I. Il
semble que la Providence, qui a imposé la dure loi du travail aux peuples et
aux individus, comme pour exercer leur force et accroître le prix de leurs
conquêtes, se plaise à accumuler devant les pas des législateurs et des
novateurs tous les obstacles et tous les périls, pour leur rendre impossible,
si elle n'était pas divine, l'œuvre de vérité et de justice qu'elle les
presse pourtant d'accomplir. On peut affirmer, en lisant comme nous le
faisons dans le cœur des principaux acteurs de la rénovation de 1789, qu'à
l'exception des hommes dont la foi allait jusqu'au fanatisme et jusqu'à
l'extrémité des hasards, tels que Pétion, Danton, Robespierre, les chefs de
la faction orléaniste, les Jacobins, tous les autres, depuis le roi jusqu'à
Necker et à Mirabeau, regardaient déjà avec regret derrière eux, avec terreur
devant eux, et que s'il leur eût été donné de revenir en arrière ou d'arrêter
le mouvement qu'ils avaient imprimé et qui les emportait eux-mêmes, ils
n'auraient pas hésité à regagner le bord et à renoncer à la régénération par
l'effroi et par l'excès du bouleversement. Les factieux, en cinq mois,
avaient pris la place des philosophes : on ne cherchait plus à se convaincre,
mais à se détruire. Le roi,
devenu le captif et le jouet du peuple de Paris, ne servait plus qu'à
décorer, sous les vains noms de monarchie et de gouvernement, les caprices et
les violences du régime insurrectionnel, et à porter la responsabilité du
malheur public. Ses ministres, traînés à sa suite à Paris, n'avaient pas
autant d'autorité que la dernière des sections du dernier des districts de la
capitale. La popularité de M. Necker s'était évanouie depuis qu'il avait
donné au peuple tout ce qu'il avait à lui donner, c'est—à-dire une
révolution. Ce ministre n'avait su ni la prévoir ni la contenir. Après avoir
livré le gouvernement aux notables, la couronne aux états généraux, la
monarchie à l'Assemblée nationale, enfin le roi lui-même à l'insurrection et
à M. de Lafayette le 6 octobre, il ne lui restait plus qu'à assister à sa
propre impuissance et à recueillir cette reconnaissance des factions qui se
change si vite en dérision après leur victoire. Son nom, dans le conseil, ne
rappelait au roi que les dates successives de sa déchéance, les degrés dans
sa chute, tous marqués par la présence, par l'ascendant et par la déception
de ce ministre fatal à la monarchie. Ce nom de Necker ne rappelait plus au
peuple lui-même que le simulacre de l'autorité royale ; il n'était plus
propre qu'à entretenir sa colère quand il n'excitait pas son dédain ; il
n'était plus que le caissier de l'Assemblée nationale, responsable de la
détresse du trésor, de la disette et de la banqueroute. Il cherchait en vain
à se déguiser à lui-même son impuissance, et à rejeter sur ses collègues la
défaveur publique. « Je ne conçois pas, » disait-il à M. de Montmorin, «
comment M. de Saint-Priest ne se retire pas du ministère, au point
d'impopularité où il est descendu. — Mais il me semble, » lui répondit
amèrement M. de Montmorin, « que vous en avez bien vous-même votre bonne
part. » Sans rôle politique désormais, imposé au roi, odieux aux
royalistes, dédaigné des révolutionnaires, oublié du peuple, importun
seulement aux ambitieux de l'Assemblée qui désiraient sa place, le ministère
tout entier était anéanti en lui. II. L'Assemblée
n'était pas moins impuissante. Applaudie quand elle avait voulu tout usurper,
populaire et soutenue par une sédition unanime quand elle avait paru menacée,
violée à Versailles par la populace, ramenée en triomphe comme une dépouille
aussi de la monarchie à Paris, à la suite du roi, elle était désormais
captive de ses libérateurs. Au lieu de délibérer dans le voisinage de
quelques régiments rassemblés par des ministres, elle allait délibérer au
milieu d'une sédition permanente ou d'une armée populaire, qui lui
dicteraient leurs volontés. La représentation de la France ne serait plus que
la représentation de la faction dominante à Paris. Paris
lui-même ne se gouvernait plus. En attendant qu'une constitution nouvelle eût
défini le pouvoir municipal, le maire Bailly, les représentants des
districts, les orateurs des sections, le commandant général et les bataillons
de la garde civique n'étaient que des autorités insurrectionnelles précaires,
mobiles, anarchiques, nées du mouvement national du 14 juillet, et qui ne
parlaient de la loi qu'au nom de l'insurrection. Une insurrection plus
profonde, qui avait soulevé la garde nationale avec Lafayette jusqu'à
Versailles, le 5 octobre, pouvait à chaque instant demander leur titre à ces
municipaux, et le déchirer dans leur main. Le seul titre était l'épée de
Lafayette, et on vient de voir comment elle avait arrêté le peuple sur la
place de Grève, et couvert le roi et l'Assemblée à Versailles ! A cette
anarchie s'ajoutait la disette des subsistances, qui est à elle seule une
éternelle sédition qui ferme l'oreille du peuple à toute sagesse, et qui
donne à toute heure tous les citoyens pour complices à toutes les factions. Ainsi,
plus de roi, si ce n'est pour servir de provocation aux ennemis de la royauté
; plus de ministres, si ce n'est pour servir de jouet à une assemblée ; plus
d'assemblée, si ce n'est pour servir d'instrument à la turbulence d'une
capitale affamée ; plus d'armée, si ce n'est pour exciter l'embauchage
militaire et les conflits perpétuels entre les soldats du roi et les soldats
citoyens du peuple ; plus de pouvoir municipal, si ce n'est pour sanctionner
les soulèvements mobiles et souvent sanguinaires des villes ; plus de
constitution entre celle qui venait de s'écrouler et celle qui n'était pas
née encore, et par conséquent plus de loi, et ce qui est plus sinistre
encore, plus de fortune publique, plus de travail, plus de pain. Tel était
l'état de Paris et de la France, le terrible interrègne de toute chose,
excepté de l'agitation publique, le lendemain de l'entrée du roi dans Paris.
Lafayette seul était tout ; mais de grands crimes impunis sous ses yeux, à
Paris, depuis le 14 juillet, et une grande violence accomplie malgré lui et
sous son épée à Versailles, venaient d'apprendre au roi, à l'Assemblée et au
peuple la fragilité d'un tel appui. III. Cette
violence accomplie contre le roi, et contre l'Assemblée, ces crimes impunis,
cette anarchie tour à tour obéie et commandée par un seul homme, cet
écroulement par acclamation de tout un régime d'abus dans la nuit du 4 août,
ces dévastations et ces incendies des châteaux, ce soulèvement des paysans,
ces assassinats à l'hôtel de ville, ces coups de feu à Versailles sur le
palais du roi, ces invasions nocturnes des appartements de la reine, ces
gardes massacrés sur le seuil de lâ demeure royale, le découragement, la
terreur, avaient saisi à la fois les esprits modérés et les âmes pusillanimes
parmi les représentants constitutionnels de l'Assemblée, après le 6 octobre.
Quelques-uns avaient donné le signal d'une immense émigration, protestant
ainsi par l'absence, par l'exil et par la conspiration contre les violences
du peuple, contre l'oppression du roi et contre la constitution elle-même. IV. Mounier,
qui avait présidé l'Assemblée, Bergasse, qui avait participé au premier
mouvement du Dauphiné et qui rêvait, avec le comte de Virieu, une révolution
mystique où l'aristocratie et la théocratie se consacreraient du nom de
liberté, Maury, évêque de Langres, la Luzerne, un grand nombre de nobles et
d'ecclésiastiques, saisis du pressentiment des dangers futurs, se retirèrent
de la mêlée au premier sang versé, ou donnèrent leur démission. D'autres
s'absentèrent seulement pour attendre dans l'obscurité ou sur le sol étranger
de meilleurs jours. Lally-Tollendal, ami de Necker, de Mounier et de Virieu,
orateur d'apparat et de larmes, qui avait déclamé l'hymne de la Révolution le
16 juillet devant le roi à l'hôtel de ville, ne sentit pas en lui le courage de
regarder de près les sanglantes convulsions de la liberté. Homme à l'accent
viril, mais au cœur versatile, il se réfugia d'effroi en Angleterre, où il
alla confondre de loin sa voix aux malédictions de Burke. La lettre qu'il fit
imprimer et répandre de là en Europe est l'aveu le plus naïf et le plus
éloquent de pusillanimité qu'un orateur ait jamais osé faire au monde. Cette
lettre peint, avec l'énergie de la peur, le frisson d'horreur et d'effroi qui
avait saisi les premiers moteurs de la Révolution, à cette époque, devant
leur ouvrage, et qui les faisait déserter leur cause au premier pas qui
dépassait leurs pensées, au premier crime qui consternait leur conscience. « Parlons, »
dit-il, « du parti que j'ai pris — la démission et la fuite —. Ce parti
est bien justifié dans ma conscience. Ni cette ville ni cette Assemblée, plus
coupable encore, ne méritent que je me justifie ; mais j'ai à cœur que vous et
les personnes qui pensent comme vous ne me condamnent pas. Ma santé, je vous
le jure, me rendrait mes fonctions impossibles ; mais même en les mettant de
côté, il a été au-dessus de mes forces de supporter plus longtemps l'horreur
que me causait ce sang, ces têtes coupées, cette reine presque égorgée, ce
roi amené esclave, entrant à Paris au milieu de ses assassins et précédé des têtes
de ses malheureux gardes, ces perfides janissaires, ces assassins, ces femmes
cannibales, ce cri de : Tous les évêques à la lanterne ! dans le moment où le
roi entre dans sa capitale avec deux évêques de son conseil dans sa voiture,
un coup de fusil que j'ai vu tirer dans un des carrosses de la reine, M.
Bailly appelant cela un beau jour ! l'Assemblée ayant déclaré froidement le
matin qu'il n'était pas de sa dignité d'aller tout entière environner le roi,
M. de Mirabeau disant impunément dans cette assemblée que le vaisseau de
l'État, bien loin d'être arrêté dans sa course, s'élancerait avec plus de
rapidité que jamais vers sa régénération, M. Barnave riant avec lui quand des
flots de sang coulaient autour de nous, le vertueux Mounier échappant comme
par miracle à vingt assassins qui avaient voulu faire de sa tête un trophée
de plus : voilà ce qui me fit jurer de ne plus mettre le pied dans cette
caverne d'anthropophages — l'Assemblée nationale —, où je n'avais plus la
force d'élever la voix, où depuis six semaines je l'avais élevée en vain,
moi, Mounier et tous les honnêtes gens. « Le
dernier effort pour le bien était d'en sortir. Aucune idée de crainte ne
s'est approchée de moi ; je rougirais de m'en défendre. J'avais encore reçu
sur la route, de la part de ce peuple moins coupable que ceux qui l'ont
enivré de fureur, des acclamations et des applaudissements dont d'autres
auraient été flattés, et qui m'ont fait frémir. C'est à l'indignation, c'est
à l'horreur, c'est aux convulsions physiques que le seul aspect du sang me
fait éprouver, que j'ai cédé. On brave une seule mort, on la brave plusieurs
fois, quand elle peut être utile ; mais aucune puissance sous le ciel, mais
aucune opinion publique ou privée, n'ont le droit de me condamner à souffrir
inutilement mille supplices par minute et à périr de désespoir, de rage, au
milieu des triomphes du crime que je n'ai pu arrêter. Ils me proscriront, ils
con- fugueront mes biens ; je labourerai la terre, et je ne les verrai
plus... Voilà ma justification ; vous pourrez la lire, la montrer, la laisser
copier ; tant pis pour ceux qui ne la comprendront pas ! ce sera alors moi
qui aurai eu le tort de la leur donner. » On
croit entendre Cicéron s'excusant de ne pouvoir vivre avec Brutus ni mourir
avec Caton, et se bornant à maudire de loin les proscripteurs et les crimes
qu'il n'ose ni regarder ni combaître. Clermont-Tonnerre,
le seul orateur monarchique qui pût rivaliser avec Maury et Cazalès, se
retira aussi de l'Assemblée par scrupule pour l'intégrité de la couronne, et
non par lâcheté. Il y rentra peu de jours après. Il resta courageusement à
Paris pour combaître et mourir à son poste. V. L'abbé
Maury, qui venait de signaler son talent naissant dans l'Assemblée, et à qui
l'avenir réservait à son insu tant de gloire dans l'éloquence, sentit
lui-même un de ces évanouissements physiques de caractère auxquels succombent
les hommes médiocrement trempés et que domptent par la volonté les nommes
généreux. Dans le premier effroi des massacres de Versailles et des menaces
du peuple aux évêques et aux aristocrates, Maury se sauva jusqu'à Bruxelles,
incapable, croyait-il, d'affronter les piques de la populace ou le poignard
des assassins. Mais le sentiment de son génie oratoire, la grandeur du rôle
de défenseur des victimes et de contradicteur de la Révolution qu'il avait
adopté, prévalurent, après quelques jours de lutte intérieure, contre la
faiblesse humaine. Il résolut de payer cette gloire même au prix de ses jours
et de mériter ainsi la fortune de son ordre dans cette vie, ou l'apothéose de
sa mémoire dans l'autre. Il fit le sacrifice de son sang à son éloquence, et
il retrouva dans ce sacrifice réfléchi l'intrépidité dont il étonna la
tribune. Il rentra à son poste quelques jours après le 6 octobre, sans que
personne alors eût remarqué l'hésitation momentanée d'un cœur viril. Le roi,
bien qu'il affectât politiquement au dehors d'attendre le retour de l'ordre,
le calme du peuple, l'achèvement régulier de la constitution par l'Assemblée,
l'apaisement de l'anarchie dans les provinces, l'accord entre Lafayette, les
députés, la Commune, les ministres, n'attendit, en réalité, plus rien que de
l'excès du désordre. Sans recourir à l'étranger et au comte d'Artois, dont il
redoutait la domination si ce prince parvenait à s'arroger le rôle de
libérateur, il espéra que l'anéantissement de tout gouvernement, les
usurpations de l'Assemblée, les outrages du peuple, les calamités des
provinces, la ruine des fortunes, l'émigration des nobles, les spoliations de
l'Eglise, les alarmes des prêtres, les craintes des riches, la faim des
pauvres, les convulsions de la lutte sans modérateur entre toutes les
classes, tous les intérêts, toutes les idées, produiraient un retour
inévitable à la monarchie et lui feraient restituer tôt ou tard le pouvoir
dont il était dépouillé, pouvoir qui manquait à tous plus qu'à lui-nième.
Dans cette pensée, il abandonna les choses à leur courant, laissant librement
délibérer ses ministres, respectant l'Assemblée, ménageant la Commune, ne
reprochant rien au peuple, écoutant Lafayette et paraissant se livrer avec
confiance à la fidélité protectrice de ce dictateur de la garde nationale.
Lafayette se montrait sujet respectueux dans le château, maitre tout-puissant
dehors. VI. Le 19
octobre, l'Assemblée siégea pour la première fois à Paris dans une salle de
l'archevêché. Le peuple, fier d'avoir conquis ses représentants, se porta en
masse autour de la salle. Le maire de Paris, Bailly, suivi d'une députation
du conseil de la commune, adressa les hommages de la capitale à la
représentation nationale. Le président lui répondit. Mirabeau
demanda la parole. Son rôle, depuis le 6 octobre, était complexe et
embarrassé. Accusé par les uns d'avoir prémédité et fomenté ces mouvements du
peuple avec le duc d'Orléans, soupçonné par les autres de s'entendre déjà
avec la cour pour tromper ou pour faire rétrograder du moins la Révolution,
il avait besoin de démentir les uns et les autres par un de ces discours qui
donnaient le ton aux événements. Il se replaça lui-même au point de vue où il
voulait être contemplé de loin et en perspective par l'opinion publique. Il
s'alarmait de la captivité du roi dans Paris, il s'indignait de la dictature
de Lafayette. Le lendemain du jour où ce général avait ramené le prince aux
Parisiens, Mirabeau, réveillé avant le jour par ses inquiétudes et par sa rivalité,
était venu s'entretenir de son effroi avec son ami le comte de la Marck. « Si
vous avez quelque moyen de communiquer avec les Tuileries, » lui avait-il dit
en entrant, hâtez-vous de convaincre le roi et la reine que la France et eux
sont perdus si la famille royale ne sort pas de Paris. Je m'occupe d'un plan
pour les en faire sortir. Etes-vous en situation d'aller leur donner
l'assurance qu'ils peuvent compter entière- ment sur moi ? » La Marck avait
encouragé les sollicitudes de Mirabeau et s'était engagé à remettre son plan
à la reine. VIL Mais
pour que les plans médités par Mirabeau pussent aboutir au salut du roi et à
sa propre grandeur, il fallait que l'orateur se signalât lui-même à la nation
et à la capitale par une attitude qui correspondît aux opinions, aux
sentiments et même aux illusions du moment ; il fallait fouler aux pieds ses
jalousies secrètes et ses alarmes profondes pour exalter les deux puissances
du jour : la capitale dans Bailly et la garde nationale dans Lafayette. En
associant leurs noms dans la reconnaissance de l'Assemblée, Mirabeau
paraissait ainsi lui-même s'associer à leur popularité et aux espérances
publiques qu'il était loin de partager. Il le fit avec un art de flatterie
qui simulait l'explosion de l'enthousiasme et l'épanchement de la
sensibilité. « Messieurs, »
dit-il, « la première de nos séances dans la capitale n'est-elle point
la plus convenable que nous puissions choisir pour remplir une obligation de
justice, et je puis ajouter un devoir de sentiment ? « Deux
de nos collègues, vous le savez, ont été appelés par la voix publique à
occuper les deux premiers emplois de Paris : l'un dans le civil, l'autre dans
le militaire. Je hais le ton des éloges, et j'espère que nous approchons du
temps où l'on ne louera plus que par le simple exposé des faits. Ici les
faits vous sont connus : vous savez dans quelle situation, au milieu de
quelles difficultés, vraiment impossibles à décrire, se sont trouvés ces
vertueux citoyens. La prudence ne me permet pas dé dé- voiler toutes les
circonstances délicates, toutes les menaces, toutes les peines de leur
position dans une ville de sept cent mille habitants, tenue en fermentation
continuelle à la suite d'une révolution qui a bouleversé tous les anciens
rapports ; dans un temps de troubles et de terreurs, où des mains invisibles
faisaient disparaître l'abondance, et combattaient secrètement tous les
soins, tous les efforts des chefs pour nourrir l'immensité de ce peuple,
obligé de conquérir, à force de patience, le morceau de pain qu'il avait déjà
gagné par ses sueurs. « Quelle
administration, quelle époque, où il faut tout craindre et tout braver ; où
le tumulte renaît du tumulte ; où l'on produit une émeute par les moyens
qu'on prend pour la prévenir ; où il faut sans cesse de la mesure, et où la
mesure paraît équivoque, timide, pusillanime ; où il faut déployer beaucoup
de force, et où la force parait tyrannie ; où l'on est assiégé de mille
conseils, et où il faut prendre conseil de soi-même ; où l'on est obligé de
redouter jusqu'à des citoyens dont les intentions sont pures, mais que la
défiance, l'inquiétude, l'exagération, rendent presque aussi redoutables que
des conspirateurs ; où l'on est réduit même, dans les occasions difficiles, à
céder par sagesse, à conduire le désordre pour le retenir ; où il faut encore
au milieu des alarmes déployer un front serein et toujours calme, n'offenser
personne, guérir" toutes les jalousies, servir sans cesse et chercher à
plaire comme si l'on ne servait pas « Ne
craignons pas de voter notre reconnaissance à nos deux collègues, et donnons
cet exemple à un certain nombre d'hommes qui, imbus de notions faussement
républicaines, deviennent jaloux de l'autorité au moment où ils la confient
et lorsqu'au terme fixé ils peuvent la reprendre ; qui ne se ras- surent
jamais ni par les précautions des lois ni par les vertus des individus ; qui
s'effrayent sans cesse des fantômes de leur imagination ; qui ne savent pas
qu'on s'honore soi-même en respectant les chefs qu'on a choisis ; qui ne se
doutent pas assez que le zèle de la liberté ne doit point ressembler à la
jalousie des places et des personnes ; qui accueillent trop aisément tous les
faux bruits, tous les reproches, toutes les calomnies. Et voilà cependant
comment l'autorité la plus légitime est énervée, dégradée, avilie ; comment
l'exécution des lois rencontre mille obstacles ; comment la défiance répond
par tous ses poisons ; comment, au lieu de présenter une société de citoyens
qui élèvent ensemble l'édifice de la liberté, on ne ressemblerait plus qu'à
des esclaves mutinés qui viennent de rompre leurs fers et qui s'en servent
pour se baître et se déchirer mutuellement. « Je
crois donc que le sentiment d'équité qui nous porte à voter des remercîments
à nos deux collègues est encore une indication indirecte mais efficace, une
recommandation puissante à tous les bons citoyens de s'unir à nous pour faire
respecter l'autorité légitime, pour la maintenir contre les clameurs de
l'ignorance, de l'ingratitude ou de la sédition, pour faciliter les travaux
des chefs, leur inspection nécessaire, l'obéissance aux lois, la règle, la
discipline, la modération, toutes ces vertus de la liberté. Je pense enfin
que cet acte de remercîments prouvera aux habitants de la capitale que nous
savons, dans les magistrats qu'ils ont élus, honorer leur ouvrage, respecter
leur choix... » On
sentait dans le discours que Mirabeau avait fait préparer par Dumont (de
Genève), l'un des rédacteurs de ses pensées, combien il lui en coûtait
d'exalter en public le rival qu'il ravalait en secret et le dictateur dont il
redoutait la puissance. On y
sentait aussi l'adulation politique à un favori de la capitale avec -lequel
il s'allierait au besoin pour la dictature ; on y 'sentait enfin cette
exagération d'estime et d'espérance affectée envers M. Necker, afin d'écraser
la nullité de l'homme sous l'excès même des expressions. Les
documents les plus secrets du temps attestent qu'à cette époque Mirabeau
caressait indirectement Lafayette pour l'attirer dans une alliance avec lui.
Lafayette n'aimait pas à partager l'empire, et il ne cachait pas assez son
éloignement pour un homme qui avait à ses yeux le double tort d'être plus
grand et moins intègre que lui. Il dédaigna les premières avances de
Mirabeau. Maître du ministère et de la cour par la protection qu'il leur
accordait contre la capitale, maître de la capitale par la garde nationale et
surtout par la garde soldée, maître de l'Assemblée par la pression de Paris,
qu'il exercerait ou détendrait à son gré autour d'elle, maître de la France
par l'ascendant du trône, du gouvernement et de la capitale par les
provinces, Lafayette croyait pouvoir négliger la grande voix de la tribune,
désormais subordonnée aux armes de la Révolution réunies dans ses mains. VIII. Un
autre souci le préoccupait ; un autre rival lui portait ombrage ; un autre
dictateur s'élevait en perspective devant la sienne : c'était le duc
d'Orléans. Le véritable rival de popularité de Lafayette était ce prince, et
ce rival était en même temps celui du roi. Trop révolutionnaire pour un
premier prince du sang, trop prince du sang pour un révolutionnaire, trop
grand dans l'Etat pour un citoyen, le duc d'Orléans menaçait à la fois, le
lendemain du 6 octobre, le roi d'un compétiteur, la Révolution d'un maître,
la capitale d'un factieux, Lafayette d'un antagoniste. A tous ces titres,
mais surtout comme rival d'ascendant sur Paris, c'était un homme à éloigner.
L'ambition donna ce jour-là à Lafayette une audace qui ressemble à l'héroïsme
et une politique qui ressemble au génie. L'instinct, quand il est soutenu par
le courage, élève les hommes au niveau de leurs destinées. Lafayette eut un
jour la divination et l'intrépidité d'un Cromwell : ce fut ce jour-là. IX. Une
naissance qui ne laissait au-dessus de lui que le trône ; une fortune
personnelle de quatre cents millions accumulée dans sa maison par les dons de
Louis XIV à son frère, à ses bâtards, par le régent son aïeul, par son
mariage avec l'héritière du duo de Penthièvre, et par des spéculations
lucratives ; une jeunesse dépravée, rachetée aux yeux du peuple par des
opinions astucieusement plébéiennes ; une prodigalité souterraine qui
s'infiltrait dans les bas-fonds de la capitale ; une clientèle immense et bruyante
dans la classe des philosophes, des hommes de lettres, des journalistes, des
pamphlétaires distributeurs des renommées, des liaisons affichées aven des
femmes d'intrigues qui mêlaient l'ambition à la volupté, des liaisons
occultes avec les machinateurs les plus machiavéliques et les plus ténébreux
des troubles ; un extérieur à la fois royal et familier ; un esprit hardi
dans la conception, facile aux conseils, nul dans l'action, tel qu'il le faut
aux hommes destinés à être menés plus loin que leur caractère, et à servir
d'instrument à des perversités subalternes ; une ambition vague et indécise,
qui n'allait jamais au-delà de la velléité, qui attendait tout du hasard des
événements, de la complicité de ses amis, ambition plus capable d'accepter
que de commettre le crime ; enfin, la réputation d'un conspirateur consommé
dont on soupçonnait la main, l'or et le poignard partout, et à qui on
attribuait surtout, justement ou injustement, le soulèvement populaire du 14
juillet, le mystère des brigands incendiaires des châteaux et le triomphe
sanglant des 5 et 6 octobre, toute cette grandeur de naissance, toute cette
élévation de rang, toute cette fortune, toutes ces qualités, tous ces vices,
toutes ces apparences, toutes ces haines avouées contre la reine, toutes ces
présomptions, tous ces préjugés peut-être de complots et d'ambitions
faisaient du duc d'Orléans l'horreur de la cour, l'idole de la populace,
l'antagoniste du trône, l'effroi de la bourgeoisie. On voyait en lui un
élément sinon un fomentateur de troubles. On croyait y sentir l'agitateur
incarné de la Révolution, et le dictateur inévitablement indiqué pour
succéder à Lafayette et pour convertir la dictature en usurpation. X. L'indignation
publique contre l'invasion du peuple à Versailles et contre les assassinats
qui avaient souillé la demeure royale et menacé la tête même de la reine
retombaient en ce moment à tort ou à droit sur le duc d'Orléans, la terreur
des honnêtes gens. Les scènes hideuses du retour à Paris, les têtes coupées
promenées au Palais-Royal, l'image de la reine et de ses enfants échappant
demi - nus à la pique des égorgeurs, les larmes et le sang de ce palais
souillaient peut-être à tort le nom de ce prince. On savait sa haine contre
Marie-Antoinette, on parlait de sa soif de vengeance pour quelques
humiliations de cour subies, pour quelques amours repoussés pendant la
jeunesse de cette reine ; on attribuait ces assauts au trône à celui qui
pouvait seul recueillir des mains des assassins les débris du trône. Tout
indique l'exagération ou la calomnie dans ces rumeurs publiques du moment sur
la participation personnelle du duc d'Orléans à ces attentats. Ses
ressentiments hostiles contre la reine, son mépris du roi, les trames
ténébreuses de ses partisans ourdies jusqu'au crime, et peut-être à son insu,
dans son propre palais ; son or prodigué aux agitateurs pour des mouvements
convulsifs et vagues ; enfin la joie maligne qu'il put savourer des retours
de fortune contre la cour, des humiliations et des terreurs de la reine,
paraissent avoir été ses seules complicités. Mais
l'opinion, indignée, lui en supposait d'autres. C'était assez pour Lafayette. Soit
qu'il partageât la conviction de la complicité du duc d'Orléans dans les
attentats des dernières journées (et ses Mémoires posthumes attestent qu'il
ne le croyait pas innocent), soit qu'il feignit de les partager pour
s'autoriser à les retourner contre son rival de popularité, il n'hésita pas à
s'en servir. La hardiesse avec laquelle il s'en servit atteste du moins le
profond dédain qu'il portait au caractère et au courage de ce prince. Il ne
fut jamais donné entre deux rivaux d'ambition, à l'un de tant oser, à l'autre
de tant subir. XI. Si
Lafayette n'avait pas le droit de supposer des crimes, il avait
personnellement le droit de supposer des ambitions de trône au duc d'Orléans.
« Je suis persuadé, » dit-il dans une de ses lettres avant le 14
juillet, « que M. le duc d'Orléans, ou du moins ses conseillers, ont le
projet de brouiller ; il m'a été dit des mots, il m'a été fait des avances.
Hier on me disait que ma tête et celle du duc d'Orléans étaient proscrites ;
qu'on avait des projets sinistres contre moi, comme étant le seul de l'Assemblée
capable de commander une armée ; qu'il faudrait que M. le duc d'Orléans et
moi nous unissions toutes nos démarches, qu'il serait mon capitaine des
gardes comme je serais le sien... Mais en attendant je veille sur le duc
d'Orléans, et peut- être serai-je dans le cas de dénoncer à la fois M. le
comte d'Artois comme factieux aristocrate, et M. le duc d'Orléans comme
factieux populaire... » « Le
duc d'Orléans, » poursuit-il ailleurs dans une note postérieure au 6
octobre, « était revenu sur ce sujet du changement de la dynastie dans
les entre- tiens, dans les visites qu'il m'avait faites, Mais d'une manière
fort réservée. Je feignis de ne pas l'entendre, quoique je le comprisse
parfaitement. Le prince ne s'y méprit pas et dut voir qu'il n'y avait rien à
espérer de ce côté. » Lafayette,
convaincu qu'il servait le roi et l'ordre dans Paris en se délivrant lui-même
du plus dangereux des conspirateurs, écrivait le 7 octobre, dans l'enivrement
de sa victoire, un billet confidentiel mais impératif au duc d'Orléans, pour
lui assigner une entrevue chez la marquise de Coigny, femme dont ils
fréquentaient l'un et l'autre la maison et chez laquelle ils pouvaient se
rencontrer sans que la rencontre eût rien d'humiliant pour le prince, de
suspect pour le général. Le roi,
prévenu, connaissait d'avance la résolution de Lafayette et l'objet de
l'entretien. Le duc d'Orléans s'y rendit. Lafayette l'aborda avec une
sérieuse audace qui cachait mal la proscription sous le respect. Il lui dit,
en termes polis mais significatifs, que son nom, son rang, sa fortune, ses
liaisons, sa popularité même, étaient sinon des torts, au moins des dangers
pour la patrie, pour le trône, pour la Révolution elle-même ; que les
agitateurs, en se vantant à tort sans doute de son appui, donnaient à son
innocence le même inconvénient qu'à ses complots ; que son palais était une
conjuration en permanence aux yeux de la multitude, qu'on croyait en voir
sortir à chaque instant ou un tribun ou un roi, ou l'un et l'autre dans un
même homme ; que la cour hésiterait dans toutes ses concessions à
l'Assemblée, dans la crainte de concéder la couronne avec la constitution à
un prince ainsi désigné au trône par la faveur des factions ; que la
bourgeoisie et la garde nationale, aux moindres agitations de la capitale,
verraient en lui le moteur intéressé et secret des cris spontanés dont le
peuple des faubourgs et des séditions acclamait sa présence ; qu'on lui
attribuerait odieusement, comme on le faisait déjà depuis deux jours, tous
les attentats commis par ses ennemis et par ses amis ; que la France, lasse
d'émotions, voulait à tout prix s'occuper en paix et en sécurité de ses
institutions ; que tout obstacle à l'ordre public était un obstacle à la
liberté ; que l'ambition vraie ou supposée d'un compétiteur à la couronne
n'était pas le but de la France ; qu'elle ne voulait pas changer de trône,
mais d'institutions ; que le plus grand acte de patriotisme que pût faire un
premier citoyen dans une telle circonstance était de s'éloigner momentanément
de la scène et d'enlever l'ombre de sa concurrence à la royauté et l'ombre de
sa dictature à la liberté. Lafayette
termina en conjurant le duc d'Orléans de comprendre cette nécessité de sa
situation ; il lui offrait les moyens de colorer cet éloignement de Paris et
cette proscription volontaire par une mission diplomatique en Angleterre, où
ses relations d'amitié connues avec le prince de Galles donneraient à cet
éloignement de nécessité l'apparence d'un séjour de choix. XII. Le
prince écouta Lafayette d'abord avec étonnement, puis avec murmure, bientôt
avec résignation, soit qu'il eût véritablement remué la révolution dans ses
profondeurs par les mains des démagogues du 6 octobre, et laissé couler son
or dans la boue pour se faire une clientèle dans la populace, soit qu'il eût
joui seulement des calamités de la cour, attendant dans une complicité
passive que son nom éclatât de lui - même dans la tempête par la voix des
grandes séditions. Ce nom
trop décrédité n'avait pas éclaté : à peine quelques groupes infimes des
assaillants du Château, en l'apercevant dans les escaliers et dans les cours
parmi les députés populaires, l'avaient-ils salué de rares acclamations. Ni
l'armée, ni la garde nationale, ni les tribunes de l'Assemblée n'avaient fait
écho à ces cris de l'émeute. Le duc ne s'était point mis en perspective
pendant ces trois jours. Confondu dans les rangs des députés le 5, absent de
Versailles la nuit du 5 au 6, reparti de Paris pour Versailles dans la
matinée du 6, rencontré et acclamé sur la route par les groupes qui
rapportaient les têtes des gardes du roi, un moment présent au château, où il
avait offert son bras à la reine pour descendre l'escalier du palais, revenu
par un chemin détourné dans une maison de campagne où sa favorite, madame de
Genlis, élevait ses enfants, ayant assisté de là sur la terrasse de cette
maison au spectacle du passage de la cour, de l'armée et du peuple, toute la
conduite du prince pendant la dernière insurrection semblait avoir été
calculée pour attester son absence ou son indifférence aux mouvements de
Paris. Paris lui-même s'était montré inattentif à son absence, à sa présence,
à son nom. Le torrent roulait plus fort et plus loin. Cependant,
si la faveur publique avait oublié le prince pendant les tragédies de
Versailles, la rumeur publique ne l'oubliait pas depuis. Elle s'élevait
sourde, mais irritée et unanime, contre lui. Elle l'accusait de tous les
attentats prémédités, disait-on, dans son intérêt, par les machinations de
ses amis et par l'or de ses corruptions. Le peuple, qui ne l'avait pas vu à
sa tête, l'accusait de pusillanimité dans l'action. Il n'était point allé le
chercher dans l'ombre pour le proclamer roi, dictateur, ou lieutenant général
du royaume. Les royalistes lui imputaient tous les forfaits, la cour tous les
périls ; la bourgeoisie, désormais ralliée à Lafayette, et épouvantée des
excès du peuple, ne voyait plus dans le duc d'Orléans qu'un artisan de
trouble, qui tiendrait Paris dans une perpétuelle agitation. A l'exception
des démagogues que l'on supposait à sa solde, une impopularité menaçante
succédait pour lui, depuis deux jours, à une popularité factieuse. M. de
Lafayette, rallié à la cour, nécessaire à l'Assemblée, chef de la garde
nationale, lui signifiait impérieusement cette impopularité. Il pouvait la
tourner en accusation à la moindre résistance ; ses conseils ressemblaient
trop à des ordres pour n'être pas entendus. XIII. Le duc
d'Orléans, déjà découragé et peut-être épouvanté lui-même du sang qui
coulait, des ruines qui s'amoncelaient autour du trône, et sous lesquelles il
pouvait être englouti, avait le sentiment de ses dangers. S'il ne s'agissait
pour lui que de se venger d'une femme, il était déjà trop vengé ; s'il
s'agissait de la couronne, elle était déjà trop avilie, et il n'avait ni la
force ni la volonté de tendre la main pour la ramasser dans le sang.
L'absence lui convenait sous tous les rapports. Elle laisserait se dérouler
les événements. Ces événements lui apporteraient d'eux-mêmes ou le pardon de
la royauté ou le couronnement du peuple après les orages. La proposition de
Lafayette, tout en humiliant le prince, ne le contristait donc pas. De
plus, son cœur l'inclinait plus fortement que la politique vers la retraite
et vers l'oubli des ambitions. Bien
que ce prince, encore jeune, eût négligé la charmante épouse, fille du duc de
Penthièvre, qui lui avait donné quatre enfants ; bien qu'il eût énervé ses
sens dans des débauches banales qui avaient rendu ses jardins de Mousseaux
presque aussi célèbres que le parc aux Cerfs de Versailles, l'amour vrai et
fort, survivant même au libertinage, l'attachait à une femme adorée, qui
n'avait été corrompue elle-même que par sa passion pour lui. Cette
femme, d'une admirable beauté et d'une Aine supérieure à son rôle, était
Agnès de Buffon, belle-fille du grand naturaliste et du grand écrivain Pline
de la France. Madame de Buffon avait arraché, par la toute-puissance de
l'attrait qu'elle lui avait inspiré, le duc d'Orléans à l'influence hypocrite
et intrigante de madame de Genlis, moins favorite que pédagogue de ce prince.
Elle l'avait fait rougir de ces orgies de plaisir dans lesquelles il avait
cherché jusque-là plus le scandale que le bonheur. Elle lui avait sacrifié sa
renommée sans lui sacrifier aucune autre de ses vertus naturelles. Perdue
volontairement pour lui seul de réputation dans le monde, elle avait
obstinément refusé d'accepter du prince, même sous la forme des plus
innocents hommages, la moindre miette de son opulence. Elle avait donné non
vendu son cœur. Elle vivait à côté de ces trésors du duc d'Orléans dans une
médiocrité presque voisine du besoin. Subjuguée par une passion que
réprouvait la vertu, mais que ne souillait du moins aucune vénalité d'âme,
bonne, douce, sensible, étrangère aux intrigues et aux opinions du jour, elle
souffrait de voir le prince hors de la ligne de conduite que lui traçaient le
nom et la nature ; elle s'efforçait de l'arracher aux intrigues et aux
complots qui s'ourdissaient autour de lui et en son nom. XIV. Le
prince, de son côté, avait tout épuisé, excepté le véritable amour. Il
adorait dans Agnès de Buffon non un caprice, mais une félicité, trouvant en
elle seule assez de bonheur et de repos pour oublier tout, même un trône. Il
l'entretenait sans cesse depuis quelque temps du désir de passer avec elle en
Amérique, d'y porter une partie de sa fortune, qu'il cherchait à mobiliser
par un emprunt en Hollande, d'y oublier les agitations et le bruit de
l'Europe, et d'y vivre, au milieu d'un peuple paisible et libre, l'un pour
l'autre dans une union que l'obscurité couvrirait et que la mort seule
pourrait finir. Agnès
de Buffon souriait et versait des larmes à ces images qui attestaient la
force de l'attachement du prince ; mais elle s'y refusait, quoique coupable,
dans la crainte d'arracher pour jamais le duc d'Orléans à sa femme et le père
à ses enfants. Elle n'avait point la paix tranquille des femmes corrompues :
elle luttait contre elle-même. L'honneur et les devoirs du prince lui
restaient présents à l'esprit jusque dans ses fautes. Cette passion mutuelle
du duc d'Orléans et d'Agnès de Buffon rendait en ce moment l'esprit du prince
secrètement accessible à l'idée d'éloignement que lui suggérait Lafayette. Au
fond des mystères de la politique, l'amour, le mystère des mystères, souvent
inaperçu à l'histoire, noue et dénoue bien des situations. Derrière le rideau
des plus grandes scènes de la vie des peuples, il y a une femme qu'on ne voit
pas, mais qui agit entre les acteurs. XV. On
attribua à la lâcheté la résignation facile et même empressée du duc
d'Orléans à l'ouverture de Lafayette : ce fut l'amour qui le résigna. Le
prince rentra dans son palais, heureux de son exil. Mais à
peine eut-il confié à ses conseillers et à se3 amis, Latouche, Laclos, le duc
de Lauzun, la proposition de Lafayette et le consentement qu'il y avait
donné, que ses amis, prêts à perdre en lui leur levier politique et leurs
espérances, le firent rougir d'une condescendance trop semblable à une
pusillanimité. lis le conjurèrent, dans l'intérêt de sa fortune, de sa
gloire, de son caractère, de revenir sur un consentement qui le déshonorait
et qui déclarait en lui, par cette retraite, ou un coupable qui fuit sa peine
ou un lâche qui obéit à son ennemi. Madame
de Buffon sentit de même. L'honneur du prince lui parut préférable à son
bonheur. Le duc d'Orléans, facilement retourné, se hâta d'écrire à Lafayette
un billet dans lequel il revenait sur son consentement verbal et demandait du
temps pour de plus mûres réflexions. XVI. Lafayette
avait vu le roi et le ministre des affaires étrangères, M. de Montmorin, en
sortant de chez madame de Coigny. Il leur avait demandé la mission apparente
de Londres. Il répliqua sévèrement au duc d'Orléans en homme qui tient une
parole et qui ne consent pas à la rendre. Il assigna pour le surlendemain une
seconde entrevue au prince dans la même maison. Le duc
d'Orléans hésitait à s'y rendre. Désirant consulter un oracle décisif sur
l'impression que produirait dans l'opinion publique son départ, il envoya son
plus intime et son plus honorable confident, le duc de Lauzun, chez Mirabeau. Le duc
de Lauzun accourut chez Mirabeau, qui était alors malade à l'hôtel de Malte.
Il s'ouvrit à l'orateur sur les perplexités d'esprit du prince, et lui
demanda son opinion. Cette opinion fut celle d'Agnès de Buffon. Mirabeau,
quoique déjà détaché du parti du Palais-Royal par le mépris, bondit
d'indignation à l'idée du premier prince du sang subissant la proscription de
Lafayette. « Il s'avoue ainsi coupable de l'invasion de Versailles et
des attentats que l'imprévoyance du général avait seule laissé commettre ! »
s'écria Mirabeau. « Qu'il montre à ce maire du palais qu'il n'est pas le
maître des lois, de l'Assemblée, de la liberté des citoyens, de l'honneur des
princes ; qu'il vienne après-demain à la séance ; qu'il y révèle la
proposition dont on l'insulte. Je me charge de parler pour lui et de
confondre l'insolence et la dictature de Lafayette » Le duc
de Lauzun vint rapporter au prince l'indignation et l'appui du grand orateur.
Mirabeau ne douta pas de la résistance du duc d'Orléans. A peine Lauzun
était-il sorti de son appartement qu'il écrivit à son confident le billet
suivant, où l'on saisit son impression toute vive encore : « M.
de Lauzun sort de chez moi ; il ne part point ; il a refusé parce qu'il a de
l'honneur. Je ne sais pas encore s'il est bien sûr que les autres partiront —
le duc et son entourage —. Le pauvre prince est séduit ou veut le paraître
par l'espoir de conduire la quadruple alliance. II est chargé d'une lettre du
roi pour le roi d'Angleterre ; il n'y a pas une preuve contre lui, et quand
il y en aurait, il n'y en aurait pas !... Ceci devient par trop impudent. Je
vous l'ai déjà dit, cher comte, je ne courberai jamais la tête que sous le
despotisme du génie !... A demain donc, dans l'Assemblée nationale ! » XVII. Mirabeau
méditait sa dénonciation victorieuse contre la tyrannie du maire du palais
proscrivant arbitrairement de l'Assemblée nationale et des marches du trône
le premier prince du sang et le plus grand citoyen du royaume. Il était
heureux de surprendre ainsi en flagrant délit d'arbitraire et d'insolence le
rival qu'il exaltait en public, mais qu'il abhorrait en secret. Le duc
d'Orléans cependant se rendit chez la comtesse de Coigny. A sa
seconde entrevue avec Lafayette, le prince essaya en vain de retirer la
parole qu'il avait donnée la veille. Lafayette fut aussi inflexible que son
adversaire fut suppliant. Après une conversation dont Mirabeau connut les
détails par Lauzun, et qu'il qualifia plus tard à la tribune de très
impérieuse d'une part et de très résignée de l'autre, le départ fut de
nouveau consenti. Lafayette n'accorda que vingt-quatre heures aux
préparatifs, afin de prémunir le duc contre de nouvelles tergiversations. Il
conduisit immédiatement le prince chez le roi, afin d'y confirmer sa
promesse. Le roi fut étonné de l'excès de déférence de son cousin. « Je
ne négligerai rien, » dit le duc au roi, « pour découvrir à Londres les
auteurs des troubles de la capitale et du royaume. — Vous y êtes plus
intéressé que personne, » lui dit sévèrement Lafayette, « car personne
n'y est plus compromis que vous. » Le roi le congédia avec une confiance
apparente dans ses services qui masquait le mépris sous la pitié. M. de
Montmorin lui donna ses instructions. XVIII. Dans la
nuit qui précéda le départ, une troisième hésitation suspendit encore ia
résolution du prince. Instruit de la promesse de Mirabeau, ébranlé par les
reproches de ses confidents, il résolut de braver Lafayette dans l'Assemblée
et de faire face aux accusations de la cour. Il
écrivit à Lafayette qu'il ne partait pas. Lafayette
le somma dans sa réponse avec de telles menaces, que le prince, intimidé, se
rencontra encore avec lui chez le ministre des affaires étrangères. « Mes
ennemis prétendent, » lui dit le duc d'Orléans devant le ministre, « que
vous avez contre moi des preuves de ma complicité dans les évènements du 6
octobre. — Ce sont plutôt les miens qui le disent, » répliqua avec son
habituelle ironie le général ; « si j'en avais à produire, je vous
aurais déjà fait arrêter, et je vous déclare que j'en cherche partout. » Il fit
comprendre en termes suffisamment intelligibles aux confidents du prince
qu'il faisait de cette affaire politique une affaire personnelle de vie et de
mort entre le duc d'Orléans et lui ; que si le prince s'obstinait à rester et
à troubler par sa présence la sécurité de la capitale, il l'appellerait en
duel et remettrait au sort des armes ce qu'il aimait mieux ohtenir de son
patriotisme. Le duc céda, et partit dans la journée pour Londres avec Agnès
de Buffon et quelques affidés de sa cour intime, après avoir écrit au
président de l'Assemblée nationale une lettre qui fermait la bouche à
Mirabeau. Mais sa
faction ne disparut pas avec lui. Ce départ, attribué par les uns à la
crainte des révélations que l'enquête sur les crimes de Versailles pouvait
faire éclater, par les autres à la lâcheté devant Lafayette, délivra quelque
temps la reine de la présence d'un ennemi, Lafayette d'un compétiteur
populaire, et rabaissa au-dessous de toute dignité le caractère de ce
candidat à la royauté. XIX. Mirabeau
était déjà à la séance de l'Assemblée, retenant ses foudres sur ses lèvres,
quand un billet du duc de Lauzun lui annonça la défaillance de son. client et
son départ pour Londres. II montra le billet à ses amis avec un geste de
dégoût. « On prétend, » leur dit-il, « que je suis du parti de ce prince : il
est indigne d'avoir un parti ! » Telle
fut la première et la plus heureuse audace de Lafayette. Il écarta habilement
dans le même homme un agitateur du peuple, un rival du roi et son propre
rival dans la domination de Paris. Il fit retomber en même temps sur un autre
la responsabilité des attentats du 6 octobre. Le duc d'Orléans semblait ainsi
s'avouer le grand coupable et emporter dans sa fuite tout le crime et tout le
sang de ces journ6es. XX. La
pusillanimité et l'évanouissement du seul homme qui pût contre-balancer dans
le peuple de Paris la dictature populaire, militaire et parlementaire de
Lafayette, rejeta Mirabeau tantôt dans les plans d'alliance avec ce
dictateur, tantôt dans des ébauches de coalition avec le comte de Provence,
frère du roi. Ce prince, qui se sentait plus apte au gouvernement que son
frère, rêvait le rôle de Gaston, duc d'Orléans, pendant la Fronde. Il
aspirait à chasser un ministre déconsidéré et inhabile, à présider le conseil
du roi comme prince, et à former sous lui, avec les grands meneurs de
l'Assemblée constituante, un gouvernement des supériorités de tribune et
d'affaires, capable d'accomplir ce qu'il accomplit depuis comme roi, une
heureuse transaction entre la Révolution et la monarchie. Mirabeau, tourmenté
par son génie et par ses nécessités domestiques autant que par le sentiment
de l'écroulement de toutes choses, avait fait faire des ouvertures à ce
prince dans le sens de ses secrètes ambitions. Il se proposait d'entrer comme
premier ou comme principal ministre dans le conseil du comte de Provence, et
d'y prendre, par son caractère et par son talent, la domination politique de
l'Assemblée, du peuple et du roi. XXI. Dans
cette pensée il écrivit pour le comte de Provence, sous la première
impression des journées d'octobre, le Mémoire secret sur les périls de la
monarchie et sur les moyens de sauver le roi, Mémoire dont il avait entretenu
ses amis. Ce
Mémoire, que nous avons sous les yeux, et dans lequel on surprend le
véritable et le dernier mot sur les circonstances et sur les hommes, révèle
dans le tribun l'homme d'État digne du grand rôle que la fortune lui refusa. « Le
roi, » dit-il, « n'est plus libre à Paris ; l'Assemblée elle-même
n'a pas été libre de ne pas l'y suivre. Le défaut de liberté du roi et de
l'Assemblée nuit évidemment au succès de la Révolution. Les actes du monarque
et des députés seront désobéis parce qu'ils seront entachés de contrainte. La
sûreté personnelle du roi et de sa famille n'est pas encore à l'abri des
catastrophes. Si Paris a de grandes forces, il renferme aussi de grandes
causes d'effervescence. La populace remuée est irrésistible ; l'hiver
approche, les subsistances peuvent manquer, la banqueroute peut éclater. Que
sera Paris dans trois mois ? Certainement un hôpital, peut-être un théâtre
d'horreur ! Est-ce là que le chef de la nation peut mettre en dépôt son
existence et tout notre espoir ? « Les
ministres sont sans moyens. Un seul, M. Necker, qui eut toujours des
enthousiastes plutôt qu'un parti, a encore de la popularité. Mais ses
ressources sont connues, il vient de se montrer tout entier ; sa tête,
véritablement vide, n'a osé entreprendre que d'étayer un édifice qui
s'écroule de toutes parts ; il veut prolonger l'agonie jusqu'au moment qu'il
a marqué pour sa retraite politique. Le financier destructeur ne laisse un
souffle à Paris qu'en ruinant le royaume. Que deviendra la nation après l'inévitable
banqueroute ? Nous ne sommes aujourd'hui que las et découragés. C'est le
moment du désespoir qu'il faut craindre ! L'As- semblée elle-même se
discrédite, l'opinion publique s'en détache, une plus 'profonde agitation
couve, le corps politique tout entier tombe en dissolution. Il faut une crise
pour le régénérer. Il lui faut une transfusion de sang nouveau. « Le
seul moyen de sauver l'Etat et de le constituer est de replacer le roi dans
une situation qui lui permette de se coaliser avec la masse de son peuple.
Paris est le siège de la fiscalité ; Paris a créé la dette ; Paris a perdu le
crédit public. Faut- il que l'Assemblée nationale ne voie que cette ville et
perde pour elle tout le royaume ? Ne dominera-t-il pas l'Assemblée ?
L'Assemblée terminera-t-elle ses travaux sans être troublée par les
commotions que mille événements préparent ? L'Etat recouvrera-t-il la paix ?
l'armée sa force ? le roi son action et ses véritables droits, ceux dont
l'existence est nécessaire à la liberté publique ? ou la monarchie
sera-t-elle ébranlée dans ses fondements, très probablement démembrée,
c'est-à-dire dissoute ? Il est facile à prévoir par ce qui vient de
s'accomplir ce qui s'accomplira !... « Plusieurs
moyens se présentent ; mais il y en a qui déchaînent les maux les plus
effroyables, et que je ne cite que pour en détourner le roi comme de sa perte
infaillible. « Se
retirer à Metz ou sur toute autre frontière, ce serait déclarer la guerre à
la nation et abdiquer le trône ! et qui peut calculer jusqu'où l'exaltation
de la nation française pourrait se porter si elle voyait son roi l'abandonner
pour se joindre à des proscrits et devenir proscrit lui-même ! Moi-même,
après un tel événement, je dénoncerais le » monarque. Se retirer dans
l'intérieur du royaume et convoquer toute sa noblesse autour de lui serait un
parti non moins dangereux. Justement ou non, toute la nation, qui confond la
noblesse avec le patricial, regarda longtemps les nobles en masse comme ses
plus implacables ennemis. L'abolition du système féodal est l'expiation de
dix siècles de délire. On aurait pu diminuer la commotion ; main il n'est
plus temps, l'arrêt est irrévocable. Se réunir à la noblesse serait pire que
de se jeter dans une armée étrangère et ennemie. Où serait dans un tel parti
la sûreté du roi ? Un corps de noblesse n'est pas une armée qui puisse combaître
; ce n'est point une province qu'on puisse retrancher. Même avant la réunion,
cette noblesse éparse serait égorgée. « Se
retirer de Paris pour recouvrer simplement sa liberté, pour dénoncer
l'Assemblée au peuple et rompre tout lien avec elle serait une mesure moins
violente que les deux premières, mais non moins périlleuse : elle exposerait
la sûreté du roi ; elle ouvrirait également la guerre civile, parce qu'une
grande partie des provinces vont soutenir les décrets de l'Assemblée. Il est
certain d'ailleurs qu'il faut une grande révolution pour sauver le royaume ;
que la nation a des droits ; qu'il faut les rétablir, les consolider ; qu'une
Convention nationale peut seule régénérer la France, et qu'il n'y a de sûreté
pour le monarque que dans une étroite coalition entre le prince et le peuple. « Tous
ces moyens écartés, voici ce que je pense du dernier, que l'on envisage et
qui n'est certainement pas sans danger ; mais il ne faut pas s'imaginer
pouvoir sortir d'un grand péril sans péril, et toutes les forces des hommes
d'État doivent tendre en ce moment à préparer, diriger, tempérer, limiter la
crise, et non à empêcher qu'il n'y ait crise. » Il
concluait en conseillant précisément le dernier parti, dont il avait énuméré
les dangers, celui de l'éloignement du roi de Paris. « Mais
après avoir constaté le défaut de liberté, préparé l'opinion, rallié
l'Assemblée à cette nécessité, organisé en échelons un corps de dix mille
hommes entre Paris et Rouen, ces précautions prises, le roi partirait en
plein jour du château et se replierait sur la capitale de la Normandie. Le
roi en partant publierait un appel à ses peuples contre les violences de
Versailles et de Paris ; il renouvellerait sa sanction libre aux principaux
actes de l'Assemblée ; il la refuserait aux autres ; il appellerait les
députés de la nation autour de lui pour achever l’œuvre. Si l'Assemblée
désobéissait, ses actes seraient frappés de déchéance, et il en convoquerait
une autre. Si elle se réunissait à lui, ils feraient en- semble la révolution
et la constitution. Le moment opportun 'pour cette démarche serait indiqué
par la première violence de Paris, qui soulevait l'indignation des provinces.
» XXII. Telles
étaient en abrégé les idées que Mirabeau présentait au roi dans le premier
Mémoire, idées tardives qui ne faisaient au fond que déplacer les questions
et les périls, et qui démontrent mieux que toute autre démonstration
historique que l'heure du salut était désormais passée pour le prince,
puisque le plus fort génie politique du temps ne découvrait pour sauver la
cour que des conjectures, des hypothèses, des hasards, des chimères. On a
beaucoup présumé du génie restaurateur de la monarchie de Mirabeau, depuis la
découverte de ses papiers secrets à soixante ans de sa tombe ; mais quelque
grand que fût ce génie, et nul ne l'a reconnu aussi infaillible que nous, il
ne pouvait pas lutter avec l'impossible. Une
fois les états généraux convoqués, la molle tentative du coup d'État déjouée
par l'ineptie militaire et le roi conquis par Lafayette à Versailles, Louis
XVI était dans l'impossible. Sa condescendance révolutionnaire sans bornes
l'avilissait, la fuite le détrônait, la lutte sourde et perfide contre la
Révolution l'incriminait, la lutte ouverte avec la nation le tuait. Il n'y
avait plus pour lui qu'à abdiquer, à se déshonorer ou à mourir. Mirabeau eût
été plus clairvoyant de le voir et plus franc de le dire ; mais il ne
pouvait. se persuader à lui-même que sa forte main ne suffirait pas encore
pour relever tout ce qui s'écroulait devant lui ; peut-être aussi ne
disait-il pas dans ce Mémoire le fond de sa pensée, que l'on entrevoit
ailleurs dans ses entretiens. Un accès de guerre civile ne lui paraissait
pas, il l'avoue franchement, le pire des remèdes à la situation, et quand on
lui objectait que le roi n'avait ni trésor ni armée, « Les guerres
civiles, » disait-il, « se font toujours sans argent. » XXIII. Le
comte de la Marck se chargea de remettre ce Mémoire à la reine par le comte
de Provence. Inconnu à ce prince, il en obtint une entrevue secrète au
Luxembourg. Ce palais était aussi surveillé que les Tuileries par Lafayette
et par le peuple. Il fallait emprunter la nuit et les déguisements pour ne
pas éveiller les soupçons et les conjectures. Le duc de la Châtre, premier
gentilhomme et confident du prince, introduisit le comte de la Marck à deux
heures du matin chez son maitre. La
Marck fit aisément sentir au frère du roi, admirateur du génie et partisan
des opinions constitutionnelles, combien le plus grand des orateurs et le
plus puissant des tribuns pouvait être funeste à la monarchie et à la cour si
on négligeait de s'assurer le concours qu'il offrait de lui-même au salut du
roi et au raffermissement des choses. « J'ajoutai, raconte la 'Marck, en
insistant sur le prix d'un tel auxiliaire, que j'avais connu Mirabeau bien
avant la Révolution ; que je l'avais suivi de près depuis l'ouverture des
états généraux, dans le but de le rendre utile aux intérêts du roi ; qu'il
était faux qu'il et t jamais appartenu au parti d'Orléans ou qu'il eût trempé
dans le complot des 5 et 6 octobre ; que loin d'approuver la violence qui
avait conduit le roi à Paris, il regardait au contraire le roi et la France
comme perdus sans ressource si l'on ne parvenait pas à faire sortir Sa
Majesté de cette dangereuse ville, et que pour preuve de ce que j'avançais,
j'étais porteur d'un Mémoire rédigé par Mirabeau lui-même, entièrement écrit
de sa main, et dans lequel il présentait les moyens qui, dans son opinion,
devaient être employés pour sauver le roi et la monarchie. « Monsieur
m'avait attentivement écouté ; il approuva ma conduite, prit ensuite l'écrit
que j'avais en main, et le lut devant moi en me faisant parfois des
observations, soit sur des passages qui manquaient de clarté, soit sur les
mesures proposées, et qui lui paraissaient être d'une exécution difficile. Il
n'hésita cependant pas à me dire qu'il approuvait en général le plan proposé,
mais qu'il était d'avance convaincu que le roi ne consentirait point à
l'adopter. « J'engageai
alors Monsieur à en parler à la reine, qui, une fois persuadée, obtiendrait
peut-être l’assentiment du roi. — « Vous vous trompez, » me dit-il,
« en croyant qu'il soit au pouvoir de la reine de déterminer le roi dans
une question aussi grave. » Je répliquai qu'il fallait donc reconnaître
que tout était perdu, si l'on ne pouvait compter ni sur la résolution du roi
ni sur l'influence de la reine. Le prince insista sur le peu d'influence
réelle de la reine, qu'il flattait, mais qu'il n'aimait pas, et sur la
faiblesse incurable du roi, dont l'inconsistance de caractère trompait tous
les plans en sa faveur. Il compara les idées mobiles de son frère à des
boules d'ivoire huilées qu'on s'efforcerait vainement de cimenter ensemble. » Soit
que le comte de Provence, qui aspirait pour lui-même, et non sans raison, au
titre d'homme d'Etat et à la domination absolue des affaires, vit avec peine
l'influence que pouvait prendre un homme tel que Mirabeau sur le conseil ;
soit qu'il partageât les défiances générales contre ce dangereux auxiliaire,
il découragea entièrement le comte de la Marck et se borna à entretenir avec
Mirabeau et lui quelques sourdes intelligences par l'intermédiaire du duc de
Lévis, homme de cour, lettré et politique, employé par ce prince à la
négociation. XXIV. Mirabeau,
découragé du comte de Provence, fut rejeté dans une tentative de coalition
entre lui, Necker, Lafayette et le garde des sceaux Cicé. Les deux
intermédiaires de cette négociation étaient Talon et Sémonville, dont on
retrouve la main double et remuante dans toutes les phases de la Révolution,
personnages de comédie nouant et dénouant derrière le rideau mille intrigues
entre les causes, les partis, les hommes, pour se rendre nécessaires et pour
se grandir de la grandeur des événements. Talon,
homme de nom illustre dans la haute magistrature, d'une fortune opulente,
d'un esprit sans repos, d'une ambition élevée, d'un caractère dangereux,
aspirait, de loin encore, au ministère de la justice, et voulait conquérir,
par des services indifféremment offerts à toutes les causes, la confiance du
roi, la reconnaissance de la reine, la faveur de Lafayette, la familiarité de
Mirabeau. It était alors procureur du roi au Châtelet de Paris. Sémonville,
jeune conseiller au parlement, était le fil caché de toutes les trames où il
pouvait faufiler son génie d'intrigue. Il avait l'œil, la main et l'oreille
partout. Il flairait avec un odorat instinctif les ambitions, les vanités,
les vices et les vertus des hommes supérieurs ou des hommes puissants, pour
se faire le client de leurs désirs, pour leur révéler à eux-mêmes les
aspirations qu'ils ne s'avouaient pas encore, et pour leur offrir, avec une
audace et une prestesse toujours adroites, le négociateur, l'occasion, le
service que ces hommes n'osaient pas demander. Un tel caractère exclut les
opinions personnelles. Sémonville n'avait jamais que celles qui convenaient
aux hommes et au moment. Il a surnagé sur toutes, comme les choses légères ou
flottantes, jusqu'à la caducité, toujours subalterne et toujours important. La même
nature avait associé ces deux hommes. Ils sentaient que la fortune se
balançait entre le roi, Necker, Lafayette et Mirabeau. Ils résolurent de bien
mériter des plus heureux. Ils étaient déjà conquis en secret à Necker, au
roi, au comte de Provence. Talon,
qui connaissait la Marck, se fit présenter par lui à Mirabeau. Sémonville
s'était attaché à Lafayette. Un député marquant de Nancy à l'Assemblée
constituante, nommé Duquesnoy, homme droit d'esprit et serviable de
caractère, machinait avec eux dans l'intérêt de cette coalition. Ils
connaissaient tous deux les anneaux auxquels ils pouvaient rattacher leurs
intrigues : l'ambition de Lafayette et les nécessités domestiques de
Mirabeau. Ils savaient qu'en coalisant ces deux hommes dans l'intérêt du rétablissement
de l'ordre, ils servaient le roi et ils se préparaient à eux-mêmes les hautes
situations qui résulteraient de cette alliance pour ceux qui l'auraient
cimentée. Les papiers récemment découverts attestent l'ardeur de ces deux
hommes pour accomplir cette alliance et les progrès de leur négociation
pendant le mois d'octobre et les premiers jours de novembre. XXV. Talon,
après avoir été introduit chez Mirabeau, se prosterne d'admiration devant son
génie. « On attend votre ami — puis-je dire le nôtre ? — » écrit-il à la
Marck. « On causera avec une franchise absolue et un abandon qui doit
être la base de toute réunion ; on est enchanté de n'avoir à traiter qu'avec
vous et lui. Il faudra convenir d'un jour et d'une heure où nous pourrons
nous voir. Le maitre — c'est-à-dire le roi — est instruit de tout.
Secret, fidélité, franchise : avec ces trois engagements je crois que la
chose publique y gagnera beaucoup. » Le
lendemain de cette première conférence, 17 octobre, Mirabeau écrit à son ami :
« L'affaire est chaude ; Lafayette, décidé autant qu'il peut l'être à
lui tout seul. Il m'a mené ce matin chez M. Montmorin ; Necker n'a voulu
d'abord me voir que tête à tête. Il dit que s'il n'y prend garde, on se
résignera à son départ. Il faut décider Lafayette, effrayé de Paris et
inquiet des provinces. Voyons-nous pour les détails, qui sont piquants. » Le soir
du même jour, Mirabeau reprend : « J'ai
vu longtemps aujourd'hui le petit grand homme (Necker) et le sous grand homme (Lafayette). Celui-ci m'a chargé de vous
prier de passer chez lui au plus tôt. Quant à moi, j'ai à vous parler à fond.
Vous pouvez en ce moment beaucoup pour celui qui croit qu'on ne vaut, dans la
partie exécutive de la vie humaine, que par le caractère, et qui par ces mots
vous dit ce qu'il pense et ce qu'il est prêt à faire pour vous — s'allier au
roi par Lafayette, en acceptant une grande ambassade et un traitement secret
du roi. » « Oh
quel homme ! » lui répond le même soir le comte de la Marck en
parlant à Lafayette avec amertume. « Pourquoi lui avez-vous dit que
lundi vous parleriez de l'embarras de vos affaires ? Cela m'a gêné dans mon
entretien sur vous avec lui. Je n'ai pu être assez fier, et je veux toujours
l'être pour vous et de vous. Il ira au-devant de vous la première fois que
vous le verrez. Il commencera par vous offrir cinquante mille francs. Cela
reçu, vous n'aurez rien reçu, car il est bien entendu que c'est un traitement
de cinquante mille francs par mois. On en est convenu. Il a proposé, répété,
qu'il aurait du roi un engagement par écrit pour une grande ambassade,
Hollande, Angleterre. Quant à Constantinople, c'était bon il y a huit mois.
J'ai tout rejeté. Le pressant, c'est d'être dégagé de vos dettes. Alors je ne
sais pas sur quel sujet vous ne serez pas le plus fort ! Votre force sur ce
point vous rend fort sur tout le reste, surtout quand cela vient d'une source
pure... Je passerai chez vous à neuf heures pour vous dire ses petites vues
sur son ministère. » XXVI. « Nous
avons vu Lafayette, » écrit le lendemain Talon à la Marck. « On est
révolté de la sagesse de Mirabeau. Il faut absolument qu'il prenne son parti.
Lafayette ne varie 'pas dans son amitié pour lui. Les arrangements sont
convenus. Il vous attend après- demain avec Sémonville. Sa confiance en vous
est entière. » Le 19,
Mirabeau, déjà livré, écrit à Lafayette pour lui offrir ses révélations sur
les machinateurs de troubles : « Je ne perds aucun trait de mes
ébauches en fait de découvertes, » lui dit-il. « Quoi qu'il arrive,
je serai vœ votis jusqu'à la fin, parce que vos grandes qualités m'ont
fortement attiré et qu'il m'est impossible de cesser de prendre un intérêt
très vif à une destinée si belle et si étroitement liée à la révolution qui
conduit la nation à la liberté. « Mais, »
ajoute-t-il en dévoilant son mépris et son antipathie contre Necker, « si
vous avez réfléchi sur l'orgueil brutal ou plutôt véritablement délirant du
méprisable charlatan qui a mis le nom de la France à deux doigts de sa perte,
et qui s'obstine à la consommer plutôt que de s'avouer à lui-même son
incapacité, vous ne penserez plus que je puisse le moins du monde être son
auxiliaire. Ils ne pourront me désarmer qu'en opérant le bien public, et le
mauvais génie de l'espèce humaine n'en est pas plus loin qu'eux ! N'exigez
donc de moi aucun ménagement pour eux. » Il annonce qu'il les attaquera sans
pitié le lendemain. XXVII. Lafayette,
dans un billet du même jour, le convie à sa table et le rassure sur son
caractère. « Ne croyez pas, » lui dit-il, « que j'évite aucune
responsabilité, et comme le déshonneur n'existe pas dans mes calculs, je ne
considère d'alternative que la Révolution ou ma tête ! » Le
soir, Mirabeau rend compte à la Marck de l'entretien chez Lafayette. « J'ai
raillé le dictateur, » dit-il à son ami, « sur les réticences du
ministre avec lui ; l'autre côté vous parlera ce soir — Talon au nom du
roi —. J'ai dit nettement qu'on vous trouvera instruit de tout, parce que
je vous dirai tout. » Le jour
qui suit cette conférence entre Talon et la Marck sur l'enrôlement de
Mirabeau, Talon écrit à la Marck : « Je
m'estime heureux, monsieur, » lui dit-il, d'avoir une occasion de vous
prouver ma confiance entière et mon abandon pour la réunion que nous avons
opérée chez vous. C'est une vraie jouissance pour moi et la crois aussi
sincère de la part du comte de Mirabeau que de la mienne. En vous quittant,
j'ai été amené dans un grand mystère. « On songe à un autre ministère,
m'a-t-on dit. Aucun de vos amis n'y entrera par M. Mirabeau. Le garde des
sceaux sera chassé. Nous le remplacerons. Voulez-vous accepter ? » J'ai
refusé. J’ai objecté mon âge, mon admission toute récente dans une place
importante. Vous pouvez être persuadé de tout ce que je pense sur ces
articles. Malgré cela, je signe ma lettre, gardez-la ; je crois le
devoir à la franchise qui cimente notre coalition. Un doute me reste :
dois-je avoir l'air de me prêter à la proposition pour savoir le résultat de
leur projet ? Il paraît 'qu'on a des projets contre Lafayette. Ainsi, il faut
que le général se réunisse avec des hommes en état de le sou- tenir. » Ce
billet de Talon paraît se rapporter à la contre—intrigue du comte de
Provence, méditant, en dehors de Lafayette et de Mirabeau, un ministère du
frère du roi. XXVIII. Mirabeau
écrit, le 21, à la Marck : « L'explication
d'hier entre Lafayette et moi, dans son carrosse, au ministère des finances,
a été très vive de ma part, parce qu'il avait ajourné mon rendez-vous avec
lui. « Il
a refusé de reprendre ses paroles. Il a attesté que dans sa conversation avec
vous, il n'y avait pas un mot désobligeant pour moi. Il a imputé tout le
reste à son misérable caractère ! En résumé, il me semble avoir vu que,
certainement, nous enlèverons un gage, une promesse écrite d'ambassade ou un
ministère. Et cela tout de suite, car on m'a beaucoup pressé de l'accepter.
J'ai rejeté avec toute la fierté requise tout ce qui concerne l'argent ;
j'avoue cependant, de vous à moi, que voilà le point critique de mon affaire.
Le moment est cruel ; je suis étouffé d'embarras subalternes, qui, dans leur
marche, font un assez grand obs- tacle, et, le plus indépendant des mortels
une fois mes affaires épurées, je ne voudrais être que l'homme de la nature,
résolution qu'à toutes les minutes je prendrais avec joie. Je suis très gêné
dans mes rapports sociaux, et parce que je ne puis regarder à mes affaires,
et parce que tant que j'ai des projets d'ambition, je ne puis faire dissoudre
mon atelier de travail — Pellenc et Cie, Dumont et Durovenay, les
secrétaires et les collaborateurs intimes de ses discours et de ses écrits
—. Un grand » secours, je ne puis l'accepter sans une place qui le légitime ;
un petit me compromettrait gratuitement. Là est le nœud ; là j'ai d'autant
plus besoin de votre sagesse qu'elle est plus de ce monde que la mienne ! » XXIX. Réponse
de la Marck, quelques heures après : ‘J'ai
vu Sémonville qui quittait Lafayette. Je sens l'embarras de votre position ;
mais entre l'inconvénient de recevoir et celui de ne pas prendre ce qu'on
offre, il doit y avoir des moyens. Il s'agit seulement d'y penser. En
attendant, pour le courant s disposez de moi. J'ai toujours trois cents louis
à votre service pour maintenir votre indépendance. Au reste, j'ai à vous
proposer un arrangement qui, en établissant votre indépendance, vous rendra
aussi fort que vous devez l'être. « Lafayette
se ressentait ce matin de votre conversation d'hier, mais bientôt il retomba.
Sémonville est tout pour vous, et vous savez pourquoi ; il attend tout de
Lafayette, et le patron ne pourra rien si vous n'êtes derrière pour assurer
cette inconcevable existence » « Hier, »
réplique Mirabeau à son ami, « je vis tard Lafayette. Il fut net ; il
parla du traitement et de la place — l'ambassade à Constantinople —.
Je refusai ; j'aime mieux la promesse écrite de la première grande ambassade
: une portion du traitement me serait remise demain. Lafayette est inquiet du
duc d'Orléans, qui veut ou ne veut pas revenir, mais qu'il croit vouloir
revenir : il m'importe d'être en mesure de lui donner des nouvelles. Il donne
aux anecdotes plus de prix qu'à un bon conseil. Lafayette me prend la moitié
de mes traits ; il faut que je travaille. Tout le monde viole mon loisir. Ma
correspondance est immense. La chose publique est entièrement perdue si on ne
se décide pas au bien. « Si
mille louis vous paraissent indiscrets, ne les demandez pas ; mais telle
serait mon urgente nécessité. Il ne me convient ni d'être avide ni d'être
dupe. Je garde autour de moi trois hommes de premier ordre, dont deux, Dumont
et Durovenay, seraient, si je ne les gardais pour mes travaux, déjà retournés
en Angleterre. » Pendant
cet échange de lettres, Talon et Sémonville organisaient ou feignaient
d'organiser on ne sait quelle surveillance de police dont les anecdotes sont
transmises à la Marck pour Mirabeau, afin que Mirabeau en repaisse la
curiosité de Lafayette. Les lenteurs de la négociation impatientent Mirabeau.
« Il n'a parlé de moi que ce matin à la reine, » écrit-il le 26 octobre ; « il
m'a paru, à vrai dire, moins décidé que jamais et succombant sous la fatalité
de ses indécisions... Pour moi, je rentre dans la lice — la tribune —,
bien décidé à n'y pas perdre un pouce de terrain — ce qui importe au roi
et à la reine eux-mêmes, s'il est vrai qu'ils me croient nécessaire —, et
bien convaincu, du reste, que tout croulera d'ici à deux mois, ou très peu
plus tard. » « Je
fais des vœux pour que Mirabeau soit de bonne foi ; ce sera peut-être la
première fois de sa vie, » dit Talon à la Marck la veille du dénouement de
cette négociation, où la Marck seul est désintéressé et franc dans son
dévouement à la reine, dans son attachement à Mirabeau. Le 28, tout est
consommé. On lit, dans un billet de la Marck à Mirabeau, sous cette date, en
sortant d'une entrevue avec Lafayette : « Lafayette vous remettra cinquante mille
francs, et vous montrera un projet de lettre du roi à vous. Acceptez tout
cela. C'est un dédommagement de ce qu'en ce moment vous ne pouvez pas entrer
au ministère. Vos ennemis en comploteront davantage avec vous. Vos affaires
ne vous laissent plus d'embarras subalternes ; vous serez tout entier ce que
vous valez, c'est-à-dire supérieur à tous ! » Le
surlendemain, Mirabeau a vu Lafayette ; il l'a trouvé, dit-il, « soucieux,
mécontent, découragé ; à peine m'a-t-il effleuré, moi. Je lui ai parlé de la
lettre du roi. Il m'a fait ce matin un envoi d'argent ridicule et sans motif,
qui ne me fournit pas de quoi me dégager envers vous... A quoi cela sert-il ?
pas même au déplacement de logement, qui est d'étroite nécessité et de
rigoureuse convenance. Quel homme !... quelle destinée Je crains, du reste,
qu'il ne file bien vite une mauvaise cabale. Il me semble que nous avons à
causer médiation sur des faits récents que je sais des Tuileries !... —
J'espère, » lui répond la Marck, « que vous aurez renvoyé les
vingt-trois mille francs !... » On
ignore s'ils furent renvoyés, en effet. Une note de la main de Mirabeau
révèle à cette même date le plan et le personnel du gouvernement qu'il
poursuivait de concert avec Lafayette. « Necker,
premier ministre, dit-il dans cette liste annotée, parce qu'il faut le rendre
aussi important qu'il est incapable, et cependant conserver son reste de
popularité au roi. « L'archevêque
de Bordeaux (Cité), chancelier entouré d'habiles rédacteurs. « Le
duc de la Rochefoucauld, ministre de la maison du roi, avec Thouret pour
second. « Le
comte de la Marck, à la marine, parce qu'il a fidélité, caractère et
exécution. « L'évêque
d'Autun, Talleyrand, déjà son ami, ministre des finances, parce que sa motion
sur les biens du clergé lui a conquis cette place ; Laborde, le banquier,
avec lui. « Le
comte de Mirabeau au conseil du roi, ministre sans département. Les petits
scrupules de respect humain, » ajouta-t-il, répondant d'avance au cri de
réprobation que ce nom soulevait à la cour, « ne sont plus de saison :
le gouvernement doit afficher tout haut que ses premiers auxiliaires sont
désormais les principes constitutionnels, le cœur et le talent. « Target,
maire de Paris, que le barreau conduira toujours ; Montmorin, gouverneur du
Dauphin, fait duc et pair, ses dettes payées. « Enfin,
Lafayette, ministre sans département au conseil du roi, maréchal de France,
généralissime à terme pour refaire l'armée !... » XXX. Tel
était le partage d'empire dans le conseil que Mirabeau proposait entre
Lafayette et lui, partage dans lequel il ne contestait plus la part dominante
à son rival. Le génie, la popularité et l'épée de la Révolution se trouvaient
ainsi réunis en faisceau sous la main du roi pour sauver à la fois la
monarchie et la liberté. Mirabeau aurait dominé l'Assemblée et le conseil par
cette ligue ; Lafayette, le peuple et les démagogues par l'armée soldée et
par l'armée civique. La constitution pouvait sortir libre, pure et réfléchie
de son berceau, sans étouffer en naissant la royauté représentative. La
Marck souriait à ces espérances ; Lafayette ne s'y livrait qu'en apparence.
Il craignait évidemment deux choses dans Mirabeau : la supériorité et
l'immoralité. Il ne voulait que le corrompre et l'acheter : il ne voulait à
aucun prix le grandir. Sa négociation, pleine d'habileté, était, comme
beaucoup des actes de sa vie, entachée d'une certaine duplicité. « Au
fond, » dit-il lui-même dans ses Mémoires, recueillis depuis sa mort, « rien
ne pouvait surmonter sa répugnance d'honnête homme à laisser entrer Mirabeau
au ministère. » Il
constata, le 29, dans un billet astucieux écrit à Mirabeau lui-même, cette
résistance à l'ambition du grand orateur, en l'attribuant à M. Necker. « Que
diriez-vous, » écrit-il à Mirabeau, « si M. Necker menaçait de s'en
aller, dans le cas où Mirabeau arriverait ? Pensez-y. J'irai chez vous en
sortant de l'Assemblée. Confiance réciproque et amitié, voilà ce que je donne
et espère. » Vaines formules que démentaient sa ruse et sa mésestime
envers Mirabeau. Il ne songeait qu'à l'éloigner en lui faisant accepter un
poste diplomatique dans lequel le talent de l'orateur suprême eût été sans
danger et sans service pour la constitution. XXXI. Lafayette
à cette époque ébauchait déjà le double rôle d'allié des chefs jacobins et de
protecteur confidentiel de la cour. Il rappelle lui-même qu'un rapprochement
fut tenté sous ses auspices entre ses amis du moment, les Lameth, les Duport,
les Laborde, les Barnave, les Péthion, les Robespierre, et Mirabeau.
L'entrevue eut lieu la nuit, dans le quartier solitaire de Passy, chez la
marquise d'Aragon, nièce de Mirabeau et sa confidente. « Ce fut là, »
raconte Lafayette, « que je déclarai qu'il fallait renoncer au projet de
poursuivre la reine comme instigatrice des complots à la cour de Versailles,
si l'on voulait avoir des rapports avec moi. Mirabeau répondit : « Eh
bien, général, puisque vous le voulez, qu'elle vive ! mais reine humiliée,
peut-être captive. Une reine égorgée n'est bonne qu'à faire composer une
mauvaise tragédie ! » J'eus des torts avec Mirabeau, dont l'immoralité me
choquait, » poursuit Lafayette. « Malgré le charme que je trouvais
à sa conversation, et mon admiration pour ses talents sublimes, je ne pouvais
m'empêcher de lui témoigner une mésestime qui le blessait. » L'entrevue
fut sans résultat. Les Lameth, les Duport, les Barnave, les Péthion, les
Robespierre haïssaient d'instinct Mirabeau, dont les proportions démesurées
dépassaient et écrasaient leur stature. Ils se pliaient avec moins d'efforts
aux avances de Lafayette, qui n'était à leurs yeux qu'un jeu de la fortune au
lieu d'être un prodige de la nature. Ils pourraient un jour dominer l'un ;
ils ne pourraient jamais égaler l'autre. On voit les traces1 de cette
alliance de Lafayette avec les Jacobins dans une lettre de Mirabeau à ce
général, un an plus tard. « Les
motifs d'éloignement entre vous et moi n'existent plus, » écrit Mirabeau à
Lafayette en 1790 ; les Barnave, les Duport, les Lameth ne vous fatiguent
plus de leur active inaction. On singe longtemps l'adresse, mais non la force
; on fait d'assez bons tours avec des machines : on imite même le bruit du
tonnerre, mais on ne le rem- place pas ! » XXXII. Le mot
de Lafayette à Mirabeau, jeté comme par une parenthèse négligente dans le
dernier billet que nous avons cité, inquiète Mirabeau, Talon, la Marck.
« J'ai vu nos hommes, » écrit Talon ; « je leur ai fait sentir
qu'il fallait enfin terminer et ouvrir la porte au seul homme qui peut les
rendre maîtres de leur sort. » Mirabeau,
de son côté, revoit Lafayette sans s'apercevoir encore qu'il est joué par la
double politique de son allié futur. Il le plaint devant la Marck, au lieu de
l'accuser. « Vous
avez vu l'homme tel qu'il est, » lui écrit-il le 5 novembre, en sortant de
chez Lafayette, « également incapable de manquer de foi et de tenir
parole ; d'ailleurs impuissant, à moins d'une explosion où il pourrait tout,
et jusqu'à un certain point voudrait tout. D'abord il parlait peu ; puis,
quand je lui ai montré que j'en savais autant que lui, il s'est hâté de tout
dire. Très net, du reste, et même très délicat sur mes besoins et sur la
nécessité de parer aux éclats de mes affaires ; tout est prêt à cet égard,
tout est facile et sans bornes. » Lafayette,
ligué alors avec le roi, la reine et les ministres, dans l'intérêt de l'ordre
dans Paris, puisait à son gré dans le trésor ses moyens de police,
d'influence sur les partis, de solde dans la garde nationale ; une lettre de
M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, et par les mains de qui
passaient les subsides, l'atteste en 1792. Le même
jour Mirabeau, à la suite d'un discours sur les finances par lequel il
ébranla Necker, poussa au renversement immédiat du ministre, pour entrer par
la brèche au conseil. « Dites
au dictateur, » écrit-il en descendant de la tribune, « qu'il ne
lui reste da ressource qu'un ministère de première force ; que lundi le
ministère n'aura plus un écu, que l'explosion commencera mercredi ; qu'il
prenne garde que le ministère pourrait bien arriver, mais sans lui 1... Je
vous dirai le reste de bouche. Si de la main à la main on pouvait avoir un
secours un peu considérable qui sauvât le tout ! Surprise subalterne. Je
croirai la partie sûre ; elle a marché aujourd'hui à pas de géants... » XXXIII. Le
secours vint, mais non la place au conseil. Lafayette, après avoir leurré et
compromis Mirabeau, qui se prêtait avec tant de hâte à la corruption, eut le
secret de sa vénalité dans les mains. Il se réconcilia avec le ministère de
Necker et de Montmorin, asservis à son omnipotence. En honnête homme, il
n'abusa pas de ce secret contre Mirabeau. Les négociations, bientôt
interrompues par le décret de l'Assemblée qui interdisait le ministère à ses
membres, se relâchèrent, se rompirent, se renouèrent entre ces deux hommes,
l'un si incomparable en talent, l'autre si supérieur en tactique. Mirabeau,
secrètement désarmé de la plus grande force morale d'un orateur, l'intégrité,
s'était marchandé lui-même à son rival. Il resta immense à la tribune.
Diminué à ses propres yeux, à la merci de Lafayette, qui avait le droit de le
mépriser, à la solde de la Marck, qui le soutenait de son amitié et qui
s'efforçait de le donner tout entier à la reine. Nous verrons bientôt à quel
prix et par quel ignominieux traité il se donna ou plutôt il se vendit à la
cour. Il ne
se livra pas, a dit spirituellement M. de Talleyrand, et ont répété d'autres
après lui. Flétrissure de plus et non excuse de son caractère, selon nous !
Vendre son génie et en recevoir le prix sans compenser au moins sa vénalité
par ses services, c'est tromper deux fois, car c'est tout à la fois gagner et
dérober le salaire de la corruption. Nous n'insultons pas ce grand homme,
nous le plaignons. Nous savons qu'en recevant les subsides du roi pour sauver
la monarchie, il ne vendait pas la Révolution, il tentait seulement de la
conduire. Mais la première condition pour bien conseiller une révolution ou
une monarchie, c'est d'être indépendant de l'une et de l'autre. Un conseiller
vendu n'est plus qu'un esclave, et l'homme qui n'a plus le droit de s'estimer
ne peut donner ni poids ni autorité à ses conseils. La détresse domestique de
ce puissant génie l'asservit à des ménagements, à des ambiguïtés et à des
mystères qui lui enlevèrent la moitié de sa force pour la révolution comme
pour la monarchie. La maturité de Mirabeau expia les immoralités de sa
jeunesse. Qui peut dire ce que serait devenue la France de 1789 si Mirabeau
incorruptible eût dompté par l'estime les factions qu'il subjuguait par le
talent, et si le levier d'un tel génie avait eu pour point d'appui un cœur intègre
? Il faut pleurer sur les vices qui rendirent stérile la plus vaste
intelligence du temps. XXXIV. Pendant
ces manœuvres sourdes et vaines pour recomposer au profit du roi une ligue de
forces d'opinions, capable de suppléer à l'anéantissement de toute force
matérielle, le roi s'abandonnait entièrement à Lafayette, et la reine
elle-même affectait de tout espérer de lui seul ; mais en secret elle se
défiait de sa franchise autant que de sa force, elle se composait un conseil
plus intime du comte de Mercy d'Argenteau, ambassadeur d'Autriche ; de M. de
Fersen, Suédois dévoué à sa personne ; de M. de Fontanges, archevêque de
Toulouse, et de quelques débris de la société de Polignac non encore emportés
loin d'elle par l'émigration. Elle pleurait amèrement l'éloignement de son
amie ; elle en recevait des lettres, elle se soulageait en lui écrivant. « J'ai
pleuré d'attendrissement en lisant vos lettres, » lui disait-elle après
son installation forcée aux Tuileries. « Vous me parlez de mon courage,
'mon amie ! Il en faut bien moins pour soutenir le moment affreux où je me
suis trouvée, que pour supporter journellement notre position, ses peines à
soi, celles de ses amis, celles de ceux qui nous entourent. C'est là un poids
trop lourd à porter, et si mon cœur ne tenait pas par des liens si forts à
mon mari, à mea enfants, à mes amis, je désirerais mourir. Je vois aussi ce
sentiment à travers votre amitié. Je vous porte à tous Malheur, et vos peines
retombent toutes sur moi ! » Elle
avait donné la place de madame de Polignac à madame de Tourzel, gouvernante
de ses enfants, femme dont la fidélité et le courage justifièrent jusque sous
les verrous du Temple le choix de la reine. Sa première favorite, délaissée
depuis la faveur de madame de Polignac, la belle princesse de Lamballe,
s'était rapprochée d'elle depuis ses mauvais jours. Elle occupait aux
Tuileries, comme surintendante de la maison de la reine, les appartements du
pavillon Marsan, au bord de la Seine. Elle y tenait, les jours de réception,
une sorte de cercle intime et modeste où la reine recevait encore les
hommages d'une cour déjà décimée. Les autres jours, la reine ne sortait pas
de ses appartements intérieurs, employant ses heures aux travaux d'aiguille,
à la surveillance de ses enfants, à des conférences avec le roi, à des
entretiens confidentiels avec les amis politiques qui venaient s'appuyer de
son influence sur le roi. L'étiquette, un peu moins austère, avait repris
néanmoins sa place dans les habitudes de sa vie. Elle ciblait encore en
public dans les occasions solennelles, et assistait aux cérémonies de la
religion dans la chapelle du château. Les officiers de la garde nationale et
les chefs de la bourgeoisie, qui avaient remplacé les courtisans de
Versailles, lui témoignaient, à l'exemple de Lafayette, les déférences et les
respects propres à racheter les outrages du peuple. Elle les recevait avec la
grâce qui lui conquérait facilement les cœurs. Elle leur permettait, par une
habile adulation, les plus affectueuses familiarités avec le Dauphin. Elle se
popularisait, avec une secrète complaisance, dans la classe de ce peuple où
elle se savait si calomniée. L'enfant jouait avec les armes et les insignes
de la milice civique ; il s'étonnait de ce que ce peuple, si respectueux à
Paris, avait été si injurieux et si sanguinaire à Versailles. Un jour,
raconte une femme de la reine présente à ces intimités de famille, l'enfant
demanda compte de cette différence. « Écoute
et retiens bien, » lui dit le roi en prenant son fils sur ses genoux
comme pour lui imprimer dans l'esprit une leçon vivante de sa triste
histoire. « J'ai voulu rendre ce peuple moins malheureux qu'il n'était ;
j'ai eu besoin de trésors pour payer les dettes contractées par mes ancêtres
; et pour rétablir un meilleur ordre dans les finances, j'ai demandé leur
part d'impôt à ceux qui avaient le privilège de n'en pas payer. Ils s'y sont
refusés, mon parlement les a soutenus contre mes ministres ; alors j'ai
appelé à Versailles les premiers de chaque ville, de chaque province, pour
s'entendre avec moi sur les moyens de mieux administrer le royaume. Au lieu
de s'entendre avec moi et entre eux, ils m'ont demandé des choses que je ne
puis faire ni pour moi ni pour mes successeurs. Des factieux ont soufflé au
peuple une grande colère contre moi ; ils sont venus à Versailles pour tuer
mes gardes, pour m'arracher à ma maison, afin d'être maîtres de ma personne
et de ma famille. Il ne faut pas en vouloir au peuple, il est bon, juste et
bien intentionné en masse ; s'il connaissait mon cour, il me soutiendrait au
lieu de m'attaquer, mais il y a des hommes » méchants entre lui et moi. » Telle
était la théorie de la révolution que le père expliquait à l'enfant. C'était
là, en effet, tout ce qu'un père roi et tout ce qu'un enfant destiné à régner
pouvaient comprendre. Mais le prince qui ne voyait dans ses malheurs que les
embarras financiers et les passions des hommes, oubliait l'âme même de la
révolution qui remuait ces masses et qui lui avait fait donner lui-même
l'impulsion et le signal è ces grands mouvements intestins ; il oubliait !a
raison générale, qui voulait prévaloir à tout prix sur les préjugés d'un
autre Age, la justice sur les inégalités, la liberté sur les servitudes. La
colère des hommes n'était ici que le choc des choses ; la main capable de
modérer ce choc manquait également au trône et à la révolution. Necker
n'avait pas même prévu cette révolution ; Mirabeau, qui en avait la force,
n'en avait pas la vertu. Lafayette tentait en vain de la modérer, trop
complice déjà pour être arbitre. Au lieu de se jeter entre le peuple et le
roi, le 5 octobre, il avait livré le roi au peuple, ét l'Assemblée nationale
aux émeutes de Paris. Il pouvait être encore le dictateur de l'ordre matériel
dans la capitale, il ne pouvait plus être le dictateur de la constitution. On
voit qu'il en était réduit à négocier avec toutes les factions au lieu de les
contenir, d'intimider la cour par le peuple et de corrompre le peuple par
l'or de la cour. La cour lui échappait par les trames, et le peuple par les
séditions. XXXV. Le
calme qui avait suivi la rentrée du roi à Paris n'avait été dans le peuple
que la lassitude d'un spasme. On avait cru quelques jours seulement à
l'abondance. « Consummatum est ! » écrivait le 4
octobre Camille Desmoulins. « La halle regorge de sacs de blé, la caisse
nationale se remplit, les moulins tournent, les traîtres fuient, la calotte —
c'est ainsi qu'il désignait par mépris le clergé par une partie de son
costume —, « la calotte est à terre, l'aristocratie expire. Les projets
des Mounier et des Bailly sont déjoués ; les patriotes ont vaincu. Paris a
échappé à la banqueroute, il a échappé à la famine, il a échappé à la
dépopulation qui le menaçait. Paris va être la reine des cités, et la
splendeur de la capitale répondra à la grandeur de la majesté du peuple
français !... Après la défaite de Persée, au moment où Paul Émile descendait
de son char triomphal et entrait dans le temple de Jupiter Capitolin, »
ajoutait le pamphlétaire classique, « un député des villes rasées, haranguant
le sénat à la porte, lui adressa le discours suivant : « Romains !
maintenant, vous n'avez plus d'ennemis dans l'univers. Il ne vous reste plus
qu'à gouverner le monde, et à en prendre soin comme les dieux mêmes !... »
Nous pouvons dire de même à l'Assemblée nationale : « A présent, vous n'avez
plus d'ennemis, plus de contradicteurs, plus de veto à craindre. Il ne
vous reste qu'à gouverner la France, à la rendre heureuse, et à lui donner
des lois telles qu'à notre exemple tous les peuples s'empressent de les
transplanter et de les faire fleurir chez eux ! » Ce cri
de joie et de triomphe d'un esprit léger comme la rumeur publique était
changé, le lendemain, en cri d'alarme par d'autres pamphlétaires, et surtout
par Marat. Celui-ci s'était donné le rôle de tribun de la misère et de la
faim. Pendant que la bourgeoisie, rassurée, se répandait en habits de tête
dans les lieux publics et dans les jardins des Tuileries, pour contempler
avec orgueil le palais qui renfermait désormais, à ses yeux, le gage de la
sécurité publique, des attroupements d'hommes en haillons se formaient et se
reformaient sans cesse aux coins des rues populeuses et sur les places
consacrées au trafic des subsistances. On y parlait de la fausse abondance
que l'habileté des ministres faisait apparaître chez les boulangers, mais qui
allait être remplacée par la disette complète, en vengeance du triomphe du
peuple. On s'encourageait à compléter la victoire en allant délivrer les
prisonniers entassés, disait-on, depuis deux mois, par Bailly, dans les caves
de l'hôtel de ville. Les femmes, sûres de l'impunité dans les groupes, les
animaient de leurs vociférations, les apitoyaient de leurs larmes. Les
boulangers, tremblant de ne pas suffire aux demandes de pain, se portaient en
députation immense au conseil de la commune, pour se plaindre de la parcimonie
avec laquelle on leur délivrait leur approvisionnement de farines ; d'autres
couraient aux halles et éventraient les sacs pour attester la mauvaise
qualité de l'aliment qu'on les forçait de pétrir pour le peuple. Les femmes
de la halle, plus hardies encore, se présentaient aux portes des Tuileries èt
sommaient le roi et la reine de nourrir leurs familles affamées. Une brochure
intitulée Aurons-nous du pain ? semée à profusion dans les groupes, accusait
la municipalité et la commission de la distribution des blés de mêler de la
poussière aux farines. La feuille incendiaire de Marat, intitulée l'Ami du
peuple, poussait les indigents au pillage de la halle aux blés. La garde
nationale arrivait trop tard pour prévenir le sac des subsistances ; les
représentants au conseil de la commune demandaient la mise en accusation de
l'agitateur et faisaient afficher sur les murs de Paris une proclamation
indignée contre lui. Marat se cachait dans un souterrain avec sa presse, et
répandait de là de nouveaux brandons pour activer l'incendie. « Et
qui sont donc mes accusateurs ? » disait-il dans l'Ami du peuple. « Les mêmes hommes que j'ai accusés de faux il y a deux
jours ; les hommes d'honneur qui ont blanchi Beaumarchais ; les hommes que je
traîne chaque matin dans la boue de Paris » et qui n'ont pas osé dire un mot
! Mon dessein était aujourd'hui de me rendre à l'hôtel de ville et de
demander l'expulsion du bureau de la majorité corrompue des représentants de
la commune. L'indignation publique allumée par ma feuille m'a prévenu... Eh
quoi ! c'est pour assurer la créance des rentiers, pour soudoyer les
pensionnaires du prince, des ambassades inutiles, des gouverneurs et des
commandants dangereux, des femmes galantes, des chevaliers d'industrie, des
académiciens ignorants et fainéants, des sophistes, des saltimbanques, des
histrions, des baladins, des ex-ministres ineptes, des agents de police, des
espions et de cette tourbe dorée des créatures de la cour qui forment la chaîne
des instruments de la tyrannie, » que
de pauvres artisans, de pauvres ouvriers, de » pauvres manœuvres, qui ne
gagneront jamais rien ni aux marchés ministériels ni aux révolutions,
achèveront de donner leurs tristes dépouilles I que vingt millions d'hommes
seront réduits à la mendicité ! Homme petit et vain, » ajoutait-il en
s'adressant à M. Necker, l'idole de la bourgeoisie commerçante, « vos
lauriers sont flétris ! ils ne reverdiront plus ! Votre règne est fini !...
C'est en vain qu'on chercherait en vous l'homme d'État : on n'y trouverait
que le charlatan, et sans être prophète, on peut vous prédire la fin de Law !
» XXXVI. Ces
accusations contre la complicité de la Commune dans la disette de Paris, ces
comparaisons entre la misère du peuple laborieux et l'opulence oisive des
classes libérales, cette proscription en masse des professions inutiles,
selon le pamphlétaire, et pesant de tout le poids du corps social sur la
misère et la détresse des membres inférieurs ; cette profanation hardie du
nom de M. Necker, jusque-là sacré ; enfin cette évocation jalouse de tous les
privilégie de l'aisance et du loisir, présentés à l'indignation comme autant
de sangsues de la véritable nation, faisaient, dès le premier jour, de Marat,
un tribun plus mystérieux et plus redoutable que les autres. Il arrachait le
cri suprême à la dernière fibre souffrante de la multitude ; il allait
chercher au fond de la société, sous l'agitation superficielle de la surface,
l'élément nouveau, plus ténébreux, plus implacable de ressentiment, une
révolution sous une révolution. Le 21,
ces éléments, remués par la feuille de Marat, fermentèrent dans les
rassemblements plus tumultueux. On sema le bruit d'une famine presque
imminente et systématique. On arrêtait, disait-on, les convois aux portes de
Paris ; on trouvait des masses de pain jetées dans la rivière, arrêtées dans
les filets de Saint-Cloud, pour dénoncer le crime des accapareurs. On accusa
les boulangers qui avaient, peu de jours avant, accusé eux-mêmes le comité de
subsistance ; des queues immenses se formèrent à leurs portes : la terreur
fit acheter par les familles trois fois plus de pain qu'il n'en fallait
ordinairement pour la provision du jour. Ces queues se renouvelaient
plusieurs fois dans la matinée. Les boulangers chauffaient sans repos leurs
fours, pour suffire à ce concours inusité d'acheteurs ; ceux à qui le temps,
le bois, les ouvriers, la farine manquaient, devenaient l'objet des injures
et des menaces de la foule. Les sentinelles placées sur le seuil de leurs
maisons les défendaient à peine contre l'invasion, le pillage, le massacre.
Cependant le pain ne manqua nulle part, même à la panique. Mais les
agitateurs du peuple voulaient un prétexte de sang. XXXVII. neuf
heures du matin, des rassemblements acharnés se pressent à la porte d'un
boulanger nommé François. 11 habitait près de l'Archevêché, occupé alors par
l'Assemblée nationale. Il cuisait le pain que les députés faisaient prendre
pour le rafraîchissement de leur salle. Cet infatigable ouvrier, pour
subvenir aux besoins de son quartier, avait chauffé sept fois son four et
pétri sept fois ses fournées depuis la veille. Accablé de lassitude et son
étalage encore pourvu de pain, il se reposait de ses sueurs auprès de sa
jeune femme, dans sa boutique, quand une mendiante, à laquelle il avait déjà
donné une livre de pain, dans l'intention d'intéresser les passants à sa
feinte détresse, s'écrie que le boulanger refuse de délivrer du pain au
peuple, et montre du geste la boutique de l'infortuné François. Un cri
et un geste accusateur suffisent, quand le peuple est agité, pour le
convaincre de tous les crimes qu'on lui dénonce. la multitude ameutée se
précipite sur le boulanger, l'arrache aux bras de sa femme, trouve dans
l'arrière-boutique une fournée de petits pains commandés et Menés pour la
salle de l'Assemblée nationale, montre ces pains accusateurs comme une preuve
d'affamement du peuple, le trame à l'hôtel de ville aux cris de A la lanterne
! Le cortége, grossi par le bruit et par l'indignation du prétendu crime,
arrive en émeute immense aux portes du palais. La garde nationale protégé à
peine l'accusé contre les bras levés et contre les pierres lancées sur sa tête.
On parvient enfin à le conduire vivant devant le comité public, qui feint de
l'interroger pour satisfaire la multitude. Ses
amis, ses voisins accourent sur ses pas, attestent son innocence, son
patriotisme, son zèle charitable pour le service quotidien de son quartier.
Garan de Coulon et Blancheville, deux membres du comité de police,
l'absolvent, le font cacher dans une chambre secrète de l'hôtel, descendent
sur la place, haranguent l'attroupement, le conjurent de ne pas exiger le
sang d'un innocent et d'un bon citoyen. Les cria A la lanterne ! leur
répondent avec plus de violence. La populace veut un cadavre à déchirer ; elle
enfonce ou elle écarte la garde nationale, dont les baïonnettes de parade
fléchissent devant la poitrine des attroupements ; elle se précipite, sur les
pas de Garan de Coulon et de Blancheville, dans l'intérieur de l'édifice,
pour enlever François à ses protecteurs. Garan de Coulon, n'espérant plus de grâce,
propose au rassemblement d'entendre le boulanger lui-même dans la salle
Saint-Jean, où il va le faire amener et où le peuple sera réuni en plus grand
nombre pour assister à son jugement. La masse y consent : on s'engouffre dans
la salle, on va chercher l'accusé pour le conduire dans ce prétoire ; mais à
peine a-t-il descendu quelques marches de l'escalier, que la populace
l'arrache à la garde nationale, le traîne sur la place et le pend au
réverbère de Foulon. Sa
femme, accourue sur sa trace, ne rapporte que son cadavre à ses enfants.
Lafayette n'arrive que pour détester et flétrir le crime, et arrêter un des
assassins. La municipalité outragée, Paris consterné, l'Assemblée
frémissante, réclament la loi martiale ; des funérailles vengeresses sont
faites avec un immense appareil à la victime, pour consacrer l'horreur et la
douleur de l'attentat ; une pension est accordée à la veuve ; on relève pour
un jour l'autorité des lois sur le corps de .cet homme du peuple égorgé par
le peuple ; la garde nationale rougit de sa tolérance ; l'Assemblée et la
municipalité retrempent tin peu de leur énergie dans le sang ; la loi
martiale est présentée d'urgence et sépare les anarchistes et les
constitutionnels en deux camps. XXXVIII. Mais
avant de raconter la discussion de cette loi de dictature municipale, qui
remettait aux magistrats secondaires l'arme que la défiance enlevait au
suprême magistrat, le roi, retraçons rapidement les principales délibérations
de l'Assemblée, dans les séances antérieures et postérieures aux journées des
5 et ô octobre, à Versailles. Le 29
septembre, Thouret avait présenté, au nom du comité de constitution, le
projet de loi relatif aux nouvelles circonscriptions de la France en 80
départements, chacun d'environ 324 lieues carrées, sans compter Paris, qui
formait à lui seul un département. L'esprit fédératif et féodal de province,
si favorable à la guerre civile, disparaissait ainsi pour jamais. Par ce
démembrement des anciennes circonscriptions, chacune de ces divisions
territoriales nouvelles, soumise à l'uniformité de la même administration, du
même impôt, de la même représentation, acceptait irrésistiblement et
concentrait en elle et dans l'ensemble du royaume l'unité, ce complément de
la patrie. De ce jour il n'y avait plus qu'une France en quatre-vingt-une
parties, dont aucune n'était rien sans le tout. Des
districts, grandes circonscriptions départementales, dis communes et des
cantons subdivisaient ces unités pour la facilité de la hiérarchie
administrative. La triple base de ces circonscriptions était l'étendue du
territoire, la population, l'impôt. Une représentation spéciale était
affectée à chacune des circonscriptions ; le droit d'élire les
représentants de ces divers centres délibératifs et administratifs était
conféré aux assemblées primaires ; les citoyens actifs composaient ces
assemblées. Pour être réputé citoyen actif, il fallait être Français, majeur,
domicilié dans le canton, payer un impôt direct égal au prix local de trois
journées de travail, ne pas exercer une profession appelée servile, c'est-
à-dire constituant dans un citoyen la dépendance d'un autre citoyen. On voit
que les législateurs de l'Assemblée constituante n'avaient pas osé aller
jusqu'à la dernière conséquence spiritualiste de leur philosophie, qui
plaçait avec raison le droit de l'homme avant le droit du citoyen ; ils ne
conféraient le droit de cité qu'aux propriétaires ; ils mettaient l'or ou la
terre pour condition à la part de souveraineté. Ce matérialisme de la
législation, appelé par les uns prudence, par les autres aristocratie de
l'argent, fut la première déviation de la logique de la révolution, et le
premier texte de division entre les philosophes et les politiques. Ces
assemblées primaires nommaient les représentants à l'assemblée de département
; ceux-ci nommaient les députés à l'Assemblée nationale, hiérarchie
électorale qui ne blessait en rien l'égalité, mais qui, en faisant nommer les
représentants de la nation par un second degré plus élevé d'électeurs,
assurait plus de. lumières, plus de garantie morale et plus de notoriété
publique dans l'élu. Le premier degré constatait le droit et l'origine
véritablement populaire dans le représentant ; le second degré constatait la
capacité. L'élection, en partant de la base et en s'élevant au sommet de la
population, ne changeait ni d'origine ni de nature : c'était toujours le
peuple, mais le peuple plus trié, plus concentré, plus éclairé. Une
seule condition aristocratique, matérielle et fiscale était exigée des
représentants pour droit d'éligibilité : ils devaient payer une contribution
égale à la valeur d'un marc d'argent. Ici encore l'Assemblée constituante
faussait son principe philosophique et moral en plaçant sa garantie dans la
chose et non dans l'homme. L'homme, quelque vertueux et quelque éminent qu'il
fât, n'était rien sans l'or et sans la terre : la propriété était déclarée
supérieure à l'âme. Le publicain était éligible, le sage ne l'était pas. Ce
fut le second texte de division entre les philosophes et les politiques. La
presse entière, organe de la pensée, se rangea du côté des philosophes, et
sapa par la base cet article de la constitution. Il
était interdit aux électeurs de nommer deux fois de suite le même
représentant à l'Assemblée, afin d'éviter l'aristocratie de l'habitude et la
clientèle de l'estime, disposition timide et absurde, qui condamnait le
mérite constaté à l'ostracisme et qui décimait les capacités de la nation au
détriment de sa propre force. Des
assemblées administratives également élues devenaient le pouvoir
administratif et exécutif de chacune des subdivisions de l'empire, sous le
nom de Directoires, disposition chimérique qui annulait le pouvoir central
royal ou républicain en même temps qu'il annulait l'unité et la
responsabilité, ces deux conditions essentielles à tout pouvoir actif. XXXIX. M. de
Beaumetz présenta, au nom du comité de jurisprudence criminelle, dans la même
séance, la publicité de la procédure criminelle, garantie de justice ; le
secours d'un conseil à l'accusé, garantie d'humanité ; enfin, l'intervention
des jurés dans le jugement, garantie d'impartialité et d'indépendance. Le 29,
on enleva au pouvoir royal ou exécutif le droit de faire des lois, même
provisoires, de nommer ou de destituer les officiers de l'armée. Mirabeau,
préoccupé de l'évanouissement total de l'autorité, protesta en vain au nom de
la vie nationale ainsi suspendue. On ne lui répondit le lendemain qu'en
enlevant encore au pouvoir royal le droit de lever aucune contribution ou de
contracter aucun emprunt. On formula en trois articles fondamentaux la
division constitutionnelle du pouvoir. Tous
les pouvoirs émanent de la nation, Le
pouvoir' législatif réside dans l'Assemblée nationale. La
sanction des actes législatifs est confiée au roi. Le
pouvoir exécutif réside dans les mains du roi. L'évidence
nette, courageuse et pratique de ces formules les fit voter et applaudir
d'enthousiasme. C'était la conquête et la régularisation à la fois de la
conquête. Le 11
octobre, M. de Talleyrand, évêque d'Autun, après avoir sondé le gouffre de la
dette et les besoins de la nation, osa déclarer qu'une seule ressource
restait n l'Assemblée nationale pour tout combler : les biens du clergé. « Une
grande mesure à l'égard de ces biens est inévitable, » dit-il ; « elle
s'allie avec le respect s des propriétés. Le clergé n'est pas propriétaire à
l'instar des autres propriétaires. La nation, jouissant d'un droit très
étendu sur tous les corps, en exerce de réels sur le clergé ; elle peut
détruire les agrégations de cet ordre qui pourraient paraître inutiles à la
société, et nécessairement leurs biens deviendraient le juste partage de la
nation ; elle peut de même anéantir les bénéfices sans fonctions ; elle peut
donc, en ce moment, prendre les biens de cette nature qui sont vacants et
ceux qui vaqueront par la suite. Nulle difficulté à cet égard. Mais peut-elle
réduire le revenu des bénéficiaires vivants et s'en approprier une partie ? Je
sais ce qu'on dit de plausible en répondant négativement à cette question ;
je sais ce qu'ont écrit des auteurs dont j'estime les talents, et dont j'aime
souvent à suivre les principes. Aussi, j'ai longtemps médité mon opinion,
longtemps je m'en suis défié, mais je n'ai pu parvenir à douter de sa
justice. « Quelque
sainte que puisse être la nature d'un bien possédé sous la loi, la loi ne
peut maintenir que ce qui a été accordé par les fondateurs. Nous savons tous
que la partie de ces biens nécessaire à la subsistance des bénéficiers est la
seule qui leur appartienne ; le reste est la propriété des temples et des
pauvres. « Si
la nation assure cette subsistance, la propriété des bénéficiers n'est point
attaquée ; si elle prend le reste à sa charge, si elle ne puise dans cette
source abondante que pour soulager l'État dans sa détresse, l'intention des
fondateurs est remplie, la justice n'est point violée. « La
nation peut donc, premièrement, s'approprier les biens des communautés
religieuses à supprimer, en assurant la subsistance des individus qui les
composent ; secondement, s'emparer des bénéfices sans fonctions ;
troisièmement, réduire dans une proportion quelconque les revenus actuels des
titulaires, en se chargeant des obligations dont ces biens ont été frappés
dans le principe. « La
nation deviendra propriétaire de la totalité des fonds du clergé et des
dilues dont cet ordre a fait le sacrifice ; elle assurera au clergé les deux
tiers des revenus de ces biens. Le produit des fonds monte à 70 millions au
moins ; celui des dîmes, à 80, ce qui fait 150 millions ; et pour les deux
tiers, 100 millions, qui, par les bonifications nécessaires, par les
vacances, etc., peuvent se réduire par la suite à 85 ou 80 millions. Ces 100
millions seront assurés au clergé par privilège spécial ; chaque titulaire
sera payé par quartier et d'avance, au lieu de son domicile, et la nation se
chargera de toutes les dettes de l'ordre. « Il
existe en France 80,000 ecclésiastiques dont il faut assurer la subsistance,
et parmi eux on compte 40,000 pasteurs, qui ont trop mérité des hommes, qui
sont trop utiles à la société, pour que la nation ne s'empresse pas d'assurer
et d'améliorer leur sort ; ils doivent avoir, en général, au moins 1.200
livres chacun, sans y comprendre le logement. D'autres doivent recevoir
davantage. Exécution du plan, avantages.
« Les
dîmes appartiennent déjà à la nation. Elles ont été abolies, il est vrai ;
mais elles doivent être acquittées quelque temps encore. Elles le seront au
profit de la nation, avec facilité de conversion en une prestation en argent.
Elles montent à 80 millions ; en y ajoutant 26 millions, somme qui décroîtrait
par la mort des titulaires, on aurait celle de 100 millions, nécessaires à
l'entretien du clergé. « Les
biens-fonds produisent 70 millions de revenu et plus, ce qui forme un capital
de 2 milliards cent millions à employer, dont les créanciers de l'État
pourraient être acquéreurs. Le déficit des finances sera comblé... « En
résumé, » dit-il, « le clergé sera suffisamment doté : cent vingt
millions de rentes à payer seront éteintes. La vénalité des charges sera
supprimée, la dîme abolie ; les biens territoriaux, rendus à la circulation,
retiendront dans les campagnes un grand nombre de nouveaux propriétaires ;
les laboureurs ne craindront plus d'être expulsés de leurs fermes, comme ils
l'étaient par la mutation des bénéfices ecclésiastiques ; l'agriculture sera
encouragée par cette possession et cette sécurité. » La
haute naissance, le caractère épiscopal, la renommée précoce de profondeur et
d'habileté de M. de Talleyrand, ses liaisons connues avec Mirabeau, le don de
pressentir et l'audace de devancer la victoire des opinions, enfin le mot qui
était sur toutes les lèvres, prononcé par la bouche d'un courtisan et d'un évêque,
donnèrent à cette motion, pour les uns l'éclat d'un oracle, pour les autres
le scandale d'une apostasie, pour tous l'autorité d'un acte accompli. La
dépossession territoriale du clergé fut votée dans les esprits avant d'être
convertie en décret. Des
applaudissements saluèrent l'émancipation du cinquième des terres de la
France rendues aux familles, cette source unique de la population. C'était la
troisième fois depuis Charlemagne que la nation, toujours expropriée de ses
terres par l'Église usufruitière, était forcée de rentrer dans sa propriété.
Nul, excepté le clergé, ne considérait l'Église comme propriétaire au même
titré que les familles. La propriété n'a pas été instituée pour les ides, mats
pour les hommes. La
société subventionne viagèrement les idées. Mats elle n'investit que les
familles du droit inaliénable d'hérédité et de propriété. La société
intellectuelle, morale et religieuse ne s'attache pas à la glèbe des cultes.
S'il en était ainsi, les cultes propriétaires ne pourraient être expropriés
que par un crime, et le paganisme, légitime propriétaire avant Constantin,
aurait le droit de réclamer ses temples, ses trésors et ses provinces
transférés au culte chrétien quand la société devint chrétienne. Exproprier
le clergé de La possession de la terre, indemniser ses ministres vivants,
laisser rémunérer ses services libres par les communions qui les réclament,
telle était la vérité des rapports de l'Etat avec l'Église dans l'opinion des
législateurs. L'Assemblée le sentait sans oser encore le dire, mais elle
frémissait d'impatience en approchant du but. De
nombreuses adresses d'ordres monastiques offrirent le lendemain leurs biens à
la nation. Des
adresses de plusieurs provinces déclaraient parjures à leur serment et traîtres
à leur patrie les députés qui déserteraient leur poste en un tel moment. Le 22,
l'Assemblée écouta un rapport sur un mandement épiscopal de l'évêque de
Tréguier (Lemintier), dont la publication semait
l'agitation et la révolte en Bretagne contre les décrets de l'Assemblée
nationale, et protestait d'avance contre la constitution. « Lorsque
le premier, le plus illustre trône de l'univers, » disait l'évêque de
Tréguier, « est ébranlé jusque dans ses fondements ; lorsque les
mouvements convulsifs de la capitale se font sentir dans les provinces les
plus reculées de l'empire français, serait-il permis à un évêque de garder le
silence ?... Qu'elle est différente d'elle-même, cette monarchie française,
le plus beau domaine de l'Eglise catholique ! Et quel est le ministre des
autels dont les entrailles ne seraient pas déchirées à la vue des combats
qu'on livre à l'Eglise ? La capitale d'une nation polie, sensible, a été
souillée par des proscriptions inouïes, par des assassinats dont les nations
les plus barbares rougiraient. « Conservons
nos lois antiques ; elles sont la sauvegarde de nos propriétés, de nos
personnes et de notre gloire. « Satisfait
de son sort, le plébéien vivait content... Les tribunaux suprêmes sont
méconnus, humiliés... La religion, la raison, la nature, indignées,
frémissent à la seule pensée d'une réforme dont la seule entreprise a déjà
conté tant de sang et de larmes... Si aujourd'hui on envahit les propriétés
des deux premiers ordres de l'Etat, qui vous garantira les vôtres pour
l'avenir ?... » C'était
le premier appel à l'insurrection morale et à l'insurrection armée dans ces
provinces où le clergé avait son empire sur le peuple des campagnes. Dix
mille paysans, confédérés à la voix de leur évêque, étaient accourus à
Tréguier pour prêter leurs bras à la résistance du sacerdoce. Trente mille
volontaires des villes voisines accoururent d'eux-mêmes à Tréguier pour
étouffer l'insurrection dans son germe. Les paysans prirent la fuite. Le
rapport concluait à l'accusation après de plus amples renseignements. XL. Le 21,
Robespierre, député d'Arras, déjà signalé par l'obstination de son audace et
par la roideur de ses doctrines plus que par son talent, qui balbutiait
encore, combattit la loi martiale contre les troubles de Paris. « On
vous demande, » dit-il, « du pain d'un côté, des soldats de
l'autre. Ceux qui ont suivi la révolution ont prévu le point où vous êtes :
ils ont prévu que les subsistances manqueraient ; qu'on vous montrerait au
peuple comme sa seule ressource. Ils ont prévu que des situations terribles
engageraient à vous demander des mesures violentes, afin d'immoler à la fois
et vous et la liberté. On demande du pain et des soldats ! c'est-à-dite le
peuple attroupé veut du pain : donnez-nous des soldats pour immoler le peuple
! On vous dit que les soldats refusent de marcher... Eh ! peuvent-ils se
jeter sur un peuple malheureux dont ils partagent le malheur ? Ce ne sont pas
des mesures violentes qu'il faut prendre, mais des décrets sages pour
découvrir la source de nos maux, pour déconcerter la conspiration qui
peut-être, dans le moment où je vous parle, ne nous laisse plus d'autre
ressource qu'un dévouement illustre. Il faut nommer un tribunal vraiment
national. « Nous
sommes tombés dans une grande erreur, en croyant que les représentants de la
nation ne peuvent juger les crimes commis envers la nation. Ces crimes, au
contraire, ne peuvent être jugés que par la nation, ou par ses représentants,
ou par des membres pris dans votre sein. Qu'on ne parle pas de constitution,
quand tout se réunit pour l'écraser dans son berceau. Des mandements incendiaires
sont publiés, les provinces s'agitent, les gouverneurs favorisent
l'exportation sut les frontières... Il faut entendre le comité des rapports,
il faut entendre le comité des recherches, découvrir la conspiration,
étouffer la conspiration... Alors nous ferons une constitution digne de la
nation qui l'attend. » Cet
orateur, client des Lameth, ami de Péthion, organe fiévreux, pénible, mais
infatigable, des opinions populaires, n'avait rien d'un tribun et tout d'un
sectaire. Son visage était concentré, ses traits aigus ; son regard portait
plus loin que son auditoire. Sa voix, aigrie par l'habitude du barreau de
province, n'avait que des éclats métalliques pour accent ; son style
oratoire, solennel et guindé, rappelait la déclamation des pages de
Jean-Jacques Rousseau et des Académies littéraires. Sa taille était petite,
ses membres grêles, ses gestes automatiques. Son costume recherché
contrastait avec l'Apreté de ses doctrines. Il était pénible à entendre et à
regarder ; tout sentait l'effort dans sa nature. On redoutait sa présence
fréquente à la tribune ; on s'éloignait ou l'on causait pendant ses discours.
On le croyait prédestiné à ces rôles secondaires dans les assemblées, dont
les acteurs subissent l'inattention en retour de l'ennui. Mais il était résolu
à tout subir, même le dédain, pour faire parvenir perpétuellement sa parole
et son nom au peuple, à travers les distractions de ses collègues. Il avait
deviné la force de l'obstination dans la logique de la ligne droite, dans la
volonté ; sa puissance intérieure était dans sa conviction. Quand "on
s'informait sur les bancs de l'Assemblée de l'origine et des antécédents de
ce jeune homme, on n'y trouvait rien que d'honnête, une naissance ni
plébéienne ni aristocratique, .une famille pauvre mais considérée, une
éducation reçue aux frais de la province en récompense d'une précoce aptitude
aux études, la profession du barreau exercée dans sa province, les lettres
cultivées pour seul délassement, J.-J. Rousseau pour idole, ses doctrines
pour conscience, sa démocratie pour code politique, l'horreur de la peine de
mort, la passion d'une sage égalité, des mœurs chastes, une intelligence
renfermée en elle-même qui ne laissait rien évaporer de ses pensées, de ses
rêves, une vie pauvre et studieuse à Paris avec une sœur plus âgée que lui et
un jeune frère dont il surveillait l'éducation dans une modeste maison au
Marais, sans autre fortune que son salaire .de député à l'Assemblée
nationale, enfin une assiduité aux séances et aux comités, quelques liaisons,
Barnave, Duport, les Lameth, ses premiers patrons. Tel
était à cette époque Robespierre. Nul ne pressentait en lui la popularité, le
crime, le sang, la dictature. Le dernier mot de sa destinée échappait à tous
et à lui-même ; la Révolution seule le savait. Triste exemple, qui devait
enseigner à jamais aux hommes d'État et aux législateurs philosophes la
nécessité de tout modérer en soi. L'histoire de l'esprit humain ne présente
peut-être pas dans un autre homme, aussi lisiblement que dans Robespierre, la
dégénération graduelle de la vérité en fanatisme et de la vertu en forfaits. XLI. Péthion,
son ami alors, sa victime depuis, était un jeune avocat de Chartres. Plus
favorisé de la nature, de l'éloquence et des dons extérieurs, il aspirait à
la même faveur de l'opinion. Il protesta contre les lois de force répressive. Mirabeau,
embarrassé entre le désir de conserver sa popularité et le sentiment de la
décomposition sociale, si la vie même des citoyens restait désarmée devant
des hordes d'assassins sous les yeux de la garde nationale, s'évada de la
question par une 'apostrophe au gouvernement. « Je
ne sais rien, » dit-il, « de plus effrayant que des motions
populaires occasionnées par la disette ; tout se tait et tout doit se taire ;
tout succombe et tout doit succomber contre un peuple qui a faim. Que fera
une loi martiale si le peuple attroupé s'écrie : Il n'y a pas de pain chez le
boulanger ! Quel monstre lui répondra par un coup de fusil ? Un tribunal
national connaîtrait sans doute des circonstances du 'délit et du mouvement
qui l'a occasionné ; mais ce tribunal n'existe pas, mais il faut du temps
pour l'établir, mais le glaive irrésistible de la nécessité est prêt à fondre
sur vos têtes ! La première mesure n'est donc ni une loi martiale ni un
tribunal. J'en connais une. Le pouvoir exécutif se prévaut de sa propre
annihilation ; demandons-lui qu'il dise de la manière la plus déterminée
quels moyens, quelles ressources il lui faut pour assurer les subsistances de
la capitale. Donnons-lui ces moyens, et qu'à l’instant il soit responsable de
tout. » Apostrophe
habile qui, en éloignant du nom de Mirabeau l'odieux de réclamer une loi
martiale, rejetait la nécessité sur les ministres. Par le vote de la
proposition il rendait au gouvernement la force légale qu'il voulait
secrètement lui rendre, et il se réservait, après avoir armé les ministres,
de leur demander compte des armes qu'il leur avait prêtées ; c'est lui alors,
en leur succédant au pouvoir, qui hériterait de la force remise par
l'Assemblée dans leurs mains. Le calcul était à la fois d'un tribun et d'un
homme d'État ; il échappa à la sagacité de l'Assemblée : les Duport, les
Lameth, les Robespierre se réunirent à la motion de Mirabeau. Le président
déclara qu'il était inutile de demander au ministère quels moyens il
réclamait pour approvisionner la capitale, attendu que M. Necker venait de
dire lui-même que le comité de police de la Commune, seul instrument d'ordre
public en ce moment, avait refusé toute communication et tout rapport avec le
ministère. XLII. A cette
motion qui complétait l'anarchie, l'Assemblée, écartant d'un côté le roi
impuissant, de l'autre la Commune usurpatrice, s'empara elle-même du pouvoir
exécutif pour réprimer les assassinats ; elle décida que le décret contre les
attroupements serait voté dans le jour et porté à la sanction du roi ; Que le
comité de police de la Commune serait tenu de fournir au comité des
recherches de l'Assemblée tous les moyens d'éclairer ses actes ; Que le
comité de constitution présenterait le lundi suivant le plan d'un tribunal
chargé de punir les crimes de lèse-nation, et qu'en attendant, le tribunal du
Châtelet continuerait à juger même ces crimes ; Que les
ministres seraient sommés de déclarer à l'Assemblée quels moyens ils
jugeaient nécessaires pour rependre des subsistances et de l'ordre. XLIII. A peine
ce décret était-il voté, que le comité de constitution parut dans la salle,
la loi martiale toute rédigée dans sa main. C'était la loi de Mirabeau à
peine modifiée par quelques insignifiantes chicanes de rédaction. Le
rapporteur la lut à la tribune. L'Assemblée,
dans le préambule, parlait pour la première fois, sous la dictée de Mirabeau,
le langage de la nécessité sociale, de la volonté et de la force. « Considérant, »
disait le préambule, « que la liberté affermit les empires, mais que la
licence les détruit ; que, loin d'être le droit de tout faire, la liberté
n'existe que pour consacrer le devoir de l'obéissance aux lois ; que si, dans
les temps calmes, cette obéissance est suffisamment assurée par l'autorité
publique ordinaire, il peut survenir des époques difficiles où les peuples,
agités par des causes souvent criminelles, deviennent instruments d'intrigues
qu'ils ignorent ; que ces temps de crise nécessitent momentanément des moyens
extraordinaires pour maintenir la tranquillité publique et conserver le droit
de tous, l'Assemblée a décrété et décrète la présente loi martiale « Art.
Ier. Dans le cas où la tranquillité publique sera en péril, les officiers
municipaux des lieux seront tenus, en vertu des pouvoirs qu'ils ont reçus de
la commune, de déclarer que la force militaire doit être déployée à l'instant
pour rétablir l'ordre public, à peine d'en répondre personnellement. « II.
Cette déclaration se fera en exposant à la principale fenêtre de la maison de
ville, et dans toutes les rues, un drapeau rouge, et en même temps les
officiers municipaux requerront les chefs des gardes nationales, des troupes
réglées, des maréchaussées, de prêter main-forte. « III.
Au signal seul du drapeau, tous attroupements, avec ou sans armes, deviennent
criminels et doivent être dissipés par la force. « IV.
Les gardes nationales, troupes réglées et maréchaussées seront tenues de
marcher sur-le-champ, commandées par leurs officiers, précédées d'un drapeau
rouge, et accompagnées d'un officier municipal au moins. « V.
Il sera demandé par un des officiers municipaux auxdites personnes attroupées
quelle est la cause de leur réunion et le grief dont elles demandent le
redressement. Elles seront-autorisées à nommer six d'entre elles pour exposer
leurs réclamations et présenter leur pétition, et tenues de se séparer
sur-le-champ et de se retirer paisiblement. « VI.
Faute par les personnes attroupées de se retirer en ce moment, il leur sera
fait, à haute voix, par les officiers municipaux, ou l'un d'eux, trois
sommations de se retirer tranquillement dans leur domicile. La première
sommation sera exprimée en ces termes : « Avis est donné que la loi martiale
est proclamée ; que tous attroupements sont criminels. On va faire feu ! Que
les bons citoyens se retirent. » A la seconde et troisième sommations, il
suffira de répéter ces mots : « On va faire feu ! Que les bons citoyens
se retirent. » L'officier municipal annoncera à chaque sommation que
c'est la première, ou la seconde, ou la dernière. « VII.
Dans le cas où, soit avant, soit pendant le prononcé des sommations,
l'attroupement commettrait quelques violences, et pareillement dans le cas
où, après les sommations faites, les personnes attroupées ne se retireraient
pas paisiblement, la force des armes sera à l'instant déployée contre les
séditieux, sans que personne soit responsable des événements qui pourront en
résulter. « VIII.
Dans le cas où le peuple attroupé, n'ayant fait aucune violence, se
retirerait paisiblement, soit avant, soit immédiatement après la dernière
sommation, les moteurs et instigateurs de la sédition, s'ils sont connus,
pourront seuls être poursuivis extraordinairement et condamnés, savoir : à
une prison de trois ans si l'attroupement n'était pas armé, et à la peine de
mort si l'attroupement était en armes. Il ne sera fait aucune poursuite
contre les autres. « IX.
Dans le cas où le peuple attroupé ferait quelque violence ou ne se retirerait
pas après la dernière sommation, ceux qui échapperont aux coups de la force
militaire, et qui pourront être arrêtés, seront punis d'un emprisonnement
d'un an s'ils étaient sans armes, de trois ans s'ils étaient armés, et de la
peine de mort s'ils étaient convaincus d'avoir commis des violences. Dans le
cas du présent article, les moteurs et instigateurs de la sédition seront de
même condamnés à mort. « X.
Tous chefs, officiers et soldats des gardes nationales, des troupes et des
maréchaussées qui exciteront ou fomenteront des attroupements, émeutes et
séditions, seront déclarés rebelles à la nation, au roi et à la loi, et punis
de mort ; et ceux qui refuseront le service, à la réquisition des officiers
municipaux, seront dégradés et punis de trois ans de prison. « XI.
Il sera dressé, par les officiers municipaux, procès-verbal qui contiendra le
récit des faits. « XII.
Lorsque le calme sera rétabli, les officiers municipaux rendront un arrêté
qui fera cesser la loi martiale, et le drapeau rouge sera retiré et remplacé
pendant huit jours par un drapeau blanc, signe de paix et de concorde. » XLIV. Nul
n'hésita à voter cette loi terrible, mais nécessaire, sur le cadavre de tant
de citoyens immolés dans la capitale et dans les villes de province. L'état
de guerre avait été déclaré par les anarchistes, on leur répondait par la
guerre. Lafayette, Bailly eux-mêmes pressaient l'Assemblée de leur accorder
cette arme. La Commune .la trouvait encore trop douce et trop lente à forger.
Une députation des représentants de la municipalité arrivait à l'Assemblée au
moment du vote, pour demander le jugement sommaire et militaire contre les
coupables d'attroupements. On lui refusa cette arme arbitraire ; la loi
martiale suffisait à tout. Elle consterna l'esprit public et fit trembler les
factieux. L'appareil
tragique avec lequel cette loi tragique elle-même fut proclamée dans Paris
ajouta à la consternation et à la terreur. Des huissiers de la municipalité,
en costume traditionnel et en manteaux, escortés chacun d'un sergent d'armes
et de quatre gardes de la ville, partirent de l'hôtel de ville pour les
quarante-huit quartiers de Paris. Chacun de ces cortèges était précédé d'un
corps d'infanterie, marchant sur deux files pour laisser les rues vides et
muettes à l'approche des magistrats. Ils s'avançaient à cheval, entre deux
escadrons de cavalerie qui les précédaient et les suivaient, le sabre à la
main. Les tambours et les trompettes de la municipalité, à cheval aussi,
battaient et sonnaient l'alarme ; le héraut d'armes lisait à haute voix la
loi martiale. Le peuple se taisait et s'écartait. Le nombre de ces
proclamations fut tel, que la journée tout entière suffit à peine aux
stations des nombreux cortèges sortis de l'hôtel de ville. Il n'y eut pas un
carrefour de la capitale et des faubourgs qui ne retentit de cette menace à
la sédition et de ce défi au crime. Le même
jour, comme pour légitimer la loi par le spectacle et l'expiation des crimes
qui l'avaient rendue nécessaire, l'échafaud, dressé sur la place de Grève,
vengeait la victime du peuple par la mort de son meurtrier. Celui qui lui
avait donné le coup mortel était pendu ; celui qui lui avait coupé la tête
après sa mort était envoyé aux galères. Le roi et la reine, s'associant à la
douleur et à la réparation publiques, envoyaient à la veuve et à l'enfant de
la victime un secours de deux mille écus. Tous les pouvoirs s'entendaient
pour attirer sur de tels forfaits l'horreur du peuple, la vengeance de la
justice, les larmes de la pitié. Paris respira quelques jours à l'abri de
cette terreur imprimée aux séditieux. XLV. Le 22,
ta ville de Boulogne-sur-Mer, qui s'était opposée à l'embarquement du duc
d'Orléans pour l'Angleterre, et qui accusait le gouvernement de la
proscription déguisée d'un grand citoyen, fut désavouée par l'Assemblée. Le
duc de Liancourt, ami de Lafayette, affirma la libre acceptation par le
prince de la mission que le roi lui avait confiée. Le comte de
Latouche-Tréville, accusé par la rumeur publique des funestes conseils donnés
au duc d'Orléans, demanda que sa conduite frit sévèrement examinée par le comité
des recherches. L'Assemblée, qui réservait de faire poursuivre par le
Châtelet les complots du 5 octobre, ne répondit que par le dédain au défi de
Latouche. Elle discuta les conditions de l'éligibilité des représentants.
Robespierre démontra que la condition d'un impôt égal à la valeur d'un marc
d'argent était la destruction de l'égalité civile et politique entre les
citoyens, base des institutions nouvelles. « Si
celui qui ne paye qu'une contribution équivalente à une journée de travail a
moins de droits que celui qui paye la valeur de trois journées de travail,
celui qui paye la valeur de dix journées de travail a plus de droits que
celui qui n'en paye que trois ; dès lors celui qui possède cent mille livres
de rentes a plus de droits que celui qui n'en a qu'un mille. Or, tous vos
décrets ont pour principe fondamental le droit de tout citoyen à concourir
également à la loi. Que devient le principe ? que deviennent tous vos décrets
? » On lui
répondit par des subterfuges de tribune qui trompaient la discussion ; mais
la presse et le peuple s'attachèrent avec passion au principe vrai de
Robespierre. L'Assemblée,
malgré l'opposition de l'abbé de Pradt, qui demandait que l'évêque de
Tréguier fût entendu sur son mandement avant d'être mis en accusation, vota
le renvoi de ce mandement au tribunal chargé de juger les crimes de
lèse-nation, Le 23
on discuta la motion de M. de Talleyrand sur la vente des biens du clergé.
L'abbé Grégoire, quoique prêtre attaché aux dogmes, distingua le dogme de la
richesse, et démontra que les propriétés d'un corps n'étaient que des
usufruits dont le capital appartenait à la nation seule, et dont elle pouvait
faire l'usage qui lui conviendrait, pourvu qu'elle fût équitable envoie les
individus et prévoyante envers les nécessités du culte. Cette redoutable
question, sur laquelle Maury et Mirabeau devaient épuiser plus tard le
sophisme, le raisonnement, l'éloquence, fut suspendue et reprise au gré des
orateurs qui voulaient lutter pour ou contre la propriété inaliénable du
clergé. Les premières protestations de quelques districts démagogiques de
Paris contre la loi martiale commencèrent à éclater dans des délibérations
concertées de ces assemblées. Loustalot, qui rédigeait le Journal ides
révolutions de Paris, organe à cent mille voix, qui devenait une puissance,
accusa les auteurs de cette loi de vouloir comprimer l'insurrection
populaire, « la seule force, » disait-il, « qui eût accompli
et sauvé jusqu'ici la Révolution et le peuple. Les aristocrates, désolés de
l'union qui subsiste encore entre les citoyens armés, la garde nationale et
le peuple, veulent les décimer, et peut-être pis... Voici la conséquence de
celle loi, » poursuivait-il. « Ou le citoyen, croyant être obligé
d'en venir à égorger le peuple, se dégoûtera et quittera un corps que les
aristocrates avilissent ; ou il se présentera quelque occasion de tremper les
armes dans le sang... Et alors ma pensée recule devant ce qui peut arriver.
La motion de M. de Robespierre me frappe ; ses cris n'ont pas été écoutés ;
l'éloquence fastueuse l'a emporté sur l'éloquence de la raison, et son
énergie a été qualifiée d'irascibilité et d'orgueil. Ce coup, du reste, était
prévu depuis longtemps. M. de Mirabeau l’annonçait, afin d'y accoutumer les
esprits : le boulanger et les deux hommes exécutés le lendemain sont
peut-être les trois victimes qui devaient préparer le vote de la loi. On n'a
produit ces scènes sanglantes que pour avoir une occasion de demander la loi
martiale. On a amené une disette factice qui a occasionné la mort du
boulanger, et qui a accéléré la proclamation. Maintenant, l'abondance a
reparu jusqu'à ce qu'on croie nécessaire de la faire disparaître. » XLVI. Ainsi
éclatait déjà dans la Révolution naissante la scission prête à s'élargir
chaque jour entre les hommes qui voulaient la Révolution par l'ordre et ceux
qui la voulaient par l'anarchie. La Commune, au premier moment unie avec la
garde nationale, se prononça tout entière pour l'Assemblée ; elle nomma son
comité de police, qui s'entendit avec le comité de recherches pour découvrir,
déjouer et punir les tentatives insurrectionnelles. Lacretelle, Agier, Garan
de Coulon, Oudard, Condorcet, Sémonville, Brissot de Varville, chef futur des
Girondins, tous encore constitutionnels et monarchiques alors, comme
Robespierre lui - même déclarait l'être, furent nommés membres de ce comité. XLVII. Les
ministres, sommés, comme on l'a vu, par un décret de l'Assemblée, de venir
demander les moyens de force nécessaires au pouvoir exécutif, et (l'accepter
ensuite la responsabilité entière des événements, comparurent à la séance du
25 octobre pour obéir à la lettre du décret. Le garde des sceaux lut à la
tribune la réponse collective des ministres à la motion de Mirabeau. Dans
cette réponse déplorable, aveu de découragement et de perdition par la bouche
de ceux qui conseillaient le pouvoir royal, ils accusent de leur inaction
l'anarchie universelle, qui avait brisé toute autorité dans leur main, et qui
se jouait des décrets de l'Assemblée elle-même, la désobéissance des
administrateurs, la suspension de la justice, l'explosion impunie du
journalisme, l'insubordination de tous les rouages du gouvernement donnée en
exemple à l'insubordination des troupes et du peuple, enfin l'interrègne
complet de toute autre force que celle des insurrections contre le roi lui-même. « Dans
une telle situation, » disaient-ils, « qui oserait prendre sur soi
d'accepter la responsabilité qu'on nous impose ? Jamais nous n'aurons cette
témérité, et si on persiste à l'exiger de nous, nous abandonnerons la place
aux hommes assez aveugles ou assez imprudents pour ne pis s'effrayer de l’empire
des circonstances. Nous ne sommes pas même appelés à conférer avec vous !... « Ce
qu'il faudrait avant tout, » ajoutaient-ils en finissant, « ce
serait l'abandon de toutes ces méfiances, une confiance fondée entre vous et
nous sur l'estime ! Si d'autres ont les moyens qui nous manquent,
indiquez-les vous-mêmes ; nous irons au-devant d'eux. Il faut, sachez-le,
plus de courage, dans l'état où nous sommes, pour conserver de telles places
que pour les abdiquer ! » Ce cri
de détresse et de découragement était le testament politique de M. Necker.
L'Assemblée ne put l'entendre sans pitié. Ce cri de faiblesse, mais de
vérité, porta la terreur dans la France entière et la stupeur en Europe.
Jamais un gouvernement n'avait proclamé de si haut son propre anéantissement.
Le roi, M. Necker, les royalistes du conseil secret des Tuileries espéraient
sans doute, en l'avouant avec tant de douleur, exciter le remords et la
résipiscence des peuples et retrouver l'empire dans le désespoir du royaume.
Mais ce n'est jamais le pouvoir tombé que le peuple relève. Il eût été moins
pusillanime et moins avilissant pour le roi d'abdiquer devant la Révolution,
qui l'avait désarmé de tout, hors de son titre, que d'accepter, en restant en
évidence sur son trône, cette responsabilité de l'anarchie et cette dérision
de gouvernement. Son titre de roi ne pouvait plus être dans sa pensée qu'un
titre de nullité et un texte d'accusation. Le lendemain d'un pareil aveu,
fait en son nom par ses ministres, il ne lui restait qu'à descendre du trône
en appelant au peuple, ou à s'y raffermir en appelant à son armée. L'heure de
la retraite ou l'heure de la dictature était évidemment sonnée pour lui. Il
n'entendit ni l'une ni l'autre, et il se laissa emporter au courant des
événements, qui ne le comptaient plus. XLVIII. L'Assemblée
s'occupa, le 27, de la convocation insurrectionnelle des étala provinciaux du
Dauphiné, du Languedoc et de la Bretagne, par Mounier, Lally-Tollendal et
d'autres députés absents, pour protester contre le 6 octobre et contre les
décrets arrachés par la violence aux états généraux. On excusa, on nia, on
pallia ces inutiles tentatives de la noblesse, du clergé et des parlements de
ces provinces, qui n'avalent de danger que pour leurs auteurs, Le peuple des
villes et des campagnes était trop animé contre ses anciens maîtres pour
s'insurger en faveur des privilèges qu'il venait de secouer. « Il est
vrai, » dit ironiquement Dupont (de Nemours), l'ancien disciple du marquis
de Mirabeau, « que les provinces ne veulent pas croire aisément à la
liberté de la translation du roi à Paris, sollicitée par une armée de vingt
mille hommes et par un train d'artillerie ! » Sur la motion de Mirabeau et
d'Alexandre de Lameth, l'Assemblée décréta l'interdiction de toute
convocation dans le royaume. Clermont-Tonnerre, qui avait repris sa place
dans l'Assemblée, ne s'opposa pas à ce décret ; mais il en provoqua
l'application à un des districts de Paris qui avait insolemment protesté
contre la loi martiale. Target, en soutenant le droit de convoquer des
assemblées libres des citoyens pour s'entretenir des intérêts publics,
démontra que ce droit ne pouvait s'étendre aux corps constitués, qui
déchireraient le royaume en lambeaux en élevant puissance contre puissance. M. de
Cazalès et M. de Virieu réclamaient pour les provinces le droit de conférence
et de pétitions collectives. « Peut-on redouter, » dit le comte de
Virieu, « les habitants d'une province qui a donné le signal de la
liberté ? » Mirabeau, en peu de mots, anéantit un sophisme plus
propre à féodaliser l'esprit de résistance qu'à reconstituer l'unité
monarchique. Le
lendemain il lut à l'Assemblée une motion d'apparat sur l'inscription civique
des jeunes citoyens au tableau des citoyens actifs par les assemblées
primaires, institution républicaine qui correspondait aux institutions de
Rome, dont l'imitation fanatisait en ce moment les législateurs et le peuple. « Messieurs, »
dit avec une solennité inusitée le grand orateur, « pendant que vous
vous occupez des conditions à exiger pour tire électeur et élira gilde, je
vous propose de consacrer une idée qui m'a paru très simple, très noble, et
que je trouve indiquée dans un écrit récemment publié par un de nos collègues
Il propose d'attribuer aux assemblées du peuple la fonction d'inscrire
solennellement les hommes qui auront atteint l'Age de vingt et un ans sur le
tableau des citoyens, et c'est ce qu'il appelle l'inscription civique. « Ce
n'est point le moment d'entrer dans cette question vaste et profonde d'une
éducation civique, réclamée aujourd'hui par tous les hommes éclairés, et dont
nous devons l'exemple à l'Europe. Il suffit à mon but de vous montrer qu'il
est important de montrer i la jeunesse les rapports qui l'unissent à la
patrie, de se saisir de bonne heure des mouvements du cœur humain pour les
diriger au bien général, et d'attacher aux premières affections de l'homme
les anneaux de cette chaîne qui doit lier toute son existence à l'obéissance
des lois et aux devoirs du citoyen. Je n'ai besoin que d'énoncer cette
vérité. La patrie, en revêtant d'un caractère de solennité l'adoption de ses
enfants, imprime plus profondément dans leur cœur le prix de ses bienfaits et
la force de ses obligations. « L'idée
d'une inscription civique n'est pas nouvelle ; je la crois même aussi
ancienne que les constitutions des peuples libres, les Athéniens en
particulier, qui avaient si bien connu tout le parti qu'on pouvait tirer des
forces morales de l'homme, qui avaient réglé par une loi que les jeunes gens,
après le service militaire de deux années, espèce de noviciat où tous étaient
égaux, où tous apprenaient à porter docilement le joug de la subordination
légale, étaient inscrits à l'âge de vingt ans sur le rôle des citoyens.
C'était, pour les familles et pour les tribus, une réjouissance publique, et
pour les nouveaux citoyens un grand jour : ils juraient au pied des autels de
vivre et de mourir pour la patrie. Les effets de ces institutions ne sont
bien sentis que par ceux qui ont étudié les véritables crises du cœur humain
; ils savent qu'il est plus important de donner aux hommes des mœurs et des
habitudes que des lois et des tribunaux. La langue des signes est la vraie
langue des législateurs. Tracer une constitution c'est peu de chose ; le
grand art est d'approprier les hommes à la loi qu'ils doivent chérir. « Si
vous consacrez le projet que je vous propose, vous pourrez vous en servir
dans le code pénal, en déterminant qu'une des peines les plus graves pour les
fautes de la jeunesse sera la suspension de son droit à l'inscription civique
et l'humiliation d'un retard pour deux, pour trois ou même pour cinq années.
Une peine de cette nature est heureusement assortie aux erreurs de cet âge,
plutôt frivole que corrompu, qu'il ne faut ni flétrir, comme on l'a fait trop
longtemps, par des punitions arbitraires, ni laisser sans frein, comme il
arrive aussi quand les lois sont trop rigoureuses. Qu'on imagine combien,
dans l'âge de l'émulation, la terreur d'une exclusion publique agirait avec
énergie, et comment elle ferait de l'éducation le premier intérêt des familles.
Si la punition qui résulterait de ce retard paraissait un jour trop sévère,
ce serait une grande preuve de la bonté de notre constitution politique. Vous
auriez rendu l'état de citoyen si honorable qu'il serait devenu la première
des ambitions. « Je
n'ai pas besoin d'ajouter qu'il sera nécessaire de donner à cette adoption de
la patrie la plus grande solennité ; mais je dirai : Voilà les fêtes qui
conviennent désormais à un peuple libre ; s voilà les cérémonies
patriotiques, et par conséquent religieuses, qui doivent rappeler aux hommes
d'une manière éclatante leurs droits et leurs devoirs ; tout y parlera
d'égalité ; toutes les distinctions s'effaceront devant le caractère de
citoyen : on ne verra que les lois et la patrie. Je désirerais que ce serment,
rendu plus auguste par un grand concours de témoins, fût le seul auquel un s
citoyen français pût être appelé ; il embrasse tout, et en demander un autre,
c'est supposer un parjure. « Je
propose donc le décret suivant ; « L'Assemblée
nationale décrète que, après l'organisation des municipalités, les assemblées
primaires seront chargées de former un tableau de citoyens qui auront atteint
l'Age de vingt et un ans, après leur avoir fait prêter serment de fidélité
aux lois de l'État et au roi, et nul ne pourra être ni électeur ni éligible
dans les assemblées primaires, qu'il n'ait été inscrit sur ce tableau. » Le
vertige de l'Antiquité, qui avait saisi alors la France, et l'accent romain
de la motion de Mirabeau firent illusion à l'auditoire. La motion et
l'orateur furent couverts d'applaudissements. XLIX. Dès le
surlendemain de sa promulgation, la loi martiale fut appliquée à la ville de
Vernon, en Normandie. Le peuple venait d'y pendre deux fois un agent de la
municipalité de Paris qui achetait des grains pour la capitale. Deux fois la
corde cassa, et ce hasard sauva le supplicié. Une armée entière, précédée du
drapeau rouge, marcha de Paris sur Vernon, et rétablit l'ordre. Le même jour,
malgré les protestations de Mirabeau, des Lameth, de Barnave et de Péthion,
l'Assemblée, qui commençait à reculer devant l'application de ses principes,
en présence de l'anarchie qui découlait non des principes mais des
circonstances, ajouta aux conditions de l'éligibilité la condition de posséder
une propriété territoriale quelconque. La presse, indignée, éclata partout en
lamentations ardentes : c'étaient la philosophie et la démocratie frappées au
cœur. « L'on
rira peut-être de ma prédiction, » s'écria Loustalot, « Je
publiciste de la démocratie exclusive ; mais voilà l'aristocratie des riches
consacrée par un décret national !... D'un seul mot on prive un tiers de la
nation de la faculté représentative de la nation, en sorte que les deux
autres tiers se trouvent invités à se préférer à la patrie ?... Il ne se formera
donc pas d'esprit public, et le patriotisme expirera dans son berceau... Dans
dix ans, ajoutait-il, cet article de la loi nous ramènera sous le joug du
despotisme ; il amènera une révolution qui aura pour objet les lois agraires
! » Loustalot
était prophète, parce que la raison prophétise. Toute loi de souveraineté qui
crée des classes privilégiées entre les citoyens crée des révoltes ; la paix
de la nation et la sécurité des propriétés ne sont, ne peuvent être que dans
l'unité des citoyens. Donner les privilèges politiques à la propriété, c'est
l'affaiblir ; les rêves de lois agraires ne sont que lus représailles des
privilèges politiques. Les lois agraires ne prévaudront jamais dans nos
révolutions, parce que la propriété et la société sont une même chose ; mais
elles agiteront toujours le sommeil des propriétaires, tant que la loi
politique se fondera sur le titre de la richesse au lieu de se fonder sur le
titre de l'intelligence et de la vertu. « L'unique
titre, le titre universel, » écrivait Loustalot, « est et sera
toujours, quoi qu'on fasse, la confiance de ceux qui doivent être
représentés... Quoi ! l'auteur du Contrat social n'aurait pas été
éligible ! Quoi ! nos plus dignes représentants actuels ne seront plus
éligibles ! Quoi ! cette précieuse portion de citoyens qui ne doit qu'à la
médiocrité ses talents, son amour pour l'étude, pour les recherches
profondes, ne sera pas éligible ! « Je
m'attends à entendre dans nos futures assemblées d'électeurs ce singulier
dialogue : Messieurs, je vous propose de députer à l'Assemblée nationale M.
*** : Vous le connaissez ; il suffit de le nommer pour réunir en sa
faveur tous les suffrages. — Il ne paye pas une contribution d'un marc
d'argent. — Oui, satisfait d'un modique revenu que lui ont laissé ses aïeux,
ou qu'il a acquis lui-même, il ne s'est occupé que de s'instruire, et il s'en
est occupé avec tant de succès qu'on le regarde comme le meilleur publiciste
de l'Europe. — Qu'importe, il ne paye pas un marc d'argent. — Il s'est
d'ailleurs acquitté avec autant d'intelligence que d'activité des diverses
fonctions publiques qui lui ont été confiées. — Tant mieux ! mais il ne paye
pas un marc d'argent. — Daignez-vous rappeler que redevenu simple citoyen, au
lieu d'être fier de ses succès, il n'est aucune veau dont il n'ait donné
l'exemple. — C'est fort bien ; mais il ne paye pas un marc d'argent. — Et
qui, messieurs, oserait se préférer à lui ? — Nous qui payons un marc
d'argent. — Savez-vous qu'on peut être taxé pour sa contribution à un marc
d'argent, et être un sot et un malhonnête homme ? — Nous payons un marc
d'argent. — Que les richesses sont loin de mettre l'homme à l'abri de la
concussion et ne le rendent souvent que plus avide ? — Nous payons un marc
d'argent. — Qu'il y a de quoi révolter la nation, de voir que les riches
seuls composeront l'Assemblée nationale ; qu'ils feront des lois favorables
aux capitalistes et aux grands propriétaires, au détriment des colons
médiocres et des ouvriers ? — Nous payons un marc d'argent. « Quoique
cette loi ait à peu près tous les inconvénients, sans avoir absolument rien
d'utile qui les compense, il sera difficile qu'elle soit revue dans les
législatures suivantes, composées de députés au marc d'argent. Elles ne
consentiront point à ruiner leur propre aristocratie... » Cet
article de la constitution devint le texte des murmures et le germe des
séditions dans la population de Paris, à qui les législateurs venaient de
livrer un irréfutable grief à remuer dans la raison et dans la conscience du
peuple. Le
comte Charles de Lameth, qui tentait de rivaliser de logique avec
Robespierre, d'éloquence tribunitienne avec Barnave et Mirabeau, prêta sa
voix à la colère de la démocratie et se naturalisa de plus en plus dans le
parti du peuple. La
nouvelle d'un premier accès de guerre civile entre la Bretagne et la
Normandie pour se disputer les subsistances, suspendit un moment ces
discussions. La ville de Brest, presque affamée, avait envoyé douze
commissaires pour acheter des farines à Lannion. La ville de Lannion, qui
avait renversé sa municipalité légale pour installer à sa place un conseil du
peuple choisi parmi les démagogues les plus arbitraires et les plus exaltés,
fit arrêter les commissaires de Brest, et laissa piller par la populace le
convoi de grains que ces commissaires avaient achetés dans les campagnes de
la Normandie pour les diriger sur Brest. Amenés enchaînés devant ce conseil
du peuple, les envoyés de Brest sont outragés, menacés, jetés sur la place
publique, entre la potence et le couteau. Le président de ce conseil inique
et sanguinaire leur donna asile dans sa propre maison ; mais violant bientôt
les droits de l'hospitalité, il les somme, le supplice sous les yeux, de
ratifier le pillage du peuple de Lannion, ou de mourir. Ils signent la
ratification pour sauver leur tête, et courent demander vengeance à leur
province. Brest, à ce récit, fermente, s'indigne, se lève, arme une colonne
de deux mille hommes, moitié citoyens, moitié troupes de la marine, et marche
avec des canons sur Lannion. Toutes les villes et tous les villages traversés
par cette colonne vengeresse la grossissent et changent en armée de
vingt-cinq mille baïonnettes l'escorte destinée à protéger un convoi. Cette
armée, campée le troisième jour sur les hauteurs de Lannion, fait capituler à
l'instant la ville, dissoudre le conseil du peuple, réinstaller la
municipalité régulière. Les dévastateurs, menacés mais impunis, s'évadent
pour échapper à la vengeance des Bretons. L'armée victorieuse rentre à Brest
aux acclamations de la ville et à la confusion du gouvernement, qui ne
laissait réprimer l'anarchie que par une autre anarchie. Tel était partout
l'état des provinces. L. Le 2
novembre l'Assemblée rouvrit, pour la dernière fois, la discussion sur la
vente des biens du clergé. Toute la révolution financière, agricole et
religieuse, s'agitait dans ce vote si longtemps suspendu : on allait savoir
si, après avoir exproprié la noblesse de la féodalité, la Révolution aurait
la force d'exproprier l'Église de ses possessions territoriales. La lutte fut
des deux côtés digne de la grandeur de la cause. La tribune, pour la débattre
en face de l'Europe, avait choisi ses deux plus illustres champions :
Mirabeau et Maury, Mirabeau représentant la raison, Maury la possession.
L'histoire, devant de tels orateurs et devant une telle cause, doit s'arrêter
pour écouter un moment la tribune. Maury,
impliquant dès le début, avec une habileté consommée, la cause de la religion
et la cause des pauvres dans celle des richesses territoriales du clergé,
parut plaider pour Dieu et pour la société, au lieu de plaider pour les
intérêts du sacerdoce. « Vous
n'avez encore rien prononcé, » dit-il, « sur la religion de l'État,
et déjà vos discussions se portent sur l'existence civile du clergé. La
détermination du culte public ne devrait-elle pas précéder celle de la
spoliation de ses ministres ? La religion est en effet la seule morale du
peuple, et, selon l'expression de Cicéron, la première redevance de l'homme
en société. Et aujourd'hui on vous demande de dévouer à la régénération d'un
Etat à peine obéré de cinquante millions de déficit, un corps composé de cent
cinquante mille Français dont la fortune est liée à plus d'un million de
familles Et au profit de qui ? Au seul profit des agitateurs des villes qui
joueront sur le capital, et nos propriétés seront vendues et revendues dans
leurs spéculations sans qu'il en revienne rien ni au roi, ni aux créanciers
de l'État, ni au peuple ! » Après
s'être étendu longtemps sur l'inanité des résultats de cette vente pour la
libération des finances, il passa aux titres de propriété et s'efforça de les
confondre par l'antiquité, la sainteté, la liberté des donations avec les
propriétés communes. Il déclara ensuite que si on dépossédait le clergé, il
fallait restituer ses biens, non à l'État, mais aux donateurs ; il énuméra
enfin les bienfaits qui émaneraient de ces propriétés de l'Église pour la
nation, bienfaits dont la source serait tarie par la spoliation. « Représentants
augustes de la nation, » s'écria-t-il terminant ce mémorable discours,
mais où l'intérêt de corps trahissait sans cesse le talent ; « citoyens
députés par toutes nos provinces, notre cause est la vôtre, et vous êtes
intéressés à nous défendre contre cette confédération de l'agiotage qui vous
ruinerait en nous dépouillant. N'imitez pas ces princes que l'histoire accuse
de n'avoir été que les rois de leur cour et non pas de leur peuple ; ne
bornez pas vos regards à un seul point, la capitale ; embrassez le royaume
tout entier dans vos combinaisons. Les dépenses qui nous ont épuisés seront
réduites ; un déficit passager que l'un peut combler par des économies et
qu'on a hi mauvaise foi de vous présenter comme l'état fixe du trésor public,
n'aveuglera ni votre raison ni votre patriotisme. Vous n'avez rien à gagner,
vous avez tout à perdre à ce système d'usurpation. Les provinces du royaume
seraient traitées par les agioteurs qui auraient conque nos biens comme l'ont
été jusqu'à présent vos colonies d'Amérique, et des propriétaires éloignés ne
voudraient connaître que des mercenaires et des esclaves. « On
veut rejeter sur le clergé seul et sur un petit nombre de provinces l'énorme
fardeau de la dette nationale. Vous rendrez-vous à jamais tributaires de ces
hommes avides que nos désastres ont si scandaleusement enrichis, et qui
calculent les calamités publiques pour en composer leur fortune
particulière ? Les pauvres retomberaient sans secours à la charge des riches
; les riches seraient appauvris par notre anéantissement, si le clergé était
immolé aux agioteurs. Nos familles, dont la plupart ne subsistent que de nos
dons, vous paraîtront préférables peut-être à ces cosmopolites usuriers qui,
du milieu de la capitale, font une guerre continuelle d'argent au
gouvernement et à la nation. Eh ! comment, à l'approche d'une mi- son
rigoureuse, dans un moment de détresse, de cherté et d'anarchie, a-t-on la
barbare imprudence d'élever une question faite pour porter l'épouvante dans
le cœur de tous les membres du clergé et pour tarir la source des aumônes,
qui vont devenir si nécessaires à l'ordre public, « L'action
de la force publique est suspendue dans tout le royaume ; les lois intimidées
se taisent devant la multitude des coupables ; le peuple est armé, et
l'autorité est désarmée ; tout le monde commande, et personne ne veut obéir ;
et notre jeune liberté, qui se méconnait encore, n'est déjà plus que le
despotisme de la licence la plus effrénée. Quelle police, quelle sûreté
pouvons-nous attendre, s'il ne se forme parmi tous les bons citoyens une
noble conjuration pour soulager cette multitude toujours croissante
d'indigents, qui n'ont été contenus pendant le dernier hiver que par les
profusions les plus extraordinaires de la charité ? Qui de nous osera voyager
dans les campagnes ou habiter nos cités sans effroi, si l'aumône ne forme
plus une espèce d'assurance patriotique ? Nous avons pourvu, du moins
provisoirement, au besoin des finances ; le calme est rétabli dans les
avenues du trésor national ; tous les paiements sont garantis par nos
tributs, qui décernent au roi dès ce moment une quatrième année de tous les
revenus du royaume. Assurons le même ordre pour l'avenir, mais ne souillons
d'aucune usurpation ce grand acte de justice nationale. Ce n'est point en
dépouillant le clergé de ses biens qu'il faut l'appeler au secours de l'État
; ce n'est point en l'anéantissant qu'il faut le faire contribuer aux charges
publiques. Non, nous ne demandons pas la banqueroute quand. nous réclamons la
conservation du patrimoine de l'Église ! Nous sommes disposés, nous sommes
décidés à faire des sacrifices, et de grands sacrifices, pour empêcher cette
calamité. C'est à nous sans doute qu'appartient l'honneur de donner à la
nation l'exemple du zèle et du respect religieux pour la dette publique. « Les
créanciers de l'État retrouveront en nous le même patriotisme qu'ils ont tant
de fois éprouvé. Remontez à l'origine de la contribution que nous payons
depuis le règne de Charles IX à l'hôtel de ville de Paris. Qui nous a imposé
cette créance nationale ? N'est-ce pas notre seul patriotisme ? Le clergé de
France se chargea, par le contrat de Poissy, de payer annuellement seize cent
mille livres pour libérer l'État de toutes les rentes constituées sur les
aides, sur les gabelles et sur les domaines du roi. Ce noble engagement,
toujours renouvelé volontairement pour soulager les peuples, nous
l'acquittons encore aujourd'hui. Nous sommes prêts à réitérer et même à
surpasser cet exemple de patriotisme dans ce moment d'alarmes où la crise des
finances ébranle le royaume jusque dans ses fondements ; mais défendez,
consacrez nos propriétés, vous, messieurs, qui êtes appelés à donner à l'État
une constitution digne de le régénérer à jamais. Vous voulez être libres ; eh
bien, souvenez-vous donc que sans propriété il n'y a plus de libertés
sociales, la propriété de soi. » LI. Ce
discours avait concentré dans un "foyer d'éloquence éclatant tout ce que
la religion, la politique, l'histoire, l'intérêt du peuple, l'équité, la
pitié même, toujours prête à s'éveiller à la voix des dépossédés, pouvaient
fournir de raisons, de traditions, de scrupules, de sophismes même en faveur
de la propriété et du clergé. L'Assemblée était attentive, réfléchie, mais
elle n'était pas émue. La possession de la cinquième partie de son territoire
par un corps de célibataires, si une mesure énergique et sage ne rétablissait
pas l'équilibre en faveur des familles en proclamant le jubilé de la terre,
parlait plus fortement dans le cœur des députés. Mirabeau
se fit la voix de cette parole intérieure qui réfutait d'avance les
argumentations spécieuses de son adversaire. Son discours, profondément
médité et concerté avec M. de Talleyrand, alla droit à l'argument le plus
fort que le clergé opposait à sa dépossession du sol : les fondations libres
ou captées faites en sa faveur dans les âges antérieurs. « Il
n'y a aucun doute, » disait-il, « sur le droit incontestable qu'ont
le gouvernement dans l'ordre civil, le gouvernement et l'Église dans l'ordre
de la religion, de disposer des fondations anciennes, d'en diriger les fonds
à de nouveaux objets, ou, mieux encore, de les supprimer tout à fait.
L'utilité publique est la loi suprême, et ne doit être balancée ni par un
respect superstitieux pour ce qu'on appelle intention des fondateurs, comme
si des particuliers ignorants et bornés avaient eu le droit d'enchaîner à
leur volonté capricieuse les générations qui n'étaient point encore, ni par
la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les
corps particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l'État. Les citoyens
ont des droits, et des droits sacrés pour le corps même de la société ; ils
existent indépendamment d'elle ; ils en sont les éléments nécessaires, et ils
n'y entrent que pour se mettre avec tous les droits sous la protection de ces
mêmes lois auxquelles ils sacrifient leur liberté. Mais les corps
particuliers n'existent point ni par eux-mêmes ni pour eux ; ils ont été
formés par la société, et ils doivent cesser d'être au moment où ils cessent
d'être utiles. Concluons qu'aucun ouvrage des hommes n'est fait pour
l'immortalité ; puisque les fondations, toujours multipliées par la vanité,
absorberaient à la longue tous les fonds et toutes les propriétés
particulières, il faut bien qu'on puisse à la fin les détruire ; si tous les
hommes qui ont vécu avaient eu un tombeau, il aurait bien fallu, pour trouver
des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer les cendres
des morts pour nourrir les vivants. « Pour
moi, messieurs, je distingue trois sortes de fondations : celles qui ont été
faites par nos rois ; celles qui sont l'ouvrage des corps et des agrégations
politiques, et celles des simples particuliers. « Les
fondations de nos rois n'ont pu être faites qu'au nom de la nation :
démembrement du domaine de l'État ou emploi du revenu public et des impôts
payés par les peuples, voilà par quelle espèce de biens ils s'acquittèrent d'un
grand devoir, et certainement la plus grande partie des biens de l'Église n'a
point eu d'autre origine. ❑r, outre que les rois ne sont
que les organes des peuples, outre que les nations sont héréditaires des
rois, qu'elles peuvent reprendre tout ce que ceux-ci ont aliéné, et qu'elles
ne sont aucunement liées par ces augustes mandataires de leurs pouvoirs, il
est de plus évident que les rois n'ont point doté les églises dans le même
sens qu'ils ont enrichi la noblesse, et qu'ils n'ont voulu pourvoir qu'à une
dépense publique. Comme chrétiens et chefs de l'État, ils doivent donner
l'exemple de leur piété ; mais c'est comme rois sans doute que leur piété a
été si libérale. « On
a déjà dit que la nation avait le droit de reprendre les domaines de la
couronne, par cela seul que dans le principe les biens ne furent con- sacrés
qu'aux dépenses communes de la royauté. Pourquoi donc la nation ne
pouvait-elle pas se déclarer propriétaire de ses propres biens donnés en son
nom pour le service de l'Église ? Les rois ont des vertus privées, mais leur
justice et leurs bienfaits appartiennent uniquement à la nation. « Ce
que je viens de dire des fondations des rois, je puis le dire également de
celles qui furent l'ouvrage des agrégations politiques : c'est de leur
réunion que la nation se trouve formée, et elles sont solidaires entre elles,
puisque chacune doit en partie ce que la nation doit en corps. Or, s'il est
vrai que l'État doit à chacun de ses membres les dépenses du culte ; s'il est
vrai que la religion soit au nombre des besoins qui appartiennent à la
société entière, et qui ne sont que les résultats de chacune de ses parties
en particulier, les monuments de la piété des corps de l'État ne peuvent plus
dès lors être regardés que comme une partie de la dépense publique. « Qu'ont
fait les agrégations politiques lorsqu'elles ont bâti des temples,
lorsqu'elles ont fondé des églises ? Elles n'ont payé que leur portion d'une
dette commune, elles n'ont acquitté que leur contingent d'une charge
nationale ; leur piété a pu devancer un plan plus uniforme de contribution,
mais elle n'a pu priver la nation du droit de l’établir. Toutes les
fondations de ce genre sont donc aussi, comme celles de nos rois, le
véritable ouvrage, c'est-à-dire la véritable propriété de l'État. « Quant
aux biens qui dérivent des fondations faites par de simples 'particuliers, il
est également facile de démontrer qu'en se les appropriant, sous la condition
inviolable d'en remplir les charges, la nation ne porte aucune atteinte au
droit de propriété ni à la volonté des fondateurs, telles qu'il faut les
supposer dans l'ordre des lois. « En
effet, messieurs, qu'est-ce que la propriété en général ? C'est le droit que
tous ont donné à un seul de posséder exclusivement une chose à laquelle, dans
l'état naturel, tous avaient un droit égal ; et d'après cette définition
générale, qu'est-ce qu'une propriété particulière ? C'est un bien acquis en
vertu des lois. « Je
reviens sur ce principe parce qu'un honorable membre qui a parlé, il y a
quelques jours, sur la même question, ne l'a peut-être pas posée aussi
exactement que les autres vérités dont il a si habilement développé les
principes et les conséquences. Oui, messieurs, c'est la loi seule qui
constitue la propriété, parce qu'il n'y a que la volonté publique qui puisse
opérer la renonciation de tous, et donner un titre comme un garant à la
puissance d'un seul. « Si
l'on se place hors de la loi, que découvre-t-on ? « Ou
tous possèdent, et dès lors rien n'étant-propre à un seul, il n'y a point de
propriété ; « Ou
il y a usurpation, et l'usurpation n'est pas un titre ; ou la possession
n'est que physique et matérielle, si l'on peut s'exprimer ainsi, et dans ce
cas aucune loi ne garantissant une telle pos- session, on ne saurait la
considérer comme une propriété civile. « Telles
sont, messieurs, les fondations ecclésiastiques. Aucune loi nationale n'a
constitué le clergé en corps permanent dans l'Etat ; aucune loi n'a privé la
nation du droit d'examiner s'il convient que les ministres de sa religion
forment une agrégation politique, existante par elle-même, capable d'acquérir
et de posséder. « Or,
de là naissent encore deux conséquences : la première c'est que le clergé, en
acceptant ces fondations, a dû s'attendre que la nation pourrait un jour
détruire cette existence commune et politique sans laquelle il ne peut rien
posséder ; la seconde, c'est que tout fondateur a dû prévoir également qu'il
ne pouvait nuire au droit de la nation ; que le clergé pourrait cesser d'être
un jour dans l'Etat ; que la collection des officiers du culte n'aurait plus
alors ni propriété distincte ni administration séparée, et qu'ainsi, aucune
loi ne garantissait la perpétuité des fondations clans la forme précise où
elles étaient établies. « Prenez
garde, messieurs, que si vous n'admettiez pas ces principes, tous vos décrets
sur les biens de la noblesse, sur les contributions proportionnelles et sur
l'abolition de ses privilèges, ne seraient que de vaines lois. Lorsque vous
avez cru que vos décrets sur ces importantes questions ne portaient point
atteinte au droit de propriété, vous avez été fondés sur ce que ce nom ne
convenait point à des prérogatives et à des exemptions que la loi n'avait
point sanctionnés, ou que l'intérêt public était forcé de détruire. Or, les
mêmes principes ne s'appliquent-ils pas aux fondations particulières de
l'Église ? « Si
vous pensez que des fondateurs, c'est-à-dire de simples citoyens, en donnant
leurs biens au clergé, et le clergé en les recevant, ont pu créer un corps
dans l'État et lui donner la capacité d'acquérir, priver la nation du droit
de le dissoudre, la forcer d'admettre dans son sein comme propriétaire un
grand corps à qui tant de ressources de crédit donnent déjà tant de
puissance, alors respectez la propriété du clergé : le décret que je propose
y porterait atteinte. « Mais
si, malgré les fondations particulières, la nation est restée dans tous ses
droits ; si vous pouvez déclarer que le clergé n'est pas un corps, que le
clergé, dans une nation bien organisée, ne doit pas être propriétaire, il
suit de là que sa possession n'était que précaire et momentanée ; que ses
biens n'ont jamais été une véritable propriété ; qu'en les acceptant des
fondateurs, c'est pour la religion, les pauvres et le service des autels
qu'il les a reçus, et que l'intention de ceux qui ont donné des biens à
l'Eglise ne sera pas trompée, puisqu'ils ont dû prévoir que l'administration
de ces biens passerait en d'autres mains si la nation rentrait dans ses
droits. « Je
pourrais considérer la propriété des biens ecclésiastiques sous une foule
d'autres rapports, si la question n'était déjà suffisamment éclaircie. « Je
pourrais dire que l'ecclésiastique n'est pas même usufruitier, mais
simplement dispensateur ; j'ajouterais, si l'on pouvait prescrire contre les
nations, que les possesseurs de la plus grande partie des biens de l'Église
ayant été, depuis un temps immémorial, à la nomination du roi, la nation n'a
cessé de conserver par son chef les droits qu'elle a toujours eus sur la
propriété de ces mêmes biens. « Je
dirais encore que si les biens de l'Église sot ! consacrés au culte public,
les temples et les autels appartiennent à la société et non point à leurs
ministres ; s'ils sont destinés aux pauvres, les pauvres et leurs maux
appartiennent à l'État ; que s'ils sont employés à la subsistance des
prêtres, toutes les classes de la société peuvent offrir des ministres au
sacerdoce. « Je
remarquerais que tous les membres du clergé sont des officiers de l'État ;
que le service des autels est une fonction publique, et que la religion
appartenant à tous, il faut par cela seul que ses ministres soient à la solde
de la nation, comme le magistrat qui juge au nom de la loi, comme le soldat
qui défend au nom de tous des propriétés communes. « Je
conclurais de ce principe que si le clergé n'avait point de revenu, l'État
serait obligé d'y suppléer ; or, un bien qui ne sert qu'à payer nos dettes
est certainement à nous. « Je
conclurais encore que le clergé n'a pu acquérir des biens qu'à la décharge de
l'Etat, puisqu'en les donnant, les fondateurs ont fait ce qu'à leur place, ce
qu'à leur défaut la nation aurait dû faire. « Je
dirais que si les réflexions que je viens de présenter conviennent
parfaitement aux biens donnés par des fondateurs, elles doivent s'appliquer à
plus forte raison aux biens acquis par les ecclésiastiques eux-mêmes, par le
produit des biens de l’Église, le mandataire ne pouvant acquérir que par son
mandat, et la violation de la volonté du fondateur ne pouvant donner des
droits plus réels que cette volonté même. « Je
ferais observer que, quoique le sacerdoce parmi nous ne soit point uni à
l'Empire, la religion doit cependant se confondre avec lui ; s'il prospère
par elle, il est prêt à la défendre. Eh que deviendrait la religion si l'Etat
venait à succomber ? Les grandes calamités d'un peuple seraient donc
étrangères à ces ministres de paix et de charité qui demandent tous les jours
à l'Être suprême de bénir un peuple fidèle ? Le clergé conserverait-il ses
biens si l'Etat ne pouvait plus défendre ceux des autres citoyens ?
Respecterait-on ses prétendues propriétés si toutes les autres devaient être
violées ? « Je
dirais : Jamais le corps de marine ne s'est approprié les vaisseaux que les
peuples ont fait construire pour la défense de l'État ! Jamais dans nos
mœurs actuelles une armée ne partagea entre les soldats les pays qu'elle
avait conquis. Serait-il vrai du clergé seul que les conquêtes faites par sa
piété sur celle des fidèles doivent lui appartenir et rester inviolables, au
lieu d'être du domaine indivisible de l'État ? « Enfin,
si je voulais envisager, une autre grande question sous tous les rapports qui
la lient à la constitution du royaume, aux principes de la morale, à ceux de
l'économie politique, j'examinerais d'abord s'il convient au nouvel ordre de
choses que nous venons d'établir que le gouvernement, distributeur de toutes
les richesses ecclésiastiques par la nomination des tributaires, conserve par
cela seul des moyens infinis de corruption et d'influence. « Je
demanderais même si pour l'intérêt de la religion et de la morale publique,
ces deux bienfaiteurs du genre humain, il n'importe pas qu'une distribution
plus égale des biens de l'Église s'oppose désormais au luxe de ceux qui ne
Sont que les dispensateurs des biens des pauvres, à la licence de ceux que la
religion et la société présentent au peuple comme un exemple toujours vivant
de la pureté des mœurs. « Je
dirais à ceux qui s'obstineraient à regarder comme une institution utile à la
société celle d'un clergé propriétaire, de vouloir bien examiner si dans les
pays voisins du nôtre les officiers du culte sont moins respectés pour n'être
pas propriétaires ; s'ils obtiennent et méritent moins de confiance ; si
leurs mœurs sont moins pures, leurs lumières moins étendues, leur influence
sur le peuple moins active, je dirais presque moins bienfaisante et moins
salutaire. Ce n'est point, on le sait bien, ni notre religion sainte ni nos
divins préceptes que je cherche à comparer avec des erreurs : je ne parle que
des hommes. Je ne considère les officiers du culte que dans leurs rapports
avec la société civile, et certes, lorsque je m'exprime ainsi devant l'élite
du clergé de France, devant ces pasteurs citoyens qui nous ont secondés par
tant d'efforts, qui nous ont édifiés par tant de sacrifices, je suis bien
assuré que nulle fausse interprétation ne pervertira mes intentions ni mes
sentiments. « Je
reviens maintenant sur mes pas. Qu'ai-je prouvé, messieurs, par les détails
dans lesquels je suis entré ? « Mon
objet n'a point été de montrer que le clergé dût être dépouillé de ses biens,
ni que d'autres citoyens, ni que des acquéreurs, dussent être mis à sa place. « Je
n'ai pas non plus entendu soutenir que les » créanciers de l'État dussent
être payés par les biens du clergé, puisqu'il n'y a pas de dette plus sacrée
que les frais du culte, l'entretien des temples et les aumônes des pauvres. « Je
n'ai pas voulu dire non plus qu'il fallût priver les ecclésiastiques de
l'administration des biens et revenus dont le produit doit leur être assuré.
Eh ! quel intérêt aurions-nous à substituer les agents du fisc à des économes
fidèles, et à des mains toujours pures des mains si souvent suspectes ? « Qu'ai-je
donc, messieurs, voulu montrer ? Une seule chose : c'est qu'il est, et qu'il
doit être de principe, que toute nation est seule et véritable propriétaire
des biens de son clergé. Je ne vous demande que de consacrer ce principe,
parce que ce sont les erreurs ou les vérités qui perdent ou qui sauvent les
nations. Mais, en même temps, afin que personne ne pût douter de la
générosité de la nation française envers la portion la plus nécessaire et la
plus respectée de ses membres, j'ai demandé qu'il fût décrété qu'aucun curé,
même ceux des campagnes, n'aurait moins de douze cents livres. » LII. Le
discours de Mirabeau n'avait rien emprunté à l'éloquence, tout à la raison ;
l'orateur s'était privé lui-même de tout ce que la passion pouvait ajouter à
la cause, en évitant de rappeler les excès d'opulence, d'oisiveté et de
désordres de mœurs dont le sacerdoce de cour et quelques-uns des ordres
monastiques scandalisaient la profession sainte qui les soldait de ses
trésors accumulés. Il avait convaincu, il n'avait point irrité. Sa parole
était d'un législateur des siècles, et non d'un tribun d'un jour. L'abbé
Maury remonta avec une faveur générale à la tribune pour lui répliquer. « Je
viens réfuter, » dit-il, « quelques objections faites à mes
principes. J'ai besoin d'être soutenu par un sentiment profond de mes devoirs
pour rentrer dans la lice. Je me vois encore environné de ces mêmes gens qui
demandent un décret dont je m'efforce de vous démontrer l'injustice ; mais, au-delà
de cette enceinte, qui renferme tant de citoyens illustres, j'aperçois la
France, l'Europe et la postérité, qui jugeront vos jugements. Je ne me
défends pas du peu de faveur que j'aurai à défendre dans la capitale la cause
des provinces. J'ai eu l'honneur de vous exposer mon opinion sur la propriété
des biens ecclésiastiques : j'ignorais les moyens de mes adversaires ; mais
je m'attacherai à celui qui m'a été désigné par vos suffrages. Vous le savez,
messieurs, plus on a d'esprit, plus on s'égare, et j'espère que M. Thouret en
fournira un exemple mémorable. « J'avouerai
d'abord que je n'ai pas été peu étonné du système qu'on a employé pour
soutenir une pareille cause. Où en serait la société s'il ne fallait
consulter que toutes ces idées chimériques et gigantesques de la métaphysique
? Où en serions-nous s'il fallait arriver à une mort violente sans homicide,
et à une expropriation sans envahissement ? M. Thouret, jurisconsulte
estimable, a dû se méfier des conséquences raisonnables qu'il a tirées d'un
principe peu raisonnable ; le principe que je constate n'est pas nouveau
pour nous. « La
question présente remonte fort loin. Je vais esquisser sa généalogie. A Rome,
des publicistes obligeants voulurent soutenir que tous les biens des Romains
appartenaient à César. Ce principe des-trusteur du genre humain fut rejeté
avec horreur. Le chancelier Duprat reproduisit ce système en ne rappliquant
qu'au clergé, pour l'appliquer ensuite à toutes les propriétés, et ce système
fut réprouvé de toute la France. M. de Paulmy le reproduisit encore, et Louis
XV le proscrivit et l'appela un système de Machiavel. Il vint alors se
réfugier dans l'Encyclopédie. C'est de là que M. Thouret l'a tiré, de mème
que M. de Mirabeau le sien sur les fondations. Ainsi, je puis éviter ici
toutes personnalités, et j'aime mieux répondre à un paragraphe de
l'Encyclopédie qu'à M. Thouret. « En
lisant sa motion, j'ai cherché quel était le véritable propriétaire des biens
ecclésiastiques. M. Thouret ne se décide pas ; il élude le mot ; il évite une
discussion périlleuse : c'est une prise de possession qu'il propose à l'État,
sans aucun pré- texte d'investiture. « La
loi nous autorise, depuis quatorze cents ans, à posséder et à acquérir des
biens que la nation voudrait aujourd'hui envahir comme par déshérence. Où
sont ses titres ? « M.
Thouret distingue les individus et les corps : c'est une subtilité. Une
propriété antérieure à la loi est une chimère ; il n'en existe que par la
loi. Rousseau décrit la propriété le droit au premier occupant par le
travail. Il a fallu que la loi intervint, car personne ne sème s'il n'a la
certitude de recueillir. « Il
n'est pas exact de dire que la nation a : créé les corps ; elle a reçu les
ministres dans son sein ; nous possédions nos biens avant la conquête de
Clovis. « Les
individus existent, dit-il, avant la loi ; les corps ne subsistent que par
elle. Quelle brillante métaphysique ! Mais jusqu'ici le clergé n'existait-il
pas par la volonté des peuples ? N'était-il pas reconnu par toutes les lois
de l'État ? Et d'ailleurs les individus eux-mêmes peuvent-ils avoir des
propriétés sans lois ? Dites-moi quelles sont les propriétés antérieures aux
conventions sociales. Est-ce le droit du premier occupant ? Eh bien ! le
clergé vous oppose ce droit. Pouvez-vous lui enlever des biens qu'il
possédait avant que vous existassiez ? « La
nation n'a d'autre droit que celui du plus fort. Les hostilités de la force
seraient-elles donc des décrets de la loi ? « La
nation a, dit-on, le droit de détruire un corps. Mais pouvons-nous changer la
religion ? Avons-nous reçu des pouvoirs suffisants de nos commettants ? Nous
sommes un pouvoir Constituant, régénérateur, et non un pouvoir destructeur.
M. Thouret dit que détruire un corps n'est pas un homicide ; avec des fuyants
on détourne la véritable acception des mots : si l'existence est la vie
morale des corps, la leur ôter c'est bien être homicide. « Malheur
à une nation où les propriétaires n'auraient que ces patentes antérieures à
la loi pour défendre leurs propriétés ! En trois syllogismes on les
envahirait. « L'auteur
d'Emile, pour donner une définition de la propriété à son élève, a cité la
loi ; personne n'aurait cultivé la terre s'il n'eût été sûr de la recueillir.
La propriété est le rapport des choses et des personnes ; elle est un premier
rempart pour le travail ; au-delà, tout est chimérique. Interrogez l'homme du
peuple, lui que la philosophie devrait interroger plus souvent : il répondra
que personne ne peut chasser l'homme qui est dans sa maison et le cultivateur
qui laboure son champ. « Nous
possédions la plupart de nos biens avant Clovis, et il serait peut-être
facile de prouver que le clergé était alors beaucoup plus riche qu'il ne
l'est aujourd'hui. « Depuis
ce temps nos propriétés ont été, comme les vôtres, sous la sauvegarde de la
loi. Nos lois, dit-on, sont soumises à des formalités ; mais toutes les
administrations ont des entraves, les contrats, les ventes, les
substitutions. S'en suit-il de là que le corps législatif puisse envahir
toutes les propriétés, puisque c'est le corps législatif qui règle les
formalités qui portent sur nos biens comme sur les biens particuliers ? « On
vous a dit que vous étiez forts, et que le clergé était faible ; si vous êtes
forts, c'est pour nous protéger et non pour envahir nos biens. « Le
clergé, dit-on, ne peut acquérir ni aliéner. Lui a-t-on disputé sa propriété
lorsqu'il a payé la rançon de François Ier, payé les dettes de Charles II ?
Ne nous aura-t-il été permis de posséder pendant quatorze cents ans que pour
nous déposséder en un seul jour ? Si cela était, il ne faudrait pas dire que
nous sortons des forêts de la Germanie, mais il faudrait répondre aux auteurs
de ces maximes anti-sociales qu'ils veulent nous y ramener. « La
suppression des biens ecclésiastiques ne peut être prononcée que par le
despotisme en délire. Voudrait-on nous les prendre comme des épaves, ou bien
par droit de confiscation ? C'est l'idée la plus immorale, car il n'a jamais
été permis de succéder à un corps à qui l'on donnait la mort. C'est ainsi que
Crébillon faisait parler Rhadamiste : « Ah ! peut-on hériter de ceux qu'on assassine !... « On
dit qu'il importe de multiplier les mutations. Est-il des propriétés qui
changent plus rapidement de mains ? Dans les vingt ans il y a mutation. On
prétend favoriser l'agriculture : est-il des terres mieux cultivées que les
nôtres ? « On
assure qu'on augmenterait, qu'on doublerait des revenus des hôpitaux, des
colléges, etc., en vendant leurs biens au denier trente. Eh qui voudra
acheter, si vous mettez pour deux milliards de biens en circulation ? Les
capitalistes trouvent plus de profits au mouvement de leurs fonds que dans
l'acquisition de terres. « Comparez
les provinces où l'Église possède des biens, vous verrez qu'elles sont les
plus riches. Comparez celles où les ecclésiastiques ont peu de propriétés,
vous verrez que la terre s'ouvre à regret pour récompenser les bras
languissants de ceux qui la cultivent sans amour. « Le
prix croissant du pain, l'augmentation du numéraire, la banque nationale,
tout apprend aux corps qu'ils ne pourraient subsister s'ils n'avaient qu'un
revenu pécuniaire. « Le
culte n'a jamais été payé par la nation, mais par des fondations
particulières. « L'art
de régénérer ne serait-il donc que l'art malheureux de détruire ? Vous l'avez
dit vous-mêmes avec amertume, vous êtes environnés de ruines, et vous voulez
augmenter les décombres qui couvrent le sol où vous deviez bâtir Est - ce en
faisant sans cesse des victimes que vous voulez opérer le bien public ? Les
maux que nous avions à réparer n'étaient rien en comparaison de ceux sous
lesquels nous gémissons. Depuis le palais des rois jusqu'au dernier des
hameaux, tout est en fermentation dans le royaume. Quel spectacle offre la
France ? Un roi sans pouvoir et un peuple sans liberté. Déjà vous êtes
réduits à empêcher les citoyens de s'assembler. Le plus terrible despotisme
est celui qui porte le masque de la liberté. » LIII. Cette
science de Maury, supérieure, à celle de Mirabeau sur ces matières, ces
accents où l'on entendait la voix de la victime dans celle du prêtre,
donnèrent à Maury Je triomphe de l'orateur. Mirabeau conserva celui du
législateur. Sa motion fut adoptée par cinq cent cinquante-six voix contre
trois cent quarante-six dans les termes qu'il avait lui-même rédigés : «
L'Assemblée déclare, premièrement, que tous les biens ecclésiastiques sont à
la disposition de la nation, à la charge de pourvoir d'une manière convenable
aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres et au soulagement des
pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces.
Secondement, que, selon les dispositions à faire pour les ministres de la
religion, il ne puisse être affecté à la dotation des curés moins de 1,200
livres, non compris le logement et jardin en dépendant. » L'Assemblée
sortit du palais de l'archevêché au bruit de ses propres applaudissements
mêlés aux applaudissements des tribunes et du peuple. Elle venait de
remporter la plus décisive de ses victoires sur le passé. Une assemblée délibérante qui avait la volonté, le courage et la force d'exproprier d'un vote, et sans une mainlevée dans l'empire pour résister à ce vote, un sacerdoce de cent cinquante mille prêtres, possesseurs séculaires et respectés de plusieurs milliards de terre et d'établissements, sacerdoce correspondant à toutes les consciences, à toutes les habitudes et à beaucoup d'intérêts du peuple, était désormais irrésistible. Toucher à la noblesse, la démocratie debout le peut sans prodige ; ébranler ou renverser le trône, une sédition victorieuse le peut sans effort ; mais toucher à l'autel, même en respectant le culte, déposséder un sacerdoce qui confond ses propriétés avec ses dogmes, pour donner à ses richesses l'immutabilité et la divinité de sa mission, c'était faire d'une parole ce que Constantin et Charlemagne ne purent faire qu'avec la moitié du genre humain armée contre l'autre ! Ce vote sans résistance atteste quel discrédit avait atteint les privilèges du clergé malgré ses richesses, et quel progrès avait fait déjà dans les âmes le principe plus saint de la liberté et de l'indépendance des consciences. |