HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE NEUVIÈME.

 

 

I.

La reine n'avait pas tardé à se repentir de la témérité de ses provocations au repas des gardes du corps. L'indignation de Paris l'écrasait ; le mot et le geste de Mirabeau, qu'on venait de lui rapporter, l'avaient frappée de stupeur. Sans bornes dans l'espérance et dans l'élan quand elle croyait pouvoir dominer les circonstances, sans bornes dans l'abattement et dans les concessions quand elle se sentait vaincue, selon l'aveu de ses confidents les plus intimes[1], cette princesse s'était retirée ce jour-là à Trianon pour y pleurer sa précipitation et pour y jouir des derniers sourires de la saison et des consolations de l'amitié.

Le roi, à qui les préoccupations du trône n'avaient pas coûté jusque-là une seule de ses habitudes de délassement, et qui écoutait, dit N. de Montmorin, son ministre et son ami, les plus puissantes et les plus sinistres commotions de son règne comme s'il eût été question des événements d'un autre siècle, était à la chasse dans les forêts de Meudon. Il aurait pu voir de ces hauteurs, quelques heures plus tard, s'avancer l'armée qui allait assaillir son trône et emprisonner sa famille.

M. de Saint-Priest, informé des événements par le jeune duc de Richelieu, accouru de Paris sous un déguisement populaire, s'était hâté de prévenir le roi. Il avait remis un billet rapidement écrit à un écuyer, le marquis de Cubières, avec ordre de courir sur les traces du prince. Il écrivit de même un mot à la reine, enfermée à Trianon, et convoqua précipitamment le conseil des ministres pour aviser aux circonstances.

Le roi, rencontré dans les bois, entre Meudon et Versailles, par le marquis de Cubières, lut négligemment le billet de M. de Saint-Priest ; puis, s'adressant à ses compagnons de chasse, inquiets de cette lettre qui interrompait ainsi son divertissement royal, « Ce n'est rien, » dit le roi, « ce sont des femmes de Paris qui viennent me demander du pain. Hélas ! les pauvres femmes elles devraient bien savoir que je partagerais avec elles mon morceau de pain. Allons les recevoir. »

Il pressa la course de son cheval et se porta on peu de minutes en vue de Versailles et du château. Aucun bruit inusité ne s'élevait de la ville, aucune foule n'encombrait les vastes rues, aucun mouvement de troupes, de gardes nationales ou de canons, ne se faisait apercevoir dans le parc et sur la place d'Armes. On n'entendait ni tocsin, ni tambours, ni clairons. Cette solitude et ce silence le rassurèrent complétement. Il ralentit son cheval et rentra au petit pas, par les jardins, dans le château. La reine et les ministres l'attendaient dans la salle du conseil. On lui raconta les événements de Paris, l'approche des femmes, la horde des brigands, enfin la marche de l'armée de Lafayette, dont on ignorait les intentions. Le conseil s'ouvrit devant lui. La reine y assistait.

 

II.

Cette princesse, dit M. de Saint-Priest, avait perdu sa témérité et sa confiance ; elle semblait saisie d'effroi : le mot de Mirabeau lui avait percé le cœur ; accoutumée à ce rempart que la distance, le respect, l'étiquette, une cour et une armée de gardes avaient placé jusque-là entre elle et l'opinion, elle frémissait de se trouver, dans quelques heures peut-être, assaillie dans son propre palais, face à face avec la haine du peuple. Elle n'avait pas fait encore l'expérience de son propre courage dans ses dangers personnels. Elle se défiait d'elle-même, elle connaissait ses faiblesses, elle ne connaissait pas ses vertus. Ce jour-là même devait les lui révéler. L'abattement de sa physionomie, la pâleur de son visage, les traces de ses larmes attestaient que le fantôme des vengeances populaires lui était apparu d'avance dans toute son horreur pendant ses réflexions à Trianon. Plus malheureuse depuis qu'elle avait éloigné d'elle la confidente dans le cœur do laquelle elle épanchait ses inquiétudes, et tous ses amis, il ne lui restait qu'un étranger, le comte do Fersen, dont le regard veillait sur elle, et dont le dévouement chevaleresque et désintéressé était un de ces cultes de l'âme que l'adversité rend plus pieux. Le comte de Fersen était ce jour-là à Versailles. Nous retrouverons ce jeune et brave Suédois à son poste, sur chacun des degrés qui firent descendre Marie-Antoinette du trône au cachot.

 

III.

M. Necker, premier ministre, le maréchal de Beauveau, l'archevêque de Vienne, M. de la Tour du Pin, ministre de la guerre, M. de la Luzerne, de la marine, M. de Montmorin, M. de Saint-Priest, composaient le conseil. M. de Saint-Priest, à titre de ministre de l'intérieur, rapporta à ses collègues ce qu'il avait appris par ses rapports des événements de Paris. On ne les savait pas encore dans tous leurs détails. On ne se rendait pas bien compte surtout de la contrainte morale qui avait mis en mouvement l'armée de Lafayette, ni de l'esprit dans lequel ce général s'avançait avec une armée parisienne sur Versailles. Était-ce une violence qu'il subissait, et alors quel secours pouvait-on attendre contre la sédition d'un général vaincu par les clameurs de ses troupes ? Était-ce une feinte d'ambitieux se laissant faire une violence apparente par le peuple et par ses soldats, mais se félicitant au fond de l'âme de venir s'emparer du roi sous prétexte de le protéger ? Et alors quel autre moyen y avait-il d'échapper à cette captivité déguisée, que la fuite ?

M. de Saint-Priest proposa un parti intermédiaire, c'est-à-dire une vaine tentative de résistance, et dans le cas où cette résistance serait vaincue, la retraite du roi et de la famille royale à Rambouillet.

Mais où étaient, et dans le nombre et dans l'esprit des troupes, les éléments de résistance depuis la disparition de l'armée autour du roi ? Quelques centaines de gardes du corps, troupe héroïque, mais privilégiée, odieuse au peuple et à l'armée, le régiment de Flandre, dont l'exaltation était déjà tombée, avec l'ivresse d'un soir, devant les reproches du peuple de Versailles, quelques escadrons de dragons, les chasseurs des Trois-Evêchés et la garde nationale de Versailles. C'était toute l'armée. Comment présumer, à moins d'avoir le - vertige de l'illusion, que cette poignée de troupes travaillées par l'embauchage, et cette milice civique qui partageait toutes les impressions de la capitale et du moment, feraient face à la fois à la multitude indisciplinée accourant pour donner l'assaut au palais et à une armée de trente mille hommes pourvue d'une nombreuse artillerie, commandée par un général populaire, et comptant dans ses rangs la ville de Paris tout entière, armée de ses baïonnettes, mais armée surtout de l'opinion de la France ? Un ministre de l'intérieur capable de présenter comme une campagne sérieuse cette campagne de chimères à une cour assiégée dans quelques heures par tout un peuple, accusait assez son insuffisance de jugement dans une pareille extrémité.

Il insista cependant sur ce plan puéril. Il proposa d'envoyer un bataillon du régiment de Flandre au-devant de Lafayette pour lui disputer le pont de Sèvres et celui de Saint-Cloud, de faire marcher les Suisses de Courbevoie au pont de Neuilly, de faire avancer le roi lui-même, à la téta de huit cents gardes du corps et de deux cents chasseurs, à la rencontre de l'armée parisienne. Le roi, ainsi accompagné, aurait passé les ponts, ordonné à l'armée de Paris de rétrograder, et, dans le cas de désobéissance, il aurait chargé les bataillons de Lafayette avec cette poignée de cavalerie. Tels étaient les conseils de M. de Saint-Priest. En vérité, quand on voit aux prises de tels hommes d'État avec de telles circonstances, n'est-on pas induit à partager le dédain de Mirabeau pour un premier ministre qui se choisit de tels auxiliaires et qui donne au roi de tels conseils ? Le maréchal de Beauveau, l'archevêque de Vienne, le ministre de la guerre, M. de la Tour du Pin, appuyèrent l'avis de N. de Saint-Priest. M. Necker, heureusement, en sentit le néant et le combattit par un autre plan aussi fatal mais moins ridicule. Ce plan consistait, selon son caractère, à ne point prendre de parti et à s'abandonner, avec une pleine sécurité, à la pente qui entraînait tout, et le bon sens du ministre lui-même.

 

IV.

« Je ne vois, » dit le premier ministre, toujours rassuré par son imperturbable confiance dans le hasard et dans le caractère de M. de Lafayette, son admirateur, « aucun danger sérieux dans l'invasion du peuple de Paris à Versailles. M. de Lafayette est trop intéressé, par sa loyauté et par sa gloire, à couvrir l'inviolabilité du roi, pour qu'il y ait rien à redouter sous son épée, et la résidence du roi à Paris, que vient solliciter le peuple, est peut-être un des conseils les plus salutaires que la nation puisse donner elle-même au monarque. N'est-ce pas à Paris que l'amour et l'enthousiasme pour le roi ont toujours éclaté avec le plus de force depuis les troubles du royaume ? N'est-ce pas dans le sein de son peuple que le roi sera le plus sûr de son influence et de son inviolabilité ? »

M. de Montmorin, caractère subalternisé par son dévouement à M. Necker, mais homme d'un esprit juste et sensé ; l'archevêque de Bordeaux, ministre médiocre, mais de sang-froid, combattirent également le projet de résistance armée de M. de Saint-Priest.

Le roi se réserva de se consulter à part avec la reine ; il congédia les ministres sans avoir rien résolu. Seulement, M. de Saint-Priest eut ordre de faire tenir les équipages prêts pour une retraite de la famille royale à Rambouillet, si les circonstances venaient à commander la fuite. En attendant, le comte d'Estaing reçut du ministre et de la municipalité le commandement général des troupes civiques ou soldées qui étaient à Versailles et l'ordre de pourvoir à la sûreté du château.

 

V.

Le comte d'Estaing, dont nous avons vu le caractère aussi complexe que celui de Lafayette, se trouvait placé à Versailles dans la même fluctuation de cœur et d'esprit où le général parisien, son modèle, se trouvait placé à Paris. Recevant les confidences des deux partis, désirant dominer le roi sans le dégrader, voulant complaire au peuple sans partager ses séditions coupables, son embarras était extrême. Il lui fallait associer dans la défense du château, qui lui était fatalement dévolue, trois éléments militaires et civils qui se portaient ombrage et qui se repoussaient les uns les autres : les gardes du corps, troupes pour ainsi dire domestiques qui partageaient, depuis le festin du régiment de Flandre, l'animadversion du peuple ; les troupes de ligne, indécises entre la cour et la nation ; enfin la garde nationale, obligée de se lever à l'appel .de la loi et de son chef pour repousser un peuple dont elle faisait partie et une sédition qu'elle partageait. Dans une situation pareille, et avec des éléments militaires de cette nature, le comte d'Estaing ne pouvait répondre que d'une vaine parade de force devant le château.

IL rangea la garde nationale de Versailles en bataille devant la grille du palais faisant face à l'armée de Paris ; il plaça les gardes du corps en première ligne devant la garde nationale pour éclairer et charger au besoin les premiers groupes du peuple de Paris. C'était une sage prévoyance du général que de prévenir par une cavalerie brave et disciplinée le contact dangereux des deux gardes nationales, dont ce choc ferait éclater la défection sous les fenêtres du roi. Mais la garde nationale de Versante, apercevant l'intention de son général, se répandit aussitôt en murmures séditieux contre un ordre de bataille qui lui enlevait, disait-elle, le poste d'honneur. Le comte d'Estaing, craignant de la désaffectionner, replia les escadrons de gardes du corps et les fit rentrer dans la cour du château, où ils restèrent en bataille, inutiles derrière des grilles fermées.

 

VI.

A l'approche des premières bandes éparses de populace et d'enfants qui précédaient les cotonna ; comme la poussière précède les pas, le roi descendit dans la cour pour examiner avec le comte d'Estaing le dispositions de la défense. Il était accompagné de ses grands officiers et des ministres. Selon son habitude, il regardait sans voir et réfléchissait sans parler. « Comment, monsieur, » dit le ministre de l'intérieur Saint-Priest au comte d'Estaing, « laissez-vous immobiliser les forces que le roi a mises dans vos mains ? — Je prends les ordres du roi, » répondit le général embarrassé. « Quand le roi ne donne pas d'ordres, » reprit M. de Saint-Priest, un général ne doit prendre conseil que de la situation et commander les mouvements nécessaires. » Le roi, qui entendit ce dialogue, ne dit pas un mot : il ne se dissimulait pas, ce que paraissait ignorer son ministre, que le plus grand des périls, pour un général comme pour un roi, c'était de commander quand on doit être désobéi.

En rentrant au palais à six heures du soir, le roi réunit de nouveau les ministres en conseil. Un billet au crayon écrit d'Auteuil par M. de Lafayette à M. de Saint-Priest lui annonçait son départ de Paris avec l'armée, sa marche sur Versailles, et rassurait le ministre et le roi sur l'esprit de ses troupes, qui arrivaient, disait—il, pour maintenir l'ordre public et pour protéger le roi. L'aide de camp déguisé du général, porteur de ce billet, ajoutait que si M. de Lafayette avait trouvé les ponts de Sèvres et de Saint- Cloud gardés, il aurait profité de cet obstacle pour faire rétrograder son armée à Paris. Vaine assertion, démentie par l'acte même d'accourir à Versailles pour défendre le roi contre les séditieux de l'avant—garde, et qui ne pouvait être qu'une invention de l'aide de camp ou une excuse décente de son général.

 

VII.

Le conseil ne pouvait se dissimuler, quels que fussent les sentiments personnels de Lafayette, plus obéissant qu'obéi dans son armée, que la garde nationale, une fois en possession du roi, imposerait à ce prince, prisonnier de Paris, des conditions aussi arbitraires et aussi contraintes que celles que l'émeute avait imposées à son général. Le ministre de l'intérieur et quelques-uns de ses collègues conjurèrent donc le roi de se retirer à Rambouillet, escorté par sa maison militaire et par les troupes de ligne qui lui restaient. Le régiment de Flandre, les chasseurs des Trois-Évêchés, les dragons, étaient en bataille, à droite de la garde nationale de Versailles, à l'embouchure de l'avenue de Sceaux ; les gardes du corps à cheval dans la cour. Ce corps d'armée, insuffisant pour le combat, était plus que suffisant pour l'escorte. Le roi, à distance de Paris et rapproché des troupes, pourrait négocier et agir selon les événements ; il mettrait des conditions à son retour, au lieu de les subir ; il préserverait du moins la dernière force de la monarchie : la liberté personnelle du roi.

Ce conseil était celui de la nécessité, qui conseille toujours mieux que les hommes. « Si vous vous laissez conduire à Paris, » prophétisait M. de Saint-Priest, « votre couronne est perdue. » Le roi, étonné du mot, se leva pour aller conférer avec la reine. Pendant sa courte absence, M. Necker, qui persistait dans sa sécurité, dit sévèrement à son collègue : « Monsieur, vous donnez là un conseil qui pourrait vous coûter la tête ! — Je ne le donne qu'avec plus de réflexion, » répondit le ministre de l'intérieur.

La reine inclina le roi au départ, malgré la résistance de M. Necker. Mais on avait perdu les heures en irrésolutions et en préparatifs ; déjà le peuple de Versailles, mêlé à la populace venue de Paris, qui précédait les femmes, assiégeait toutes les avenues du château et des jardins. Le bourdonnement tumultueux de cette multitude s'élevait aux oreilles du roi de tous les attroupements. Quand les voitures parurent à la grille du Dragon, la foule se jeta sur les chevaux, les fit rétrograder aux écuries, les détela et resta en observation aux portes pour prévenir toute autre tentative de départ.

 

VIII.

Cependant Maillard, toujours mettre de sa colonne de femmes et de peuple, débouchait dans l'avenue de Paris. Avant de la répandre dans la ville, il fait faire halte à cette multitude harassée. Il harangue les femmes, il leur ordonne de ne point compromettre le triomphe de leur démonstration pacifique par des hurlements, des gestes, des désordres qui déshonoreraient la cause de la misère, et qui donneraient le prétexte de la violence et l'occasion d'un crime contre le peuple aux janissaires de la cour.

Les femmes, bien inspirées par leur chef et par quelques-unes de leurs compagnes plus jeunes et plus décentes mêlées dans leurs rangs, répondirent à cette exhortation par une acclamation rassurante. Elles se rangent en cortége désarmé, entonnent la marche populaire de Vive Henri quatre ! ce contraste du Ça ira ! marche du crime, et s'avancent en criant Vive le roi ! et Vive le peuple ! vers les grilles du château.

A leur aspect, les troupes, la garde nationale et les gardes du corp reprennent leurs rangs et leurs armes. La générale, signal de danger, bat sur toute la ligne des troupes. Le comte d'Estaing monte chez le roi pour demander des ordres au lieu d'en donner ; il laisse le commandement de la garde nationale à Lecointre, patriote exalté et adoré du peuple, mais non complice de la sédition.

Les femmes intimidées s'arrêtèrent à la voix de Maillard devant cet appareil de force, ces roulements de tambours et ce port d'armes qui fait retentir les baïonnettes. Tout porte à croire que si le roi, accompagné de M. Necker, était sorti du palais dans ce moment pour apporter à ces femmes des injonctions de calme, des paroles de paix et des secours d'urgence, le roi et le- ministre, populaires encore, auraient obtenu une ovation de larmes et de bénédictions, et que la colonne, rebroussant chemin vers Paris, aurait enlevé à Lafayette le prétexte de continuer sa marche sur Versailles, et aux brigands la nuit, la confusion et les tumultes du crime. Nous empruntons cette confiance à un citoyen témoin, acteur et juge de ces scènes, lié avec Maillard et confondu dans les rangs des femmes.

 

IX.

Le roi ni le ministre ne sortirent du conseil rassemblé une troisième fois dans la même journée.

Maillard, pour éviter une collision sanglante et prématurée, arrêta de nouveau son armée devant la porte de l'Assemblée nationale ; il demanda à être admis avec quinze femmes pour présenter les hommages et les plaintes de la population souffrante de Paris aux représentants de la nation.

L'Assemblée, depuis la séance du matin, était muette et frappée de stupeur, ne sachant s'il fallait se réjouir ou s'alarmer de cette intervention foudroyante de Paris armé et d'une multitude irritée entre elle et le roi. Un triomphe décisif de la Révolution, mais au prix d'une dictature militaire de la milice civique, et peut-être des égorgements populaires, étaient les seules perspectives de la nuit et du lendemain. Les plus intrépides tremblaient ; les plus dévoués au roi, tout en tremblant, se complaisaient aussi dans . l'excès d'un péril ou d'une anarchie qui justifiaient leurs prédictions et qui vengeaient leurs ressentiments contre-révolutionnaires.

Mirabeau avait été informé avant tous, par ses correspondances démagogiques avec le Palais-Royal, de la marche des premières bandes sur le château. Il quitta son banc sous prétexte de prendre un tour de parole au bureau du président, et, s'approchant de l'oreille de Mounier, qui présidait ce jour-là la séance, « Mounier, » lui dit-il avec une apparence de calme mais avec l'accent d'un cœur qui s'écroule sous les prévisions de tous les désastres, « Paris marche sur nous ! — Je n'en crois rien, » répondit Mounier en affectant l'indifférence du désespoir. — « Croyez-moi ou ne me croyez pas, poursuivit Mirabeau, « peu m'importe ; mais, je vous le répète, Paris marche sur nous ! Feignez une indisposition, montez au château, donnez-leur cet avis ; dites, si vous voulez, que vous le tenez de moi, j'y consens, mais faites cesser cette discussion scandaleuse dans un tel moment. Le temps presse, il n'y a pas une minute à perdre. — Paris marche sur nous ! » répéta Mounier avec l'ironie désespérée d'un homme qui n'attend de salut que de l'excès du désastre. « Eh bien 1 tant mieux ! nous serons plus tôt en république ! Le peuple nous tuera tous, mais tous, entendez-vous, monsieur Mirabeau 4 et les choses en vaudront mieux ! — La plaisanterie est bonne, mais elle est hors de saison, » répliqua Mirabeau, et il retourna pensif à sa place.

L'Assemblée, depuis cette conversation, avait usé le jour en discussions mal écoutées sur des articles de pénalité criminelle. Elle affectait une sécurité que tout démentait au dedans et au dehors. Le tumulte de la colonne de Maillard à ses portes avait suspendu les vains discours. On attendait avec anxiété un dénouement.

 

X.

Maillard, introduit à la tête de quinze femmes et jeunes filles, élite de sa cohorte, s'avance insolemment à la barre, et prend la parole en Cromwell de la populace devant un parlement asservi. « Nous voici ! » dit-il en affrontant les regards de• ces chefs de l'opinion aristocratique ou populaire dont la renommée imposait, quelques mois avant, un respect superstitieux à la foule, « nous voici ! Nous sommes venus demander du pain aux représentants de la nation, et en même temps pour exiger la punition des gardes du corps qui ont insulté la cocarde nationale. Les aristocrates veulent nous faire périr de faim I Aujourd'hui même, on a envoyé à un meunier un billet de deux cents livres en l'avertissant de ne pas moudre, et en lui promettant, à la même condition, la même somme par semaine ! ... »

A ce crime monstrueux et imaginaire, imputé par le peuple aux aristocrates, l'Assemblée, incrédule et soulevée par l'excès de la calomnie, sent le besoin de faire éclater son indignation, afin d'écarter ce soupçon du cœur du peuple. Un murmure interrompt Maillard. « Nommez le coupable ! » lui crie-t-on de tous les bancs, « nommez le coupable ! — Je ne dénoncerai pas les coupables, » répliqua hardiment l'orateur. Je ne dénonce que le crime !

« — C'est l'archevêque de Paris ! » vociférèrent quelques-unes de ses satellites. Un soulèvement d'incrédulité générale refoule l'accusation dans leurs bouches ; elles paraissent intimidées. Maillard continue sa harangue, demande que l'Assemblée envoie quelques-uns de ses membres à l'hôtel des gardes du corps pour les sommer de prendre la cocarde du peuple, si l'on veut prévenir les plus grands excès. Il s'emporte à quelques violences de parole qui blessent la fierté de l'Assemblée. Le président le rappelle à la décence. Maillard dédaigne ces admonitions. Encouragé par une nouvelle invasion de sa troupe qui pénètre par toutes les issues dans la salle, et par les clameurs du dehors, il invite l'Assemblée à aller demander au roi le renvoi immédiat du régiment de Flandre. Un tumulte croissant couvre ses paroles et les vains efforts de l'Assemblée pour délibérer.

Mounier, Clermont-Tonnerre, Malouet, Virieu, suivis d'une centaine de députés royalistes, sortent de la salle et se répandent dans les groupes de femmes qui assiègent les portes de l'Assemblée, afin de tempérer leur tumulte en compatissant à leur misère, et de donner à leur sédition l'apparence d'une supplique. Ils s'engagent à les introduire eux-mêmes au château, à faire abaisser les armes devant elles, et à appuyer de l'autorité de leur caractère de députés les prières et les griefs qu'elles venaient déposer aux pieds du roi. Cette intervention du président de l'Assemblée émeut et flatte la multitude. On désigne six femmes ou jeunes filles de la halle, choisies parmi les plus décentes de costume et de langage, pour suivre les députés au château, et pour exprimer au roi trompé les sentiments et les requêtes de toutes. Une foule curieuse et confuse se joint tumultueusement au cortège.

 

XI.

« Nous marchions dans la boue, » raconte Mounier, sous une forte pluie. Une foule immense de la population de Versailles bordait de chaque côté l'avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements, entremêlées d'hommes couverts de haillons, le regard féroce, le geste menaçant, poussant par intervalles d'horribles rugissements. Ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles hallebardes, de haches, de bâtons ferrés, de longues perches emmanchées de tronçons d'épée ou de lames de couteau. De petits détachements de gardes du corps passaient de temps en temps au galop sur la chaussée au milieu des cris et des huées.

« Ces hommes nous enveloppent sous prétexte d'escorter la députation. Le cortège, ainsi grossi et armé, est pris pour un attroupement et chargé par les gardes du corps à cheval, qui nous dispersent dans la boue. La rage saisit les groupes ainsi chargés par la cavalerie. Nous nous rallions et nous continuons à avancer ainsi vers le château. Les troupes en bataille s'ouvrent devant nous. Nous sommes reconnus et reçus avec honneur. Nous traversons les lignes. On écarte avec peine la foule qui se porte sur nos pas et qui pénètre par le sentier que nous traçons jusqu'aux grilles. Le tumulte vient battre les grilles. »

 

XII.

Le roi paraît à sa fenêtre, contemple le mouvement, les gestes, les cris, la confusion qui les assiègent, envoie M. de Saint-Priest s'informer de la cause de cette mêlée et de ce bruit. M. de Saint-Priest se présente à la grille, demande à travers les barreaux à ces femmes ce qu'elles ont à implorer du roi. « Du pain ! du pain ! » lui répondent-elles. — « Du pain ? » reprend le ministre irrité. « Quand vous n'aviez qu'un roi, vous n'en manquiez pas ; à présent que vous avez douze cents rois, allez en demander à vos maîtres ! » Ce mot de brutale impatience, attribua à M. de Saint-Priest, relevé par Mirabeau, désavoué par le ministre et démenti par les témoins dans la procédure, ne fut probablement pas prononcé par celui à qui on l'impute, mais il courut comme une provocation dans la foule, et fut mis par le peuple au nombre de ces injures que la misère ne pardonne pas aux puissants.

On autorisa les six femmes conduites par Mounier à pénétrer avec lui dans la cour. Il en passa douze quand les grillas s'entr'ouvrirent pour laisser entrer la députation.

 

XIII.

Sept de ces femmes restèrent dans les antichambres de 'l'appartement du roi ; cinq furent présentées par le président de l'Assemblée nationale. La plus jeune d'entre elles, Louise Chabry, âgée de seize ans, fille d'un sculpteur, ouvrière elle-même dans l'atelier de son père, porta la parole au nom de ses compagnes. Éblouie par la majesté des lieux et des personnes, elle balbutia timidement les plaintes et les prières qu'on lui avait soufflées pour représenter au roi les calamités de la disette. Le roi l'écouta avec intérêt, répondit en père navré des souffrances de ses enfants, promit des convois prochains de blé, engagea le peuple -à se prémunir contre les séditions qui font mitre la disette dans l'abondance, s'entretint familièrement avec ces femmes et conquit leurs cœurs par sa cordialité. Louise Chabry, émue jusqu'à l'évanouissement par la marche, par l'effort qu'elle avait fait sur sa timidité et par l'attendrissement de la scène, chancela et perdit un moment ses sens. Le roi et les assistants se pressèrent autour d'elle, lui firent respirer des odeurs et boire une goutte de vin dans une coupe de vermeil. Revenue à elle, elle s'inclina sur la main du roi pour y coller respectueusement ses lèvres ; le roi retira sa main et l'embrassa. « Elle est assez belle pour qu'un roi l'embrasse, » dit-il. IL fit le même honneur à ses compagnes. Ces femmes transformées, enorgueillies, enivrées, descendirent les escaliers et traversèrent les cours en criant : « Vivent le roi et sa famille ! »

 

XIV.

Mais à peine ces douze femmes avaient-elles franchi les grilles et rapporté à leurs compagnes les impressions qu'elles venaient de recevoir dans le château, que leur attendrissement féminin, en contraste avec la rage croissante des femmes et des brigands du dehors, fit éclater contre elles une accusation générale de connivence et de trahison.

« Elles sont vendues ! » s'écrièrent les femmes en haillons qui formaient la masse de l'émeute ; « elles ont été achetées ! elles sont payées pour endormir la faim du peuple I Méprisons, punissons, supplicions ces mandataires infidèles, viles émissaires de la reine, qui les a gorgées d'or pour nous affamer impunément ! que la reine contemple de ses fenêtres la foi que nous prêtons à ses paroles et le supplice qui l'attend elle-même par nos mains ! » A ces mots, une meute d'hommes et de 'femmes forcenées se précipite sur Louise Chabry,, la traîne dans la boue au pied des grilles et lui passe une corde de réverbère autour du cou pour la pendre sous les yeux de la reine.' La malheureuse jeune fille invoque en vain la pitié de ses assassins. Sans l'énergie de quelques femmes intrépides qui se dévouent pour l'arracher à la potence, et sans l'intervention de deux gardes du corps qui fondent sur le groupe des assassins, elle expirait à la lanterne sous les murs du palais du roi.

 

XV.

Les femmes de Paris, un moment refoulées, nomment une autre députation plus incorruptible parmi elles pour aller vérifier le récit des premières. Elles s'avancent jusqu'aux grilles. On refuse de leur ouvrir ; mais le roi leur fait remettre, à travers leurs barreaux, les ordres de sa main à ses ministres pour faire arriver sur l'heure, à Paris, des convois de blé de toutes les provinces. Elles répandent ce billet du roi dans la foule : il enlève un moment le prétexte aux vociférations des attroupements. Mais une troisième cohorte de femmes ivres ou affamées fond de nouveau à travers les rangs de la garde nationale et des soldats pour forcer les grilles. On les disperse. Le chef obstiné qui les dirige les ramène à l'assaut. Un officier des gardes du corps, le marquis de Savonnière, lance son cheval au galop sur cet homme, qui s'enfuit et s'abrite dans les rangs de la garde nationale en criant qu'on assassine les Parisiens !

A œ cri, quelques coups de feu partent des rangs de la garde nationale, renversent M. de Savonnière de son cheval et lui cassent le bras. Ses gardes le relèvent et l'abritent contre d'autres décharges isolées des gardes nationales. « Ne répondez pas au feu par le feu, messieurs, » leur crie le généreux officier, « ne vengez pas ma mort. Le roi vous défend de tirer sur le peuple. »

Mais quelques coups de carabine font explosion dans les rangs des gardés, lâchement et perfidement assassinés par leurs auxiliaires. Deux ou trois femmes sont blessées ; leur sang crie vengeance aux yeux des bandes de Paris, Elles font une charge sur les gardes du corps ; ces coups de feu renversent quelques hommes et quelques chevaux dans la cour, Les assaillants se massent, avec des imprécations, devant le château. Les trois pièces de canon de l'hôtel de ville, chargées à mitraille, sont pointées par eux contre le palais. Trois fois la mèche allumée s'incline pour allumer la poudre, trois fois elle est éteinte par la pluie torrentielle qui mouille l'amorce des canons. Les femmes et les hommes, abandonnant leurs pièces, se dispersent, pour s'abriter du ciel, sous toutes les portes et dans toutes les églises de la ville. La place d'Armes vide n'est plus qu'une mare de boue et d'eau. L'émeute semble dissipée ou amortie.

Le comte d'Estaing profite de ce calme pour replier les gardes du corps, dont la présence provoque le feu du peuple. On en place la moitié en réserve dans les jardins cachés par les murs du palais ; l'autre moitié rentre dans son hôtel, assaillie, en défilant sur un côté de la place, par les injures et par quelques coups de feu de la garde nationale.

 

XVI.

Pendant ces tumultes et ces manœuvres devant les grilles, le régiment de Flandre, visité, caressé, embauché par des courtisanes de Paris et par des agitateurs déguisés en femmes, parmi lesquels on croyait reconnaître des tribuns du Palais-Royal et des députés, jurait de ne pas tourner ses armes -contre le peuple et attendait immobile l'événement. Lecointre, infatigable pour prévenir des collisions sanglantes entre la garde nationale et l'armée, courait à cheval d'un corps à l'autre, adjurant à la concorde et recevant les serments de fraternité. Les gardes du corps lui durent la vie dans cette journée, la cour son salut ; Versailles lui dut de ne pas voir ses rues changées en vaste champ de bataille.

Le comte d'Estaing avait disparu. La multitude demandait du pain. Lecointre, faisant appel à la municipalité, aux patriotes et aux habitants, et prodiguant sa propre fortune, fit faire des distributions de pain et de riz qui nourrirent cette foule et préservèrent la ville du pillage.

Des feux allumés sur toutes les places servirent à cuire ces rations de riz, seul aliment qu'on pût se procurer dans les halles de la ville. L'ordre parut quelque temps rétabli. Le peuple, harassé, mouillé et refroidi, semblait s'en remettre du reste à Lafayette, dont l'armée allait décider le sort de la journée. La nuit était sombre, pluvieuse et glaciale. Des bivouacs autour des feux étaient établis dans l'avenue de Paris et dans toutes les rues qui aboutissaient à la place d'Armes. Le silence régnait dans les cours du château.

Le roi et la reine, dont on avait de nouveau préparé la fuite sur Rambouillet au moment de l'assaut des grilles, avaient de nouveau renoncé au départ. M. de Saint-Priest, qui les précédait à cheval sur la route de Rambouillet, reçut contre-ordre de la cour et rentra au palais par les jardins.

Mounier et ses collègues royalistes s'unirent à-M. Necker pour conseiller au roi toutes les concessions contre lesquelles ces mêmes hommes s'indignaient peu de jours auparavant. IL n'y avait plus à l'Assemblée et au château, comme le lendemain du .14 juillet, d'autres conseils que la peur, ce génie des concessions forcées et tardives qui prodigue à la nécessité ce qu'on n'a pas su accorder avec mesure et avec dignité à la raison.

 

XVII.

Les femmes et les satellites de Maillard se pressaient d'heure en heure en plus grand nombre à l'Assemblée ; ils s'y confondaient avec les députés sur tous les bancs. La curiosité était affamée du spectacle de cette représentation souveraine de la nation, dont les noms, les actes, les discours faisaient depuis tant de mois l'entretien et l'admiration du peuple. Ces hordes, tout en la profanant, sentaient la majesté de cette assemblée. Les femmes demandaient avec empressement qu'on leur désignât les orateurs dont les noms avaient plus souvent retenti à leurs oreilles ; elles étaient avides surtout de voir et d'entendre ce Mirabeau dont le nom résumait pour elles la Révolution tout entière, et dont l'éloquence, qu'elles avaient entendu célébrer comme un phénomène, de la nature leur paraissait un hommage dit par le grand orateur à la multitude. « Mirabeau ! Mirabeau ! » murmuraient-elles dans les tribunes et sur les bancs. « Montrez-nous Mirabeau, notre petit père Mirabeau ! » ajoutaient-elles, avec ces dénominations familières que le peuple aime à donner à ses idoles. ». Faites parler Mirabeau ! Mirabeau à la tribune ! Allons, forcez-le à prendre la parole pour nous ! Nous valons bien la peine qu'il nous harangue ! Nous sommes venues pour entendre notre ami Mirabeau ! »

Cependant Mirabeau s'obstinait à se taire. Soit qu'il ne voulût pas mêler sa grande voix aux voix triviales e avinées de l'émeute, Soit qu'il gémit intérieurement de voir la lie d'une capitale, soulevée par sa parole, submerger la tête d'une nation, soit qu'il hésitât, dans l'incertitude des événements, à prendre, dans une telle scène, ou le rôle de tribun dominateur et modérateur du peuple, ou le rôle de défenseur tardif d'une cour perdue, soit enfin qu'il s'indignât d'être interpellé ainsi par des femmes railleuses, et de donner, au gré de leur caprice, une stérile représentation d'éloquence, il se refusa longtemps à parler. Enfui, affectant un mouvement de colère patriotique contre les vociférations de la multitude qui troublaient un orateur, « Je voudrais bien savoir, » dit-il en laissant éclater toute sa voix, « de quel droit on ose ici interrompre les délibérations des représentants de la nation et noua dicter nos décrets ? »

Les femmes, reconnaissant dans cette apostrophe plus de complaisance réelle pour leur curiosité que d'objurgation sérieuse contre leur tumulte, applaudirent elles-mêmes à ce reproche amical de leur tribun et rentrèrent un moment dans la convenance du lieu. Ce fut là le seul témoignage d'existence de Mirabeau dans ces deux journées. Il ne dit quelques mots plus tard que pour empêcher l'Assemblée de se transporter en masse pour couvrir le roi. Conseil sans pitié et sans grandeur. Le génie de l'action lui manqua.

Un discours tonnant d'un côté, suppliant de l'autre, pouvait entraîner en ce moment son auditoire impressionnable de peuple et de femmes, renverser les ministres, effacer Lafayette, dominer l'Assemblée par le peuple, le roi par l'Assemblée, et donner d'acclamation à Mirabeau la place de Necker et le gouvernement de cette tempête. Il laissa tout s'écrouler sans porter sa main de Samson aux colonnes de l'édifice. L'hésitation d'un seul homme désigné et appelé par le peuple, en laissant le courant, populaire sans direction, entraîna peut-être les dernières calamités pour le roi et pour le peuple.

Déjà des scènes lugubres consternaient çà et là le commencement de la nuit. Le comte d'Estaing, commandant général de la garde nationale, étant enfin sorti du château après la retraite des gardes du corps dans leurs quartiers, pour préparer les gardes nationaux de ses postes à une réconciliation avec les gardes, fut accueilli par des reproches injurieux sur son absence et par des menaces qui le forcèrent à rentrer précipitamment dans les cours. La députation des gardes du corps, conduite par M. de Luxembourg, qui portait une lettre d'explication à la garde nationale, remonta au château sans avoir accompli sa mission. Un garde du corps nommé M. de Moucheton, renversé de son cheval pendant la retraite de son peloton sur la place d'Armes et tombé entre les mains d'une troupe de brigands et de déserteurs de Paris, était condamné à mort par cette horde d'assassins. Déjà on l'avait garrotté et agenouillé dans la boue, et on chargeait les armes pour le fusiller, lorsque des citoyens de Versailles, se précipitant pour leur disputer leur victime, font entrer M. de Moucheton dans la caserne• des gardes françaises, sous prétexte de le juger plus régulièrement, et parviennent à le faire évader par les écuries. Le groupe féroce veut massacrer les libérateurs à la place du prisonnier évadé. Une lutte nouvelle leur arrache encore cette proie. On leur livre seulement le cheval du garde du corps ; ils le tuent, le dépècent, le font rôtir à un brasier sur la place et le dévorent en représailles du crime prétendu de son cavalier.

 

XVIII.

Le régiment de Flandre, rentré dans ses casernes pêle-mêle avec les embaucheurs et les femmes publiques de Paris, était à peine contenu par ses officiers. Les dragons et les chasseurs s'étaient débandés et fraternisaient dans mille festins en plein air, dans les cafés et dans les cabarets avec le peuple. La ville et le château entendaient leurs chants cyniques retentir dans les ténèbres et présager un jour plus sinistre. Des coups de feu, tirés au hasard par des mains ivres, étaient suivis de longues et brutales clameurs. Les officiers d'une compagnie de dragons qui gardait l'Assemblée, ayant demandé du renfort à leur régiment, on ne put rassembler un peloton de leurs soldats mutinés. Une poignée de gardes du corps accourut leur prêter main-forte. Le peuple, en reconnaissant leur uniforme, se jette sur les gardes du corps pour les immoler. Les dragons sauvèrent les gardes du corps en les plaçant au centre de la compagnie. Un seul de ces jeunes gens leur fut arraché, et reçut, en s'échappant, quelques coups de feu dans ses habits.

A huit heures du soir, le roi fit parvenir à l'Assemblée une lettre dans laquelle il exprimait sa douleur de la • disette qui désolait sa capitale, et annonçait qu'il venait d'assurer par ses ordres le transfert d'approvisionnements nombreux pour son peuple. Cette lettre fut reçue avec, acclamations par les députés, qui s'efforçaient, de leur côté, d'inspirer de la sécurité au peuple.

Les femmes et les hommes qui encombraient la salle bénirent le roi et les représentants ; mais bientôt, devenus plus exigeants, ils demandèrent par des vociférations impérieuses que le pain et la viande fussent taxés pour le peuple à des prix inférieurs au prix du blé et des bestiaux. L'ignorance du peuple pauvre lui fait voir partout des ennemis dans ceux qui trafiquent de ses substances ; la libre concurrence, qui seule abaisse les prix pour le nourrir, lui parait en tout temps le crime qui l'affame : il vit de commerce et il abhorre le commerçant. L'Assemblée, qui sentait l'impossibilité de voter ce maximum des subsistances déjà si rares, sans affamer en effet la capitale et la France, éluda ces cris en levant la séance. Quelques députés se retirèrent, espérant entraîner la multitude par leur exemple. Maillard et la députation des femmes qui avaient été introduites chez le roi repartirent pour Paris dans des voitures de la cour que le roi leur avait fait donner, afin de remontrer l'armée de Lafayette en route, do frapper le peuple de Paris par cet appareil et de répandre partout dans les populations soulevées les lettres du roi, les décrets de l'Assemblée, les nouvelles rassurantes d'abondance de pain de nature à pacifier la sédition.

 

XIX.

C'était peu pour les députés monarchiques de l'Assemblée : ils ne voyaient plus de salut que dans la complète union des deux pouvoirs constitutionnels contre la tyrannie populaire. Ils conseillèrent au roi d'accorder précipitamment, pendant qu'il était encore libre dans son palais, la sanction de la déclaration des droits de l'homme et de tous les décrets constitutionnels suspendus jusque-là, afin de prévenir ainsi l'arrivée de Lafayette et de désarmer son armée de tous les griefs qui motivaient sa marche à Versailles. A onze heures du soir, le roi, cédant aux instances de ces députés et de ses ministres, envoya à l'Assemblée cette acceptation, capitulation du trône :

« J'accepte purement et simplement les articles de la constitution et la déclaration des droits de l'homme que l'Assemblée nationale m'a présentés. »

Mounier, porteur de cette acceptation, la lut à l'Assemblée et au peuple aux applaudissements de la salle. La paix parut cimentée par cette proclamation du roi lue aux flambeaux et au son du tambour, de groupe en groupe, dans toute la ville. D'abondantes distributions de pain, de viande et de vin, faites en ce moment par les soins de Mounier, aux femmes et au peuple, transformèrent la séance en un banquet populaire, et bientôt en scène de silence et de sommeil.

 

XX.

Mais le roi et la reine, consternés par les scènes de sang, d'embauchage et de tumulte du commencement de la nuit, entendues des fenêtres du château, et n'y voyant que le prélude de violences plus criminelles qu'ils auraient à subir de l'armée de Paris, avaient résolu de profiter des ténèbres pour s'évader du palais par les jardins. Deux voitures attelées de quatre chevaux et escortées par quelques serviteurs dévoués, à cheval, en habits bourgeois, s'avancent de nouveau pour les recevoir à une des grilles les moins surveillées du parc. Le concierge, averti, ouvre la grille aux voitures ; une sentinelle étonnée jette le cri d'alarme ; un poste de garde nationale s'avance. Le poste s'oppose à l'entrée des voitures ; on y découvre deux femmes de la reine, on les fait 'descendre, on leur déclare que les gardes nationaux répondent de la sûreté de la famille royale, et qu'ils ne permettront pas qu'elle s'expose nuitamment et sans escorte aux périls de la fuite. On dételle les chevaux et on remise les voitures chargées jusqu'au lendemain.

A la même heure, cinq chevaux de selle appartenant au comte d'Estaing et postés par un de ses palefreniers dans les jardins, sont découverts par une patrouille et expulsés comme un préparatif de fuite.

La reine, cependant, pouvait s'échapper encore à pied, à la faveur de la nuit, par les allées du parc qui mènent aux forêts, et atteindre Rambouillet dans une voiture de ville et par des chemins détournés. Le roi la conjurait de s'éloigner pour laisser tomber l'odieuse fureur de ces hordes sanguinaires contre elle, et pour lui enlever à lui-même la plus vive de ses sollicitudes, celle de sa famille. Ses femmes, ses amis, ses conseillers, le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche, le baron de Fersen, la suppliaient de permettre qu'ils fissent aposter leurs propres voitures à une des issues éloignées du parc, et qu'ils répondissent eux-mêmes du secret et de la sûreté de la route. Elle entendait par les fenêtres ouvertes de son appartement les chants obscènes, les cris de mort, les imprécations atroces qui vouaient de loin son nom à l'ignominie, sa tête. à la potence, son cadavre aux outrages des femmes impudiques rôdant autour des murs de son palais. Elle était émue, frémissante, mais intrépide ; son devoir, d'épouse, de mère et de reine l'emportait sur ses terreurs de femme. Elle regrettait que le roi ne fût pas parti quand il en était temps. Elle se déclarait prête encore à partir avec lui, mais elle s'était juré à elle-même de ne pas séparer son sort de celui de son mari, et la mort, disait-elle, lui paraissait moins cruelle et moins honteuse que la fuite isolée qui ne sauverait qu'elle aux dépens de son honneur et de son devoir. De ce moment, la grandeur même du péril fit éclater la grandeur de ses sentiments. Le roi l'admirait et versait des larmes. Les députés, les ministres, les officiers des gardes, les femmes de la cour, que le danger et le devoir pressaient en foule autour d'elle dans ses appartements, s'étonnaient d'une intrépidité héroïque qu'ils n'avaient pas présumée dans tant de grâces et de douceur. Sa beauté, son attitude, son regard, ses paroles s'égalaient aux outrages et dominaient le danger. La nuit s'écoulait au château dans ces alternatives de confiance et de consternation.

 

XXI.

Les hésitations et les lenteurs de Lafayette, en laissant tout un jour et la moitié de la nuit aux bandes de femmes et de brigands sans répression à Versailles, prolongeaient cette agonie. Mille crimes auraient pu remplir ces heures de désastres et de sang ; le général pouvait n'arriver que sur des ruines et sur des cadavres. Bien que la marche nocturne d'un corps d'armée de vingt à trente mille hommes fût nécessairement lente et entrecoupée de haltes, on ne comprend pas que sa cavalerie et son artillerie, envoyées ou amenées rapidement par lui-même en avant de son corps d'armée, ne fussent pas arrivées sur les pas de ses assaillants pour couvrir le palais, l'Assemblée, la ville. Il n'ignorait rien des crimes médités par ces hordes de brigands — car c'est le nom qu'il leur donne lui-même dans des notes historiques sur cette journée —. Sans doute il hésitait autant à arriver qu'il avait hésité à partir ; il semblait redouter la responsabilité que l'événement, la volonté du peuple, le salut du roi, lui commandaient également de prendre ; il la laissait prendre au temps et au hasard.

Enfin, il approchait.

 

XXII.

Sur les hauteurs de Viroflay, il rencontra les voitures de la cour, couronnées de feuillages, qui ramenaient Maillard et les femmes. Maillard lui remit un billet de Mounier. Dans ce billet, Mounier pressait Lafayette de venir rétablir la sécurité dans l'Assemblée et dans le palais ; il lui faisait connaître la sanction définitive accordée par le roi à la déclaration des droits de l'homme et aux décrets. Lafayette fit faire halte à ses bataillons pour ouvrir leur cœur à la concorde par la nouvelle de ces conquêtes constitutionnelles. L'armée les reçut sans reconnaissance, comme arrachées par la nécessité à la mauvaise foi. Les agitations contenues des jours précédents, les tumultes du matin sur la place de Grève, l'humiliation d'obéir au peuple en paraissant lui imposer, la fatigue des armes, la longueur du chemin, la nuit pluvieuse, les opinions divisées, le mécontentement commun, la disposaient mal à la vigueur, encore moins à l'enthousiasme : elle n'était que silence ou murmure. Lafayette, avant de franchir les barrières de Versailles, fit renouveler une troisième fois à ses soldats le serment de fidélité à la nation, à la loi, au roi. La nécessité où il crut être de faire répéter si souvent le serment dans la même marche témoigne assez de l'hésitation des cœurs.

Après l'acclamation froide et à contre-cœur du serment, Lafayette, escorté d'un bataillon de grenadiers, entra dans la ville. Il descendit de cheval à la porte de l'Assemblée nationale, pendant que son corps d'armée s'avançait, à la lueur des torches et au son des tambours, en colonne vers le chéneau. Une foule immense, sortie des bivouacs et des cabarets de Versailles, éveillée par les pas de l'armée, s'ouvrait et se refermait à son passage. Le cri de « Vive la nation ! » des injures obscènes à la reine et des allusions de mépris se mêlaient aux acclamations de la multitude sur le passage de l'armée. On semblait saluer dans les bataillons non des vengeurs, mais des complices. Minuit sonnait, quand ces cris, ces clartés, ces roulements de tambours, annoncèrent au roi et à la reine l'entrée, aussi redoutée que désirée, de l'armée de Lafayette. Tous les regards se portent sur l'extrémité illuminée de l'avenue de Paris : le sort de la monarchie et de la famille royale était là. Le duc d'Aumont, gentilhomme populaire du parti de Lafayette et de Necker, mais fidèle au roi, commandait l'avant-garde, et rangea sa troupe en bataille devant les grilles du palais.

 

XXIII.

Lafayette rassura l'Assemblée par quelques paroles sur ses intentions et sur celles de ses troupes. Il dit qu'il avait fait renouveler plusieurs fois à ses soldats le serment constitutionnel, et que ce serment garantissait également l'inviolabilité de l'Assemblée et la sûreté du roi. L'Assemblée, violée depuis dix heures et plus peuplée de femmes et d'hommes de l'émeute que de députés, prêta peu de foi à ces paroles.

« Mais quel est donc enfin, » lui demanda Mounier, qui avait repris son siège au bureau, « l'objet d'une pareille marche et que veut votre armée ? — Quel que soit le motif qui ait déterminé sa marche à Versailles, » répondit avec embarras le général, « puisqu'elle a juré d'obéir, elle n'imposera aucune loi ; cependant, pour calmer l'irritation du peuple, il serait peut-être utile d'éloigner le régiment de Flandre et de faire prononcer au rot quelques mots en faveur de la cocarde patriotique. »

Après ce court entretien et cet hommage de son épée à cette ombre d'Assemblée, assoupie, absente, captive, Lafayette remonta à cheval, . et traversant son armée silencieuse, il se présenta aux grilles du château.

Elles s'ouvrirent respectueusement devant lui. Les gardes du corps et les gentilshommes qui remplissaient les avenues, les salles et les appartements du palais, se pressaient pour contempler son visage, qui contenait le mystère de la journée. Le visage de Lafayette exprimait son âme : il était sombre, affligé, empreint de souvenirs douloureux et de pressentiments pénibles ; la lutte de ses pensées éclatait sur ses traits ; il affectait la fermeté dans le respect. « Voilà Cromwell ! » dit à demi-voix un de ces gentilshommes dont il traversait la haie pour entrer dans la chambre du roi. « Cromwell, monsieur, » répondit-il avec le ton de légère ironie, son accent habituel, « Cromwell ne serait pas entré seul ici ! » Le mot était plus théâtral que réel. Quel danger pouvait courir un Cromwell populaire dans un château cerné par toute une armée et par tout un peuple, et dans l'antichambre d'un roi entouré de quelques rares serviteurs ?

 

XXIV.

Lafayette entra dans le cabinet du roi. Le roi l'attendait avec une expression de physionomie sévère. Il était debout, appuyé sur le marbre de la cheminée, le comte de Provence, son frère, à côté de lui ; MM. Necker, l'archevêque de Bordeaux, le comte d'Estaing, formaient un groupe à quelque distance. Lafayette, portant dans son attitude et sur sa figure l'embarras de sa double situation, tribun militaire dehors, sujet dedans, s'approcha en s'inclinant devant le prince. Il parut chercher longtemps des paroles convenables sur ses lèvres sans les trouver ; enfin, croisant ses bras sur sa poitrine et baissant la tête avec l'expression de la douleur qui s'étonne et qui s'excuse de commander,

« Sire, » dit-il au roi, « je ne sais pas comment j'ose me présenter devant vous, et vous voyez en moi, sachez-le bien, le plus fidèle et le plus dévoué de vos sujets. — Je le sais, je le sais, répondit avec l'accent de la conviction le roi. Que voulez-vous ! vous avez fait tout ce que vous avez pu. — Oui, sire, » reprit Lafayette avec plus de timidité, « le plus fidèle et le plus dévoué de vos serviteurs. Je viens vous apporter .ma tête pour sauver la vôtre ; si mon sang doit couler, que ce soit du moins pour la cause du roi constitutionnel plutôt qu'à l'ignoble lueur des torches de la Grève. J'ai fait prêter à l'armée parisienne le serment de défendre Votre Majesté. Soyez tranquille, le roi sera respecté. »

Puis revenant sur les scènes du matin et sur la nécessité où il s'était trouvé de marcher à la tête du mouvement ou *de l'abandonner à ses hasards, il entretint longuement le roi de la situation de Paris et de la disposition de l'armée. « Dans tout cela, » finit-il par dire, « il y a eu beaucoup d'argent de distribué. » C'était indiquer clairement au roi la main cachée de la faction du duc d'Orléans dans l'émeute, et se montrer lui-même comme le refuge de la cour contre les complots de ce prince et de son parti. « Un peu d'argent, c'est possible, » reprit un des deux commissaires de la Commune qui étaient entrés sur les pas de Lafayette ; « mais un si grand mouvement ne s'achète pas : c'est l'opinion seule qui soulève des masses si nombreuses. »

Le commissaire et le général pouvaient avoir raison tous les deux, car on ne corrompt pas en effet toute une nation en temps calme avec quelques millions jetés à des conjurés et à des agitateurs. Mais quand une nation est en ébullition et en mouvement, de faibles sommes employées à faire souffler ici ou là le vent des séditions sont une puissance très réelle dans la main des factions. Le doigt d'un enfant suffit pour imprimer un courant à une masse d'eau en équilibre. Il en est de même du doigt des factieux quand les masses d'hommes sont soulevées et indécises : quelques agitateurs soldés déterminent le cours du peuple.

 

XXV.

« Mais enfin, que demande l'opinion ? » dit avec impatience le roi à M. de Lafayette.

« Sire, Paris est en proie à la famine : il demande qu'on assure sa subsistance. »

Le roi, à ces mots, se tournant avec étonnement vers son premier ministre, M. Necker, qui assistait immobile et consterné à l'entretien, « Mais, » dit-il du ton de reproche à M. Necker, « j'ai fait, depuis quinze jours, tout ce qu'on m'a demandé pour les subsistances ! » M. Necker, appelé ainsi en témoignage par son maitre, s'inclina en signe d'affirmation.

« Eh bien ! » reprit le roi en se retournant vers Lafayette et les commissaires, « voyons ! que demande-t-on encore ? — Sire, » répondirent-ils, « les troupes appelées à Versailles inquiètent tout le monde ; on désire leur éloignement. — Eh bien ! » répondit le roi avec indifférence, « M. de Lafayette arrangera cela avec le comte d'Estaing. »

 

XXVI.

Le comte de Provence, déjà circonspect avec l'avenir et soigneux de préserver sa renommée de prince libéral et constitutionnel, fit remarquer aux commissaires que le régiment (le Flandre avait été appelé par la municipalité de Versailles et non par les ministres de son frère. Pur des témérités de la cour à l'occasion de l'entrée de ce régiment, le prince n'avait pas assisté à ce repas fatal. Les ministres demandèrent alors à Lafayette le nombre de ses troupes. « Trente mille,» répondit le général. « Ab ! » ciel ! » s'écria avec terreur l'archevêque de Bordeaux.

La reine, muette et dans l'ombre, assistait du fond de l'appartement à cette entrevue. Lafayette, qui l'aperçut, lui rendit avec une respectueuse déférence tous les hommages qu'un homme généreux doit à une femme et à une reine dont le hasard le fait fatalement l'arbitre. La princesse n'aimait pas Lafayette, par suite de ce pressentiment vague mais infaillible qui montre de loin aux princes leurs adversaires les plus dangereux s'élevant sur leur ruine dans leur propre palais. Lafayette n'était pas seulement pour la reine un ennemi, c'était une offense. Elle voyait en lui un courtisan révolté dédaigneux de la faveur royale, dont il avait cependant reçu les bienfaits, pour briguer maintenant une autre faveur de ceux que la cour appelait les factieux. Un ennemi franc et naturel eût été à cette princesse moins antipathique. L'humiliation d'être protégée par Lafayette était pour elle la pire des humiliations.

De plus ; il y avait dans le caractère, dans le visage et dans les manières du général des Parisiens quelque chose de décent dans la violence et d'irréprochable dans la domination, qui ajoutait une sorte d'ironie involontaire aux outrages de la fortune. L'inconvenance eût été plus insolente mais moins poignante que cette protection. La reine entrevoyait dans ce protecteur le républicain qui avait importé en France le mépris du trône, le favori du peuple armé, le futur maire du palais, et peut-être un jour le dictateur de la nation. Mais Lafayette effaçait tellement ces impressions sous les formes chevaleresque de l'attitude et du langage, que tout en imposant son ascendant, il ne prêtait pas à la reine les prétextes et les occasions de le repousser avec les nobles indignations qui soulagent la fierté des victimes. C'était la main polie et glaciale de la nécessité populaire, dont on sentait l'étreinte sans avoir le droit de l'accuser de rudesse, sorte de pression la plus odieuse de toutes pour ceux qui la subissent, parce qu'elle ne laisse pas même à la douleur le droit de crier.

Mais, dans ce moment, la reine tremblait trop sur le sort de son mari, de ses enfants et du trône, pour faire sentir à Lafayette la secrète répulsion qu'il lui inspirait. Il fallait saisir, quelle qu'elle fût, la main protectrice que la fortune lui tendait pour l'arracher aux outrages et peut-être aux crimes de Paris. Elle reçut Lafayette en sauveur et parut s'abandonner avec une entière confiance aux promesses de son dévouement. La jeune sœur du roi, madame Élisabeth, princesse qui touchait encore à l'adolescence, et qui paraissait déjà l'ange triste et beau des mauvais jours de sa famille ; la comtesse de Provence et les trois tantes du roi, présentes aussi à cette scène nocturne, n'accueillirent pas avec moins de joie apparente et d'attendrissement reconnaissant le secours inespéré de Lafayette. Le jeune général sentit la main de la princesse presser la sienne, comme le naufragé presse la planche de salut, en lui recommandant la vie de son frère ; tous ces yeux de femmes semblaient voir briller en ce moment à travers leurs larmes le salut du roi sur le front du libérateur.

 

XXVII.

Quelle que fut l'arrière-pensée de Lafayette sur la destinée future de la Révolution, du roi et de lui-même, son cœur et son devoir étaient d'accord en ce moment pour lui inspirer, avant tout, la protection de ce palais, l'existence du roi, le rétablissement de la sécurité et de la liberté apparente du monarque. L'attentat sur le château, les outrages imprimés à la majesté royale, la dégradation, la captivité déclarée ou la fuite du roi, en supposant même que Lafayette les encourageât comme des éventualités futures de la Révolution, étaient des éventualités prématurées qui perdaient la Révolution, qui le déshonoraient lui—même et qui ne pouvaient profiter qu'au duc d'Orléans.

Il sortit avec la résolution et avec le sentiment de son devoir de sauver à tout prix la famille remise à sa vigilance.

Le roi lui avait promis de renvoyer le régiment de Flandre et de faire prendre la cocarde à ses gardes du corps. Il l'avait autorisé à remettre à ses grenadiers soldés, nerf de son armée et troupe accoutumée à ce service, les postes des anciens gardes-françaises. Si cet ordre eilt été exécuté, ces troupes étaient mille fois plus que suffisantes pour répondre de l'inviolabilité du palais devant une sédition déjà assoupie et devant quelques hordes d'hommes et de femmes intimidées par une armée de trente mille hommes. C'est le dédain de la sédition affaissée d'elle-même qui entraîna les crimes de la nuit et qui fit planer d'injustes soupçons sur Lafayette. Il s'excusa mal de n'avoir pas osé prendre, par respect, les postes extérieurs du château, de peur de paraître porter atteinte à l'indépendance du roi dans sa demeure. Vaine excuse Les masses qui assiégeaient le château depuis dix heures et qui tiraient sur les fenêtres, les femmes qui entraient de force jusque dans les appartements du roi, le peuple qui assassinait les gardes à travers les grilles, les hordes de Maillard qui violentaient l'Assemblée, enfin la marche illégale et insurrectionnelle d'une armée de trente mille hommes sur Versailles, et le général de cette armée s'introduisant lui-même dans le cabinet du roi pour y donner des conseils qui étaient des ordres dans la bouche d'un général insurgé, toutes ces circonstances étaient des atteintes assez évidentes à l'indépendance du monarque, pour que le scrupule de ne pas poser des factionnaires de sûreté à sa porte ne fût qu'un scrupule déplacé de respect qui ne trompait personne et qui exposait tout le monde.

D'ailleurs, le roi lui-même avait autorisé Lafayette à placer ses grenadiers aux postes extérieurs des gardes-françaises ; et si les postes extérieurs eussent été gardés en effet par les six mille grenadiers dont Lafayette disposait pour la sûreté du roi, comment les postes intérieurs auraient-ils été surpris et égorgés par les brigands ? Vain subterfuge d'un général malheureux pour pallier une faute. Si tout innocente les intentions de Lafayette dans cette nuit sinistre, tout accuse son imprévoyance.

 

XXVIII.

À peine Lafayette était-il sorti du palais, que Mounier et une centaine de députés royalistes et constitutionnels, que le roi avait fait prier de se rendre auprès de lui, entrèrent dans ses appartements, pressés par la noble émulation de partager ses périls et de le couvrir de leur caractère de représentants de la nation.

« J'avais désiré, messieurs, » dit le roi, « être environné, dans ces graves circonstances, des représentants de la nation, et pouvoir profiter de leurs conseils au moment où je recevrais M. de Lafayette ; mais il est venu avant vous et il ne me reste plus rien à vous dire, sinon que je n'ai point eu l'intention de partir, et que je ne m'éloignerai jamais de l'Assemblée nationale. »

Les députés se hâtèrent de retourner à leur salle pour assister aux délibérations que la nuit et la présence de Lafayette pourraient nécessiter.

Pendant cet entretien, Lafayette, remontant à cheval sur la place d'Armes, encourageait de ses paroles la fraternisation et la cordialité déjà établies entre son armée civique et la garde nationale de Versailles. Il plaçait quelques postes insuffisants de ses grenadiers soldés autour du palais ; il ordonnait à un de ses bataillons de camper près de l'hôtel menacé des gardes du corps, et remettait le reste de ses soldats aux soins et à l'hospitalité des citoyens de Versailles.

En peu de moments, la lassitude, la faim, la pluie, la nuit, le besoin de sommeil, eurent dispersé cette armée dans les différents quartiers de la ville. La place et les rues vides restèrent occupées par les feux ; les bivouacs, par les orgies mal assoupies des hordes de Maillard. Ce repos trompeur, ce silence perfide, endormirent tout le monde et le général lui-même. Le roi, la reine, la famille royale, rassurés par la présence de l'armée et par la responsabilité du général, congédièrent, à deux heures du matin, leur cour et leurs ministres ; ils se retirèrent dans leurs appartements pour prendre un repos nécessaire après tant d'agitations. L'Assemblée, également tranquillisée par les assurances de Lafayette, alla se livrer au sommeil, laissant la salle de ses séances et son palais servir de camp aux femmes et aux bandes qui l'occupaient depuis le matin. Un ordre du roi, inspiré avec une salutaire prudence par Lafayette, faisait filer dans les ténèbres, vers Rambouillet, les escadrons de gardes du corps qui n'étaient pas de service au palais et le régiment de Flandre, afin d'enlever tout prétexte de collision le lendemain entre l'armée et le monarque.

 

XXIX.

Les ténèbres qui ont enveloppé longtemps le reste de cette nuit, en ce qui concerne l'inexplicable absence et l'immobilité de Lafayette pendant l'assaut du palais, sont complétement dissipées 'par la lettre et les récits d'un témoin muet jusqu'ici, le prince d'Aremberg, agent de la reine, ami de Mirabeau, familier de Lafayette.

« C'était, » dit-il, « dans la matinée de ce jour, si Mirabeau eût été capable du crime dont on l'a accusé — son déguisement en femme pour embaucher le régiment de Flandre et pousser la populace au château —, c'était dans cette nuit qu'il aurait dû se concerter avec ses prétendus complices pour diriger le mouvement et pour le faire tourner au profit de son ambition ou du complot du duc d'Orléans. Eh bien ! au lieu d'assister aux conciliabules qui eurent lieu pour préparer l'attaque et la défense, Mirabeau passa avec moi la journée du 3 octobre jusqu'à sir heures du soir. Nous dînâmes chez moi tâte à tête, ainsi qu'il l'a dit à la tribune, dans sa défense à l'occasion du rapport sur la procédure du Châtelet de Paris. Il fut question, en effet, entre nous deux, des troubles du Brabant, comme il l'a raconté, et nous avions sous les yeux une carte de ce pays pour étudier la marche des troupes ; mais au vrai, cet objet ne nous prit guère plus d'une heure, et le reste du temps fut employé à parler des dangers qui devaient résulter du système de conduite de la cour et de l'agitation qui régnait à Paris. Nous ignorions encore cependant ce qui s'y préparait pour cette journée. Tout ce que le comte de Mirabeau dit à ce sujet porta sur l'habileté et l'énergie que les circonstances exigeaient, et il serait à désirer que cette matière eût été traitée dans le conseil da roi comme elle le fut chez moi par le comte de Mirabeau. Dans toutes ses observations et dans tous les développements qu'il leur donne, loin de se montrer un factieux, il parlait en grand citoyen. Aussi, c'est du fond de ma conscience que j'affirme ici que cet homme a été tout à fait étranger, par ses intentions comme par ses actions, aux menées qui excitèrent une si violente effervescence dans la ville de Paris. Je dois reconnaître, il est vrai, que les factions se servirent des discours et des principes dont l'éloquence révolutionnaire de Mirabeau avait Nt retentir la tribune dès le commencement de l'Assemblée ; mais c'est dans ce sens, et dans œ sens seulement, qu'on peut lui reprocher d'avoir contribué à enflammer les esprits en France, et plus particulièrement dans la ville de Paris.

« Ce jour-là donc, le 5 octobre, après nos longues conversations sur les circonstances du moment, je conduisis Mirabeau, vers quatre heures du soir, à l'Assemblée, et c'est là, que nous eûmes pour la première fois connaissance de l'approche de la populace de Paris. J'allai de là chez M. et madame Duchâtelet, que je voyais intimement. M. Duchâtelet était colonel des gardes-françaises, et avait, en cette qualité, son logement à Versailles, à côté de la cour des Princes. Madame Duchâtelet vint à ma rencontre, quand je rentrai chez elle, et elle me dit, d'un air très alarmé, que son mari courait les plus grands dangers ; qu'on venait de l'informer qu'à Paris, dans les groupes qui s'étaient mis en mouvement, on avait parlé de venir chercher M. Duchâtelet à Versailles pour le mettre à la lanterne ; qu'elle savait, par M. l'abbé de Damas, que ma maison, située dans un quartier écarté, avait une issue par le jardin, et que je lui rendrais le plus important service si je voulais bien cacher chez moi monsieur Duchâtelet. J'y consentis, et nous nous rendîmes à ma maison au jour tombant. Monsieur et madame Duchâtelet et l'abbé de Damas y restèrent toute la soirée, pendant laquelle nous allâmes, l'abbé et moi, reconnaître ce qui se passait aux environs du château. A onze heures, l'abbé revint annoncer que la tranquillité lui paraissait à peu près rétablie partout. Monsieur et madame Duchàtelet se décidèrent à retourner chez eux, où nous les accompagnâmes. Après les avoir laissés à leur porte, l'abbé de Damas et moi-même eûmes la curiosité de monter dans les appartements du château. Il était environ minuit. Il y régnait un morne silence, et nous ne rencontrâmes personne de service. En entrant dans la pièce qui précède celle connue sous le nom de l'Œil-de-Bœuf, nous aperçûmes M. de Lafayette causant à voix basse avec le marquis d'Aguesseau, major des gardes du corps ; M. Jauge, banquier de Paris et aide de camp de Lafayette, se trouvait en tiers. Nous nous arrêtâmes près d'eux, sans interrompre leur conversation. Nous étions là depuis un quart d'heure, lorsqu'un garde du corps arrive tout effaré et parle à l'oreille de M. d'Aguesseau. Celui-ci, s'adressant aussitôt à M. de Lafayette, lui dit tout haut : — Monsieur le marquis, ce que j'ai eu l'honneur de vous prédire tout à l'heure se réalise : le peuple marche sur l'hôtel des gardes du corps et menace de l'attaquer. Il est urgent que vous vous y rendiez pour rétablir l'ordre.

« M. de Lafayette ne se pressa pas de suivre cet avis. Il assura qu'il avait donné des ordres suffisants pour le maintien de la tranquillité, et ajouta qu'il était accablé de fatigue et avait besoin d'aller prendre du repos. Le marquis d'Aguesseau insista en disant qu'il était de son devoir d'aller mettre l'hôtel des gardes du corps à l'abri du danger dont il était menacé. Alors M. de Lafayette céda, prit l'abbé de Damas et moi chacun sous un bras, et nous descendîmes ainsi l'escalier qui conduit à la cour des Princes. J'y aperçus ma voiture, mes gens, qui avaient une fois pour toutes ordre de m'y attendre chaque soir à minuit. Ils s'y étaient donc rendus comme de coutume, sans se laisser arrêter par les circonstances. Mon cocher, qui était Allemand, ne comprenait rien aux événements et ne s'en embarrassait nullement. Ma voiture était » la seule dans la cour. J'allais laisser M. de Lafayette et rentrer chez moi, lorsqu'il me demanda de le conduire dans ma voiture jusqu'à l'hôtel des gardes du corps. Je partis avec M. de Lafayette et M. Jauge.

« A peine fûmes-nous sortis de la cour des Princes et entrés dans la cour des Ministres, un peu plus bas que le logement du ministre de la guerre, que ma voiture fut arrêtée par un groupe de gens du peuple ivres, armés de piques et poussant de grands cris. M. de Lafayette mit la tête à la portière, se fit connaître et leur dit : « Mes enfants, que voulez-vous ?Nous voulons les têtes des gardes du corps !Mais pourquoi ?Ils ont insulté la cocarde nationale ; ils ont marché dessus ; il faut les en punir !Je vous le dis encore : restez tranquilles ; fiez-vous à moi ; tout va bien. » Il leur fit donner trois écus par M. Jauge. Alors ils cessèrent de crier et nous laissèrent passer. En sortant de la grande cour, nous vîmes plusieurs groupes et des chevaux qui avaient été tués dans la journée. Lorsque nous approchâmes de l'avenue de Sceaux, nous rencontrâmes une telle foule qu'il n'était plus possible d'avancer. Je dis à M. de Lafayette qu'il devait descendre, et que, pour moi, je n'avais rien à faire dans cette bagarre. Il me demanda de faire retourner la voiture et de le mener au lieu du rendez-vous qu'il avait indiqué à son état-major. Je le conduisis jusqu'à cent pas de la grande grille, où il descendit de voiture, et, sans m'arrêter davantage, je rentrai chez moi.

« M. de Lafayette a donc bien été informé de tout ce jour-là. A-t-il fait ensuite tout ce qu'il devait ? Descendu de ma voiture à cent pas de la grille de la cour des Ministres, au lieu d'aller donner des ordres à son état-major et de prendre les mesures que les circonstances lui indiquaient suffisamment, M. de Lafayette alla tout droit chez M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, logé dans cette cour des Ministres. Je tiens de ce dernier même ce que je vais rapporter maintenant. Voyant entrer M. de Lafayette, il le questionna sur l'état de la ville et du château. La réponse du marquis fut que tout était prévu, que l'ordre ne serait point troublé, et qu'accablé de fatigue et ne pouvant plus se tenir sur ses jambes, il allait prendre quelques heures de repos. En effet, après un quart d'heure de conversation, M. de Montmorin le fit descendre par un escalier de son hôtel du côté de la ville, ce qui abrégeait beaucoup le chemin de M. de Lafayette.

 

XXX.

« Je n'ajouterai rien à ce récit, » dit le prince d'Aremberg, homme d'une conscience au-dessus des partialités mêmes de l'opinion. « Je n'écris point l'histoire des journées des 5 et 6 octobre ; je rapporte ce que j'ai vu et entendu. »

On n'assiste pas moins aux pensées secrètes du roi, au moment où il allait se livrer au sommeil, dans cette lettre confidentielle récemment révélée, écrite par Louis XVI au comte d'Estaing, œ général qui venait de lui conseiller la fuite dans la prévision des périls de la nuit.

« Vous voulez, mon cousin, que je me prononce dans les circonstances critiques où je me trouve, et que je prenne un parti violent, que j'emploie une légitime défense ou que je m'éloigne de Versailles. Quelle que soit l'audace de mes ennemis, ils ne réussiront pas. Le Français est incapable d'un régicide !... J'ose croire que ce danger n'est pu aussi pressant que mes ennemis se le persuadent. La fuite me perdrait totalement, et la guerre civile en serait le funeste résultat. Agissons avec prudence. Si je succombe, au moins je n'aurai nul reproche à me faire. Je viens de voir quelques membres de l'Assemblée ; j'en suis satisfait. Dieu veuille que la tranquillité publique soit rétablie ! mais point d'agression, point de mouvement qui puisse laisser croire que je songe à me venger, même à me défendre. »

 

XXXI.

Lafayette dormait donc loin du château, son poste obligé, et de son état-major. Tout reposait dans le château et dans la ville pendant ce sommeil de Lafayette à l'hôtel de Noailles, quand les premiers rayons du jour vinrent éclairer le peuple matinal des faubourgs de Paris autour de ses feux éteints et de ses trophées d'armes inutiles.

L'armée avait disparu. Quelques rares patrouilles, lassées de la nuit, et quelques sentinelles assoupies autour de l'immense enceinte du palais, des cours et des jardins, rendirent par leur petit nombre à ces bandes toute leur audace. Retourner honteusement à Paris sans avoir signalé leur soulèvement par un de ces attentats mémorables qui sont la gloire des séditions et sans rapporter de cette vaine campagne à leurs complices d'autre dépouille qu'une journée passée dans la boue, une nuit sous la pluie, leurs haillons trempés, leurs armes vierges, leurs mains vides, leur misère et leur faim, semblait une honte et une dérision à ces hommes. Ils se reprochaient, les uns les autres, leur duperie, leur innocence et leur timidité, en se montrant du regard et du doigt le palais si peu gardé, où dormaient, disaient-ils, dans le luxe et dans l'abondance, leurs heureux et odieux oppresseurs. Des groupes se formaient en silence, des éclaireurs s'approchaient des portes et des grilles et revenaient rendre compte aux rassemblements de femmes du vide des postes, de la sécurité des jardins, du sommeil des appartements. Quelques rôdeurs, plus téméraires et plus obstinés, cherchaient des issues moins surveillées encore du côté du parc, que le départ des gardes du corps avait abandonné aux hasards d'une invasion.

Ils en trouvèrent une et commencèrent à investir homme à homme, sans bruit et à distance, le palais par les jardins. Pendant cette manœuvre, concertée ou accidentelle, des assaillants, une autre bande plus nombreuse, rôdant mr la place, aperçoit deux gardes du corps à une porte, les couvre de huées et tire un ou deux coups de feu sur le château. Un des gardes du corps assailli, M. des Huttes, décharge son mousqueton sur le groupe et tue un jeune homme, fils d'un sellier de Paris, revêtu, de l'uniforme de la garde nationale. A ce double feu, à ce sang, à ce cadavre qui sert à l'instant de drapeau à sa vengeance, la populace, grossie par des gardes nationaux de Paris du poste voisin, franchit les grilles entr'ouvertes et sans défenseurs, pénètre dans la cour de Marbre, entre dans le château, traille M. des Huttes, par les habits et par les cheveux, sur le pavé de la cour de Marbre, lui coupe la tête et l'arbore à la pointe d'une pique,

A ce tumulte, à ces cris, à ces attentats, à ces coups de feu, toute la bande des brigands, encore assoupie, se lève en sursaut, court à ses armes, se précipite sans résistance sur les grilles et pénètre à grands flots dans les cours et dans le château par l'issue ouverte et sur le sang des deux cadavres. Le bruit de l'assaut, les imprécations de fureur, les cris de vengeance, les gestes de victoire se répandent en un instant jusqu'à la salle de l'Assemblée, où reposaient les femmes et les chefs de la multitude. Ils volent en masse sur les pas des premiers assaillants ; ils inondent les cours, les jardins, la terrasse, les salles inférieures, le pied des escaliers d'un irrésistible torrent de peuple. Les Suisses et les gardes du corps, surpris pendant leur sommeil dans leurs postes et trop inégaux en nombre, se replient sur les paliers des escaliers et se barricadent dans leur salle d'armes, en avant des appartements du roi.

 

XXXII.

Le camarade de l'infortuné des Huttes se défend un moment sur la dernière marche de l'escalier contre une nuée de ces assassins ; il parvient à leur échapper en laissant ses habits déchirés dans leurs mains ; une porte entr'ouverte le reçoit et le couvre contre leurs piques : c'était la porte massive de la salle des gardes. Douze gardes du corps la défendent seuls contre une colonne d'ennemis. Les banquettes, les coffres, les chenets, les meubles, entassés contre la porte et soutenus par leurs épaules, en renforcent les serrures, les verrous et les panneaux ; mais les haches font voler le bois en éclats ; les piques, dardées à travers les ouvertures faites par la hache, les élargissent en éloignant les défenseurs. La porte cède et s'écroule enfin dans l'intérieur de la salle. Onze gardes disputent pied à pied le parquet, reculant vers une porte basse qui conduit chez le major de leur corps, le marquis d'Aguesseau. Le douzième, M. de Varicourt, gentilhomme bressan, d'un caractère héroïque, en faction à la porte de la reine, l'entr'ouvre pour crier à ses femmes de faire fuir la princesse, pendant qu'il va mourir en retardant l'invasion des assassins dans ses appartements. Les femmes de la reine, qui dormaient toutes vêtues dans cette antichambre, ferment les verrous sur M. de Varicourt. Il écarte un moment les assaillants avec son mousqueton et avec son sabre, bientôt brisés dans ses mains. Il achète, avec réflexion, do chaque goutte de son sang lentement versé, les minutes nécessaires au salut de sa souveraine. Il tombe enfin sur le seuil de la porte, percé de dix-sept fers de piques. Son cadavre dispute encore le passage aux assaillants. Ils le trament dans les flots de son sang, lui coupent la tête, dépècent ses membres et se font des trophées de ses lambeaux.

 

XXXIII.

Cependant deux des gardes, MM. du Repaire et Lhuillier, qui avaient échappé aux piques par la porte du couloir, courent par une autre issue au secours de la reine, dont les assassins demandent à grands cris la tête et le cœur ! Une poignée de ces égorgeurs les enveloppe. Ils se défendent en héros. Criblés de blessures, étouffés par le nombre, ils sont trainés sur le palier pour être immolés sur le corps de Varicourt. Du Repaire, couché sur le marbre du palier, saisit de ses doigts sanglants le fer d'une pique dirigé contre sa poitrine pour lui percer le cœur. Il se relève à l'aide de l'arme que son assassin retire à lui pour mieux asséner le coup ; il arrache la pique aux mains des meurtriers, la retourne contre eux, les écarte, les traverse, s'élance vers l'antichambre du roi en appelant ses amis à son secours. La porte s'ouvre ; une poignée de ses camarades en sort, se jette entre les brigands et lui, les refoule, se retire de nouveau, referme la porte sur Lhuillier et du Repaire et couvre l'appartement du roi. Mais un d'entre eux, Miomandre de Sainte-Marie, intrépide jeune homme, tremblant pour les jours de la reine, ressort seul pour défendre l'issue contre un nouvel assaut des assassins. « Sauvez la reine ! sauvez la reine ! » s'écrie-t-il à travers la seconde porte des appartements de la princesse, « pendant que je vais vous donner du temps par ma mort ! »

Les femmes de la princesse l'entendent et répètent ses cris à la reine. La multitude, un moment refoulée par la sortie des gardes du roi, revient dans la salle vide avec de nouveaux renforts. Miomandre de Sainte-Marie les attend adossé à la porte, les pieds dans le sang de son ami Varicourt. Il tombe à la même place criblé de blessures, étourdi par un coup de crosse de fusil asséné sur la tête. Les brigands le croient mort et l'abandonnent un moment pour aller chercher des armes qui leur manquent dans une autre pièce. Pendant cette diversion, qui dégage un moment la salle des gardes, du Repaire et ses camarades accourent, relèvent Miomandre évanoui, le portent dans leur asile et en barricadent le seuil.

 

XXXIV.

La reine, dans le lourd sommeil d'une nuit tardive après une longue veille, n'avilit rien entendu des premiers tumultes. Ses femmes, éveillées par les cris de Varicourt et de Miomandre, et par le bruit de leur corps tombent sur le parquet, s'étaient jetées avec des cris d'horreur dans la chambre de la princesse. « Sauvez-vous, madame, on égorge les gardes ! » on enfonce les portes, on demande votre tête, on cherche l'accès de votre appartement ! »

La reine, à ce réveil, n'a qu'un cri pour le roi et pour ses enfants. On la rassure, on la supplie de chercher son refuge dans l'appartement de son mari, dont le passage est encore ouvert par l'intérieur et dont les gardes défendent l'accès par le dehors. On lui jette, sans se donner le temps de les attacher, quelques vêtements de nuit sur les épaules. Elle court, les cheveux épars et à demi nue, vers la chambre du roi, en traversant l'Œil-de-Bœuf, vaste salle d'attente où la cour intime venait tous les jours épier et saluer le passage des souverains. Elle entend en fuyant tomber sous la hache les panneaux des portes qui la séparaient de ses assassins, et retentir d'imprécations obscènes et sanguinaires contre son nom ces mêmes salles pleines encore hier des murmures d'amour et d'émotion que sa présence faisait éclater sur son passage. Les bras étendus, cherchant le roi et ses enfants, elle les appelle, elle croit se précipiter dans leurs seins pour se sauver ou pour mourir avec eux. Elle ne les voit pas : un cri d'horreur lui échappe, ses yeux se voilent ; elle tremble pour eux et non plus pour elle. Le roi venait de courir vers la chambre de la reine par un autre couloir secret et réservé à lui seul, qui évitait l'Œil-de-Bœuf et qui passait sous les appartements publics pour remonter par un escalier dérobé dans la chambre de la reine.

 

XXXV.

A l'aspect de la chambre vide, du lit défait, des portes ouvertes, le roi éprouve les mêmes transes que la reine venait d'éprouver pour lui. Des gardes qui défendaient encore les antichambres le rassurent en lui apprenant la fuite de la princesse par l'Œil-de-Bœuf. Il se hâte de rejoindre la reine et de la serrer dans ses bras avec ses enfants amenés par madame de Tourzel, leur gouvernante, â ce dernier refuge du palais.

Les gardes du corps, les gentilshommes de service, les huissiers, les serviteurs ; ralliés d'instinct au centre du château par le courage et par le péril, forment une armée domestique autour de leurs maîtres. Les coups de hache contre les portes se ralentissent, les cris cessent, les tumultes extérieurs sont étouffés par un plus imposant tumulte et par les tambours qui battent la générale dans les cours. On comprend par ce bruit et l'on voit bientôt par les fenêtres que le château est enfin secouru. Le roi respire ; il s'avance vers la salle des gardes, où les dernières bandes de brigands sont dispersées, précipitées sur les degrés par la garde nationale et les gardes-françaises. Un immense cri de « Vive le roi ! » étouffe les cris de mort contre le roi et contre la reine. « Ouvrez ! ouvrez ! » crient du dehors les soldats aux gardes barricadés. « Nous sommes les grenadiers de la garde nationale. »

Les gardes ouvrent sur l'ordre du roi, et les gardes du corps et les grenadiers, hier ennemis, tombent dans les bras les uns des autres. Les larmes coulent, les épées s'unissent, les mains se serrent, le péril du roi et l'indignation contre les égorgeurs ont tout confondu. Mille cris de fidélité et d'amour vengent le roi et la reine des outrages que viennent de réveiller l'indignation et le dévouement dans les cœurs.

Voici ce qui s'était passé au dehors.

 

XXXVI.

Aux coups de feu dans la cour de Marbre, à l'assaut des portes, à l'aspect des têtes des gardes du corps servant de drapeau à des hordes de brigands, deux compagnies de gardes nationaux, du bataillon en réserve près de l'hôtel des gardes, avaient pris les armes à la voix de deux hommes de cœur de ces bataillons, l'un le capitaine Gondran, médecin à Paris, l'autre le capitaine Cadignan. Ces deux braves citoyens, ne recevant ordre que du péril et ne prenant conseil que de leur âme, avaient fondu, la baïonnette en avant, sur les assassins, et, réveillant par leur exemple la vieille fidélité des gardes-françaises, ils avaient chargé ensemble l'attroupement. Bientôt suivis par la masse des grenadiers soldés, honteux de la profanation de ce palais si longtemps confié à leur honneur, ils avaient pénétré le sabre nu dans le palais, rouvert les escaliers, balayé les salles, culbuté les brigands, et formé une haie infranchissable de baïonnettes devant les portes de l'appartement du roi.

Mais les bandes de femmes et de brigands, accourues en même temps au bruit de l'assaut triomphant de leur avant-garde, se pressaient en masse plus nombreuse et plus tumultueuse encore, et remplissaient la cour d'une horrible mêlée. Le palais, balayé de l'émeute au dedans, était submergé au dehors. Chaque minute pouvait voir monter un nouvel assaut. Que pouvaient deux compagnies et quelques grenadiers contre un peuple ? Gondran et Cadignan envoyaient en vain message sur message pour demander du renfort à la garde nationale. L'armée dispersée dormait comme le général. L'état-major, à peine composé de quelques officiers lentement réunis, connaissait seul le logement de Lafayette. Un aide de camp va le réveiller à l'hôtel de Noailles.

 

XXXVII.

Lafayette, réveillé en sursaut par le récit de cet attentat, de ce sang, de ces têtes coupées, de cette famille royale à peine échappée à la mort sous la garde d'une armée qui répond de ses jours et dont il a répondu lui-même la veille à la nation, se lève et s'arme désespéré et déshonoré à ses propres yeux devant l'Europe et devant l'avenir. Son malheur lui sera odieusement imputé à crime. Il brûle de le racheter par son dévouement ou de mourir. Il envoie ordre sur ordre de rassembler l'armée et de la porter au pas de course au château ; il monte à choirai et fend la foule pour voler au secours du roi. Il rencontre, en passant devant l'avenue de Sceaux, une horde de brigands qui avait arraché de leur quartier six gardes du corps laissés en arrière et qui se préparait à les pendre aux réverbères. Il s'indigne, il reproche, il supplie, il offre sa tête à la place de leurs têtes, il leur arrache leur proie, il entre au château avec la masse de ses troupes. Il en forme une haie épaisse, qu'il adosse de trois côtés à la cour, aux murs, aux portes, aux fenêtres de l'édifice, enfermant au centre de cette forêt de baïonnettes cinquante ou soixante mille hommes de Paris et de Versailles mêlés aux brigands, vociférant mille cris contraires et ondoyant en mouvements désordonnés et convulsifs sous les têtes coupées des gardes et sous les piques sanglantes des assassins.

Tel était l'aspect de cette cour quand Lafayette s'y fit jour pour pénétrer trop tard dans le palais. Son trouble, sa pâleur, son exaltation, lisibles sur ses traits, attestaient assez sa douleur et les remords qui mordaient son Aine de n'avoir pas veillé pendant cette nuit tragique, ou de n'avoir pas dormi sous les armes au seuil de ce palais ensanglanté.

 

XXXVIII.

Lafayette entre, en exprimant cette douleur muette par sa physionomie et par ses gestes, dans la chambre du roi. Il s'attendrit à l'aspect de cette auguste famille. Le roi était debout, calme, indigné, mais de sang-froid. La reine, à peine vêtue, était assise dans l'embrasure d'une fenêtre : elle rougissait de colère et de honte des outrages qui montaient jusqu'à elle dans les clameurs de la multitude acharnée. Sa fille, à côté d'elle, pleurait sur une de ses mains. Le Dauphin, debout sur une chaise, devant les genoux de sa mère, contemplait sans comprendre les physionomies tragiques et les armes nues autour de son père. Une foule de généraux, de ministres, de députés, de courtisans, de gardes, de femmes et de serviteurs du palais, se pressaient confusément autour du roi. Le prince ne fit aucun reproche au général ; la reine et les princesses l'accueillirent comme un protecteur aussi malheureux qu'eux-mêmes d'avoir été surpris par une catastrophe inattendue. L'épée, la popularité, le dévouement de Lafayette, étaient dans cette extrémité leur seul refuge et leur seul salut. Lafayette manifesta avec sincérité et avec chaleur toute l'indignation et toute la douleur de son lime contre des attentats qu'il était assez malheureux pour n'avoir pas prévenus, mais qu'il allait réprimer avec la toute-puissance de son cœur, de son bras et de son armée. Les princesses et les courtisans s'abritèrent avec une confiance de situation et de nécessité sous ses paroles. IL devint le dictateur obéi du salut commun.

 

XXXIX.

Cependant, le bruit des tambours qui précédaient les bataillons de l'armée parisienne dans les cours, et le commandement des officiers qui la rangeaient en bataille se faisaient entendre ; on distinguait sous ces bruits de guerre le bourdonnement confus d'une multitude agitée d'une sourde impatience et attendant d'elle-même ou des autres un dénouement. Ce dénouement, indiqué depuis plusieurs jours d'avance par les motions de Paris, signifié par la marche de l'armée sur Versailles, chuchoté depuis la veille et depuis le matin dans la ville, indubitablement prévu et peut-être désiré par Lafayette lui-même, dont il devait servir la situation et accroître la puissance, ne pouvait être. que l'enlèvement du roi de Versailles et sa captivité triomphale à Paris, entre les mains de l'armée du peuple. Mille cris, ou spontanés ou inspirés par cette pensée presque unanime, appellent du sein de la multitude et de l'armée le roi au balcon pour le saluer d'une de ces acclamations impérieuses qui sont à la fois les réparations et les injonctions du peuple.

Le roi, préparé par Necker et par Lafayette à cette nécessité, se présente au balcon avec sa femme, ses enfants et sa jeune sœur. Il salue le peuple et l'armée. Le groupe royal, rendu plus pathétique par la mort à laquelle il vient d'échapper et par le sang de ses défenseurs qui rougit encore le pavé de la cour, arrache un long applaudissement à toutes les mains. Redemandée une seconde fois, la famille royale reparaît encore. Les mêmes acclamations s'élèvent. Elle se retire de nouveau. Le silence se rétablit.

Mais bientôt de nouvelles voix, d'abord éparses, puis nombreuses, puis générales, demandent la reine au balcon. Était-ce pour appeler la victime désignée au peuple sous la balle d'un assassin ? Était-ce pour lui faire une réparation igolée de tant d'outrages qui, depuis la veille, pleuvaient sur son nom ? Elle ne pouvait le savoir. Lafayette lui-même ne le découvrait pas avec évidence dans l'accent des interpellations populaires. La reine, hésitant, le consulte. « Madame, » lui dit Lafayette, « à quoi êtes- vous décidée dans l'extrémité des circonstances où nous sommes jetés ? — A accompagner le roi à Paris et partout, quoique je n'ignore rien des dangers qui me menacent, » répondit-elle avec l'intrépidité de la tendresse. « Eh bien ! madame, suivez-moi, » dit le général en s'avançant vers le balcon.

Elle s'avança à côté du général en tenant d'une main sa fille et de l'autre son fils, le roi futur de ce peuple, comme si elle eût voulu se couvrir par ces deux innocences contre le fer de ses assassins ; mais le peuple ou ses excitateurs s'aperçurent de cette ruse maternelle. « Non ! non ! pas d'enfants ! pas d'enfants ! » crièrent-ils.

A ces voix, la reine repoussa ses deux enfants en arrière et se présenta seule et découverte aux regards, aux acclamations et peut-être aux coups du peuple. Un murmure indécis s'élève entre l'insulte et l'admiration. Elle le soutient d'un visage modeste mais assuré. Lafayette, inspiré par son désir ardent d'arracher une réconciliation à son armée et de donner un bonheur en réparation de tant d'insultes à la reine, s'incline sur sa main et la baise respectueusement aux yeux de ses bataillons. Une acclamation longtemps suspendue sur les lèvres éclate à ce geste, qui témoigne à l'armée l'accord de son général avec le roi, et qui donne en action au peuple l'exemple du respect au sexe, à la faiblesse et à la couronne.

La reine se retire émue et consolée, Elle reparaît un moment après avec le roi, les enfants, les princesses, le général, comme pour remercier l'armée de la faveur de ses applaudissements. Le roi, la reine, le général, répondent par des gestes d'émotion significatifs aux cris qui rappellent « le roi à Paris ! »

 

XL.

Bientôt le roi reparaît seul ; il fait le geste du silence à la foule, qui réprime elle-même son bruissement pour entendre les paroles du prince.

« Mes amis ! » dit le roi, oubliant ce titre pour se réfugier pour ainsi dire tout entier dans son sentiment de famille ; « mes amis ! vous voulez que je vous suive à Paris ? Eh bien ! j'y consens, mais à condition que je ne me séparerai pas de ma femme et de mes enfants. — Oui ! oui ! cela est juste ! » répond le peuple, comme s'il eût accordé ainsi une grâce, dont il se glorifiait, à son souverain.

Le roi, en se retirant, s'approche de Lafayette avec un regard de protégé qui implore une dernière faveur. « Ne ferez-vous rien pour mes gardes ? » lui demande le prince. A ces trots, Lafayette, saisissant avec promptitude l'heure infaillible où le cœur détendu d'une multitude satisfaite ne refuse rien aux vaincus, prend un garde du corps par la main, se présente avec lui au balcon, lui fait arborer à son chapeau la cocarde nationale et prêter, le bras tendu sur la foule, le serment de fidélité à la nation. Tous les autres gardes, groupés autour du roi, s'avancent au balcon et aux fenêtres, font le même geste et répètent le même serment ; puis dépouillant leurs bandoulières aux armes du roi, ils les jettent dans la cour en criant « Vive la nation ! » dont ils adoptent les couleurs.

Un long cri de « Vivent les gardes du corps ! » répond des rangs de l'armée à ce geste d'abandon et de confiance de ces gentilshommes, remis désormais à la protection du peuple. Les grenadiers et les gardes nationaux présents dans les appartements échangent, aux yeux de la foule, leurs bonnets et leurs armes contre les chapeaux et les armes des gardes, pour confondre, par cet échange significatif, les causes, les cœurs, les insignes dans l'unité et dans la fraternité d'un seul corps. La réconciliation est scellée dans le palais, dans la cour, dans la ville. La foule, qui se disperse lentement, va se préparer à cette escorte triomphale du roi à Paris.

 

XLI.

L'Assemblée nationale, délivrée par une dispersion volontaire des femmes et des brigands qui souillaient son enceinte depuis vingt-quatre heures, reprend sa séance et s'unit au peuple en demandant, par la voix de Barnave et de Mirabeau, que l'Assemblée nationale soit déclarée inséparable du roi.

Barnave faisait cette proposition dans une pensée ; Mirabeau l'appuyait dans une autre. Le jeune député de Grenoble, ami des Lameth, de Robespierre et des républicains du club Breton, voulait que le patriotisme exalté et impérieux d'une capitale révolution-mire exerçât sans obstacle son influence sur les représentants des provinces. Mirabeau, qui préméditait déjà son Mémoire au roi captif pour l'engager à fuir de Paris, voulait qu'un article constitutionnel, voté d'avance dans un autre esprit, autorisât plus tard le prince à appeler l'Assemblée partout où il serait lui-même. La lecture des plans de Mirabeau, rédigés deux jours après et peut-être le jour même de cette séance, ne laissent pas de doute sur le double esprit de sa motion : arme à deux tranchants dans ses mains, il pouvait, selon les temps, la tourner contre le roi pour le peuple, et contre le peuple pour le roi. Les excès de la veille, de la nuit et du jour avaient déjà consterné l'agitateur patricien. Le peuple, devenu son propre tribun à lui-même, dépassait, à son premier élan dans la violence et dans le crime, l'imagination de son tribun favori. Ces outrages, ces assassinats, ces têtes coupées offertes en hommage à la porte de l'Assemblée, la dictature souple, obéissante mais redoutée de Lafayette, l'avortement des projets que la faction du duc d'Orléans fondait, disait-on, sur cette journée, qui finissait sans qu'on et vu ce prince laisser éclater ni crime, ni vertu, ni ambition dans le drame, tout déconcertait Mirabeau. Il attendait mieux que des forfaits de ce grand mouvement des factions de la capitale sur Versailles. Soit qu'il eût reçu précédemment des insinuations et des confidences des conjurés du parti d'Orléans, soit qu'il attribuât à ce parti des ambitions et des menées imaginaires trompées à ses yeux par l'événement, soit enfin qu'il n'eût pas trouvé dans ce prince le nerf et l'audace d'un factieux en chef, son éloignement et son mépris pour le Palais-Royal éclatèrent, à partir de ce jour-là, en termes amers et en cyniques dégoûts. « Le misérable, » dit-il tout haut dans de demi-confidences qui ressemblaient à des espérances déçues ; « le misérable ne » mérite pas la peine qu'on se donne pour lui I » Ce mot, longtemps et souvent varié par Mirabeau dans ses entretiens intimes, en laissant subsister l'opinion commune d'une conjuration d'Orléans, pouvait justifier ce prince d'y avoir trempé lui-même autrement que. par ses liaisons et par son nom. La procédure qui éclaira les journées d'octobre n'a saisi, en effet, nulle part la main ni l'or du duc d'Orléans.

 

XLII.

Quoi qu'il en soit, l'Assemblée vota, à l'unanimité, ce décret qui la déclarait inséparable du roi, décret qui, dans un pareil moment, l'associait également et au triomphe des Parisiens et aux dangers du monarque. Une députation de cent membres porta à l'instant ce vote à la sanction du roi.

« Je reçois avec une vive sensibilité, » répondit Louis XVI, « le témoignage d'attachement de l'Assemblée nationale : le vœu de mon cœur est, vous le savez, de ne jamais me séparer d'elle. Je vais me rendre à Paris avec ma femme et mes enfants. Je donnerai les ordres nécessaires pour que l'Assemblée puisse y reprendre ses travaux.

Il était midi. L'impatience du peuple et le canon de Lafayette pressaient déjà, en l'annonçant aux campagnes voisines et à la capitale, le départ précipité de la famille royale. Tout était trouble, confusion, hâte et larmes au château. Le roi, la reine, les enfants, les princes, les princesses, les équipages n'avaient pas une heure pour un départ qui aurait exigé des semaines de préparatifs. Ce déménagement de la royauté, plus semblable à une déroute qu'à un cortége, ne donnait pas de temps. Tout le monde était trop pressé du dénouement do ce drame confus et terrible pour accorder de la décence et de la temporisation aux malheurs du roi. Les assassins voulaient jouir des trophées de leur crime en les étalant avec impunité et avec orgueil sur la route aux regards de leurs complices de Paris, Le peuple voulait attester son triomphe sur la garde nationale et sur Lafayette, en le forçant d'orner et de sanctionner son invasion et son retour. Lafayette et la garde nationale elle-même voulaient complaire avec promptitude à la populace, tout en la détestant, pour lui enlever par cette complaisance le prétexte, le temps, les occasions, les ténèbres pour de nouveaux crimes. Le roi et la reine seuls auraient désiré qu'on leur laissât au moins le mérite et la liberté apparente de leur résidence à Paris, en ne les y conduisant pas au milieu d'une forêt de baïonnettes et de piques sur les pas des brigands et des femmes qui venaient d'ensanglanter leur palais et qui portaient les têtes de leurs défenseurs. Mais ils implorèrent en vain quelques délais : l'armée n'accorda rien : à peine les malheureux hôtes du palais de Louis XIV eurent-ils le temps de prendre un peu de nourriture, de réparer leurs vêtements, les traces de l'insomnie et des sursauts de la nuit, et de jeter un dernier regard sur ces jardins et sur ces forêts où s'étaient écoulés leurs beaux jours. La reine regarda longtemps cette solitude de Trianon, sanctuaire à jamais désert de sa jeunesse, de ses amitiés, de ses plaisirs, de ses tristesses. Un roulement général de tambours interrompit ses larmes et lui annonça que le peuple et l'armée attendaient leur captif. La famille royale, précédée de Lafayette, descendit lentement les marches à peine lavées du sang des vingt-sept gardes tués ou blessés en les défendant. Forcée d'affecter la joie dans le deuil, elle monta dans les carrosses qui l'attendaient.

 

XLIII.

L'armée marchait en trois corps : d'abord-le groupe hideux des égorgeurs, suivis d'une multitude en haillons de femmes et d'enfants qui se pressaient pour contempler avec une curiosité stupide les têtes coupées des gardes du corps élevées en trophée au bout des piques. Un homme à longue barbe, dont on ignorait encore le nom et la patrie et qu'on prenait à tort, à cause de sa haute taille et de ses membres d'athlète, pour un modèle d'atelier, portait la première tête. C'était Jourdan, connu plus tard sous le nom de Coupe-Têtes, homme né dans les montagnes fanatiques des Cévennes, près du Puy, en Velay, d'abord boucher, puis maréchal ferrant, puis contrebandier, puis soldat, puis palefrenier, puis marchand de vin dans un carrefour, et ayant descendu de métier en métier jusqu'à celui de bourreau volontaire du peuple, sa vraie vocation. « Était-ce la peine, » disait-il aux spectateurs épouvantés en montrant dédaigneusement les deux têtes, « de me faire venir pour si peu ? On m'avait promis que j'aurais au moins à couper la tête de la reine ! »

Ces bandits, à qui une armée de trente mille hommes n'avait pas osé enlever leurs sanglantes dépouilles, marchaient à une longue distance de l'armée et du peuple, comme si aucune troupe populaire ou civique n'avait voulu être confondue avec des assassins. Cependant, arrivés à Sèvres et pendant que les porteurs de piques se faisaient verser du vin dans la rue, leurs complices forcèrent un perruquier du village à laver, à friser, à poudrer ces têtes livides, par une dérision pire que le crime, pour les présenter plus décemment au peuple de Paris. Le coiffeur obéit, le sabre sur la gorge, et mourut de saisissement le lendemain. Quant à Jourdan Coupe-Têtes, il poursuivit sa carrière de sang, partout où il y en eut à verser au service du crime. Il précipita soixante et onze victimes, hommes et femmes, dans la carrière d'Avignon, et versa enfin le sien sur l'échafaud, à Marseille, en 1793, comme fédéraliste et modéré.

Jourdan et son avant-garde entrèrent avec leurs trophées de chair dans Paris ; ils les portèrent effrontément en hommage à la municipalité, qui osa les repousser sans oser les punir. Ils allèrent de là les promener au Palais-Royal, où les citoyens indignés les firent enfin disparaître. Mais les assassins restèrent glorieux et impunis de leurs attentats.

 

XLIV.

A la suite, et à une heure d'intervalle de cette écume du peuple, s'avançait en innombrable colonne le peuple lui-même de la ville et des faubourgs, hommes, femmes, enfants, armés de tronçons de sabres, de hunes d'épées, de fer de piques, qui suppléaient les baïonnettes dans leurs mains. Ils marchaient au chant du Çà ira, en dansant des farandoles patriotiques, et en conduisant devant eux des charrettes de blé et de farine enlevés à l'approvisionnement de Versailles, et ramenés comme des conquêtes sur la faim dans Paris. « Vive la nation et vive le roi ! » criaient-ils aux spectateurs sur la route. « Réjouissez-vous. Nous ne mourrons plus de faim. Nous vous ramenons le boulanger et la boulangère ! »

L'artillerie de la garde nationale les suivait ; mais les artilleurs avaient prêté leurs pièces à la sédition pour lui complaire et pour mieux fraterniser avec la populace, dont ils semblaient seulement orner le délire. Les chevaux, les moyeux, les timons, les affûts, les canons, les caissons eux-mêmes, étaient envahis par des femmes, véritables bacchantes de guerre : les unes debout, les autres assises, celles-ci couchées, celles-là à cheval sur le fût des pièces, couronnées de verdure arrachée aux jardins du parc, tenant à la main les mèches allumées, se versaient entre elles des flacons de vin qu'elles buvaient à la victoire du peuple et à la conquête de la nation.

L'armée parisienne, qui précédait et devançait le cortége da roi, marchait sur deux lignes épaisses de chaque côté de la route. Entre ces deux lignes, se traînaient les gardes du corps, leurs uniformes souillés et déchirés, la tête nue sous une pluie glaciale, troupe décimée, désarmée, humiliée, pardonnée, à laquelle il ne manquait que des fers pour représenter les captifs antiques suivant le char du vainqueur. Les gardes nationaux les protégeaient contre les insultes du peuple, et leur arrachaient, de distance en distance, le cri forcé de Vive la nation !

Lafayette, pour laisser au roi l'ornement et la sécurité d'une escorte personnelle et disciplinée au milieu de cette armée de volontaires, avait rangé devant, derrière et autour des voitures royales le régiment de Flandre, qui s'était fait pardonner son orgie par sa défection ; les dragons, les chasseurs, les grenadiers et les cent-suisses de la garde, milice étrangère fidèle, odieuse au peuple et consternée de servir ainsi de décoration à la révolte.

 

XLV.

Les voitures roulaient lentement au pas des troupes dans des flots de boue et sous un ciel sombre, à travers ces forêts de baïonnettes et de curieux accourus sur les deux bords de la route de toutes les campagnes et de toutes les villes voisines de Paris.

Le roi, objet de tous les regards, de quelques hommages et de rares insultes, supportait avec l'indifférence résignée de son caractère le spectacle dont il était lui-même l'acteur. Son visage, obligé d'affecter la sérénité dans la contrainte et la satisfaction dans le désespoir, supportait dignement les yeux de ses amis et de ses ennemis. Il apercevait souvent, dans les groupes de paysans et de citadins, sur la route, 'quelques-uns de ces signes de respect, d'intelligence et de pitié qui sont les rafraîchissements de l'âme sur ces voies douloureuses des vaincus. La reine déguisait mal, sous ses paupières rougies par les larmes et sous la pâleur de ses insomnies, la honte et la douleur de sa situation. Elle savait que c'était surtout de son humiliation que triomphait le peuple. Elle lisait la haine jusque dans le silence, et l'insulte jusque dans le pardon. Elle s'accusait d'une incorrigible impopularité qui faisait rejaillir sur le roi et ses enfants la colère de la nation obstinée contre elle seule. Elle cherchait et elle rencontrait par moments les regards attristés mais fidèles de quelques amis de ses jours heureux, tels que le comte de Fersen, seigneur suédois, le comte de Mercy d'Argenteau, ambassadeur d'Autriche, qui lui vouaient un culte personnel et qui l'accompagnaient à cheval parmi les officiers de l'escorte, pour la couvrir au besoin de leurs bras. Elle s'occupait de ses enfants, à qui la lenteur de la marche faisait éprouver la faim, la soif, le sommeil ; elle assoupissait son fils sur ses genoux.

Le comte de Provence, frère du roi, innocent des fautes qui avaient ameuté la nation, maitre dès lors de sa physionomie et habile à représenter les rôles complexes, exprimait sur sa belle figure la fidélité qu'il devait à son frère et l'assurance que lui inspirait la conformité de ses opinions constitutionnelles avec la masse du pays.

Madame Élisabeth, sœur charmante du roi, étrangère aux causes de ces événements, n'y participait que par sa tendresse pour les victimes. Elle partageait le malheur sans partager les fautes. Elle quêtait du regard, dans tous les yeux, le respect et l'attendrissement pour le roi, pour la reine et pour les enfants. Bon visage angélique détendait toutes les colères et mouillait tous les yeux. Elle cherchait à distraire par un enjouement triste les impressions déjà trop senties de Madame Royale, sa nièce, enfant précoce pour les sensations et les empreintes de l'adversité.

Quelques cris étouffés par les sanglots ou par le murmure de « Vive le roi ! vive la reine ! » ne servaient qu'à faire mesurer à la famille royale la rareté du dévouement dans l'unanimité du silence.

Lafayette, à cheval, à côté de la voiture du roi, conservait, sous l'attitude du commandement, la tristesse de la contrainte et la décence de la douleur. Jamais sa pâleur naturelle n'avait imprimé aux yeux du peuple une teinte plus tragique à ses traits. On voyait que, tout en obéissant à la sédition, il cherchait à racheter par ses égards et par sa sollicitude pour le roi ce que son rôle avait d'impérieux et de cruel. Les images funèbres des outrages et des massacres de la nuit s'élevaient sans cesse dans sa pensée entre la révolution et lui, comme des reproches et comme des présages. Déjà trois fois vaincu par le crime, auquel il ne voulait prêter ni son mur, ni son épée, ni sa mémoire, il était combattu entre l'horreur d'avancer et l'impossibilité de reculer. Sort terrible des hommes vertueux d'inclination, qui cèdent un pas de plus que leur conviction à la force des événements, et qui, trop faibles pour les retenir, sont néanmoins trop honnêtes pour les suivre jusqu'au forfait.

 

XLVI.

A la suite du cortége militaire se groupait confusément une arrière-garde composée de soldats déserteurs des régiments, portant des pains enfilée à la pointe de leurs baïonnettes, de femmes des halles décorées de branchages et élevant de jeunes peupliers garnis de leurs feuilles su-dessus de leurs têtes ; enfin, de cette foule d'hommes, de femmes et d'enfants en haillons, qui suivent, en les grossissant et en les souillant, comme le limon après la tempête, les courants des grandes émotions civiles.

Paris, inquiet la veille, agité le matin par les bruits sinistres du massacre de ses citoyens à Versailles, rassuré à midi par une proclamation de Bailly annonçant le triomphe de la capitale, la conquête du roi et le prochain retour de Lafayette amenant la famille royale à Paris, s'était porté tout entier aux Champs-Élysées, à la place Louis XV, à la barrière de Chaillot et sur toutes les stations que l'armée devait traverser pour se rendre à l'hôtel de ville.

L'arrivée des premières bandes avec des têtes coupées pour étendard avait imprimé le dégoût et la stupeur sur le visage des citoyens. On se demandait quelle était donc cette victoire civique qui, commençant par une violence de la populace contre l'armée, finissait par l'égorgement impuni des gardes du roi dans son palais, en présence des baïonnettes de trente mille hommes. On s'indignait de cette timidité et de cette complicité honteuses des chefs de cette force civique, n'osant pas arracher à ces brigands les sanglants trophées de leur crime, et laissant marcher à l'ombre de ces têtes coupées les soldats citoyens, vengeurs nés de tous les attentats et responsables de l'honneur du peuple. On ne savait quels étaient les vainqueurs ou les vaincus de ces hordes qui affichaient ainsi leurs assassinats, et de ces citoyens qui accompagnaient lâchement ces drapeaux du massacre. Le doute, la tristesse, le pressentiment, étaient dans tous les cœurs. Un morne silence accueillit l'armée.

 

XLVII.

Cependant Bailly, sincèrement attaché au roi, désirait pallier autant qu'il était en lui l'humiliation de cette entrée dans Paris par un respectueux appareil. Il voulait donner l'exemple de la décence et de l'enthousiasme au peuple : il s'était porté, avec le Conseil de la commune, à la barrière de la Conférence au-devant du roi. Le cœur de Bailly ne se trompait pas d'intention, mais ses lèvres se trompèrent de termes en complimentant le prince.

« Sire, » dit-il malheureusement au roi captif traîné à Paris et arraché à son palais violé sur les cadavres de ses défenseurs, « c'est un beau jour que celui où Votre Majesté vient dans sa capitale avec son auguste épouse, avec son fils, qui sera bon comme vous ! »

Le roi et la reine ne purent se défendre d'un froncement de sourcils et d'une impression d'horreur, en écoutant l'involontaire banalité du maire de Paris appeler ce premier jour de leur avilissement un beau jour. « Permettez, sire, » poursuivit Bailly affligé, « au maire de Paris de vous exprimer le vœu de la capitale. Les moments que Votre Majesté nous donne, quelques courts qu'ils soient, nous sont précieux ; mais c'est sa présence habituelle que nous désirons. Ce sont tous vos moments que votre peuple vous demande. Si Votre Majesté daigne nous accorder cette grâce, la capitale recouvrera le plus beau et le plus cher da ses avantages. Déjà les soins paternels de Votre Majesté ont été multipliés pour prévenir la disette. Votre Majesté sera le témoin de notre fidélité ; nous verrons renaître, sous ses yeux, l'ordre, la paix, toutes les vertus aimables et douces que son exemple doit inspirer. Enfin, sous le règne de Louis XVI, le roi sera puissant par gon peuple et le peuple heureux par son roi, »

 

XLVIII.

Le roi répondit à ces augures de félicités, démenties par sa tristesse, qu'il se trouverait toujours avec bonheur et confiance au milieu des citoyens de sa bonne ville de Paris.

L'armée le conduisit à l'hôtel de ville comme pour y rendre hommage 4 la toute-puissance du peuple.

Le roi, en descendant de voiture sur les marches du perron, ne put se défendre du souvenir des Launay, des Berthier, des Foulon ; le sang, récemment répandu sous les yeux mères de cette garde nationale, lui paraissait encore empreint sur ces pierres.

Lafayette, en montant à côté du roi l'escalier, lui conseilla, pour conquérir du premier mot cette multitude, de promettre de résider à Paris. « Je n’ai pas encore de parti arrêté, » répondit le roi avec une fermeté de ton qui affectait la liberté plus qu'elle ne la prouvait ; « je ne veux pas faire une promesse que je ne suis pas certain de tenir. »

La reine, entre ses deux enfants, montait derrière le roi, suivie du comte de Provence et des princesses.

Un trône et des fauteuils sous un dais avaient été préparés par les soins du maire. La famille royale se tint debout sous le dais. Le conseil de la commune éclate en cris de « Vive le roi ! vive la reine ! » comme pour venger la famille royale des attentats de Versailles dans le sein de la capitale. Le roi crut retrouver, dans l'hôtel de ville, le cœur de son peuple. Le président des représentants de la commune, Marceau de Saint-Méry, lui parla, au nom de la municipalité, en citoyen libre, mais dont la liberté respectueuse s'honore d'aimer et de défendre le père de la patrie.

Le roi s'attendrit. Il essaya de répondre. Sa timidité le trompa comme le premier jour où il avait paru devant ces représentants du peuple. Il pria Bailly de répéter en son nom les paroles qu'il lui avait répondues à la barrière. Bailly, en les répétant, oublia le mot confiance, que le roi avait prononcé. « Le roi, » dit Bailly, « m'autorise à vous dire qu'il se trouvera toujours avec bonheur au milieu des citoyens de Paris. — Ajoutez et avec confiance, » interrompit la reine en complétant la réponse.

« Messieurs, » reprit Bailly avec une délicate inspiration, pour faire rejaillir quelque bienveillance sur la reine, « vous êtes plus heureux que si je l'avais dit moi-même. » Les applaudissements, retentissant de la salle au dehors, provoquèrent ceux de la place. Un cri unanime de « Vive le roi ! » fit explosion dans tout Paris. La famille royale parut au balcon, et y fut longtemps retenue, rappelée, acclamée par la versatilité du peuple. Il était plus de minuit quand elle entra enfin aux Tuileries, palais des pompes royales, mais inhabité, vide, démeublé depuis un siècle, et plus propre à la captivité qu'à l'habitation d'une cour.

La promptitude des événements et du départ de Versailles n'avait pas même permis de préparer à la famille un appartement pour une nuit. Le roi, la reine, les enfants, les femmes, les serviteurs, manquaient de tout ce que les voyageurs trouvent dans les plus pauvres hôtelleries. On jeta à la hâte quelques matelas sur les planchers pour coucher les enfants et les femmes. Cette solitude et cette nudité serrèrent le cœur de la reine et lui arrachèrent des larmes. Elle eut, dit la lettre inédite d'une de ses daines de service, « le pressentiment de la prison et du sépulcre sous ces plafonds. Elle ne dormit pas pendant cette première nuit de son exil. »

Le roi, moins sensible aux impressions de l'âme et indifférent aux délicatesses du corps, s'endormit sur un lit de camp dressé dans la chambre de Louis XIV. Il remit au lendemain les dispositions intérieures nécessaires au séjour de sa famille à Paris.

Le comte de Provence, son frère, alla loger au palais du Luxembourg, asile plus calme et plus éloigné des tumultes de Paris, qui convenait à la réserve et aux goûts de retraite et de solitude de ce prince.

La garde nationale veilla, avec les cent-suisses, sur lé séjour de la famille royale.

Au lever du jour, le peuple, éveillé par la nouveauté du spectacle, se porta en foule dans le jardin des Tuileries pour s'assurer de sa conquête, et pour exprimer tumultueusement sa joie de posséder dans la famille royale les otages de la révolution et les gages de l'abondance et de la sécurité de Paris. Ses cris demandaient le roi et la reine au balcon.

 

XLIX.

Le palais des Tuileries avait été construit à une époque où le jardin n'était pas abandonné tout entier aux promeneurs de Paris et où le respect pour la majesté royale établissait une distance infranchissable entre la curiosité du peuple et la personne des rois ; ce jardin n'était pas alors, comme il est aujourd'hui, séparé des allées qui le traversent par des parterres réservés défendant l'intérieur des appartements de l'œil et de la voix des passants. Les fenêtres du rez-de-chaussée prenaient l'air et le jour sur les jardins. Ces salles ne s'élevaient que de quelques marches au-dessus du sol ; elles ouvraient sur une large allée sans ombre., sans arbres et sans gazon, servant de communication entre le pont Louis XVI et les quartiers les plus populeux de Paris. Les passants et les promeneurs n'étaient séparés des balcons et des fenêtres du château que par quelques rares sentinelles en faction sous les appartements, Quand les fenêtres étaient ouvertes, la curiosité des oisifs pouvait voir jusqu'au fond des chambres et des cabinets ; le bruit des pas et des conversations montait sans cesse jusqu'aux oreilles des bêtes ciu palais,

 

L.

La reine, à son réveil, fit entr'ouvrir les fenêtres basses de la chambre où elle avait couché avec ses enfants, pour contempler les dehors de son nouveau séjour. Ce n'était plus ce vaste et libre horizon des 4osqueta, des étangs et des forêts du parc de Versailles, où la royauté sentait sa distance de la foule et sa majesté par es solitude. C'était le rapprochement et le bruit d'une ville affairée et passant et repassant avec une familiarité irrespectueuse sous les yeux des habitants du château, et coudoyant presque ses souverains dans cette perpétuelle affluence d'oisifs. Cette foule, comme nous l'avons dit, était plus pressée et plus turbulente ce jour-là dès le matin, attirée vers le palais, les uns par la haine, les autres par l'amour, ceux-ci par la joie, ceux-là par la compassion, tous par la curiosité, cette passion des villes oisives. Elle était augmentée encore par la présence des détachements de la garde nationale et des canonniers qui avaient campé la nuit sur cette esplanade et par les groupes de vivandières et de" femmes des halles encore mêlées avec les soldats, Des cris de Vive la reine ! éclatèrent çà et là dans cet attroupement à l'apparition de la princesse et de ses enfants à ses fenêtres. Ces cria n'avaient pas l'accent impérieux et Menaçant de ceux de la veille. On y sentait la détente d'une longue colère et le retour du respect. Ils semblaient vouloir fêter la réunion du souverain avec le peuple et venger la famille royale des outragea du jour précédent.

La reine ne put se méprendre au caractère de ces cris et de ces gestes que sa présence venait de soulever. Elle répondit par un rayonnement de joie inespérée sur sa physionomie, par une inclination de tête et par des sourires à travers lesquels on voyait encore percer les tristesses et les abattements de la veille. Elle fit signe à quelques-unes de ces femmes et de ces jeunes filles d'approcher de sa fenêtre et parut jouir avec ivresse de leurs acclamations.

Une, d'entre elles, plus familière que ses compagnes, osa lui dire, dans l'effusion de son attachement, qu'il fallait, maintenant qu'elle était réconciliée avec Sa capitale, éloigner de sa personne tous ces courtisans, tous ces amis perfides, dont l'intérêt était de lui rendre son peuple odieux et de la rendre odieuse à son peuple, afin qu'aucun nuage ne s'élevât désormais entre elle et la nation, qui ne demandait qu'à l'aimer. Elle lui reprocha affectueusement de se défier trop des Parisiens ; elle l'encouragea à aimer son peuple.

— « Je l'ai toujours aimé, » dit la reine attendrie ; « ce n'est qu'en calomniant mon cœur comme on a calomnié mes opinions auprès de vous, qu'on est parvenu à vous faire douter de mon amour ! — Oui, oui ! » répliqua une de ces femmes, encore imbue des rumeurs du jour précédent ; « mais il n'est pas moins vrai que vous vouliez, par suite de ces conseils d'aristocrates, affamer et bombarder Paris, et aller nous chercher des ennemis aux frontières. » La reine désavoua avec force ces desseins contre la nation. Elle excusa ces femmes d'avoir cru trop facilement ce que ses ennemis répandaient contre elle, et leur fit promettre qu'elles ne prêteraient plus leur cœur à ces soupçons. Elles le jurèrent en levant leurs mains vers les siennes.

Une jeune et naïve Alsacienne, mêlée à ce groupe de femmes de Paris, sachant que la reine parlait sa langue, lui adressa quelques mots en allemand. La reine, affligée de tout ce qui pouvait rappeler au peuple qu'elle n'était pas Française, répondit en français à la jeune Allemande. « Je suis tellement devenue Française, » lui dit-elle avec une délicate adulation aux femmes de Paris, « que j'ai même oublié ma langue maternelle. »

Ces paroles adroites enlevèrent l'applaudissement des femmes de Paris, qui applaudissent toujours deux fois quand la grâce et l'esprit s'ajoutent dans ceux qui lui parlent à la cordialité du langage.

« Et comment, » ajouta-t-elle, « aimerais-je une autre patrie que celle où j'ai été si heureuse, où mes enfants sont nés et où mon fils régnera sur les vôtres ? » Les larmes de tendresse et d'enthousiasme se mêlèrent aux acclamations populaires. Ces mots heureux coururent dans la foule et dans l'armée ; ils répandirent des sentiments semblables au repentir dans les âmes. La reine se retira de la fenêtre témoin du changement que sa grâce avait produit en se montrant de plus près à cette multitude, se flattant de la douce illusion de conserver le cœur de ce peuple qu'elle avait reconquis, et aimant presque cette révolution qu'elle avait détestée jusque-là et qui la veille demandait sa tête.

 

LI.

Pendant que Paris s'apaisait aussi légèrement qu'il s'était ému, et que l'Assemblée nationale reprenait provisoirement ses séances à l'archevêché, en attendant que la grande salle du Manège, attenante au jardin des Tuileries, fût disposée pour son installation, le roi et la reine, parcourant à loisir avec leur architecte et leurs serviteurs la vaste solitude de leur nouveau palais, s'y établissaient pour un séjour permanent au milieu de leur Capitale.

L'histoire, qui cherche sa moralité dans les grands événements, cherche son pathétique dans le cours, C'est par les cœurs qu'elle palpite et qu'elle devient tout à la fois ce qu'elle doit être pour instruire et pour attendrir la postérité, leçon et drame. C'est dans les faits généraux qu'elle trouve la science des choses humaines ; c'est dans l'âme des acteurs qu'elle trouve les larmes et les secrets du cœur humain. Les plus humbles détails et les circonstances les plus familières deviennent donc historiques du moment qu'ils servent à expliquer les caractères et à faire pénétrer dans l'intimité des impressions de reines et des rois. L'époux, l'épouse, le frère, la sœur, le père, la mère de famille, l'enfant, ne sont pas séparés du roi et de la reine dans les drames des révolutions ; sous la majesté abstraite de ces dénominations, des âmes sentent, des cœurs jouissent ou saignent. L'histoire, à l'aide des révélations et des confidences de leur intérieur, les suit, les épie, les retrace jusque dans le mystère de leurs appartements les plus retirés et dans leurs plus secrets épanchements de famille : bien loin de profaner ainsi la dignité de ses récits, c'est là que l'histoire est plus l'histoire, car elle plus sentiment et plus vérité.

 

LIL

Dans Louis XVI, l'homme privé tenait une place immense dans le roi. C'était l'homme du foyer domestique plus que l'homme du trône. Les habitudes étaient presque les Seules passions de sa vie ; forcé à renoncer inopinément à celles que le palais de ses pères, à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, les grands appartements, la cour, la chasse, lui avaient données jusque-là, il n'est pas sans intérêt de le suivre dans cette transformation pénible de sa vie, dans l'adoption de ses nouvelles habitudes et dans la disposition du nouveau palais où la nécessité confinait pour longtemps et peut-être pour toujours ce malheureux prince. La familiarité d'un étranger admis à cette époque dans l'intérieur le plus intime de la famille royale nous dévoile les circonstances domestiques dans lesquelles on entrevoit toutes les Impressions de l'homme et du roi.

« Je ne décrirai pas, » dit ce document, « les détails de ce voyage forcé de la famille royale, le 8 octobre : il me suffira de dire qu'après huit heures d'une marche qu'on peut comparer à celle des sauvages ramenant des prisonniers qu'ils ont faits pendant le combat, elle descendit aux Tuileries pour y fixer son habitation. Mais rien n'y était préparé pour la recevoir ; tout y manquait, lits, tables, chaises, et jusqu'aux objets les plus nécessaires à la vie. On dressa des lits de sangle, et l'on passa une mauvaise nuit. Cet édifice, que l'on dit être le plus beau de l'Europe à l'extérieur, ne présentait aucune commodité en dedans. Les deux ailes seules étaient habitables ; le reste offrait de ces grands appartements ornés de quelques meubles antiques que l'œil apercevait à peine, et qui semblaient placés là pour attendre leur destruction.

« Dès le matin du lendemain, on demanda à Louis et à Antoinette de désigner leurs appartements, celui de leur famille et de tous leurs serviteurs. Le premier mot du roi fut : « Que chacun se loge comme il pourra ; pour moi, je suis bien. » Mais ce mouvement d'humeur passé, il visita lui-même le château avec son épouse. Tous deux marquèrent les logements de chacun, et ordonnèrent les changements et les réparations à faire. On démeublait pendant ce temps Versailles, et ce ne fut pendant plusieurs jours qu'un convoi de voitures chargées de l'immense mobilier entassé dans ce château pendant trois règnes. La reine fit venir sa bibliothèque ; mais le roi ne tira de la sienne que les livres de piété, les révolutions des différents États, et particulièrement l'histoire du malheureux Charles Ier, roi d'Angleterre. Pendant les trois années qu'il résida aux Tuileries, si le roi avait besoin d'un livre, il l'envoyait chercher à la Bibliothèque royale.

« Quant à la disposition des lieux, le roi prit au rez-de-chaussée, sur le jardin, à côté de la galerie qui est à gauche du pavillon de l'Horloge, trois pièces pour lui. On y entrait par cette galerie intérieure et par le vestibule sous la voûte. A l'entresol au-dessus, il établit son cabinet de géographie, et au premier étage, toujours au-dessus de cette même galerie, sa chambre à coucher. La reine avait choisi son appartement à côté de celui du roi. Au rez-de-chaussée était son cabinet de toilette, sa chambre à coucher, son salon de réception. A l'entresol, la chambre de sa fille et celle de son fils le Dauphin, qui communiquait avec celle de son père. Ce corps de logis était occupé encore, au rez-de-chaussée, par la gouvernante des enfants de France, MM. Chatelux, d'Hervilly, Roquelaure ; l'entresol, par les valets de chambre et autres serviteurs de la famille royale. Le premier était composé de la salle des gardes, du lit de parade et des appartements servant à l'usage de la galerie de Versailles.

« Madame de Lamballe occupait le rez-de-chaussée du pavillon de Flore, et madame Elisabeth tenait le premier. Au-dessus logeaient mesdames Mackau, Grammont, d'Ohun, MM. Lemonnier, Bonnefoi, et cent trente-deux autres personnes attachées à la cour.

« De l'autre côté du pavillon du milieu étaient d'abord la chapelle et l'emplacement de l'ancienne salle de spectacle, Les tantes du roi occupaient, avec leurs gens, le pavillon de Nanan. Ce côté était moins garni que l'autre, vu qu'il se trouvait dans un trop grand désordre.

« Les trois cours sur le Carrousel, séparées entre elles par de petits bâtiments, servaient à loger les troupes de service, les chevaux et quelques personnes. Du côté de la place du Carrousel, le château était défendu par un mur percé de trois portes, qui donnaient entrée à chacune des cours. Le côté du jardin offrait à peu près la même clôture qu'il présente aujourd'hui, si l'on en excepte le pont Tournant, qui n'existe plus, et l'élargissement des grilles. Dans le château et son enceinte, on comptait, sans parler des troupes, six cent soixante-dix-sept habitants de tout âge et de tout sexe.

« La première humiliation que reçut Louis XVI dans sa capitale lui fut donnée par la foule importune qui entoura le château pendant plusieurs jours sous prétexte de voir son roi. Il eut la prudence de se tenir au fond de ses appartements sans oser s'approcher des croisées. La reine en fit de même. Mais enfin, les curieux diminuant insensiblement leur permirent de respirer et de circuler librement. La famille royale obtint de pouvoir se promener seule dans le jardin : elle en profita pour a amuser ses enfants.

« Arrivé aux Tuileries, le roi fut forcé de changer ses habitudes de Versailles, et d'en prendre de conformes aux lieux et aux circonstances. IL consacrait les premières heures après le sommeil à la piété, qui était de plus en plus méthodique en lui depuis que la grandeur des événements reportait son Arne à la source des grandes forces de l'homme. Il descendait ensuite dans ses appartements du rez-de-chaussée. Il visitait son thermomètre, habitude scientifique qu'il avait contractée dans ses études géographiques. Il notait le degré marqué ce jour-là par cet instrument. Cette heure était celle de la première entrevue avec la reine et ses enfants. Ce moment, si doux pour son cœur, était souvent empoisonné par les observations découragées de la reine sur leur situation et par ses sinistres pressentiments sur leur avenir. Quelquefois la tristesse, plus souvent des épanchements de tendresse, prolongeaient cette entrevue. On apportait ensuite le frugal déjeuner du prince. Il causait familièrement alors, avec le serviteur qui assistait à son repas du matin, des événements de la ville, de ce qui se passait au dehors, aux clubs, à l'Assemblée, à l'hôtel de ville, de la situation des choses ou de la disposition des esprits. Il s'éclairait fréquemment de ces rapports familiers pour contredire les ministres et la reine elle-même sur leurs informations.

« Après son déjeuner, il remplissait les heures d'abord par l'assistance à la messe du château, piété devenue étiquette de sa famille, par le travail de cabinet, par les conseils, par sa correspondance, qui était nombreuse, intime, assidue, et enfin par quelques coups de lime dans son atelier de serrurerie.

« Depuis que la chasse lui était interdite, et comme l'exercice était nécessaire à sa santé, il en prenait en marchant dans ses appartements, jusqu'à ce qu'une transpiration bienfaisante l'obligeât de s'arrêter. Après la messe, il s'entretenait quelque temps avec ses fidèles sujets, puis rentrait dans ses appartements jusqu'à l'heure du dîner. Il mangeait vite et avec appétit, buvait peu, malgré qu'on lui ait supposé de le faire avec excès. Le plus souvent, il ne vidait pas une bouteille, qu'il trempait de beaucoup d'eau. Au dessert, il prenait un demi-verre de vin de liqueur et finissait ainsi son repas.

« Son après-midi était rempli par la lecture, par des amusements avec ses enfants, particulièrement avec le Dauphin. Le soir, il allait au salon de compagnie, regardait jouer, entrait à la salle de billard, faisait quelques parties, tantôt avec l'un, souvent avec la reine. Il était mauvais joueur et très sensible à la perte : il a cassé plus d'une queue de billard. Telle fut la vie ordinaire que mena le roi tant qu'il fut aux Tuileries.

« Si les travaux de l'Assemblée nationale lui causaient souvent du chagrin, quelquefois il voyait ses lois avec plaisir. Telle fut celle qui partagea la France en quatre-vingt-trois départements. Il dressa lui-même une carte du nouveau système, y marqua les parties prises d'une province et placées dans une autre sous de nouvelles dénominations. Ce tableau, que j'ai vu, est si parfait, qu'on y apprend en même temps l'ancienne et la nouvelle géographie de France.

« Le roi tenait aussi lui-même, avec une scrupuleuse régularité, le registre de ses aumônes, des dons qu'il faisait à la reine sur ses économies personnelles, pour payer, mois par mois, l'acquisition et les embellissements de Saint-Cloud, qu'elle avait acheté de ses deniers, et qu'elle entretenait comme sa propriété personnelle ; enfin, une notice quotidienne et monotone des événements et des circonstances les plus futiles de toutes ses journées et de toutes ses occupations. C'étaient des faits, des dates, des heures, des cérémonies, des étiquettes, et point de réflexions, le cadre d'une vie de roi vide de pensées et rempli de l'uniforme régularité d'un jour semblable à un autre jour. Les succès et les revers de chasse y occupaient un grand espace.

« Le petit cabinet d'étude occupé par le roi, et usurpé sur l'épaisseur du mur faisant angle avec la galerie, n'avait d'autres meubles que sa table, son divan et deux chaises. Une petite fenêtre, masquée par des abat-jour, éclairait cette retraite. C'est là que le roi venait, après le dîner, goûter une heure de sommeil, et souvent écouter, invisible à travers les jalousies, les propos des promeneurs, qui s'entretenaient sans défiance de lui et de la reine. Un couloir sombre conduisait de ce cabinet dans l'atelier de serrurerie du roi, disposé en une chambre éclairée par une seule fenêtre, et voilée par un épais rideau à l’œil et aux railleries des passants.

« Il était garni d'un étau, de limes, de marteaux, de tenailles, d'une petite forge et d'autres outils de ce métier, délassement du roi, qui se plaisait à de rudes travaux manuels conformes à sa nature. Un serrurier nommé Gouin — qui le trahit lâchement depuis —, son compagnon et son maître dans cet art, l'assistait dans ces travaux et l'aidait à fabriquer des serrures, des verrous, des ferrures de coffre ou de portes, Il y était malhabile, mais obstiné à l'ouvrage. Depuis qu'il était à Paris, et que la haine du peuple inculpait jus- qu'à ses délassements les plus innocents, il forgeait moins, de peur du bruit de l'enclume, et se contentait de façonner des ouvrages plus délicats pour la reine.

« Une de ses humiliations les plus pénibles pendant les premiers temps de sa résidence aux Tuileries était de ne pouvoir respirer à sa fenêtre, ni même prendre l'exercice nécessaire à sa santé en se promenant dans ses appartements, sans entendre les observations souvent injurieuses des factionnaires ou des passants sous ses fenêtres et sans être aperçu jusqu'au fond de sa chambre par les regards malveillants des curieux du jardin. Après que cette curiosité importune du peuple fut satisfaite, le roi et la reine purent jouir plus librement de l'air et de la verdure de ce court horizon. »

 

LIII.

Telle était la captivité physique où quelques mois de révolution et quelques journées d'insurrection soudaine avaient jeté le monarque et sa famille dans un palais transformé en prison. Quant à sa captivité morale, elle était plus resserrée et plus irrémédiable encore. Louis XVI n'avait d'un roi que le nom et la funeste responsabilité de la chose publique. La direction lui en avait été arrachée, le premier jour, par Mirabeau, à l'ouverture des états généraux ; le dernier jour, à Versailles, par Lafayette rapportant le trône à Paris. L'Assemblée déjà vaincue par la Commune de Paris, la Commune de Paris déjà vaincue par le peuple, la garde nationale déjà vaincue par l'émeute, Lafayette lui-même déjà vaincu par sa propre armée, étaient tous successivement entraînés dans le courant d'anarchie qui devait tout engloutir avant de tout régénérer. L'écroulement étonnait par sa rapidité ceux-là mêmes qui avaient espéré conserver les bases d'un ordre monarchique en ne supprimant que les vices du despotisme. On aurait dit que le bien et le mal, le pouvoir et la tyrannie, la liberté et la révolte, la royauté et la cour, la féodalité et la propriété, la vérité et le mensonge, la raison et le préjugé, l'aristocratie et la dynastie étaient si indissolublement liés dans le vieil 'édifice auquel l'Assemblée constituante avait porté la sape, qu'aucune de ces vétustés ne pouvait être ébranlée sans entraîner toutes les autres. On n'entendait coup sur coup que des chutes. On ne marchait qu'au hasard sous l'impulsion de l'écroulement. Tout le monde cherchait un pouvoir légal, et il n'y avait plus de loi ; une autorité respectée, et il n'y avait plus de respect. Moment funeste et favorable au despotisme d'une dictature militaire ; mais pour une dictature militaire il faut une armée, et il n'y avait plus d'armée : il n'y avait qu'une opinion indisciplinée et mal aguerrie sous les armes, la garde nationale. Elle était tout. Lafayette la représentait parfaitement dans ses instincts honnêtes, dans ses aspirations à la fois téméraires et vagues à la République, dans sa popularité complaisante, dans sa puissance d'insurrection et dans sa mollesse de résistance : le moment se résumait dans cet homme.

 

LIV.

On aurait cru que les crimes et les impunités de la place de Grève sous les yeux de la garde nationale après le 14 juillet, la marche à contre-cœur à Versailles à la tête de ses soldats insurgés, les attentats mal prévenus et plus mal réprimés de la matinée du 6 octobre à Versailles, le plébiscite sanglant de la populace, signifié au roi dans les cours de son palais au bout des piques qui portaient les têtes coupées de ses gardes, enfin l'enlèvement inconstitutionnel du roi à Versailles et le scandaleux cortége qui l'avait accompagné à Paris, auraient dû anéantir, dans la France et dans la capitale, l'ascendant moral et le nom de Lafayette ; mais, par une de ces étranges inconséquences des choses qui se produisent souvent dans la vie des hommes en révolution, tout ce qui devait le dépopulariser et le perdre l'avait servi et grandi. Ses fautes et ses défaites lui profitaient en ce moment autant que ses vertus. La faiblesse même qu'il avait montrée, pendant et après sa longue indécision sur la place de Grève, lui était tournée en faveur et en reconnaissance populaire par le peuple séditieux, dont il avait mollement réprimé l'ardeur et hardiment secondé l'invasion avec son armée.

Les attentats de la nuit du 5 au 6 octobre, qu'il avait vus à demi s'accomplir et que son armée n'avait pas punis, laissaient croire à tort aux factieux les plus violents contre la cour que s'il n'avait pas voulu que l'insurrection montât jusqu'au crime, il n'était pas mécontent du moins qu'elle et t été jusqu'à la force et jusqu'à la terreur imprimée à la cour. Les factions, dans ce modérateur armé, n'étaient pas éloignées de présumer une secrète tolérance. Elles comptaient au besoin sur la mollesse do sa répression. Un général obéissant et négociateur leur convenait plus à la tête de la force publique qu'un maitre ; Elles l'encourageaient de leurs applaudissements à les contenir dans les petites séditions pour leur céder dans les grandes. Elles savaient que son républicanisme d'opinion et de perspective, et peut-être son importance personnelle, ne lui permettraient jamais de ne laisser reprendre au roi que la mesure d'autorité nécessaire pour avoir besoin d'être protégé par son épée.

Son armée, toute composée de la bourgeoisie, propriétaires ou commerçants de Paris, lui savait gré d'honorer ses bataillons d'un nom aristocratique, d'une épée illustrée dans la cause de la liberté en Amérique et de l'image à la fois civique et militaire d'un Washington français. Elle lui tenait compte aussi de sa fortune, de son incorruptibilité, de son désintéressement, de son amour inné de l'ordre ; elle aimait en lui jusqu'à cette hésitation de main, cette politesse de commandement qui semblait demander pardon aux citoyens des ordres donnés aux soldats, et cette diplomatie perpétuelle' avec le peuple qui pardonnait beaucoup à la populace et qui prévenait entre la bourgeoisie et l'émeute la scission déclarée et le sang des collisions. Ce qu'il fallait à la garde nationale, ce n'était pas un général de guerre, c'était un général de paix.

Enfin, par un rare bonheur de circonstances et d'heures qui tenait à l'ambiguïté de l'intervention de Lafayette à Versailles le 5 octobre, pendant que le peuple et l'armée le remerciaient de les avoir conduits à la conquête du roi, la cour elle-même était forcée de le remercier de l'avoir sauvée, dans la journée du 6, des poignards des assassins. En sorte que, complice pour les uns, protecteur pour les autres, républicain pour les radicaux, modérateur pour les modérés, sauveur du roi pour les royalistes, général pour les citoyens, citoyen pour les soldats, son rôle équivoque et multiple, quoique composé d'éléments incompatibles, s'élevait en ce moment dans la proportion même de l'inconséquence de la situation et de la discordance réelle de son caractère. Homme unique dans un moment unique, qu'aucun parti ne pouvait répudier sans s'affaiblir et qui pouvait s'imposer à chacun par l'ascendant qu'il empruntait à tous.

 

LV.

Nommé par une acclamation confuse de tous ces partis le 16 juillet, nul ne pouvait, en effet, le destituer : ni le peuple, dont il avait été le cri et qui n'avait plus voix dans les élections régulières ; ni la Commune, dont il était l'homme ; ni les ministres, dont il était le dominateur au nom de son armée ; ni son armée, dont il était le chef au nom du peuple ; ni le roi, dont il était le conquérant, l'antagoniste et le protecteur au nom de l'opinion. Son autorité était sans contrôle ; sa dictature, quoique sans titre, était sans limite : il fallait la subir en paraissant la cimenter d'un concert commun ; car cette dictature de Lafayette, dont tout le monde avait ombrage, mais dont tout le monde avait besoin, était la seule force encore subsistante, la force du peuple armée contre ses propres excès.

Le génie le plus fertile en combinaisons politiques n'aurait pas pu inventer, proposer et perpétuer une situation plus complexe, plus dominatrice et plus inadmissible que celle où la réunion de tant de hasards venait de porter ainsi un homme sans gloire encore, mais non sans instinct de la vraie puissance. Lafayette avait du moins le génie des temps de factions : la diplomatie négociatrice avec tous les partis, l'adulation naturelle de l'opinion, l'odorat de la popularité ; flairant admirablement la volonté la plus générale et la plus honnête et se faisant toujours l'espérance et la pierre d'attente des événements futurs, il s'arrogeait ainsi toujours la veille la dictature du lendemain.

 

LVI.

Une telle puissance, inaperçue encore du vulgaire, commençait à inquiéter les intelligences exercées et les ambitions sourdes de l'Assemblée, autant qu'elle était de nature à peser sur les ministres et à humilier le roi. Mirabeau, plus clairvoyant que tous, apercevait de loin dans ce favori des circonstances, dans ce caprice du peuple, dans ce protecteur du roi, un de ces jeux de la fortune créés avec trop peu d'éléments pour tenir beaucoup de place dans la destinée des empires. C'est Gilles Cæsar, disait Mirabeau, avec un mépris affecté, dans ses billets et dans ses entretiens intimes, cherchant ainsi à se prémunir par son dédain contre sa jalousie de ce grand rôle dévolu à une nature qu'il jugeait inférieure à la situation.

Le lendemain du 6 octobre, Mirabeau commença à négocier à la fois avec Lafayette pour s'associer à cette haute destinée, si elle l'acceptait pour second, et à négocier plus activement avec les ennemis de Lafayette pour abattre cette fortune, si elle grandissait jusqu'à offusquer son génie. Nous verrons les détails de cette longue et double négociation dans la suite de ce récit.

Quant à la reine, elle se trompa moins que personne sur la future domination de Lafayette après la journée du 6 octobre. Elle comprit, avec cette sûreté d'instinct que la sagacité donne aux femmes, que la destinée du roi ne lui laissait plus désormais d'option entre ces deux désastres : ou périr sous les mains d'une anarchie sanguinaire, ou subir la protection d'un impérieux dictateur. L'un de ces partis était la mort, l'autre l'humiliation ; on ne sait lequel répugnait le moins à son esprit. De ce jour aussi, elle reprit ces indignations d'orgueil et ces mouvements d'héroïsme qui opposent du moins l'énergie désespérée d'une seule âme à la force irrésistible mais méprisée des événements.

Elle s'efforça d'élever le caractère du roi à la hauteur de sa dignité de reine.

Un jour qu'une dame de la maison de Madame Elisabeth, de qui nous tenons ce récit, lisait devant la princesse, et en présence de la reine, la révolte de Constantinople contre Justinien enfermé dans son palais par les séditieux qui frappaient aux portes et qui incendiaient les temples et les monuments de sa capitale, la reine parut écouter avec enthousiasme les paroles de l'impératrice Théodora à son mari pour l'encourager à mourir plutôt que de négocier avec les factieux.

« Quand il ne resterait, » dit Théodora à son mari, d'autre ressource que la fuite, je dédaignerais encore de fuir. Nous sommes tous condamnés à mourir ; mais ceux qui portent une couronne ne doivent jamais survivre à la perte de leur dignité et de leur empire. Je prie le ciel qu'on ne me voie pas un seul jour sans mon diadème et sans la pourpre. Que la lumière du jour cesse pour moi le jour où on cessera de me saluer du nom d'impératrice ! César, si vous voulez prendre la fuite, voilà la mer, et vous avez des vaisseaux ! mais craignez que l'amour de la vie ne vous expose à un exil misérable et à une mort plus ignominieuse. Quant à moi, je m'attache invariablement à cette maxime de l'antiquité, que le trône est un glorieux sépulcre ! »

La reine, qui avait suspendu son travail de l'aiguille pendant la lecture de ces belles paroles, laissa tomber son ouvrage à la fin sur ses genoux, et cachant son front, coloré d'admiration, dans ses deux mains, dit en les abaissant : « Voilà comment pensait ma mère, et comment toute reine doit penser pour vivre ou mourir au niveau de son rang ! »

 

LVII.

La correspondance secrète de Lafayette, récemment livrée à l'histoire, atteste en lui, après les journées d'octobre, tin sentiment de son élévation croissante qui ne lui donnait pas le vertige sur les dangers dont il allait être entouré. Il semblait au contraire sentir le premier la rapidité désordonnée d'un mouvement qui allait tout emporter, et lui-même. Il désira sincèrement rallier au profit de sa gloire sans doute, mais aussi au salut du roi constitutionnel et du pouvoir exécutif, tous les éléments d'ordre, de modération et de force que les deux opinions, victorieuses ou vaincues, pouvaient lui prêter pour ralentir l'écroulement de la monarchie. Une de ses lettres à Mounier, que les événements d'octobre venaient de jeter, avec Lally, Maury et les constituants de l'Assemblée, dans les mesures désespérées des protestations et des émigrations au dehors, révèle trop l'honnêteté de son âme, la tendance de sa politique et la tactique de sa situation, pour ne pas en éclairer l'histoire. On y sent la probité patriotique du chef populaire prévalant sur le républicain systématique, et l'honnête homme faisant taire dans son âme les tentations de l'ambitieux.

 

LVIII.

« Mon cousin, » écrit Lafayette le 23 octobre 1789 à Mounier, qui allait essayer d'insurger le Dauphiné, « quelque affliction que m'ait causée votre départ, je me suis interdit la consolation de vous écrire, jusqu'au moment où nous pourrions connaître mieux notre situation et réfléchir avec plus de calme sur nos devoirs. Les circonstances de notre arrivée à Versailles et de notre retour à Paris vous sont trop connues pour en reparler ici ; notre objet est de savoir dans quelle position nous sommes et quel parti les bons citoyens en doivent tirer.

« Vous étiez justement effrayé par la crainte d'un parti contre la branche régnante, et par celle de voir les délibérations de l'Assemblée troublées par les émeutes que les malintentionnés fomenteraient pour tout perdre. Eh bien ! ces deux dangers sont à présent plus éloignés de nous qu'ils ne l'étaient à Versailles.

« D'abord, vous avez su que, trois jours après l'arrivée du roi, je me suis expliqué nettement avec M. le duc -d'Orléans. Le résultat de cette conversation a été le départ du prince pour l'Angleterre, non que j'aie aucune preuve contre lui, car si j'en eusse eu, je l'aurais donnée ; mais il suffisait d'une inquiétude pour que j'encourageasse en lui son goût naturel pour les voyages.

« Le parti du duc d'Orléans se remue beaucoup : il souhaite me mettre en cause ; mais celte attaque est embarrassante pour eux, et si elle avait lieu, mes yeux chercheraient-ils en vain Mounier pour me défendre ?

« Quant aux émeutes payées dont nous étions sans cesse menacés, et qui m'intéressent d'autant plus qu'on y cherche particulièrement l'occasion de m'assassiner, je crois en être plus mettre aujourd'hui que jamais. Si le pain ne manque pas, je réponds de tout. Il y eut hier un boulanger pendu par le peuple. J'ai fait arrêter le pendeur, un coupeur de têtes et un homme qui avait essayé d'ameuter. Ces gens ont été jugés d'après la nouvelle forme. Deux ont été exécutés hier, l'autre le sera demain. Il s'assemble ce soir un conseil de guerre pour juger les officiers et les soldats qui n'ont pas opposé assez de fermeté à l'émeute du boulanger.

« Aucun membre de l'Assemblée nationale n'a éprouvé le plus léger manque de respect. Les délibérations sont beaucoup moins troublées par la galerie qu'à Versailles. Je vous envoie un exemplaire de la lui martiale. Vous apprendrez avec plaisir que le roi ne sort jamais sans être accompagné d'acclamations et de marques de tendresse du peuple.

« Il vous restera deux objections : Où sont les gardes du corps et pourquoi le roi ne chasse-t-il pas ? A la première, je répondrai que c'est de son mouvement et au regret de la garde nationale que le roi ou plutôt les capitaines des gardes les ont éloignés. La seconde va être détruite par le fait, puisque le roi va reprendre ses chasses, et que la seule différence entre sa vie ancienne et sa vie actuelle sera un séjour plus habituel dans la capitale. Nous allons arranger l'affaire des gardes d'une manière qui vous satisfera pleinement, en même temps que les gardes nationales conserveront des avantages qu'elles ont bien mérités par leur conduite. J'en prendrai pour juge les courtisans et les aristocrates eux-mêmes, qui n'ont pu s'empêcher de leur rendre justice.

« Quant à moi, je suis étonné de mon immense responsabilité, mais elle ne me décourage pas. Voué d'affection et de devoir à la cause du peuple, je combattrai avec une égale ardeur l'aristocratie, le despotisme et la faction. Je connais les fautes de l'Assemblée nationale ; mais il me parte bien plus dangereux et il serait vraiment coupable de la discréditer. Je hais la trop grande influence d'un seul ; mais je suis bien plus pénétré que vous ne croyez de la nécessité de remonter le pouvoir exécutif. Je pense que la seule manière d'éviter la guerre civile est de faire le bien, et de partir de nos circonstances actuelles, d'agir avec et par l'Assemblée nationale et le roi réunis dans la capitale. Je crois ce grand œuvre possible, je le crois sûr, si les grands citoyens et les grands talents ne désertent pas la chose publique. J'ose donc en répondre, mon cher Mounier, si les provinces cherchent à se mettre à l'unisson avec nous, à opérer des rapprochements, à nous éclairer mutuellement sur nos intérêts et sur nos vues plutôt qu'à faire éclater une guerre civile. Elle nous mènerait à la séparation des provinces, au démembrement de la monarchie, peut-être au changement de la dynastie, et, ce qui est encore bien plus intéressant, à l'esclavage et au malheur des gêné- rations présentes et futures.

« Je vous conjure donc, au nom de la patrie, de la vertu, de vos principes de morale et de politique, je vous conjure de ne pas produire le mal que vous craignez, et qui serait la suite infaillible d'une dissolution que nous pouvons prévenir, mais que le moindre mouvement peut opérer. Vous me connaissez homme d'honneur ; vous connaîtrez un jour que je ne suis ni ambitieux ni exagéré dans mes projets, et si votre amitié et votre confiance pour moi n'obtiennent pas votre prompt retour, si vous m'abandonnez au milieu des difficultés, des dangers et des partis que je combats, du moins épargnez la chose publique ; épargnez-vous des regrets, je dis plus, des remords, et que vos amis et vous attendiez du moins pour savoir si nos professions sont perfides ou nos espérances trompeuses. Dites-nous ce que nous devons faire, plutôt que de détruire d'avance ce que nous ferons, et songez que s'il est un moyen de faire triompher la cause du peuple, de donner la liberté à la nation, de rendre à son chef ce qu'il doit avoir de puissance pour faire le bien, ce moyen doit être sans aucun doute dans la réunion de tous les bons citoyens et dans l'harmonie entre toutes les parties de l'empire.

« Ne vous laissez pas aller au découragement et à l'humeur, et si je péris dans mes efforts pour sauver la patrie, que je ne puisse pas du moins porter mes derniers reproches sur l'abandon de ceux dont la réunion nous sauverait et dont l'opposition pourra tout perdre. Adieu, mon cher Mounier. »

 

LIX.

De tels sentiments unis à une intelligence vague mais fanatique des progrès à atteindre pour le genre humain, à une soif inextinguible de vraie gloire, à une noble émulation de désintéressement antique, et à un grand courage personnel, étaient bien propres faire de Lafayette le Washington français, s'il eût persévéré dans la ligne qu'il se traçait à lui-même en s'efforçant de rallier Mounier à sa cause. Mais Lafayette n'était pas aussi désintéressé de vaine gloire que son modèle. IL aimait la renommée presque autant que la vertu ; il prenait aisément l'une pour l'autre. La faveur populaire, de quelque côté de l'horizon qu'elle soufflât, ne lui paraissait jamais assez méprisable pour n'en pas enfler la voile de son importance et de sa fortune politique. Il rêvait de gouverner par le vent, comme M. Necker l'avait rêvé avant lui. De là ses cajoleries secrètes à chacune des factions pour les dominer toutes ; de là ses services et plus souvent ses aigreurs envers le roi. L'homme qui s'est fait de la faveur populaire le but de sa vie n'est plus propre à servir personne que lui-même. Lafayette allait devenir ainsi, malgré des vertus réelles, l'idole de la France, niais le malheur de la monarchie et peut-être de la liberté.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Voir, à cet égard, les papiers jusque-là inédits de M. de Saint-Priest, ministre de l'intérieur le 5 octobre, publiés par sa famille en 1845.