HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME TROISIÈME

 

LIVRE ONZIÈME.

 

 

I.

Mirabeau, avec moins de raison et de talent, combattit dans la seconde séance de novembre la division de la France en quatre-vingts départements. Il proposait de supprimer les cantons et les communes, et de former cent vingt départements, centre unique de la vie administrative et de la politique du royaume. Son esprit aristocratique se révoltait en lui contre l’effacement complet de ces anciennes divisions d'États où l'aristocratie .de race conservait ses racines. Il voulait conserver les traces de ces États en les subdivisant seulement en départements exclusivement formés des démembrements de la même province. Le décret qu'il proposa à la suite de son discours tomba devant la volonté de la France de n'être plus que la France partout.

Alexandre de Lameth demanda, dans le même esprit d'unité de la justice, la substitution immédiate d'une jurisprudence et d'une magistrature uniformes aux parlements, dont le sort encore suspendu suspendait l'action de la justice.

« Je sais, » dit-il, « je n'ai point oublié les importants services que nous ont rendus les parlements. Je sais que si, dans l'origine, la puissance royale leur a dû son agrandissement, on les a vus depuis, dans plus d'une occasion, lui prescrire des limites, et souvent combattre avec énergie, et presque toujours avec succès, les efforts du despotisme ministériel. Je sais qu'on les a vus, lors- que l'autorité l'emportait, soutenir avec fermeté des persécutions obtenues par leur courage. Je sais que dans ces derniers temps surtout ils ont repoussé avec force les coupables projets qui devaient anéantir entièrement notre liberté. Mais la reconnaissance, qui, dans les hommes privés, peut aller jusqu'à sacrifier ses intérêts, ne saurait autoriser les représentants de, la nation à compromettre ceint qui leur sont confiés, et nous ne pouvons-nous le dissimuler, messieurs, tant que les parlements conserveront leur ancienne existence, les amis de la liberté ne seront pas sans crainte, et ses ennemis sans espérance. »

Les parlements pouvaient-ils résister, faibles, impopulaires, odieux, au mouvement qui avait emporté la noblesse et le clergé ?

« S'il est vrai, » dit Thouret, « que l'esprit de corps et d'intérêt dont ils ne peuvent se dépouiller ne peut s'allier avec l'esprit public, l'Assemblée a le droit de les détruire comme corps et comme tribunaux. Ils ne peuvent s'encadrer dans la constitution que vous devez faire. »

Le roi, résolu à tout subir, même ce qui répugnait le plus à ses principes, sanctionna sans objection la vente des biens du clergé. La violence qui lui avait été faite à Versailles lui paraissait une excuse suffisante de cette sanction envers l'Église. Envers les constituants, elle attestait son obéissance aux inspirations de l'Assemblée. Envers les royalistes et les catholiques, elle attestait sa servitude. Il ne pouvait que gagner ainsi à cette sanction, devant les uns l'estime, devant les autres la compassion. Le clergé inférieur jouissait en secret de cet abaissement des grands de son ordre, qui l'humiliaient de leur orgueil et de leurs richesses.

Les votes des curés de campagne et les nombreuses pétitions des moines pour la suppression de leurs maisons monastiques l'attestent. Quant à la révolte du haut clergé, propriétaire des immenses revenus de leurs évêchés et de leurs bénéfices, cette révolte, en se répandant eu plaintes et en griefs contre l'Assemblée, ne pouvait que tourner au profit du roi. Son plan à cette époque était de décréditer l'Assemblée en lui cédant, et de faire regretter le pouvoir royal par les excès du pouvoir populaire. Le jour même de la sanction du décret qui expropriait l'Église, l'évêque de Clermont et ses collègues s'efforcèrent d'intéresser la cause de la religion à celle des prêtres et des moines. Ils dénoncèrent à l'Assemblée un Catéchisme du genre humain qui sapait les dogmes du christianisme. L'Assemblée, par l'organe de Chapelier, se borna à renvoyer avec dédain le libelle au comité des rapports, en affirmant qu'il était moins coupable et moins insurrectionnel que le mandement de l'évêque de Tréguier. Mirabeau dénonça dans cette séance l'inertie du gouvernement, qui ne faisait ni absoudre ni punir les auteurs des troubles de Marseille, incarcérés par l'ancienne municipalité. Il s'efforça de semer les soupçons contre les juges, afin de paraître innocenter les coupables et de retremper sa force en Provence dans le parti radical à Marseille.

« Le temps n'est pas loin, » s’écria-t-il, « où je dénoncerai les coupables auteurs des maux qui désolent la Provence, et le parlement, qu'un proverbe trivial a rangs parmi les fléaux de ce pays, et les municipalités dévorantes, qui, peu jalouses du bonheur du peuple, ne sont occupées depuis des siècles qu'à multiplier ses chaînes ou à dissiper le fruit de ses sueurs. Les ministres cherchent-ils donc encore des détours, ou voudraient-ils rendre vos décrets nuls par les lenteurs qu'ils apporteraient à leur exécution ? Je ne sais que penser de ces coupables délais ; mais ce que personne de nous ne peut ignorer, c'est qu'il est impossible à relever, cet empire écrasé par trois siècles d'abus, si le pouvoir exécutif suit une autre ligne que la nation, s'il est l'ennemi du corps législatif au lieu d'en être l'auxiliaire, et si des parlements auxquels il faudra bien apprendre qu'ils ne sont rien dans l'Etat osent encore lutter contre la volonté publique, dont nous sommes seuls les organes. »

Les Lameth et leur parti, profitant de cette apostrophe de Mirabeau qui semblait annoncer enfin la guerre aux ministres, firent voter par l'Assemblée la création d'un nouveau comité chargé de rendre compte journellement à l'Assemblée de la sanction et de l'exécution de ses décrets.

 

II.

L'Assemblée nationale se transporta le 9 novembre dans l'immense salle du Manège ; le roi l'avait fait adapter à l'usage de ses séances à la porte même de son palais. Cette salle ouvrait d'un côté sur la terrasse du jardin des Tuileries, de l'autre sur la rue Saint-Honoré. Les députés s'Y divisèrent, comme à Versailles et à l'archevêché, en trois camps, dont la place dans l'enceinte déclarait aux spectateurs les opinions : les révolutionnaires à gauche, les contre-révolutionnaires à droite, les impartiaux et les modérés au centre. Par une triviale allusion à la couleur des chevaux qui peuplaient quelques jours avant le Manège, le peuple appela ceux qui siégeaient à gauche les noirs, ceux qui s'asseyaient à droite les blancs, désignation générique et réciproquement injurieuse, qui servit bientôt de stigmates et d'insultes aux journaux et aux émeutes pour flétrir et pour menacer les députés. L'Assemblée, encore hésitante et retenue jusque-là dans une certaine mesure envers l'autorité royale, allait prendre au manège une autre attitude et de plus fougueux emportements. Un vote, inaperçu du public dans la séance du 7 novembre, avait rompu tout concert possible entre l'Assemblée et le roi.

 

III.

Les intrigues secrètes de Mirabeau avec Lafayette et avec la cour avaient pris, comme on l'a vu, depuis le 6 octobre, et surtout depuis la réunion de l'Assemblée à Paris, une consistance qui ressemblait à un plan. Bien que joué par Lafayette, repoussé par les Lameth, éludé par les ministres, redouté par Necker, soupçonné par les Jacobins, Mirabeau, pressé par son ambition, aveuglé par ses besoins, exalté par le sentiment de sa force personnelle, méditait la conquête du ministère et n'attendait que l'occasion de le saisir. Dans cette impatience, il s'était promis à lui-même, et il avait fait promettre à la cour, qu'il ferait admettre les ministres dans le sein de l'Assemblée pour y représenter dans les discussions la prérogative de la couronne et pour y défendre, contradictoirement avec les orateurs, les projets de lois du gouvernement. Idée simple, juste, nécessaire, qu'il empruntait au parlement d'Angleterre, et qui, dans un gouvernement monarchique et national, pouvait seule constituer ce grand et perpétuel dialogue entre le roi et le peuple d'où sort la loi à la fois populaire et monarchique.

Mais, indépendamment de cette idée politique, Mirabeau en avait une personnelle dans ce plan : c'était de démontrer par le fait l'insuffisance ou l'intériorité de Necker et des ministres ses collègues dans les luttes de tribune auxquelles il les conviait, de les subjuguer par son éloquence, de les subalterniser par la comparaison avec lui devant l'opinion et de conquérir sur eux, par droit de supériorité et d'admiration publique, le ministère qu'il convoitait de leur arracher.

 

IV.

Il crut avoir trouvé l'occasion tant désirée de présenter naturellement cette amélioration dans les rapports de l'Assemblée avec le roi, à la séance du 7 novembre. Le duc d'Aiguillon, rapporteur du comité de finance, ayant déclaré à l'Assemblée que son travail sur la situation financière du royaume n'était pas encore terminé, par suite des lenteurs qu'entraînait la communication des documents ministériels sur ces matières, Mirabeau proposa, avec une sorte d'illumination soudaine, que, pour accélérer ces communications, les ministres du roi fussent admis avec voix consultative dans l'Assemblée jusqu'au moment où la constitution leur assignerait un poste et des attributions définitives au sein du corps législatif.

À ce mot, comme si le masque fût tombé du visage de Mirabeau et que l'ombre de Richelieu eût apparu devant l'Assemblée, un cri d'étonnement et d'effroi monta de tous les bancs vers l'orateur. Cent voix demandèrent la parole pour déjouer l'ambitieux qui disait trop tôt le dernier mot de sa destinée : les royalistes, par ressentiment contre le tribun qui avait ébranlé le trône et foudroyé l'aristocratie ; les membres du clergé, par vengeance contre le spoliateur de leurs richesses et contre l'apôtre de la liberté de conscience ; les amis de Necker, par crainte de l'homme d'Etat qui menaçait d'effacer bientôt leur idole ; ceux de Lafayette, par le désir d'asservir à jamais à ce général un ministère faible, subalterne et complaisant ; les Lameth, les Barnave et leurs partisans, par soupçon avéré pour eux de la connivence de Mirabeau avec la cour, et par jalousie d'une supériorité de talent dont la supériorité de fonction ferait une tyrannie morale ; enfin les Péthion, les Lanjuinais, les Robespierre, les radicaux de l'Assemblée, par dédain des faveurs de la cour, qu'ils brûlaient d'attester aux yeux du peuple par un vote éclatant de vertu. Tous ces partis, tous ces hommes, toutes ces rivalités, toutes ces vertus mêmes n'eurent qu'une voix pour étouffer celle de Mirabeau. Lanjuinais, montrant à ses collègues le danger de mettre dans la même main le pouvoir et le génie, et citant par son nom, comme exemple de ce danger, l'orateur qui la subjuguait déjà par le despotisme de son éloquence, proposa d'interdire pour trois ans les fonctions publiques à tout membre de la représentation.

Blin demanda qu'il fût seulement interdit à tout député d'entrer au ministère pendant la durée de la session. « On a cité l'Angleterre, » dit-il. « Je la cite aussi. Souvenez-vous des maux causés à la Grande-Bretagne par ce Walpole, ministre corrupteur, qui déclarait avec tant d'audace qu'il avait sous la main le tarif des consciences de tous les membres des communes de son pays. » Mirabeau, étonné, écrasé, interdit d'une opposition si unanime, se releva par la présence d'esprit, par l'insolence et par le dédain, dernière ressource de son éloquence. Il montra clairement, dans sa réplique, aux Lameth, à Barnave, à Lanjuinais, qu'il ne se trompait pas sur les motifs qui les insurgeaient contre sa proposition. Il soutint la logique et l'utilité de son système, et il se condamna lui-même à l'ostracisme du ministère en déclarant ironiquement qu'il était prêt à voter l'exclusion demandée par les orateurs, pourvu que cette exclusion ne fût portée que contre lui-même. Cette ironie blessa l'assemblée sans changer le vote. L'homme fit échouer l'idée. On plaça dans la constitution même une infranchissable barrière entre les fonctions de ministre et la qualité de député. C'était constituer ou la servitude des ministres au seul pouvoir législatif, ou la guerre ci' vile organique entre les deux pouvoirs. De ce jour, Mirabeau, qui n'avait jusque-là que négocié, conspira contre une assemblée qui venait de saper, sous son ambition et son génie, la première et la dernière marche de sa fortune. Inutile au conseil, redouté de l'Assemblée, il ne resta grand que pour le peuple et imposant qu'à la tribune. Il y ressaisit à chaque occasion cette royauté -de la nature qu'il n'était pas au pouvoir de l'envie de lui arracher. Nous verrons de jour en jour davantage ce que cet ostracisme d'un grand homme coûta au roi, à l'Assemblée et à lui-même. Caressé par les Jacobins, dont la société, qui prenait alors le nom d'Amis de de la constitution, venait de se former à Paris sous les Lameth, les Barnave, les Robespierre, les Dupont, Mirabeau s'y livra pour avoir le plaisir d'y effacer ses rivaux dans leur propre camp. Il accepta peu de jours après la présidence de ce club.

 

V.

Paris se calmait sous l'impression du 6 octobre, sous la vigilance de Lafayette et sous la police de Bailly. Mais l'agitation s'étendait et redoublait dans les provinces. Les parlements essayaient de protester, à Rouen, à Metz, en Languedoc ; ils répandaient des proclamations incendiaires, caressant l'esprit des provinces pour tuer l'esprit national. Le peuple des villes et des campagnes répondait à ces protestations par de nouveaux soulèvements. Des colonnes mobiles partaient de Dijon, de Langres, de Châlon, de Mâcon, de Lyon, de Saint-Etienne, de Grenoble, pour visiter les châteaux suspects de donner asile aux magistrats, aux nobles, aux prêtres contre-révolutionnaires. Ces visites menaçantes forçaient des familles entières à l'émigration. A Montbrison, des femmes ameutées traînaient dans le sang le commandant de la garde nationale, M. de Rochetailler. Le drapeau rouge, déployé dans plusieurs villes en fermentation, était déchiré impunément par les séditieux. Ils trouvaient partout des complices dans la garde nationale. Un délivrait les prisonniers ; on changeait leur captivité en triomphe. En Corse, les partis s'entre-massacraient ; à Bourges, le peuple chassait les autorités royales ; à Issoudun, il refusait de payer les impôts et lapidait les percepteurs ; à Brest, à Alençon, à Pau, les soldats et les matelots insurgés épuraient, emprisonnaient, égorgeaient leurs officiers. Chaque courrier apportait une catastrophe. La rumeur d'une conspiration sourde entre la cour et les puissances étrangères, pour restaurer le despotisme, la noblesse et le clergé par les armes étrangères, entretenait la panique et la fureur dans tout le royaume. Tout était soupçon, délation, incrimination, violence. Les clubs, les journaux et les libelles les plus effrénés soufflaient tous les soirs et tous les matins le feu dans Paris. On y révélait sans cesse des complots réels ou imaginaires de la reine, des princes, des ministres, de l'émigration, contre la patrie. On était sans lois contre ces provocations impunies, et la répression même eût paru un aveu de ces crimes. Le peuple voyait partout un concert armé entre les rois pour venir, d'accord avec la reine et les princes, étouffer dans le sang des Français le foyer d'une révolution européenne.

Ces rumeurs n'avaient à cette époque d'autres fondements que quelques vaines tentatives du comte d'Artois, fugitif à Turin, pour obtenir du roi de Sardaigne, son beau-père, un corps auxiliaire de douze mille hommes, afin d'appuyer les insurrections royalistes qu'il se flattait d'exciter à Lyon et dans le Midi. L'Europe était attentive aux mouvements de la France, mais impassible et désarmée. L'opinion y retenait les cours dans l'immobilité et dans la stupeur. Les idées philosophiques de réforme religieuse, politique et sociale, pour lesquelles la France s'agitait, étaient universelles en Europe. La cause de la France révolutionnaire était alors celle de l'esprit humain. Tous les peuples se passionnaient pour le succès d'une révolution qui promettait d'émanciper le monde du joug du despotisme des aristocraties, des théocraties, contre lesquelles la philosophie moderne avait insurgé panent la pensée jusque dans les cours. Le serment du jeu de paume, le 14 juillet, la prise de la Bastille, le drapeau tricolore, l'Assemblée nationale, la garde civique, l'expropriation du clergé ; l'abolition de la féodalité, le nivellement de la noblesse, l'élévation du sujet au rang de citoyen, l'éloquence de la tribune, Mirabeau, Bailly, Lafayette, étaient des faits, des noms, des prestiges européens. Paris, dans les jours d'écroulement, avait un écho universel. Les souverains eux-mêmes étaient forcés par leurs peuples de regarder avec une sorte d'intérêt sympathique ou du moins avec une circonspection prudente les explosions successives des idées philosophiques en France. Aucun d'eux en ce moment n’eût été assez hardi pour toucher à cette arche de l'opinion ; aucun non plus n'était disposé, encore moins préparé à une croisade des trônes contre un peuple qui représentait tous les peuples.

 

VI.

Un homme d'Etat plus grand que Richelieu, car il avait conquis son autorité sur son paya par le génie et non par des crimes, dirigeait un peuple libre au lieu d'opprimer une féodalité esclave : M. Pitt, ministre plus patriote encore qu'aristocrate, gouvernait l'Angleterre. Malgré les justes ressentiments que la guerre presque civile de l'Amérique avait inspirés à l'Angleterre contre la France alliée des Américains, M. Pitt avait entrevu d'un regard d'aigle un nouveau système d'alliance européen prêt à éclore pour son pays par la naissance de la liberté en France. Il savait que si les gouvernements despotiques s'allient par des intérêts, les nations libres s'allient par des idées, et que ces dernières alliances sont plus solides, plus fécondes et plus durables que les premières, parce qu'elles commandent la paix au monde et qu'elles assurent la seule gloire véritable d'un homme d'Etat, les progrès de l'esprit humain et la prospérité réciproque des peuples amis.

Tant que la France était monarchique et constitutionnelle, l'Angleterre, représentative et libérale, était son alliée solide et permanente sur le continent. Isolée dans sa liberté comme dans ses fies, une puissance prépondérante ou une monarchie universelle en Europe pouvait fermer à l'Angleterre le monde continental et la reléguer sur les mers. Ses idées, son commerce, sa politique, étaient à la merci d'un conquérant russe, germain ou français. La tribune anglaise étouffée parlait en vain. La liberté manquait d'air et d'écho de ce côté de l'Océan. M. Pitt, esprit véritablement libéral alors, quoique depuis il ait été obligé par nos fautes et par nos excès de s'allier avec les cours absolues pour faire ou pour subir la guerre, était loin de méditer, comme on l'a faussement écrit jusqu'ici, la guerre à la révolution. L’eût-il voulu, il ne l'aurait pas osé. Il ne gouvernait que par la majorité dans le parlement, et la majorité qui lui prêtait sa force était favorable en masse aux idées qui prévalaient en France. Les libertés religieuses et les libertés politiques, dont le faisceau formait la philosophie française, étaient nées eu Angleterre bien avant que nos écrivains, nos philosophes et nos orateurs les eussent naturalisées parmi nous. L'Angleterre y reconnaissait une sorte de colonie intellectuelle de ses libres penseurs ; lever la main contre la liberté française lui eût paru en ce moment lever la main contre elle-même. Le ministère britannique qui lui aurait proposé d'étouffer le système représentatif en France serait tombé +à l'instant dans son impiété et dans son blasphème.

La Révolution française était aussi populaire à Londres qu'à Paris dans le peuple de la Grande-Bretagne. L'aristocratie seule commençait à s'alarmer des principes d'une démocratie destructive de ses préjugés et de ses privilèges. Elle craignait l'effet de l'exemple contre sa domination et ses richesses. Mais cette crainte, encore modérée, n'avait pas la puissance d'entraîner la nation et le gouvernement anglais dans des hostilités contre la France. M. Pitt et l'aristocratie du parlement lui commandaient la neutralité. Ils ne doutaient pas qu'après quelques accès d'exagération et d'anarchie démagogiques, inséparables des révolutions les plus légitimes dans la crise où elles s'accomplissaient, le bon sens et le courage, ces deux vertus organiques de la France, ne rétablissent l'équilibre et le niveau entre les éléments divers dont l'ensemble forme un peuple en société. M. Pitt ne voulait donc point la guerre, il ne la voulait même pas deux ans plus tard, en 1791, quand Dumouriez lui tendit secrètement la main de son champ de bataille de Belgique, après ses succès contre les Prussiens. Toute négociation du roi, de la reine, des émigrés pour mendier la guerre à Londres eût été reçue non-seulement comme un crime, mais comme une dérision.

 

VII.

Le génie philosophique et révolutionnaire du grand Frédéric, ce Machiavel des rois, gouvernait toujours la Prusse du fond de son tombeau. La Prusse voulait encore moins la guerre contre-révolutionnaire avec la France. La cour de Prusse et son armée, possédées d'une seule idée, dominer en Allemagne par l'intelligence et ruiner l'ascendant de l'Autriche par la popularité allemande, méditait au contraire une alliance française et anti-germanique avec la révolution quelconque qui triompherait à Paris. Cette alliance d'ambition, que la Prusse poursuivit même en 1792, avec la France républicaine, a été le rêve constant des politiques à cette cour. Chercher partout des ennemis à l'Autriche, mémo parmi les ennemis de l'Allemagne, c'est le fond de la politique de Berlin, l'héritage du grand Frédéric, politique perverse, mais nationale, d'un État qui n'a pu naître et grandir que de la rivalité et du machiavélisme contre l'Empire. La courte et faible guerre que la Prusse essaya, sans la pousser à bout, sous le duc de Brunswick, en 1792, ne fut que l'accident d'un ministre qui penchait vers l'Autriche, M. de Hartsberg, et la velléité d'un roi parvenu, fier de venger les rois. Mais, en 1789, Louis XVI, la reine, le comte d'Artois, les émigrés, auraient en vain appelé la Prusse au secours de la contre-révolution.

Catherine II, disciple de Voltaire, de d'Alembert et de Diderot, gouvernait la Russie les yeux tournés du côté de l'Orient. Le glaive à la main contre les Turcs et l'esprit tendu vers la Pologne, cette impératrice ne se serait pas laissé facilement distraire de ces grands intérêts rapprochés d'agrandissement national, pour venir faire des campagnes en France contre les idées et les maximes de ces philosophes qu'elle promulguait à Saint-Pétersbourg. Des troubles en France et en Allemagne ne pouvaient que favoriser ses desseins sur la Pologne et sur la Turquie, en occupant l'Europe occidentale pendant qu'elle s'emparerait de l'Orient. Quelques paroles et quelques gestes de chevalerie monarchique donnés par Catherine et par ses favoris aux émissaires du comte d'Artois étaient tout ce que la contre-révolution pouvait attendre de cette Sémiramis du Nord.

L'Allemagne, fédération monarchique et féodale d'Etats mal reliés par le lien de l'Empire, était lourde à remuer, lente à délibérer, tardive à agir, comme toutes les fédérations. L'esprit de ces différentes cours et de ces différentes populations était aussi divers et aussi inhérent que leurs intérêts. La liberté de la presse et d'enseignement qui y existait par la plus inaliénable des libertés, la liberté de l'usage, y avait répandu l'enthousiasme pour la révolution française. Ce fanatisme était théorique et inerte, mais il était un invincible obstacle à une ligue germanique contre la France. Le cœur de l'Allemagne battait pour notre philosophie ; ses écrivains commentaient même en les exagérant nos doctrines ; ses poètes, Klopstok, Gœthe, Schiller, chantaient nos triomphes démocratiques sur le despotisme, la théocratie et l'aristocratie. Les Allemands croyaient avoir remporté eux-mêmes les victoires populaires qu'ils célébraient dans leurs académies et dans leurs universités. L'empereur d'Autriche Joseph II, demi-grand homme assez hardi pour tout oser, trop impatient pour rien accomplir, avait médité l'émancipation de ses Etats du joug de l'Église de Rome. Prince philosophe, il voulait faire une révolution religieuse sans faire en même temps une révolution politique. Ses réformes des ordres monastiques dans ses Etats et ses schismes en action contre la papauté agitaient ses pensées et ses peuples.

La Belgique se levait avec ses patriotes fanatique et turbulents coutre l'empereur. Il voulait lui imposer ses réformes en mémo temps que la servitude. Il méprisait l'intelligence de Louis XVI et la légèreté de Marie-Antoinette, sa sœur ; il les abandonnait à leurs mauvais conseils et à leur inévitable sort. L'émigration ne recevait de lui ni estime, ni accueil, ni encouragement ; s'il devait jamais intervenir dans leur cause, c'était après qu'elle serait désespérée.

 

VIII.

L'Italie applaudissait à ses réformes anti-romaines, elle s'endormait sous ses petits souverains, vassaux de l'Empire ; elle suivait des yeux et du cœur la révolution française, comme l’apparition d'un nouveau jour qui devait se lever du haut des Alpes pour dissiper ses ténèbres et pour réveiller l'indépendance des peuples. Les pontifes seuls anathématisaient les doctrines françaises. La noblesse, les cours, les lettrés, le peuple, les prêtres même, en masse, y faisaient des vœux pour le triomphe des lumières et de la liberté en France. La cour de Piémont, de Savoie et de Sardaigne, plus asservie de tout temps aux idées du moyen âge par cette obstination des montagnes à résister à l'action des siècles, avait seule une politique contre-révolutionnaire et une armée chevaleresque à prêter aux princes de la maison de Bourbon, ses parents et ses alliés pour la cause des rois. Mais cette armée ne pouvait être qu'un contingent de la coalition des trônes, elle restait immobile derrière les Alpes. Le roi de Sardaigne la promettait toujours sans la livrer au comte d'Artois. Le moindre mouvement hostile à ce prince aurait justifié pour nous l'invasion de la Savoie ; la population de cette province, Française de langue, de mœurs et de géographie, ouvrait d'avance son cœur à la France.

 

IX.

L'Espagne seule, si elle eût été encore l'Espagne de Charles-Quint ou de Philippe II, pouvait, en descendant du haut des Pyrénées dans nos provinces du Midi, au nom du sang de Louis XIV qui coulait dans les veines de ses rois, au nom de la religion et de la monarchie, ses deux dogmes, fomenter une guerre civile dynastique et religieuse redoutable à la révolution dans la moitié de la France. Mais l'Espagne, qui avait encore un peuple héroïque, n'avait plus qu'un gouvernement énervé. Le système monacal y avait aspiré toute la puissance, toute l'énergie, toute la richesse et tout le sang de la nation. La théocratie sacerdotale y avait absorbé la royauté, et la nation y croupissait sans politique, sans marine, sans armée. La cour d'Espagne, asservie à des favoris, à des courtisans, à des confesseurs, entre la volupté et la superstition, se contentait de fermer hermétiquement ses frontières à la civilisation et de livrer les idées aux inquisiteurs. Lazaret d'un peuple contre toute contagion de la pensée moderne, une croisade contre la philosophie était un effort au—dessus de ses forces. Le fatalisme immuable du régime monacal avait succédé dans ses montagnes au fatalisme héroïque de ses Arabes musulmans. Elle était trop heureuse de languir oubliée, derrière ses Pyrénées, dans ses couvents et dans ses théâtres ; elle ne pouvait offrir à sa cause de famille en France que des processions et des supplices.

Le reste du monde ne comptait pas dans la cause des rois et des peuples.

 

X.

Telles étaient les véritables dispositions des cours de rEuro.pe et de la France en 1789 envers la révolution française ; mais le peuple de Paris les connaissait mal. Le parti de la guerre, qui fut plus tard le parti des Girondins, persuadait dans ses pamphlets, dans ses journaux et dans ses clubs à la nation, qu'une ligue naturelle et formidable de tous les rois, de toutes les noblesses, de tous les clergés, de tous les cabinets politiques de l'Europe, était formée par la communauté de haine contre la révolution, et que le roi, la reine, les princes, ayant leurs intelligences et leurs émissaires dans cette ligue, y tramaient des invasions et des parricides contre la France. Le patriotisme, passion unanime et filiale du peuple, y devinait ainsi, par ses alarmes et par ses fureurs, un des éléments les plus actifs et les plus indomptables de la liberté.

C'est au moment où ce sentiment était le plus inquiet et le plus ombrageux dans la capitale qu'une immense rumeur s'éleva tout à coup dans Paris. On répandait qu'une conspiration contre l'Assemblée et contre la France, tramée entre le comte de Provence, la reine et un Catilina royaliste nommé le marquis de Favras, venait de transpirer jusqu'au comité des recherches de la Commune ; que le marquis de Favras, tête et main de la conspiration, était arrêté par Lafayette. On ajoutait que ce conspirateur avait enrôlé une armée occulte de nobles et de stipendiés étrangers prêts à entrer dans Paris ; que le premier acte de cette invasion nocturne devait être l'assassinat de Lafayette, de Bailly, de Necker, de tous les hommes populaires, l'assaut aux Tuileries, l'enlèvement du roi, la translation du monarque au milieu de l'armée de Metz marchant contre la capitale, le blocus et l'affamement de la capitale, la proscription des députés, l'asservissement de la France à la cour, à la noblesse, au clergé, vengés par les armes de leur minorité dans la nation. On ajoutait que tous ces crimes, consentis par la reine, accomplis par ses sicaires, ronflés au comte de Provence, avaient été préparés et soldés par l'or de ce frère du roi.

 

XI.

Tout était faussé, exagéré, travesti dans cette rumeur publique bien propre à porter l'intérêt sur Lafayette et sur Bailly, à saper dans leurs bases les projets ambitieux du ministère du comte de Provence, et à nourrir des plus sanglants soupçons le nom de la reine. Voici la vérité.

Le comte de Provence, soit pour préparer les moyens de gouvernement qu'il rêvait en ce temps-là, comme on l'a vu, à la tête d'un grand ministère, soit pour avoir éventuellement dans son trésor secret les sommes nécessaires à une évasion du roi et de la reine hors de Paris, si cette évasion devenait nécessaire, voulut négocier un emprunt de quelques millions en Hollande par l'entremise du marquis de Favras.

Thomas Mahy, marquis de Favras, était un gentilhomme, Irlandais de race, dont la famille était établie à Blois. Jeune, il avait servi dans les mousquetaires, cette école de bravoure et de dissipation ; devenu plus tard colonel des Suisses de la garde du comte de Provence, il avait épousé une fille d'une maison princière de la basse Allemagne. Ses prétentions s'étant élevées avec cette fortune, il avait levé en Hollande une légion dont il s'était fait le chef pour servir l'empereur dans les troubles civils du Brabant. C'était un de ces hommes qui agitent perpétuellement leur fortune de l'agitation de leur âme, et dont le bon sens n'arrête jamais la témérité ; aventuriers de guerre, de cour et de partis, qui courent après toutes les occasions, et qui s'offrent à tous les services pour devenir importants en paraissant nécessaires. Les cours et les factions sont pleines de ces caractères serviables et dangereux pour ceux qu'ils approchent.

 

XII.

Le marquis de Favras avait, par ses antécédents, accès à la cour du comte de Provence. Sa résidence et ses relations en Hollande firent présumer au comte de la Châtre, confident intime de ce prince, que le marquis de Favras pourrait négocier mieux que tout autre, avec secret et promptitude, l'emprunt dont son maître avait besoin à Amsterdam. Peut-être confia-t-on à demi-mot à cet agent l'usage politique auquel ces millions étaient éventuellement destinés dans les intérêts du prince et du roi ; peut-être le comte de Provence lui-même laissa-t-il connaître ce négociateur les espérances d'ambition dont il se repaissait et l'appui secret dont il se flattait du côté de la reine ; peut-être aussi, ce qui est plus vraisemblable, le marquis de Favras fit-il de lui-même toutes ces conjectures, et pour exagérer son importance et sa faveur, exagéra-t-il à ses yeux comme aux yeux d'autrui sa mission.

Quoi qu'il en soit, ses confidences, ses indiscrétions, les agents obscurs et subalternes qu'il employa pour recruter dans Paris quelques stipendiés à un complot ridicule dont il se disait le ressort caché et dont il laissait entrevoir les vrais moteurs dans le prince et dans la reine, ne tardèrent pas à transpirer. Il ne s'agissait de rien moins, selon ses agents, que de réunir à Montargis, aux portes de Paris, trente mille hommes invisibles composés de quinze mille Suisses et de quinze mille Allemands recrutés, réunis dans l'ombre, concentrés au cœur de la France comme au signal d'un magicien, d'introduire cette armée dans Paris à l'insu de Paris lui-même, et d'en faire le noyau de l'armée destinée à la délivrance de la cour. La démence de l'idée, du but et du moyen absolvait d'avance le prétendu conspirateur et ses prétendus complices. C'était évidemment le rêve d'un insensé donnant à ses chimères, pour les accréditer, l'autorité d'une mission détournée de son vrai sens. Le comte de Provence était incapable de donner un corps à de pareilles imaginations ; la reine, que le prince flattait, mais qu'elle n'aimait pas, déroutait sans cesse son ambition au lieu de la favoriser : elle redoutait en lui un lieutenant général du royaume ou un régent autant qu'un ministre ; il était trop près du trône pour qu'elle songeât à lui confier la politique du règne. Les prétendus crimes médités par le prétendu triumvirat, les assassinats préalables de Bailly, royaliste alors ; de Lafayette, protecteur des jours du roi ; de Necker, dont on n'avait plus rien ni à espérer ni à craindre, étaient des attentats aussi imaginaires que le complot lui-même. Y croire était presque aussi odieux que les imaginer.

 

XIII.

Lafayette eut le tort grave de feindre d'y avoir échappé. Il laissa retentir et poursuivre ces ombres par la Commune, dans un temps où les suppositions les plus puériles passaient pour des preuves, conduisaient à l'échafaud. Il ne dédaigna pas assez comme des puérilités indignes d'un esprit sérieux la conspiration et le conspirateur. Cette affaire, sur laquelle il revient lui-même dans ses Mémoires, « obscure dans ses détails, » dit-il, « est, pour les gens instruits, fort claire sur les points principaux. Si Favras a vécu, ainsi qu'on l'assure, en aventurier, il est mort en héros de courage et de fidélité. Le comte de Provence, depuis Louis XVIII, son auguste complice, a manqué à l'un et à l'autre. »

A peine Lafayette avait-il fait arrêter Favras, qu'il envoya son aide de camp, M. de Bainville, au Luxembourg prévenir officieusement le comte de Provence de cette arrestation. « Le premier mot du comte de Provence, » écrit Lafayette, dans l'intention visible d'inculper le prince, « fut d'avouer à mon aide de camp qu'il avait soupçonné cette intrigue, et de nommer même une maison du faubourg Saint-Antoine. Sa seconde réflexion, après avoir consulté ses amis, fut d'aller à l'hôtel de ville nier le complot et renier Favras. La reine, » poursuit-il, « crut d'abord que Lafayette avait exigé cette démarche ; mais quand Lafayette eut répondu à la reine que, loin d'avoir conseillé cette démarche, il pensait au contraire qu'elle était de la part du frère du roi une grande platitude, la reine parut satisfaite. »

 

XIV.

Cette explosion et cette arrestation jetèrent le comte de Provence dans une transe d'esprit qui ne lui laissait que le choix des perplexités et des périls. Trop coupable de relations contre-révolutionnaires avec Favras pour tout nier, trop innocent de complots absurdes et sanguinaires pour tout avouer, il était jeté entre le désaveu de Favras, qui paraîtrait une lâcheté, et l'aveu des prétendus crimes de son complice, qui serait un mensonge contre lui-même et un véritable suicide de son caractère. Il ne pouvait ni justifier ni accuser le prévenu sans se perdre. Il éprouva le désir de consulter un homme consommé. Ses liaisons avec Mirabeau, un moment rompues par les tentatives de coalition entre le grand orateur et Lafayette, avaient été reprises depuis que le vote de l'Assemblée, attribué en grande partie à Lafayette, interdisait à Mirabeau le ministère pour lui-même. Il lui convenait alors de porter le comte de Provence au pouvoir, et de gouverner sous le nom de ce prince une révolution qui ne voulait pas le laisser gouverner sous son propre nom.

Le comte de Provence se hâta donc d'envoyer dans la nuit le duc de Lévis, son premier gentilhomme de la chambre, consulter Mirabeau sur la conduite qu'il avait à tenir dans cette délicate circonstance. Le duc de Lévis, que Mirabeau dans son récit appelle l'homme gris, à cause de son costume qui cachait en lui l'homme de cour, raconta tout à Mirabeau. Il n'y avait point de péril à avouer des emprunts ou des mesures ayant pour objet, ou l'avènement du prince au pouvoir, puisqu'il en était le confident, ou une évasion éventuelle du roi hors de Paris, puisqu'il conseillait lui-même cet éloignement de la capitale à la cour. « Comment nous avons manœuvré, moi et l'homme gris sous ma conduite, » écrit deux jours après Mirabeau à son ami, « est inutile à vous dire. Le résultat vous fera deviner le conseil. Le comte de Provence a envoyé chercher M. de Lafayette et lui dit devant témoins : « Monsieur de Lafayette, on répand dans Paris le billet que voici. » — C'était la rumeur écrite de la grande conspiration grossie de l'assassinat de Lafayette, de Bailly, de Necker —. « Vous avez un grand crédit dans Paris, monsieur de Lafayette ; je ne doute pas que vous ne mettiez quelque activité à détruire une calomnie dont les méchants disent que vous profitez J'irai m'en expliquer ce soir à la commune de Paris ; j'espère que vous y serez. »

 

XV.

Ces paroles, prononcées avec l'ironie masquée de fausse confiance qui caractérisait dans l'occasion l'accent du prince, disaient assez à Lafayette que la crédulité qu'il montrait pour l'accusation était une embûche entrevue par le comte de Provence, embûche dans laquelle il ne tomberait pas sans l'entraîner lui-même. Le prince le somma de l'accuser tout haut ou de le justifier par sa présence avec lui devant la Commune. Lafayette, aussi respectueux dans le palais qu'il était téméraire en insinuations dehors, ne put pas se refuser à assister le prince de sa personne à l'hôtel de ville et à lui servir en quelque sorte de caution et de patron devant le conseil. Mirabeau avait rédigé et remis au duc de Lévis le discours habilement médité que l'auguste accusé devait prononcer à la séance. Bailly, averti et favorable, avait convoqué les représentants de la Commune. Ils s'y rendirent tous, convaincus d'avance par la flatterie d'une visite d'un frère du roi qui faisait d'eux le tribunal suprême de l'opinion publique. Le prince y fut reçu avec des hommages qui écartaient de sa personne l'idée même d'une accusation.

« Messieurs, » dit le comte de Provence, « le désir de repousser la calomnie m'amène au milieu de vous. M. de Favras a été arrêté avant-hier par ordre de votre comité des recherches, et on répand aujourd'hui avec affectation que j'ai de grandes liaisons avec lui... En ma qualité de citoyen de la ville de Paris, j'ai cru devoir vous instruire moi-même des seuls rapports sous lesquels je connais M. de Favras. En 1772, il est entré dans mes gardes-suisses ; il en est sorti en 1775, et je ne lui ai pas parlé depuis cette époque. Privé depuis plusieurs mois de la jouissance de mes revenus, inquiet sur les payements que j'ai à faire au mois de janvier, j'ai désiré de satisfaire mes engagements sans être à charge au trésor public. Afin d'y parvenir, j'avais formé le projet d'aliéner des contrats pour la somme qui m'est nécessaire. L'on m'a représenté qu'il serait moins onéreux à mes finances de faire un emprunt. M. de Favras m'a été indiqué, il y a quinze jours, par M. de la Châtre, comme pouvant l'effectuer par deux banquiers, MM. Charnel et Sertorius. J'ai souscrit une obligation de deux millions, somme nécessaire pour acquitter mes engagements du commencement de l'année et payer ma maison. Et cette affaire étant purement de finance, j'ai chargé mon trésorier de la suivre. Je n'ai pas vu M. de Favras ; je ne lui ai pas écrit ; je n'ai eu aucune communication avec lui. Ce qu'il a fait, d'ailleurs, ne m'est pas seulement connu. Cependant, messieurs, j'ai appris qu'hier on répandait avec profusion dans la capitale un papier conçu en ces termes :

« Le marquis de Favras et la dame son épouse ont été arrêté le 24, place Royale, pour un plan qu'ils avaient fait de soulever trente mille hommes pour assassiner M. de Lafayette et M. le maire de la ville, et ensuite de nous couper les vivres. Monsieur, frère du roi, était à la tête. »

« Vous n'attendez pas de moi, » continua le prince, « que je m'abaisse à me justifier d'un crime aussi bas ; mais dans un temps où les calomnies les plus absurdes peuvent faire aisément confondre les meilleurs citoyens avec les ennemis de la Révolution, j'ai cru devoir au roi, à vous et à moi, d'entrer dans tous les détails que vous venez d'entendre, afin que l'opinion publique ne puisse un moment rester incertaine. Quant à mes opinions personnelles, j'en parlerai avec confiance à mes concitoyens. Depuis le jour où, dans la seconde assemblée des notables, je me suis déclaré sur la question fondamentale qui divisait encore tous les esprits, je n'ai pas cessé de croire qu'une grande révolution était prête, que le roi, par ses intentions, ses vertus et son rang suprême, devait en être le chef, puisqu'elle ne pouvait pas être avantageuse à la nation sans l'être également au monarque ; enfin, que l'autorité royale devait être le rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale la base de l'autorité royale. Que l'on cite une seule de mes actions, un seul de mes discours qui ait démenti les principes que j'ai montre, dans quelques circonstances où j'aie été placé. Le bonheur du roi et celui du peuple n'ont jamais cessé d'être l'unique objet de mes pensées et de mes vœux ; jusque-là, j'ai le droit d'être cru sur nies paroles ; je n'ai jamais changé de sentiment ni de principes, et je n'en changerai jamais. »

 

XVI.

La justification du comte de Provence, appuyée par quelques mots de Lafayette, qui promit de faire arrêter les auteurs de la calomnie contre le comte de Provence, fut reçue avec acclamation. La Commune était pressée de trouver un innocent dans un prince qui reconnaissait le pouvoir populaire, et dont les opinions habilement pondérées passaient pour fidélité à la cour et pour libéralisme dans le peuple. Il fut reconduit triomphalement à son palais du Luxembourg, lavé d'avance de toute complicité dans le procès sanglant qui allait s'ouvrir. Il se Jeta, en rentrant au Luxembourg, d'instruire l'Assemblée nationale de sa comparution devant la Commune, dans un billet également dicté par Mirabeau. Nul n'osa accuser tout haut ce que la Commune avait absous. Le procès de l'infortuné Favras, renvoyé au Châtelet, commenta sous ces auspices. Nous allons anticiper les événements de quelques semaines pour lier le supplice à l'accusation.

Mirabeau, dans sa correspondance secrète à celle date, entrevoit seul le parti odieux que les amis de Lafayette cherchaient à tirer de cette ridicule conspiration contre l'influence politique du comte de Provence et contre la sienne. « L'enfer, » écrit-il le 29 décembre, à Bruxelles, « a déchaîné toutes les calomnies et toute leur charité contre Monsieur et contre ce qui lui paraît attaché, au fur et à mesure de ses embarras. Le ciel ne verse pas sur lui ses bénignes influences. Il a la pureté d'un enfant, mais il en a la faiblesse, et il est extrêmement difficile de lui faire comprendre, seulement vingt-quatre heures, que s'il se laissait faire, il serait bientôt un second duc d'Orléans !... Hier, il écrivait à l'Assemblée nationale, pour l'aviser de sa démarche à la Commune, la lettre incluse ; elle fut très bien reçue, et les Lameth et consorts furent assez habilement déjoués dans le débat, malgré la gaucherie du duc de Lévis, qui, avec un esprit délié, fait quelquefois des balourdises. Mais l'intrigue a redoublé d'activité et d'indifférence de moyens, au point qu'on a trouvé, dans la rue, une sentinelle de la garde nationale assassinée, avec cet écriteau : « Va dans l'autre monde attendre Lafayette. » Or, vous apprendrez qu'aujourd'hui cette sentinelle se porte fort bien. Je pourrais vous citer mille traits. On s'en sert pour empêcher Monsieur d'arriver, et if n'a pas pu encore s'avouer qu'il fallait enfoncer la porte. La reine le cajole et le déjoue, le roi niaise et s'abstient, Monsieur mollit et ne se réjouit d'un succès même que comme on se félicite d'une bataille gagnée qui nécessite à faire un siège très douteux ; enfin, tout ceci est infiniment nébuleux. Il n'y a qu'une chose de clair : c'est qu'ils voudraient bien trouver, pour s'en servir, des êtres amphibies, qui, avec le talent d'un homme, eussent l’âme d'un laquais. Ce qui les perdra irrémédiablement, c'est d'avoir peur des hommes, et de transporter toujours les petites répugnances et les frêles attraits d'un autre ordre de choses dans celui où ce qu'il y a de plus fort ne l'est pas encore assez, où ils seraient très forts eux-mêmes, qu'ils auraient encore besoin, pour l'opinion, de s'entourer de gens forts.

La reine a refusé une audience au duc de Lévis. On lui a répondu qu'on rater/irait. D'un autre côté, je vous défie de peindre les excès où se porte la licence des propos et l'anarchie... Le jour des barricades, le duc de Guise était loin d'être aussi maître de Paris que Lafayette... 3e vous ai parlé de la scélérate facétie du garde national assassiné : il se porte aussi bien que vous et moi. Paris n'en retentit pas moins de fureur et de rage sur cet attentat imaginaire ou simulé, et les bandes nationales disent tout haut que s'il arrive malheur à leur général, les nobles, les évêques, le clergé, serviront d'hécatombe à cette grande victime !... Vous voyez que cet homme a du moins le talent de tenir ses gens en haleine et de se faire beaucoup de capitaines de ses gardes !... Un accès de frénésie du parti populaire va nous faire passer Lafayette pour empoisonné — car il parait que nous sommes à la dernière scène de ce drame plus ou moins filé —. Si le comte de Provence n'est pas au conseil avant, il peut être très sérieusement compromis. Que voulez-vous que j'y fasse ? Toujours réduit à conseiller, ne pouvant jamais agir, j'aurai probablement le sort de Cassandre. Je prédirai toujours vrai et je ne serai jamais cru. Ne vous fiez pas trop à Sémonville. Nous nous sommes très bien aperçus ici qu'il n'était pas et qu'il ne serait pas à nous — vous savez bien que c'est pour Lafayette qu'il travaille —. Le Lafayette devient très nébuleux. Favras ne sera jugé que dans un an. Vous voyez aussi que c'est là tenir toujours la vipère en activité pour menacer incessamment de son dard. Cet homme (Lafayette) ne craint pas et même désire à un certain point la guerre civile, qu'il aura assurément ; mais faute d'étendue dans l'esprit, il ne voit pas que supposé qu'il puisse porter son armée seulement jusqu'à Rouen, tout ce qui se passera aux frontières, et surtout aux frontières éloignées, est absolument contre lui, eût-il en capacité, en argent, en ensemble ce qu'il n'a pas et n'aura jamais ! »

On voit que Mirabeau attribuait, justement ou injustement, à Lafayette toute la joie et tout le bénéfice de l'angoisse où l'arrestation et le procès prolongé de Favras jetaient le comte de Provence. Ce jugement, cependant, fut moins ajourné que ne le supposait Mirabeau. Le parti de Lafayette, celui du comte de Provence, fa Commune, la garde nationale, le peuple, étaient également impatients d'innocenter, de frapper ou de faire disparaître un homme qui emportait les iniquités, les soupçons ou les craintes de tous.

Favras, plus extravagant que coupable, et certainement innocent des projets d'assassinat supposés, comparut peu de jours après devant ses juges. Il était inculpé seulement par deux délateurs, Harel et Turcati. Ces hommes étaient intéressés à gagner le salaire de vingt- quatre mille francs promis par l'Assemblée à ceux qui révéleraient un complot contre la nation. Un banquier, nommé Chomel, attesta les démarches faites auprès de lui pour négocier l'emprunt de deux millions, mission avouée par l'accusé et par le prince. Quant au recrutement proposé par Favras à ses agents liard et Turcati, il affirmait que ce recrutement, dont il répondait seul, n'avait pour objet que le complément de la légion qu'il levait pour sou propre compte dans le Brabant.

Le banquier Charnel affirma que les prétendus projets d'assassinat de Bailly, de Necker, de Lafayette, étaient des chimères, Il avoua que Favras lui avait parlé de rassemblements de troupes sur les frontières de Brabant et d'Allemagne, pour s'avancer jusque dans la Champagne et jusqu'à Amiens, et de projets vagues d'embaucher les gardes soldées de Lafayette pour les rattacher au roi.

Il n'y avait dans tous ces faits que de ; jactances, des tâtonnements d'esprit, des vanités de conjuré. Ils n'accusaient que des opinions contre-révolutionnaires, dont une partie de la France était coupable comme eux. Favras roulait dans sa tête plus de rêves que de crimes. La seule gravité de l'accusation était le nom du frère du roi mêlé légèrement ou indiscrètement par l'accusé à ses entretiens et à ses intrigues. C'était ce qui faisait creuser plus profondément la criminalité de Favras. On espérait trouver la reine au fond. Des rassemblements sanguinaires, dont on ne devinait pas bien les moteurs, pressaient sans cesse les murs de la prison de Favras et les portes du tribunal, demandant à grands cris sa mort ou celle de ses juges. La fureur contre lui semblait s'accroître de l'acquittement du baron de Bezenval, que le Châtelet venait d'absoudre. Le peuple consentait à perdre une de ses victimes, mais à condition qu'on lui en livrerait une autre. Favras était cette victime. La terreur des juges fut pour beaucoup dans sa condamnation l'entendit avec une intrépide résignation. Il demanda seulement à justifier sa mémoire. Il employa les dernières heures de sa captivité à écrire une révélation complète et circonstanciée de la conjuration dont il avait été l'instrument et dont il allait être la victime. Cette révélation n'a jamais été lue que par un seul homme, le lieutenant civil du Châtelet Talon. Talon, suspect d'en avoir grossi la gravité pour grossir le service qu'il voulait rendre en l'étouffant, a prétendu qu'elle contenait l'aveu de la participation complète du frère du roi aux menées de Favras.

 

XVII.

Ces encouragements du comte de Provence ne suffisant pas encore à Favras, il avait exigé que la reine, dans une entrevue, lui confirmât ses intentions. Cette entrevue n'avait pas été accordée ; mais la reine, en passant devant Favras sur la terrasse du bord de l'eau, avait prononcé certaines paroles convenues et à double sens qui ratifiaient, selon l'accusé, les instructions données par le comte de Provence. Ce subterfuge, renouvelé de la rencontre de Marie-Antoinette avec le cardinal de Rohan, dans les jardins de Versailles, n'était qu'un plagiat de mystère invraisemblable dans un temps où la reine recevait librement tout ; ceux qui avaient à l'entretenir. Favras avait été certainement dupe de sa propre imagination dans cette entrevue. La reine ne trempait en rien dans les intrigues propres à confirmer l'ambition de son beau-frère. On s'était servi de son nom pour stimuler le zèle d'un agent d'intrigue. Cet agent lui-même s'en servait peut-être pour s'exagérer à ses propres yeux son importance. Enfin, on a accusé Talon d'avoir fait insinuer le nom de la reine dans cette justification, dont il resta seul confident et le seul dépositaire, afin de se faire une arme, toujours suspendue sur la tête de la reine, de ce secret, dans l'intérêt de son ambition. Mais cette supposition odieuse se détruit par son excès. Entre l'ambition d'un courtisan et le crime d'un faussaire et d'un délateur, il y a la nature humaine qui répugne à de tels forfaits. Talon était un ambitieux, mais non un scélérat. Il pouvait profiter des aveux, mais non inventer des pièges.

 

XVIII.

Quoi qu'il en soit, Talon, qui recherchait, comme on l'a vu, la faveur de la cour, des ministres, de Lafayette, du comte de Provence, de Mirabeau, de la reine, des révolutionnaires, des contre-révolutionnaires, et qui avait, comme son ami Sémonville, la main dans toutes les manœuvres, profita de ses fonctions de lieutenant civil du Châtelet pour rendre un grand service au frère du roi. Il pénétra dans la prison de Favras, il y reçut de l'accusé la révélation écrite que nous venons de discuter. Il frémit, dit-il, en la lisant. Il témoigna au prisonnier son horreur et son effroi contre une telle délation jetée en pâture dans un pareil temps à la malignité et à la fureur publiques. C'était le poignard détourné du sein de Favras pour frapper le cœur de la reine. « Monsieur, » s'écria l'accusé, « je vais mourir, c'est évident pour moi, mais je ne veux point mourir, ou du moins mourir seul. Si on n'accorde pas ma grâce à ma révélation, je vous somme, par vos fonctions, de communiquer cette pièce au gouvernement et au tribunal. »

 

XIX.

Cette sommation de Favras, plus comminatoire que réelle, était sans doute une astuce de mourant pour arracher sa grâce au gouvernement. Talon démontra au prisonnier qu'aucune influence sur la terre ne pourrait arracher en lui sa proie à l'échafaud, sa vengeance au peuple ; qu'il périrait toujours ; mais que s'il périssait sa délation à la main, il périrait en lâche, et que s'il périssait en emportant son secret, il périrait en héros ; que le martyre du silence volontairement supporté pour sauver la famille royale vaudrait à jamais à sa mémoire la vénération des royalistes, à sa femme et à ses enfants la reconnaissance du roi ; qu'entre deux morts également inévitables, c'était à lui à choisir la mort déshonorée de la délation ou la mort immortelle du dévouement. Talon ajouta que Favras pouvait prendre un gage contre l'ingratitude des cours en laissant dans ses mains la révélation écrite qu'il venait de lui lire, et que cette révélation, représentée en temps utile par lui au comte de Provence et à la reine, assurerait à sa femme et à ses enfants le prix du sang répandu par leur époux et par leur père. Favras, fléchi par ces considérations, remit sa justification à Talon, et promit le silence devant le tribunal et devant l'échafaud.

 

XX.

Condamné le 18 février, il marcha le 19 au supplice. Un peuple immense, altéré de son sang, le suivit de ses imprécations depuis sa prison jusqu'à son échafaud. Revêtu d'une chemise rouge, portant sur sa poitrine et derrière ses épaules deux écriteaux où l'on lisait : Conspirateur contre l’Etat, on lui fit faire amende honorable devant le portail de la cathédrale. Amené lentement de là sur la place de Grève, où le conseil de la commune était rassemblé, il demanda à être conduit dans l'intérieur du palais pour révéler, disait-il, des secrets d'Etat. « Si je révélais », dit-il au juge qui assistait à l'exécution, « le nom du grand personnage qui m'a remis les cent louis mentionnés dans mon procès, serais-je sauvé ? » Le juge lui répondit non. « Eh bien, dit-il alors, je mourrai avec mon secret. »

Cependant, toujours flottant entre la tentation de sauver sa tête par quelques révélations subalternes, les seules qu'il eût réellement à faire, et la nécessité de mourir, il chercha à gagner la fin du jour et à lasser l'impatience du peuple en dictant sous les yeux des magistrats et des représentants un long testament de mort sous la forme d'un dernier interrogatoire devant ses juges. Tout ce qu'on y lit de plus grave à travers une divagation verbeuse sur ses actes, c'est qu'il s'était mis en avant comme un conseiller officieux de la cour pendant les journées d'octobre, à Versailles, et qu'il avait reçu cent louis de la main d'un grand seigneur ami du roi, pour solder des défenseurs du château. Il laissait même entrevoir, avec une secrète vanité de conspirateur, que ces cent louis devaient être un don du roi lui-même ; niais il niait toute conspiration criminelle, ou de lui-même ou par l'instigation d'un grand coupable. On voit dans ces pages funèbres l'embarras d'un mourant qui a peu de chose à dire, qui veut en dire assez pour mériter sa grâce, et qui veut se donner l'air d'en retenir beaucoup plus pour mourir, s'il faut mourir, avec le mérite apparent d'un généreux silence. Conspirateur officieux, cherchant l'importance et trouvant la mort, tel parait en réalité, à cette dernière heure comme pendant sa vie, le marquis de Favras. n'intéresse qu'au moment où il redevient homme, époux, père et mourant pour recommander sa famille, sa mémoire, sa dépouille et son âme aux hommes et à Dieu.

« Je pardonne, » dit-il en finissant, « à ce peuple que des bruits accrédités ont trompé, et qui lui font désirer en ce moment ma mort. Ce n'est qu'une vie que je rendrai un peu plus tôt à l'Être éternel qui me l'a donnée, et qui, s'il me fait grâce, m'accordera peut-être, dans sa justice, un dédommagement personnel à l'infamie du supplice qui termine mes jours.

« Je recommande ma mémoire à l’estime des honorables citoyens qui m'entendent ; j'y recommande mon épouse trop infortunée, que des adversités relatives à la religion catholique, qu'elle professe, ont éloignée du sein d'un père et d'une famille dont l'alliance ne déshonorerait pas nos rois. Je recommande deux malheureux enfants que je laisse à l'attention de ceux qui, dans quelques-unes des circonstances de leur vie, croiront pouvoir les dédommager de la perte d'un père si nécessaire à leur éducation et à leur fortune. J'ai fait cette déposition uniquement dans l'intention de me laver des taches criminelles de complot dont ma conduite cachée a pu donner lieu à suspicion.

« Une grande consolation pour moi sont les soins généreux de M. le curé de Saint-Paul, mon respectable pasteur, que j'ai appelé auprès de moi dans ces moments cruels, pour calmer les sollicitudes de mon âme. Dès qu'elle va âtre détachée de mon corps, je demande à la justice de permettre que ce dernier lui soit remis, pour qu'il reçoive la sépulture de tous les fidèles catholiques, apostoliques et romains, Dieu me faisant la grâce de mourir dans les sentiments d'un vrai chrétien, de la fidélité que je dois et que j'ai jurée à mon roi, et d'emporter avec moi l'espoir que la nouvelle constitution française rendra les peuples de cet empire aussi heureux que je le désire. J'ose prier M. le curé de Saint-Paul de réclamer mon corps dès qu'il ne sera plus que matière ; de me donner les soins de l'amitié qu'il me témoigne dans ces derniers moments, en l'honorant d'une sépulture convenable. J'ai satisfait à la justice par l'amende honorable à laquelle elle m'a condamné, et que j'ai faite devant l'église de Notre-Dame. Il appartient à tous et à chacun de commencer par lui obéir ; mais avant de remettre mon âme dans les mains de Dieu, je proteste n'avoir fait aucun projet pour emmener le roi à Péronne ni ailleurs ; n'avoir jamais prémédité la destruction de l'Assemblée nationale, et encore moins des violences envers elle ni aucun de ses membres ; n'avoir jamais eu en pensée les assassinats affreux dont on m'a inculpé, comme le projet d'attenter aux jours des trois principales tâtes de cet empire ; que je n'ai jamais voulu porter la famine dans cette ville, et que je ne conçois pas même ce qui a pu donner lieu à une inculpation si étrange. Enfin, puisqu'il faut une victime, je préfère que le sort soit tombé sur moi par préférence sur tout autre, et je suis prêt à me rendre à l'échafaud où la justice m'a condamné, afin d'y expier des crimes que je n'ai point commis, mais dont le peuple me croit coupable, après avoir élevé à Dieu la dernière de mes pensées dans ce moment si terrible qui fait frémir la nature. »

 

XXI.

Cette longue révélation, qui ne révélait que l'angoisse et l'agonie d'un mourant, n'avait lassé ni la présence ni les clameurs obstinées de la multitude. Elle craignait qu'on ne lui ravît son spectacle. La nuit descendue sur la place depuis plusieurs heures n'avait point dispersé les rassemblements. On fut obligé d'éclairer les réverbères et d'allumer des lampions sur toute la façade de l'hôtel de ville et d'illuminer même l'échafaud et jusqu'à la potence. Le curé de Saint-Paul, que le condamné avait appelé comme un dernier ami à son agonie, et le duc de la Châtre, qui y assistait comme un témoin à décharge et comme un envoyé secret du comte de Provence, le soutenaient de leur présence et de leurs consolations. Ils se flattaient et il se flattait lui-même d'un attendrissement du peuple et d'une grâce du roi nant au dernier moment suspendre les préparatifs du supplice. L'attente trompée et les vociférations toujours plus furieuses du peuple forcirent le condamné à descendre enfin à huit heures sur le perron de l'hôtel de ville. Son confesseur s'évanouit ; le duc de la Châtre resta seul debout à côté de la victime. Un jeune homme courageux, M. de Suleau, qui avait été envoyé de l'hôtel de ville au Luxembourg pour obtenir l'intervention du frère du roi auprès des ministres ou de la Commune, accourait en ce moment vers le condamné. « Eh bien ? » lui demanda en pâlissant Favras. — « Embrassez en moi l'ami de votre veuve, » lui répondit le jeune Suleau. Favras jeta un regard désespéré au duc de la Châtre et à Suleau, comme s'il leur eût reproché, comme Straffort, d'avoir entretenu et trompé ses espérances. Ce regard pénétra jusqu'à l'âme du duc de lu Châtre et s'y grava, racontait-il, comme une cicatrice de feu qui ne s'effaça jamais. ll avait fait plus que son devoir pour attester l'innocence et pour couvrir la vie du condamné. Le bourreau l'arracha de ses bras.

L'échafaud touchait au perron de l'hôtel de ville. En posant le pied sur l'échelle de la potence, Favras s'écria d'une voix éteinte, mais ferme : « Citoyens, je meurs innocent ; priez pour moi ! » On l'avait mal entendu. Le bourreau, plus ému que le mourant, lui dit en pleurant : « Criez plus haut pour qu'ils vous entendent ! — Citoyens, » reprit Favras eu donnant à sa voix l'étendue de la place, « je meurs innocent ; priez Dieu pour mon âme » Puis s'adressant avec énergie au bourreau, à qui les larmes suspendaient les mains, « Exécuteur de la justice des hommes, » lui dit-il avec solennité, « faites votre devoir ! » Son cadavre, suspendu à la potence, flotta bientôt à la clarté des illuminations sur les têtes de la multitude. De féroces applaudissements éclatèrent comme au dénouement tragique d'un drame longtemps suspendu. Les uns les attribuèrent la joie inhumaine des hommes rassemblés pour satisfaire une cruauté commune, les autres à l'empressement des complices de Favras de voir disparaître le témoin d'une conjuration dont le mystère périssait avec lui. Ces battements de mains, plus coupables que le crime et plus implacables que la peine, attristèrent ceux mêmes qui croyaient à un grand attentat. L'histoire n'y croira pas malgré les inculpations sourdes qui ont poursuivi jusque sur le trône le prince qui fut Louis XVIII. Favras avait offert des services d'opinion plus ou moins acceptés. Il les avait transformés en conspirations plus grandioses et plus criminelles. Avouer les services en désavouant la conjuration était impossible. On nia les rapports, de crainte de laisser conjecturer la complicité. Telle est dans ce drame toute la part de Louis XVIII. Favras ne fut nullement sa victime. Il fut victime de sa propre vanité, de la colère du temps, de la crédulité de Lafayette, qui vit et laissa voir un Catilina royaliste dans un aventurier de contre-révolution.

 

XXII.

La reine, injustement et odieusement accusée de concert avec cet aventurier et avec son beau-frère, fut jetée dans une douloureuse contrainte d'esprit par cette complicité supposée avec un homme qu'on croyait martyr de sa discrétion pour elle. Si elle affectait l'indifférence pour le sort de Favras, les royalistes l'accusaient d'ingratitude ; si elle témoignait de la pitié, les révolutionnaires l'accusaient de connivence. Cette contrainte de la reine se trahit le dimanche qui suivit le supplice. Elle ciblait en public ; ses amis imprudents, voulant, par une image tragique, émouvoir la pitié ou l'indignation de la cour, introduisirent dans la salle du banquet royal la veuve et l'enfant de Favras : revêtus d'habits de deuil, ils demandaient par leurs larmes la vengeance ou l'indemnité du sang paternel.

Santerre, chef de bataillon de la garde nationale du faubourg Saint-Antoine, homme déjà renommé par son animadversion contre la cour, assistait ce jour-là au dîner du roi, debout et attentif derrière le fauteuil de la reine. Les opinions et les regards de Santerre forcèrent la reine à s'observer sévèrement et à contenir son intérêt pour les victimes sur son visage et dans son cœur. Elle parut importunée de l'apparition de la veuve et de l'orphelin. La royauté en était déjà à cet excès de servitude de livrer ses partisans et de n'oser ni sauver ni plaindre ses amis. En sortant de table, Marie-Antoinette passa dans l'appartement d'une de ses confidentes, et se jetant, les mains sur les yeux, dans un fauteuil, elle s'abandonna librement à ses sentiments et à sa honte. « Il faut périr, » disait-elle, « quand on est attaquée par des gens qui réunissent tous les talents à tous les crimes, et défendue par des gens fort estimables, mais qui n'ont aucune idée juste de notre position. Ils m'ont compromise vis-à-vis des deux partis en me présentant la veuve et le fils de Favras. Libre dans mes actions, je devais prendre l'enfant d'un homme qui vient de se sacrifier pour nous, et le placer à table entre le roi et moi ; mais environnée des bourreaux qui viennent de faire périr son père, je n'ai pas même osé jeter les yeux sur lui. Les royalistes me blâmeront de n'avoir pas paru occupée de ce pauvre enfant ; les révolutionnaires seront courroucés en songeant qu'on a cru me plaire en me le présentant. »

Elle fut réduite à cacher sa main pour envoyer à madame de Favras et à son fils les consolations et les secours que leur infortune sollicitait pour eux.

 

XXIII.

Le comte de Provence, absous par la Commune, accusé de lâcheté et de trahison par les royalistes, n'osa plus désormais songer au ministère. La conspiration de Favras et le désaveu l'avaient trop incriminé aux yeux des uns, trop flétri aux yeux des autres. Lafayette et Necker cessèrent de le craindre, Mirabeau d'espérer en lui. D'odieux soupçons, envenimés par les révolutionnaires d'un côté, par les royalistes de l'autre, ne cessèrent plus de planer sur son nom. Il passa injustement pour un homme qui avait sacrifié un séide à sa lâcheté, et acheté un remplaçant à l'échafaud. Les événements l'empêchèrent de s'expliquer. Talon et Sémonville, maîtres de la justification de Favras, faisaient valoir ce mystère en leur possession, pour s'imposer en amis exigeants à la cour. On les craignait trop pour les négliger. Ils entrèrent de plus en plus dans les secrets des espérances des royalistes et dans les négociations ténébreuses de tous les partis. Hommes imposés aux uns, nécessaires aux autres, utiles ou dangereux à tous, nous les verrons bientôt diriger dans l'ombre, derrière Mirabeau, la police occulte et peu sûre de la contre-révolution.

Le secret de Talon survécut à Talon lui-même. Sa fille, madame du Cayla, à qui son père avait légué ce secret comme un gage de faveur future si jamais le comte de Provence montait sur le trône, remit en effet à ce prince devenu roi les papiers de son père et la justification si longtemps enfouie de Favras. Les charmes et l'esprit de cette femme distinguée séduisirent les yeux et le cœur du vieillard. Talon gouverna après sa mort par sa fille les dernières années du règne de Louis XVIII. Ce roi paya avec usure à sa favorite le prix de la discrétion de son père et de cette inculpation épargnée à sa mémoire. Les papiers furent brûlés par le roi et madame du Cayla dans un de leurs derniers entretiens. Nul désormais ne put savoir à quel degré le prince avait été complice, à quel degré il avait été innocent.

 

XXIV.

Paris s'apaisait sous la vigilance de Lafayette ; ce général s'efforçait avec une intrépide énergie de réprimer les séditions sanglantes qui avaient contristé les premiers mois de son commandement ; présent partout où une émotion du peuple appelait la garde nationale et la garde soldée, il arrêtait quelquefois de sa propre main les coupables. Il répondait de la capitale au roi, du roi à la capitale, de la capitale et du roi à l'Assemblée nationale, véritable inter-roi qui couvrait de son corps le travail de la constitution. Le peuple, la cour, l'Assemblée, s'accoutumaient à ne voir que lui. Il représentait tout ce qui restait encore debout en France, un ordre précaire et toujours armé pour tenir la place d'un gouvernement qui n'existait plus et d'une constitution qui n'existait pas encore. Ce moment fut l'apogée de sa fortune. Il en jouissait avec la satisfaction d'un grand citoyen qui sent que la liberté de son pays se fonde sur son propre nom et qui ne demande à sa destinée que d'achever son ouvrage et de disparaître dans la félicité publique. On retrouve dans ses lettres confidentielles à cette époque ces nobles congratulations à lui-même et l'esquisse de la vie qu'il rêvait de réaliser.

« A dix-neuf ans, » écrit-il, « je me suis consacré à la liberté des hommes et à la destruction du despotisme, autant qu'un faible individu comme moi pouvait le faire. Je suis parti pour le Nouveau-Monde, contrarié par tous et aidé par aucun. Je n'ai prisé quelques talents militaires que comme un moyen d'arriver à mon but, et soit avant, soit après que ma nation eut suivi le chemin que j'avais tracé j'ai été assez heureux pour servir la cause que j'avais embrassée.

« C'est à mon dernier voyage en Amérique que j'ai eu le plaisir de voir cette révolution complétée, et, pensant déjà à celle de France, j'ai dit, dans un discours au congrès, imprimé partout, As excepté dans la Gazette de France : Puisse cette révolution servir de leçon aux oppresseurs et d'exemple aux opprimés !...

« Ces principes, je les ai consacrés de nouveau dans mon assemblée provinciale, et j'ai fait manquer tous les abonnements, parce que ne pouvant pas me servir du ministre pour avancer la liberté, je n'ai plus songé qu'à attaquer le gouvernement. Ne pouvant pas entrer dans le parlement, j'y ai eu des amis ; je me suis joint à toutes les résistances ; je me suis servi souvent d'instruments qu'il faudra bientôt briser. J'ai tout essayé, excepté la guerre civile, que j'aurais pu faire, mais dont j'ai craint les horreurs.

« Or, vous sentez qu'ayant tiré l'épée et jeté le fourreau, je dois être charmé de ce qui avance la Révolution, et je calcule tout ce qui empêcherait d'atteindre le point où je désire que nous nous arrêtions

« Le peuple ne peut être modéré que par moi ; lorsque je n'y suis pas, la tête leur tourne... Ma situation ne ressemble à celle de personne : je règne dans Paris et sur un peuple en fureur poussé par d'abominables cabales... Ne calculez pas ce que je puis, je n'en ferai -aucun usage... Ne calculez pas ce que j'ai fait, je ne veux aucune récompense... Calculez le bien public et la liberté de mon pays, et croyez que je ne me refuserai à aucun fardeau, à aucun danger, pourvu qu'au moment du calme je redevienne simple particulier, attendu qu'il ne reste qu'un pas à faire à mon ambition, c'est d'arriver à zéro. Telle est la manière dont je me conduirai toujours. Si le roi accepte la constitution, je la défendrai ; s'il la refuse, je le combattrai. Le jour où il s'est rendu prisonnier à moi m'a plus voué à son service que s'il m'avait promis la moitié de son royaume. Ma situation est bien extraordinaire : je suis dans une grande aventure, et je jouis de penser que j'en sortirai sans avoir eu même un mouvement ambitieux à me reprocher, et après avoir mis tout le monde à sa place, je me retirerai avec le quart de la fortune que je possédais en entrant dans le monde...

« Je suis, sans aucun doute, » poursuit-il en écrivant à la même personne, dont il caressait les sentiments royalistes, « pour deux chambres, pour un sénat élu pour dix ans, armé d'un véto suspensif... Si l'on n'est pas content de moi (à la cour), il y aura du malheur. J'ai parlé ce matin à la commune de la nécessité de punir les factieux. Un autre que moi serait dépopularisé cent fois. Le peuple est excité à m'accuser d'aristocratie et de royalisme

« Nous sommes convenus, D écrit-il quelques semaines plus tard, de laisser le ministère tel qu'il est. Je n'entrerai pas au conseil ; je ne serai pas généralissime. Mirabeau abandonne le duc d'Orléans à sa turpitude. Il m'a dit sur Barnave, les Lameth, Duport, des choses qui m'ont bien frappé. J'attends des preuves.

« Il est simple, » dit-il ailleurs, « que, dans ce moment, tous ceux qui ont de la bienveillance pour moi, ou qui souhaitent se placer près de l'endroit où je serai, s'occupent de mon sort futur ; d'autres le feront par amour pour la chose publique. Les uns voulaient que je fusse connétable, d'autres généralissime ; les ministres m'ont proposé le béton de maréchal de France ; Alexandre Lameth parlait de l'armée de Flandre, qui, au fond, me conviendrait fort, quand tout sera calmé, parce que c'est la principale armée et celle qui marcherait en cas de guerre. A tout cela, je réponds que je ne puis m'en occuper que lorsque je serai devenu inutile, et j'imagine, entre nous, que l'ingratitude me sauvera alors de l'embarras des récompenses. »

Quelques jours après, il parle du supplice de Favras. « J'ai été touché ce soir, » écrit-il, « de la mort courageuse de cet homme, qui est bien coupable. La fureur publique m'a fait horreur aussi. Si je n'avais pas écrit au tribunal cette lettre (qui atténuait sa situation), je serais bien malheureux. La mort de M. de Favras me parait cependant juste. J'ai parlé ce matin un peu vivement à l'Assemblée sur Mirabeau. ; j'ai dit : Je ne l'aime, ni ne l'estime, ni ne le crains. J'ai besoin d'être consolé ; je suis ennuyé des hommes !... »

Le même jour il écrivait au roi, en retour des faveurs et des missions dont il était comblé par la cour : « Je mets aux pieds de Votre Majesté la reconnaissance d'un cœur pur et sensible qui sait apprécier ses bontés et répondre à sa confiance. Croyons, sire, que vos intentions bienveillantes seront remplies. Quand le peuple et le roi feront cause commune, qui pourrait prévaloir contre eux ? Je jure du moins à Votre Majesté que si mon espoir était trompé, la dernière goutte de mon sang lui attesterait ma fidélité... »

 

XXV.

Enfin il écrit à la même époque au général Washington, le patron de sa jeunesse et le modèle imaginaire de sa vie, une lettre dans laquelle se groupent, dans la perspective de la distance, ses pensées réservées sur la Révolution.

« Notre Révolution poursuit sa marche aussi heureusement que possible chez une nation qui, recevant à la fois toutes ses libertés, est encore sujette à les confondre avec la licence. L'Assemblée a plus de haine contre l'ancien système que d'expérience pour organiser le nouveau gouvernement constitutionnel. Les ministres regrettent leur ancien pouvoir et n'osent se servir de celui qu'ils ont. Enfin, comme tout ce qui existait a été détruit et remplacé par des institutions fort incomplètes, il y a ample matière aux critiques et aux calomnies. Ajoutez que nous sommes attaqués par deux sortes d'ennemis : les aristocrates qui aspirent, à une contre-révolution, et les factieux, qui veulent anéantir toute autorité, peut-être même attenter à la vie des membres de la branche régnante. Ces deux partis fomentent tous les troubles.

« Après vous avoir avoué tout cela, mon cher général, je vous dirai avec la même franchise que nous avons fait une admirable et presque incroyable destruction de tous les abus, de tous les préjugés ; que tout ce qui n'était pas utile au peuple, tout ce qui ne venait pas de lui a été retranché ; qu'en considérant la situation topographique, morale et politique de la France, nous avons opéré plus de changements en dix mois que les patriotes les plus présomptueux ne pouvaient en espérer ; et que les rapports sur notre anarchie, sur nos troubles intérieurs sont fort exagérés. Après tout, cette révolution, où l'on trouve seulement à désirer (comme un moment en Amérique) un peu plus d'énergie dans le gouvernement, propagera, affermira la liberté, la fera fleurir dans le monde entier, et nous pourrons attendre tranquillement pendant quelques années, jusqu'à ce qu'une convention corrige des défauts que ne peuvent apercevoir dès à présent des hommes à peine échappés au joug de l'aristocratie et du despotisme. Permettez-moi, mon cher général, de vous offrir un tableau représentant la Bastille telle qu'elle était quelques jours après que j'eus donné l'ordre de la démolir. Je vous fais aussi hommage de la principale clef de cette forteresse du despotisme. C'est un tribut que je vous dois comme un fils à son père adoptif, comme un aide de camp à son général, comme un missionnaire de la liberté à s son patriarche ! »

 

XXVI.

On voit que Lafayette se parait aux yeux des républicains de la victoire du 14 juillet et du renversement de la Bastille, auxquels Mirabeau l'accusait avec raison d'avoir été complétement étranger. Il se montrait en même temps très hostile contre la cour. Les demi-mots rapportés par lui-même dans sa correspondance ne décourageaient pas complétement les factieux. Condorcet, Brissot, Camille Desmoulins étaient ses amis. Les républicains ne désespéraient pas de son appui secret dans l'avenir. La popularité, de quelque côté qu'elle soufflât sur son nom, était respirée par lui avec complaisance. En maintenant le perpétuel équilibre d'espérances de tous les partis, il maintenait l'anarchie sur laquelle il prévalait seul. Il n'est pas douteux que si Lafayette, au lieu de ce rôle ambigu, eût adopté franchement à cette époque ou la cause d'une royauté constitutionnelle, mais forte, ou la cause d'une république appelée par son nom, la cause pour laquelle il se fût prononcé aurait prévalu, et que trois années de lutte ou d'agonie auraient été épargnées à sa patrie. Homme honnête mais indécis, qui ne sut jamais choisir, et qui, en ne choisissant jamais, resta la vaine perspective de tous les partis. Il fut le Fabius des ambitieux perdant le temps pour la monarchie et pour la république, pour prolonger une situation personnelle où il tenait seul en suspens la monarchie et la république. Il se flattait, comme on l'a vu dans les citations, de remettre et de laisser, en se retirant, toute chose, le roi, le peuple et lui-même, à leur place. La place du peuple, après trois années de cette dictature, fut la tyrannie, celle du roi fut l'échafaud, celle du dictateur lui-même fut l'émigration et le cachot d'Olmutz. Leçon aux hommes d'État qui ne se dévouent tout entiers à aucune cause.

 

XXVII.

L'inquiétude perpétuelle de Lafayette, après le triomphe qu'il venait de remporter sur le comte de Provence, était le duc d'Orléans. Il tremblait sans cesse que ce grand factieux ne débarquât sur la côte de France et ne vint élever contre lui le drapeau d'une popularité démagogique dans Paris. Lafayette entretenait une correspondance fréquente à ce sujet avec M. de la Luzerne, ambassadeur du roi à Londres, chargé de surveiller les démarches du prince proscrit.

« Malgré le bras de nier qui nous sépare, » lui écrivait M. de la Luzerne, « croyez-bien qu'il est peu de pays au monde où l'on soit plus occupé de vous qu'ici. Je ne vous dirai pas actuellement que l'on vous aime et que l'on désire vos succès, mais je puis vous assurer avec vérité que l'on vous respecte et que l'on vous admire ; ce n'est pas seulement le peuple anglais, niais aussi le roi, quoiqu'il n'et pas naturellement d'inclination pour vous avant les évènements actuels. J'ai mandé sur cela une anecdote assez particulière à nos amis communs. J'imagine que vous la savez par eux. Quoique je vous dise que vous n'êtes pas fort populaire pour nos émigrés, il n'est pas de Français et de Française qui ne parle de vous avec plus de considération depuis que vous m'avez envoyé un confrère ambassadeur (dans le duc d'Orléans). Je vous avoue même que, quoique je m'en fusse fort bien passé, je crois que vous avez rendu un bien grand service à notre pays en l'engageant poliment à l'abandonner. J'aime bien mieux la gloire politique qu'il ne manquera pas d'acquérir ici à celle qu'il aurait pu acquérir en France, où je pense que sa personne, ou plutôt son nom ferait ombrage aux gens qui, comme vous, désirent le rétablissement de l'ordre et la fondation d'un bon gouvernement.

« Au surplus, le nouvel ambassadeur (le duc d'Orléans) n'est guère plus à son aise à Londres qu'il ne l'était à Paris avant son départ. Aucun Français — et cependant nous en avons beaucoup — ne veut le fréquenter, et, quoiqu'il voie secrètement M. de Calonne, ils nient l'un et l'autre avoir aucun commerce l'un avec l'autre, ce qui doit rendre leurs relations fort peu agréables. Le prince n'est guère plus heureux avec les Anglais qu'avec les Français. On le regarde comme ayant déserté son poste, ce qui est, dans ce pays, un crime capital. Il se borne donc à la société de son ami le prince de Galles, à quelques complaisants et madame de Buffon. Il ne me paraît pas cependant désirer de retourner en France. Je vous assure que je veillerai de près ses démarches, et qu'il ne sortira pas que vous ne soyez prévenu. »

 

XXVIII.

Lafayette, ne se sentant pas encore assez rassuré par les lettres de M. de la Luzerne, envoya à Londres son aide de camp affidé, M. de Boinville, avec les instructions suivantes, témoignage secret et curieux de sa prévoyance.

« M. de Boinville, » dit Lafayette dans ces instructions, s'empressera de faire connaissance avec M. de la Luzerne, et de lui communiquer tout ce qui pourra intéresser cet ambassadeur, en lui demandant ses conseils et ses secours dans toutes les occasions.

« Il est intéressant que je sois instruit par toutes les portes et, dans les circonstances qui demandent promptitude et secret, par des courriers particuliers, des projets aristocratiques et orléanistes. M. de Boinville éclaircira le soupçon que j'ai d'une réunion entre les deux partis par l'entremise de M. de Calonne.

« Dans le cas où M. le duc d'Orléans reviendrait en France, M. de Boinville ira le trouver et lui dira : « Monseigneur, vous m'avez vu aide de camp de M. de Lafayette ; je suis ici par ses ordres ; il est inutile d'entrer dans le détail des circonstances qui vous ont divisés. M. de Lafayette croit qu'il ne convient, ni à vous ni à lui, que vous retourniez à Paris avant la fin de la révolution ; et, comme vous ne pouvez y être que son ennemi, il doit franchement vous le déclarer, et vous dire, monseigneur, qu'à l'instant de votre débarquement, il vous regarde comme tel, et que si vous arrivez à Paris, son intention est de se battre le lendemain matin avec vous, et de s'en justifier le même jour à la barre de l'Assemblée nationale. » Cette déclaration ne doit être faite au prince que la veille de son départ, ou même le matin, s'il part dans la soirée. »

 

XXIX.

M. de la Luzerne, à qui M. de Boinville avait communiqué ces instructions, rassurait ainsi Lafayette : « M. de Boinville m'a communiqué, mon cher marquis, les instructions que vous lui avez données lors de son départ de Paris. J'y ai assurément bien reconnu la sagesse et la prudence qui vous ont fait triompher toute votre vie des entreprises les plus épineuses. Le parti que vous avez pris est extrêmement noble, loyal et décisif. J'espère que vous ne serez cependant pas obligé d'en venir aux dernières extrémités. Ce charmant prince est aussi prudent que conséquent, et je crois que toute réflexion faite, il restera tout l'hiver avec sa chère Agnès. Je sais plusieurs dispositions intérieures qui me font au moins croire qu'il ne songe pas à s'éloigner de Londres. Cependant, je sens combien il est nécessaire de le veiller, et je vous assure que M. de Boinville et moi nous ne nous endormirons pas, et que vous connaîtrez au moins une grande partie de ses démarches. Il s'occupe dans ce moment à faire un emprunt de cinq millions ; il donne pour prétexte qu'il est obligé de rembourser cette somme à sa sœur pour les reprises sur la succession de son père. On s'occupe des moyens de lui faciliter cet emprunt, et M. de Montmorin, à qui j'écris une lettre par ce mème courrier vous dira les détails. »

 

XXX

L'Assemblée, cependant, installée dans sa nouvelle salle et plus tranquille sur les mouvements tumultueux de Paris, reprenait avec moins de découragement, mais avec un antagonisme plus acharné des partis dans son sein, le travail et les délibérations sur la constitution. Depuis les événements d'octobre, la distance, inaperçue d'abord, qui séparait les deux partis s'était approfondie et élargie ; les discussions n'étaient plus des discussions, c'était la guerre des opinions, des ressentiments et des paroles. Chaque nuance, réunie en groupe plus ou moins nombreux sous le drapeau d'une théorie et sous le nom de ses orateurs, y formait un camp qui ne se confondait avec aucun autre et qui concertait en dehors de l'Assemblée, dans des réunions ou dans des clubs, sa tactique, ses votes, ses discours. Les députés jacobins, qui siégeaient sur les bancs les plus élevés de l'extrême gauche, et qui donnèrent depuis à ces hauteurs le nom symbolique de la Montagne, étaient, avec Barrère, Robespierre, Péthion, Duport, Barnave, Alexandre et Charles Lameth, le prince de Broglie, le baron de Menou, le duc d'Aiguillon, le duo d'Orléans, le marquis de Sillery-Genlis, Sieyès, le marquis de Beauharnais, Carnot, Grégoire et ces nombreux députés de la noblesse, du clergé et du tiers état, qui, selon l'expression de Duport, voulaient labourer profond pour amener à la surface un nouveau sol pour de nouvelles idées. Les maximes de la philosophie étaient leur symbole ; leur seule passion était le triomphe de leur philosophie ; leur seule œuvre, la démolition rapide et complète de tout le vieux système féodal, politique et surtout sacerdotal, qui s'opposait à la réalisation du gouvernement rationnel, égalitaire et philosophique dont ils avaient pris le type dans le Télémaque, de Fénelon, et le Contrat social, de 1.-J. Rousseau.

Toutefois, à l'exemple de ces deux philosophes, ils étaient démocrates sans être encore républicains. La seule concession qu'ils fissent aux habitudes de la nation, c'était un roi héréditaire, exerçant encore, non la souveraineté, mais la magistrature suprême, au sommet d'une constitution dont tous les degrés seraient populaires. Robespierre lui-même, le plus absolu et le plus inflexible de tous, se conformait à l'instinct national en admettant un roi constitutionnel, ainsi immuable dans son inaction. Ce député déclarait hautement son attachement à la monarchie représentative. Seulement ce parti, semblable en cela à Lafayette, repoussait la royauté en proclamant un roi : les uns par inexpérience, le reste par complaisance pour le préjugé public, croyant qu'une inconséquence couronnée pourrait subsister ainsi au sommet de l'édifice social pendant un certain nombre d'années ou de siècles sans convaincre la nation de son inutilité, et sans autre prérogative que la fiction métaphysique qu'on lui laissait pour tout attribut de sa souveraineté.

Les députés jacobins n'étaient donc préoccupés que d'une seule pensée dans l’œuvre constitutionnelle, désarmer la royauté de tout pouvoir et de toute action personnelle par elle-même, par ses ministres, par ses agents, et ne laisser au roi que le geste et la responsabilité du gouvernement. Erreur déplorable de ces législateurs à qui Lafayette avait rapporté tout le plagiat des institutions américaines, sans avoir osé en rapporter l'esprit, l'âme et le nom. Ils s'efforçaient, à son exemple, de poser la tête d'une monarchie sur le corps d'une république. On croyait voir à cette époque beaucoup de complots dans le côté gauche de l'Assemblée et dans les Jacobins ; il y avait surtout des illusions.

Au centre siégeaient, sous le nom de constitutionnels et de modérés, les véritables hommes d'Etat de l'Assemblée. Ceux-là voulaient avec la gauche détruire le despotisme, l'aristocratie, la domination politique de l'Eglise, donner au peuple la prérogative de la délibération de ses lois, du vote de ses subsides, laisser au roi la prérogative du pouvoir exécutif plein et entier, quoique responsable par ses ministres, et constituer une monarchie de raison au lieu d'une monarchie de préjugés. Ces hommes, qui répondaient le mieux en 1789 à l'esprit presque unanime de la France, étaient les plus nombreux, parce qu'ils comprenaient le mieux l'instinct du moment et de la nation. On y comptait Clermont-Tonnerre, Bailly, les la Rochefoucauld, les Liancourt, les Montmorency, les Crillon, les Castellane, les Talleyrand, la plus grande partie de la haute noblesse.

Sûrs par la grandeur même de ces noms et de ces propriétés de ne pas déroger dans la liberté, les orateurs les plus accrédités de ce véritable centre national et monarchique à la fois étaient les Tronchet, les Chapelier, les Beaumetz, les Target, les Thouret, les Malouet, presque tous exercés à la jurisprudence et à la parole par le barreau ; les Bureau de Pusy, les d'André, les Dupont (de Nemours), les Boufflers, que les lettres, la magistrature et l'administration avaient préparés à ces travaux de la législation. Mirabeau les dominait tous et les couvrait de son éloquence dans les grandes occasions ; mais, comme tous les grands hommes, Mirabeau s'encadrait mal dans les limites circonscrites d'un parti. Il était à lui seul un part. Il n'oubliait pas les outrages qu'il avait reçus de la noblesse en passant aux plébéiens. Les ressentiments anciens qu'il en nourrissait dans son âme, le besoin d'intimider par des gestes et par des foudres de factieux ceux qu'il voulait conduire, l'habitude de retremper son nom dans l'applaudissement de la presse et de l'émeute, te faisaient souvent échapper au centre pour arracher à l'extrême gauche, sinon par les idées, au moins par les passions, la palme de la popularité. Aucun groupe de l'Assemblée ne le possédait ; il prêtait ta victoire à tous.

Le 6 octobre avait grossi la droite, ou le parti royaliste, de plusieurs noms comme Mounier, Virieu, Bergasse, Lally, Clermont-Tonnerre, Malouet, signalés au commencement par leurs tendances réformatrices aux étals généraux.

Les uns s'étaient retirés sans dignité et sans courage au moment des grands périls ; les autres, en hommes courageux, comme Malouet et. Clermont-Tonnerre, s'étaient portés du côté (le la monarchie menacée ; d'autres, comme d'Espréménil et Virieu, repoussés, par l'indignation du crime et par la colère d'avoir été dépassés, dans les rangs des ennemis les plus acharnés de la Révolution, leur ouvrage, se signalaient à l'extrémité de la droite. Ce parti, parmi ses membres modérés et convaincus, comptait des talents et des vertus, des aptitudes qui honoraient ses ruines. M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, l'abbé de Montesquiou, le marquis de Boisnay, M. de Montlosier, beau de violence et de jeunesse et qui n'eut que le défaut de rester éternellement jeune ; Maury, enfin, que nous avons déjà vu se mesurer à Mirabeau, et qui n'avait de rival dans son parti que Cazalès. Mais Maury représentait surtout de ce côté le sacerdoce, Cazalès la royauté. L'un parlait en prêtre, l'autre en militaire ; de là la différence d'action qu'exerçait leur éloquence presque égale sur l'Assemblée et sur la France : Maury irritant les esprits contre son ordre, Cazalès émouvant les cœurs par sa loyauté.

 

XXXI.

Cazalès était un de ces hommes rares qui, dans les révolutions, ne doivent rien à leur parti, tout à eux-mêmes. Né dans la noblesse du Languedoc, entré jeune au service, capitaine de dragons au commencement de la révolution, aimant les armes et la dissipation, peu lettré, n'ayant pour opinion que les sentiments et les traditions chevaleresques de famille unis dans le gentilhomme, le hasard lui révéla son éloquence dans les premières agitations populaires qui remuaient le peuple et le soldat. Sa parole étonna ses collègues ; ils l'engagèrent à la nourrir de lectures d'histoire, de politique. Il renonça aux plaisirs de son âge, et consacra à l'étude le seul loisir de la vie militaire, ses nuits. La justesse et l'éclat de son esprit l'attiraient par similitude de nature vers Montesquieu. Il se fit le disciple de son livre, comme d'autres s'étaient faits les disciples du Contrat social. Il y puisa, avec l'amour d'une liberté réglée par les lois, le sentiment de l'ordre et de la hiérarchie dans les institutions qui transpire dans Montesquieu à travers l'intelligence des démocraties antiques. Il y prit, pour unique système politique, l'expérience, cette rude critique des idées absolues. Il resta monarchique par tradition. Il fut constitutionnel par bon sens. Son cœur seul le rangea parmi les royalistes ; il l'écouta avant tout comme l'oracle de la nature.

Porté à l'Assemblée constituante par l'ordre de la noblesse, dans un bailliage du Midi, il s'opposa dès les premiers jours à la réunion des ordres, qui lui semblait non—seulement une abdication de son rang, mais un affaiblissement même de la liberté, liberté plus forte, disait-il, dans les corps que dans les individus. Vaincu, il se rallia, après le 14 juillet, au parti constitutionnel de Malouet et de Clermont-Tonnerre, cherchant l'équilibre entre le pouvoir royal et le pouvoir populaire. Le 6 octobre le rejeta plus résolument dans le parti royaliste. C'était un de ces esprits généreux qui trouvent un attrait dans les causes vaincues. Les violences exercées contre le roi et contre la reine lui enlevèrent toute hésitation. Défendre le roi lui parut le devoir du législateur comme l'honneur du gentilhomme. II monta à la tribune ainsi qu'à l'assaut ; son accent, sa physionomie, sa franchise, sa grâce dans la lutte, son intrépidité dans la défaite, sa modération dans la victoire, l'énergie martiale et cependant contenue de ses discours, la spontanéité de ses improvisations, jaillissaient de l'âme plus que de l'étude. Le feu méridional de sa langue, le pathétique, jamais déclamatoire et souvent inculte, de ses harangues, lui concilièrent l'estime de ses ennemis, l'enthousiasme de ses amis.

Il surpassait Maury en éclair, Mirabeau lui-même en simplicité, l'un et l'autre en modération. Il plaignait le roi sans insulter le peuple. Il accordait à la Révolution tout ce qui était juste. Il ne lui refusait que ce qui lui paraissait inique ou factieux. Il tendait la main de la royauté à la démocratie pondérée par une forte prérogative de la couronne. Il voulait que le roi tilt le patron héréditaire de la liberté du peuple. Il se déclarait le client volontaire non l'esclave de la monarchie. Entre Mirabeau et lui, il n'y avait souvent d'autre distance que celle du tribun au sujet. Les tendances étaient les mêmes, les partis seuls différents. Les royalistes s'accommodaient mal de cette équité et de cette longanimité de leur orateur. Ils voulaient que Cazalès servît leur démence. Cazalès ne servait que leurs intérêts. Ils s'en vengèrent cruellement après l'émigration de 1792, lorsque le grand orateur de la droite, réfugié en Allemagne, fut proscrit une seconde fois par eux de la cour et des camps de la noblesse, émigré et forcé d'errer entre ses deux patries, chassé de l'une comme royaliste, repoussé de l'autre comme modéré. Tel était Cazalès, l'éloquence, l'honneur, la sagesse et la seule popularité du côté droit.

 

XXXII.

Chacun de ces groupes de l'Assemblée avait ses voix, ses théories, ses retentissements dans le journalisme qui associait les dernières classes du peuple aux idées et aux passions des partis. Robespierre et Mirabeau écrivaient eux - mêmes leur journal, dans lequel ils inséraient leurs discours, soigneusement revus, pour la propagation de leur nom. Rivarol et Mallet-Dupan, deux écrivains soldés par la cour, rédigeaient le Journal politique, théorie polémique de la monarchie exagérée par le besoin de flatter une cause assez riche pour payer des flatteurs. C'étaient deux aventuriers d'opinion devenus aristocrates par élégance d'esprit, après avoir été philosophes par adulation au temps de leur première jeunesse. L'un et l'autre avaient tout le talent que comporte le sophisme. Ils faisaient, pendant la lutte des idées, ce que M. de Maistre et M. de Bonald firent après, la théorie de la servitude politique fondée logiquement sur la théorie du découragement et de l'insuffisance de la raison. Goûtées après coup dans des périodes d'affaissement, ces théories avaient alors peu de lecteurs

Deux journalistes médiocres, auteurs de l'Ami du roi, Durosoy et l'abbé Royon, répondaient mieux aux ressentiments des royalistes. Ils racontaient les dégradations, les malheurs du roi, les humiliations de la reine, les cris du peuple. Ces tableaux étaient plus pathétiques que des théories. Les Actes des Apôtres, espèce de satire Ménipée du temps, étaient la parodie quotidienne de la Révolution, parodie plus propre à irriter sa colère et à la pousser au-delà qu'à la faire rougir de ses égarements. Ce journal cynique était la claie sur laquelle quelques jeunes gens spirituels, mais étourdis, traînaient tous les noms et toutes les choses de la Révolution. La plus cruelle des injures, l'injure aristocratique, y tombait de haut sur les infirmités et sur les malheurs comme sur les vices du peuple. Si la cour, l'Église et les ministres, qui nourrissaient cette feuille de leurs subsides, avaient eu pour but de faire bouillonner jusqu'au débordement les vengeances de l'anarchie, elles n'auraient pas pu inventer un feu plus actif et plus âcre que les Actes des Apôtres. C'était la vengeance de l'aristocratie, mais une vengeance avant le triomphe, qui défiait la Révolution dans ses forces et qui préparait de sanguinaires ressentiments. Gorsas, Carnot, Camille Desmoulins, Marat, Brissot, Condorcet, Loustalot, Prudhomme, rédigeaient les feuilles révolutionnaires de la gauche de l'Assemblée et de la Commune. Les unes étaient vendues à Lafayette, qui disposait alors des subsides secrets de la cour ; les autres sonnaient éternellement dans les profondeurs de Paris le tocsin d'alarmes, de fureur, d'insurrection. Aucune feuille constitutionnelle impartiale et modérée ne s'interposant entre les animosités de la cour et les frénésies des démagogues, la France n'entendait que ces deux tocsins. L'Assemblée délibérait à ce bruit.

Reprenons un instant le cours interrompu de ses séances.