comte de Mirabeau n'eussent pour unique but d'être utile au roi. Elle me demanda ensuite, avec un certain accent de curiosité et d'embarras, si je croyais que Mirabeau n'avait point eu part aux horreurs des journées des 5 et 6 octobre. Je certifiai alors — ce que j'ai déjà rapporté — qu'il avait passé ces deux journées en partie chez moi, et que nous dînions ensemble tête à tête lorsqu'on annonça l'arrivée de la populace de Paris à Versailles. J'ajoutai que j'avais beaucoup désiré alors que les ministres du roi eussent pu entendre les opinions exprimées dans ce tête-à-tête et surtout qu'ils eussent su les adopter.

« — Vous me faites plaisir, me répondit la reine d'un ton plus rassuré ; j'avais grand besoin d'être détrompée sur ce point ; car d'après les bruits qui ont couru dans le temps, j'avais conservé pour le comte de Mirabeau, je l'avoue, un sentiment d'horreur qui n'a pas peu contribué à retarder notre résolution de nous adresser à lui, pour arrêter, s'il est possible, les funestes conséquences de la Révolution.

« Dans ce moment le roi entra. Sans passer par aucun préambule, et avec sa brusquerie ordinaire, il me dit : — La reine vous aura déjà dit que je voulais employer le comte de Mirabeau, si vous pensez qu'il soit dans ses intentions et en son pouvoir de m'être utile. Que croyez-vous à cet égard ?

« Je répondis franchement au roi que je croyais que c'était s'y prendre bien tard, et je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer l'extrême maladresse des ministres, qui, dès l'ouverture des états généraux, auraient dû, comme ils le pouvaient très aisément, faire entrer dans les intérêts du roi les députés connus par leurs talents et qui s'étaient faits les chefs du parti révolutionnaire. Je dis au roi que Mirabeau lui-même s'était attendu à des ouvertures de ce genre, mais que les ministres l'avaient dédaigné et repoussé avec une orgueilleuse présomption, qui certes, de leur part, n'était pas trop justifiable. Je représentai encore à Sa Majesté que ce n'était pas seulement de Mirabeau, mais de beaucoup d'autres députés très dangereux, que ses ministres auraient pu s'assurer l'appui. J'ajoutai que le mal s'enracinait chaque jour davantage, et que plus on différait de l'attaquer, plus il serait difficile à détruire.

« — Ah ! s'écria le roi, il n'y a rien à espérer sur ce point avec M. Necker. Aussi faut-il que tout ce qui se fera par M. de Mirabeau reste un profond secret pour mes ministres, et je compte pour cela sur vous.

« Je fus atterré par cette réponse. Je ne concevais pas comment le roi pouvait songer à employer, à l'insu de ses ministres, un homme tel que Mirabeau. En effet, les conseils et les actes de celui-ci ne pouvaient pas manquer de se trouver en opposition directe avec ceux des ministres. Et quelle utilité devait-on attendre d'une pareille contradiction ?

« — A présent, continua le roi, comment croyez-vous que Mirabeau puisse me servir utilement ? Je dis au roi que je ne pouvais répondre à cette question qu'après en avoir conféré avec Mirabeau.

« — Voyez-le donc, et vous rendrez compte à la reine ou à moi de ce qui aura été résolu.

« — Sire, ne préféreriez-vous pas que je dise au comte de Mirabeau, de la part de Votre Majesté, de mettre ses idées par écrit à cet égard ?

« — Oui, encore mieux ; vous me ferez remettre par la reine ce qu'il aura écrit. C'est convenu.

« Après ces mots le roi se retira. La reine me dit que je serais le maître de venir chez elle aussi souvent que je le jugerais nécessaire, en ayant soin néanmoins de choisir de préférence les jours où madame Thibaut serait de service. Elle n'avait pas précisément à se plaindre de madame Campan, sa seconde femme de chambre ; mais celle-ci, plus femme du monde que l'autre, avait des liaisons qui ne plaisaient pas à la reine. Je sortis en repassant par la chambre de madame Thibaut.

« Rentré chez moi, les plus pénibles réflexions m'assiégèrent. J'étais effrayé de ce que je venais d'entendre. Mes relations avec Mirabeau ne m'avaient que trop éclairé sur le mal qui était déjà fait et sur celui qu'il fallait encore redouter. Et quelle digue pour arrêter une révolution qui renversait tout, qui entraînait tout un peuple dans sa marche, que cette conduite occulte que le roi se proposait de tenir à l'insu de ses ministres ! Que seraient alors ses ministres ? De perpétuels contradicteurs de ce qu'il voudrait faire. Qu'en pourrait-il résulter ? De pareils moyens ne ressemblaient-ils pas plutôt à une intrigue qu'à d'habiles et puissantes mesures dignes d'un gouvernement et calculées sur l'importance du but qu'on st proposait ?

« D'un autre côté, je m'expliquais assez bien les sentiments qui portaient le roi et la reine à agir comme ils voulaient le faire avec Mirabeau. Il était évident que c'était la crainte seule qui les avait poussés à se rapprocher de ce tribun effrayant pour eux. Trompés, trahis tant de fois déjà, ils ne s'adressaient à lui qu'avec une méfiance bien naturelle, et qui pouvait même jusqu'à un certain point s'étendre à moi. C'était peut-être plutôt pour l'adoucir, pour se le rendre favorable, qu'on recourait à Mirabeau, que pour suivre aveuglément ses conseils. Je ne pouvais me dissimuler qu'une pareille conduite de la part du roi était parfaitement motivée par les antécédents de Mirabeau. Mais alors, que pouvait-on attendre des démarches qu'on faisait près de lui ? Il ne restait qu'un espoir, c'était que le roi et la reine prissent assez de confiance dans Mirabeau pour surmonter la juste répugnance qu'ils devaient éprouver pour lui, et qu'une fois entrés dans cette voie, ils ne reculassent devant aucune des mesures qu'il pouvait leur recommander, et dont la première devait être, soit de former une forte coalition entre lui et les ministres, soit, si ceux-ci s'y refusaient, de renvoyer le ministère. C'est à cet espoir que je m'attachai pour me soutenir dans la délicate entreprise dont je me trouvais chargé.

« Il fallait maintenant donner connaissance à Mirabeau de ma commission. Je me gardai bien de lui communiquer les craintes que mon entretien avec le roi m'avait inspirées ; je crus au contraire devoir soutenir ses forces et le disposer à remplir avec courage et dévouement le rôle qu'on voulait lui donner.

« Je commençai par lui dire ce que le roi et la reine pensaient de ses talents : ils s'étaient en effet étendus sur ce sujet avec beaucoup de justice et de discernement. Je ne lui cachai pas cependant la question que la reine m'avait faite sur sa participation prétendue aux événements des 5 et 6 octobre. A l'instant il changea de visage ; il devint jaune, vert, hideux : l'horreur qu'il éprouvait était frappante. Pour le calmer, je lui rendis compte de tout ce que j'avais dit à la reine pour l'éclairer sur ce point, et je ne pus assez lui répéter qu'elle était complétement convaincue de son innocence. Longtemps après il lui resta une pénible impression d'avoir pu être l'objet d'un soupçon aussi horrible. Quand il fut remis de cette émotion, je lui parlai de la confiance que le roi et la reine avaient conçue dans ses sentiments, dans ses opinions et ses principes monarchiques. Je lui dis alors qu'ils désiraient savoir de lui-même quels étaient les services qu'il croyait pouvoir leur rendre.

« L'effet que celle ouverture produisit sur son amour-propre me m'échappa pas. Je vis cet homme, qui se croyait, avec raison, si haut placé au-dessus des autres, soumis cependant à cette sorte de magie que peuvent exercer les personnes royales lorsqu'elles savent se montrer bienveillantes. Quand on réfléchit sur la puissance, souvent irrésistible, de cette influence, on est en droit de blâmer les souverains qui ne savent pas en faire usage à propos.

« Je crois bien que, depuis la révolution française, cette influence dont je parle a beaucoup perdu de son prestige ; mais, pendant la première partie de cette révolution même, quelle que fût l'audace des discours qu'on entendait à l'Assemblée nationale contre le pouvoir royal, je suis convaincu que la moitié de ces audacieux harangueurs seraient devenus d'ardents royalistes si le roi et ses ministres avaient eu l'habileté de les attirer à eux. La vérité de cette observation a d'ailleurs été suffisamment démontrée par ce qu'on a vu plus tard.

« Mirabeau était enchanté qu'on le mît enfin à même d'être utile au roi. Je trouvai même que les difficultés pour arriver au succès, qu'il m'avait si souvent présentées comme étant presque insurmontables, s'aplanissaient trop aisément à ses yeux. Je me gardai bien de le lui faire remarquer. Je l'informai ensuite des dispositions dans lesquelles j'avais trouvé le roi, et qui étaient fort raisonnables. Louis XVI était bien loin de songer à reconquérir son ancienne autorité absolue : il était parfaitement résigné sur ce que la Révolution lui avait fait perdre du pouvoir et des droits de ses prédécesseurs. Je pourrais dire que, sous ce rapport, Mirabeau était moins résigné que lui.

« En invitant Mirabeau à s'occuper de l'écrit que j'étais chargé de lui demander de la part du roi, je lui recommandai de ne pas s'engager dans de trop brillantes promesses. Quelques jours après, il m'apporta la lettre qu'on trouvera aux pièces, sous la date du 10 mai 1790, et qui est adressée au roi.

« C'eût été sans doute une entreprise au-dessus des forces humaines de vouloir rétablir la monarchie sur les antiques bases que la Révolution avait détruites. Il n'est pas de puissance, quelque habile et quelque vigoureuse qu'on veuille la supposer, qui eût pu y parvenir. Tout le monde en France, depuis le roi lui-même jusqu'au dernier de ses sujets, avait, par intention, action ou omission, pris part à cette révolution. Ce n'est que lorsqu'elles s'aperçurent que le mouvement ne suivait pas la direction qu'elles avaient voulu lui imprimer, et que les ruines de l'édifice commençaient à tomber sur elles, que quelques personnes firent pour le soutenir des efforts plus dangereux qu'utiles. Aussi, n'est-ce point, comme il le dit dans sa lettre au roi, cette antique monarchie que Mirabeau avait l'intention de défendre. Il songeait à la modifier, à la régénérer, à arriver enfin à une forme de gouvernement plus ou moins semblable à celle qui a conduit l'Angleterre à l'apogée de sa puissance et de sa gloire.

« La première pensée de Mirabeau était de sauver le roi dans le bouleversement général, et de l’arracher aux mains des anarchistes, qui ne pouvaient pas manquer de devenir bientôt ses bourreaux. S'il y parvenait, tout n'était pas perdu ; mais où étaient les moyens qui pouvaient assurer le succès d'une entreprise aussi hardie ? Celui qui l'a conçue a de grandes ressources personnelles sans doute ; mais il est seul et ne peut agir que dans l'ombre. Il est entouré de préventions justifiées par son passé, de jaloux qui envient et redoutent ses talents et qui ne lui épargnent pas les calomnies. Il a même contre lui les représentants en apparence du pouvoir ; car les ministres, qui devaient l'être réellement, ne le sont que fictivement, et sont, de plus, incapables, même pour ce qui les regarde personnellement, de prendre aucune détermination courageuse, ou du moins de la prendre à propos ; enfin, la Révolution, dont il déplore les excès, c'est lui qui lui a donné le mouvement terrible qu'il voudrait arrêter, Ce n'est qu'en se cramponnant à elle, en la suivant avec opiniâtreté dans sa marche, qu'il peut espérer d'en changer la direction. Pour détruire l'anarchie, il faut qu'il fasse cause commune avec elle.

« Telle était la position de Mirabeau, qui avait résolu de se dévouer aux intérêts du roi, même avant d'avoir pris l'engagement contenu dans sa lettre du 10 mai. C'était risquer sa vie, que sans doute il eût perdue, comme tant d'autres, sur l'échafaud, si elle ne se fût pas terminée naturellement au milieu de la lutte.

« Les ministres d'alors le gênaient., entravaient sa marche au lieu de la seconder. Il devait faire tous ses efforts pour qu'ils fussent renvoyés et remplacés par des hommes disposés à favoriser son système. Voilà pourquoi on le vit si souvent attaquer les ministres, Une autre puissance l'embarrassait encore davantage, parce qu'elle était plus réelle et qu'il était plus difficile de s'en défaire que des ministres, contre lesquels il pouvait, à la première occasion, soulever la majorité de l'Assemblée, Cette puissance était M. de Lafayette. Républicain et présomptueux au-delà de toute expression, cet homme était l'idole de la bourgeoisie, devenue garde nationale. Cette garde, bien qu'anarchique elle-même, était cependant la seule force publique à l'aide de laquelle on pouvait établir un peu d'ordre au milieu de la confusion générale, et M. de Lafayette en était le commandant. En celte qualité, il était admis à chaque instant auprès du roi et de la mine, sous le prétexte de veiller à leur sûreté. Les faveurs et les places dont le roi pouvait encore disposer étaient en grande partie accordées sur ses demandes, qu'on n'osait lui refuser. »

 

IX.

La reine, la Marck, le comte de Mercy, sentaient que, pour accomplir ce plan de régénération de l'Assemblée par elle-même, il fallait ou écarter ou conquérir Lafayette, trop puissant désormais sur Paris pour être impunément négligé.

Ils lui firent faire quelques ouvertures de coalition secrète avec l'homme d'Etat de la tribune dont ils méditaient la conquête. Lafayette, qui avait provoqué cette alliance quelques mois avant, et qui feignait de la désirer quelques mois après, fut inabordable en ce moment. Sa suprématie avait grandi son orgueil. Tout partage du pouvoir lui semblait déchéance. D'ailleurs il répugnait, comme nous l'avons dit, à laisser déteindre l'immoralité du caractère de Mirabeau sur la pureté de son propre nom. La juste estime dont il jouissait faisait partie de sa dictature. Il ne se laissa pas intimider par les menaces qu'on lui fit de guerre ouverte avec le grand orateur, qui l'écraserait de son éloquence.

« J'ai vaincu le roi d'Angleterre dans toute sa puissance, le roi de France dans toute sa majesté, le peuple dans sa fureur. Je ne me laisserai pas arrêter par M. de Mirabeau. »

Ces fières paroles avaient plus de pompe que de vérité. Lafayette, aide de camp de Washington, n'avait vaincu le roi d'Angleterre, en Amérique, que sous le drapeau et avec les armes du peuple américain, de Washington et du roi de France lui-même. A Versailles, il n'avait vaincu le roi de France que malgré lui ; il n'avait été porté à la dictature que par une émeute ; enfin, les victimes de la place de Grève et du palais de Versailles, au 6 octobre, immolées sous ses yeux, malgré ses efforts, démentaient trop haut sa prétendue victoire sur la fureur du peuple. Il avait besoin d'un second ; il ne voulait pas subir un égal. La tentative échoua encore cette fois pour le malheur de Lafayette, de Mirabeau et surtout de la monarchie représentative. Il fallut donc recourir à Mirabeau seul.

 

X.

La lettre qu'il avait consenti à écrire roi avait enivré la reine d'espérance et de joie. Cette princesse se lista de s'assurer le puissant auxiliaire que la Providence lui ramenait, en s'entretenant, dans une entrevue secrète avec le comte de la Marck, des dispositions et des désirs de son ami. Madame Thibaut, dont la discrétion ne laissait rien transpirer des mystères du palais, reçut le comte de la Marck dans sa chambre. La reine, avertie, y accourut sous un prétexte de toilette.

« Elle me confirma ce que le comte de Mercy m'avait dit de la satisfaction que le roi avait laissée éclater en lisent la lettre de Mirabeau ; elle me répéta encore que le roi n'avait nul désir de recouvrer son autorité dans toute l'étendue que cette autorité avait avant la Révolution, et que ce prince était bien éloigné de croire que cela fût nécessaire pour son bonheur personnel, pas plus que pour celui de son peuple ; elle me questionna ensuite sur ce qu'il y aurait de mieux à faire pour que M. de Mirabeau fat content d'elle et du roi.

« Je répondis que j'y réfléchirais ; mais qu'au premier aperçu il me paraissait indispensable de lui assurer une honnête aisance qui lui permit, en s'occupant des affaires de l'État, de négliger pour le moment les siennes propres ; que je savais qu'il manquait souvent du strict nécessaire, et qu'au reste je communiquerais mes idées à cet égard à la reine, la première fois que j'aurais l'honneur de la voir.

« Cette partie de notre conversation terminée, la reine me parla des temps passés. L'espoir qu'elle avait conçu des services que rendrait Mirabeau semblait avoir dérobé à ses regards les dangers qui la cernaient de toutes parts. Dans son confiant abandon, elle me donna de nouveaux témoignages de cette bienveillance à laquelle elle m'avait accoutumé dans des temps heureux qui avaient fui, hélas ! pour toujours. Elle se laissa même entrainer, par les souvenirs du passé, à parler de ces choses indifférentes qui alimentent la conversation habituelle de la société.

« L'entretien dura plus de deux heures sur un ton de gaîté qui était naturel à la reine, et qui prenait sa source autant dans la bonté de son cœur que dans la douce malice de son esprit. Le but de mon audience avait été presque perdu de vue ; elle cherchait à l'écarter. Dès que je lui parlais de la Révolution, elle devenait sérieuse et triste ; mais aussitôt que la conversation portait sur d'autres objets, je retrouvais son humeur aimable et gracieuse, et ce trait peint mieux son caractère que tout ce que je pourrais dire.

« En effet, » continue le confident, « Marie-Antoinette, qu'on a tant accusée d'aimer à se mêler des affaires d'Etat, n'avait aucun goût pour la politique. »

L'ami de la princesse se trompe ici d'expression. La reine n'avait pas reçu de la nature l'aptitude aux affaires d'Etat, incompatible avec sa jeunesse ; mais elle en avait toujours eu l'ambition. La triste nécessité de sa situation, l'insuffisance du roi, lui faisaient en ce moment un devoir de ce goût, qui avait été jadis pour elle l'orgueil du rang suprême.

En congédiant le comte de la Marck, la reine lui dit : « La première fois que vous viendrez, il faut que le roi vous parle ; il a plusieurs choses importantes à vous dire. » Elle le pria enfin de s'informer dans le plus grand secret de ce que le roi aurait à faire en faveur de Mirabeau pour reconnaître son zèle et pour s'assurer irrévocablement son concours.

 

XI.

Le lendemain, le comte de la Marck communiqua cette conversation à son ami ; il lui demanda franchement de faire ses conditions pour le paiement de ses dettes par le roi et pour le tribut mensuel de la cour qui lui semblerait indispensable pour son existence personnelle et pour les coopérateurs qu'il allait être obligé de cointéresser à ses travaux.

« Peu de jours après, » raconte la Marck, « Mirabeau remit l'état complet de ses dettes. Il y en avait dont l'énonciation était au moins burlesque et qui attestaient trop bien les vicissitudes d'une vie si tristement agitée : par exemple, ses habits de noce étaient encore à payer. Le total se montait à deux cent mille francs. Je mis l'état de ses dettes de côté, et nous changeâmes de conversation. »

Reprenons les confidences de la Marck :

« Peu de jours après, » dit-il, « la reine me fit appeler. Cette fois, c'est par madame Campan, seconde femme de chambre de la reine, que je fus reçu.

« Je l'avais vue quelquefois chez la reine auparavant, mais je ne la connaissais pas. Sans beaucoup de grâce et sans physionomie, madame Campan avait cependant une certaine beauté que gâtaient toutefois ses manières et son ton prétentieux. Elle me reçut comme une personne de la société à laquelle j'aurais fait une visite, et me dit que la reine, étant encore occupée, ne saurait me recevoir qu'un peu plus tard.

« Elle engagea alors une conversation dans laquelle je trouvai que l'affectation et la recherche étouffaient un peu l'esprit.

« La reine cependant ne tarda pas à me faire avertir, et j'entrai chez elle.

« — En attendant que le roi vienne, nie dit-elle tout de suite, je veux vous dire qu'il est décidé à payer les dettes du comte de Mirabeau. Il a d'autres intentions à ce sujet, et il vous en parlera lui-même. M. de Mercy a déjà pu vous dire que le roi était très satisfait de la lettre de M. de Mirabeau ; il ne désire et ne peut désirer plus que ce que M. de Mirabeau promet dans cette lettre. » Nous espérons seulement que celui-ci tiendra sa parole ; nous y comptons bien, vous pouvez l'en assurer. Le roi vous demande de vous occuper du paiement des dettes et de vous charger de toute cette affaire ; mais ne perdez jamais de vue que nos rapports avec M. de Mirabeau doivent rester secrets.

« Je rassurai d'abord la reine sur ce dernier point ; mais quant au paiement des dettes, je la suppliai d'en charger une autre personne que moi, et lui dis qu'il lui serait facile de trouver quelqu'un d'assez sûr et assez discret pour lui confier cette mission. La reine insista pour que ce tilt moi ; mais, de mon côté, je persistai respectueusement dans mes représentations à ce sujet, et elle finit par céder à mes objections. Je lui fis observer en même temps qu'il était essentiel qu'elle choisit cette personne parmi celles qui avaient l'habitude de la voir souvent, afin que je pusse aussi m'adresser à elle chaque fois que j'aurais à faire passer les notes, avertissements, etc., qui résulteraient nécessairement des relations qu'on établissait avec Mirabeau. Cette précaution était indispensable : sans cela on n'aurait pas manqué de tirer des inductions compromettantes de mes liaisons intimes avec Mirabeau et de mes fréquentes apparitions aux Tuileries. La reine, après avoir cherché, me proposa M. de Fontange, archevêque de Toulouse. Il était l'un de ses aumôniers et lui devait son archevêché. Il lui était très dévoué, et elle le voyait ou communiquait avec lui tous les jours.

« Ce point arrêté, je fis part à la reine de mes réflexions sur le peu d'utilité qu'on tirerait des rapports avec Mirabeau, s'ils devaient se borner à des communications clandestines entre le roi et lui. J'essayai de lui faire comprendre que la première chose à faire serait de mettre Mirabeau en relation avec les ministres, pour qu'il pût, d'accord avec eux, défendre leurs projets dans l'Assemblée.

« La reine me répondit qu'elle croyait que cette idée serait impraticable dans la disposition où étaient les ministres actuels, mais que d'ailleurs je pouvais en parler au roi, qui parut dans ce moment.

« Le roi commença par me répéter les paroles de la reine sur la lettre de Mirabeau, qui lui avait causé, me dit-il, une extrême satisfaction. De même que la reine et plus qu'elle encore, il semblait avoir dans l'avenir une confiance sans bornes. Il regardait comme facile de rétablir les choses sur un pied supportable. A cet égard, je lui dois la justice de dire qu'il exigeait peu pour lui personnellement. II pensait d'ailleurs que si les ministres devaient à l'avenir avoir plus de difficultés et d'embarras, il y aurait moins de responsabilité et par conséquent plus de tranquillité.

« Le roi voyait, dans ses relations personnelles avec Mirabeau, un moyen de s'assurer d'avance cette tranquillité ; mais il repoussa mes observations sur la nécessité, indispensable à mes yeux, que ces relations s'étendissent aux ministres. Était-ce par défiance envers ceux-ci ou envers Mirabeau ? C'est ce que je ne pus démêler, et je serais plutôt porté à croire que c'était un effet de la faiblesse de son caractère, qui lui permettait rarement de prendre une résolution complète et de la suivre dans toutes ses conséquences. Tel était le malheureux Louis XVI, dont on pourrait dire que la Providence se trompa lorsqu'elle le fit roi à une époque comme celle de la révolution française, tandis qu'il aurait été un roi constitutionnel d'Angleterre excellent.

« Le roi me rendit l'original de la lettre de Mirabeau en me disant : « Vous le garderez, ainsi que ces quatre billets de ma main, chacun de deux cent cinquante mille livres. Si, comme il le promet, M. de Mirabeau me sert bien, vous lui remettrez à la fin de la session de l'Assemblée nationale ces billets, pour lesquels il touchera un million. D'ici là, je ferai payer ses dettes, et vous déciderez vous-même quelle est la somme que je dois lui donner chaque mois pour pourvoir à ses embarras présents. »

» Je répondis que je croyais que six mille livres » par mois le satisferaient. C'est bien, dit le roi, je le ferai très volontiers. » Peu après, notre conférence finit, et le roi me congédia.

» Je ne tardai pas à voir le comte de Mirabeau. Je lui annonçai qu'il recevrait six mille livres par mois, et que toutes ses dettes, jusqu'à la concurrence de deux cent huit mille livres, seraient payées. Enfin, en lui disant que le roi, très satisfait de ses sentiments exprimés dans la lettre qu'il lui avait adressée, se reposait avec confiance sur le zèle qu'il y promettait, je lui dis que l'original de cette lettre devait rester entre mes mains, ainsi que les quatre billets de deux cent cinquante mille livres, que je devais conserver également.

« Je l'informai que l'intention du roi était de lui faire remettre cette somme d'un million, si, à la fin de la session de l'Assemblée, il avait fidèlement rempli les engagements contenus dans sa lettre, d'après les termes de laquelle il demandait lui-même à être jugé. Mirabeau laissa éclater une ivresse de bonheur dont l'excès, je l'avoue, m'étonna un peu, et qui s'expliquait cependant assez naturellement : d'abord par la satisfaction de sortir de la vie gênée » et aventureuse qu'il avait menée jusque-là, et aussi par le juste orgueil de penser qu'on comptait enfin avec lui. Sa joie ne connut plus de bornes, et il trouvait au roi toutes les hautes qualités qui doivent distinguer un souverain ; et s'il n'en avait pas fait preuve encore, il fallait, disait-il, s'en prendre à d'inhabiles et sots ministres, qui n'avaient pas su le représenter à la nation avec toutes les qualités qu'il possédait ; mais il n'en serait plus de même désormais, et on le verrait bientôt occupant une situation digne de son caractère généreux. Je me gardai bien de le ramener à des sentiments plus modérés. Je profitai au contraire de cet élan de sa reconnaissance pour stimuler encore le dévouement qu'il témoignait, et qui, j'en ai la conviction, était sincère. »

 

XII.

Une nouvelle entrevue nocturne entre Mirabeau et le comte de Mercy, chez le comte de la Marck, cimenta ce honteux commerce qu'un grand homme faisait de son génie et par conséquent de la vérité de son caractère. Mirabeau, habitué à ces commerces de lui-même, en éprouvait si peu de pudeur qu'il se surpassa d'animation, d'éblouissements d'idées et d'éloquence familière dans l'entretien avec ses deux corrupteurs. Il enivra le comte de Mercy des perspectives de salut et de triomphe qu'il entrevoyait pour la monarchie dans son alliance avec la cour. Le comte de Mercy fit entendre à ses deux amis que le roi était décidé à changer ses ministres et à nommer un conseil dont Mirabeau, caché dans l'ombre, serait le moteur et le régulateur absolu.

La Marck remit à M. de Fontange, archevêque de Toulouse et aumônier de la reine, chargé par elle de tous les détails et de toutes les largesses de cette négociation, l'état des dettes de Mirabeau. M. de Fontange fut autorisé par le roi à payer ces dettes et à verser entre les mains de Mirabeau les six mille francs par mois convenus. M. de Fontange, homme d'une sûreté inviolable, d'une incorruptible fidélité et d'un dévouement aussi modeste que pieux au roi et à la reine, fut ainsi la main cachée qui faisait passer à la cour les conseils de Mirabeau, et à Mirabeau les subsides de .la cour.

La légèreté et la prodigalité de Mirabeau ne tardèrent pas à laisser transpirer, à la grande satisfaction de ses ennemis, quelques soupçons et quelques symptômes de corruption. Il passa, sans une transition assez ménagée aux yeux du public, de l'excès de la gêne à l'excès de l'opulence. Il était las de la misère, altéré de luxe. Comme il n'y avait point de vertu dans sa gloire, il n'estimait pas assez sa gloire elle-même pour lui sacrifier ses vices. On parlait de ses débauches de plaisirs comme on avait parlé de ses débauches de travail. Il ne compensait un de ces excès que par l'autre excès. On citait les noms de ses favorites vénales, choisies pour un jour parmi les actrices ou parmi les danseuses de la scène ; il affichait ses débordements comme un témoignage de la double force de tête et de cœur dont la nature l'avait privilégié. Il aimait, comme Alcibiade, qu'on s'entretint de ses amours et de ses heures données tour à tour ou toutes ensemble aux insomnies de l’homme d'Etat ou aux insomnies du voluptueux. Il avait loué un hôtel entier et splendide dans la rue de la Chaussée-d'Antin, près du boulevard, quartier le plus opulent et le plus animé de Paris. Au lieu d'un seul serviteur qui le servait jusque-là dans sa médiocrité, de nombreux serviteurs, une table recherchée, une bibliothèque de luxe, des tableaux, des voitures, des chevaux, une maison ouverte à des amis et à des collaborateurs sans nombre, enfin ses dettes largement acquittées, provoquaient l'étonnement et faisaient rechercher la source d'un faste en telle contradiction avec l'existence étroite et obérée qu'on lui connaissait la veille. Il ne s'inquiétait pas lui-même de ces murmures ; peut-être même, par une vanité supérieure à sa probité, ne s'affligeait-il pas d'être soupçonné d'avoir vendu cher son secours à un parti quelconque : l'impudeur glorieuse du prix de la corruption, dédaigneuse du scrupule, était un des éléments de son caractère méridional, fanfaron de vénalité, même s'il n'avait pas été vendu.

Ses amis lui remontrèrent en vain le danger d'étaler ainsi le luxe d'une situation qui ne pouvait être utile au roi et à la monarchie qu'en restant cachée. Il s'excusa, il atténua la réalité de ses dépenses, il promit de jouir avec plus de modestie des dons de la cour. Mais, le lendemain, il prêta de nouveaux prétextes aux soupçons : impuissance d'un parvenu à la fortune qui ne pouvait garder l'or de la corruption dans sa main, et qui ne se croyait riche qu'à la condition d'éblouir les autres et de s'éblouir lui-même.

 

XIII.

Il s'efforça, dès le premier jour, de faire sentir au roi et à la reine la valeur du secours qu'il apportait à la monarchie par des travaux surhumains.

« Mirabeau à cette époque, » dit le témoin de sa vie, « ne s'accordait pas un instant de repos. Tantôt à la tribune, tantôt aux Jacobins, tantôt dans son cabinet, attentif à tout ce qui se faisait, à tout ce qui se disait, à tout ce qui s'écrivait, dictant à ses secrétaires, écrivant lui-même, révisant les écrits qu'il inspirait à d'autres, provoquant dans l'intimité de ses collaborateurs les discussions sur tous les sujets, pour en faire jaillir des idées nouvelles, s'emparant lui-même de ces idées pour les rédiger, et par-dessus tout n'oubliant pas ses plaisirs, telle est l'idée qu'il faut se faire de cet homme extraordinaire, que la nature semblait avoir créé pour étonner ses contemporains par la réunion de tant de qualités et de forces qui paraissent incompatibles dans le même homme. »

Presque chaque jour il faisait parvenir par le comte de la Marck et par M. de Fontange une note à la reine, notes dont la rédaction exigeait le plus grand mystère et la plus mûre réflexion.

Ces notes de la main de Mirabeau, dépositaires de ses pensées, restituées à Mirabeau par M. de Fontange après que le roi et la reine les avaient lues, remises par Mirabeau mourant au comte de la Marck, léguées par le comte de la Marck à sa mort à M. de Bacourt, diplomate digne de commenter un tel texte, sont enfin sous les yeux de l'histoire. Elles contiennent tous les mystères, toutes les passions, tout le génie, toute la force, toute l'impuissance, toute la gloire et toute la honte de leur auteur. Nous les analyserons et nous les reproduirons par extrait ou par citation à leur date, comme le commentaire le plus vivant et le plus vrai des événements auxquels ces note se rattachent.

 

XIV.

La première de ces notes dévoile, dans un langage digne de la tribune et du conseil d'un roi, les dogmes de Mirabeau sur la Révolution à accomplir et à limiter, et la préoccupation jalouse que lui inspirait en ce moment la dictature de Lafayette. L'homme d'État s'efforce de communiquer au roi et à la reine les ombrages moitié feints, moitié réels qu'il avait conçus contre cet homme dont la situation dominait le monarque et pouvait effacer tout, même le trône.

« J'ai professé, » dit-il en commençant, « les principes monarchiques, lorsque je ne voyais dans la cour que sa faiblesse, et que, ne connaissant ni l'âme ni la pensée de la fille de Marie-Thérèse, je ne pouvais pas compter sur cette auguste auxiliaire. J'ai combattu pour les droits du trône, lorsque je n'inspirais que de la méfiance, et que toutes mes démarches, empoisonnées par la malignité, paraissaient autant de pièges. J'ai servi le monarque, lorsque je savais bien que je ne devais attendre d'un roi juste, mais trompé, ni bienfaits ni récompenses. Que ferai-je, maintenant que la confiance a relevé mon courage, et que la reconnaissance a fait de mes principes mes devoirs ?

« Je serai ce que j'ai toujours été : le défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois, et l'apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Mon cœur suivra la route que la raison seule m'avait tracée, ou plutôt, malgré des grâces inespérées, aucun sentiment nouveau n'est entré dans mon âme. Confondue avec le respect, la reconnaissance s'y trouvait déjà.

« On a dit de la Divinité que travailler, c'est la prier ; on doit dire des rois que les servir, c'est reconnaître leurs bienfaits.

« Au lieu de perdre beaucoup de pages et de temps à rendre des actions de grâces, je continuerai donc mes notes de circonstance avec une grande activité ; mais je voudrais esquisser en ce moment un plan de conduite générale auquel je mets, je l'avoue, assez d'importance, parce qu'il est le fruit d'une très longue et très profonde méditation. Il s'agit des rapports de la cour avec l'idole du jour, le prétendu général de la constitution, le rival du monarque, M. de Lafayette.

« Le moment approche où cet examen va devenir indispensable, et le salut du royaume, le salut du gouvernement monarchique tient en quelque sorte au parti pour lequel on se décidera. Que sera cet homme devenu tout à coup, d'intrigant souple, humble courtisan, le gardien des rois, si rien ne l'arrête ? J'écarte d'abord toute idée personnelle de nuire, soit à M. de Lafayette, soit aux hommes dont il voudrait faire ses ministres, et non ceux du roi. Qu'il choisisse, dans l'affreuse tempête qui est sur le point de nous engloutir, des pilotes habiles capables de nous sauver du naufrage, et je me ou plutôt je suis prêt à le louer. Je sais que des hommes dignes de l'époque à laquelle ils seraient appelés, ayant d'autres devoirs à remplir que ceux d'une basse reconnaissance, ne seraient pas dangereux au monarque. Mais je suppose que, se peignant dans ses choix, M. de Lafayette propose des ministres ou faibles, ou inhabiles, ou ignorants, je n'ose pas dire pervers, et c'est par rapport à de tels hommes que je vais examiner si la nécessité où l'on croit être de composer avec M. de Lafayette n'est pas une erreur évidente, une idée qui séduit parce qu'on ne se donne pas la peine de l'approfondir.

« La force de M. de Lafayette tient à la confiance qu'il inspire à son armée. Il n'inspire cette con- fiance que parce qu'il semble partager les opinions de la multitude. Mais comme ce n'est pas lui qui dicte ces opinions, comme la ville de Paris est celle de tout le royaume où l'opinion publique, dirigée par une foule d'écrivains et par une plus grande masse de lumières, est le moins au pouvoir d'un seul homme, il s'en suit que M. de Lafayette, n'ayant acquis son influence qu'en se mettant au ton de Paris, sera toujours forcé, pour la conserver, de suivre le torrent de la multitude. Quelle barrière pourrait-il lui opposer ? Un général des gardes nationales, si ses principes n'étaient pas ceux de son armée, ne serait-il pas bientôt sans soldats et sans pouvoir ? Il est facile par-là de prévoir quelle sera toujours sa conduite. Craindre et flatter le peuple, partager ses erreurs par hypocrisie et par intérêt, soutenir, soit qu'il ait tort ou raison, le parti le plus nombreux ; effrayer la cour par des émotions populaires qu'il aura concertées, ou qu'il fera craindre pour se rendre nécessaire ; préférer l'opinion publique de Paris à celle du reste du royaume, parce que sa force ne lui vient pas des provinces : voilà le cercle souvent coupable et toujours dangereux dont il lui sera impossible de sortir, voilà sa destinée tout entière.

« Cet homme, quoique sans démagogie, sera donc redoutable au pouvoir royal aussi longtemps que l'opinion publique de Paris, dont il ne peut être que l'instrument, lui en imposera la loi. Or, puis- qu'en supposant que le royaume revienne à des idées plus saines sur la véritable liberté, la ville de Paris, comme la plus exaltée, sera la dernière à changer de principes, M. de Lafayette est donc celui de tous les citoyens sur lequel le roi peut le moins compter, celui qui, même en les reconnaissant, sera le dernier à professer les principes du gouvernement monarchique.

« Qu'est-ce donc faire que donner des ministres à M. de Lafayette ? C'est vouloir que tout le royaume se mette à l'unisson de Paris, au lieu que le seul moyen de salut est de ramener Paris par le royaume. C'est vouloir que M. de Lafayette, joignant à ses propres moyens toute l'influence du pouvoir exécutif, devienne, quand il lui plaira, chef de l'armée, commandant de toutes les gardes nationales, lieutenant général du royaume, distributeur de toutes les grâces, et premier ministre avec des ministres pour commis, c'est-à-dire qu'en même temps esclave et despote, sujet et maitre, il serait le plus redoutable des tyrans.

« Mais M. de Lafayette, qui se croirait détrôné lorsqu'il ne serait que remis à sa véritable place, ne deviendrait-il pas redoutable aux nouveaux ministres ?

« C'est ici l'erreur que je dois démontrer. »

Et après avoir démontré que si le roi retirait la main que lui et ses ministres prêtaient à Lafayette pour le grandir à leurs dépens, ce général cesserait bientôt d'être redoutable,

« Quels sont ses succès, » dit-il, « avec tous ces moyens ? Que serait-ce donc si, réduit à ses propres forces, il ne pouvait plus ni séduire par les richesses ni corrompre par le crédit, s'il n'avait, en un mot, que l'inertie de sa pensée et la nullité de son talent ? Non, jamais un tel homme, borné au commandement d'un corps de garde nationale subordonné à la municipalité de Paris, surveillé par le corps législatif et sans faveur auprès du roi, ne pourrait être redoutable. Alors, s'il n'a que de l'ambition, il quitterait de lui-même sa place ; alors ses auxiliaires d'aujourd'hui, trompés dans leurs espérances, seraient les premiers à l'abandonner ; alors le prétendu héros s'évanouirait. »

L'écrivain terminait cette première note en conseillant au roi de confier son trône et l'armée au marquis de Bouillé, général d'un caractère sûr, d'une opinion monarchique et constitutionnelle, estimé des troupes, honoré même des factieux, sévère contre l'indiscipline, incapable de trahir ni le roi par cajolerie au peuple, ni le peuple par complaisance à la cour, ni ses devoirs par popularisme, ni l'ordre par impéritie. Bouillé, qui possédait en effet toutes ces qualités, commandait alors à Metz. Il était le seul des généraux qui eût su maintenir intact et incorruptible aux embauchages le corps d'armée considérable dont il avait le commandement sur les frontières du Nord.

 

XV.

Le jour où Mirabeau envoyait cette note éloquente et juste contre la double dictature de Lafayette, il écrivait à la Marck dans un billet du soir :

« J'ai vu hier l'homme aux indécisions (Lafayette) chez le duc de Larochefoucauld. Je démontrai à lui et à ce comité, ce qui est très vrai, qu'ils n'ont ni dans la tête, ni dans le cœur, ni dans l'âme aucun élément de sociabilité politique. Je les trouvai tout émus de la motion contre les cordons et la noblesse héréditaire et voulant arranger un plan de bataille que je tournai en ridicule. Il n'y a rien à faire avec ces roquets que de les laisser japper d'une manière si discordante. Quand le roi sera las d'être prisonnier, nous verrons. Mais sou- venez-vous, vous dont je sais que le crédit augmente tous les jours aux Tuileries, qu'il ne faut en aucun cas et sous aucun prétexte être le confident ni le complice d'une évasion, et qu'un roi ne s'en va qu'en plein jour quand c'est pour revenir roi. »

La situation de Mirabeau le rejetait de plus en plus dans la dissimulation. La duplicité même des âmes naturellement franches résulte toujours de ces alliances occultes qui commandent le mensonge en imposant le secret. Son ami lui rappelait un jour dans l'intimité le mot de Bacon, dont le génie et la vénalité rappelaient tant Mirabeau lui-même : « Un peu de philosophie éloigne de la religion. Beaucoup de philosophie y ramène. » Et 'il appliquait le mot à la monarchie. Mirabeau battit des mains à l'application, en exagérant encore la pensée de son confident. « Mais ce n'est plus de cela qu'il s'agit maintenant, » dit-il. « Aucun homme seul ne sera capable de ramener les Français au bon sens : le temps seul peut remettre l'ordre dans les esprits. Avec ce peuple, il ne faut jamais ni trop présumer ni trop désespérer. Aujourd'hui les Français sont malades, très malades ; il faut les traiter avec précaution. »

Sa seconde note au roi et à la reine revient avec plus de force sur Lafayette, et dicte le langage que la reine doit tenir à ce protecteur.

 

XVI.

« Il ne faut pas se-déguiser que la crise politique est au comble et se complique d'une manière très effrayante, » dit-il, en frappant, dès le premier mot, le roi et la reine d'une salutaire terreur. « D'abord l'armée donne des instruments de brigandage à quiconque voudrait faire le métier de voleur en grand. Mandrin peut aujourd'hui devenir roi d'une et même de plusieurs provinces. On est averti que plusieurs grandes villes, et Marseille en particulier, tremblent de la multitude d'étrangers qui y affluent de toutes parts.

« Vient ensuite la scène qu'ouvre la démence d'hier au soir, dont Lafayette a été ou bêtement ou perfidement, mais entièrement complice ; démente que je regarde comme le brandon de la guerre civile, par les excès et les violences de tout genre dont un décret, plus insensé encore par la manière dont il a été rendu que. par ses dispositions, et qui crée évidemment plusieurs années de troubles, deviendra la cause inévitable.

« En troisième lieu, la guerre, qui va déchaîner toutes les calamités, et qui, faite follement, sans système, sans argent, sans discipline, sans aucune possibilité de succès, établira sur chaque vaisseau et dans chaque régiment une potence, et constituera le roi et la reine dans une responsabilité vraiment individuelle.

« Je ne crois pas que le trône, et surtout la dynastie, aient jamais couru un plus grand danger. Sans doute il est encore des ressources. La correspondance de M. de Mirabeau, depuis qu'il la pousse avec une grande activité, lui en découvre tous les jours. Il ne faut pas croire que les provinces soient, je ne dis pas à la température de Paris — peut-être sont-elles encore plus exaltées —, mais à son immoralité profonde, à son mépris pour la propriété, à son insatiable désir de tout bouleverser, de tout prendre, de tout ravir ; enfin, l'excès ne peut pas aller plus loin, et, par conséquent, il y aura bientôt rémittence à cette fièvre chaude, ou, ce qui revient à peu près au même, complication de maladie, d'où résultera la guérison ou la mort.

« Il n'est plus temps, » ajouta-t-il, « de se confier à demi ni de servir à demi. On a assez de preuves que Lafayette est également ambitieux et incapable. Il va se faire faire généralissime, c'est-à-dire se faire proposer le généralat, c'est-à-dire encore recevoir la dictature de fait, de ce qui est la nation ou ce qui a l'air de la nation. Tout son projet, quant à présent, est là. Un plan, il n'en a pas ; des moyens, il les reçoit de la main de chaque journée. Sa politique est tout entière à susciter une telle fermentation chez les voisins, qu'in lui laisse la faculté d'étendre sur tout le royaume l'influence de la populace de Paris. Il n'y a de ressources à cet ordre de choses que l'imbécillité de son caractère, la timidité de son âme et les courtes dimensions de sa tâte. Le roi n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il n'y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale. J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve pas sa couronne.

« Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval : c'est pour elle un malheur de famille ; mais, en attendant, il faut se mettre en mesure ; il ne faut pas croire pouvoir, soit à l'aide du hasard, soit à l'aide de combinaisons, sortir d'une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires : il faut que la reine parle à Lafayette, entiers avec le roi, préparé et résolu, et lui dire :

« Vos fonctions absorbent entièrement vos facultés individuelles, parce que les forces physiques d'un homme ne sont celles que d'un homme, et que le danger de tous les moments nécessite l'emploi de tous vos moyens personnels et de tout votre temps. Vous êtes obligé de vous en rapporter, pour les affaires politiques, et en général pour le gouvernement proprement dit, à vos entours, et vos entours sont faibles, et vous attendez pour vous renforcer un nouveau ministère, et notre perte, à nous, est évidemment dans l'attente. Il faut donc vous renforcer. Vous avez -et nous avons la conviction qu'outre le talent, M. de Mirabeau est le seul homme d'État de ce pays-ci, que nul n'a son ensemble, son courage et son caractère. Il est évident qu'il ne veut pas aider à nous achever ; il ne faut pas s'exposer à ce que les circonstances le contraignent à le vouloir ; il faut qu'il soit à nous. Pour qu'il soit à nous, il faut que nous soyons à lui. Il lui faut un grand but, un grand danger, de grands moyens, une grande gloire. Nous voici résignés ou résolus à lui donner la confiance du désespoir. Je vous demande, j'exige, que vous vous accoupliez de M. de Mirabeau, mais en entier, mais journellement, mais ostensiblement, mais dans toutes les affaires. Il faut que nous ayons son avis avec le vôtre. Il faut que nous puissions nous dire : Ces deux hommes-là ne sont qu'un. Ce qui est délibéré et convenu entre eux deux est notre volonté, et cette volonté, nous périrons ou elle sera exécutée. »

« Que fera Lafayette ? Un rapprochement politique, mais pourtant un rapprochement qui aura l'apparence de l'intimité, et qui donnant à M. de Mirabeau, à un certain degré, le secret des affaires, lui fournira les moyens de circonvenir pendant la fédération l'influence de Lafayette.

« A la vérité, répond-il, les amis de Lafayette travailleront sourdement Mirabeau dans l'opinion, mais d'abord beaucoup moins une fois la coalition avouée ; ensuite Mirabeau prendra immédiatement la direction des brochures, des feuilles, des journaux, direction beaucoup plus capitale qu'on ne saurait le croire. Il accaparera de fait la correspondance, ce qui est beaucoup ; il aura la grande main sur les choix, ce qui est plus encore ; mais ce qui est tout pour arriver à l'exécution d'un plan, c'est que la participation de M. de Mirabeau une fois avouée des deux partis, il peut, à tous les moments, consulter, s'enquérir, conseiller, dicter, ce qui n'empêche pas qu'il faille le plus tôt possible au conseil un homme sûr, dans ce sens de fidèle et intelligent rapporteur de ce qui s'y passe, et un auprès du roi, entièrement obscur, et son bibliothécaire privé, même sans titre, mais capable d'être à tous les moments le truchement et le commentateur de M. de Mirabeau.

« Voilà les premiers éléments sans lesquels M. de Mirabeau ne peut rien que gaspiller ou paralyser ses moyens personnels, dans un moment où sa force est son existence. Voilà les premiers éléments sans lesquels il ne peut servir, continuât-il à le vouloir, quand tout est évidemment perdu. En un mot, la crise est au comble ; plus de demi-partis ils ne sont qu'une périlleuse' faiblesse. »

 

XVII.

Consulté dans le même temps par le roi sur la conduite à tenir envers le duc d'Orléans, expulsé par Lafayette, et qui sollicitait de la cour l'autorisation de revenir à Paris, il écrit sa septième note, chef-d'œuvre de sagacité politique, où la tactique de Machiavel éclate dans la langue de Mirabeau :

« Est-il probable ou non que le duc d'Orléans reviendra à Paris ? — C'est ce qu'il est inutile d'approfondir.

« Faut-il l'empêcher d'y venir ? Comment doit-on le traiter s'il revient ? — Voilà seulement ce qu'il faut examiner.

« L'empêcher de revenir serait une fausse mesure. D'abord ce serait s'y prendre bien tard ; en second lieu, de tous les obstacles que l'on mettrait à son retour, il n'en est aucun capable de l'arrêter, s'il avait un parti pris ; et c'est toujours une grande faute d'ordonner quand on n'est pas sûr de l'obéissance. Enfin- les obstacles pouvant être regardés par le peuple comme une persécution de la cour, changeraient le retour du prince en victoire contre les ministres ; les obstacles créeraient des dangers dans un événement qui par lui-même n'en a aucun. Ceci sera plus facile à montrer en examinant la conduite qu'il conviendra de tenir dans le cas de son retour.

« L'ancien parti du duc d'Orléans n'existe plus, outre que les circonstances et les prétextes ne sont plus les mêmes ; ce parti cherchait un chef, et ce prince n'est plus qu'un fantôme.

« Le parti connu sous le nom des Jacobins n'a jamais été celui du duo d'Orléans ; c'est cependant le seul qui puisse le rechercher, le seul dont il pût s'étayer. Or cette probabilité, la seule à laquelle on doive s'arrêter, indique parfaitement la conduite qu'il faut tenir :

» Traiter assez bien le duc d'Orléans pour qu'il n'ait pas le droit de se plaindre de la cour, ou l'anéantir parce que c'est lui ôter tout moyen de se jeter dans un parti.

« Si, en continuant d'avoir des liaisons avec la cour, il se jetait dans les Jacobins, son influence serait beaucoup moindre, parce que son parti s'en défierait.

« Si les Jacobins l'adoptaient malgré de telles liaisons, ce parti se perdrait lui—même dans l'opinion des démocrates, outre que le prince n'est pas assez délié pour savoir contenter son parti, si on ne lui fournit pas à la cour des prétextes de se plaindre.

« Dans tous les cas, si, n'ayant aucun prétexte de se passer de la cour, il se jetait en forcené dans le parti des démocrates, on lui ôterait, en le ménageant, le seul mérite qu'il peut avoir, celui d'un prince persécuté.

« La mesure que l'on indique a encore deux autres avantages. Le prince à la cour sera un embarras de plus pour Lafayette ; ces deux ennemis, en présence l'un de l'autre, se contiendront respectivement.

« D'un autre côté, on ne sait point assez jusqu'à quel point, dans les événements que l'anarchie nous prépare, il sera nécessaire de présenter pour oriflamme le nom d'un prince de la famille royale, et de l'enlever aux factieux. Une conduite mesurée est donc nécessaire sous ce rapport.

« Elle l'est d'autant plus qu'une persécution apparente semblerait aujourd'hui l'ouvrage de Lafayette et donnerait au premier pour amis tous les ennemis du second, et que les esprits s'aigriraient de plus en plus ; qu'on donnerait un chef au parti qui est sans chef ; que Lafayette deviendrait plus que jamais celui de la cour, et par cela même, tout retour à un meilleur ordre de choses serait impossible.

« Les ménagements que l'on indique ne sont d'aucun danger. Le duc d'Orléans est méprisé des provinces : on y connaît son incapacité, sa légèreté. Paris connaît son immoralité. Que craindre d'un tel homme ? La seule précaution qu'il faut prendre est de ne pas lui donner des forces qu'il n'a pas. Le servir, c'est l'affaiblir ; le ménager, c'est le tuer, lui et son parti.

« J'hésite d'autant moins à donner ce conseil qu'il sera toujours tenu de changer de conduite selon les circonstances. Mais dans ce premier moment je crois que le roi devrait se borner à dire : Je vous vois, je vous verrai avec plaisir ; mais je désire que votre nom ne soit plus dans la bouche des factieux.

« Cette marque de bonté du roi l'enchaînera ; sa paix avec la cour ôtera toute apparence aux Jacobins de s'en emparer. La crainte de perdre ses apanages dans un bouleversement total le retiendra, et si Lafayette éprouve un embarras de plus, je ne vois pas grand mal à cela. »

A la suite de cette note, Mirabeau sollicitait une entrevue avec la reine. M. de Fontange la faisait espérer en ces termes au comte de la Marck dans un billet du 1er juillet au soir :

« Je reçois dans le moment, monsieur le comte, un billet par lequel on me mande qu'il y a quelque embarras pour l'entrevue de demain, à l'heure convenue, et on propose de la renvoyer à samedi matin, huit heures et demie. Je n'y vois que l'inconvénient du grand jour. D'ailleurs il est certain qu'à cette heure-là il y aura peu de monde, et que peut-être elle vaut mieux sous ce rapport que l'heure du soir. On me demande aussi une chose que j'ai oublié de dire à M. de Mirabeau.

« On est décidé à revenir ici dimanche, mais on voudrait revenir passer à Saint-Cloud les trois premiers jours de la semaine prochaine, d'abord parce qu'on aime Saint-Cloud, 20 parce que pendant lesdits jours, les élections de Paris auront lieu et qu'on croit plus convenable de n'être pas ici. Cependant on veut faire pour le mieux et on veut savoir... »

La conclusion de chacune de ces notes était toujours de l'or et de l'or !... Mirabeau en voulait à pleines mains pour contre-balancer, par les largesses de la cour confiées à ses propres mains, l'or de la cour qui passait par les mains de Lafayette pour solder les défenseurs de l'ordre. C'est ce même or qui passa d'urgence alors par les mains de Danton, incertain encore s'il accomplirait mieux la Révolution en la contenant qu'en la faisant éclater en convulsions populaires. Les cinquante mille francs par mois pour lui-même et les trois cents francs par mois pour son copiste — M. Comps, dont il fallait payer la discrétion — étaient loin de suffire à ses services d'homme d'Etat et à ses prodigalités d'homme de plaisir.

 

XVIII.

Mais le roi et la reine ne se fiaient pas tellement à la discrétion de Mirabeau qu'ils ne recourussent secrètement à des directions contraires. Ces conseils, plus intimes, neutralisaient souvent ceux de Mirabeau. Bergasse, orateur médiocre, publiciste obscur, plus sectaire que politique, ami de Mounier et du comte de Virieu, était une sorte d'oracle énigmatique, associant dans ses pensées quelques doctrines de libertés provinciales avec l'autorité d'un droit divin et préexistant dans les trônes, et surtout avec un mysticisme religieux qui cherchait le salut dans le miracle, au lieu de le chercher dans la raison. Bergasse professait alors les théories que le philosophe de Maistre et son école professèrent de nos jours, le mépris du raisonnement, l'horreur du progrès, la politique inspirée par révélation surnaturelle aux princes et imposée par la force aux nations, quiétisme de la servitude, complaisants pour les rois, insolents pour les peuples.

Dans le désespoir, on étend la main au hasard sur toutes les théories et sur tous les hommes, pour saisir une espérance, une consolation, un salut. Le désespoir des courtisans avait donné au roi Bergasse pour oracle secret de sa politique. La foi pieuse de Louis XVI, quoique douce et éclairée, s'était exaltée en lui par le malheur. Elle le prédisposait à trouver quelque sagesse dans un parti qui parlait au nom de Dieu, et qui lui offrait, pour hommes d'État, de prétendus prophètes. Le surnaturel est le refuge des imaginations qui n'ont plus rien à attendre des réalités. La reine elle-même, bien que peu accessible au mysticisme, se complaisait dans les nuages de cette politique d'illuminés. Mirabeau découvrit le mystère et &indigna.

« Je viens de découvrir, » écrivit-il à l'instant à son confident, « le secret infiniment important que vous me garderez, mais qui est mal couvert, puis- que je l'ai dévoilé. C'est Bergasse qui conseille en ce moment et qui pousse la cour. J'ai même — et ceci est capital au plus haut degré — la copie de la lettre que le roi doit écrire à l'Assemblée. Cette lettre vraiment extravagante, politiquement parlant, est tellement téméraire que le plus audacieux des hommes, à la place du roi, ne l'écrirait pas, s'il était dans son bon sens. Cette pièce ne m'était pas connue lorsque j'ai fait la note, et je n'y ai raisonné qu'en thèse générale et non dans la connaissance et le développement de cette proposition particulière. Pourtant, en la recevant, j'y ai adopté quelques mots, mais vagues, parce que je n'ai pas voulu avoir l'air, avec la cour, de connaître l'anecdote de Bergasse, avant d'en avoir causé avec vous ; car je ne ferai pas la sottise que fait le royal bétail, et quand je reconnais la lumière, la droiture et le dévouement d'un homme, je ne me déciderai à rien de grave sans le consulter, et je ne le consulterai pas toujours pour ne jamais rien faire de ce qu'il dit. C'est donc au baquet mesmérique, c'est donc sur le trépied de l'illumination qu'ils vont chercher un remède à leurs maux ! Mon Dieu, quelles têtes t qui ne peuvent pas se dire : Le secours et les conseils de tous ces gens-là, secondés » de toute notre puissance encore debout, n'a pas pu empêcher nos défaites, et elle nous ferait vaincre maintenant que tout est perdu ! Ô démence !... »

Cette découverte découragea momentanément Mirabeau de seconder une cour qui lui préférait un tel homme, et qui faisait servir la force exécutive, qu'il voulait restaurer dans les mains du roi, aux théories d'un despotisme et d'une théocratie dont il avait pitié. Il se plaignit, il gronda ; mais il était lié par sa reconnaissance, et par sa simonie. Il continua à conseiller, à éclairer, à avertir.

Cependant, cette conviction du dédain qu'on faisait aux Tuileries de sa puissance et la déférence qu'on y montrait pour ces médiocrités d'esprit, lui firent reporter sa pensée sur la nécessité d'une alliance avec Lafayette. Il aspirait plus que jamais à être reçu en entrevue secrète par la reine, afin d'éblouir face à face cette princesse de la splendeur de ses idées, de l'enchaîner par la persuasion de son éloquence, de la convaincre par les larmes de son repentir et de son attachement, afin surtout de prendre par elle sur le roi l'ascendant décisif que la reine seule pouvait donner sur son mari à un conseiller politique.

La reine, instruite par M. de Fontange de ce désir, craignait et désirait à la fois cette entrevue. D'un côté, il fallait la cacher à Lafayette, jaloux de la direction absolue que la reine affectait par force de lui remettre ; d'un autre côté, Marie-Antoinette, si souvent offensée par le grand tribun, accoutumée à voir en lui le poignard du 6 octobre levé sur son nom du haut de la tribune et peut-être sur sa poitrine dans son palais s'alarmait de se livrer trop complétement à un confident qui deviendrait son maitre. Elle faisait cependant espérer cette grâce à Mirabeau ; mais elle en ajournait la possibilité à une autre époque.

 

XIX.

Pendant que cette coalition, d'abord sourde, bientôt perfide, de Mirabeau avec la cour se nouait ainsi, reprenons les discussions de l'Assemblée et le rôle public qu'y ressaisissait le tribun de la nation et l'allié de la cour. Une lettre au roi, dans laquelle M. de Laporte, intendant de son trésor secret et agent des intrigues de la cour, rend compte à ce prince d'une conversation qu'il a eue avec Mirabeau, montre comment le grand orateur décomposait lui - même l'Assemblée.

« Trois classes d'hommes la composent, » disait-il à M. de Laporte : « la première, qui ne compte guère que trente membres, hommes forcenés, qui, sans avoir de but fixe, opineront toujours, par nature et par excès, contre l'autorité royale et contre le retour à l'ordre ;

« La seconde compte environ quatre-vingts membres : ceux-ci ont des principes plus monarchiques, mais sont peut-être encore trop imbus du premier système de la révolution ;

« La troisième classe, de gens qui n'ont pas d'opinion à eux et qui suivent l'impulsion que leur donnent ceux qu'ils ont pris pour leurs guides, leurs oracles.

« C'est, » dit-il, « l'Assemblée qu'il faut travailler ; la circonstance devient favorable, par les excès auxquels se porte la première classe.

« Trois partis divisent aujourd'hui Paris :

« Celui des aristocrates ;

« Celui de cinq à six Jacobins, qui paraissent aujourd'hui réunis à la faction d'Orléans ;

« Celui de M. de Lafayette.

« Rien sur le premier.

« Le second n'est qu'atroce, et par son atrocité même, moins dangereux : il se perdra lui-même.

« Il n'en est pas de même du troisième : il est marqué par une suite de manœuvres qui prouvent un plan dont on ne s'écarte pas. Il affiche l’attachement au roi et à la royauté ; ses sentiments masquent le républicanisme. Enfin, ce parti réunit la fausseté et l'intrigue aux grands moyens que les circonstances lui donnent.

« La position du roi est d'autant plus critique, que Sa Majesté est trahie par les trois cinquièmes des personnes qui l'approchent. Elle exige la dissimulation en grand, qui, ôtant toute prise aux malveillants, peut acquérir au roi et à la reine une grande popularité.

« Il y aurait, selon lui, le plus grand danger à dissoudre aujourd'hui l'Assemblée : elle n'est pas assez usée dans l'opinion. »

C'est au sein d'une telle assemblée que Mirabeau avait à. la fois à continuer sa renommée de promoteur de la liberté, à restaurer le pouvoir royal par tes mains qui venaient de le détruire, à professer les principes que la cour soldait sur ses lèvres, à décréditer machiavéliquement ses décrets par l'excès de leur conséquence, et à ménager sa propre popularité, prérogative de sun génie, qui faisait seul toute sa force.

 

XX.

L'Assemblée, après avoir détruit cette inquisition politique et cet arbitraire sur la liberté des citoyens qu'on appelait les lettres de cachet, devait approfondir les questions fondamentales qu'elle avait posées seulement ou résolues provisoirement dans les mois précédents. Le calme momentané de Paris, pendant les mois de mars et d'avril, laissa le sang-froid nécessaire à ces grands débats.

Elle acheva d'organiser, sur les bases d'élections que nous avons tracées dans le livre précédent, le système judiciaire et le système de l'organisation militaire de l'armée. Elle reprit, sur la proposition de M. de la Fare, évêque de Nancy, la plus délicate et la plus irritante des délibérations : la délibération sur la conscience de l'État. Effrayé de l'abolition des ordres religieux, milice de l'Église dominante, et de la vente de ses biens territoriaux, solde immense et gage de perpétuité, le haut clergé voulait au moins arracher à la révolution qui s'accomplissait le titre d'Église nationale, afin de revendiquer un jour légalement, en vertu de ce titre, le droit ou de tolérer ou de prescrire les autre croyance, et de conserver la domination sur les Aines par l'autorité des lois.

14, comité ecclésiastique, qui avait touché trois fois à la religion dans ses institutions temporelles, avait timidement abordé cette question, la plus vitale de toutes pour la philosophie de la Révolution, dont la liberté de conscience était le but le plus haut et le plus saint.

Un ancien chartreux, dom Gerles, révolutionnaire d'idées, chrétien et catholique de dogmes, faisait partie de ce comité. Il le justifia de son hésitation en disant que, pour confondre les ennemis de la Révolution, calomniateurs de l'Assemblée, qui prétendaient la couvrir d'impiétés, il fallait décréter que la religion catholique, apostolique et romaine était et demeurait à perpétuité la religion de la nation, et que son culte serait le seul public autorisé en France.

Le parti philosophique demanda l'ajournement sous de vains et hypocrites prétextes. L'évêque de Che, mont s'indigna d'un ajournement qui semblait présager un doute. Le parti monarchique, qui cherchait maintenant ses alliés dans l'Église, couvrit l'orateur d'applaudissements. Charles de Lameth n'osa cette fois le réfuter qu'en alléguant le danger d'une telle discussion pour la paix publique, pendant que tant de passions cherchant des brandons partout s'agitaient dans l'empire. L'Assemblée, cédant au désir de se populariser par un sacrifice de la conscience à la politique, écarta les objections du parti philosophique, et ouvrit le lendemain la discussion. Le baron de Menou, qui devait plus tard adopter la religion du prophète arabe Mahomet, ou par conviction ou par dédain de ses dogmes, commença comme tous les orateurs par une profession de foi personnelle aux dogmes seuls véritables, dit-il, de la religion de ses pères ; mais après avoir mis de côté sa propre conviction, il plaida avec force pour la libre conviction des autres.

« Ma conviction, » dit-il, « en faveur de cette religion est la forme du culte que je rends à l'Être suprême. Est-elle, peut-elle être l'effet ou le résultat d'un décret ou d'une loi quelconque ? Non, sans doute. Ma conscience et mon opinion n'appartiennent qu'à moi seul, et je n'ai de compte à en rendre qu'au bien que j'adore. Ni les lois, ni les gouvernements, ni les hommes n'ont, sur cet objet, aucun empire sur moi. Je ne dois troubler les opinions religieuses de personne, personne ne doit troubler les miennes ; et ces principes sont solennellement consacrés dans votre déclaration des droits, qui établit entre tous les hommes l'égalité civile, politique et religieuse. Et pourquoi voudrais-je donc faire, de cette religion que je respecte, la religion dominante de mon pays ? Si les opinions et lei consciences ne peuvent être soumises à aucune loi, si tous les hommes sont égaux en droits, puis-je m'arroger celui de faire prévaloir ou mes usages, ou mes opinions, ou mes pratiques religieuses ? Un autre homme ne pourrait-il pas me dire : Ce sont les miennes qui doivent avoir la préférence, c'est ma religion qui doit être la dominante, parce que je la crois meilleure ?... Et si tous les deux nous mettions la même opiniâtreté à faire prévaloir nos opinions, ne s'ensuivrait-il pas nécessairement une querelle qui ne finirait que par la mort d'un de nous deux, peut-être par celle de tous deux ? Et ce qui n'est qu'une querelle entre deux individus devient une guerre sanglante entre les différentes portions d'un peuple.

« Le mot dominante n'entraîne-t-il pas l'idée d'une supériorité contraire aux principes de l'égalité, qui fait la base de notre constitution ? Sans doute, en France, la religion catholique est celle de la majorité de la nation ; mais n'y eût-il qu'un seul individu qui en professât une différente, il a le même droit à l'exercer, pourvu qu'il ne nuise ni à la religion de la majorité, ni à l'ordre public, ni au maintien de la société ; de tout le reste il n'en doit compte qu'à Dieu. Dans tout État où l'on suit les vrais principes de la morale et de la raison, il ne peut donc y avoir de religion dominante.

« Qu'on daigne ouvrir les annales de l'histoire et » surtout celles de la France. De quels malheurs les guerres de religion n'ont-elles pas accablé ce beau royaume ! De quelles atrocités n'ont-elles pas souillé » tes règnes de plusieurs de nos rois, depuis François Ier jusqu'à Louis XIV ! Je suis loin de les attribuer exclusivement à la religion catholique : toutes ces horreurs sont le résultat inévitable des querelles entre toutes les espèces de religions. Mais détournons les yeux de dessus ces horribles monuments du fanatisme religieux, et couvrons d'un voile cette partie déshonorante de notre histoire.

« Ministres d'un Dieu de paix, qui ne veut établir son empire que par la douceur et la persuasion, qui vous a donné de si grands exemples de tolérance et de charité, voudriez-vous, pourriez-vous vouloir allumer le flambeau de la discorde ? Voudriez-vous que l'Assemblée nationale devînt l'instrument du malheur et peut-être de la destruction des peuples ? Oh ! non ; un zèle mal entendu a pu vous égarer un instant : rendus à vous-mêmes, rendus à votre saint ministère, vous chercherez par vos exemples, par vos vertus, à étendre la religion que vous professez ; ce ne sera pas par une loi que vous fixerez sa supériorité. Dieu, oui, Dieu lui-même n'a-t-il pas dit que, malgré tous les efforts des hommes, sa sainte religion s'étendrait, prendrait des accroissements et finirait par embrasser l'univers entier ? N'a-t-il pas dit que -les portes de tenter ne prévaudraient jamais contre elle ? Et vous voudriez, par un décret, confirmer ces paroles sublimes du créateur du monde !

« Si, comme je n'en doute pas, vous êtes persuadés de la vérité de cette religion dont vous êtes les ministres, pouvez-vous craindre qu'elle s'anéantisse ? Pouvez-vous croire que les volontés et les lois de la Providence aient besoin du secours de nos décrets ? Ne serait-ce pas au contraire porter atteinte au respect que nous lui devons ? Ne serait-ce pas vouloir nous assimiler à Dieu même, et la religion n'est-elle pas indépendante de tous les efforts de l'esprit humain ?

« D'ailleurs, dans tout ce qui est du ressort de notre pouvoir, n'avons-nous pas fait, ne faisons-nous pas tous les jours ce qui dépend de nous pour le maintien du culte de la religion catholique ? Ne nous occupons-nous pas d'établir et de fixer le nombre des ministres nécessaires au sers vice des autels ? Ne travaillons-nous pas à régler les dépenses qu'exigent l'entretien des églises et toute la hiérarchie ecclésiastique ? Voudrait-on, pour jeter la défaveur sur l'Assemblée nationale, persuader au peuple que nous n'ayons pas voulu nous occuper de la religion ? Loin de mol cette idée ! Tout ce qu'il est possible de faire sans inconvénient, nous le ferons. Mais irons-nous, par des décrets inutiles, je dis même nuisibles à la majesté de la religion, mettre les armes à la main du peuple, favoriser les intrigues, les haines, les vengeances, les crimes enfin de toute espèce qui s'enveloppent du manteau du fanatisme ? Savons-nous quand et où s'arrêteraient le carnage et la destruction ? Non, ces idées ne sont entrées dans l'esprit d'aucun de ceux qui composent cette assemblée ; mais s'il était possible qu'elles y entrassent, si l'Assemblée nationale rendait le décret qui a été proposé hier et auquel je serais forcé d'adhérer, parce que la majorité fait loi, je ne crains pas de dire qu'en ma qualité de représentant de la nation entière, je rends ceux qui auraient voté pour l'admission du décret responsables de tous les malheurs que je prévois, et du sang qui pourrait être versé. »

 

XXI.

Dom Gerles, ébranlé par les applaudissements de la majorité à ce discours et désarmé par la profession de foi personnelle qu'il renfermait, retira sa proposition. Le comte d'Estourmel voulut la renouveler indirectement en rappelant le serment que Louis XIV avait prêté aux provinces conquises de maintenir la religion catholique exclusive, abaissant ainsi la raison et la foi humaines jusqu'à la portée d'une autorité municipale. Mirabeau, qu'une tyrannie si subalterne sur l'esprit humain souleva et qui ne voulait que faire pressentir en ce moment sa philosophie sur cette matière, n'éclaira la discussion que d'un coup de tonnerre et d'un éclair.

« Il n'y a aucun doute, » s'écria-t-il en montant à la tribune et en jetant un regard de mépris superbe sur le préopinant, « il n'y a aucun doute que sous un règne signalé, comme celui de Louis XIV, par la proscription de tous les dissidents et par la révocation de l'édit de Nantes, on ait consacré, par des serments et par des supplices, toute espèce d'intolérance. Le souvenir de ce que les despotes ont fait ne peut servir de modèle à ce que doivent faire les représentants d'un peuple qui veut être libre. Mais puisqu'on se permet des citations historiques dans la matière qui nous occupe, je n'en ferai qu'une... » Et suspendant l'attention de l'Assemblée par un silence, par un geste et par un regard qui semblait percer les murailles de l'enceinte et voir dehors l'image sinistre qu'il voulait évoquer dedans, « Rappelez-vous, » dit-il d'une voix tragique, « que d'ici, de cette tribune même où je parle, je vois la fenêtre de ce palais (du Louvre) dans lequel des factieux, unissant des intérêts temporels aux intérêts les plus sacrés de la religion, firent partir de la main d'un roi des Français l'arquebuse fatale qui donna le signal du massacre de la Saint-Barthélemy ! »

Cette apostrophe atterra le parti de l'intolérance sous cet odieux souvenir et releva le courage du parti de la liberté de conscience. Tout fut une quatrième fois ajourné. La fibre tendue et émue du peuple par cette lutte était de nouveau prête à éclater en violence si Lafayette n'avait protégé l'Assemblée par des troupes. Nul doute que la proclamation d'une Eglise dominante n'eût fait expier leur triomphe aux députés intolérants par un 14 juillet des consciences. Leur défaite les sauva. Ils murmurèrent cependant dans l'Assemblée contre ce déploiement de force qui les protégeait contre les représailles des persécutions antiques. Maury, Cazalès, le vicomte de Mirabeau, désignés au peuple à l'issue de la séance comme les adversaires obstinés de l'émancipation religieuse de la nation, furent assaillis d'outrages et de menaces. Ils bravèrent avec une stoïque intrépidité la lanterne et les poignards, aussi imperturbables dans les rues qu'à la tribune. La philosophie de la multitude, comme tous les dogmes longtemps opprimés, demandait à son tour plus que la liberté, elle demandait des victimes. La garde nationale soldée les arracha à leurs assassins.

 

XXII.

Des discussions moins importantes et purement législatives semblaient entièrement absorber les pensées de l'Assemblée, quand une question qui les renfermait et les renouvelait toutes vint inopinément rendre aux partis un moment assoupis l'agitation qui ne se calmait qu'à la surface.

L'Angleterre armait contre l'Espagne. Nos traités de famille avec l'Espagne nous faisaient une loi d'armer nous-mêmes nos escadres pour la défendre. Les ressentiments de la guerre pour l'indépendance des Etats-Unis d'Amérique couvaient entre l'Angleterre et nous. Tout gouvernement qui aurait laissé notre alliée l'Espagne impunément assaillie sur la mer et sur ses côtes par la marine britannique aurait évidemment forfait à la sécurité, à l'honneur et à la passion de la France.

Le roi, à qui la constitution n'avait encore rien flué pour des circonstances de cette nature, agit en roi d'après ses anciennes attributions royales. Il ordonna des armements et des mouvements d'escadres. Son ministre des affaires étrangères, M. de Montmorin, esprit juste et fin, qui sentait l'occasion favorable pour consacrer par un précédent la plus haute des attributions du pouvoir exécutif, la saisit avec habileté. Se sentant fort de toutes les traditions du pouvoir royal, de la nécessité, de l'urgence, de l'assentiment de la nation aux mesures belliqueuses, et de l'appui secret de Mirabeau, dont une parole en matière si douteuse pesait d'un poids décisif sur l'Assemblée, M. de Montmorin rédigea un message par lequel il demandait, conformément aux lois de finance, un subside pour armer quatorze bâtiments de guerre.

L'Assemblée, surprise par un tel message, vota sans soupçon le subside. Nul ne s'opposait à l'armement ; mais un principe et une intrigue étaient cachés sous le chiffre. Le parti des Lameth et des Barnave, secrètement informé du message par des indiscrétions subalternes, avait prémédité deux plans en un seul. En élevant sur cet incident un conflit entre la nation et le roi, ce parti voulait achever d'arracher au roi les derniers vestiges de la souveraineté pour en faire hommage aux Jacobins. Il voulait de plus placer Mirabeau, qui écrasait les Lameth et les Barnave de sa supériorité, dans ce dilemme où le grand orateur devait également périr, quelque parti qu'il prit dans la discussion : traître à la nation s'il se prononçait pour le roi, traître au roi s'il se prononçait pour le peuple. Tout le machiavélisme des chefs du parti jacobin et tout le génie que la Révolution inspirait à ces envieux se révélaient dans cette tactique du parti des Lameth et des Barnave.

Alexandre de Lameth la fit éclater avec une apparence de spontanéité en demandant si la constitution avait statué sur le droit de paix et de guerre, dévolu au roi ou réservé à la nation.

 

XXIII.

Cette seule question soulevait en réalité, avec celle de la prérogative royale, la question de la révolution, celle de la république et de la monarchie, celle de la délégation ou de l'exercice par soi-même du pouvoir le plus haut et le plus périlleux pour la nation. Les deux mots de Lameth déchirèrent le voile qui cachait jusque-là tant de mystères à l'Assemblée, et jetèrent les esprits dans un abîme de réflexions et de doutes.

Au fond, pour une monarchie, la question était insoluble : le droit de paix et de guerre était la limite où le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, que la constitution prétendait diviser, se rencontraient ; et ils s'y confondaient dans une telle indivisible métaphysique d'attributions, que les diviser était rationnellement impossible, et que ne pas les diviser, c'était ou livrer le pouvoir exécutif au pouvoir législatif, ou livrer le pouvoir législatif au pouvoir exécutif et la nation à la merci d'un roi. L'Assemblée, si elle voulait rester monarchique, aurait dû écarter cette définition indéfinissable qu'on lui demandait, et si elle voulait être républicaine, elle devait décréter d'un mot le droit de paix et de guerre à la nation. Mais elle ne voulait être ni monarchique ni républicaine : elle voulait être constitutionnelle. Les constitutions ambiguës, comme tous les dogmes qui ne se justifient pas devant le seul raisonnement, ne peuvent vivre que de réticences sur les articles les plus métaphysiques de leurs codes. Elles ont leurs mystères qui s'évanouissent si on les dévoile, et qui ne peuvent se maintenir que par le respect.

Comment déclarer en effet que le pouvoir législatif lirait, écrirait les dépêches du ministre des affaires étrangères, apprécierait celles des cabinets étrangers, négocierait, consentirait les alliances, discuterait les griefs, rédigerait les traités, les dénoncerait pour les rompre, combinerait les systèmes politiques relatifs au dehors, ferait en secret les préparatifs de défense ou d'hostilité des ministres de la guerre et de la marine, indiquerait le but aux flottes, le plan de campagne aux armées, accepterait ou rejetterait les trêves, les capitulations, les armistices, sans déclarer par cela même que le pouvoir législatif possédait et exerçait à lui seul toutes les souverainetés en action ?

Et d'un autre côté, comment déclarer dans l'état actuel des esprits que le roi négocierait, traiterait, romprait arbitrairement et seul avec le monde, engagerait la nation, les frontières, les flottes, les colonies, la fortune, le sol, le sang de ses millions de sujets ou de citoyens dans des alliances ou dans des hostilités également meurtrières, ferait les préparatifs, commencerait les luttes, lèverait des armées, conquerrait ou céderait des villes, des places, des provinces, sans déclarer du même mot que le roi était tout, et que la nation, à la merci de ses caprices, de ses trahisons ou de ses erreurs, n'était que le jouet de sa propre constitution

Voilà cependant ce que l'Assemblée, sous l'impulsion du parti des Barnave et des Lameth, prenait l'engagement de décider en acceptant l'impossible discussion du droit de paix et de guerre. Les Lameth s'y jetaient avec la conscience de ses périls, mais avec la résolution d'entraîner la vaine ombre de monarchie jusqu'à la réalité de la république. Barnave s'y préparait en sophiste éloquent, aveugle sur les conséquences de son triomphe, mais heureux d'écraser à force de popularité et de vigueur de raisonnement le, grand athlète que l'on montrait à la jeunesse comme la victime certaine de ce combat. Il avait préparé d'irréfutables discours. On a vu par ce que nous venons d'indiquer que les arguments ne manquaient pas plus aux logiciens que le talent à l'orateur. Mirabeau seul ne pouvait pas se servir de tous les siens. Sa perplexité était cruelle : s'il prouvait trop en faveur de la royauté, il dévoilait son intelligence avec la cour, et il poignardait la constitution, son propre ouvrage ; s'il ne prouvait pas assez, il abandonnait le roi à son malheureux sort, et son ambition périssait avec lui ; de plus il courait à la république, et il ne pouvait plus être républicain depuis qu'il était le stipendié d'une monarchie ; enfin, au bord de la république, il voyait le fantôme de Lafayette, et ce fantôme le faisait reculer. Son agitation, ses veilles, ses travaux, ses insomnies, ses discours, ses ratures, ses billets, ses angoisses pendant les jours qui précédèrent pour lui ta tribune dans cette discussion, attestent à la fois le désespoir de son âme et l'énergie de son intelligence. Ses ennemis avaient visé juste : il mourait d'avance sous le coup.

 

XXIV.

La tribune s'ouvrit par un discours de Charles de Lameth, qui vint soutenir la proposition de son frère, Il énuméra les calamités sans nombre que l'ambition arbitraire des rois avait déchaînées sur leurs peuples, II osa même citer Henri IV, le roi des préjugés populaires, qui allait, lorsqu'il mourut, incendier l'Europe pour ravir la jeune princesse de Condé à son mari. « C'est une calomnie ! » s'écria l'abbé Maury. « Je le prouve par tous les témoignages historiques et par celui même de son ami Sully, » répliqua Lameth. « Si vous déclarez que le roi peut faire la guerre, » continua-t-il, « la constitution sera attaquée, et peut-être détruite ; le royaume sera ensanglanté dans toutes ses parties. Si une armée se rassemble, les mécontents qu'a faits notre justice iront s'y réfugier ; les gens riches, car ce sont les riches qui composent le nombre des mécontents : ils s'étaient enrichis des abus, et vous avez tari la source odieuse de leur opulence ; les gens riches emploieront tous leurs moyens pour répandre et pour alimenter le trouble et le désordre ; mais ils ne seront pas vainqueurs, car s'ils ont de l'or, nous avons du fer, et nous savons nous en servir !... » — On applaudit avec transport dans toutes les parties de la salle.

Malouet répondit en homme d'État libre de tout lien avec les deux partis qui cherchaient non la vérité, mais la faveur publique. Il démontra froidement que dans un gouvernement libre et représentatif, le roi, quoique justement investi de cette attribution, était dans l'impuissance de continuer une guerre commencée contre le vœu et l'intérêt de son peuple. Il invoqua toutes les forces modernes de l'opinion pour attester l'impossibilité de la tyrannie et des conquêtes. Il conclut faiblement par exiger le consentement du pouvoir législatif aux déclarations de guerre et aux traités. Consentir, c'est vouloir. Il livrait, en réalité, l'attribution royale après l'avoir défendue.

Pétion feuilleta l'histoire d'une main républicaine, et convainquit tous les rois de l'Europe et Louis XVI lui-même, qu'il appela le roi citoyen, de forfaiture aux intérêts et à la vie de leurs peuples par des guerres iniques. Il osa flétrir la guerre d'Amérique elle-même, entreprise, dit-il, par une jalouse rivalité avec l'Angleterre, et non pour le triomphe de la liberté sur un nouveau monde. « Et où sera le prix proportionné, » s'écria-t-il, « aux crimes et aux calamités d'une guerre ruineuse et meurtrière ? La tête d'un roi répondra-t-elle des millions de vies perdues par son crime ? » Ce discours de Péthion, qui remplit toute une séance, était le fondement de sa renommée future. L'orateur capable d'avoir pensé le discours de Péthion pouvait devenir un caractère équivoque, mais il ne pouvait être un esprit médiocre.

 

XXV.

L'abbé Maury lui succéda. Son argumentation lut intarissable, irréfutable, amère d'évidence, sarcastique contre un droit indivisible divisé entre un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif qui ne peut attendre devant une guerre imminente ou intentée. Il démontra, jusqu'à la satiété de conviction, que les guerres étaient toujours ou des questions de politique préméditée qui demandaient le secret dont un corps législatif était incapable, ou des questions de péril public et d'urgence qui demandaient la promptitude et qui ne souffraient pas la délibération, pendant laquelle la nation aurait péri avant d'être défendue. Tout fut vain dans sa bouche. L'orateur rendait la raison suspecte il paraissait trop royaliste pour que la vérité, même en lui, ne parût pas une attaque ou un piège à la nation.

La fin de son discours fut l'oraison funèbre de la monarchie. Les larmes oratoires qu'il répandit arrachèrent des larmes sincères aux royalistes et même aux patriotes.

Après avoir opposé les souvenirs idéalisés de la paix, de la force et de la grandeur de la patrie sous les rois à la perturbation présente,

« Qu'est aujourd'hui la France ? » s'écria l’abbé Maury. « Les anciennes discordes civiles, la France les avait oubliées depuis deux siècles ; le trésor public était obéré, mais les Français étaient riches ; les économies, la réforme des abus, et surtout les vertus de notre roi, nous offraient des ressources immenses pour acquitter la dette de l'État ; tous les genres de biens étaient, je ne dis pas possibles, mais faciles ; et les représentants de la nation, armés d'une toute - puissance d'opinion à laquelle rien ne résistait, s'avançaient au milieu des bénédictions universelles, pour régénérer ce beau royaume, dont l'Europe entière semblait devoir envier bientôt la prospérité !...

« Qu'est-ce aujourd'hui que la France ? tin triste objet de pitié pour toutes les nations. Le palais solitaire de nos rois !... Le peuple le plus doux de l'univers !... Je m'arrête. Je vois de loin le génie de la France, déchirant de nos annales ces pages ensanglantées qu'il faudrait dérober à nos descendants. Toutes les propriétés sont aujourd'hui menacées » ou méconnues ; le brigandage est universel et impuni ; une émigration générale a dispersé nos concitoyens et nos trésors ; des signaux alarmants de détresse s'élèvent à la fois de toutes nos provinces ; les peuples ne veulent obéir qu'aux décrets qui flattent leurs passions ; que dis-je ! on ose fabriquer au loin des décrets pour commander des crimes au nom des représentants de la France ! Un peuple qui s'eut être libre oublie qu'il n'y aura jamais de liberté sans la soumission aux lois. Plus de subordination, plus de tribunaux, plus d'armée. 3e me trompe : douze cent mille hommes ont les armes à la main, sans connaître, sans avoir un seul ennemi. Tous ceux qui doivent payer l'impôt sont armés ; tous ceux qui doivent le faire payer sont désarmés. Les insurrections ont tari la source des tributs ; la fortune publique est en danger ; toutes les classes des citoyens s'observent avec inquiétude et jalousie ; les classes inférieures de la société ne veulent plus admettre à l'égalité, dans les assemblées primaires, les citoyens dont la prééminence n'avait jamais été contestée. La religion, qui pouvait seule ramener les hommes à cette unité de principes et d'intérêts sans laquelle il ne peut exister aucun esprit public, voit tous ses ressorts brisés ou détendus. Tous les anciens rapports qui liaient le puissant au faible, le riche au pauvre, sont anéantis.

« Enfin, que deviendra la France ainsi divisée, ainsi couverte de ruines et de débris ? C'est la grande et triste question que s'adressent mutuellement tous les citoyens dès que leurs pensées peuvent s'épancher en liberté dans les inquiètes prévoyances des entretiens les plus intimes. Consternés du présent, épouvantés de l'avenir, ils cherchent avec effroi une issue à tant de calamités, et ils n'en découvrent aucune ; ils ne connaissent plus d'état solide, plus de fortune assurée, plus d'asile inviolable, et, quand ils lèvent les yeux vers le trône, du milieu de cette révolution qui n'a fait encore que des victimes, ils se voient placés entre trois nouveaux désastres dont la France est aujourd'hui menacée : je veux dire entre le despotisme du gouvernement, l'invasion des étrangers et le démembrement des provinces du royaume. »

 

XXVI.

Enfin, Mirabeau, qui avait vainement attendu Barnave, et que tout le monde, amis et ennemis, attendait, parut à la tribune. Il s'était habilement étudié depuis huit jours à déplacer tellement la question, que son discours ne put être ni accusé par le parti populaire ni accueilli par le parti monarchique, mais que, tombant d'en haut comme l'éclair du génie d'un législateur, il eut, aux yeux du peuple comme aux yeux de la cour, l'impartialité d'un dogme utile à tous. Mais dans un temps de partis et dans une bouche suspecte, - cet effort dépassait les forces humaines. Il y égala néanmoins son éloquence. Jamais argumentation plus compacte ne revêtit de plus de splendeur le raisonnement, le tissu d'idées dont chaque fil, rattaché à l'autre par la logique, forme l'inextricable câble dont un orateur enchaîne les esprits, et où chaque chaînon a la solidité et l'éblouissement de l'or. Cette lutte de parole entre les grands esprits de l'Assemblée et le plus grand esprit des temps modernes fait trop de gloire à l'esprit humain tout entier pour ne pas faire partie de l'histoire. Il faut, malgré son étendue, la reproduire vivante à la mémoire des hommes. Le récit, quelque détaillé qu'il fat, serait ici moins historique que les monuments.

 

XXVII.

« Si je prends la parole sur une matière soumise depuis cinq jours à de longs débats, c'est seulement pour établir l'état de la question, laquelle, à mon avis, n'a pas été posée ainsi qu'elle devait l'être. Un pressant péril dans le moment actuel, de grands dangers dans l'avenir, ont dû exciter toute l'attention du patriotisme ; mais l'importance de la question a aussi soit propre danger. Les mets de guerre et de paix sonnent fortement à l'oreille, réveillent et trompent l'imagination, excitent les passions les plus impérieuses, la fierté, le courage, se lient aux plus grands objets, aux victoires, aux conquêtes, au sort des empires, surtout à la liberté, surtout 4 la durée de cette constitution naissante que tous les Français ont juré de maintenir, et lorsqu'une question de droit public se présente dans un si imposant appareil, quelle attention ne faut-il pas avoir sur soi-même pour concilier dans une discussion aussi grave raison froide, la profonde méditation de l'homme d'État avec l'émotion bien excusable que doivent inspirer les craintes qui nous environnent ! »

Après ce début rendu plus émouvant et plus dramatique par l'incertitude de son auditoire qui attendait de lui le secours ou la défaite, les yeux de ses adversaires, qui épiaient les mots sur ses lèvres, et le sourd murmure de l'attroupement innombrable autour de l'enceinte qui se préparait à le porter en triomphe ou à le vouer aux gémonies, il posa lentement sur un terrain nouveau la question : « Ne peut-on pas, pour une des fonctions du gouvernement qui participe à la fois à l'action et à la volonté de l'exécution et de la délibération, faire concourir au même acte et au même but les deux pouvoirs, dont l'un constitue la France, l'autre la sagesse de la nation ? Ne peut-on pas attribuer concurremment le droit de faire la paix et la guerre aux deux pouvoirs à la fois ? »

Toute la situation personnelle de l'orateur se trahissait dans ce vain effort de conciliation de deux fonctions inconciliables, dans la paix ou dans la guerre, qui sont 4 la fois et indissolublement délibération et action tout ensemble. Mirabeau ouvertement monarchique aurait prodigué le droit de paix et de guerre au prince ; Mirabeau franchement républicain l'aurait incontestablement revendiqué pour le peuple par son représentant responsable. Mirabeau, lié à la cour par sa corruption, au peuple par sa popularité, à la logique par son esprit, au sophisme par sa tactique, ne voulait évidemment faire ni pleine justice ni pleine injustice à personne : il voulait partager la vérité et le mensonge avec un tel artifice, qu'il pare avoir bien mérité à la fois de la monarchie et de la république. Mais, dans le courant de son discours, la force de la vérité éclatait à chaque argument, et après avoir jeté des hommages et des attributions sans mesure à la cause populaire, il prodiguait les arguments à la royauté, Son discours fut donc le chef-d'œuvre de la dialectique et de la diplomatie oratoire plus que du véritable raisonnement. L'éloquence du moment, celle qui correspond aux passions, aux dangers, aux embûches de la circonstance, y abondait ; l'éloquence des siècles, la vérité absolue, y manquait. L'orateur s'y jouait sans sombrer sur les vagues de son auditoire. L'homme d'Etat y cachait son dernier mot. Qu'y manquait-il ? La probité de l'esprit ; elle est inséparable de celle du cœur. Il prêtait également à la réfutation des deux côtés. Barnave pouvait le convaincre de déception envers le peuple, Cazalès de déception envers la monarchie. Cependant, les monarchistes l'applaudissaient avec plus d'entraînement que les démocrates, car, en leur refusant en apparence le droit, il leur prodiguait l'évidence.

« Vous convenez tous qu'il faut que le gouvernement puisse repousser une première hostilité. Or qu'est-ce que repousser une première hostilité, si ce n'est commencer la guerre ?

« Je m'arrête à cette première hypothèse pour vous en faire sentir la vérité et les conséquences. Des vaisseaux sont envoyés pour garantir nos colonies ; des soldats sont placés sur nos frontières. Vous convenez que ces préparatifs, que ces moyens de défense appartiennent au roi. Or, si ces vaisseaux sont attaqués, si ces soldats sont menacés, attendront-ils pour se défendre que le corps législatif ait approuvé ou improuvé la guerre ? Non, sans doute. Eh bien ! par cela seul, la guerre existe, et la nécessité en a donné le signal. De là je conclus que dans presque tous les cas il ne peut y avoir de délibération à prendre que pour savoir si la guerre doit être continuée.

« Mais quoi, direz-vous, le corps législatif n'aura-t-il pas toujours le pouvoir d'empêcher le commencement de la guerre ? Non, car c'est comme si vous demandiez s'il est un moyen d'empêcher qu'une nation voisine ne nous attaque, et quel moyen prendriez-vous ?

« Ne ferez-vous aucuns préparatifs ? Vous ne repousserez point les hostilités, mais vous les souffrirez. L'état de guerre sera le même.

« Chargerez-vous le corps législatif des préparatifs de défense ? Vous n'empêcherez pas pour cela l'agression ; et comment concilierez-vous cette action du pouvoir législatif avec celle du pouvoir exécutif ?

« Forcerez-vous le pouvoir exécutif de vous notifier ses moindres préparatifs, ses moindres démarches ? Vous violerez par cela seul toutes les règles de la prudence. L'ennemi, connaissant toutes vos précautions, toutes vos mesures, les déjouera ; vous rendrez les préparatifs inutiles : autant vaudrait-il n'en point ordonner.

« Bornerez-vous l'étendue des préparatifs ? Mais le pouvez-vous avec tous les points de contact qui vous lient à l'Europe, à l'Inde, à l'Amérique, à tout le globe ? Mais ne faut-il pas que vos préparatifs soient dans la proportion de ceux des États voisins ? Mais les hostilités commencent-elles moins entre deux vaisseaux qu'entre deux escadres ? L'état permanent de la marine et de l'armée ne suffirait-t-il pas au besoin pour commencer la guerre ? Mais ne serez-vous pas forcés d'accorder chaque année une certaine somme pour les armements imprévus ?...

« Lorsque la guerre est commencée, il n'est plus au pouvoir d'une nation de faire la paix. L'ordre même du corps législatif de faire retirer les troupes arrêterait-il l'ennemi ?... »

Après avoir convaincu pendant une inépuisable série d'hypothèses la nation d'impuissance dans les fonctions qu'elle prétendait s'attribuer, il démontrait que le droit suprême de faire verser ou d'étancher le sang des peuples n'était pas plus garanti dans une assemblée populaire que dans le conseil d'un roi.

« Je vous le demande à vous-mêmes, » dit-il, « sera-t-on mieux assuré de n'avoir que des guerres justes, équitables, si l'on délègue à une assemblée de sept cents personnes l'exercice du droit de faire la guerre ? Avez-vous prévu jusqu'où l'exaltation du courage et d'une fausse dignité pourraient porter et justifier l'imprudence ? Nous avons en- tendu un de nos orateurs vous proposer, si l'Angleterre faisait à l'Espagne une guerre injuste, de franchir sur-le-champ les mers, de renverser une nation sur l'autre, de jouer dans Londres même, avec ces fiers Anglais, au dernier écu, au dernier homme, et nous avons tous applaudi !... Voyez les assemblées politiques, c'est toujours sous l'empire de la passion qu'elles ont décrété la guerre.

« Vous le connaissez tous, ce trait d'un matelot anglais qui fit décider la guerre en 1740. Quand lei Espagnols, dit-il, m'ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. C'était un homme bien éloquent que ce matelot ; mais la guerre qu'il alluma n'était ni juste ni politique : ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la voulaient ; l'émotion d'une assemblée, quoique moins nombreuse et plus assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en décida.

« Il est un autre genre de danger qui n'est propre qu'au corps législatif dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre : c'est qu'un tel corps ne peut être soumis à aucune espèce de responsabilité. Je sais bien qu'une victime est un faible dédommagement d'une guerre injuste ; mais quand je parle de responsabilité, je ne parle pas de vengeance. Ce ministre que vous supposez ne devoir se conduire que d'après son caprice, un jugement l'attend, sa tête sera le prix de son imprudence. Vous avez eu des Louvois sous le despotisme ; en aurez-vous encore sous le régime de la liberté ?

« On parle du frein de l'opinion publique pour les représentants de la nation ; mais l'opinion publique, souvent égarée, même par des sentiments dignes d'éloges, ne servira qu'à les séduire ; mais l'opinion publique ne va pas atteindre séparément chaque membre d'une grande assemblée.

« Ce Romain qui, portant la guerre dans le pli de sa toge, menaçait de secouer en la déroulant tous les fléaux de la guerre, celui-là devait sentir toute l'importance de sa mission ; il était seul, il tenait dans ses mains une grande destinée, il portait la terreur ; mais le sénat nombreux qui l'envoyait au milieu d'une discussion orageuse et passionnée avait-il éprouvé ce salutaire effroi que la guerre doit inspirer ? On vous l'a déjà dit, voyez les peuples libres : c'est par les guerres les plus ambitieuses, les plus iniques et les plus barbares qu'ils se sont toujours signalés. »

 

XXVIII.

Averti par les murmures du parti populaire, il prend un élan d'inspiration dans la vérité.

« Notre constitution n'est point encore affermie ; on peut nous susciter une guerre pour avoir le prétexte de déployer une grande force et de la tourner bientôt contre nous... Eh bien, ne négligeons pas ces craintes, mais distinguons le moment présent des effets durables d'une constitution, et ne rendez pas éternelles les dispositions provisoires que la circonstance extraordinaire d'une grande convention nationale pourra vous suggérer. Mais si vous portez les défiances du présent dans l'avenir, prenez garde qu'à force d'exagérer les craintes, nous ne rendions les préservatifs pires que les maux, et qu'au lieu d'unir les citoyens par la liberté, nous ne les divisions en deux partis toujours prêts à conspirer l'un contre l'autre. Si à chaque pas on nous menace de la résurrection du despotisme écrasé, si l'on nous oppose sans cesse les dangers d'une très petite partie de la force publique, malgré plusieurs millions d'hommes armés pour la constitution, quel autre moyen nous reste-t-il ? Périssons dans ce moment qu'on ébranle les voûtes de ce temple ! et mourons aujourd'hui libres, si nous devons être esclaves demain ! »

Il réfute ensuite, en quelques rapides illuminations, les objections prévues par lui contre son système du concours des deux pouvoirs à un même acte qu'il a lui-même montré indivisible. « On objecte enfin, » dit-il, « une si grande autorité donnée à un citoyen. Je vous le demande encore, » répond-il aux pensées contraires à l'autorité monarchique, « ne transportez-vous pas précisément là, aux monarchies, l'inconvénient des républiques ? Car c'est surtout dans les États populaires que de tels suces sont à craindre. C'est parmi les nations qui n'avaient point de rois que ces succès ont fait des rois. C'est pour Carthage, c'est pour Rome, que des citoyens tels qu'Annibal et César étaient dangereux. Tarissez l'ambition ; faites qu'un roi n'ait à regretter que ce que la loi ne peut accorder ; faites de la magistrature du monarque ce qu'elle doit être, et ne craignez plus qu'un roi rebelle, abdiquant lui - même sa couronne, s'expose à courir de la victoire à l’échafaud ! »

A ces mots, ce même d'Espréménil qui rachetait sa violence factieuse entre le roi quand il était l'insolent tribun du vieux parlement, par une violence égale contre les partisans d'une liberté plébéienne, s'insurge contre l'orateur et demande qu'il soit rappelé au respect des trônes. Les fanatiques de la droite s'associent, par leurs battements de mains, à l'indignation de d'Espréménil ; la gauche soutient l'orateur que l'ingratitude des monarchistes lui rejette.

Mirabeau regarde d'un air menaçant la droite, et reconquiert d'un mot hardi la faveur qu'il a perdue dans le parti populaire.

« Je me garderai bien de répondre à l'inculpation de mauvaise foi qui m'est faite ; vous avez tous entendu ma supposition d'un roi despote et révolté, qui vient avec une armée de Français conquérir la place des tyrans. Or, un roi dans ce cas, n'est plus un roi...

« Il serait difficile et inutile de continuer une discussion déjà bien longue au milieu d'applaudissements et d'improbations également exagérés, également injustes. J'ai parlé, parce que j'ai cru le devoir dans une occasion aussi importante.

« Je ne dois à cette assemblée que ce que je crois la vérité, et je l'ai dite. Je l'ai dite assez fortement peut-être quand je parlais contre les puissants : je serais indigne des fonctions qui me sont imposées ; je serais indigne d'être compté parmi les amis de la liberté si je dissimulais ma pensée quand je penche pour un parti mitoyen entre l'opinion de ceux que j'aime et que j'honore, et l'avis des hommes qui ont montré le plus de dissentiment avec moi depuis le commencement de cette assemblée. »

Il termine enfin avec une modestie feinte qui semble implorer l'indulgence de la nation, et s'excuse de son génie insuffisant à une telle tâche.

« Je vais vous lire mon projet de décret, » dit-il. « Il n'est pas bon ; un décret sur le droit de la paix et de la guerre ne sera jamais complet, ne sera jamais véritablement le code moral du droit des gens, qu'alors que vous aurez constitutionnellement organisé l'armée, la flotte, les finances, vos gardes nationales et vos colonies. Il est donc bien médiocre, mon projet de décret ; je désire vivement qu'on le perfectionne, je désire qu'on en propose un meilleur. Je ne chercherai pas à dissimuler le sentiment de défiance avec lequel je vous l'apporte ; je ne cacherai pas même mon profond regret que l'homme qui a posé les bases de la constitution et qui a le plus contribué à votre grand ouvrage, que l'homme -qui a révélé au monde les véritables principes du gouvernement représentatif, se condamnant lui-même à un silence que je déplore, que je trouve coupable, à quelque point que ses immenses services aient été méconnus ; que l'abbé Sieyès !... je lui demande pardon, je le nomme... ne vienne pas poser lui-même dans sa constitution un des plus grands ressorts de l'ordre social. J'en ai d'autant plus de douleur, qu'écrasé d'un travail trop au-dessus de mes forces intellectuelles, sans cesse ravi au recueillement et à la méditation, qui sont les premières puissances de l'homme, je n'avais pas porté mon esprit sur cette question, accoutumé que j'étais à me reposer sur ce grand penseur de l'achèvement de son ouvrage. Je l'ai pressé, conjuré, supplié au nom de l'amitié dont il m'honore, au nom de l'amour de la patrie, ce sentiment bien autrement énergique et sacré, de nous doter de ses idées, de ne pas laisser cette lacune dans la constitution. Il m'a refusé ; je vous le dénonce. Je vous conjure à mon tour d'obtenir son avis, qui ne doit pas être un secret ; d'arracher enfin au découragement un homme dont je regarde le silence et l'inaction comme 13 une calamité publique.

« Après ces aveux, de la candeur desquels vous me saurez gré du moins, voulez-vous me dispenser de lire mon projet de décret ? J'en serai reconnaissant. (On dit de toute part : Lisez ! lisez !) Vous voulez que je le lise ? Souvenez-vous que je n'ai fait que vous obéir, et que j'ai eu le courage de vous déplaire pour vous servir. »

Le projet de décret mixte et spécieux, mais en réalité impraticable, masquait la question sans la résoudre ; mais le discours, qui avait merveilleusement répondu à l'embarras de la nation, déchirée entre deux vérités : l'une monarchique, l'autre républicaine, et qui ne voulait se décider ni pour l'une ni pour l'autre, retentit dans la France et dans l'Europe comme l'oracle de l'Etat. Quant à l'éloquence, elle élève Mirabeau au-dessus du regard de l'enthousiasme. Nul, excepté Barnave, ne semblait capable d'aller le combattre si haut ; mais l'envie, qui rampe chez les hommes médiocres, a aussi des ailes chez les hommes supérieurs. Barnave le lendemain, encouragé par les Lameth et par le parti populaire, et fort du terrain solide de la démocratie qu'on lui avait laissé, osa corps à corps s'attaquer à Mirabeau. Barnave avait pour lui la raison s'il avait été républicain, mais comme sophiste constitutionnel, il avait encore la faveur populaire. Il s'éleva dans ce discours à la hauteur de la vérité et de la popularité réunies pour lui faire un triomphe. Ce jour seul lui valut la renommée d'un siècle parmi les orateurs. C'est une gloire de rivaliser seulement une heure les hommes immortels.

 

XXIX.

Sans perdre ses forces et sa taille dans une lutte d'idées, de considérations et de passions aveu un homme qui rapetissait tout ce qui se mesurait à lui, Barnave prit un à un les articles du projet de décret de son adversaire, et les convainquit aisément d'impraticabilité et d'impuissance. A l'exemple des polémistes et des juristes, il répondit à la création par la critique, ce triomphe des esprits de second ordre sur les esprits généralisateurs, mais cette critique impitoyable fut partout vivifiée par le bon sens et par l'élocution. Après cette critique victorieuse dans la bouche d'un républicain, Barnave soutint qu'un cabinet de ministres était aussi susceptible d'entraînement qu'une assemblée. « Enfin, » dit-il, « tout sollicite le corps législatif de conserver la paix, tandis que les intérêts les plus puissants des ministres engagent à entreprendre la guerre. Vainement on oppose la responsabilité et le refus des impôts, et dans le cas où le roi lui-même irait à la tête de ses troupes, on propose d'autoriser le corps législatif à rassembler les milices nationales : la responsabilité ne s'applique qu'à des crimes ; la responsabilité est absolument impossible autant que dure la guerre au succès de laquelle est nécessairement lié le ministre qui l'a commencée. Ce n'est pas alors qu'on cherche à exercer contre lui la responsabilité. Est-elle nécessaire quand la guerre est terminée, lorsque la fortune » publique est diminuée ? Lorsque vos concitoyens et vos frères auront péri, â quoi servira la mort d'un ministre ?

« Sans doute elle présentera aux nations un grand exemple de justice ; mais vous rendra-t-elle ce que vous aurez perdu ? Non-seulement la responsabilité est impossible en cas de guerre, mais chacun sait qu'une entreprise de guerre est une entreprise banale pour échapper à une responsabilité déjà encourue lorsqu'un déficit est encore ignoré. Le ministre déclare la guerre pour couvrir, par des dépenses simulées, le fruit de ses déprédations. L'expérience du peuple a prouvé que le meilleur moyen que puisse prendre un ministre habile pour ensevelir ses crimes est de les faire pardonner par des triomphes. On en trouverait des exemples ailleurs que chez nous ; il n'y avait point de responsabilité quand nous étions esclaves. J'en cite un seul ; je le prends chez le peuple le plus libre qui ait existé.

« Périclès entreprit la guerre du Péloponnèse quand il se vit dans l'impossibilité de rendre ses comptes. Voilà la responsabilité. Le moyen du refus des subsides est tellement jugé et décrié dans cette assemblée, que je crois inutile de m'en occuper ; je dirai seulement que l'expérience l'a démontré inutile en Angleterre. Mais il n'y a pas de comparaison à cet égard entre l'Angleterre et nous ; l'indépendance nationale est mise à couvert et protégée par la nature : il ne faut à l'Angleterre qu'une flotte. Vous avez des voisins puissants, il vous faut une armée. Refuser des subsides, ce ne serait pas cesser la guerre, ce serait cesser de se défendre, ce serait mettre les frontières à la merci de l'ennemi. »

Enfin, prenant sa péroraison dans sa haine et dans la haine de ses amis contre celui qui les effaçait depuis trop longtemps devant la nation pour qu'on pût les voir, et dirigeant contre. Mirabeau les allusions les plus transparentes, cette arme des contre-coups qui ne frappe qu'en ricochant ceux qu'elle n'ose frapper en face,

« Consultez, » s'écria Barnave, « consultez aujourd'hui l'opinion publique ; vous verrez d'un côté des hommes qui espèrent s'avancer dans les armées, parvenir à gérer les affaires étrangères, les hommes qui sont liés avec les ministres et leurs agents : voilà les partisans du système qui consiste à donner au roi, c'est-à-dire aux ministres, ce droit terrible ; mais vous n'y verrez pas le peuple, le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui trouve son bonheur et son existence dans l'existence commune, dans le bonheur commun. Les vrais citoyens, les vrais amis de la liberté n'ont donc aucune incertitude ; consultez-les, ils vous diront : Donnez au roi tout ce qui peut faire sa gloire et sa grandeur ; qu'il commande seul, qu'il dispose de nos armées, qu'il nous défende quand la nation l'aura voulu ; mais n'affligez pas son cœur en lui confiant le droit terrible de nous entraîner dans une guerre, de faire couler le sang avec abondance, de perpétuer ce système de rivalité, d'inimitié réciproque. Ce système, faux et perfide, offre-t-il moins de danger dans les ministres ? Combien plus aisément ils se laisseraient entraîner par l'enthousiasme des passions, et même par la corruption ! Est-il un seul de ces dangers qui ne soit plus grand dans la personne des ministres que dans l'Assemblée nationale ? Contestera-t-on qu'il soit plus facile de corrompre le conseil du roi que sept cent vingt personnes élues par le peuple ? Je pourrais continuer cette comparaison entre les législatures et le ministre unique qui guide les délibérations du conseil, soit dans le danger des passions, des ressentiments, soit par des motifs d'intérêt personnel.

« Il arrivera peut-e2tre que la législature pourra s'égarer ; mais elle reviendra, parois que son opinion sera celle de la nation. Au lieu que le ministre s'égarera presque toujours, pane que ses intérêts ne sont les mêmes que ceux de la nation. Le gouvernement dont il est agent est pour la guerre, et par conséquent opposé aux intérêts de la nation. Il est de l'intérêt d'un ministre qu'on déclare la guerre, parce qu'alors on est forcé de lui attribuer le maniement des subsides immenses dont on a besoin, parce qu'alors son autorité est augmentée sans mesure, parce qu'il crée des commissions et nomme à une multitude d'emplois ; il conduit la nation à préférer la gloire des conquêtes à la liberté ; il change le caractère des peuples et les dispose à l'esclavage ; c'est par la guerre surtout qu'il change le caractère et les principes des soldats. Les braves militaires qui disputent aujourd'hui de patriotisme avec les citoyens rapporteraient un esprit bien différent s'ils avaient suivi un roi conquérant, un de ces héros de l'histoire, qui sont presque toujours des fléaux pour les nations.

« Les vrais amis de la liberté refuseront de conférer au gouvernement ce droit funeste, non-seulement pour les Français, =lis encore pour les autres nations, qui doivent tôt ou tard imiter notre exemple. »

Après ces perdes, qui dénonçaient Mirabeau et ses amis, Barnave lut son projet de décret, qui, en réservant le droit de paix et de guerre au peuple, exposait la nation devant une conquête autant que celui de Mirabeau l'exposait devant une tyrannie. Mais toutes les mésestimes, tous les soupçons, toutes les envies, toutes les rancunes, toutes les impopularités, toutes le joies malignes de la médiocrité, heureuses de faire écrouler le génie, accumulées ce jour-là centre Mirabeau, semblèrent s'entendre pour faire à Barnave le triomphe de toutes les infériorités, de toutes les jalousies et de tous les vices que les différents partis d'une assemblée couvent avant de les laisser éclater dans leur sein.

Le jeune orateur fut porté des bras de ses amis dans les bras du peuple ; les couronnes de conte pleuvaient sur en tête, pendant que Mirabeau, échappent à peine aux huées de la multitude, qui n'accusait pas son génie, mais sa perfidie, entendait retentir autour de lui les Voix des clients publics qui hurlaient le titre d'un pamphlet publié le matin contre lui, et intitulé : La grande trahison du ceinte de Mirabeau !

Ainsi sont les peuples, qui ne pardonnent pas la vérité à leur tribun. Mirabeau était anéanti dès ce jour-là, s'il n'eût pas été Mirabeau.

 

XXX.

Mais la nuit et le jour suivant recueillirent ses forces, et l'extrémité du péril évoqua dans cette indomptable nature l'extrémité du génie. Il obtint du temps ce que Cazalès et les Lameth voulaient lui ravir ; il s'enferma avec ses rédacteurs, ses pensées, ses passions, ses terreurs, son courage ; il se fit apporter le discours, encore palpitant de l'accent de Barnave dans ses oreilles, et le reprenant aussi article par article, il composa d'un seul accès de fièvre et d'une seule insomnie la plus sereine et en même temps la plus foudroyante réplique que la tribune moderne entendit jamais. Le début seul lui manquait ; il le trouva au pied de la tribune. Pendant qu'il s'y promenait en feignant d'écouter Chapelier, mais en roulant dans sa tête ses périodes, un de ses collègues l'aborda, et lui dit à l'oreille : « Montez, et souvenez-vous cette fois, quand vous serez là-haut, qu'il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne — Merci, » répondit Mirabeau ; « je cherchais un mot, vous me l'avez donné » et il monta. Ecoutons.

« Messieurs, » dit-il, avec un front cicatrisé par sa défaite de l'avant-veille et avec cet accent désespéré qui veut le triomphe ou la mort, « c'est quelque chose sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d'avancer nettement sur quoi on est d'accord et sur quoi l'on diffère.

« Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations de l'intrigue et de la malveillance. On répand, depuis huit jours, que la section de l'Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre, est parricide de la liberté publique ; on répand les bruits de perfidie, de corruption ; on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu'on ne peut sans crime avoir deux avis dans une des questions les plus délicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu'un même but, un sentiment indestructible devrait, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir ; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilité de l'amour-propre au culte de la pairie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires ! Et moi aussi on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues : LA GRANDE TRAHISON DU COMTE DE MIRABEAU...

« Je n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne, mais l'homme qui Combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour Celui qui a la conscience d'avoir bien mérité de son pays et surtout de lui être encore utile ; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité et qui dédaigne les succès d'un jour pour la véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, cet homme porte avec lui la récompense de ses services' le charme de ses peines et le prix de ses dangers ; il ne doit attendre sa moisson sa destinée' la seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées ou d'être le vil stipendié des hommes que je n'ai cessé de combattre ; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la révolution celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté ; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui depuis vingt ans combat toutes les oppressions, et qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses vils calomniateurs suçaient le lait des cours et vivaient de tous les préjugés dominants.

« Que m’importe ! ces coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma carrière. Je leur dirai : Répondez si vous pouvez ; calomniez ensuite tant que » vous voudrez. Je rentre donc dans la lice armé de mes seuls principes et de la fermeté de ma conscience. Je vais poser à mon tour le véritable point de la difficulté avec toute la netteté dont je suis capable, et je prie tous ceux de mes adversaires qui ne m'entendront pas de m'arrêter afin que je m'exprime plus clairement, car je suis décidé à déjouer les reproches tant répétés d'évasion, de subtilité, d'entortillage, et s'il ne tient qu'à moi, cette journée dévoilera le secret de nos loyautés respectives.

« M. Barnave m'a fait l'honneur de ne répondre qu'à moi ; j'aurai pour son talent le même égard qu'il mérite à plus juste titre, et je vais à mon tour essayer de le réfuter. »

Après ce splendide éblouissement, que l'âme comprimée de Mirabeau répandait eu éclatant de douleur, de force et d'ironie sur son piédestal, ii pulvérise article par article le projet de Barnave, faisant rejaillir, en les foulant aux pieds, tour à tour avec évidence ou avec dédain, les inconséquences, les arguties, les néants dont le projet était plein ; et l'examinant du point de vue d'une constitution monarchique, il n'en subsistait pas un vestige après un quart d'heure de cette analyse. Puis, laissant là cette poussière d'arguments et prenant l'homme dans ses bras pour l'arracher de terre et le livrer de plus haut encore à la vue et à la compassion des véritables hommes d'Etat,

« Il me semble, » dit-il, « messieurs, que le point de la difficulté est enfin complètement connu, et que M. Barnave n'a point du tout abordé la question. Ce serait un triomphe trop facile maintenant que de le poursuivre dans les détails, où, s'il a fait voir du talent, il n'a jamais montré la moindre connaissance d'homme d'Etat ni des affaires humaines. Il a déclamé contre les maux que peuvent faire et qu'ont faits les rois, et il s'est bien gardé de remarquer que dans notre constitution le monarque ne peut plus désormais être despote ni rien faire arbitrairement, et il s'est bien gardé surtout de parler des mouvements populaires...

« Il a cité Périclès faisant la guerre pour ne pas rendre ses comptes. Ne semblerait-il pas, à l'entendre, que Périclès ait été un roi ou un ministre despotique ? Périclès était un homme qui, sachant flatter les passions populaires et se faire applaudir à propos, en sortant de la tribune, par ses largesses ou celles de ses amis, a entraîné à la guerre du Péloponnèse... Qui ? L'Assemblée nationale d'Athènes. »

Il abandonne Barnave ; il le ressaisit encore ; il l'abandonne de nouveau, et ne s'adressant plus qu'à l'assemblée de la nation et au temps, seul tribunal digne de lui, il termine par cette compassion, dédaigneuse sublimité du mépris, qui s'apitoye sur ce qu'il a vaincu :

« Il est plus que temps, » dit-il d'une voix fatiguée de triomphe, « de terminer ces longs débats. Désormais j'espère qu'on ne dissimulera plus le vrai point de la difficulté. Je veux le concours du pouvoir exécutif à l'expression de la volonté générale en fait de paix et de guerre, comme la constitution le lui a attribué dans toutes les parties déjà fixées de notre système social. Mes adversaires ne le veulent pas. Je veux que la surveillance de l'un des délégués du peuple ne l'abandonne pas dans les opérations les plus importantes de la politique, et mes adversaires veulent que l'un des délégués possède exclusivement la faculté du droit terrible de la guerre, comme si, lors même que le pouvoir exécutif serait étranger à la confection de la volonté générale, nous avions à délibérer sur le seul fait de la déclaration de la guerre, et que l'exercice de ce droit n'entraînât pas une série d'opérations mixtes où l'action et la volonté se pressent et se confondent

« Voilà la ligne qui nous sépare. Si je me trompe, encore une fois, que mon adversaire m'arrête, ou plutôt qu'il substitue dans son décret, à ces mots : Le corps législatif, ceux-ci : Le pouvoir législatif, c'est-à-dire un acte émané des représentants de la nation et sanctionné par le roi, et nous sommes parfaitement d'accord, sinon dans la pratique, du moins dans la théorie ; et nous verrons alors si mon décret ne réalise pas mieux que tout autre cette théorie.

« On vous a proposé de juger la question par le parallèle de ceux qui soutiennent l'affirmative et la négative ; on vous a dit que vous verriez d'un côté des hommes qui espèrent s'avancer dans les armées ou parvenir à gérer les affaires étrangères, des hommes qui sont liés avec les ministres et leurs agents ; de l'autre le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui trouve son bonheur et son existence dans l'existence, dans le bonheur commun.

« Je ne suivrai pas cet exemple, Je ne crois pas qu'il soit plus conforme aux convenances de la politique qu'aux principes de la morale d'affiler le poignard dont on ne saurait blesser ses rivaux sans en ressentir bientôt sur son propre sein les atteintes. Je ne crois pas que les hommes qui doivent servir la cause publique en véritables frères d'armes aient bonne grâce à se combattre en vils gladiateurs, à lutter d'imputations et d'intrigues, et non de lumières et de talents, à chercher dans la ruine et la dépression les uns des autres de coupables succès, des trophées d'un jour, nuisibles à tous et même à la gloire. Mais je vous dirai parmi ceux qui soutiennent ma doctrine, vous compterez tous les hommes modérés qui ne croient pas que la sagesse soit dans les extrêmes, ni que le courage de démolir ne doive jamais faire place à celui de reconstruire ; vous compterez la plupart de ces énergiques citoyens qui, au commencement des états généraux — c'est ainsi que s'appelait alors cette Convention nationale, encore garrottée dans les langes de la liberté —, foulèrent aux pieds tant de préjugés, bravèrent tant de périls, déjouèrent tant de résistances pour passer au sein des communes, à qui ce dévouement donna les encouragements et la force (pli ont vraiment opéré votre révolution glorieuse ; vous y verrez ces tribuns du peuple que la nation comptera longtemps encore, malgré les glapissements de l'envieuse médiocrité, au nombre des libérateurs de la patrie ; vous y verrez des hommes dont le nom désarme la calomnie et dont les libellistes les plus effrénés n'ont pas essayé de ternir la réputation, ni d'hommes privés ni d'hommes publies ; des hommes enfin qui, sans tache, sans intérêt, sans crainte, s'honoreront jusqu'au tombeau de leurs amis et de les ennemis ! »

Mirabeau était monté homme à la tribune, il en redescendit demi-dieu ; il avait vaincu plus que le talent, il avait vaincu les préventions, la haine, l'envie, la médiocrité. Barnave et les Lameth se turent : la France n'avait plus d'oreilles pour rien écouter, plus d'admiration à prêter à personne. Mirabeau s'était sacré de ses propres mains du droit de la nature. L'antiquité elle-même n'avait pas parlé de plus haut aux siècles. On passa à la discussion du projet de Mirabeau. Elle fut confuse, obscure, souvent contradictoire, pleine de subterfuges, demandant des concessions des deux côtés qui en atténuaient le sens ; ce fut un traité de paix, une négociation à la tribune plus qu'une loi, où chacun affecta de se dire et de se croire vainqueur. Il n'en sortit rien de praticable qu'une misérable transaction entre deux principes qui ne pouvaient se partager sans se détruire.

Lafayette profita d'un article en discussion pour appuyer, avec une insistance qui n'était pas sans vertu, l'opinion de son rival. La popularité, ce jour-là, n'était pas du côté de Mirabeau, Lafayette en avait conquis beaucoup en servant l'envie des Lameth et de Barnave. Il convenait à son honnêteté de ne pas jeter un germe d'anarchie de plus dans la contestation ; il pouvait convenir aussi à sa situation dominante entre le roi et le peuple, de maintenir dans les mains du roi cette prérogative armée dont il était bien sûr que le roi ne pouvait disposer sans lui.

« Dans un moment, » dit-il, « où l'on tâche de persuader au peuple que ceux-là seuls sont ses vrais amis qui adoptent tel décret, j'ai cru qu'il convenait que l'opinion différente fût nettement prononcée par un homme à qui quelque expérience et quelques travaux dans la carrière de la liberté ont donné le droit d'avoir un avis. J'ai cru ne pouvoir mieux payer la dette que j'ai contractée envers le peuple qu'en ne sacrifiant pas à la popularité d'un jour l'avis que je crois lui être le plus utile.

« J'ai voulu, » ajouta-t-il, « en déposant cette courte allocution sur la tribune, que ce peu de mots fût écrit pour ne pas livrer aux insinuations de la calomnie le grand devoir que je remplis envers le peuple, à qui ma vie entière est consacrée ! »

L'immense majorité de l'Assemblée applaudit à cet acte de patriotisme qui préférait l'intérêt du peuple à sa passion.

 

XXXI.

Mais l'envie, que Mirabeau avait écrasée pour un jour, ne dédaigna pas les plus puériles vengeances d'amour-propre pour faire expier à l'orateur son triomphe.

Les Lameth et Barnave publièrent, quelques jours après la séance, un pamphlet dans lequel la réplique de Mirabeau était insérée sur deux colonnes, face à face, l'une des colonnes contenant le texte du discours tel que Mirabeau l'avait écrit et déposé sur la tribune en redescendant, l'autre colonne contenant la même réplique telle qu'il l'avait fait imprimer le lendemain dans ses journaux, avec les changements, les corrections, les polissures que la réflexion ajoute toujours à la parole. Ils voulaient prouver ainsi deux choses, l'une que Mirabeau n'avait pas improvisé son éloquence, l'autre qu'il avait modifié sciemment les termes de son décret, en le rapprochant de leur propre décret à eux, pour paraître avoir vaincu là où il n'avait que transigé. Ces deux accusations étaient vraies, mais elles étaient mesquines. Mirabeau lui-même se glorifiait de ne jamais porter à la tribune que des discours respectueusement prémédités pour le public et pour lui-même. Et quant aux légers changements de rédaction dans les articles de son décret, pour les rapprocher du sens de ses adversaires, ce n'était pas une vaine victoire d'amour-propre, c'était le salut du pays que devaient se disputer les orateurs. Cette chicane des Lameth et des Jacobins envenima de plus en plus la haine entre ses rivaux et lui.

Le caractère de Mirabeau ne se prêtait cependant pas à la haine : nul ne rendait plus de justice et souvent plus d'hommage à ses rivaux. « Ce jeune homme, » disait-il en parlant de Barnave, « est un jeune arbre qui grandit pour devenir un mât de vaisseau ! » Mais Barnave n'avait pas reçu de la nature une Aine plus grande que son talent. Il y avait en lui trop d'efforts pour qu'il eût la grâce et la force.

« Barnave, » dit un des témoins de ce temps, le plus impartial entre ces deux hommes, Dumont (de Genève), « Barnave logeait dans la même maison que nous à Versailles. Je n'aurais pu me lier avec lui, même quand il n'aurait pas été dans la faction Lameth, ennemie de Mirabeau ; il avait un amour-propre irritable, un air jaloux et colère, une présomption révoltante, mais beaucoup de talent pour la discussion quand il se fut un peu exercé, car dans les commencements il était prolixe jusqu'à l'ennui. C'est un des hommes qui se mûrissaient et dont le développement fut rapide. Sa jalousie contre Mounier, son codéputé, l'avait séparé de lui autant que ses principes révolutionnaires, » ajoute-t-il.

« Je voyais assez souvent Péthion sans deviner le rôle qu'il jouerait un jour. Il avait l'embonpoint d'un homme indolent et l'allure d'un assez bon homme ; mais il était vain et se regardait comme le premier orateur, parce qu'il improvisait toujours comme Barnave. Peu d'esprit, rien de saillant, aucune force d'expression ni de pensée.

« J'avais connu Target l'année précédente, mais il était devenu si important depuis qu'il était membre de la grande Assemblée, que je me perdis à ses yeux dans la nullité la plus complète, et après avoir essuyé une ou deux fois ses grands airs boursouflés, je ne fus pas tenté d'y revenir. C'était de lui dont on disait qu'il s'était noyé dans son talent les grands mots l'étouffaient. Mon amour-propre s'est un peu vengé de ses dédains dans le journal de Mirabeau par quelques plaisanteries, mais il en aurait fallu bien d'autres pour faire la ponction à son éloquence hydropique.

« J'ai causé deux fois avec Robespierre : il avait un aspect sinistre, il ne regardait point en face, il avait dans les yeux un clignotement continuel et pénible. Une fois qu'il était question d'une affaire relative à Genève, il me demanda quelques éclaircissements, et je le pressais de prendre la parole ; il me dit qu'il avait une timidité d'enfant, qu'il tremblait toujours en s'approchant de la tribune, et qu'il ne se sentait plus au moment où il commençait à parler. »

Ces coups de pinceau donnés par une main étrangère sont la ressemblance vraie des portraits que la postérité cherche dans l'histoire. Celui de la grande figure de ce temps, Mirabeau, acquiert des traits et des couleurs de plus sous ta main de ce témoin et de ce confident de sa domesticité.

« Mirabeau, » dit-il, « avait quitté alors son hôtel garni, et s'était logé à la Chaussée-d'Antin, dans une maison qu'il décora comme un boudoir. Son goût pour le luxe n'avait jamais pu se satisfaire dans les circonstances étroites où il avait vécu. Mais il aimait le plaisir et le faste, les meubles élégants, une table somptueuse, une compagnie assidue et nombreuse. Il ne faut pas s'imaginer cependant que notre société intime, composée de Champfort, conseiller, de Nume de Pellenc, son secrétaire, de Penchaud, de Clavières, de Duroveray, de Reybaz, tous, à l'exception de Pellenc, Génevois comme moi, fût toujours tranquille. J'avais souvent à réconcilier Mirabeau et ses collaborateurs dans des querelles de vivacité où ils se reprochaient mutuellement leur négligence dans le travail ou les défauts de leur caractère. Une maîtresse jeune, belle, impérieuse et avide, madame Lejay, femme d'un libraire du Palais-Royal, avait succédé dans le cœur de Mirabeau à cette charmante Hollandaise, madame de Néhéra, qu'il avait délaissée, et dont il élevait dans la maison un fils âgé de six ans. Madame Lejay publiait le Courrier de Provence, journal dirigé par Mirabeau, par Duroveray et par Dumont. Mirabeau lui avait remis sa part de bénéfice dans cette entreprise à la fois politique et lucrative. Des différends s'élevèrent sur les parts d'émoluments entre madame Lejay et, les collaborateurs de Mirabeau. Dominé souverainement par cette femme, Mirabeau tremblait devant l'énergie de son caractère plus qu'il n'était asservi par sa beauté. Il subissait à regret le joug de cette maîtresse impérieuse ; souvent révolté, toujours reconquis, les colères et les exigences de cette liaison agitaient et égaraient sa vie.

« Après l'abolition des titres de noblesse, il avait continué à porter le sien. Le peuple même, fier de l'aristocratie de son idole, lui donnait le titre de comté et lui pardonnait son faste. « — Mirabeau est bien mal conseillé, » disait Dumont à Clavières, en étalant ainsi son opulence récente et suspecte : on dirait qu'il a peur de passer pour un honnête homme ! » Il souffrait souvent de ses excès de travail et de plaisir ; il s'en plaignait à ses amis. « — Si je croyais au poison, » leur disait-il, « je ne douterais pas que je suis empoisonné. Je me sens dépérir ; je me consume à petit feu. » — Je lui fis observer, » ajoute Dumont, « que son genre de vie aurait tué depuis 'longtemps tout homme moins robuste que lui. Pas un moment de repos depuis sept heures du matin jusqu'à dix ou onze heures du soir : conversations continuelles, agitations d'esprit et de toutes les passions, régime imprudent, excès de table — c'est-à-dire d'aliments succulents, car il était modéré dans l'usage des liqueurs —. « Il faudrait que vous fussiez une salamandre, » lui disais-je, « pour vivre dans ce feu dévorant sans vous consumer. » Il faisait alors des projets de retraite, comme en font tous les hommes d'État, tous les ambitieux dans leurs moments de fatigue et d'ennui. L'échauffement de son sang se manifestait à cette époque par des ophtalmies. Je l’ai vu, depuis qu'il était président, se faire appliquer des sangsues dans l'intervalle de la séance du matin à celle du soir, et se rendre à l'Assemblée le cou enveloppé de linges pour étancher les restes de son sang.

« Quand nous nous quittâmes, il m'embrassa avec une émotion que je ne lui avais jamais vue. « Je mourrai à la peine, mon bon ami, me dit-il, nous ne nous reverrons peut-être pas. Quand je ne serai plus, on saura ce que je valais. Les malheurs que j'ai arrêtés fondront de toutes parts sur la France : cette faction criminelle, qui tremble devant moi, n'aura plus de frein. Je n'ai devant les yeux que des prophéties de malheurs. Ah ! mon ami, que nous avions raison quand nous avons voulu, dès le commencement, empêcher les communes de se déclarer Assemblée nationale ! C'est là l'origine du mal. Depuis qu'ils ont remporté cette victoire, ils n'ont cessé de s'en montrer indignes... ils ont voulu gouverner le roi au lieu de gouverner par lui ; mais bientôt ce ne sera ni eux ni lui qui gouverneront : une vile faction de démagogues (les Jacobins) les dominera tous et couvrira la France d'horreurs !... »

« A la tribune, il était impassible. Ceux qui l'ont vu savent que les flots roulaient autour de lui sans l'émouvoir, et que même il restait maitre de ses passions au milieu de toutes les injures. Je me souviens de l'avoir entendu prononcer un rapport sur la ville de Marseille : chaque mot était interrompu de la part du côté droit par des injures ; il entendait autour de lui retentir les mots de calomniateur, de menteur, d'assassin, de scélérat, de toute l'éloquence des halles. Il s'arrêta un moment, et s'adressant aux plus furieux, d'une voix mielleuse, J'attends, messieurs, que ces aménités soient épuisées. » Et il continua tranquillement comme si on lui eût fait l'accueil le plus favorable. Il ne se crut jamais provoqué au point d'oublier les bienséances oratoires. Mais ce qui lui manquait comme orateur politique, c'était l'art de la discussion dans les matières qui l'exigeaient ; il ne savait pas embrasser une suite de raisonnements et de preuves ; il ne savait pas réfuter avec méthode : aussi était-il réduit à abandonner des motions importantes lors- qu'il avait lu son discours, et, après une entrée brillante, il disparaissait et laissait le champ à ses adversaires. Barnave était plus armé de dialectique et suivait pied à pied les raisonnements de ses antagonistes, mais il n'avait point d'imagination, de coloris, de traits, ni par conséquent de véritable éloquence. Comme on faisait un jour le parallèle de ses talents didactiques et des talents oratoires de Mirabeau, quelqu'un dit : a Comment pouvez-vous comparer cet espalier artificiel à un arbre en plein vent qui se déploie dans toute sa beauté naturelle ? » Il est sûr que ces deux hommes n'étaient pas de la même trempe ; mais Mirabeau sentait bien son côté faible, et un jour qu'il avait parlé dans ce genre de réfutation avec peu de succès, il nous disait : « — Je vois bien que pour improviser sur une question, il faut commencer par la bien savoir. »

« La voix de Mirabeau était pleine, mâle et sonore ; elle remplissait l'oreille et la flattait. Toujours soutenue, mais flexible, il se faisait aussi bien entendre en la baissant qu'en l'élevant ; il pouvait parcourir toutes les notes, et prononçait les finales avec tant de soin, qu'on ne perdait jamais les derniers mots. Sa manière ordinaire était un peu traînante ; il commençait avec quelque embarras, hésitait souvent, de manière à exciter l'intérêt ; on le voyait, pour ainsi dire, chercher l'expression la plus convenable, écarter, choisir, peser les termes, jusqu'à ce qu'il se fût animé et que les soufflets de la forge fussent en fonction. Dans les moments les plus impétueux, le sentiment qui lui faisait appuyer sur les mots pour en exprimer la force l'empêchait d'être rapide. Il avait un grand mépris pour la volubilité française et la fausse chaleur, qu'il appelait les tonnerres et les tempêtes de l'Opéra. Il n'a jamais perdu la gravité d'un sénateur, et son défaut était peut-être, à son début, un peu d'apprêt et de prétention ; il relevait la tête avec trop d'orgueil et marquait quelquefois son dédain jusqu'à l'insolence. Ce qui est incroyable, c'est qu'on lui faisait parvenir au pied de la tribune, ou à la tribune même, de petits billets au crayon — comme il s'en écrivait un nombre infini dans l'Assemblée —, et qu'il avait l'art de lire ces mots tout en parlant et de les introduire dans son discours.

« Il se sentait beau dans sa laideur ; il étalait avec orgueil, il contemplait dans sa glace, en préparant ses harangues, son buste, sa grosseur, ses traits fortement marqués et criblés de petite vérole. « On ne connaît pas, » disait-il, « toute la puissance de ma laideur ; » et cette laideur, il la croyait très belle. Sa toilette était fort soignée ; il portait une énorme chevelure, artistement arrangée, et qui augmentait le volume de sa tête. « Quand je secoue, » disait-il, « ma terrible hure, il n'y a personne qui osât m'interrompre... » Il se plaçait très volontiers devant une large glace et se regardait parler avec beaucoup de plaisir, parlant la tête en arrière et équarrissant ses épaules. Il avait ce tic des hommes vains que le son de leur nom frappe avec plaisir et qui aiment à le répéter eux-mêmes.

« Mais en cherchant le trait caractéristique de son génie, je le trouve, après une longue réflexion, dans la sagacité politique, dans la prévoyance des événements, dans la connaissance des hommes, qu'il m'a paru posséder à un degré plus rare et plus éminent que toutes les autres qualités de l'esprit. Il laissait loin derrière lui à cet égard les plus distingués de ses collègues. Il y a des moments où il disait qu'il se sentait prophète, et il semblait en effet qu'il avait des inspirations de l'avenir. On ne le croyait pas parce qu'on ne voyait pas aussi loin que lui, a parce qu'on attribuait souvent son chagrin à son amour-propre ; mais je sais que dans le temps mène où il augurait le plus mal de la monarchie, il avait la plus haute idée des destinées de la nation dans l'avenir.

« Il disait de Necker que c'était le pygmée de la révolution. Mallebranche, ajoutait-il, voyait tout en Dieu, Necker voit tout en Necker ! Il appelait d'Espréménil Crispin-Catilina ; Lafayette, Cromwell-Grandisson, ou Gilles-César. Comme Voltaire, il donnait, par le rapprochement de deux noms qui contrastent, la double signification de la prétention et de l'impuissance d'un homme vivant ; il frappait des médailles de ridicule pour les mettre en circulation contre ceux qu'il n'estimait pas ou qu'il estimait assez pour les craindre. Il ne pouvait souffrir les éloges décernés aux hommes médiocres. Ces éloges lui paraissaient des larcins aux hommes à qui appartenait légitimement la vraie gloire. On a élevé des doutes sur sa bravoure personnelle, dit encore Dumont. Sa jeunesse prouvait que ces doutes étaient des calomnies. Mais il avait pris très sagement la résolution de refuser tout combat singulier pendant le cours de l'Assemblée nationale. Nos ennemis, disait-il, trouveront autant de spadassins qu'ils voudront, et pourront se débarrasser par des duels de tout ce qui leur fait ombrage, car enfin, quand j'en tuerais dix, je succomberais au onzième. Il était toujours armé de pistolets, et ses domestiques l'étaient comme lui. Il craignait souvent d'être assassiné. Il était adoré de ses serviteurs. Très recherché dans sa toilette, il la prolongeait par mille badinages avec ses valets de chambre. Il lisait peu et très rapidement ; il discernait d'un coup d'œil ce qu'il y avait de neuf ou d'intéressant dans des milliers de pages ; il écrivait beaucoup d'une main rapide et d'un trait serré ; les écrits de sa main ressemblent à des signes hiéroglyphiques.

« Les copies de ses manuscrits et de ses discours se faisaient dans sa maison avec une promptitude qui ne satisfaisait pas encore son impatience : on les recopiait dix ou douze fois de suite pour arriver à la beauté du style qu'il cherchait à donner à ses harangues. Ses heures étaient dévorées par le public, qui obsédait sa porte. Ses levers étaient ceux d'un prince ; ils commençaient à sept heures du matin et continuaient jusqu'à l'heure où il se rendait à l'Assemblée ; même alors, ses escaliers, sa cour ; le seuil de sa maison, la rue, étaient remplis de groupes rassemblés par l'admiration et par la curiosité. Pour le peuple, il sentait en lui d'instinct la royauté de l'intelligence humaine et le seul vrai génie de la révolution et de la patrie. »

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME