I. L'Assemblée
constituante, entraînée à son tour par le mouvement qu'elle avait imprimé,
commençait à s'interroger avec anxiété elle-même et à se demander si elle
aurait la force de reconstruire ce qu'elle avait eu le courage de renverser. Il lui
était déjà difficile de se faire illusion. Sa force était toute morale ; elle
avait été l'opinion publique personnifiée dans les douze cents députés de la
France chargés de faire prévaloir contre la cour, l'Église et l'aristocratie
une opposition presque unanime aux vices du gouvernement d'un seul et du
gouvernement des castes. Son œuvre était accomplie : elle avait arraché le
gouvernement au roi, le privilége à la noblesse, le patrimoine territorial de
la nation au clergé propriétaire ; elle avait proclamé tous les grands
principes sur l'origine du pouvoir, émanation de la souveraineté du peuple,
confié, pour le bien de tous, à des magistrats élus et responsables ; elle
n'avait excepté, de cette égalité générale dans les représentants élus de la
loi, que le roi lui-même, représentant héréditaire, non de l'action, mais de
la dignité de la loi. Mais
cette royauté, jadis souveraine par droit divin et par le prestige, d'une
investiture sacrée et inamissible, n'était plus qu'une suprême magistrature.
Cette suprême magistrature même était tellement désarmée de force, et ses
volontés propres tellement circonscrites dans ses attributions, tellement
entourées de précaution et de garantie contre sa tyrannie, qu'elle ne pouvait
agir sans rencontrer une résistance, une responsabilité ou un piège. Elle
ressemblait è une concession faite à l'habitude et à la faiblesse d'esprit du
peuple bien plus qu'à la nécessité ou à la raison. Si elle n'était pas la
dérision, elle était au moins l'impuissant vestige de la royauté. On pouvait
s'étonner qu'il se trouvât dans l'empire un homme qui consentit à représenter
de si haut sur un débris du trône cette inutilité, cette impuissance et cette
inaction qu'on appelait la royauté. Tout le gouvernement était républicain,
excepté le roi, dénomination menteuse écrite au frontispice d'une république
; mais l'Assemblée s'apercevait, avant même que le mécanisme de sa
constitution fût en mouvement, que la république y annulerait le roi et que
le roi y agiterait la république. II. Elle
avait vécu jusque-là de principes, de théories, d'éloquence, d'espérances ;
elle n'avait plus de principes vrais et passionnés à accorder à l'opinion.
L'éloquence s'usait ou passait de la tribune de la nation aux tribunes des
démagogues, qui retentissaient plus haut, plus bas et plus près du peuple.
L'espérance se changeait en découragement ; la popularité des députés de
Versailles les abandonnait à Paris ; des factions se formaient dans leur
propre sein, et conspiraient avec les Jacobins ou avec la cour et
l'émigration contre l'œuvre de l'Assemblée. Paris l'avait devancée et
dépassée dans son insurrection du 14 juillet. La garde nationale et Lafayette
l'avaient conquise et ramenée en triomphe, mais malgré elle, dans la
capitale, le 6 octobre, Les provinces s’insurgeaient et se confédéraient sans
elle, Le peuple lui demandait un gouvernement, elle n'avait à lui donner que
des lois ; la société implorait de la force, elle ne lui répondait que par
des maximes. Pour maintenir même un ordre précaire autour d'elle dans la
capitale, l'Assemblée était contrainte à reconnaître la dictature
insurrectionnelle et toute militaire de Lafayette, et de prêter à un
dictateur municipal le respect et le pouvoir qu'elle refusait à son roi.
Cette situation ne pouvait durer sans dégénérer promptement en guerre civile
dans le royaume, en anarchie sanglante dans Paris, en despotisme armé d'un
Cromwell protégeant insolemment en elle et sous ses yeux un parlement avili
et un roi captif, jusqu'à ce qu'il n'eût plus besoin de l'un et de l'autre
pour régner seul sur la lassitude de la nation. III. Ces
réflexions, qui n'échappaient plus au membre le plus obscur de l'Assemblée,
échappaient bien moins encore à la longue et perçante vue du seul homme
culminant de l'époque. Mirabeau ayant manqué, par la répugnance de la cour et
par la jalousie de ses collègues, le rôle de premier ministre, de Richelieu
du peuple et du roi, qui avait été le rêve de son génie et de son ambition,
il ne lui restait qu'un autre rôle, celui de grand moteur et de grand
modérateur de la Révolution, de dictateur de la démocratie, de fondateur et
de tuteur de la liberté sous le vrai nom de la liberté, république. Mirabeau
était et se sentait le seul homme de la nation capable, par sa supériorité et
par sa popularité, de prendre ou de se faire décerner ce rôle, bien qu'il eût
trop d'instinct naturel des choses d'État et trop d'expérience historique
pour croire qu'une république durable et régulière pût sortir en 1789 de cet
accès de colère entre les classes d'une nation si rompue à la monarchie, et
qui ne renversaient le trône que pour s'arracher des privilèges. Il ne
pouvait pas se dissimuler non plus qu'un roi des classes privilégiées comme
Louis XVI ne pouvait impunément continuer à régner sur les classes si
récemment émancipées et encore si inquiètes et si jalouses de leurs droits
reconquis ; qu'un roi des vaincus ne pouvait pas être le roi des vainqueurs,
qu'un interrègne serait nécessaire, et que cet interrègne, quelque court
qu'il dût être, ne pouvait s'appeler qu'anarchie ou république. La
gloire de diriger, de modérer et de gouverner cet interrègne à titre de
suprême magistrat de cette république pouvait suffire pour sa mémoire, même
au génie d'un tel homme. Remplacer un roi, donner des lois à un peuple,
l'animer de son âme, le réformer de sa main, faire traverser à sa nation ce
gouffre qui sépare deux natures de gouvernements et d'institutions sans
périr, l'affranchir de l'arbitraire d'un côté, la défendre contre la
démagogie de l'autre, donner son nom à ce sauvetage d'un peuple après la plus
grande tempête des temps modernes, et disparaître après, soit dans
l'ostracisme de Solon, soit dans la mort d'un César civil de son pays,
c'était une destinée assez haute et assez immortelle pour Mirabeau. Mais il
avait hésité à la suivre le jour où il avait offert à Versailles ses services
à la cour pour restaurer un pouvoir royal qu'aucune main humaine ne pouvait
restaurer alors. Et maintenant que les avances tardives de la cour et son
propre désillusionnement pouvaient le faire revenir à ce rôle, Mirabeau le
trouve pris par Lafayette, esprit inférieur à lui en intelligence, mille fois
supérieur en considération, en constance et en habileté. IV. Dans
cette situation presque désespérée, il restait cependant encore à Mirabeau un
troisième grand rôle à prendre : c'était celui que Danton, encore obscur,
commençait à se dessiner pour lui-même dans le peuple, que les Lameth,
Barnave, Robespierre, ébauchaient pour eux à la tribune, le rôle de grand
tribun démocratique de la nation, d'agitateur de Paris, d'accusateur hardi et
corps à corps de Lafayette. Il
n'est pas douteux que Lafayette mesuré corps à corps avec Mirabeau à la
tribune, à l'hôtel de ville, aux Jacobins, dans la presse, dans les clubs,
assailli de ses apostrophes, cicatrisé de ses discours, rivalisé de
popularité à tout prix, n'eût été promptement rapetissé à ses proportions
naturelles devant la nation, et que sa dictature de contre-poids et de
bascule n'eût disparu en peu de temps devant la dictature franchement
républicaine de Mirabeau. Ce
parti, tout extrême qu'il paraisse au premier regard, était peut-être en
réalité le plus politique et le plus honnête pour le grand tribun
démocratique en 1789. En supposant (ce que nous voulons croire que Mirabeau
voulût sauver le roi et quelque reste de la monarchie, il ne pouvait les
sauver en ce moment qu'en écartant complétement le roi de la scène. On
n'arrête pas un écroulement à moitié ou au tiers de sa pente. Il faut que les
débris comme les révolutions tombent au fond pour qu'on puisse les relever et
reconstruire sur d'autres fondements. Dire, comme le faisait Mirabeau au roi
et à la famille royale : « L'édifice monarchique s'écroule, je le sape
moi-même, mais restez dedans, » c'était les condamner à périr inévitablement
sous les décombres. La Révolution ne pouvait se calmer qu'en l'absence du roi
; la monarchie ne pouvait se reconstruire qu'en l'absence du roi. L'expulsion
ou l'abdication étaient nécessaires au peuple comme au prince après les
humiliations et les outrages du 14 juillet et du 6 octobre. Mirabeau, tribun
du peuple après cet ostracisme, était moins dangereux que Mirabeau conseiller
vendu d'une cour captive : il manqua de génie ou de résolution une fois dans
sa vie, en concevant ce grand rôle et en reculant devant sa destinée. V. Pendant
que Mirabeau hésitait devant ces différents partis qui se présentaient à son
ambition et à sa politique, la cour hésitait elle-même aux Tuileries entre le
désespoir et l'espérance, entre l'asservissement sincère et complet au
protectorat de Lafayette et les conspirations sourdes contre le maire du
palais, entre la réconciliation avec le peuple, après une constitution
acceptée, et le recours à l'Europe, conseillé par le comte d'Artois et le
baron de Breteuil. Le roi,
facilement résigné à l'inaction, ne trahissait la Révolution que par son
inertie, s'il est vrai qu'un captif puisse trahir ceux qui l'enchaînent. Ses
ministres continuaient à tenir en sa présence un conseil impuissant : ils
n'avaient plus que le titre et le geste du pouvoir. Tous les ressorts étaient
brisés dans leurs mains. L'Assemblée, la Commune, Lafayette, les
municipalités, les séditions, régnaient seuls dans tout l'empire. Les
ministres ne savaient pas si l'ordre qu'ils allaient donner à un administrateur
ou à des troupes ne serait pas le lendemain une révolte contre la
constitution ; si l'Assemblée ne leur imputerait pas à crime
l'accomplissement de leur moindre devoir, et si une loi ou un article de la
constitution votés le soir n'anéantiraient pas tel ou tel rouage de
l'administration dans leurs mains. On a accusé le roi d'inaction et de
perfidie pendant cette période : il fallait l'accuser seulement de consentir
à rester roi de nom, pendant qu'il n'était plus en réalité que le prisonnier
de son peuple, le jouet de l'Assemblée, l'otage de Lafayette. Sa seule faute
alors fut de souffrir qu'on l’appelât roi. VI. La
reine, moins passive et moins résignée que son mari, avait des conciliabules
plus mystérieux et plus actifs autour d'elle, dont elle reportait au roi les
conseils. Le but, vague alors, de tous ces entretiens et de toutes ces
manœuvres était de retourner les forces de la Révolution contre elle-même,
d'acheter l’opinion publique en corrompant par l'or de la liste civile les
agitateurs les plus renommés de Paris, de s'assurer, par les perspectives de
l'ambition et par des subsides secrets, des principaux orateurs arbitres des
décrets de l'Assemblée, d'inspirer sous-main leurs discours et leur vote, de
les rattacher à la monarchie par des alliances gémoniaques, et de faire
rendre au roi, par l'Assemblée elle-même, dans les derniers articles de la
constitution, la plénitude du pouvoir exécutif on lui fournirait bientôt les
occasions de retrouver, sinon la plénitude, au moins une part dominante dans
le pouvoir législatif. Cette conspiration purement monarchique ne tramait
rien, à cette époque, contre l'indépendance de la nation ; elle n'avait pour
but que l'apaisement de l'opinion, la modération de l'Assemblée, le salut du
roi et la conquête, par la résipiscence ou par la corruption, des conditions
de pouvoir qui devaient reconstituer une royauté. L'homme
politique le plus influent de ce conseil intime de la reine était le comte de
Mercy-d'Argenteau, ambassadeur de l'empereur Joseph II auprès de sa sœur
Marie-Antoinette ; cette princesse était accoutumée depuis vingt ans à voir,
dans cet homme d'État éminent et dévoué, une sorte de conseil de famille
représentant auprès d'elle le cœur de sa mère et de ses frères, bien plus que
les intérêts de l'Autriche. La
reine avait redoublé de confiance pour le comte de Mercy depuis ses malheurs.
Son titre d'ambassadeur de famille lui donnait auprès d'elle un accès de tous
les moments. Il avait remplacé dans l'intimité de la reine toute la société
des Polignac, éloignée de la cour et de la France depuis le 14 juillet. Il
était à lui seul le ministère confidentiel de la cour. Sincère, éclairé,
libéral, autant qu'on peut l'être à la cour des rois, sans répugnance pour
les institutions représentatives, partisan des réformes en tout ce qui
n'atteignait pas l'essence de la monarchie, lié d'amitié avec la plupart des
hommes politiques ou littéraires de France et d'Europe, le comte de
Mercy-d'Argenteau, impartial par sa patrie dans nos querelles intérieures,
avait toutes les qualités nécessaires pour être le chef du conseil intime de
la reine, excepté celle d'être Français. Mais l'empereur Joseph II, son
maitre, prince au moins aussi révolutionnaire que Louis XVI aurait voulu
l'être, n'avait aucune vue contraire aux intérêts de la France. Il faisait
des vœux ardents pour le succès des réformes tentées par le roi, il prenait à
sa sœur un intérêt de famille et de tendresse qui excluait tout machiavélisme
perfide des conseils qu'il faisait donner à Marie-Antoinette par son ambassadeur.
Le confident le plus intime du comte de Mercy était le comte de la Marck (prince
d'Aremberg), son
compatriote et son ami ; l'un et l'autre étaient Belges. VII. On a
vu, dans le cours de ce récit, l'amitié d'esprit et de cœur qui unissait le
comte de la Marck à Mirabeau. Le désir le plus naturel du comte de la Marck
était de concilier son sentiment d'enthousiasme et de prédilection pour
Mirabeau à son dévouement de naissance et d'admiration pour la reine,
d'élever Mirabeau au poste de premier ministre, et de donner en lui, à la
monarchie, le plus puissant de ses défenseurs dans le plus redoutable de ses
adversaires. Le 6
octobre, l'ascendant tout à coup conquis par Lafayette, le vote inconsidéré
de l'Assemblée, excluant tous ses propres membres du ministère pour en fermer
l'entrée à un seul homme ; l'anarchie de Paris, la captivité mal déguisée du
roi, les harangues trop peu monarchiques de Mirabeau avaient momentanément
découragé le comte de la Marck. Il était parti pour Bruxelles ; il se
complaisait à oublier dans la retraite, au fond de ses terres du Brabant, les
agitations et les troubles de la France. Son attachement à la reine pouvait
seul l'y rappeler. Le comte de Mercy lui écrivit, à la fin de février, qu'on
désirait sa présence immédiate à Paris pour des intérêts graves. Le comte de
la Marck comprit que ces intérêts étaient ceux de la reine. Il arriva à Paris.
Pour bien se rendre compte des mobiles intimes des grands acteurs dans ces
scènes à demi-voix du drame historique, il faut entendre leur propre accent ;
c'est là, plus que dans les paroles à haute voix et dans les actes, que l'âme
se révèle. Nous allons donc, dans ce récit de la conquête et de la corruption
de Mirabeau, laisser parler et écrire le comte de la Marck et Mirabeau
lui-même. VIII. « Le
lendemain de mon arrivée, » écrit le comte de la Marck dans cette grande
confidence pour la première fois communiquée à l'histoire après sa mort,
« le lendemain de mon arrivée, je me rendis, dès le matin, chez le comte
de Mirabeau, et nous passâmes la journée tête à tête. Je le trouvai plus
mécontent de tout, plus découragé encore que je ne l'avais laissé. Il me dit
qu'il ne s'occupait plus qu'avec répugnance des affaires publiques et ne
paraissait que rarement à la tribune. « Et,
qu'on le remarque bien, ce découragement tenait au spectacle des événements
publics, de l'irritation toujours croissante des esprits, du progrès visible
d'une anarchie délirante et furieuse, de l'affaiblissement de tous les
ressorts moraux et matériels de l'autorité, des vacillations perpétuelles du
» roi, de l'inhabileté de son ministère. « Mirabeau,
qui, de son œil voyait cet ensemble, le présent et l'avenir, se croyait
capable, seul capable de pourvoir aux nécessités de l'époque ; mais il était
repoussé, méconnu. Il sentait que chaque jour l’œuvre de restauration
deviendrait plus difficile, même pour lui, en supposant qu'il fût appelé, et
que des retards finiraient par rendre le mal absolument incurable. « Telles
étaient les causes du profond découragement dans lequel il était tombé, sans
aucun retour sur lui-même, sur les calculs, les projets, les espérances de
son ambition, sur les angoisses de sa position domestique, qui était, qui
restait pénible et misérable alors que, s'il avait été moins dominé par ses
principes, il lui suffisait de laisser arriver à lui l'or que les factions
prodiguaient à flots. Je vis bien cependant qu'il n'avait pas renoncé à ses
premiers projets de négocier personnellement avec le roi, car le langage
qu'il me tenait formait un contraste bien marqué avec ses discours à la
tribune et les écrits qu'il publiait ou faisait publier. « Le
journal le Courrier de Provence, quoiqu'il n'en fût plus le principal
rédacteur, ne continuait pas moins, à cette époque, à exprimer encore ses
idées : tous les articles passaient sous ses yeux ; ses discours y étaient
textuellement rapportés, et ils n'étaient pas ceux d'un homme qui désespérait
de la chose publique. Voilà ce que je ne pouvais m'empêcher de remarquer. Je
fus cependant beaucoup plus persuadé de sa sincérité dans nos conversations
particulières, que de la vérité de ses assertions à la tribune ou dans le Courrier
de Provence. Je n'ignorais pas quel était le motif de celles-ci : il
voulait arriver au pouvoir, à la direction des affaires, mais il ne pouvait
suivre la route commune ; c'était, au contraire, en prenant celle
diamétralement opposée qu'il espérait toucher le but. « Le
surlendemain de mon arrivée à Paris, j'allai chez le comte de Mercy ; je ne
le trouvai point, mais, informé de ma visite, il me lit prier de l'attendre
chez moi le jour après, à onze heures du matin, et il s'y rendit exactement.
Je pensais qu'il allait me parler des affaires des Pays-Bas ; mais il ne m'en
dit pas un mot, et la conversation commença ainsi : — Vous avez, me dit-il,
des relations intimes avec le comte de Mirabeau ? — Oui, monsieur le comte. —
Le roi et la reine, qui ont eu connaissance de ces relations, ont pensé qu'en
les entretenant, vous avez eu l'intention de leur être utile. — Ils ne se
sont trompés ; d'ailleurs, la reine en a été avertie à plusieurs reprises. —
Leurs Majesté m'ont chargé de vous demander votre opinion sur les dispositions
actuelles que vous supposez à M. de Mirabeau. — Le comte de Mirabeau avait
cru, au commencement des états généraux, que les ministres du roi agiraient
comme le font les ministres en Angleterre ; qu'ils chercheraient à former
dans l'Assemblée un parti pour le gouvernement, et à y rattacher les hommes les
plus propres, par leurs talents, leurs connaissances, leur popularité, à
fortifier ce parti : à l'ouverture des états généraux, le parti populaire
était celui que la masse générale de l'opinion favorisait. Mirabeau s'est
jeté dans ce parti et s'y est montré violent, pour se faire craindre et
rechercher par le gouvernement. Ses calculs ont été déçus, et depuis, ii n'a
pas dépendu de lui de prendre une meilleure position, je veux dire celle qui
convenait à ses opinions et à ses principes politiques. Il m'en a témoigné
souvent ses regrets. II n'a vu que de l'incapacité dans le ministère, et il
regarde M. Necker comme l'auteur des malheurs actuels de la France et de ceux
qu'elle est destinée encore à éprouver. Mirabeau a désiré que le roi eût
connaissance de ses dispositions à le servir : il y a plus de cinq mois que
j'en ai fait part à Monsieur, frère du roi, qui n'a pas jugé à propos d'en
informer Sa Majesté. Alors, je me suis retiré de cette affaire, et j'ai
quitté Paris, où je ne serais probablement pas revenu, sans l'invitation que
vous m'avez adressée. « —
Eh bien ! dit M. de Mercy, c'est cette affaire même qu'il s'agit d'entamer.
Le roi et la reine sont décidés à réclamer les services du comte de Mirabeau,
s'il est, lui, disposé à leur être utile. Ils s'en rapportent à vous sur ce
qu'il y a à faire dans cette circonstance ; leur confiance à cet égard est
sans réserve : ils vous laissent maitre des conditions, et ne veulent avoir
de rapports avec le comte que par votre entremise ; vous serez leur seul
intermédiaire. On attend de vous le pins grand secret, et vous en comprenez
l'importance. Il est essentiel que M. Necker, dont ils sont très mécontents,
ignore cette négociation. La reine compte particulièrement sur vous. Nous
vous attendions ici depuis un mois. C'est parce que vous n'a/riviez pas que
je me suis décidé à vous écrire. « —
Monsieur te comte, répliquai-je, le mal déjà fait est bien grave, et je doute
que Mirabeau lui-même puisse réparer celui qu'on lui a laissé faire. « Je
déclarai ensuite au comte de Mercy que je ne consentirais à être
l'intermédiaire de la négociation que si lui - même y prenait part, et que ma
première condition était qu'il eût avec Mirabeau une conversation qui le mît
en état de juger et de connaître ses principes et ses dispositions. « M.
de Mercy hésita à me répondre sur ce point, et me dit seulement qu'il
rendrait compte au roi de notre entretien, et qu'il me ferait connaître
ensuite les ordres de Sa Majesté. Je vis bien qu'il craignait de compromettre
son caractère d'ambassadeur dans une affaire de ce genre ; mais, de mon côté,
j'étais fermement résolu à ne m'y engager que conjointement avec lui et sous
sa direction. Nous nous séparâmes là-dessus. « Plus
de quinze jours se passèrent sans que j'eusse aucune communication à ce sujet
avec M. de Mercy. Ce fut au commencement du mois d'août qu'il me fit prier
par son secrétaire d'ambassade, M. de Blurnendorf, de passer chez lui. Je m'y
rendis. L'ambassadeur nie parla d'abord des scrupules qu'il éprouvait à
intervenir dans une affaire si complètement en dehors du poste qu'il
remplissait. Je convins que la question était délicate ; mais néanmoins je
répétai que rien ne me ferait départir de ma résolution. M. de Mercy finit
par céder. Il me demanda alors comment il lui serait possible de voir
Mirabeau sans que cela fût su, et dans quel endroit leur entrevue pouvait
avoir lieu. Je lui proposai ma maison. J'occupais l'hôtel Charost, dans la
rue du Faubourg-Saint-Honoré. Cet hôtel avait une sortie par le jardin dans
les Champs-Elysées ; la plupart de mes gens étaient étrangers, et ceux qui
étaient Français, d'anciens serviteurs sur la discrétion desquels je pouvais
compter. « Il
fut donc convenu que l'entrevue aurait lieu chez moi, où le comte de Mercy se
rendrait en voiture par la rue Saint-Honoré, comme à l'ordinaire, tandis que
Mirabeau arriverait à pied par les Champs - Élysées, entrerait par la porte
du jardin, dont je lui remettrais la clef, et viendrait directement dans ma
chambre, sans passer par l'antichambre des domestiques. Les mesures ainsi
prises pour cette entrevue, elle ne fut connue que des trois personnes qui
devaient y assister. Nous causâmes assez longtemps, le comte de Mercy et moi,
sur le malheureux état de la France et sur les dangers toujours plus
pressants de la famille royale. Le comte de Mercy, comme tous les gens sages
et réfléchis alors, voyait dans la Révolution un événement funeste qui entraînerait
après lui de grands désastres. Néanmoins son esprit était dégagé des préjugés
étroits qui l'auraient empêché de reconnaître certaines conséquences utiles
de la Révolution, si elle avait été bien dirigée et maintenue dans des bornes
convenables ; mais ce qui l'inquiétait surtout, c'est que le gouvernement du
roi n'eût pu jusque-là trouver les moyens efficaces d'arrêter les tendances
dangereuses du mouvement révolutionnaire. Il ne voyait que difficultés et
périls dans le système suivi par M. Necker ; et ce fut dans ce moment qu'il
me raconta la part qu'il avait eue à la rentrée de M. Necker au ministère.
C'était pour lui le sujet de vifs regrets, quoique dans cette circonstance il
n'eût fait que céder à la demande du roi, qui avait réclamé comme un service
la démarche de M. de Mercy auprès de M. Necker. « Après
ma conversation avec M. de Mercy, je vis Mirabeau, et, sans lui confier
encore tout ce qui s'était passé entre le comte et moi, je lui exprimai le
désir que j'avais qu'il fit la connaissance de M. de Mercy, que je lui
dépeignis comme un homme modéré, loyal, et avec lequel il pourrait
s'expliquer sans réserve et sans arrière-pensée. « Je
lui fis comprendre que des rapports avec cet ambassadeur seraient
certainement un bon moyen pour inspirer de la confiance au roi et à la reine,
et pour arriver ainsi au but qu'il s'était proposé, de sauver la monarchie.
Mirabeau accepta avec empressement mon offre de rencontrer M. de Mercy chez
moi, et la conférence eut lieu ainsi qu'elle avait été arrangée. « Après
les premières phrases de politesse, la conversation s'engagea sur les
questions importantes qui nous préoccupaient tous les trois. M. de Mercy
aborda bientôt les côtés les plus délicats de ces questions, et après avoir
tracé un tableau rapide de la marche de jour en jour plus effrayante de la
Révolution et du gouffre dans lequel la France ne tarderait pas à être
plongée, s'adressant à Mirabeau, il lui dit avec franchise qu'il ne pouvait
pas croire qu'il persiste à compromettre ses talents et son génie en
favorisant de pareils désordres. « Mirabeau,
touché de cette franchise, s'exprima de son côté avec une grande ouverture de
cœur. Il reconnut les dangers de la situation, et conclut en déclarant que le
seul moyen d'y échapper était de faire sortir le roi de Paris, mais non de
France. Il conjura M. de Mercy, s'il avait occasion de voir le roi, de
s'efforcer de convaincre Sa Majesté que, dans les circonstances actuelles,
c'était le seul parti à prendre. « M.
de Mercy ne fit cette fois aucune ouverture directe à Mirabeau de la part du
roi, et se contenta de dire qu'il ne manquerait pas de tirer parti de la
conversation qu'il venait d'avoir. « Dans
cette première entrevue, Mirabeau et M. de Mercy prirent l'un de l'autre une
opinion très favorable. Mirabeau nie dit que M. de Mercy lui avait paru
beaucoup au-dessus de ce qu'on le lui avait dépeint. Et, en effet, il s'était
montré très habile dans l'exposé qu'il avait fait de la situation. M. de
Mercy, de son côté, déplora qu'on eût tant différé de recourir à un homme si
éminent, qu'on avait laissé devenir dangereux, quand il aurait pu être si
utile. Il me dit, en sortant, que le roi et la reine avaient le désir de nie
parler le plus tôt possible, et que la reine l'avait chargé de me dire
qu'elle me recevrait le lendemain, à une heure dite, aux Tuileries, et dans
l'appartement de madame Thibaut, sa première femme de chambre, afin de moins
éveiller les soupçons. Je m'y rendis. « Madame
Thibaut était une bonne vieille femme vêtue aussi simplement que la femme de
chambre la plus ordinaire. Quand elle parlait de la reine, elle disait : ma
maitresse. Je passai près d'une heure chez cette bonne femme, qui m'avait
averti de ne pas m'impatienter si la reine me faisait un peu attendre, parce
qu'elle était occupée. La bonhomie de madame Thibaut, la naïve simplicité
qu'elle mit à me raconter ce qui concernait son service et sa famille, me
plurent et me firent voir en elle une honnête personne, sincèrement attachée
à la reine. Quelqu'un étant venu l'avertir que la reine était seule, elle me
conduisit chez elle. « La
reine commença par me dire que, depuis deux mois, elle avait pris,
conjointement avec le roi, la résolution de se rapprocher du comte de
Mirabeau, et qu'ils étaient tombés d'accord de s'adresser à moi pour y
parvenir. Elle me répéta ce qu'elle m'avait dit quelques mois auparavant :
c'est qu'elle n'avait jamais eu le moindre doute que mes liaisons avec le
comte de Mirabeau n'eussent pour unique but d'être utile au roi. Elle me
demanda ensuite, avec un certain accent de curiosité et d'embarras, si je croyais
que Mirabeau n'avait point eu part aux horreurs des journées des 5 et 6
octobre. Je certifiai alors — ce que j'ai déjà rapporté — qu'il avait passé
ces deux journées en partie chez moi, et que nous dînions ensemble tête à
tête lorsqu'on annonça l'arrivée de la populace de Paris à Versailles.
J'ajoutai que j'avais beaucoup désiré alors que les ministres du roi eussent
pu entendre les opinions exprimées dans ce tête-à-tête et surtout qu'ils
eussent su les adopter. « —
Vous me faites plaisir, me répondit la reine d'un ton plus rassuré ; j'avais
grand besoin d'être détrompée sur ce point ; car d'après les bruits qui ont
couru dans le temps, j'avais conservé pour le comte de Mirabeau, je l'avoue,
un sentiment d'horreur qui n'a pas peu contribué à retarder notre résolution
de nous adresser à lui, pour arrêter, s'il est possible, les funestes
conséquences de la Révolution. « Dans
ce moment le roi entra. Sans passer par aucun préambule, et avec sa
brusquerie ordinaire, il me dit : — La reine vous aura déjà dit que je
voulais employer le comte de Mirabeau, si vous pensez qu'il soit dans ses
intentions et en son pouvoir de m'être utile. Que croyez-vous à cet égard ? « Je
répondis franchement au roi que je croyais que c'était s'y prendre bien tard,
et je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer l'extrême maladresse des
ministres, qui, dès l'ouverture des états généraux, auraient dû, comme ils le
pouvaient très aisément, faire entrer dans les intérêts du roi les députés
connus par leurs talents et qui s'étaient faits les chefs du parti
révolutionnaire. Je dis au roi que Mirabeau lui-même s'était attendu à des
ouvertures de ce genre, mais que les ministres l'avaient dédaigné et repoussé
avec une orgueilleuse présomption, qui certes, de leur part, n'était pas trop
justifiable. Je représentai encore à Sa Majesté que ce n'était pas seulement
de Mirabeau, mais de beaucoup d'autres députés très dangereux, que ses
ministres auraient pu s'assurer l'appui. J'ajoutai que le mal s'enracinait
chaque jour davantage, et que plus on différait de l'attaquer, plus il serait
difficile à détruire. « —
Ah ! s'écria le roi, il n'y a rien à espérer sur ce point avec M.
Necker. Aussi faut-il que tout ce qui se fera par M. de Mirabeau reste un
profond secret pour mes ministres, et je compte pour cela sur vous. « Je
fus atterré par cette réponse. Je ne concevais pas comment le roi pouvait
songer à employer, à l'insu de ses ministres, un homme tel que Mirabeau. En
effet, les conseils et les actes de celui-ci ne pouvaient pas manquer de se
trouver en opposition directe avec ceux des ministres. Et quelle utilité
devait-on attendre d'une pareille contradiction ? « —
A présent, continua le roi, comment croyez-vous que Mirabeau puisse me servir
utilement ? Je dis au roi que je ne pouvais répondre à cette question
qu'après en avoir conféré avec Mirabeau. « —
Voyez-le donc, et vous rendrez compte à la reine ou à moi de ce qui aura été
résolu. « —
Sire, ne préféreriez-vous pas que je dise au comte de Mirabeau, de la part de
Votre Majesté, de mettre ses idées par écrit à cet égard ? « —
Oui, encore mieux ; vous me ferez remettre par la reine ce qu'il aura écrit.
C'est convenu. « Après
ces mots le roi se retira. La reine me dit que je serais le maître de venir
chez elle aussi souvent que je le jugerais nécessaire, en ayant soin néanmoins
de choisir de préférence les jours où madame Thibaut serait de service. Elle
n'avait pas précisément à se plaindre de madame Campan, sa seconde femme de chambre
; mais celle-ci, plus femme du monde que l'autre, avait des liaisons qui ne
plaisaient pas à la reine. Je sortis en repassant par la chambre de madame
Thibaut. « Rentré
chez moi, les plus pénibles réflexions m'assiégèrent. J'étais effrayé de ce
que je venais d'entendre. Mes relations avec Mirabeau ne m'avaient que trop
éclairé sur le mal qui était déjà fait et sur celui qu'il fallait encore
redouter. Et quelle digue pour arrêter une révolution qui renversait tout,
qui entraînait tout un peuple dans sa marche, que cette conduite occulte que
le roi se proposait de tenir à l'insu de ses ministres ! Que seraient alors
ses ministres ? De perpétuels contradicteurs de ce qu'il voudrait faire.
Qu'en pourrait-il résulter ? De pareils moyens ne ressemblaient-ils pas
plutôt à une intrigue qu'à d'habiles et puissantes mesures dignes d'un
gouvernement et calculées sur l'importance du but qu'on st proposait ? « D'un
autre côté, je m'expliquais assez bien les sentiments qui portaient le roi et
la reine à agir comme ils voulaient le faire avec Mirabeau. Il était évident
que c'était la crainte seule qui les avait poussés à se rapprocher de ce
tribun effrayant pour eux. Trompés, trahis tant de fois déjà, ils ne
s'adressaient à lui qu'avec une méfiance bien naturelle, et qui pouvait même
jusqu'à un certain point s'étendre à moi. C'était peut-être plutôt pour
l'adoucir, pour se le rendre favorable, qu'on recourait à Mirabeau, que pour
suivre aveuglément ses conseils. Je ne pouvais me dissimuler qu'une pareille
conduite de la part du roi était parfaitement motivée par les antécédents de
Mirabeau. Mais alors, que pouvait-on attendre des démarches qu'on faisait
près de lui ? Il ne restait qu'un espoir, c'était que le roi et la reine
prissent assez de confiance dans Mirabeau pour surmonter la juste répugnance
qu'ils devaient éprouver pour lui, et qu'une fois entrés dans cette voie, ils
ne reculassent devant aucune des mesures qu'il pouvait leur recommander, et
dont la première devait être, soit de former une forte coalition entre lui et
les ministres, soit, si ceux-ci s'y refusaient, de renvoyer le ministère.
C'est à cet espoir que je m'attachai pour me soutenir dans la délicate
entreprise dont je me trouvais chargé. « Il
fallait maintenant donner connaissance à Mirabeau de ma commission. Je me
gardai bien de lui communiquer les craintes que mon entretien avec le roi
m'avait inspirées ; je crus au contraire devoir soutenir ses forces et le
disposer à remplir avec courage et dévouement le rôle qu'on voulait lui
donner. « Je
commençai par lui dire ce que le roi et la reine pensaient de ses talents :
ils s'étaient en effet étendus sur ce sujet avec beaucoup de justice et de
discernement. Je ne lui cachai pas cependant la question que la reine m'avait
faite sur sa participation prétendue aux événements des 5 et 6 octobre. A
l'instant il changea de visage ; il devint jaune, vert, hideux : l'horreur
qu'il éprouvait était frappante. Pour le calmer, je lui rendis compte de tout
ce que j'avais dit à la reine pour l'éclairer sur ce point, et je ne pus
assez lui répéter qu'elle était complétement convaincue de son innocence.
Longtemps après il lui resta une pénible impression d'avoir pu être l'objet
d'un soupçon aussi horrible. Quand il fut remis de cette émotion, je lui
parlai de la confiance que le roi et la reine avaient conçue dans ses
sentiments, dans ses opinions et ses principes monarchiques. Je lui dis alors
qu'ils désiraient savoir de lui-même quels étaient les services qu'il croyait
pouvoir leur rendre. « L'effet
que celle ouverture produisit sur son amour-propre me m'échappa pas. Je vis
cet homme, qui se croyait, avec raison, si haut placé au-dessus des autres,
soumis cependant à cette sorte de magie que peuvent exercer les personnes
royales lorsqu'elles savent se montrer bienveillantes. Quand on réfléchit sur
la puissance, souvent irrésistible, de cette influence, on est en droit de blâmer
les souverains qui ne savent pas en faire usage à propos. « Je
crois bien que, depuis la révolution française, cette influence dont je parle
a beaucoup perdu de son prestige ; mais, pendant la première partie de cette
révolution même, quelle que fût l'audace des discours qu'on entendait à
l'Assemblée nationale contre le pouvoir royal, je suis convaincu que la
moitié de ces audacieux harangueurs seraient devenus d'ardents royalistes si
le roi et ses ministres avaient eu l'habileté de les attirer à eux. La vérité
de cette observation a d'ailleurs été suffisamment démontrée par ce qu'on a
vu plus tard. « Mirabeau
était enchanté qu'on le mît enfin à même d'être utile au roi. Je trouvai même
que les difficultés pour arriver au succès, qu'il m'avait si souvent
présentées comme étant presque insurmontables, s'aplanissaient trop aisément
à ses yeux. Je me gardai bien de le lui faire remarquer. Je l'informai
ensuite des dispositions dans lesquelles j'avais trouvé le roi, et qui
étaient fort raisonnables. Louis XVI était bien loin de songer à reconquérir
son ancienne autorité absolue : il était parfaitement résigné sur ce que la
Révolution lui avait fait perdre du pouvoir et des droits de ses
prédécesseurs. Je pourrais dire que, sous ce rapport, Mirabeau était moins
résigné que lui. « En
invitant Mirabeau à s'occuper de l'écrit que j'étais chargé de lui demander
de la part du roi, je lui recommandai de ne pas s'engager dans de trop
brillantes promesses. Quelques jours après, il m'apporta la lettre qu'on
trouvera aux pièces, sous la date du 10 mai 1790, et qui est adressée au roi. « C'eût
été sans doute une entreprise au-dessus des forces humaines de vouloir
rétablir la monarchie sur les antiques bases que la Révolution avait
détruites. Il n'est pas de puissance, quelque habile et quelque vigoureuse
qu'on veuille la supposer, qui eût pu y parvenir. Tout le monde en France,
depuis le roi lui-même jusqu'au dernier de ses sujets, avait, par intention,
action ou omission, pris part à cette révolution. Ce n'est que lorsqu'elles
s'aperçurent que le mouvement ne suivait pas la direction qu'elles avaient
voulu lui imprimer, et que les ruines de l'édifice commençaient à tomber sur
elles, que quelques personnes firent pour le soutenir des efforts plus
dangereux qu'utiles. Aussi, n'est-ce point, comme il le dit dans sa lettre au
roi, cette antique monarchie que Mirabeau avait l'intention de défendre. Il
songeait à la modifier, à la régénérer, à arriver enfin à une forme de
gouvernement plus ou moins semblable à celle qui a conduit l'Angleterre à
l'apogée de sa puissance et de sa gloire. « La
première pensée de Mirabeau était de sauver le roi dans le bouleversement
général, et de l’arracher aux mains des anarchistes, qui ne pouvaient pas
manquer de devenir bientôt ses bourreaux. S'il y parvenait, tout n'était pas
perdu ; mais où étaient les moyens qui pouvaient assurer le succès d'une
entreprise aussi hardie ? Celui qui l'a conçue a de grandes ressources
personnelles sans doute ; mais il est seul et ne peut agir que dans l'ombre.
Il est entouré de préventions justifiées par son passé, de jaloux qui envient
et redoutent ses talents et qui ne lui épargnent pas les calomnies. Il a même
contre lui les représentants en apparence du pouvoir ; car les ministres, qui
devaient l'être réellement, ne le sont que fictivement, et sont, de plus,
incapables, même pour ce qui les regarde personnellement, de prendre aucune
détermination courageuse, ou du moins de la prendre à propos ; enfin, la
Révolution, dont il déplore les excès, c'est lui qui lui a donné le mouvement
terrible qu'il voudrait arrêter, Ce n'est qu'en se cramponnant à elle, en la
suivant avec opiniâtreté dans sa marche, qu'il peut espérer d'en changer la
direction. Pour détruire l'anarchie, il faut qu'il fasse cause commune avec
elle. « Telle
était la position de Mirabeau, qui avait résolu de se dévouer aux intérêts du
roi, même avant d'avoir pris l'engagement contenu dans sa lettre du 10 mai.
C'était risquer sa vie, que sans doute il eût perdue, comme tant d'autres,
sur l'échafaud, si elle ne se fût pas terminée naturellement au milieu de la
lutte. « Les
ministres d'alors le gênaient., entravaient sa marche au lieu de la seconder.
Il devait faire tous ses efforts pour qu'ils fussent renvoyés et remplacés
par des hommes disposés à favoriser son système. Voilà pourquoi on le vit si
souvent attaquer les ministres, Une autre puissance l'embarrassait encore
davantage, parce qu'elle était plus réelle et qu'il était plus difficile de
s'en défaire que des ministres, contre lesquels il pouvait, à la première
occasion, soulever la majorité de l'Assemblée, Cette puissance était M. de
Lafayette. Républicain et présomptueux au-delà de toute expression, cet homme
était l'idole de la bourgeoisie, devenue garde nationale. Cette garde, bien
qu'anarchique elle-même, était cependant la seule force publique à l'aide de
laquelle on pouvait établir un peu d'ordre au milieu de la confusion
générale, et M. de Lafayette en était le commandant. En celte qualité, il
était admis à chaque instant auprès du roi et de la mine, sous le prétexte de
veiller à leur sûreté. Les faveurs et les places dont le roi pouvait encore
disposer étaient en grande partie accordées sur ses demandes, qu'on n'osait
lui refuser. » IX. La
reine, la Marck, le comte de Mercy, sentaient que, pour accomplir ce plan de
régénération de l'Assemblée par elle-même, il fallait ou écarter ou conquérir
Lafayette, trop puissant désormais sur Paris pour être impunément négligé. Ils lui
firent faire quelques ouvertures de coalition secrète avec l'homme d'Etat de
la tribune dont ils méditaient la conquête. Lafayette, qui avait provoqué
cette alliance quelques mois avant, et qui feignait de la désirer quelques
mois après, fut inabordable en ce moment. Sa suprématie avait grandi son
orgueil. Tout partage du pouvoir lui semblait déchéance. D'ailleurs il
répugnait, comme nous l'avons dit, à laisser déteindre l'immoralité du
caractère de Mirabeau sur la pureté de son propre nom. La juste estime dont
il jouissait faisait partie de sa dictature. Il ne se laissa pas intimider
par les menaces qu'on lui fit de guerre ouverte avec le grand orateur, qui
l'écraserait de son éloquence. « J'ai
vaincu le roi d'Angleterre dans toute sa puissance, le roi de France dans
toute sa majesté, le peuple dans sa fureur. Je ne me laisserai pas arrêter
par M. de Mirabeau. » Ces
fières paroles avaient plus de pompe que de vérité. Lafayette, aide de camp
de Washington, n'avait vaincu le roi d'Angleterre, en Amérique, que sous le
drapeau et avec les armes du peuple américain, de Washington et du roi de
France lui-même. A Versailles, il n'avait vaincu le roi de France que malgré
lui ; il n'avait été porté à la dictature que par une émeute ; enfin, les
victimes de la place de Grève et du palais de Versailles, au 6 octobre,
immolées sous ses yeux, malgré ses efforts, démentaient trop haut sa
prétendue victoire sur la fureur du peuple. Il avait besoin d'un second ; il
ne voulait pas subir un égal. La tentative échoua encore cette fois pour le
malheur de Lafayette, de Mirabeau et surtout de la monarchie représentative.
Il fallut donc recourir à Mirabeau seul. X. La
lettre qu'il avait consenti à écrire roi avait enivré la reine d'espérance et
de joie. Cette princesse se lista de s'assurer le puissant auxiliaire que la
Providence lui ramenait, en s'entretenant, dans une entrevue secrète avec le
comte de la Marck, des dispositions et des désirs de son ami. Madame Thibaut,
dont la discrétion ne laissait rien transpirer des mystères du palais, reçut
le comte de la Marck dans sa chambre. La reine, avertie, y accourut sous un
prétexte de toilette. « Elle
me confirma ce que le comte de Mercy m'avait dit de la satisfaction que le
roi avait laissée éclater en lisent la lettre de Mirabeau ; elle me répéta
encore que le roi n'avait nul désir de recouvrer son autorité dans toute
l'étendue que cette autorité avait avant la Révolution, et que ce prince
était bien éloigné de croire que cela fût nécessaire pour son bonheur
personnel, pas plus que pour celui de son peuple ; elle me questionna ensuite
sur ce qu'il y aurait de mieux à faire pour que M. de Mirabeau fat content
d'elle et du roi. « Je
répondis que j'y réfléchirais ; mais qu'au premier aperçu il me paraissait
indispensable de lui assurer une honnête aisance qui lui permit, en
s'occupant des affaires de l'État, de négliger pour le moment les siennes
propres ; que je savais qu'il manquait souvent du strict nécessaire, et qu'au
reste je communiquerais mes idées à cet égard à la reine, la première fois
que j'aurais l'honneur de la voir. « Cette
partie de notre conversation terminée, la reine me parla des temps passés.
L'espoir qu'elle avait conçu des services que rendrait Mirabeau semblait
avoir dérobé à ses regards les dangers qui la cernaient de toutes parts. Dans
son confiant abandon, elle me donna de nouveaux témoignages de cette
bienveillance à laquelle elle m'avait accoutumé dans des temps heureux qui
avaient fui, hélas ! pour toujours. Elle se laissa même entrainer, par les
souvenirs du passé, à parler de ces choses indifférentes qui alimentent la
conversation habituelle de la société. « L'entretien
dura plus de deux heures sur un ton de gaîté qui était naturel à la reine, et
qui prenait sa source autant dans la bonté de son cœur que dans la douce
malice de son esprit. Le but de mon audience avait été presque perdu de vue ;
elle cherchait à l'écarter. Dès que je lui parlais de la Révolution, elle
devenait sérieuse et triste ; mais aussitôt que la conversation portait sur
d'autres objets, je retrouvais son humeur aimable et gracieuse, et ce trait
peint mieux son caractère que tout ce que je pourrais dire. « En
effet, » continue le confident, « Marie-Antoinette, qu'on a tant
accusée d'aimer à se mêler des affaires d'Etat, n'avait aucun goût pour la
politique. » L'ami
de la princesse se trompe ici d'expression. La reine n'avait pas reçu de la
nature l'aptitude aux affaires d'Etat, incompatible avec sa jeunesse ; mais
elle en avait toujours eu l'ambition. La triste nécessité de sa situation,
l'insuffisance du roi, lui faisaient en ce moment un devoir de ce goût, qui
avait été jadis pour elle l'orgueil du rang suprême. En
congédiant le comte de la Marck, la reine lui dit : « La première fois que
vous viendrez, il faut que le roi vous parle ; il a plusieurs choses
importantes à vous dire. » Elle le pria enfin de s'informer dans le plus
grand secret de ce que le roi aurait à faire en faveur de Mirabeau pour reconnaître
son zèle et pour s'assurer irrévocablement son concours. XI. Le
lendemain, le comte de la Marck communiqua cette conversation à son ami ; il
lui demanda franchement de faire ses conditions pour le paiement de ses
dettes par le roi et pour le tribut mensuel de la cour qui lui semblerait
indispensable pour son existence personnelle et pour les coopérateurs qu'il
allait être obligé de cointéresser à ses travaux. « Peu
de jours après, » raconte la Marck, « Mirabeau remit l'état complet
de ses dettes. Il y en avait dont l'énonciation était au moins burlesque et
qui attestaient trop bien les vicissitudes d'une vie si tristement agitée :
par exemple, ses habits de noce étaient encore à payer. Le total se montait à
deux cent mille francs. Je mis l'état de ses dettes de côté, et nous
changeâmes de conversation. » Reprenons
les confidences de la Marck : « Peu
de jours après, » dit-il, « la reine me fit appeler. Cette fois,
c'est par madame Campan, seconde femme de chambre de la reine, que je fus
reçu. « Je
l'avais vue quelquefois chez la reine auparavant, mais je ne la connaissais
pas. Sans beaucoup de grâce et sans physionomie, madame Campan avait
cependant une certaine beauté que gâtaient toutefois ses manières et son ton
prétentieux. Elle me reçut comme une personne de la société à laquelle
j'aurais fait une visite, et me dit que la reine, étant encore occupée, ne
saurait me recevoir qu'un peu plus tard. « Elle
engagea alors une conversation dans laquelle je trouvai que l'affectation et
la recherche étouffaient un peu l'esprit. « La
reine cependant ne tarda pas à me faire avertir, et j'entrai chez elle. « —
En attendant que le roi vienne, nie dit-elle tout de suite, je veux vous dire
qu'il est décidé à payer les dettes du comte de Mirabeau. Il a d'autres
intentions à ce sujet, et il vous en parlera lui-même. M. de Mercy a déjà pu
vous dire que le roi était très satisfait de la lettre de M. de Mirabeau ; il
ne désire et ne peut désirer plus que ce que M. de Mirabeau promet dans cette
lettre. » Nous espérons seulement que celui-ci tiendra sa parole ; nous y comptons
bien, vous pouvez l'en assurer. Le roi vous demande de vous occuper du
paiement des dettes et de vous charger de toute cette affaire ; mais ne
perdez jamais de vue que nos rapports avec M. de Mirabeau doivent rester
secrets. « Je
rassurai d'abord la reine sur ce dernier point ; mais quant au paiement des
dettes, je la suppliai d'en charger une autre personne que moi, et lui dis
qu'il lui serait facile de trouver quelqu'un d'assez sûr et assez discret
pour lui confier cette mission. La reine insista pour que ce tilt moi ; mais,
de mon côté, je persistai respectueusement dans mes représentations à ce
sujet, et elle finit par céder à mes objections. Je lui fis observer en même
temps qu'il était essentiel qu'elle choisit cette personne parmi celles qui
avaient l'habitude de la voir souvent, afin que je pusse aussi m'adresser à
elle chaque fois que j'aurais à faire passer les notes, avertissements, etc.,
qui résulteraient nécessairement des relations qu'on établissait avec
Mirabeau. Cette précaution était indispensable : sans cela on n'aurait pas
manqué de tirer des inductions compromettantes de mes liaisons intimes avec
Mirabeau et de mes fréquentes apparitions aux Tuileries. La reine, après
avoir cherché, me proposa M. de Fontange, archevêque de Toulouse. Il était
l'un de ses aumôniers et lui devait son archevêché. Il lui était très dévoué,
et elle le voyait ou communiquait avec lui tous les jours. « Ce
point arrêté, je fis part à la reine de mes réflexions sur le peu d'utilité
qu'on tirerait des rapports avec Mirabeau, s'ils devaient se borner à des
communications clandestines entre le roi et lui. J'essayai de lui faire
comprendre que la première chose à faire serait de mettre Mirabeau en
relation avec les ministres, pour qu'il pût, d'accord avec eux, défendre
leurs projets dans l'Assemblée. « La
reine me répondit qu'elle croyait que cette idée serait impraticable dans la
disposition où étaient les ministres actuels, mais que d'ailleurs je pouvais
en parler au roi, qui parut dans ce moment. « Le
roi commença par me répéter les paroles de la reine sur la lettre de
Mirabeau, qui lui avait causé, me dit-il, une extrême satisfaction. De même
que la reine et plus qu'elle encore, il semblait avoir dans l'avenir une
confiance sans bornes. Il regardait comme facile de rétablir les choses sur
un pied supportable. A cet égard, je lui dois la justice de dire qu'il
exigeait peu pour lui personnellement. II pensait d'ailleurs que si les
ministres devaient à l'avenir avoir plus de difficultés et d'embarras, il y
aurait moins de responsabilité et par conséquent plus de tranquillité. « Le
roi voyait, dans ses relations personnelles avec Mirabeau, un moyen de
s'assurer d'avance cette tranquillité ; mais il repoussa mes observations sur
la nécessité, indispensable à mes yeux, que ces relations s'étendissent aux
ministres. Était-ce par défiance envers ceux-ci ou envers Mirabeau ? C'est ce
que je ne pus démêler, et je serais plutôt porté à croire que c'était un
effet de la faiblesse de son caractère, qui lui permettait rarement de
prendre une résolution complète et de la suivre dans toutes ses conséquences.
Tel était le malheureux Louis XVI, dont on pourrait dire que la Providence se
trompa lorsqu'elle le fit roi à une époque comme celle de la révolution
française, tandis qu'il aurait été un roi constitutionnel d'Angleterre
excellent. « Le
roi me rendit l'original de la lettre de Mirabeau en me disant : « Vous
le garderez, ainsi que ces quatre billets de ma main, chacun de deux cent
cinquante mille livres. Si, comme il le promet, M. de Mirabeau me sert bien,
vous lui remettrez à la fin de la session de l'Assemblée nationale ces
billets, pour lesquels il touchera un million. D'ici là, je ferai payer ses
dettes, et vous déciderez vous-même quelle est la somme que je dois lui
donner chaque mois pour pourvoir à ses embarras présents. » » Je
répondis que je croyais que six mille livres » par mois le satisferaient.
C'est bien, dit le roi, je le ferai très volontiers. » Peu après, notre
conférence finit, et le roi me congédia. » Je ne
tardai pas à voir le comte de Mirabeau. Je lui annonçai qu'il recevrait six
mille livres par mois, et que toutes ses dettes, jusqu'à la concurrence de
deux cent huit mille livres, seraient payées. Enfin, en lui disant que le
roi, très satisfait de ses sentiments exprimés dans la lettre qu'il lui avait
adressée, se reposait avec confiance sur le zèle qu'il y promettait, je lui
dis que l'original de cette lettre devait rester entre mes mains, ainsi que
les quatre billets de deux cent cinquante mille livres, que je devais
conserver également. « Je
l'informai que l'intention du roi était de lui faire remettre cette somme
d'un million, si, à la fin de la session de l'Assemblée, il avait fidèlement
rempli les engagements contenus dans sa lettre, d'après les termes de
laquelle il demandait lui-même à être jugé. Mirabeau laissa éclater une
ivresse de bonheur dont l'excès, je l'avoue, m'étonna un peu, et qui
s'expliquait cependant assez naturellement : d'abord par la satisfaction de
sortir de la vie gênée » et aventureuse qu'il avait menée jusque-là, et aussi
par le juste orgueil de penser qu'on comptait enfin avec lui. Sa joie ne
connut plus de bornes, et il trouvait au roi toutes les hautes qualités qui
doivent distinguer un souverain ; et s'il n'en avait pas fait preuve encore,
il fallait, disait-il, s'en prendre à d'inhabiles et sots ministres, qui
n'avaient pas su le représenter à la nation avec toutes les qualités qu'il
possédait ; mais il n'en serait plus de même désormais, et on le verrait
bientôt occupant une situation digne de son caractère généreux. Je me gardai
bien de le ramener à des sentiments plus modérés. Je profitai au contraire de
cet élan de sa reconnaissance pour stimuler encore le dévouement qu'il
témoignait, et qui, j'en ai la conviction, était sincère. » XII. Une
nouvelle entrevue nocturne entre Mirabeau et le comte de Mercy, chez le comte
de la Marck, cimenta ce honteux commerce qu'un grand homme faisait de son
génie et par conséquent de la vérité de son caractère. Mirabeau, habitué à
ces commerces de lui-même, en éprouvait si peu de pudeur qu'il se surpassa
d'animation, d'éblouissements d'idées et d'éloquence familière dans
l'entretien avec ses deux corrupteurs. Il enivra le comte de Mercy des
perspectives de salut et de triomphe qu'il entrevoyait pour la monarchie dans
son alliance avec la cour. Le comte de Mercy fit entendre à ses deux amis que
le roi était décidé à changer ses ministres et à nommer un conseil dont
Mirabeau, caché dans l'ombre, serait le moteur et le régulateur absolu. La
Marck remit à M. de Fontange, archevêque de Toulouse et aumônier de la reine,
chargé par elle de tous les détails et de toutes les largesses de cette
négociation, l'état des dettes de Mirabeau. M. de Fontange fut autorisé par
le roi à payer ces dettes et à verser entre les mains de Mirabeau les six
mille francs par mois convenus. M. de Fontange, homme d'une sûreté
inviolable, d'une incorruptible fidélité et d'un dévouement aussi modeste que
pieux au roi et à la reine, fut ainsi la main cachée qui faisait passer à la
cour les conseils de Mirabeau, et à Mirabeau les subsides de .la cour. La
légèreté et la prodigalité de Mirabeau ne tardèrent pas à laisser transpirer,
à la grande satisfaction de ses ennemis, quelques soupçons et quelques
symptômes de corruption. Il passa, sans une transition assez ménagée aux yeux
du public, de l'excès de la gêne à l'excès de l'opulence. Il était las de la
misère, altéré de luxe. Comme il n'y avait point de vertu dans sa gloire, il
n'estimait pas assez sa gloire elle-même pour lui sacrifier ses vices. On
parlait de ses débauches de plaisirs comme on avait parlé de ses débauches de
travail. Il ne compensait un de ces excès que par l'autre excès. On citait
les noms de ses favorites vénales, choisies pour un jour parmi les actrices
ou parmi les danseuses de la scène ; il affichait ses débordements comme un
témoignage de la double force de tête et de cœur dont la nature l'avait
privilégié. Il aimait, comme Alcibiade, qu'on s'entretint de ses amours et de
ses heures données tour à tour ou toutes ensemble aux insomnies de l’homme
d'Etat ou aux insomnies du voluptueux. Il avait loué un hôtel entier et
splendide dans la rue de la Chaussée-d'Antin, près du boulevard, quartier le
plus opulent et le plus animé de Paris. Au lieu d'un seul serviteur qui le
servait jusque-là dans sa médiocrité, de nombreux serviteurs, une table
recherchée, une bibliothèque de luxe, des tableaux, des voitures, des
chevaux, une maison ouverte à des amis et à des collaborateurs sans nombre,
enfin ses dettes largement acquittées, provoquaient l'étonnement et faisaient
rechercher la source d'un faste en telle contradiction avec l'existence
étroite et obérée qu'on lui connaissait la veille. Il ne s'inquiétait pas
lui-même de ces murmures ; peut-être même, par une vanité supérieure à sa
probité, ne s'affligeait-il pas d'être soupçonné d'avoir vendu cher son
secours à un parti quelconque : l'impudeur glorieuse du prix de la
corruption, dédaigneuse du scrupule, était un des éléments de son caractère
méridional, fanfaron de vénalité, même s'il n'avait pas été vendu. Ses
amis lui remontrèrent en vain le danger d'étaler ainsi le luxe d'une
situation qui ne pouvait être utile au roi et à la monarchie qu'en restant
cachée. Il s'excusa, il atténua la réalité de ses dépenses, il promit de
jouir avec plus de modestie des dons de la cour. Mais, le lendemain, il prêta
de nouveaux prétextes aux soupçons : impuissance d'un parvenu à la fortune
qui ne pouvait garder l'or de la corruption dans sa main, et qui ne se
croyait riche qu'à la condition d'éblouir les autres et de s'éblouir
lui-même. XIII. Il
s'efforça, dès le premier jour, de faire sentir au roi et à la reine la
valeur du secours qu'il apportait à la monarchie par des travaux surhumains. « Mirabeau
à cette époque, » dit le témoin de sa vie, « ne s'accordait pas un
instant de repos. Tantôt à la tribune, tantôt aux Jacobins, tantôt dans son
cabinet, attentif à tout ce qui se faisait, à tout ce qui se disait, à tout
ce qui s'écrivait, dictant à ses secrétaires, écrivant lui-même, révisant les
écrits qu'il inspirait à d'autres, provoquant dans l'intimité de ses
collaborateurs les discussions sur tous les sujets, pour en faire jaillir des
idées nouvelles, s'emparant lui-même de ces idées pour les rédiger, et par-dessus
tout n'oubliant pas ses plaisirs, telle est l'idée qu'il faut se faire de cet
homme extraordinaire, que la nature semblait avoir créé pour étonner ses
contemporains par la réunion de tant de qualités et de forces qui paraissent
incompatibles dans le même homme. » Presque
chaque jour il faisait parvenir par le comte de la Marck et par M. de
Fontange une note à la reine, notes dont la rédaction exigeait le plus grand
mystère et la plus mûre réflexion. Ces
notes de la main de Mirabeau, dépositaires de ses pensées, restituées à
Mirabeau par M. de Fontange après que le roi et la reine les avaient lues,
remises par Mirabeau mourant au comte de la Marck, léguées par le comte de la
Marck à sa mort à M. de Bacourt, diplomate digne de commenter un tel texte, sont
enfin sous les yeux de l'histoire. Elles contiennent tous les mystères,
toutes les passions, tout le génie, toute la force, toute l'impuissance,
toute la gloire et toute la honte de leur auteur. Nous les analyserons et
nous les reproduirons par extrait ou par citation à leur date, comme le
commentaire le plus vivant et le plus vrai des événements auxquels ces note
se rattachent. XIV. La
première de ces notes dévoile, dans un langage digne de la tribune et du
conseil d'un roi, les dogmes de Mirabeau sur la Révolution à accomplir et à
limiter, et la préoccupation jalouse que lui inspirait en ce moment la
dictature de Lafayette. L'homme d'État s'efforce de communiquer au roi et à
la reine les ombrages moitié feints, moitié réels qu'il avait conçus contre
cet homme dont la situation dominait le monarque et pouvait effacer tout,
même le trône. « J'ai
professé, » dit-il en commençant, « les principes monarchiques, lorsque je ne
voyais dans la cour que sa faiblesse, et que, ne connaissant ni l'âme ni la
pensée de la fille de Marie-Thérèse, je ne pouvais pas compter sur cette
auguste auxiliaire. J'ai combattu pour les droits du trône, lorsque je
n'inspirais que de la méfiance, et que toutes mes démarches, empoisonnées par
la malignité, paraissaient autant de pièges. J'ai servi le monarque, lorsque
je savais bien que je ne devais attendre d'un roi juste, mais trompé, ni
bienfaits ni récompenses. Que ferai-je, maintenant que la confiance a relevé
mon courage, et que la reconnaissance a fait de mes principes mes devoirs ? « Je
serai ce que j'ai toujours été : le défenseur du pouvoir monarchique réglé
par les lois, et l'apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique.
Mon cœur suivra la route que la raison seule m'avait tracée, ou plutôt,
malgré des grâces inespérées, aucun sentiment nouveau n'est entré dans mon
âme. Confondue avec le respect, la reconnaissance s'y trouvait déjà. « On
a dit de la Divinité que travailler, c'est la prier ; on doit dire des rois
que les servir, c'est reconnaître leurs bienfaits. « Au
lieu de perdre beaucoup de pages et de temps à rendre des actions de grâces,
je continuerai donc mes notes de circonstance avec une grande activité ; mais
je voudrais esquisser en ce moment un plan de conduite générale auquel je
mets, je l'avoue, assez d'importance, parce qu'il est le fruit d'une très
longue et très profonde méditation. Il s'agit des rapports de la cour avec
l'idole du jour, le prétendu général de la constitution, le rival du
monarque, M. de Lafayette. « Le
moment approche où cet examen va devenir indispensable, et le salut du
royaume, le salut du gouvernement monarchique tient en quelque sorte au parti
pour lequel on se décidera. Que sera cet homme devenu tout à coup,
d'intrigant souple, humble courtisan, le gardien des rois, si rien ne
l'arrête ? J'écarte d'abord toute idée personnelle de nuire, soit à M. de
Lafayette, soit aux hommes dont il voudrait faire ses ministres, et non ceux
du roi. Qu'il choisisse, dans l'affreuse tempête qui est sur le point de nous
engloutir, des pilotes habiles capables de nous sauver du naufrage, et je me
ou plutôt je suis prêt à le louer. Je sais que des hommes dignes de l'époque
à laquelle ils seraient appelés, ayant d'autres devoirs à remplir que ceux
d'une basse reconnaissance, ne seraient pas dangereux au monarque. Mais je
suppose que, se peignant dans ses choix, M. de Lafayette propose des
ministres ou faibles, ou inhabiles, ou ignorants, je n'ose pas dire pervers,
et c'est par rapport à de tels hommes que je vais examiner si la nécessité où
l'on croit être de composer avec M. de Lafayette n'est pas une erreur
évidente, une idée qui séduit parce qu'on ne se donne pas la peine de
l'approfondir. « La
force de M. de Lafayette tient à la confiance qu'il inspire à son armée. Il
n'inspire cette con- fiance que parce qu'il semble partager les opinions de
la multitude. Mais comme ce n'est pas lui qui dicte ces opinions, comme la
ville de Paris est celle de tout le royaume où l'opinion publique, dirigée
par une foule d'écrivains et par une plus grande masse de lumières, est le
moins au pouvoir d'un seul homme, il s'en suit que M. de Lafayette, n'ayant
acquis son influence qu'en se mettant au ton de Paris, sera toujours forcé, pour
la conserver, de suivre le torrent de la multitude. Quelle barrière
pourrait-il lui opposer ? Un général des gardes nationales, si ses principes
n'étaient pas ceux de son armée, ne serait-il pas bientôt sans soldats et
sans pouvoir ? Il est facile par-là de prévoir quelle sera toujours sa
conduite. Craindre et flatter le peuple, partager ses erreurs par hypocrisie
et par intérêt, soutenir, soit qu'il ait tort ou raison, le parti le plus
nombreux ; effrayer la cour par des émotions populaires qu'il aura
concertées, ou qu'il fera craindre pour se rendre nécessaire ; préférer
l'opinion publique de Paris à celle du reste du royaume, parce que sa force
ne lui vient pas des provinces : voilà le cercle souvent coupable et toujours
dangereux dont il lui sera impossible de sortir, voilà sa destinée tout
entière. « Cet
homme, quoique sans démagogie, sera donc redoutable au pouvoir royal aussi
longtemps que l'opinion publique de Paris, dont il ne peut être que
l'instrument, lui en imposera la loi. Or, puis- qu'en supposant que le
royaume revienne à des idées plus saines sur la véritable liberté, la ville
de Paris, comme la plus exaltée, sera la dernière à changer de principes, M.
de Lafayette est donc celui de tous les citoyens sur lequel le roi peut le
moins compter, celui qui, même en les reconnaissant, sera le dernier à
professer les principes du gouvernement monarchique. « Qu'est-ce
donc faire que donner des ministres à M. de Lafayette ? C'est vouloir que
tout le royaume se mette à l'unisson de Paris, au lieu que le seul moyen de
salut est de ramener Paris par le royaume. C'est vouloir que M. de Lafayette,
joignant à ses propres moyens toute l'influence du pouvoir exécutif,
devienne, quand il lui plaira, chef de l'armée, commandant de toutes les
gardes nationales, lieutenant général du royaume, distributeur de toutes les
grâces, et premier ministre avec des ministres pour commis, c'est-à-dire
qu'en même temps esclave et despote, sujet et maitre, il serait le plus
redoutable des tyrans. « Mais
M. de Lafayette, qui se croirait détrôné lorsqu'il ne serait que remis à sa
véritable place, ne deviendrait-il pas redoutable aux nouveaux ministres ? « C'est
ici l'erreur que je dois démontrer. » Et
après avoir démontré que si le roi retirait la main que lui et ses ministres
prêtaient à Lafayette pour le grandir à leurs dépens, ce général cesserait
bientôt d'être redoutable, « Quels
sont ses succès, » dit-il, « avec tous ces moyens ? Que serait-ce
donc si, réduit à ses propres forces, il ne pouvait plus ni séduire par les
richesses ni corrompre par le crédit, s'il n'avait, en un mot, que l'inertie
de sa pensée et la nullité de son talent ? Non, jamais un tel homme, borné au
commandement d'un corps de garde nationale subordonné à la municipalité de
Paris, surveillé par le corps législatif et sans faveur auprès du roi, ne
pourrait être redoutable. Alors, s'il n'a que de l'ambition, il quitterait de
lui-même sa place ; alors ses auxiliaires d'aujourd'hui, trompés dans leurs
espérances, seraient les premiers à l'abandonner ; alors le prétendu héros
s'évanouirait. » L'écrivain
terminait cette première note en conseillant au roi de confier son trône et
l'armée au marquis de Bouillé, général d'un caractère sûr, d'une opinion
monarchique et constitutionnelle, estimé des troupes, honoré même des
factieux, sévère contre l'indiscipline, incapable de trahir ni le roi par
cajolerie au peuple, ni le peuple par complaisance à la cour, ni ses devoirs
par popularisme, ni l'ordre par impéritie. Bouillé, qui possédait en effet
toutes ces qualités, commandait alors à Metz. Il était le seul des généraux
qui eût su maintenir intact et incorruptible aux embauchages le corps d'armée
considérable dont il avait le commandement sur les frontières du Nord. XV. Le jour
où Mirabeau envoyait cette note éloquente et juste contre la double dictature
de Lafayette, il écrivait à la Marck dans un billet du soir : « J'ai
vu hier l'homme aux indécisions (Lafayette) chez le duc de Larochefoucauld.
Je démontrai à lui et à ce comité, ce qui est très vrai, qu'ils n'ont ni dans
la tête, ni dans le cœur, ni dans l'âme aucun élément de sociabilité
politique. Je les trouvai tout émus de la motion contre les cordons et la noblesse
héréditaire et voulant arranger un plan de bataille que je tournai en
ridicule. Il n'y a rien à faire avec ces roquets que de les laisser japper
d'une manière si discordante. Quand le roi sera las d'être prisonnier, nous
verrons. Mais sou- venez-vous, vous dont je sais que le crédit augmente tous
les jours aux Tuileries, qu'il ne faut en aucun cas et sous aucun prétexte
être le confident ni le complice d'une évasion, et qu'un roi ne s'en va qu'en
plein jour quand c'est pour revenir roi. » La
situation de Mirabeau le rejetait de plus en plus dans la dissimulation. La
duplicité même des âmes naturellement franches résulte toujours de ces
alliances occultes qui commandent le mensonge en imposant le secret. Son ami
lui rappelait un jour dans l'intimité le mot de Bacon, dont le génie et la
vénalité rappelaient tant Mirabeau lui-même : « Un peu de
philosophie éloigne de la religion. Beaucoup de philosophie y ramène. » Et 'il appliquait le
mot à la monarchie. Mirabeau battit des mains à l'application, en exagérant
encore la pensée de son confident. « Mais ce n'est plus de cela qu'il s'agit
maintenant, » dit-il. « Aucun homme seul ne sera capable de ramener
les Français au bon sens : le temps seul peut remettre l'ordre dans les
esprits. Avec ce peuple, il ne faut jamais ni trop présumer ni trop
désespérer. Aujourd'hui les Français sont malades, très malades ; il faut les
traiter avec précaution. » Sa
seconde note au roi et à la reine revient avec plus de force sur Lafayette,
et dicte le langage que la reine doit tenir à ce protecteur. XVI. « Il
ne faut pas se-déguiser que la crise politique est au comble et se complique
d'une manière très effrayante, » dit-il, en frappant, dès le premier
mot, le roi et la reine d'une salutaire terreur. « D'abord l'armée donne
des instruments de brigandage à quiconque voudrait faire le métier de voleur
en grand. Mandrin peut aujourd'hui devenir roi d'une et même de plusieurs
provinces. On est averti que plusieurs grandes villes, et Marseille en
particulier, tremblent de la multitude d'étrangers qui y affluent de toutes
parts. « Vient
ensuite la scène qu'ouvre la démence d'hier au soir, dont Lafayette a été ou
bêtement ou perfidement, mais entièrement complice ; démente que je regarde
comme le brandon de la guerre civile, par les excès et les violences de tout
genre dont un décret, plus insensé encore par la manière dont il a été rendu
que. par ses dispositions, et qui crée évidemment plusieurs années de
troubles, deviendra la cause inévitable. « En
troisième lieu, la guerre, qui va déchaîner toutes les calamités, et qui,
faite follement, sans système, sans argent, sans discipline, sans aucune
possibilité de succès, établira sur chaque vaisseau et dans chaque régiment
une potence, et constituera le roi et la reine dans une responsabilité vraiment
individuelle. « Je
ne crois pas que le trône, et surtout la dynastie, aient jamais couru un plus
grand danger. Sans doute il est encore des ressources. La correspondance de
M. de Mirabeau, depuis qu'il la pousse avec une grande activité, lui en
découvre tous les jours. Il ne faut pas croire que les provinces soient, je
ne dis pas à la température de Paris — peut-être sont-elles encore plus
exaltées —, mais à son immoralité profonde, à son mépris pour la propriété, à
son insatiable désir de tout bouleverser, de tout prendre, de tout ravir ;
enfin, l'excès ne peut pas aller plus loin, et, par conséquent, il y aura
bientôt rémittence à cette fièvre chaude, ou, ce qui revient à peu près au
même, complication de maladie, d'où résultera la guérison ou la mort. « Il
n'est plus temps, » ajouta-t-il, « de se confier à demi ni de servir à
demi. On a assez de preuves que Lafayette est également ambitieux et
incapable. Il va se faire faire généralissime, c'est-à-dire se faire proposer
le généralat, c'est-à-dire encore recevoir la dictature de fait, de ce qui
est la nation ou ce qui a l'air de la nation. Tout son projet, quant à
présent, est là. Un plan, il n'en a pas ; des moyens, il les reçoit de la
main de chaque journée. Sa politique est tout entière à susciter une telle
fermentation chez les voisins, qu'in lui laisse la faculté d'étendre sur tout
le royaume l'influence de la populace de Paris. Il n'y a de ressources à cet
ordre de choses que l'imbécillité de son caractère, la timidité de son âme et
les courtes dimensions de sa tâte. Le roi n'a qu'un homme, c'est sa femme. Il
n'y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l'autorité royale.
J'aime à croire qu'elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne ; mais ce
dont je suis bien sûr, c'est qu'elle ne conservera pas sa vie si elle ne
conserve pas sa couronne. « Le
moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme
et un enfant à cheval : c'est pour elle un malheur de famille ; mais, en
attendant, il faut se mettre en mesure ; il ne faut pas croire pouvoir, soit
à l'aide du hasard, soit à l'aide de combinaisons, sortir d'une crise
extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires : il faut que la reine
parle à Lafayette, entiers avec le roi, préparé et résolu, et lui dire : « Vos
fonctions absorbent entièrement vos facultés individuelles, parce que les
forces physiques d'un homme ne sont celles que d'un homme, et que le danger
de tous les moments nécessite l'emploi de tous vos moyens personnels et de
tout votre temps. Vous êtes obligé de vous en rapporter, pour les affaires
politiques, et en général pour le gouvernement proprement dit, à vos entours,
et vos entours sont faibles, et vous attendez pour vous renforcer un nouveau
ministère, et notre perte, à nous, est évidemment dans l'attente. Il faut
donc vous renforcer. Vous avez -et nous avons la conviction qu'outre le
talent, M. de Mirabeau est le seul homme d'État de ce pays-ci, que nul n'a
son ensemble, son courage et son caractère. Il est évident qu'il ne veut pas
aider à nous achever ; il ne faut pas s'exposer à ce que les circonstances le
contraignent à le vouloir ; il faut qu'il soit à nous. Pour qu'il soit à
nous, il faut que nous soyons à lui. Il lui faut un grand but, un grand
danger, de grands moyens, une grande gloire. Nous voici résignés ou résolus à
lui donner la confiance du désespoir. Je vous demande, j'exige, que vous vous
accoupliez de M. de Mirabeau, mais en entier, mais journellement, mais
ostensiblement, mais dans toutes les affaires. Il faut que nous ayons son
avis avec le vôtre. Il faut que nous puissions nous dire : Ces deux hommes-là
ne sont qu'un. Ce qui est délibéré et convenu entre eux deux est notre
volonté, et cette volonté, nous périrons ou elle sera exécutée. » « Que
fera Lafayette ? Un rapprochement politique, mais pourtant un rapprochement
qui aura l'apparence de l'intimité, et qui donnant à M. de Mirabeau, à un
certain degré, le secret des affaires, lui fournira les moyens de circonvenir
pendant la fédération l'influence de Lafayette. « A
la vérité, répond-il, les amis de Lafayette travailleront sourdement Mirabeau
dans l'opinion, mais d'abord beaucoup moins une fois la coalition avouée ;
ensuite Mirabeau prendra immédiatement la direction des brochures, des
feuilles, des journaux, direction beaucoup plus capitale qu'on ne saurait le
croire. Il accaparera de fait la correspondance, ce qui est beaucoup ; il
aura la grande main sur les choix, ce qui est plus encore ; mais ce qui est
tout pour arriver à l'exécution d'un plan, c'est que la participation de M.
de Mirabeau une fois avouée des deux partis, il peut, à tous les moments,
consulter, s'enquérir, conseiller, dicter, ce qui n'empêche pas qu'il faille
le plus tôt possible au conseil un homme sûr, dans ce sens de fidèle et
intelligent rapporteur de ce qui s'y passe, et un auprès du roi, entièrement
obscur, et son bibliothécaire privé, même sans titre, mais capable d'être à
tous les moments le truchement et le commentateur de M. de Mirabeau. « Voilà
les premiers éléments sans lesquels M. de Mirabeau ne peut rien que gaspiller
ou paralyser ses moyens personnels, dans un moment où sa force est son
existence. Voilà les premiers éléments sans lesquels il ne peut servir, continuât-il
à le vouloir, quand tout est évidemment perdu. En un mot, la crise est au
comble ; plus de demi-partis ils ne sont qu'une périlleuse' faiblesse. » XVII. Consulté
dans le même temps par le roi sur la conduite à tenir envers le duc
d'Orléans, expulsé par Lafayette, et qui sollicitait de la cour
l'autorisation de revenir à Paris, il écrit sa septième note, chef-d'œuvre de
sagacité politique, où la tactique de Machiavel éclate dans la langue de
Mirabeau : « Est-il
probable ou non que le duc d'Orléans reviendra à Paris ? — C'est ce qu'il est
inutile d'approfondir. « Faut-il
l'empêcher d'y venir ? Comment doit-on le traiter s'il revient ? — Voilà
seulement ce qu'il faut examiner. « L'empêcher
de revenir serait une fausse mesure. D'abord ce serait s'y prendre bien tard
; en second lieu, de tous les obstacles que l'on mettrait à son retour, il
n'en est aucun capable de l'arrêter, s'il avait un parti pris ; et c'est
toujours une grande faute d'ordonner quand on n'est pas sûr de l'obéissance.
Enfin- les obstacles pouvant être regardés par le peuple comme une
persécution de la cour, changeraient le retour du prince en victoire contre
les ministres ; les obstacles créeraient des dangers dans un événement qui
par lui-même n'en a aucun. Ceci sera plus facile à montrer en examinant la
conduite qu'il conviendra de tenir dans le cas de son retour. « L'ancien
parti du duc d'Orléans n'existe plus, outre que les circonstances et les
prétextes ne sont plus les mêmes ; ce parti cherchait un chef, et ce prince
n'est plus qu'un fantôme. « Le
parti connu sous le nom des Jacobins n'a jamais été celui du duo d'Orléans ;
c'est cependant le seul qui puisse le rechercher, le seul dont il pût
s'étayer. Or cette probabilité, la seule à laquelle on doive s'arrêter,
indique parfaitement la conduite qu'il faut tenir : »
Traiter assez bien le duc d'Orléans pour qu'il n'ait pas le droit de se
plaindre de la cour, ou l'anéantir parce que c'est lui ôter tout moyen de se
jeter dans un parti. « Si,
en continuant d'avoir des liaisons avec la cour, il se jetait dans les
Jacobins, son influence serait beaucoup moindre, parce que son parti s'en
défierait. « Si
les Jacobins l'adoptaient malgré de telles liaisons, ce parti se perdrait
lui—même dans l'opinion des démocrates, outre que le prince n'est pas assez
délié pour savoir contenter son parti, si on ne lui fournit pas à la cour des
prétextes de se plaindre. « Dans
tous les cas, si, n'ayant aucun prétexte de se passer de la cour, il se
jetait en forcené dans le parti des démocrates, on lui ôterait, en le
ménageant, le seul mérite qu'il peut avoir, celui d'un prince persécuté. « La
mesure que l'on indique a encore deux autres avantages. Le prince à la cour
sera un embarras de plus pour Lafayette ; ces deux ennemis, en présence l'un
de l'autre, se contiendront respectivement. « D'un
autre côté, on ne sait point assez jusqu'à quel point, dans les événements
que l'anarchie nous prépare, il sera nécessaire de présenter pour oriflamme
le nom d'un prince de la famille royale, et de l'enlever aux factieux. Une
conduite mesurée est donc nécessaire sous ce rapport. « Elle
l'est d'autant plus qu'une persécution apparente semblerait aujourd'hui
l'ouvrage de Lafayette et donnerait au premier pour amis tous les ennemis du
second, et que les esprits s'aigriraient de plus en plus ; qu'on donnerait un
chef au parti qui est sans chef ; que Lafayette deviendrait plus que jamais
celui de la cour, et par cela même, tout retour à un meilleur ordre de choses
serait impossible. « Les
ménagements que l'on indique ne sont d'aucun danger. Le duc d'Orléans est
méprisé des provinces : on y connaît son incapacité, sa légèreté. Paris
connaît son immoralité. Que craindre d'un tel homme ? La seule précaution
qu'il faut prendre est de ne pas lui donner des forces qu'il n'a pas. Le
servir, c'est l'affaiblir ; le ménager, c'est le tuer, lui et son parti. « J'hésite
d'autant moins à donner ce conseil qu'il sera toujours tenu de changer de
conduite selon les circonstances. Mais dans ce premier moment je crois que le
roi devrait se borner à dire : Je vous vois, je vous verrai avec plaisir ;
mais je désire que votre nom ne soit plus dans la bouche des factieux. « Cette
marque de bonté du roi l'enchaînera ; sa paix avec la cour ôtera toute
apparence aux Jacobins de s'en emparer. La crainte de perdre ses apanages
dans un bouleversement total le retiendra, et si Lafayette éprouve un
embarras de plus, je ne vois pas grand mal à cela. » A la
suite de cette note, Mirabeau sollicitait une entrevue avec la reine. M. de
Fontange la faisait espérer en ces termes au comte de la Marck dans un billet
du 1er juillet au soir : « Je
reçois dans le moment, monsieur le comte, un billet par lequel on me mande
qu'il y a quelque embarras pour l'entrevue de demain, à l'heure convenue, et
on propose de la renvoyer à samedi matin, huit heures et demie. Je n'y vois
que l'inconvénient du grand jour. D'ailleurs il est certain qu'à cette
heure-là il y aura peu de monde, et que peut-être elle vaut mieux sous ce
rapport que l'heure du soir. On me demande aussi une chose que j'ai oublié de
dire à M. de Mirabeau. « On
est décidé à revenir ici dimanche, mais on voudrait revenir passer à
Saint-Cloud les trois premiers jours de la semaine prochaine, d'abord parce
qu'on aime Saint-Cloud, 20 parce que pendant lesdits jours, les élections de
Paris auront lieu et qu'on croit plus convenable de n'être pas ici. Cependant
on veut faire pour le mieux et on veut savoir... » La
conclusion de chacune de ces notes était toujours de l'or et de l'or !...
Mirabeau en voulait à pleines mains pour contre-balancer, par les largesses
de la cour confiées à ses propres mains, l'or de la cour qui passait par les
mains de Lafayette pour solder les défenseurs de l'ordre. C'est ce même or
qui passa d'urgence alors par les mains de Danton, incertain encore s'il
accomplirait mieux la Révolution en la contenant qu'en la faisant éclater en
convulsions populaires. Les cinquante mille francs par mois pour lui-même et
les trois cents francs par mois pour son copiste — M. Comps, dont il fallait
payer la discrétion — étaient loin de suffire à ses services d'homme d'Etat
et à ses prodigalités d'homme de plaisir. XVIII. Mais le
roi et la reine ne se fiaient pas tellement à la discrétion de Mirabeau
qu'ils ne recourussent secrètement à des directions contraires. Ces conseils,
plus intimes, neutralisaient souvent ceux de Mirabeau. Bergasse, orateur
médiocre, publiciste obscur, plus sectaire que politique, ami de Mounier et
du comte de Virieu, était une sorte d'oracle énigmatique, associant dans ses
pensées quelques doctrines de libertés provinciales avec l'autorité d'un
droit divin et préexistant dans les trônes, et surtout avec un mysticisme
religieux qui cherchait le salut dans le miracle, au lieu de le chercher dans
la raison. Bergasse professait alors les théories que le philosophe de
Maistre et son école professèrent de nos jours, le mépris du raisonnement,
l'horreur du progrès, la politique inspirée par révélation surnaturelle aux
princes et imposée par la force aux nations, quiétisme de la servitude,
complaisants pour les rois, insolents pour les peuples. Dans le
désespoir, on étend la main au hasard sur toutes les théories et sur tous les
hommes, pour saisir une espérance, une consolation, un salut. Le désespoir
des courtisans avait donné au roi Bergasse pour oracle secret de sa
politique. La foi pieuse de Louis XVI, quoique douce et éclairée, s'était
exaltée en lui par le malheur. Elle le prédisposait à trouver quelque sagesse
dans un parti qui parlait au nom de Dieu, et qui lui offrait, pour hommes
d'État, de prétendus prophètes. Le surnaturel est le refuge des imaginations
qui n'ont plus rien à attendre des réalités. La reine elle-même, bien que peu
accessible au mysticisme, se complaisait dans les nuages de cette politique
d'illuminés. Mirabeau découvrit le mystère et &indigna. « Je
viens de découvrir, » écrivit-il à l'instant à son confident, « le
secret infiniment important que vous me garderez, mais qui est mal couvert,
puis- que je l'ai dévoilé. C'est Bergasse qui conseille en ce moment et qui
pousse la cour. J'ai même — et ceci est capital au plus haut degré — la copie
de la lettre que le roi doit écrire à l'Assemblée. Cette lettre vraiment
extravagante, politiquement parlant, est tellement téméraire que le plus
audacieux des hommes, à la place du roi, ne l'écrirait pas, s'il était dans
son bon sens. Cette pièce ne m'était pas connue lorsque j'ai fait la note, et
je n'y ai raisonné qu'en thèse générale et non dans la connaissance et le
développement de cette proposition particulière. Pourtant, en la recevant,
j'y ai adopté quelques mots, mais vagues, parce que je n'ai pas voulu avoir
l'air, avec la cour, de connaître l'anecdote de Bergasse, avant d'en avoir
causé avec vous ; car je ne ferai pas la sottise que fait le royal bétail, et
quand je reconnais la lumière, la droiture et le dévouement d'un homme, je ne
me déciderai à rien de grave sans le consulter, et je ne le consulterai pas
toujours pour ne jamais rien faire de ce qu'il dit. C'est donc au baquet
mesmérique, c'est donc sur le trépied de l'illumination qu'ils vont chercher
un remède à leurs maux ! Mon Dieu, quelles têtes t qui ne peuvent pas se dire
: Le secours et les conseils de tous ces gens-là, secondés » de toute notre
puissance encore debout, n'a pas pu empêcher nos défaites, et elle nous
ferait vaincre maintenant que tout est perdu ! Ô démence !... » Cette
découverte découragea momentanément Mirabeau de seconder une cour qui lui
préférait un tel homme, et qui faisait servir la force exécutive, qu'il
voulait restaurer dans les mains du roi, aux théories d'un despotisme et
d'une théocratie dont il avait pitié. Il se plaignit, il gronda ; mais il
était lié par sa reconnaissance, et par sa simonie. Il continua à conseiller,
à éclairer, à avertir. Cependant,
cette conviction du dédain qu'on faisait aux Tuileries de sa puissance et la
déférence qu'on y montrait pour ces médiocrités d'esprit, lui firent reporter
sa pensée sur la nécessité d'une alliance avec Lafayette. Il aspirait plus
que jamais à être reçu en entrevue secrète par la reine, afin d'éblouir face
à face cette princesse de la splendeur de ses idées, de l'enchaîner par la
persuasion de son éloquence, de la convaincre par les larmes de son repentir
et de son attachement, afin surtout de prendre par elle sur le roi
l'ascendant décisif que la reine seule pouvait donner sur son mari à un
conseiller politique. La
reine, instruite par M. de Fontange de ce désir, craignait et désirait à la
fois cette entrevue. D'un côté, il fallait la cacher à Lafayette, jaloux de
la direction absolue que la reine affectait par force de lui remettre ; d'un
autre côté, Marie-Antoinette, si souvent offensée par le grand tribun,
accoutumée à voir en lui le poignard du 6 octobre levé sur son nom du haut de
la tribune et peut-être sur sa poitrine dans son palais s'alarmait de se
livrer trop complétement à un confident qui deviendrait son maitre. Elle
faisait cependant espérer cette grâce à Mirabeau ; mais elle en
ajournait la possibilité à une autre époque. XIX. Pendant
que cette coalition, d'abord sourde, bientôt perfide, de Mirabeau avec la
cour se nouait ainsi, reprenons les discussions de l'Assemblée et le rôle
public qu'y ressaisissait le tribun de la nation et l'allié de la cour. Une
lettre au roi, dans laquelle M. de Laporte, intendant de son trésor secret et
agent des intrigues de la cour, rend compte à ce prince d'une conversation
qu'il a eue avec Mirabeau, montre comment le grand orateur décomposait lui -
même l'Assemblée. « Trois
classes d'hommes la composent, » disait-il à M. de Laporte : « la
première, qui ne compte guère que trente membres, hommes forcenés, qui, sans
avoir de but fixe, opineront toujours, par nature et par excès, contre
l'autorité royale et contre le retour à l'ordre ; « La
seconde compte environ quatre-vingts membres : ceux-ci ont des principes plus
monarchiques, mais sont peut-être encore trop imbus du premier système de la
révolution ; « La
troisième classe, de gens qui n'ont pas d'opinion à eux et qui suivent
l'impulsion que leur donnent ceux qu'ils ont pris pour leurs guides, leurs
oracles. « C'est, »
dit-il, « l'Assemblée qu'il faut travailler ; la circonstance devient
favorable, par les excès auxquels se porte la première classe. « Trois
partis divisent aujourd'hui Paris : « Celui
des aristocrates ; « Celui
de cinq à six Jacobins, qui paraissent aujourd'hui réunis à la faction
d'Orléans ; « Celui
de M. de Lafayette. « Rien
sur le premier. « Le
second n'est qu'atroce, et par son atrocité même, moins dangereux : il se
perdra lui-même. « Il
n'en est pas de même du troisième : il est marqué par une suite de manœuvres
qui prouvent un plan dont on ne s'écarte pas. Il affiche l’attachement au roi
et à la royauté ; ses sentiments masquent le républicanisme. Enfin, ce parti
réunit la fausseté et l'intrigue aux grands moyens que les circonstances lui
donnent. « La
position du roi est d'autant plus critique, que Sa Majesté est trahie par les
trois cinquièmes des personnes qui l'approchent. Elle exige la dissimulation
en grand, qui, ôtant toute prise aux malveillants, peut acquérir au roi et à
la reine une grande popularité. « Il
y aurait, selon lui, le plus grand danger à dissoudre aujourd'hui l'Assemblée
: elle n'est pas assez usée dans l'opinion. » C'est
au sein d'une telle assemblée que Mirabeau avait à. la fois à continuer sa
renommée de promoteur de la liberté, à restaurer le pouvoir royal par tes
mains qui venaient de le détruire, à professer les principes que la cour
soldait sur ses lèvres, à décréditer machiavéliquement ses décrets par
l'excès de leur conséquence, et à ménager sa propre popularité, prérogative
de sun génie, qui faisait seul toute sa force. XX. L'Assemblée,
après avoir détruit cette inquisition politique et cet arbitraire sur la
liberté des citoyens qu'on appelait les lettres de cachet, devait approfondir
les questions fondamentales qu'elle avait posées seulement ou résolues
provisoirement dans les mois précédents. Le calme momentané de Paris, pendant
les mois de mars et d'avril, laissa le sang-froid nécessaire à ces grands
débats. Elle
acheva d'organiser, sur les bases d'élections que nous avons tracées dans le
livre précédent, le système judiciaire et le système de l'organisation
militaire de l'armée. Elle reprit, sur la proposition de M. de la Fare,
évêque de Nancy, la plus délicate et la plus irritante des délibérations : la
délibération sur la conscience de l'État. Effrayé de l'abolition des ordres
religieux, milice de l'Église dominante, et de la vente de ses biens
territoriaux, solde immense et gage de perpétuité, le haut clergé voulait au
moins arracher à la révolution qui s'accomplissait le titre d'Église
nationale, afin de revendiquer un jour légalement, en vertu de ce titre, le
droit ou de tolérer ou de prescrire les autre croyance, et de conserver la
domination sur les Aines par l'autorité des lois. 14,
comité ecclésiastique, qui avait touché trois fois à la religion dans ses
institutions temporelles, avait timidement abordé cette question, la plus
vitale de toutes pour la philosophie de la Révolution, dont la liberté de
conscience était le but le plus haut et le plus saint. Un
ancien chartreux, dom Gerles, révolutionnaire d'idées, chrétien et catholique
de dogmes, faisait partie de ce comité. Il le justifia de son hésitation en
disant que, pour confondre les ennemis de la Révolution, calomniateurs de
l'Assemblée, qui prétendaient la couvrir d'impiétés, il fallait décréter que
la religion catholique, apostolique et romaine était et demeurait à
perpétuité la religion de la nation, et que son culte serait le seul public
autorisé en France. Le
parti philosophique demanda l'ajournement sous de vains et hypocrites
prétextes. L'évêque de Che, mont s'indigna d'un ajournement qui semblait
présager un doute. Le parti monarchique, qui cherchait maintenant ses alliés
dans l'Église, couvrit l'orateur d'applaudissements. Charles de Lameth n'osa
cette fois le réfuter qu'en alléguant le danger d'une telle discussion pour
la paix publique, pendant que tant de passions cherchant des brandons partout
s'agitaient dans l'empire. L'Assemblée, cédant au désir de se populariser par
un sacrifice de la conscience à la politique, écarta les objections du parti
philosophique, et ouvrit le lendemain la discussion. Le baron de Menou, qui
devait plus tard adopter la religion du prophète arabe Mahomet, ou par
conviction ou par dédain de ses dogmes, commença comme tous les orateurs par
une profession de foi personnelle aux dogmes seuls véritables, dit-il, de la
religion de ses pères ; mais après avoir mis de côté sa propre conviction, il
plaida avec force pour la libre conviction des autres. « Ma
conviction, » dit-il, « en faveur de cette religion est la forme du
culte que je rends à l'Être suprême. Est-elle, peut-elle être l'effet ou le
résultat d'un décret ou d'une loi quelconque ? Non, sans doute. Ma conscience
et mon opinion n'appartiennent qu'à moi seul, et je n'ai de compte à en
rendre qu'au bien que j'adore. Ni les lois, ni les gouvernements, ni les
hommes n'ont, sur cet objet, aucun empire sur moi. Je ne dois troubler les
opinions religieuses de personne, personne ne doit troubler les miennes ; et
ces principes sont solennellement consacrés dans votre déclaration des
droits, qui établit entre tous les hommes l'égalité civile, politique et
religieuse. Et pourquoi voudrais-je donc faire, de cette religion que je
respecte, la religion dominante de mon pays ? Si les opinions et lei
consciences ne peuvent être soumises à aucune loi, si tous les hommes sont
égaux en droits, puis-je m'arroger celui de faire prévaloir ou mes usages, ou
mes opinions, ou mes pratiques religieuses ? Un autre homme ne pourrait-il
pas me dire : Ce sont les miennes qui doivent avoir la préférence, c'est ma
religion qui doit être la dominante, parce que je la crois meilleure ?... Et
si tous les deux nous mettions la même opiniâtreté à faire prévaloir nos
opinions, ne s'ensuivrait-il pas nécessairement une querelle qui ne finirait
que par la mort d'un de nous deux, peut-être par celle de tous deux ? Et ce
qui n'est qu'une querelle entre deux individus devient une guerre sanglante
entre les différentes portions d'un peuple. « Le
mot dominante n'entraîne-t-il pas l'idée d'une supériorité contraire aux
principes de l'égalité, qui fait la base de notre constitution ? Sans doute,
en France, la religion catholique est celle de la majorité de la nation ;
mais n'y eût-il qu'un seul individu qui en professât une différente, il a le
même droit à l'exercer, pourvu qu'il ne nuise ni à la religion de la
majorité, ni à l'ordre public, ni au maintien de la société ; de tout le
reste il n'en doit compte qu'à Dieu. Dans tout État où l'on suit les vrais
principes de la morale et de la raison, il ne peut donc y avoir de religion
dominante. « Qu'on
daigne ouvrir les annales de l'histoire et » surtout celles de la France. De
quels malheurs les guerres de religion n'ont-elles pas accablé ce beau
royaume ! De quelles atrocités n'ont-elles pas souillé » tes règnes de
plusieurs de nos rois, depuis François Ier jusqu'à Louis XIV ! Je suis loin
de les attribuer exclusivement à la religion catholique : toutes ces horreurs
sont le résultat inévitable des querelles entre toutes les espèces de
religions. Mais détournons les yeux de dessus ces horribles monuments du
fanatisme religieux, et couvrons d'un voile cette partie déshonorante de
notre histoire. « Ministres
d'un Dieu de paix, qui ne veut établir son empire que par la douceur et la
persuasion, qui vous a donné de si grands exemples de tolérance et de
charité, voudriez-vous, pourriez-vous vouloir allumer le flambeau de la
discorde ? Voudriez-vous que l'Assemblée nationale devînt l'instrument du
malheur et peut-être de la destruction des peuples ? Oh ! non ; un zèle mal
entendu a pu vous égarer un instant : rendus à vous-mêmes, rendus à votre
saint ministère, vous chercherez par vos exemples, par vos vertus, à étendre
la religion que vous professez ; ce ne sera pas par une loi que vous fixerez
sa supériorité. Dieu, oui, Dieu lui-même n'a-t-il pas dit que, malgré tous
les efforts des hommes, sa sainte religion s'étendrait, prendrait des
accroissements et finirait par embrasser l'univers entier ? N'a-t-il pas dit
que -les portes de tenter ne prévaudraient jamais contre elle ? Et
vous voudriez, par un décret, confirmer ces paroles sublimes du créateur du
monde ! « Si,
comme je n'en doute pas, vous êtes persuadés de la vérité de cette religion
dont vous êtes les ministres, pouvez-vous craindre qu'elle s'anéantisse ?
Pouvez-vous croire que les volontés et les lois de la Providence aient besoin
du secours de nos décrets ? Ne serait-ce pas au contraire porter atteinte au
respect que nous lui devons ? Ne serait-ce pas vouloir nous assimiler à Dieu même,
et la religion n'est-elle pas indépendante de tous les efforts de l'esprit
humain ? « D'ailleurs,
dans tout ce qui est du ressort de notre pouvoir, n'avons-nous pas fait, ne
faisons-nous pas tous les jours ce qui dépend de nous pour le maintien du
culte de la religion catholique ? Ne nous occupons-nous pas d'établir et de
fixer le nombre des ministres nécessaires au sers vice des autels ? Ne
travaillons-nous pas à régler les dépenses qu'exigent l'entretien des églises
et toute la hiérarchie ecclésiastique ? Voudrait-on, pour jeter la défaveur
sur l'Assemblée nationale, persuader au peuple que nous n'ayons pas voulu
nous occuper de la religion ? Loin de mol cette idée ! Tout ce qu'il est
possible de faire sans inconvénient, nous le ferons. Mais irons-nous, par des
décrets inutiles, je dis même nuisibles à la majesté de la religion, mettre
les armes à la main du peuple, favoriser les intrigues, les haines, les
vengeances, les crimes enfin de toute espèce qui s'enveloppent du manteau du fanatisme
? Savons-nous quand et où s'arrêteraient le carnage et la destruction ? Non,
ces idées ne sont entrées dans l'esprit d'aucun de ceux qui composent cette
assemblée ; mais s'il était possible qu'elles y entrassent, si l'Assemblée
nationale rendait le décret qui a été proposé hier et auquel je serais forcé
d'adhérer, parce que la majorité fait loi, je ne crains pas de dire qu'en ma
qualité de représentant de la nation entière, je rends ceux qui auraient voté
pour l'admission du décret responsables de tous les malheurs que je prévois,
et du sang qui pourrait être versé. » XXI. Dom Gerles,
ébranlé par les applaudissements de la majorité à ce discours et désarmé par
la profession de foi personnelle qu'il renfermait, retira sa proposition. Le
comte d'Estourmel voulut la renouveler indirectement en rappelant le serment
que Louis XIV avait prêté aux provinces conquises de maintenir la religion
catholique exclusive, abaissant ainsi la raison et la foi humaines jusqu'à la
portée d'une autorité municipale. Mirabeau, qu'une tyrannie si subalterne sur
l'esprit humain souleva et qui ne voulait que faire pressentir en ce moment
sa philosophie sur cette matière, n'éclaira la discussion que d'un coup de
tonnerre et d'un éclair. « Il
n'y a aucun doute, » s'écria-t-il en montant à la tribune et en jetant
un regard de mépris superbe sur le préopinant, « il n'y a aucun doute
que sous un règne signalé, comme celui de Louis XIV, par la proscription de
tous les dissidents et par la révocation de l'édit de Nantes, on ait
consacré, par des serments et par des supplices, toute espèce d'intolérance.
Le souvenir de ce que les despotes ont fait ne peut servir de modèle à ce que
doivent faire les représentants d'un peuple qui veut être libre. Mais
puisqu'on se permet des citations historiques dans la matière qui nous
occupe, je n'en ferai qu'une... » Et suspendant l'attention de l'Assemblée
par un silence, par un geste et par un regard qui semblait percer les
murailles de l'enceinte et voir dehors l'image sinistre qu'il voulait évoquer
dedans, « Rappelez-vous, » dit-il d'une voix tragique, « que
d'ici, de cette tribune même où je parle, je vois la fenêtre de ce palais (du Louvre) dans lequel des factieux,
unissant des intérêts temporels aux intérêts les plus sacrés de la religion,
firent partir de la main d'un roi des Français l'arquebuse fatale qui donna
le signal du massacre de la Saint-Barthélemy ! » Cette
apostrophe atterra le parti de l'intolérance sous cet odieux souvenir et
releva le courage du parti de la liberté de conscience. Tout fut une
quatrième fois ajourné. La fibre tendue et émue du peuple par cette lutte
était de nouveau prête à éclater en violence si Lafayette n'avait protégé
l'Assemblée par des troupes. Nul doute que la proclamation d'une Eglise
dominante n'eût fait expier leur triomphe aux députés intolérants par un 14
juillet des consciences. Leur défaite les sauva. Ils murmurèrent cependant
dans l'Assemblée contre ce déploiement de force qui les protégeait contre les
représailles des persécutions antiques. Maury, Cazalès, le vicomte de
Mirabeau, désignés au peuple à l'issue de la séance comme les adversaires
obstinés de l'émancipation religieuse de la nation, furent assaillis
d'outrages et de menaces. Ils bravèrent avec une stoïque intrépidité la
lanterne et les poignards, aussi imperturbables dans les rues qu'à la
tribune. La philosophie de la multitude, comme tous les dogmes longtemps
opprimés, demandait à son tour plus que la liberté, elle demandait des
victimes. La garde nationale soldée les arracha à leurs assassins. XXII. Des
discussions moins importantes et purement législatives semblaient entièrement
absorber les pensées de l'Assemblée, quand une question qui les renfermait et
les renouvelait toutes vint inopinément rendre aux partis un moment assoupis
l'agitation qui ne se calmait qu'à la surface. L'Angleterre
armait contre l'Espagne. Nos traités de famille avec l'Espagne nous faisaient
une loi d'armer nous-mêmes nos escadres pour la défendre. Les ressentiments
de la guerre pour l'indépendance des Etats-Unis d'Amérique couvaient entre
l'Angleterre et nous. Tout gouvernement qui aurait laissé notre alliée
l'Espagne impunément assaillie sur la mer et sur ses côtes par la marine
britannique aurait évidemment forfait à la sécurité, à l'honneur et à la
passion de la France. Le roi,
à qui la constitution n'avait encore rien flué pour des circonstances de
cette nature, agit en roi d'après ses anciennes attributions royales. Il
ordonna des armements et des mouvements d'escadres. Son ministre des affaires
étrangères, M. de Montmorin, esprit juste et fin, qui sentait l'occasion
favorable pour consacrer par un précédent la plus haute des attributions du
pouvoir exécutif, la saisit avec habileté. Se sentant fort de toutes les
traditions du pouvoir royal, de la nécessité, de l'urgence, de l'assentiment
de la nation aux mesures belliqueuses, et de l'appui secret de Mirabeau, dont
une parole en matière si douteuse pesait d'un poids décisif sur l'Assemblée,
M. de Montmorin rédigea un message par lequel il demandait, conformément aux
lois de finance, un subside pour armer quatorze bâtiments de guerre. L'Assemblée,
surprise par un tel message, vota sans soupçon le subside. Nul ne s'opposait
à l'armement ; mais un principe et une intrigue étaient cachés sous le
chiffre. Le parti des Lameth et des Barnave, secrètement informé du message
par des indiscrétions subalternes, avait prémédité deux plans en un seul. En
élevant sur cet incident un conflit entre la nation et le roi, ce parti
voulait achever d'arracher au roi les derniers vestiges de la souveraineté
pour en faire hommage aux Jacobins. Il voulait de plus placer Mirabeau, qui
écrasait les Lameth et les Barnave de sa supériorité, dans ce dilemme où le
grand orateur devait également périr, quelque parti qu'il prit dans la
discussion : traître à la nation s'il se prononçait pour le roi, traître au
roi s'il se prononçait pour le peuple. Tout le machiavélisme des chefs du
parti jacobin et tout le génie que la Révolution inspirait à ces envieux se
révélaient dans cette tactique du parti des Lameth et des Barnave. Alexandre
de Lameth la fit éclater avec une apparence de spontanéité en demandant si la
constitution avait statué sur le droit de paix et de guerre, dévolu au roi ou
réservé à la nation. XXIII. Cette
seule question soulevait en réalité, avec celle de la prérogative royale, la
question de la révolution, celle de la république et de la monarchie, celle
de la délégation ou de l'exercice par soi-même du pouvoir le plus haut et le
plus périlleux pour la nation. Les deux mots de Lameth déchirèrent le voile
qui cachait jusque-là tant de mystères à l'Assemblée, et jetèrent les esprits
dans un abîme de réflexions et de doutes. Au
fond, pour une monarchie, la question était insoluble : le droit de paix et
de guerre était la limite où le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif,
que la constitution prétendait diviser, se rencontraient ; et ils s'y
confondaient dans une telle indivisible métaphysique d'attributions, que les
diviser était rationnellement impossible, et que ne pas les diviser, c'était
ou livrer le pouvoir exécutif au pouvoir législatif, ou livrer le pouvoir
législatif au pouvoir exécutif et la nation à la merci d'un roi. L'Assemblée,
si elle voulait rester monarchique, aurait dû écarter cette définition
indéfinissable qu'on lui demandait, et si elle voulait être républicaine,
elle devait décréter d'un mot le droit de paix et de guerre à la nation. Mais
elle ne voulait être ni monarchique ni républicaine : elle voulait être
constitutionnelle. Les constitutions ambiguës, comme tous les dogmes qui ne
se justifient pas devant le seul raisonnement, ne peuvent vivre que de
réticences sur les articles les plus métaphysiques de leurs codes. Elles ont
leurs mystères qui s'évanouissent si on les dévoile, et qui ne peuvent se
maintenir que par le respect. Comment
déclarer en effet que le pouvoir législatif lirait, écrirait les dépêches du
ministre des affaires étrangères, apprécierait celles des cabinets étrangers,
négocierait, consentirait les alliances, discuterait les griefs, rédigerait
les traités, les dénoncerait pour les rompre, combinerait les systèmes
politiques relatifs au dehors, ferait en secret les préparatifs de défense ou
d'hostilité des ministres de la guerre et de la marine, indiquerait le but
aux flottes, le plan de campagne aux armées, accepterait ou rejetterait les trêves,
les capitulations, les armistices, sans déclarer par cela même que le pouvoir
législatif possédait et exerçait à lui seul toutes les souverainetés en
action ? Et d'un
autre côté, comment déclarer dans l'état actuel des esprits que le roi
négocierait, traiterait, romprait arbitrairement et seul avec le monde,
engagerait la nation, les frontières, les flottes, les colonies, la fortune,
le sol, le sang de ses millions de sujets ou de citoyens dans des alliances
ou dans des hostilités également meurtrières, ferait les préparatifs,
commencerait les luttes, lèverait des armées, conquerrait ou céderait des
villes, des places, des provinces, sans déclarer du même mot que le roi était
tout, et que la nation, à la merci de ses caprices, de ses trahisons ou de
ses erreurs, n'était que le jouet de sa propre constitution Voilà
cependant ce que l'Assemblée, sous l'impulsion du parti des Barnave et des
Lameth, prenait l'engagement de décider en acceptant l'impossible discussion
du droit de paix et de guerre. Les Lameth s'y jetaient avec la conscience de
ses périls, mais avec la résolution d'entraîner la vaine ombre de monarchie
jusqu'à la réalité de la république. Barnave s'y préparait en sophiste
éloquent, aveugle sur les conséquences de son triomphe, mais heureux
d'écraser à force de popularité et de vigueur de raisonnement le, grand
athlète que l'on montrait à la jeunesse comme la victime certaine de ce
combat. Il avait préparé d'irréfutables discours. On a vu par ce que nous
venons d'indiquer que les arguments ne manquaient pas plus aux logiciens que
le talent à l'orateur. Mirabeau seul ne pouvait pas se servir de tous les
siens. Sa perplexité était cruelle : s'il prouvait trop en faveur de la
royauté, il dévoilait son intelligence avec la cour, et il poignardait la
constitution, son propre ouvrage ; s'il ne prouvait pas assez, il abandonnait
le roi à son malheureux sort, et son ambition périssait avec lui ; de plus il
courait à la république, et il ne pouvait plus être républicain depuis qu'il
était le stipendié d'une monarchie ; enfin, au bord de la république, il
voyait le fantôme de Lafayette, et ce fantôme le faisait reculer. Son
agitation, ses veilles, ses travaux, ses insomnies, ses discours, ses
ratures, ses billets, ses angoisses pendant les jours qui précédèrent pour
lui ta tribune dans cette discussion, attestent à la fois le désespoir de son
âme et l'énergie de son intelligence. Ses ennemis avaient visé juste : il
mourait d'avance sous le coup. XXIV. La
tribune s'ouvrit par un discours de Charles de Lameth, qui vint soutenir la
proposition de son frère, Il énuméra les calamités sans nombre que l'ambition
arbitraire des rois avait déchaînées sur leurs peuples, II osa même citer
Henri IV, le roi des préjugés populaires, qui allait, lorsqu'il mourut,
incendier l'Europe pour ravir la jeune princesse de Condé à son mari. « C'est
une calomnie ! » s'écria l'abbé Maury. « Je le prouve par tous
les témoignages historiques et par celui même de son ami Sully, » répliqua
Lameth. « Si vous déclarez que le roi peut faire la guerre, »
continua-t-il, « la constitution sera attaquée, et peut-être détruite ;
le royaume sera ensanglanté dans toutes ses parties. Si une armée se
rassemble, les mécontents qu'a faits notre justice iront s'y réfugier ; les
gens riches, car ce sont les riches qui composent le nombre des mécontents :
ils s'étaient enrichis des abus, et vous avez tari la source odieuse de leur
opulence ; les gens riches emploieront tous leurs moyens pour répandre et
pour alimenter le trouble et le désordre ; mais ils ne seront pas vainqueurs,
car s'ils ont de l'or, nous avons du fer, et nous savons nous en servir !...
» — On applaudit avec transport dans toutes les parties de la salle. Malouet
répondit en homme d'État libre de tout lien avec les deux partis qui
cherchaient non la vérité, mais la faveur publique. Il démontra froidement
que dans un gouvernement libre et représentatif, le roi, quoique justement
investi de cette attribution, était dans l'impuissance de continuer une
guerre commencée contre le vœu et l'intérêt de son peuple. Il invoqua toutes
les forces modernes de l'opinion pour attester l'impossibilité de la tyrannie
et des conquêtes. Il conclut faiblement par exiger le consentement du pouvoir
législatif aux déclarations de guerre et aux traités. Consentir, c'est
vouloir. Il livrait, en réalité, l'attribution royale après l'avoir défendue. Pétion
feuilleta l'histoire d'une main républicaine, et convainquit tous les rois de
l'Europe et Louis XVI lui-même, qu'il appela le roi citoyen, de forfaiture
aux intérêts et à la vie de leurs peuples par des guerres iniques. Il osa
flétrir la guerre d'Amérique elle-même, entreprise, dit-il, par une jalouse
rivalité avec l'Angleterre, et non pour le triomphe de la liberté sur un
nouveau monde. « Et où sera le prix proportionné, » s'écria-t-il, « aux
crimes et aux calamités d'une guerre ruineuse et meurtrière ? La tête d'un
roi répondra-t-elle des millions de vies perdues par son crime ? » Ce
discours de Péthion, qui remplit toute une séance, était le fondement de sa
renommée future. L'orateur capable d'avoir pensé le discours de Péthion
pouvait devenir un caractère équivoque, mais il ne pouvait être un esprit
médiocre. XXV. L'abbé
Maury lui succéda. Son argumentation lut intarissable, irréfutable, amère
d'évidence, sarcastique contre un droit indivisible divisé entre un pouvoir
législatif et un pouvoir exécutif qui ne peut attendre devant une guerre
imminente ou intentée. Il démontra, jusqu'à la satiété de conviction, que les
guerres étaient toujours ou des questions de politique préméditée qui
demandaient le secret dont un corps législatif était incapable, ou des
questions de péril public et d'urgence qui demandaient la promptitude et qui
ne souffraient pas la délibération, pendant laquelle la nation aurait péri
avant d'être défendue. Tout fut vain dans sa bouche. L'orateur rendait la raison
suspecte il paraissait trop royaliste pour que la vérité, même en lui, ne
parût pas une attaque ou un piège à la nation. La fin
de son discours fut l'oraison funèbre de la monarchie. Les larmes oratoires
qu'il répandit arrachèrent des larmes sincères aux royalistes et même aux
patriotes. Après avoir
opposé les souvenirs idéalisés de la paix, de la force et de la grandeur de
la patrie sous les rois à la perturbation présente, « Qu'est
aujourd'hui la France ? » s'écria l’abbé Maury. « Les
anciennes discordes civiles, la France les avait oubliées depuis deux siècles
; le trésor public était obéré, mais les Français étaient riches ; les
économies, la réforme des abus, et surtout les vertus de notre roi, nous
offraient des ressources immenses pour acquitter la dette de l'État ; tous
les genres de biens étaient, je ne dis pas possibles, mais faciles ; et les
représentants de la nation, armés d'une toute - puissance d'opinion à laquelle
rien ne résistait, s'avançaient au milieu des bénédictions universelles, pour
régénérer ce beau royaume, dont l'Europe entière semblait devoir envier
bientôt la prospérité !... « Qu'est-ce
aujourd'hui que la France ? tin triste objet de pitié pour toutes les
nations. Le palais solitaire de nos rois !... Le peuple le plus doux de
l'univers !... Je m'arrête. Je vois de loin le génie de la France, déchirant
de nos annales ces pages ensanglantées qu'il faudrait dérober à nos
descendants. Toutes les propriétés sont aujourd'hui menacées » ou méconnues ;
le brigandage est universel et impuni ; une émigration générale a dispersé
nos concitoyens et nos trésors ; des signaux alarmants de détresse s'élèvent
à la fois de toutes nos provinces ; les peuples ne veulent obéir qu'aux
décrets qui flattent leurs passions ; que dis-je ! on ose fabriquer au loin
des décrets pour commander des crimes au nom des représentants de la France !
Un peuple qui s'eut être libre oublie qu'il n'y aura jamais de liberté sans
la soumission aux lois. Plus de subordination, plus de tribunaux, plus
d'armée. 3e me trompe : douze cent mille hommes ont les armes à la main, sans
connaître, sans avoir un seul ennemi. Tous ceux qui doivent payer l'impôt
sont armés ; tous ceux qui doivent le faire payer sont désarmés. Les
insurrections ont tari la source des tributs ; la fortune publique est en
danger ; toutes les classes des citoyens s'observent avec inquiétude et
jalousie ; les classes inférieures de la société ne veulent plus admettre à
l'égalité, dans les assemblées primaires, les citoyens dont la prééminence
n'avait jamais été contestée. La religion, qui pouvait seule ramener les
hommes à cette unité de principes et d'intérêts sans laquelle il ne peut
exister aucun esprit public, voit tous ses ressorts brisés ou détendus. Tous
les anciens rapports qui liaient le puissant au faible, le riche au pauvre,
sont anéantis. « Enfin,
que deviendra la France ainsi divisée, ainsi couverte de ruines et de débris
? C'est la grande et triste question que s'adressent mutuellement tous les
citoyens dès que leurs pensées peuvent s'épancher en liberté dans les
inquiètes prévoyances des entretiens les plus intimes. Consternés du présent,
épouvantés de l'avenir, ils cherchent avec effroi une issue à tant de
calamités, et ils n'en découvrent aucune ; ils ne connaissent plus d'état
solide, plus de fortune assurée, plus d'asile inviolable, et, quand ils
lèvent les yeux vers le trône, du milieu de cette révolution qui n'a fait
encore que des victimes, ils se voient placés entre trois nouveaux désastres
dont la France est aujourd'hui menacée : je veux dire entre le despotisme du
gouvernement, l'invasion des étrangers et le démembrement des provinces du
royaume. » XXVI. Enfin,
Mirabeau, qui avait vainement attendu Barnave, et que tout le monde, amis et
ennemis, attendait, parut à la tribune. Il s'était habilement étudié depuis
huit jours à déplacer tellement la question, que son discours ne put être ni
accusé par le parti populaire ni accueilli par le parti monarchique, mais
que, tombant d'en haut comme l'éclair du génie d'un législateur, il eut, aux
yeux du peuple comme aux yeux de la cour, l'impartialité d'un dogme utile à
tous. Mais dans un temps de partis et dans une bouche suspecte, - cet effort
dépassait les forces humaines. Il y égala néanmoins son éloquence. Jamais
argumentation plus compacte ne revêtit de plus de splendeur le raisonnement,
le tissu d'idées dont chaque fil, rattaché à l'autre par la logique, forme
l'inextricable câble dont un orateur enchaîne les esprits, et où chaque chaînon
a la solidité et l'éblouissement de l'or. Cette lutte de parole entre les
grands esprits de l'Assemblée et le plus grand esprit des temps modernes fait
trop de gloire à l'esprit humain tout entier pour ne pas faire partie de
l'histoire. Il faut, malgré son étendue, la reproduire vivante à la mémoire
des hommes. Le récit, quelque détaillé qu'il fat, serait ici moins historique
que les monuments. XXVII. « Si
je prends la parole sur une matière soumise depuis cinq jours à de longs
débats, c'est seulement pour établir l'état de la question, laquelle, à mon
avis, n'a pas été posée ainsi qu'elle devait l'être. Un pressant péril dans
le moment actuel, de grands dangers dans l'avenir, ont dû exciter toute
l'attention du patriotisme ; mais l'importance de la question a aussi soit
propre danger. Les mets de guerre et de paix sonnent fortement à l'oreille,
réveillent et trompent l'imagination, excitent les passions les plus
impérieuses, la fierté, le courage, se lient aux plus grands objets, aux
victoires, aux conquêtes, au sort des empires, surtout à la liberté, surtout
4 la durée de cette constitution naissante que tous les Français ont juré de
maintenir, et lorsqu'une question de droit public se présente dans un si
imposant appareil, quelle attention ne faut-il pas avoir sur soi-même pour
concilier dans une discussion aussi grave raison froide, la profonde
méditation de l'homme d'État avec l'émotion bien excusable que doivent
inspirer les craintes qui nous environnent ! » Après
ce début rendu plus émouvant et plus dramatique par l'incertitude de son
auditoire qui attendait de lui le secours ou la défaite, les yeux de ses adversaires,
qui épiaient les mots sur ses lèvres, et le sourd murmure de l'attroupement
innombrable autour de l'enceinte qui se préparait à le porter en triomphe ou
à le vouer aux gémonies, il posa lentement sur un terrain nouveau la question
: « Ne peut-on pas, pour une des fonctions du gouvernement qui participe
à la fois à l'action et à la volonté de l'exécution et de la délibération,
faire concourir au même acte et au même but les deux pouvoirs, dont l'un
constitue la France, l'autre la sagesse de la nation ? Ne peut-on pas
attribuer concurremment le droit de faire la paix et la guerre aux deux
pouvoirs à la fois ? » Toute
la situation personnelle de l'orateur se trahissait dans ce vain effort de
conciliation de deux fonctions inconciliables, dans la paix ou dans la
guerre, qui sont 4 la fois et indissolublement délibération et action tout
ensemble. Mirabeau ouvertement monarchique aurait prodigué le droit de paix
et de guerre au prince ; Mirabeau franchement républicain l'aurait
incontestablement revendiqué pour le peuple par son représentant responsable.
Mirabeau, lié à la cour par sa corruption, au peuple par sa popularité, à la
logique par son esprit, au sophisme par sa tactique, ne voulait évidemment
faire ni pleine justice ni pleine injustice à personne : il voulait partager
la vérité et le mensonge avec un tel artifice, qu'il pare avoir bien mérité à
la fois de la monarchie et de la république. Mais, dans le courant de son
discours, la force de la vérité éclatait à chaque argument, et après avoir
jeté des hommages et des attributions sans mesure à la cause populaire, il
prodiguait les arguments à la royauté, Son discours fut donc le chef-d'œuvre
de la dialectique et de la diplomatie oratoire plus que du véritable
raisonnement. L'éloquence du moment, celle qui correspond aux passions, aux
dangers, aux embûches de la circonstance, y abondait ; l'éloquence des
siècles, la vérité absolue, y manquait. L'orateur s'y jouait sans sombrer sur
les vagues de son auditoire. L'homme d'Etat y cachait son dernier mot. Qu'y
manquait-il ? La probité de l'esprit ; elle est inséparable de celle du cœur.
Il prêtait également à la réfutation des deux côtés. Barnave pouvait le
convaincre de déception envers le peuple, Cazalès de déception envers la
monarchie. Cependant, les monarchistes l'applaudissaient avec plus d'entraînement
que les démocrates, car, en leur refusant en apparence le droit, il leur
prodiguait l'évidence. « Vous
convenez tous qu'il faut que le gouvernement puisse repousser une première
hostilité. Or qu'est-ce que repousser une première hostilité, si ce n'est
commencer la guerre ? « Je
m'arrête à cette première hypothèse pour vous en faire sentir la vérité et
les conséquences. Des vaisseaux sont envoyés pour garantir nos colonies ; des
soldats sont placés sur nos frontières. Vous convenez que ces préparatifs,
que ces moyens de défense appartiennent au roi. Or, si ces vaisseaux sont
attaqués, si ces soldats sont menacés, attendront-ils pour se défendre que le
corps législatif ait approuvé ou improuvé la guerre ? Non, sans doute. Eh
bien ! par cela seul, la guerre existe, et la nécessité en a donné le signal.
De là je conclus que dans presque tous les cas il ne peut y avoir de
délibération à prendre que pour savoir si la guerre doit être continuée. « Mais
quoi, direz-vous, le corps législatif n'aura-t-il pas toujours le pouvoir
d'empêcher le commencement de la guerre ? Non, car c'est comme si vous
demandiez s'il est un moyen d'empêcher qu'une nation voisine ne nous attaque,
et quel moyen prendriez-vous ? « Ne
ferez-vous aucuns préparatifs ? Vous ne repousserez point les hostilités,
mais vous les souffrirez. L'état de guerre sera le même. « Chargerez-vous
le corps législatif des préparatifs de défense ? Vous n'empêcherez pas pour
cela l'agression ; et comment concilierez-vous cette action du pouvoir
législatif avec celle du pouvoir exécutif ? « Forcerez-vous
le pouvoir exécutif de vous notifier ses moindres préparatifs, ses moindres
démarches ? Vous violerez par cela seul toutes les règles de la prudence.
L'ennemi, connaissant toutes vos précautions, toutes vos mesures, les
déjouera ; vous rendrez les préparatifs inutiles : autant vaudrait-il n'en
point ordonner. « Bornerez-vous
l'étendue des préparatifs ? Mais le pouvez-vous avec tous les points de
contact qui vous lient à l'Europe, à l'Inde, à l'Amérique, à tout le globe ?
Mais ne faut-il pas que vos préparatifs soient dans la proportion de ceux des
États voisins ? Mais les hostilités commencent-elles moins entre deux
vaisseaux qu'entre deux escadres ? L'état permanent de la marine et de
l'armée ne suffirait-t-il pas au besoin pour commencer la guerre ? Mais ne
serez-vous pas forcés d'accorder chaque année une certaine somme pour les
armements imprévus ?... « Lorsque
la guerre est commencée, il n'est plus au pouvoir d'une nation de faire la
paix. L'ordre même du corps législatif de faire retirer les troupes
arrêterait-il l'ennemi ?... » Après
avoir convaincu pendant une inépuisable série d'hypothèses la nation
d'impuissance dans les fonctions qu'elle prétendait s'attribuer, il
démontrait que le droit suprême de faire verser ou d'étancher le sang des
peuples n'était pas plus garanti dans une assemblée populaire que dans le
conseil d'un roi. « Je
vous le demande à vous-mêmes, » dit-il, « sera-t-on mieux assuré de
n'avoir que des guerres justes, équitables, si l'on délègue à une assemblée
de sept cents personnes l'exercice du droit de faire la guerre ? Avez-vous
prévu jusqu'où l'exaltation du courage et d'une fausse dignité pourraient porter
et justifier l'imprudence ? Nous avons en- tendu un de nos orateurs vous
proposer, si l'Angleterre faisait à l'Espagne une guerre injuste, de franchir
sur-le-champ les mers, de renverser une nation sur l'autre, de jouer dans
Londres même, avec ces fiers Anglais, au dernier écu, au dernier homme, et
nous avons tous applaudi !... Voyez les assemblées politiques, c'est toujours
sous l'empire de la passion qu'elles ont décrété la guerre. « Vous
le connaissez tous, ce trait d'un matelot anglais qui fit décider la guerre
en 1740. Quand lei Espagnols, dit-il, m'ayant mutilé, me présentèrent
la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie.
C'était un homme bien éloquent que ce matelot ; mais la guerre qu'il alluma
n'était ni juste ni politique : ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la
voulaient ; l'émotion d'une assemblée, quoique moins nombreuse et plus
assouplie que la nôtre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en décida. « Il
est un autre genre de danger qui n'est propre qu'au corps législatif dans
l'exercice du droit de la paix et de la guerre : c'est qu'un tel corps ne
peut être soumis à aucune espèce de responsabilité. Je sais bien qu'une
victime est un faible dédommagement d'une guerre injuste ; mais quand je
parle de responsabilité, je ne parle pas de vengeance. Ce ministre que vous
supposez ne devoir se conduire que d'après son caprice, un jugement l'attend,
sa tête sera le prix de son imprudence. Vous avez eu des Louvois sous le
despotisme ; en aurez-vous encore sous le régime de la liberté ? « On
parle du frein de l'opinion publique pour les représentants de la nation ;
mais l'opinion publique, souvent égarée, même par des sentiments dignes
d'éloges, ne servira qu'à les séduire ; mais l'opinion publique ne va pas
atteindre séparément chaque membre d'une grande assemblée. « Ce
Romain qui, portant la guerre dans le pli de sa toge, menaçait de secouer en
la déroulant tous les fléaux de la guerre, celui-là devait sentir toute
l'importance de sa mission ; il était seul, il tenait dans ses mains une
grande destinée, il portait la terreur ; mais le sénat nombreux qui
l'envoyait au milieu d'une discussion orageuse et passionnée avait-il éprouvé
ce salutaire effroi que la guerre doit inspirer ? On vous l'a déjà dit, voyez
les peuples libres : c'est par les guerres les plus ambitieuses, les plus
iniques et les plus barbares qu'ils se sont toujours signalés. » XXVIII. Averti
par les murmures du parti populaire, il prend un élan d'inspiration dans la
vérité. « Notre
constitution n'est point encore affermie ; on peut nous susciter une guerre
pour avoir le prétexte de déployer une grande force et de la tourner bientôt
contre nous... Eh bien, ne négligeons pas ces craintes, mais distinguons le
moment présent des effets durables d'une constitution, et ne rendez pas
éternelles les dispositions provisoires que la circonstance extraordinaire
d'une grande convention nationale pourra vous suggérer. Mais si vous portez
les défiances du présent dans l'avenir, prenez garde qu'à force d'exagérer
les craintes, nous ne rendions les préservatifs pires que les maux, et qu'au
lieu d'unir les citoyens par la liberté, nous ne les divisions en deux partis
toujours prêts à conspirer l'un contre l'autre. Si à chaque pas on nous
menace de la résurrection du despotisme écrasé, si l'on nous oppose sans
cesse les dangers d'une très petite partie de la force publique, malgré
plusieurs millions d'hommes armés pour la constitution, quel autre moyen nous
reste-t-il ? Périssons dans ce moment qu'on ébranle les voûtes de ce temple !
et mourons aujourd'hui libres, si nous devons être esclaves demain ! » Il
réfute ensuite, en quelques rapides illuminations, les objections prévues par
lui contre son système du concours des deux pouvoirs à un même acte qu'il a
lui-même montré indivisible. « On objecte enfin, » dit-il, « une
si grande autorité donnée à un citoyen. Je vous le demande encore, »
répond-il aux pensées contraires à l'autorité monarchique, « ne
transportez-vous pas précisément là, aux monarchies, l'inconvénient des
républiques ? Car c'est surtout dans les États populaires que de tels suces
sont à craindre. C'est parmi les nations qui n'avaient point de rois que ces succès
ont fait des rois. C'est pour Carthage, c'est pour Rome, que des citoyens
tels qu'Annibal et César étaient dangereux. Tarissez l'ambition ; faites
qu'un roi n'ait à regretter que ce que la loi ne peut accorder ; faites de la
magistrature du monarque ce qu'elle doit être, et ne craignez plus qu'un roi
rebelle, abdiquant lui - même sa couronne, s'expose à courir de la victoire à
l’échafaud ! » A ces
mots, ce même d'Espréménil qui rachetait sa violence factieuse entre le roi
quand il était l'insolent tribun du vieux parlement, par une violence égale
contre les partisans d'une liberté plébéienne, s'insurge contre l'orateur et
demande qu'il soit rappelé au respect des trônes. Les fanatiques de la droite
s'associent, par leurs battements de mains, à l'indignation de d'Espréménil ;
la gauche soutient l'orateur que l'ingratitude des monarchistes lui rejette. Mirabeau
regarde d'un air menaçant la droite, et reconquiert d'un mot hardi la faveur
qu'il a perdue dans le parti populaire. « Je
me garderai bien de répondre à l'inculpation de mauvaise foi qui m'est faite ;
vous avez tous entendu ma supposition d'un roi despote et révolté, qui vient
avec une armée de Français conquérir la place des tyrans. Or, un roi dans ce
cas, n'est plus un roi... « Il
serait difficile et inutile de continuer une discussion déjà bien longue au
milieu d'applaudissements et d'improbations également exagérés, également
injustes. J'ai parlé, parce que j'ai cru le devoir dans une occasion aussi
importante. « Je
ne dois à cette assemblée que ce que je crois la vérité, et je l'ai dite. Je
l'ai dite assez fortement peut-être quand je parlais contre les puissants :
je serais indigne des fonctions qui me sont imposées ; je serais indigne
d'être compté parmi les amis de la liberté si je dissimulais ma pensée quand
je penche pour un parti mitoyen entre l'opinion de ceux que j'aime et que
j'honore, et l'avis des hommes qui ont montré le plus de dissentiment avec
moi depuis le commencement de cette assemblée. » Il
termine enfin avec une modestie feinte qui semble implorer l'indulgence de la
nation, et s'excuse de son génie insuffisant à une telle tâche. « Je
vais vous lire mon projet de décret, » dit-il. « Il n'est pas bon ;
un décret sur le droit de la paix et de la guerre ne sera jamais complet, ne
sera jamais véritablement le code moral du droit des gens, qu'alors que vous
aurez constitutionnellement organisé l'armée, la flotte, les finances, vos
gardes nationales et vos colonies. Il est donc bien médiocre, mon projet de
décret ; je désire vivement qu'on le perfectionne, je désire qu'on en propose
un meilleur. Je ne chercherai pas à dissimuler le sentiment de défiance avec
lequel je vous l'apporte ; je ne cacherai pas même mon profond regret que
l'homme qui a posé les bases de la constitution et qui a le plus contribué à
votre grand ouvrage, que l'homme -qui a révélé au monde les véritables
principes du gouvernement représentatif, se condamnant lui-même à un silence
que je déplore, que je trouve coupable, à quelque point que ses immenses
services aient été méconnus ; que l'abbé Sieyès !... je lui demande pardon,
je le nomme... ne vienne pas poser lui-même dans sa constitution un des plus
grands ressorts de l'ordre social. J'en ai d'autant plus de douleur,
qu'écrasé d'un travail trop au-dessus de mes forces intellectuelles, sans
cesse ravi au recueillement et à la méditation, qui sont les premières puissances
de l'homme, je n'avais pas porté mon esprit sur cette question, accoutumé que
j'étais à me reposer sur ce grand penseur de l'achèvement de son ouvrage. Je
l'ai pressé, conjuré, supplié au nom de l'amitié dont il m'honore, au nom de
l'amour de la patrie, ce sentiment bien autrement énergique et sacré, de nous
doter de ses idées, de ne pas laisser cette lacune dans la constitution. Il
m'a refusé ; je vous le dénonce. Je vous conjure à mon tour d'obtenir son
avis, qui ne doit pas être un secret ; d'arracher enfin au découragement un
homme dont je regarde le silence et l'inaction comme 13 une calamité
publique. « Après
ces aveux, de la candeur desquels vous me saurez gré du moins, voulez-vous me
dispenser de lire mon projet de décret ? J'en serai reconnaissant. (On dit de
toute part : Lisez ! lisez !) Vous voulez que je le lise ? Souvenez-vous que je
n'ai fait que vous obéir, et que j'ai eu le courage de vous déplaire pour
vous servir. » Le
projet de décret mixte et spécieux, mais en réalité impraticable, masquait la
question sans la résoudre ; mais le discours, qui avait merveilleusement
répondu à l'embarras de la nation, déchirée entre deux vérités : l'une
monarchique, l'autre républicaine, et qui ne voulait se décider ni pour l'une
ni pour l'autre, retentit dans la France et dans l'Europe comme l'oracle de
l'Etat. Quant à l'éloquence, elle élève Mirabeau au-dessus du regard de
l'enthousiasme. Nul, excepté Barnave, ne semblait capable d'aller le
combattre si haut ; mais l'envie, qui rampe chez les hommes médiocres, a
aussi des ailes chez les hommes supérieurs. Barnave le lendemain, encouragé
par les Lameth et par le parti populaire, et fort du terrain solide de la
démocratie qu'on lui avait laissé, osa corps à corps s'attaquer à Mirabeau.
Barnave avait pour lui la raison s'il avait été républicain, mais comme
sophiste constitutionnel, il avait encore la faveur populaire. Il s'éleva
dans ce discours à la hauteur de la vérité et de la popularité réunies pour
lui faire un triomphe. Ce jour seul lui valut la renommée d'un siècle parmi
les orateurs. C'est une gloire de rivaliser seulement une heure les hommes
immortels. XXIX. Sans
perdre ses forces et sa taille dans une lutte d'idées, de considérations et
de passions aveu un homme qui rapetissait tout ce qui se mesurait à lui,
Barnave prit un à un les articles du projet de décret de son adversaire, et
les convainquit aisément d'impraticabilité et d'impuissance. A l'exemple des
polémistes et des juristes, il répondit à la création par la critique, ce
triomphe des esprits de second ordre sur les esprits généralisateurs, mais
cette critique impitoyable fut partout vivifiée par le bon sens et par
l'élocution. Après cette critique victorieuse dans la bouche d'un
républicain, Barnave soutint qu'un cabinet de ministres était aussi
susceptible d'entraînement qu'une assemblée. « Enfin, » dit-il, « tout
sollicite le corps législatif de conserver la paix, tandis que les intérêts
les plus puissants des ministres engagent à entreprendre la guerre. Vainement
on oppose la responsabilité et le refus des impôts, et dans le cas où le roi lui-même
irait à la tête de ses troupes, on propose d'autoriser le corps législatif à
rassembler les milices nationales : la responsabilité ne s'applique qu'à des
crimes ; la responsabilité est absolument impossible autant que dure la
guerre au succès de laquelle est nécessairement lié le ministre qui l'a
commencée. Ce n'est pas alors qu'on cherche à exercer contre lui la
responsabilité. Est-elle nécessaire quand la guerre est terminée, lorsque la
fortune » publique est diminuée ? Lorsque vos concitoyens et vos frères
auront péri, â quoi servira la mort d'un ministre ? « Sans
doute elle présentera aux nations un grand exemple de justice ; mais vous
rendra-t-elle ce que vous aurez perdu ? Non-seulement la responsabilité est
impossible en cas de guerre, mais chacun sait qu'une entreprise de guerre est
une entreprise banale pour échapper à une responsabilité déjà encourue
lorsqu'un déficit est encore ignoré. Le ministre déclare la guerre pour
couvrir, par des dépenses simulées, le fruit de ses déprédations. L'expérience
du peuple a prouvé que le meilleur moyen que puisse prendre un ministre
habile pour ensevelir ses crimes est de les faire pardonner par des
triomphes. On en trouverait des exemples ailleurs que chez nous ; il n'y
avait point de responsabilité quand nous étions esclaves. J'en cite un seul ;
je le prends chez le peuple le plus libre qui ait existé. « Périclès
entreprit la guerre du Péloponnèse quand il se vit dans l'impossibilité de
rendre ses comptes. Voilà la responsabilité. Le moyen du refus des subsides
est tellement jugé et décrié dans cette assemblée, que je crois inutile de
m'en occuper ; je dirai seulement que l'expérience l'a démontré inutile en
Angleterre. Mais il n'y a pas de comparaison à cet égard entre l'Angleterre
et nous ; l'indépendance nationale est mise à couvert et protégée par la nature
: il ne faut à l'Angleterre qu'une flotte. Vous avez des voisins puissants,
il vous faut une armée. Refuser des subsides, ce ne serait pas cesser la
guerre, ce serait cesser de se défendre, ce serait mettre les frontières à la
merci de l'ennemi. » Enfin,
prenant sa péroraison dans sa haine et dans la haine de ses amis contre celui
qui les effaçait depuis trop longtemps devant la nation pour qu'on pût les
voir, et dirigeant contre. Mirabeau les allusions les plus transparentes,
cette arme des contre-coups qui ne frappe qu'en ricochant ceux qu'elle n'ose
frapper en face, « Consultez, »
s'écria Barnave, « consultez aujourd'hui l'opinion publique ; vous
verrez d'un côté des hommes qui espèrent s'avancer dans les armées, parvenir
à gérer les affaires étrangères, les hommes qui sont liés avec les ministres
et leurs agents : voilà les partisans du système qui consiste à donner au
roi, c'est-à-dire aux ministres, ce droit terrible ; mais vous n'y verrez pas
le peuple, le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui trouve
son bonheur et son existence dans l'existence commune, dans le bonheur
commun. Les vrais citoyens, les vrais amis de la liberté n'ont donc aucune
incertitude ; consultez-les, ils vous diront : Donnez au roi tout ce qui peut
faire sa gloire et sa grandeur ; qu'il commande seul, qu'il dispose de nos
armées, qu'il nous défende quand la nation l'aura voulu ; mais n'affligez pas
son cœur en lui confiant le droit terrible de nous entraîner dans une guerre,
de faire couler le sang avec abondance, de perpétuer ce système de rivalité,
d'inimitié réciproque. Ce système, faux et perfide, offre-t-il moins de
danger dans les ministres ? Combien plus aisément ils se laisseraient entraîner
par l'enthousiasme des passions, et même par la corruption ! Est-il un seul
de ces dangers qui ne soit plus grand dans la personne des ministres que dans
l'Assemblée nationale ? Contestera-t-on qu'il soit plus facile de corrompre
le conseil du roi que sept cent vingt personnes élues par le peuple ? Je
pourrais continuer cette comparaison entre les législatures et le ministre
unique qui guide les délibérations du conseil, soit dans le danger des
passions, des ressentiments, soit par des motifs d'intérêt personnel. « Il
arrivera peut-e2tre que la législature pourra s'égarer ; mais elle reviendra,
parois que son opinion sera celle de la nation. Au lieu que le ministre
s'égarera presque toujours, pane que ses intérêts ne sont les mêmes que ceux
de la nation. Le gouvernement dont il est agent est pour la guerre, et par
conséquent opposé aux intérêts de la nation. Il est de l'intérêt d'un
ministre qu'on déclare la guerre, parce qu'alors on est forcé de lui
attribuer le maniement des subsides immenses dont on a besoin, parce qu'alors
son autorité est augmentée sans mesure, parce qu'il crée des commissions et
nomme à une multitude d'emplois ; il conduit la nation à préférer la gloire
des conquêtes à la liberté ; il change le caractère des peuples et les
dispose à l'esclavage ; c'est par la guerre surtout qu'il change le caractère
et les principes des soldats. Les braves militaires qui disputent aujourd'hui
de patriotisme avec les citoyens rapporteraient un esprit bien différent
s'ils avaient suivi un roi conquérant, un de ces héros de l'histoire, qui
sont presque toujours des fléaux pour les nations. « Les
vrais amis de la liberté refuseront de conférer au gouvernement ce droit
funeste, non-seulement pour les Français, =lis encore pour les autres
nations, qui doivent tôt ou tard imiter notre exemple. » Après
ces perdes, qui dénonçaient Mirabeau et ses amis, Barnave lut son projet de
décret, qui, en réservant le droit de paix et de guerre au peuple, exposait
la nation devant une conquête autant que celui de Mirabeau l'exposait devant
une tyrannie. Mais toutes les mésestimes, tous les soupçons, toutes les
envies, toutes les rancunes, toutes les impopularités, toutes le joies
malignes de la médiocrité, heureuses de faire écrouler le génie, accumulées
ce jour-là centre Mirabeau, semblèrent s'entendre pour faire à Barnave le
triomphe de toutes les infériorités, de toutes les jalousies et de tous les
vices que les différents partis d'une assemblée couvent avant de les laisser
éclater dans leur sein. Le
jeune orateur fut porté des bras de ses amis dans les bras du peuple ; les
couronnes de conte pleuvaient sur en tête, pendant que Mirabeau, échappent à
peine aux huées de la multitude, qui n'accusait pas son génie, mais sa
perfidie, entendait retentir autour de lui les Voix des clients publics qui
hurlaient le titre d'un pamphlet publié le matin contre lui, et intitulé : La
grande trahison du ceinte de Mirabeau ! Ainsi
sont les peuples, qui ne pardonnent pas la vérité à leur tribun. Mirabeau
était anéanti dès ce jour-là, s'il n'eût pas été Mirabeau. XXX. Mais la
nuit et le jour suivant recueillirent ses forces, et l'extrémité du péril
évoqua dans cette indomptable nature l'extrémité du génie. Il obtint du temps
ce que Cazalès et les Lameth voulaient lui ravir ; il s'enferma avec ses
rédacteurs, ses pensées, ses passions, ses terreurs, son courage ; il se fit
apporter le discours, encore palpitant de l'accent de Barnave dans ses
oreilles, et le reprenant aussi article par article, il composa d'un seul
accès de fièvre et d'une seule insomnie la plus sereine et en même temps la
plus foudroyante réplique que la tribune moderne entendit jamais. Le début
seul lui manquait ; il le trouva au pied de la tribune. Pendant qu'il s'y
promenait en feignant d'écouter Chapelier, mais en roulant dans sa tête ses
périodes, un de ses collègues l'aborda, et lui dit à l'oreille : « Montez,
et souvenez-vous cette fois, quand vous serez là-haut, qu'il n'y a qu'un pas
du Capitole à la roche Tarpéienne — Merci, » répondit Mirabeau ; « je
cherchais un mot, vous me l'avez donné » et il monta. Ecoutons. « Messieurs, »
dit-il, avec un front cicatrisé par sa défaite de l'avant-veille et avec cet
accent désespéré qui veut le triomphe ou la mort, « c'est quelque chose
sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d'avancer nettement sur quoi
on est d'accord et sur quoi l'on diffère. « Les
discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations
calomnieuses, les inculpations forcenées, les haines de la rivalité, les machinations
de l'intrigue et de la malveillance. On répand, depuis huit jours, que la
section de l'Assemblée nationale qui veut le concours de la volonté royale
dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre, est parricide de la
liberté publique ; on répand les bruits de perfidie, de corruption ; on
invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On
dirait qu'on ne peut sans crime avoir deux avis dans une des questions les
plus délicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une
étrange manie, c'est un déplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les
uns contre les autres des hommes qu'un même but, un sentiment indestructible
devrait, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher,
toujours réunir ; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilité de
l'amour-propre au culte de la pairie, et se livrent les uns les autres aux
préventions populaires ! Et moi aussi on voulait, il y a peu de jours, me
porter en triomphe, et maintenant on crie dans les rues : LA GRANDE
TRAHISON DU COMTE DE MIRABEAU... « Je
n'avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu'il est peu de distance du
Capitole à la roche Tarpéienne, mais l'homme qui Combat pour la raison, pour
la patrie, ne se tient pas si aisément pour Celui qui a la conscience d'avoir
bien mérité de son pays et surtout de lui être encore utile ; celui que ne
rassasie pas une vaine célébrité et qui dédaigne les succès d'un jour pour la
véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité qui veut faire le bien
public, indépendamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, cet
homme porte avec lui la récompense de ses services' le charme de ses peines
et le prix de ses dangers ; il ne doit attendre sa moisson sa destinée' la
seule qui l'intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge
incorruptible qui fait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis
huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon
discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes
au moment où elles sont renversées ou d'être le vil stipendié des hommes que
je n'ai cessé de combattre ; qu'ils dénoncent comme un ennemi de la
révolution celui qui peut-être n'y a pas été inutile, et qui, cette
révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa
sûreté ; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui depuis vingt
ans combat toutes les oppressions, et qui parlait aux Français de liberté, de
constitution, de résistance, lorsque ses vils calomniateurs suçaient le lait
des cours et vivaient de tous les préjugés dominants. « Que
m’importe ! ces coups de bas en haut ne m'arrêteront pas dans ma
carrière. Je leur dirai : Répondez si vous pouvez ; calomniez ensuite tant
que » vous voudrez. Je rentre donc dans la lice armé de mes seuls principes
et de la fermeté de ma conscience. Je vais poser à mon tour le véritable
point de la difficulté avec toute la netteté dont je suis capable, et je prie
tous ceux de mes adversaires qui ne m'entendront pas de m'arrêter afin que je
m'exprime plus clairement, car je suis décidé à déjouer les reproches tant
répétés d'évasion, de subtilité, d'entortillage, et s'il ne tient qu'à moi,
cette journée dévoilera le secret de nos loyautés respectives. « M.
Barnave m'a fait l'honneur de ne répondre qu'à moi ; j'aurai pour son talent
le même égard qu'il mérite à plus juste titre, et je vais à mon tour
essayer de le réfuter. » Après
ce splendide éblouissement, que l'âme comprimée de Mirabeau répandait eu
éclatant de douleur, de force et d'ironie sur son piédestal, ii pulvérise
article par article le projet de Barnave, faisant rejaillir, en les foulant
aux pieds, tour à tour avec évidence ou avec dédain, les inconséquences, les
arguties, les néants dont le projet était plein ; et l'examinant du point de
vue d'une constitution monarchique, il n'en subsistait pas un vestige après
un quart d'heure de cette analyse. Puis, laissant là cette poussière
d'arguments et prenant l'homme dans ses bras pour l'arracher de terre et le
livrer de plus haut encore à la vue et à la compassion des véritables hommes
d'Etat, « Il
me semble, » dit-il, « messieurs, que le point de la difficulté est
enfin complètement connu, et que M. Barnave n'a point du tout abordé la question.
Ce serait un triomphe trop facile maintenant que de le poursuivre dans les
détails, où, s'il a fait voir du talent, il n'a jamais montré la moindre
connaissance d'homme d'Etat ni des affaires humaines. Il a déclamé contre les
maux que peuvent faire et qu'ont faits les rois, et il s'est bien gardé de
remarquer que dans notre constitution le monarque ne peut plus désormais être
despote ni rien faire arbitrairement, et il s'est bien gardé surtout de
parler des mouvements populaires... « Il
a cité Périclès faisant la guerre pour ne pas rendre ses comptes. Ne
semblerait-il pas, à l'entendre, que Périclès ait été un roi ou un ministre
despotique ? Périclès était un homme qui, sachant flatter les passions
populaires et se faire applaudir à propos, en sortant de la tribune, par ses
largesses ou celles de ses amis, a entraîné à la guerre du Péloponnèse... Qui
? L'Assemblée nationale d'Athènes. » Il
abandonne Barnave ; il le ressaisit encore ; il l'abandonne de nouveau, et ne
s'adressant plus qu'à l'assemblée de la nation et au temps, seul tribunal
digne de lui, il termine par cette compassion, dédaigneuse sublimité du
mépris, qui s'apitoye sur ce qu'il a vaincu : « Il
est plus que temps, » dit-il d'une voix fatiguée de triomphe, « de
terminer ces longs débats. Désormais j'espère qu'on ne dissimulera plus le
vrai point de la difficulté. Je veux le concours du pouvoir exécutif à
l'expression de la volonté générale en fait de paix et de guerre, comme la
constitution le lui a attribué dans toutes les parties déjà fixées de notre
système social. Mes adversaires ne le veulent pas. Je veux que la
surveillance de l'un des délégués du peuple ne l'abandonne pas dans les opérations
les plus importantes de la politique, et mes adversaires veulent que l'un des
délégués possède exclusivement la faculté du droit terrible de la guerre,
comme si, lors même que le pouvoir exécutif serait étranger à la confection
de la volonté générale, nous avions à délibérer sur le seul fait de la
déclaration de la guerre, et que l'exercice de ce droit n'entraînât pas une
série d'opérations mixtes où l'action et la volonté se pressent et se
confondent « Voilà
la ligne qui nous sépare. Si je me trompe, encore une fois, que mon
adversaire m'arrête, ou plutôt qu'il substitue dans son décret, à ces mots : Le
corps législatif, ceux-ci : Le pouvoir législatif, c'est-à-dire un acte
émané des représentants de la nation et sanctionné par le roi, et nous sommes
parfaitement d'accord, sinon dans la pratique, du moins dans la théorie ; et
nous verrons alors si mon décret ne réalise pas mieux que tout autre cette
théorie. « On
vous a proposé de juger la question par le parallèle de ceux qui soutiennent
l'affirmative et la négative ; on vous a dit que vous verriez d'un côté des
hommes qui espèrent s'avancer dans les armées ou parvenir à gérer les
affaires étrangères, des hommes qui sont liés avec les ministres et leurs
agents ; de l'autre le citoyen paisible, vertueux, ignoré, sans ambition, qui
trouve son bonheur et son existence dans l'existence, dans le bonheur commun. « Je
ne suivrai pas cet exemple, Je ne crois pas qu'il soit plus conforme aux
convenances de la politique qu'aux principes de la morale d'affiler le
poignard dont on ne saurait blesser ses rivaux sans en ressentir bientôt sur
son propre sein les atteintes. Je ne crois pas que les hommes qui doivent
servir la cause publique en véritables frères d'armes aient bonne grâce à se
combattre en vils gladiateurs, à lutter d'imputations et d'intrigues, et non
de lumières et de talents, à chercher dans la ruine et la dépression les uns
des autres de coupables succès, des trophées d'un jour, nuisibles à tous et
même à la gloire. Mais je vous dirai parmi ceux qui soutiennent ma doctrine,
vous compterez tous les hommes modérés qui ne croient pas que la sagesse soit
dans les extrêmes, ni que le courage de démolir ne doive jamais faire place à
celui de reconstruire ; vous compterez la plupart de ces énergiques citoyens
qui, au commencement des états généraux — c'est ainsi que s'appelait alors
cette Convention nationale, encore garrottée dans les langes de la liberté —,
foulèrent aux pieds tant de préjugés, bravèrent tant de périls, déjouèrent
tant de résistances pour passer au sein des communes, à qui ce dévouement
donna les encouragements et la force (pli ont vraiment opéré votre révolution
glorieuse ; vous y verrez ces tribuns du peuple que la nation comptera
longtemps encore, malgré les glapissements de l'envieuse médiocrité, au
nombre des libérateurs de la patrie ; vous y verrez des hommes dont le nom
désarme la calomnie et dont les libellistes les plus effrénés n'ont pas
essayé de ternir la réputation, ni d'hommes privés ni d'hommes publies ; des
hommes enfin qui, sans tache, sans intérêt, sans crainte, s'honoreront
jusqu'au tombeau de leurs amis et de les ennemis ! » Mirabeau
était monté homme à la tribune, il en redescendit demi-dieu ; il avait vaincu
plus que le talent, il avait vaincu les préventions, la haine, l'envie, la
médiocrité. Barnave et les Lameth se turent : la France n'avait plus
d'oreilles pour rien écouter, plus d'admiration à prêter à personne. Mirabeau
s'était sacré de ses propres mains du droit de la nature. L'antiquité elle-même
n'avait pas parlé de plus haut aux siècles. On passa à la discussion du
projet de Mirabeau. Elle fut confuse, obscure, souvent contradictoire, pleine
de subterfuges, demandant des concessions des deux côtés qui en atténuaient
le sens ; ce fut un traité de paix, une négociation à la tribune plus qu'une
loi, où chacun affecta de se dire et de se croire vainqueur. Il n'en sortit
rien de praticable qu'une misérable transaction entre deux principes qui ne
pouvaient se partager sans se détruire. Lafayette
profita d'un article en discussion pour appuyer, avec une insistance qui
n'était pas sans vertu, l'opinion de son rival. La popularité, ce jour-là,
n'était pas du côté de Mirabeau, Lafayette en avait conquis beaucoup en
servant l'envie des Lameth et de Barnave. Il convenait à son honnêteté de ne
pas jeter un germe d'anarchie de plus dans la contestation ; il pouvait
convenir aussi à sa situation dominante entre le roi et le peuple, de
maintenir dans les mains du roi cette prérogative armée dont il était bien
sûr que le roi ne pouvait disposer sans lui. « Dans
un moment, » dit-il, « où l'on tâche de persuader au peuple que
ceux-là seuls sont ses vrais amis qui adoptent tel décret, j'ai cru qu'il
convenait que l'opinion différente fût nettement prononcée par un homme à qui
quelque expérience et quelques travaux dans la carrière de la liberté ont
donné le droit d'avoir un avis. J'ai cru ne pouvoir mieux payer la dette que
j'ai contractée envers le peuple qu'en ne sacrifiant pas à la popularité d'un
jour l'avis que je crois lui être le plus utile. « J'ai
voulu, » ajouta-t-il, « en déposant cette courte allocution sur la
tribune, que ce peu de mots fût écrit pour ne pas livrer aux insinuations de
la calomnie le grand devoir que je remplis envers le peuple, à qui ma vie
entière est consacrée ! » L'immense
majorité de l'Assemblée applaudit à cet acte de patriotisme qui préférait
l'intérêt du peuple à sa passion. XXXI. Mais
l'envie, que Mirabeau avait écrasée pour un jour, ne dédaigna pas les plus
puériles vengeances d'amour-propre pour faire expier à l'orateur son
triomphe. Les
Lameth et Barnave publièrent, quelques jours après la séance, un pamphlet
dans lequel la réplique de Mirabeau était insérée sur deux colonnes, face à
face, l'une des colonnes contenant le texte du discours tel que Mirabeau
l'avait écrit et déposé sur la tribune en redescendant, l'autre colonne
contenant la même réplique telle qu'il l'avait fait imprimer le lendemain
dans ses journaux, avec les changements, les corrections, les polissures que
la réflexion ajoute toujours à la parole. Ils voulaient prouver ainsi deux
choses, l'une que Mirabeau n'avait pas improvisé son éloquence, l'autre qu'il
avait modifié sciemment les termes de son décret, en le rapprochant de leur
propre décret à eux, pour paraître avoir vaincu là où il n'avait que
transigé. Ces deux accusations étaient vraies, mais elles étaient mesquines.
Mirabeau lui-même se glorifiait de ne jamais porter à la tribune que des
discours respectueusement prémédités pour le public et pour lui-même. Et
quant aux légers changements de rédaction dans les articles de son décret,
pour les rapprocher du sens de ses adversaires, ce n'était pas une vaine
victoire d'amour-propre, c'était le salut du pays que devaient se disputer
les orateurs. Cette chicane des Lameth et des Jacobins envenima de plus en
plus la haine entre ses rivaux et lui. Le
caractère de Mirabeau ne se prêtait cependant pas à la haine : nul ne rendait
plus de justice et souvent plus d'hommage à ses rivaux. « Ce jeune
homme, » disait-il en parlant de Barnave, « est un jeune arbre qui
grandit pour devenir un mât de vaisseau ! » Mais Barnave n'avait pas reçu de
la nature une Aine plus grande que son talent. Il y avait en lui trop
d'efforts pour qu'il eût la grâce et la force. «
Barnave, » dit un des témoins de ce temps, le plus impartial entre ces deux
hommes, Dumont (de Genève),
« Barnave logeait dans la même maison que nous à Versailles. Je n'aurais
pu me lier avec lui, même quand il n'aurait pas été dans la faction Lameth,
ennemie de Mirabeau ; il avait un amour-propre irritable, un air jaloux et
colère, une présomption révoltante, mais beaucoup de talent pour la
discussion quand il se fut un peu exercé, car dans les commencements il était
prolixe jusqu'à l'ennui. C'est un des hommes qui se mûrissaient et dont le
développement fut rapide. Sa jalousie contre Mounier, son codéputé, l'avait
séparé de lui autant que ses principes révolutionnaires, » ajoute-t-il. « Je
voyais assez souvent Péthion sans deviner le rôle qu'il jouerait un jour. Il avait
l'embonpoint d'un homme indolent et l'allure d'un assez bon homme ; mais il
était vain et se regardait comme le premier orateur, parce qu'il improvisait
toujours comme Barnave. Peu d'esprit, rien de saillant, aucune force
d'expression ni de pensée. « J'avais
connu Target l'année précédente, mais il était devenu si important depuis
qu'il était membre de la grande Assemblée, que je me perdis à ses yeux dans
la nullité la plus complète, et après avoir essuyé une ou deux fois ses
grands airs boursouflés, je ne fus pas tenté d'y revenir. C'était de lui dont
on disait qu'il s'était noyé dans son talent les grands mots l'étouffaient.
Mon amour-propre s'est un peu vengé de ses dédains dans le journal de
Mirabeau par quelques plaisanteries, mais il en aurait fallu bien d'autres
pour faire la ponction à son éloquence hydropique. « J'ai
causé deux fois avec Robespierre : il avait un aspect sinistre, il ne
regardait point en face, il avait dans les yeux un clignotement continuel et
pénible. Une fois qu'il était question d'une affaire relative à Genève, il me
demanda quelques éclaircissements, et je le pressais de prendre la parole ;
il me dit qu'il avait une timidité d'enfant, qu'il tremblait toujours en
s'approchant de la tribune, et qu'il ne se sentait plus au moment où il
commençait à parler. » Ces
coups de pinceau donnés par une main étrangère sont la ressemblance vraie des
portraits que la postérité cherche dans l'histoire. Celui de la grande figure
de ce temps, Mirabeau, acquiert des traits et des couleurs de plus sous ta
main de ce témoin et de ce confident de sa domesticité. « Mirabeau, »
dit-il, « avait quitté alors son hôtel garni, et s'était logé à la
Chaussée-d'Antin, dans une maison qu'il décora comme un boudoir. Son goût
pour le luxe n'avait jamais pu se satisfaire dans les circonstances étroites
où il avait vécu. Mais il aimait le plaisir et le faste, les meubles
élégants, une table somptueuse, une compagnie assidue et nombreuse. Il ne
faut pas s'imaginer cependant que notre société intime, composée de
Champfort, conseiller, de Nume de Pellenc, son secrétaire, de Penchaud, de
Clavières, de Duroveray, de Reybaz, tous, à l'exception de Pellenc, Génevois
comme moi, fût toujours tranquille. J'avais souvent à réconcilier Mirabeau et
ses collaborateurs dans des querelles de vivacité où ils se reprochaient
mutuellement leur négligence dans le travail ou les défauts de leur
caractère. Une maîtresse jeune, belle, impérieuse et avide, madame Lejay,
femme d'un libraire du Palais-Royal, avait succédé dans le cœur de Mirabeau à
cette charmante Hollandaise, madame de Néhéra, qu'il avait délaissée, et dont
il élevait dans la maison un fils âgé de six ans. Madame Lejay publiait le Courrier
de Provence, journal dirigé par Mirabeau, par Duroveray et par Dumont.
Mirabeau lui avait remis sa part de bénéfice dans cette entreprise à la fois
politique et lucrative. Des différends s'élevèrent sur les parts d'émoluments
entre madame Lejay et, les collaborateurs de Mirabeau. Dominé souverainement
par cette femme, Mirabeau tremblait devant l'énergie de son caractère plus
qu'il n'était asservi par sa beauté. Il subissait à regret le joug de cette
maîtresse impérieuse ; souvent révolté, toujours reconquis, les colères et
les exigences de cette liaison agitaient et égaraient sa vie. « Après
l'abolition des titres de noblesse, il avait continué à porter le sien. Le
peuple même, fier de l'aristocratie de son idole, lui donnait le titre de
comté et lui pardonnait son faste. « — Mirabeau est bien mal conseillé, »
disait Dumont à Clavières, en étalant ainsi son opulence récente et suspecte
: on dirait qu'il a peur de passer pour un honnête homme ! » Il souffrait
souvent de ses excès de travail et de plaisir ; il s'en plaignait à ses amis.
« — Si je croyais au poison, » leur disait-il, « je ne
douterais pas que je suis empoisonné. Je me sens dépérir ; je me consume à
petit feu. » — Je lui fis observer, » ajoute Dumont, « que son genre de vie
aurait tué depuis 'longtemps tout homme moins robuste que lui. Pas un moment
de repos depuis sept heures du matin jusqu'à dix ou onze heures du soir :
conversations continuelles, agitations d'esprit et de toutes les passions,
régime imprudent, excès de table — c'est-à-dire d'aliments succulents, car il
était modéré dans l'usage des liqueurs —. « Il faudrait que vous fussiez
une salamandre, » lui disais-je, « pour vivre dans ce feu dévorant
sans vous consumer. » Il faisait alors des projets de retraite, comme en
font tous les hommes d'État, tous les ambitieux dans leurs moments de fatigue
et d'ennui. L'échauffement de son sang se manifestait à cette époque par des ophtalmies.
Je l’ai vu, depuis qu'il était président, se faire appliquer des sangsues
dans l'intervalle de la séance du matin à celle du soir, et se rendre à
l'Assemblée le cou enveloppé de linges pour étancher les restes de son sang. « Quand
nous nous quittâmes, il m'embrassa avec une émotion que je ne lui avais
jamais vue. « Je mourrai à la peine, mon bon ami, me dit-il, nous ne
nous reverrons peut-être pas. Quand je ne serai plus, on saura ce que je
valais. Les malheurs que j'ai arrêtés fondront de toutes parts sur la France
: cette faction criminelle, qui tremble devant moi, n'aura plus de frein. Je
n'ai devant les yeux que des prophéties de malheurs. Ah ! mon ami, que nous
avions raison quand nous avons voulu, dès le commencement, empêcher les
communes de se déclarer Assemblée nationale ! C'est là l'origine du mal.
Depuis qu'ils ont remporté cette victoire, ils n'ont cessé de s'en montrer
indignes... ils ont voulu gouverner le roi au lieu de gouverner par lui ;
mais bientôt ce ne sera ni eux ni lui qui gouverneront : une vile faction de
démagogues (les Jacobins)
les dominera tous et couvrira la France d'horreurs !... » « A
la tribune, il était impassible. Ceux qui l'ont vu savent que les flots
roulaient autour de lui sans l'émouvoir, et que même il restait maitre de ses
passions au milieu de toutes les injures. Je me souviens de l'avoir entendu
prononcer un rapport sur la ville de Marseille : chaque mot était interrompu
de la part du côté droit par des injures ; il entendait autour de lui
retentir les mots de calomniateur, de menteur, d'assassin, de scélérat, de
toute l'éloquence des halles. Il s'arrêta un moment, et s'adressant aux plus
furieux, d'une voix mielleuse, J'attends, messieurs, que ces aménités soient
épuisées. » Et il continua tranquillement comme si on lui eût fait
l'accueil le plus favorable. Il ne se crut jamais provoqué au point d'oublier
les bienséances oratoires. Mais ce qui lui manquait comme orateur politique,
c'était l'art de la discussion dans les matières qui l'exigeaient ; il ne
savait pas embrasser une suite de raisonnements et de preuves ; il ne savait
pas réfuter avec méthode : aussi était-il réduit à abandonner des motions
importantes lors- qu'il avait lu son discours, et, après une entrée
brillante, il disparaissait et laissait le champ à ses adversaires. Barnave
était plus armé de dialectique et suivait pied à pied les raisonnements de
ses antagonistes, mais il n'avait point d'imagination, de coloris, de traits,
ni par conséquent de véritable éloquence. Comme on faisait un jour le
parallèle de ses talents didactiques et des talents oratoires de Mirabeau,
quelqu'un dit : a Comment pouvez-vous comparer cet espalier artificiel à un
arbre en plein vent qui se déploie dans toute sa beauté naturelle ? » Il est
sûr que ces deux hommes n'étaient pas de la même trempe ; mais Mirabeau
sentait bien son côté faible, et un jour qu'il avait parlé dans ce genre de
réfutation avec peu de succès, il nous disait : « — Je vois bien que
pour improviser sur une question, il faut commencer par la bien savoir. » « La
voix de Mirabeau était pleine, mâle et sonore ; elle remplissait l'oreille et
la flattait. Toujours soutenue, mais flexible, il se faisait aussi bien
entendre en la baissant qu'en l'élevant ; il pouvait parcourir toutes les
notes, et prononçait les finales avec tant de soin, qu'on ne perdait jamais
les derniers mots. Sa manière ordinaire était un peu traînante ; il
commençait avec quelque embarras, hésitait souvent, de manière à exciter
l'intérêt ; on le voyait, pour ainsi dire, chercher l'expression la plus
convenable, écarter, choisir, peser les termes, jusqu'à ce qu'il se fût animé
et que les soufflets de la forge fussent en fonction. Dans les moments les
plus impétueux, le sentiment qui lui faisait appuyer sur les mots pour en
exprimer la force l'empêchait d'être rapide. Il avait un grand mépris pour la
volubilité française et la fausse chaleur, qu'il appelait les tonnerres et
les tempêtes de l'Opéra. Il n'a jamais perdu la gravité d'un sénateur, et son
défaut était peut-être, à son début, un peu d'apprêt et de prétention ; il
relevait la tête avec trop d'orgueil et marquait quelquefois son dédain
jusqu'à l'insolence. Ce qui est incroyable, c'est qu'on lui faisait parvenir
au pied de la tribune, ou à la tribune même, de petits billets au crayon — comme
il s'en écrivait un nombre infini dans l'Assemblée —, et qu'il avait l'art de
lire ces mots tout en parlant et de les introduire dans son discours. « Il
se sentait beau dans sa laideur ; il étalait avec orgueil, il contemplait
dans sa glace, en préparant ses harangues, son buste, sa grosseur, ses traits
fortement marqués et criblés de petite vérole. « On ne connaît pas, »
disait-il, « toute la puissance de ma laideur ; » et cette laideur, il
la croyait très belle. Sa toilette était fort soignée ; il portait une énorme
chevelure, artistement arrangée, et qui augmentait le volume de sa tête.
« Quand je secoue, » disait-il, « ma terrible hure, il n'y a
personne qui osât m'interrompre... » Il se plaçait très volontiers devant une
large glace et se regardait parler avec beaucoup de plaisir, parlant la tête
en arrière et équarrissant ses épaules. Il avait ce tic des hommes vains que
le son de leur nom frappe avec plaisir et qui aiment à le répéter eux-mêmes. « Mais
en cherchant le trait caractéristique de son génie, je le trouve, après une
longue réflexion, dans la sagacité politique, dans la prévoyance des
événements, dans la connaissance des hommes, qu'il m'a paru posséder à un
degré plus rare et plus éminent que toutes les autres qualités de l'esprit.
Il laissait loin derrière lui à cet égard les plus distingués de ses
collègues. Il y a des moments où il disait qu'il se sentait prophète, et il
semblait en effet qu'il avait des inspirations de l'avenir. On ne le croyait
pas parce qu'on ne voyait pas aussi loin que lui, a parce qu'on attribuait
souvent son chagrin à son amour-propre ; mais je sais que dans le temps mène
où il augurait le plus mal de la monarchie, il avait la plus haute idée des
destinées de la nation dans l'avenir. « Il
disait de Necker que c'était le pygmée de la révolution. Mallebranche,
ajoutait-il, voyait tout en Dieu, Necker voit tout en Necker ! Il appelait
d'Espréménil Crispin-Catilina ; Lafayette, Cromwell-Grandisson,
ou Gilles-César. Comme Voltaire, il donnait, par le rapprochement de
deux noms qui contrastent, la double signification de la prétention et de
l'impuissance d'un homme vivant ; il frappait des médailles de ridicule pour
les mettre en circulation contre ceux qu'il n'estimait pas ou qu'il estimait assez
pour les craindre. Il ne pouvait souffrir les éloges décernés aux hommes
médiocres. Ces éloges lui paraissaient des larcins aux hommes à qui
appartenait légitimement la vraie gloire. On a élevé des doutes sur sa
bravoure personnelle, dit encore Dumont. Sa jeunesse prouvait que ces doutes
étaient des calomnies. Mais il avait pris très sagement la résolution de
refuser tout combat singulier pendant le cours de l'Assemblée nationale. Nos
ennemis, disait-il, trouveront autant de spadassins qu'ils voudront, et
pourront se débarrasser par des duels de tout ce qui leur fait ombrage, car
enfin, quand j'en tuerais dix, je succomberais au onzième. Il était toujours
armé de pistolets, et ses domestiques l'étaient comme lui. Il craignait
souvent d'être assassiné. Il était adoré de ses serviteurs. Très recherché
dans sa toilette, il la prolongeait par mille badinages avec ses valets de
chambre. Il lisait peu et très rapidement ; il discernait d'un coup d'œil ce
qu'il y avait de neuf ou d'intéressant dans des milliers de pages ; il
écrivait beaucoup d'une main rapide et d'un trait serré ; les écrits de sa
main ressemblent à des signes hiéroglyphiques. « Les
copies de ses manuscrits et de ses discours se faisaient dans sa maison avec
une promptitude qui ne satisfaisait pas encore son impatience : on les
recopiait dix ou douze fois de suite pour arriver à la beauté du style qu'il
cherchait à donner à ses harangues. Ses heures étaient dévorées par le
public, qui obsédait sa porte. Ses levers étaient ceux d'un prince ; ils
commençaient à sept heures du matin et continuaient jusqu'à l'heure où il se
rendait à l'Assemblée ; même alors, ses escaliers, sa cour ; le seuil de sa
maison, la rue, étaient remplis de groupes rassemblés par l'admiration et par
la curiosité. Pour le peuple, il sentait en lui d'instinct la royauté de
l'intelligence humaine et le seul vrai génie de la révolution et de la
patrie. » FIN DU TROISIÈME VOLUME
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