I. L'apaisement
des cœurs que l'acceptation du veto suspensif par le roi et le discours de
Mirabeau en faveur des mesures financières de M. Necker avaient. produit dans
l'Assemblée et dans le château de Versailles ne s'était point communiqué à la
capitale. Trois partis, un moment confondus dans un unanime emportement vers
les nouveautés au moment de la convocation des états généraux, commençaient à
se distinguer et à se caractériser nettement dans la Révolution croissante. Le
parti contre-révolutionnaire paru composé de la cour, du haut clergé et de la
haute noblesse, menacé par les conséquences des principes philosophiques
qu'ils avaient eux-mêmes appelés à l’œuvre dans les états généraux et qui
maintenant les demandaient eux-mêmes pour victimes. Le
parti de la noblesse moyenne, des provinces, de l'armée, des parlements, de
la bourgeoisie, de la banque, de l'industrie, de la propriété, parti qui
aspirait à des réformes modérées compatibles avec le maintien de la
monarchie, et qui bornait ses désirs et ses vœux à une constitution
représentative et à une suppression d'abus, de privilèges, d'aristocratie et
de despotisme déjà presque accomplie par la déclaration du 23 juin, par la
conquête d'une assemblée délibérante et par les sacrifices de la nuit du 4
août. Enfin,
le parti des démagogues, qui tenta toujours et partout, à Athènes, à Rome
comme à Paris, de se mêler aux révolutions pour les corrompre et les
pervertir par l'exagération des principes, de faire dépasser le but honnête
et possible des réformes par les anarchies populaires, et de substituer les
passions et les fureurs de la multitude qu'elle agite aux droits et aux
conquêtes légitimes des nations. Il. Ce
parti, peu nombreux encore dans les villes de province, presque nul dans les
campagnes, où la fermentation momentanée contre les châteaux n'avait été que
l'impulsion d'une tactique occulte des agitateurs de Paris, qui avaient
allumé et soufflé cet incendie d'un jour, était très nombreux et bouillonnant
dans la capitale. Il se composait d'éléments divers et presque inconnus les
uns aux autres, mais dont le rapprochement dans une immense capitale, agitée
par l'écroulement de toutes les institutions antiques, produisait une
fermentation, une accélération de fièvre et des explosions de passions
impossibles à calculer et à contenir. C'était
cette lie abjecte et fétide de crime, de vice, de débauche, d'oisiveté et de
misère, qui se retrouve mal couverte par la population pure, honnête et
active au fond de toutes les capitales, comme les immondices qui infectent
l'air quand les égouts sont obstrués ; criminels déshonorés par la peine,
cherchant les ténèbres et les occasions du crime dans les foules anonymes des
grandes réunions d'hommes ; femmes publiques avilies et démoralisées par la
débauche ; suppôts de jeux et de lieux infimes ; courtiers de vices,
trafiquant d'immoralités, étrangers à toute nation, rejetés comme une écume
de leur pays, et servant de levain à toutes les fermentations des pays qui
leur font asile ; masses oisives et turbulentes des ateliers fermés par
l'inaction des industries, perverties par l'indigence ; foules curieuses et
insouciantes de tout, excepté du bruit du jour et du mouvement quotidien des
rues, curiosités qui les précipitent, sans savoir où elles vont, dans les
courants et dans les contre-courants de la place publique, pour assister aux
événements, ces spectacles gratuits du peuple. Il fallait y ajouter alors
cette foule plus dangereuse de déserteurs des gardes françaises et des
régiments insubordonnés, réfugiés dans Paris pour échapper à la discipline, et
cherchant à pousser les masses aux désordres et aux séditions pour couvrir
par de nouvelles impunités l'impunité de leur désertion. III. C'était
la jeunesse des comptoirs, des écoles, dis théâtres, des promenades
publiques, des lieux de rassemblement et de plaisirs, légère d'années et de
pensées, avide d'impressions, impatiente d'espérances, indifférente de
tumulte, et cherchant à agrandir la scène et à accélérer le drame populaire
pour agrandir et accélérer ses émotions. C'étaient
les vainqueurs de la Bastille et les héros du 14 juillet, fiers de la
première victoire, et impatients de prêter à la liberté récente les armes
qu'ils venaient d'arracher au despotisme. C'étaient
les bataillons des districts les plus populeux et les plus prolétaires de
Paris, commandés par des tribuns élus par eux-mêmes, et qui ne consentaient à
obéir à Lafayette qu'autant que Lafayette obéirait lui-même à leur impulsion. C'étaient
les officiers subalternes de la magistrature, des parlements, des tribunaux,
hommes en général endurcis par la chicane, exercés par le forum, jaloux de
déployer dans leurs districts, dans leurs sections, dans les cafés, dans les
rassemblements, cette exagération des principes et cette supériorité vide des
paroles que le peuple, facilement ébloui d'emphase, admire comme un génie
sorti de la foule pour anéantir les supériorités de convention. C'étaient
surtout les rédacteurs de la presse quotidienne, les pamphlétaires
politiques, les orateurs de clubs, puissance qui ne peut s'accréditer au
début des révolutions que par l'exagération, qui se dispute les électeurs à
coupe de scandales, qui cherche à se dépasser elle-même à chaque accès de
l'opinion par une émulation d'audace et de paradoxe, et qui, ne pouvant vivre
que de l'engouement qu'elle excite et qu'elle entretient, nourrit, par
intérêt et par vanité, cet engouement de toutes les illusions, de toutes les
complaisances et de toutes les adulations que le délire souffle aux masses. Cette
presse quotidienne, démagogique par nature et par nécessité, à une époque où
la sagesse n'avait pas de voix assez courageuse pour la dire ni d'oreilles
assez Impartiales pour l'entendre, avait suscité, pour le malheur des temps,
dans Paris, des talents presque égaux à ceux de l'Assemblée nationale. Les
clubs commençaient à rivaliser, même à dominer la tribune. Cette foule
d'hommes de plume éclos depuis vingt ans de l'esprit du dix-huitième siècle,
et que leur jeunesse, ou leur fortune, ou leur naissance, avaient pour la
plupart repoussés de l'éligibilité à l'Assemblée nationale : les Laharpe, les
Chamfort, les Rivarol, les Suleau, les Chénier, les Fauchet, les Brissot, les
Marat, les Camille Desmoulins, les Fabre d'Églantine, les Loustalot, les
Carra, les Gorsas, les Danton, les Hébert, les Robespierre, les Condorcet,
les d'Entraigues ; ceux-là dans des libelles anonymes, ceux-ci dans des
pamphlets signés ; les uns dans des feuilles hebdomadaires, les autres dans
des journaux quotidiens ; quelques-uns dans des lettres périodiques à leurs
commettants, le plus grand nombre dans des publications à la main criées et
semées par des vociférateurs à gages dans les cafés et - sur les places
publiques, fomentaient de leur mille voix le foyer démagogique de Paris. IV. A ces
éléments incendiaires, remués et soufflés matin et soir par les agitateurs
visibles de Paris, se mêlaient, dans une proportion que l'histoire ne peut
apprécier avec exactitude, mais qu'il lui est impossible de ne pas reconnaître,
sinon le premier prince du sang, au moins la faction occulte, ambitieuse et
conspiratrice qui empruntait le nom du duc d'Orléans. Si ce prince n'était
pas en ce moment le moteur actif des mouvements de Paris, il était au moins
le drapeau des démagogues. Son nom était dans toutes les bouche ; des meneurs
du Palais-Royal, des clubs et dei faubourgs. Sa popularité parmi les
séditieux de la plus infime espèce de la populace l'accusait ; il n'y avait
point de preuves contre lui, mais il y avait des apparences et des soupçons.
Le soupçon de tout un peuple n'est pas une conviction, mais c'est un indice
pour l'histoire. Tout le monde croyait voir en ce moment l'or du prince, son
mot d'ordre, son doigt indicateur dans les manœuvres des séditions. Sa haine
contre la reine, son éloignement de la cour, le rôle de prince patron du
peuple qu'on avait essayé de lui faire prendre dans les querelles du roi et
du parlement, rôle qu'il n'avait pas eu la force de soutenir ; son court exil
adouci par la bonté du mi, prétexte plus que cause de vengeance ; ses
liaisons en Angleterre avec le prince de Galles, fils aîné du roi, et qui
affectait le rôle coupable de chef de l'opposition contre son père ; sa
défection éclatante à son ordre et même à sa famille à l'ouverture des états
généraux ; son intérêt pervers mais évident aux agitations qui menaçaient la
reine, qui désaffectionnaient du roi, qui faisaient fuir les princes plus
rapprochés que lui du trône, et qui lui ouvraient la perspective vague d'un
couronnement ou d'une dictature par le peuple ; l'immensité de sa fortune,
oui pouvait suffire à la solde d'une armée d'agitateurs ; l'immoralité de sa
vie privée, qui ne laissait à présumer à l'opinion aucun scrupule de vertu
dans sa vie publique ; ses caresses et ses déférences dans l'Assemblée envers
les chefs de la tribune et de la presse qui sapaient le plus ouvertement les
institutions, Sieyès, Condorcet, Lauzun, Péthion ; ses liaisons indirectes,
mais notoires, à Paris, avec les chefs des factions prolétaires, qui
préparaient le plus ouvertement les explosions de la multitude, les Santerre,
les Marat, les Danton, les Saint-Huruge, les Barrère, les Thuriot, les
Camille Desmoulins, les orateurs de la commune des districts, des cafés, des
clubs ; ses inspirations politiques puisées dans l'intimité d'une femme
artificieuse, intrigante et lettrée, madame de Genlis, Égérie de son ambition
; enfin, la direction' : de son conseil intime et le ministère de ses
complots 'remis à un homme de talent, M. de Laclos, officier d'artillerie,
auteur d'un livre de mœurs où la perversité était érigée en système, et qui
s'était fait la renommée du Machiavel de l'intrigue : tous ces symptômes,
tous ces demi-jours, tous ces doutes, tous ces mystères, tous ces trésors dépensés
sans qu'on pût remonter à la source, toute cette ruine, tous ces emprunts du
prince en Hollande, sans qu'on pût comprendre par où fuyait son trésor,
semblaient sinon convaincre, du moins accuser le parti du duc d'Orléans de la
plus dangereuse des complicités, la complicité irresponsable de l'anonyme.
Peut-être cette complicité présumée n'existait-elle que dans la situation,
dans le nom du prince et dans l'ambition de ses conseillers. Aucun témoignage
irrécusable n'a saisi sa main ou son or dans les trames de cette époque.
Laclos, s'il a eu des secrets, e emporté sa conspiration dans la tombe. Mais
criminel ou innocent, le nom du duc d'Orléans servait alors ‘ puissamment les
démagogues. Ce nom qu'on leur livrait, ces trésors qu'un croyait à leur
disposition, leur permettaient, comme cela est nécessaire au peuple, de
personnifier la sédition dans un homme, et de montrer un roi du peuple à la
multitude. Il n'est pas douteux que cette faction, active ou passive, vraie
ou supposée, mais apparente dans le nom et l'attitude du duc d'Orléans, n'ait
puissamment concouru au mouvement prochain qui se préparait contre
Versailles. V. Tout
servait alors, dans les circonstances, les projets des agitateurs. Paris
était plein do ces rumeurs sourdes qui précèdent les grandes commotions de la
multitude. Chacun tremblait pour sa subsistance. La peur est toujours le
prélude de la colère dans le peuple. On répandit dans la ville que les
ateliers nationaux, soldés à vingt sous par jour par la commune, et campés à
Montmartre au nombre de vingt mille hommes, s'insurgeaient contre la
municipalité pour cause d'insuffisance de salaire, en disproportion avec le
prix et la rareté du pain. On répandait dans les faubourgs que les convois
n'apportaient que des farines avariées et mélangées de substances
malfaisantes pour la nourriture du peuple, et que la cour et M. Necker
lui-même étaient complices de cette famine artificielle des ouvriers. Les
boulangers, menacés par les consommateurs, venaient tour à tour en
députations tumultueuses menacer la commune. Versailles, disait-ôn, arrêtait
les approvisionnements de Paris. Bailly et Necker ne réussissaient souvent,
malgré leur sollicitude, qu'à assurer pour un jour la consommation d'un
million d'hommes. Les districts, de leur autorité privée, ordonnaient des
recherches de farine dans les couvents de Paris, suspects d'accaparement pour
leur maison. Les commissaires aujourd'hui élus, demain suspects, présidaient
à la mouture des blés et à la distribution des farines aux fours. Les
attroupements, grossis par la panique, se formaient avant l'aurore aux portes
des boulangers. On s'y disputait l'aliment du jour. Des scènes émouvantes de
pitié, de colère, de larmes, de misère, attendrissaient, passionnaient,
fébricitaient la multitude. Les femmes, les vieillards, les enfants, les
infirmes, se retiraient souvent les mains vides. Leurs gémissements, leurs
imprécations accusaient les riches, les magistrats, le gouvernement, le roi
et surtout la reine. La crainte de manquer de pain le lendemain poussait les
familles à doubler leur provision pour la journée. Le pain cuit par les
fours, pour la consommation de vingt-quatre heures, paraissait ainsi manquer
à une moitié du peuple. il fallait cuire de nouveau à l'heure où les fours
sont éteints, et faire attendre jusqu'à la nuit les clients affamés du
quartier. Les exhortations, la police, la force, la garde nationale, ne
suffisaient pas à calmer ou à réprimer les tumultes et les violences de ces
émeutes de la faim. Bailly, Lafayette et la garde nationale s'attendaient
d'heure en heure à des insurrections en masse ; ils formaient des colonnes de
patrouilles civiques, et portaient des pièces de canon aux embouchures des
faubourgs populeux de la ville. Chaque district, n'obéissant qu'à sa propre
impulsion dans l'anarchie générale, formait ses comités de police, de
subsistance, de sûreté générale, dont les mesures isolées et contradictoires
se heurtaient avec les ordres de la commune. VI. Les uns
envoyaient saisir les pamphlets incendiaires et déchirer les journaux par des
détachements de garde nationale chez les libraires ; les autres répandaient
des proclamations et des libelles propres à activer les pulsations de la
fièvre publique. Les uns interdisaient la représentation des drames
révolutionnaires dans les théâtres ; les autres ordonnaient aux comédiens de
les représenter par ordre, pour offrir au peuple les occasions d'allusions
odieuses 'et de personnalités indirectes contre la royauté. La municipalité
revendiquait en vain la souveraineté dictatoriale de la ville : chaque
section lui contestait son autorité, chaque tribune vociférait contre sa
tyrannie et contre l'arbitraire armé des séides de Lafayette. Le
Palais-Royal, quartier général des démagogues, s'insurgeait contre l'hôtel de
ville. Le jardin de ce palais offrait, de nuit et de jour, le spectacle
continuel d'une lutte tantôt tragique, tantôt cynique entre les patrouilles
de Lafayette et les attroupements des séditieux. On y délibérait à haute voix
sur les questions soulevées par la discussion des droits de l'homme dans
l'Assemblée. Chaque orateur étendait ces droits arbitraires jusqu'aux excès
de son délire ou de son impunité. Le mot anarchique de Lafayette, qui ne se
justifie que devant la conscience, jamais devant la loi : « L'insurrection
est le plus sacré des devoirs, » était commenté sous toutes les formes contre
lui. Chacun voyait la tyrannie dans la subordination quelconque à l'autorité,
et le droit d'insurrection dans sa répugnance à obéir à la loi. Marat,
Camille Desmoulins, Loustalot, donnaient dans leurs feuilles le mot d'ordre
de l'indignation, de la colère ou de la dérision contre les décrets de
l'Assemblée ou contre les ordres de la Commune. VII. « Nous
avons passé rapidement de l'esclavage à la liberté, » écrivait Loustalot dans
sa feuille tirée à quatre cent mille exemplaires ; « nous courons plus
rapidement encore de la liberté à l'esclavage. On endort le peuple au bruit
des éloges qu'on lui prodigue sur ses exploits du 14 juillet ; on l'amuse par
des fêtes, par des cortèges ; on l'éblouit par les épaulettes ; on nous élève
au-dessus des héros de la Grèce et de Rome dans des discours adulateurs. Les
anciens salariés de l'aristocratie — les Lafayette, les Lameth, les Mirabeau
— se sont couverts du masque de la popularité pour rétablir une aristocratie
nouvelle — la garde nationale — sur les débris de l'ancienne. « Les
motifs sont que la patrie a été en péril et que la Révolution s'est opérée
sans eux. Ils veulent tout prétendre et tout faire depuis qu'il y a des
places à remplir, et que l'autorité semble devoir appartenir à celui qui
aura, non pas le courage, mais l'adresse de s'en emparer. Cette cohorte
d'ambitieux est composée principalement d'hommes de barreau, de financiers,
de secrétaires royaux, de censeurs royaux. Nous observons leur marche, nous
éclairons leurs projets. Mais lorsque le temps sera venu, nous vous jurons,
Français, de ne pas manquer de courage pour les dévoiler. Le premier soin de
ceux qui aspirent à nous asservir sera de restreindre la liberté de la presse
et même de l'étouffer. On ne pourra bientôt plus parler sans que l'Assemblée
et l'homme en place ne disent qu'on trouble l'ordre public ! » VIII. Loustalot,
jeune homme de talent, à qui l'enthousiasme sincère de la Révolution avait
fait prendre la plume comme une des armes de la liberté, avait ce caractère
excessif et ombrageux du républicain probe et désintéressé qui conquiert
l'estime du peuple en lui disant des vérités quelquefois sévères et en ne
flattant que ses passions honnêtes. Les factions, les séditions, les crimes
du peuple lui faisaient horreur ; mais, plus philosophe que politique,
Loustalot s'armait contre toute espèce de force, comme si toute force eût été
une tyrannie. Erreur généreuse et naturelle à sa jeunesse. Il ne savait pas
qu'il faut plus de force encore à la liberté qu'à la servitude, et que la
seule différence est que la force de la liberté est dans la loi obéie, et la
force de la tyrannie dans l'arbitraire subi par un peuple. Loustalot, par son
enthousiasme, par son honnêteté, par ses illusions mêmes de jeunesse,
répondait complétement à la majorité de la France en ce moment. Il popularisa
des erreurs, jamais des crimes. Il eut un auditoire immense et tel qu'il n'en
exista pas un pareil pour un écrivain politique. Il mourut à vingt-six ans,
avant l'heure des déceptions et des repentirs, consumé par le patriotisme
qu'il avait allumé dans des millions de cœurs. IX. Camille
Desmoulins, aussi ardent, mais moins probe de style, avait pris, depuis le 14
juillet, le rôle d'agitateur de Paris. C'était lui qui avait donné le cri et
la cocarde du Palais-Royal à l'insurrection. Aucun homme ne représentait
mieux la foule. Il en avait les turbulences, les murmures, les élans, les
retours soudains, les légèretés, les cynismes, les lâchetés, les héroïsmes,
les gaîtés, les colères, le rire et les larmes ; n'ayant point de place à la
tribune, il s'en était fait une dans lé Palais-Royal et au district des
Cordeliers. Ecrivain consommé avant l'âge, il avait consacré son âme mobile à
être le vent de la tempête civile. « Je suis, » disait-il lui-même,
« le soufflet du feu de la liberté ! » Son
talent pour la raillerie la plus mordante, la plus sanglante et la plus gaie,
après celui de Voltaire, le rendait immensément propre à profaner tout ce que
le peuple avait l'habitude de respecter. Mais artiste de parade avant tout,
Desmoulins cherchait l'art d'Aristophane ou de Rabelais jusque dans
l'outrage. Son style, grec d'origine, latin de forme, français de verve,
élevait l'insulte jusqu'à l'éloquence. et faisait descendre l'ironie jusqu'au
sang. Le fond de son Aine était une impiété naturelle envers toute chose. Il
aimait à dégrader comme d'autres aiment à relever l'espèce humaine. Le
ricanement de son style eunuque devenait tragique sans cesser d'être bouffon
; il n'en était ainsi que plus atroce. Sa
légèreté d'homme cependant excusait jusqu'à ses cruautés d'écrivain. Il y
avait de l'enfant en lui dans le tribun ; on ne pouvait ni l'estimer ni le
haïr. Ses opinions n'étaient que ses caprices. Après avoir fait saigner les
victimes de sa plume, il les plaignait à la fin des supplices, et il écrivait
des pages de Tacite pour flétrir les bourreaux qu'il avait caressés. La
vogue de la clémence le soulevait comme la vogue de l'échafaud. Dans d'autres
temps, il eût été un autre homme : il aurait amusé un tyran, comme il amusait
une multitude ; sous le despotisme, il aurait été un fou de cour ; sous la
licence, il s'était fait le fou du peuple. Subalterne par caractère,
Desmoulins s'attachait à tout ce qui promettait de la force. Mirabeau, dans
ce montent, s'en servait comme d'un écho dans Paris ; Danton, comme d'un
bateleur pour rassembler et égayer la foule autour de sa tribune des
Cordeliers. « Ô
mes chers concitoyens ! » écrivait ce jour-là Camille Desmoulins, « je
gémis quand je vois autour s de moi cette multitude de gens qui de l'auguste
et sainte liberté font une affaire et spéculent sur la constitution. Dans le
degré de corruption et d'égoïsme où nous sommes parvenus, si nous voulons
conserver la liberté, gardons-nous bien de créer un sénat et des places
inamovibles, de mettre la feuille des bénéfices et d'accumuler les richesses
dans les mains d'un seul homme. Quand toutes les consciences sont à vendre,
il ne reste plus qu'à combiner tellement la constitution, qu'il n'y ait
personne en état de les acheter. Les trésors de la Numidie avaient corrompu
trois fois et les généraux, et les consuls, et la municipalité, et les
tribuns, et la magistrature, dans l'affaire de Jugurtha. Mais quand le peuple
romain en eut évoqué la commission à l'assemblée générale, il fut impossible
à Jugurtha de corrompre tout le peuple, non que le peuple fût moins
corruptible que les sénateurs, mais où trouver un acheteur assez riche ? « Ce
ne sera point assez dans un siècle corrompu, que le peuple ne se dépouille
point de sa toute-puissance pour en revêtir un sénat, et qu'il soit
dispensateur des places : il faut que l'amovibilité des charges soit telle,
que les mutations soient si rapides, qu'il n'y ait point d'aliments à la
cupidité. Alors les emplois seront réellement des charges et non des
bénéfices ; alors, à ceux qui veulent primer et se faire remarquer, il
restera, non plus l'ambition des grandes places, mais l'ambition des grandes
choses. L'ambition qui vient de l'orgueil sera nécessairement détruite ; il
ne restera que l'ambition qui vient de la bienfaisance, l'ambition nécessaire
aux grands cœurs, celle d'être utile. Malheureusement ce n'est point de cette
noble ambition que la plupart sont travaillés, mais d'une tout autre fièvre. « A
la ville, on sait quel conflit il y a eu entre les électeurs et les
représentants de la Commune, chacun se disputant et tirant à soi la chaise
curule ; dans les districts, tout le monde use ses poumons et son temps pour
parvenir à être président, vice- président, secrétaire, vice-secrétaire. Ce
ne sant que des comités de toute nature. Il n'y pas jus- qu'au fusilier qui
ne soit bien aise de faire sentir son arbitraire aux citoyens. Quand je
rentre à onze heures du soir, on me crie : Qui vive ? — Monsieur, dis-je à la
sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande ai je suis
Français, en appuyant la pointe de la baïonnette. Malheur aux » muets ! —
Prenez le pavé à gauche ! me crie une sentinelle. Plus loin, une autre crie :
— Prenez le pavé à droite ! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux
sentinelles criant : — Le pavé à droite ! le pavé à gauche ! j'ai été obligé,
de par le district, de prendre le ruisseau. Je prendrai la liberté de
demander à MM. Bailly et Lafayette ce qu'ils prétendent faire de ces trente
mille uniformes. Je n'aime point les privilèges exclusifs. Le droit d'avoir
un fusil et une baïonnette appartient à tout le monde. » X. Mais
l'adoption du veto suspensif accordé au roi par l'Assemblée nationale porta
jusqu'à la fureur l'indignation des orateurs des districts et du
Palais-Royal. Le club du café de Foy, où se réunissaient tous les soirs les
motionnaires les plus exaltés de la presse et des sections, et dont les
délibérations à porte ouverte retentissaient jusque sous les arcades et sous
les allées du jardin, protesta avec l'autorité d'une assemblée populaire et
d'une insurrection en permanence contre la lâcheté ou la trahison des
députés, qui n'avaient, disait-il, reçu la souveraineté nationale des mains
du peuple que pour se hâter de la prostituer aux ministres. Le
marquis de Saint-Huruge, gentilhomme du Mâconnais, à la taille herculéenne, à
la voix de Stentor, au visage exalté par la démence, à peine sorti des
prisons où la cour l'avait fait enfermer pour ses désordres, et qui s'était
jeté par ressentiment à la faction d'Orléans et par turbulence à toutes les
séditions, fit choisi par ce club pour porter à Versailles la protestation
des patriotes du Palais-Royal. Saint-Huruge, fier de reporter à la cour les
affronts que la police lui avait. fait subir, sortit du Palais-Royal à la
tete de deux ou trois mille jeunes gens ameutés par ses gestes, incendiés par
ses paroles. Bailly
et Lafayette, avertis à temps de cette invasion tumultueuse du Palais-Royal à
l'Assemblée, interceptèrent les barrières à Paris sur la route de Versailles
avec des bataillons et de l'artillerie. Saint-Huruge, abandonné de sa
colonne, revint se plaindre au club de l'oppression de la Commune et de
Lafayette. Le Palais-Royal éleva pouvoir contre pouvoir, déclara ses
délibérations et ses tumultes en permanence, et brava par d'insolentes
adresses la municipalité. XI. L'Assemblée,
instruite des attentats médités contre elle, somma la Commune de dissiper ou
d'éteindre le foyer de sédition contre la dignité et la si roté de ses membres. « Les
Catilina sont aux portes ! » s'écrie un député. « Vous perdez le temps en
délibérations ! — N(ms avons osé délibérer, » répliqua Duport, « ici, en
présence d'une armée de cinquante mille hommes armés par le despotisme et
commandés par un général consommé ! Nous craindrions quinze ou vingt mille
hommes sans projet et érigés en république, sans loi, sans constitution, sans
unité au milieu de leur propre faction ! Non, c'est ici que nous devons
sauver l'Etat, même aux dépens de nos jours ; c'est ici que nous devons
délibérer calmes au milieu de 'l'effroi que ces hommes rependent ! Au moins
soyons un éternel exemple de la constance qu'on doit apporter au service de
la patrie. » Le
désaveu d'un des orateurs qui passait pour incliner le plus aux principes
extrêmes porte un coup mortel aux factieux du Palais-Royal. « Ce
n'est pas assez ! » s'écria Mounier, pressé de déployer contre les séditions
populaires l'audace qu'il avait déployée à Vizille contre l'aristocratie. « C'est
le cas ici pour le comité des douze d'agir ! Il faut accorder une récompense
de 300.000 francs à celui qui viendra dénoncer les auteurs et les
instigateurs de ces crimes de lèse - majesté nationale. L'Assemblée doit
braver leur menace. Elle doit périr au besoin à son poste, et si elle périt,
elle léguera sa vengeance aux bons citoyens de Paris et de la province. » XII. Clermont-Tonnerre
insista pour une répression légale et sévère. On lui objecta qu'à une époque
récente il avait dit qu'il n'y avait pas lieu à délibérer quand les mêmes
factieux de Paris étaient allés forcer les prisons pour délivrer les gardes-
françaises. « C'est
vrai, » répondit-il en se repentant déjà de ses concessions partiales aux
premières émeutes qui servaient alors l'Assemblée, et qui maintenant
dépassaient ses opinions. « Mais la délivrance des gardes-françaises n'était
qu'un scandale ; la sédition actuelle est un attentat contre la liberté
française. Depuis, votre vertu a mis en fuite les trente mille hommes du
despotisme. Obéirez-vous maintenant à une effervescence populaire ? L'un vous
commandait des bassesses, l'autre vous commandera bientôt des crimes ! Vous
ne pouvez pas délibérer au milieu de quinze mille hommes armés dont les
projets sont un mystère et dont la renommée est perdue. » XIII. Ces
fermetés de paroles et (l'attitude de l'Assemblée, rapportées au
Palais-Royal, ne firent que surexciter sa rage et porter ses motions jusqu'au
crime. On y proposa la proscription en masse des députés qui avaient voté
pour le véto suspensif, on les désigna au supplice ignominieux et soudain de
la lanterne. Les plus modérés et les plus habiles, écartant ces motions
féroces, mais voulant activer l'anarchie par l'insurrection morale des
districts contre la Commune, proposèrent de faire éliminer par les districts
quatre cents députés qui corrompaient la représentation nationale du levain
de l'aristocratie. Le rassemblement se porta en masse à l'hôtel de ville pour
demander la convocation immédiate des districts. Les orateurs de cette
pétition tumultueuse étaient Loustalot, de Moutier, Bentaballe, Baillot,
Lescat et Canard, tous hommes jeunes sortis du barreau, des arts ou des
lettres. Lafayette
engagea le conseil de la commune à les admettre. Ils parurent et lurent
insolemment leur sommation devant le maire, le conseil et le commandant
général. Le conseil refusa de répondre à une députation qui n'avait aucun
mandat légal pour élever sa voix devant les pouvoirs publics. Cette réponse
rapportée au Palais-Royal fit partir une seconde députation chargée
d'insister plus impérieusement auprès de la municipalité. Elle reçut le même
accueil. Enfin une troisième députation, plus nombreuse et plus irritée, sous
la conduite du marquis de Saint-Huruge, fut admise en présence de Lafayette,
et son orateur insulta de la voix et du geste les représentants de la commune
dans leur propre palais. XIV. Le
maire ordonna à Lafayette de sévir enfin contre ce pouvoir anonyme et
turbulent qui prétendait se substituer à tous les pouvoirs. Quelques
bataillons de gardes nationaux des quartiers calmes de Paris et les
grenadiers soldés fondirent sur le rassemblement désarmé du café de Foy, et
firent évacuer le jardin par les orateurs. Mais le lendemain, plusieurs
districts, travaillés par les sections, députèrent directement à l'hôtel de
ville pour demande la protestation de la capitale contre les décrets de l'assemblée
sur le veto. Versailles même, à l'imitation de Paris, bouillonna contre
l'Assemblée et menaça d'incendier la salle des séances, souillée par la
trahison des mandataires du peuple. Le comte d'Estaing, le Lafayette de
Versailles, qui commandait la garde nationale dans la résidence du roi et
dans le rayon de l'Assemblée, contint avec peine le soulèvement de l'opinion
dans les rangs des citoyens responsables de ce double dépôt à la France. Le club
Breton, berceau des Jacobins ; les Cordeliers, tribune de Danton ; la presse
et les pamphlets, prirent parti pour le Palais-Royal contre l'assemblée de la
commune et contre l'Assemblée nationale. XV. « Comment,
» écrivait Camille Desmoulins dans son journal, qu'il intitulait, par une
sanguinaire facétie, les Discours de la Lanterne aux Parisiens,
« comment, lorsque Lally-Tollendal proposa à l'Assemblée nationale une
chambre haute, une cour plénière et deux cents places de sénateurs à vie,
lorsqu'il fit briller ainsi à tous les yeux deux cents récompenses pour les
traîtres, comment les Chapelier, les Barnave, les Péthion, les Target, les
Grégoire, les Robespierre, les Bianzat, les Volney, les Mirabeau... et tous
les bretons, comment les fidèles défenseurs du peuple n'ont-ils pas déchiré
leurs vêtements en signe de douleur ? Comment ne se sont-ils pas écriés
— Il a blasphémé !... Proposer un veto absolu, et, pour comble de maux, des
aristocrates à vie, à fa nomination royale, je demande si on peut concevoir
une mo» Gon plus liberticide. « Le
Palais-Royal avait-il donc si grand tort de crier contre les auteurs et
fauteurs de pareilles motions ? Je sais que la promenade du Palais-Royal est
étrangement mêlée, que les filous y usent fréquemment de la liberté de la
presse, et que maint zélé patriote a perdu plus d'un mouchoir dans la
chaleur des motions. Cela n'empêche point de rendre un témoignage honorable
aux promeneurs du Lycée et du Portique. Ce jardin est le foyer du
patriotisme, le rendez-vous de l'élite des patriotes qui ont quitté leurs
foyers et leurs provinces pour assister au magnifique spectacle de la
révolution de 1789, et n'en être pas spectateurs oisifs. De quel droit priver
de suffrages cette foule d'étrangers, de suppléants, de correspondants de
leurs provinces ? Ils sont Français, ils ont intérêt à la constitution et le
droit d'y concourir. Combien de Parisiens même ne se soucient pas d'aller
dans leurs districts ! Il est plus court d'aller au Palais-Royal ; on n'a pas
besoin d'y demander la parole à un président, d'attendre son tour pendant
deux heures. On propose sa motion : si elle trouve des partisans, on fait
monter l'orateur sur une chaise ; s'il est applaudi, il la rédige ; s'il est
sifflé, il s'en va. Ainsi faisaient les Romains, dont le forum ne ressemblait
pas mal à notre Palais-Royal. Ils n'allaient point au district demander la
parole : on allait sur la place, on montait sur un banc sans craindre d'aller
à l'Abbaye. Si la motion était bien reçue, on la proposait dans les formes.
Alors on l'affichait sur la place ; elle y demeurait en placard pendant
vingt-neuf jours de marché. Au bout de ce temps il y avait assemblée générale
; tous les citoyens, et non pas un seul, donnaient la sanction. Honnêtes
promeneurs du Palais-Royal, ardents promoteurs de tout bien public, vous
n'êtes point des pervers et des Catilinas, comme vous appellent M. de
Clermont-Tonnerre et le Journal de Paris, que vous ne lisez point. Catilina,
s'il m'en souvient, voulait se servir du veto et l'arracher au peuple, à
l'exemple de Sylla. Ainsi, loin d'être des Catilinas, vous êtes tout le
contraire, et les ennemis de Catilina. Mes bons amis, recevez les plus
tendres remercîments de la Lanterne. C'est du Palais-Royal que sont partis
les généreux citoyens qui ont arraché des prisons de l'Abbaye les
gardes-françaises détenus ou présumés tels pour la bonne cause ; c'est du
Palais-Royal que sont partis les ordres de fermer les théâtres et de prendre
le deuil le 12 juillet ; c'est au Palais- Royal que le même jour on a crié :
Aux armes ! et pris la cocarde nationale ; c'est le Palais-Royal qui,
depuis six mois, a inondé la France de toutes les brochures qui ont rendu
tout le monde et le soldat même philosophe. C'est au Palais-Royal que les
patriotes, dansant en rond avec la cavalerie, les embrassant, les enivrant,
prodiguant l'or pour les faire boire à la santé de la nation, ont gagné toute
l'armée et déjoué les projets infernaux des véritables Catilinas ; c'est le
Palais-Royal qui a sauvé l'Assemblée nationale et les Parisiens ingrats d'un
massacre général. Et parce que deux ou trois étourdis — Voyez la séance du 31
août —, qui eux-mêmes ne veulent pas la mort du pécheur, mais qu'il se
convertisse, auront écrit une lettre comminatoire, une lettre qui n'a pas été
inutile, le Palais-Royal sera mis en interdit, et on ne pourra plus s'y
promener sans être regardé comme un Maury et un d'Espréménil I On ne
réfléchit pas assez combien le veto était désastreux. Peut-on ne pas voir
qu'au moyen du veto, en vain nous avions fait chanter un Te Deum au
clergé pour la perte de ses dîmes ! Le clergé et la noblesse
conservaient leurs privilèges. Cette fameuse nuit du 4 au 5 août, le roi eût
dit : Je la retranche du nombre des nuits ; je défends qu'on en invoque les
décrets ; j'annule tout : veto. En vain l'Assemblée nationale aurait
supprimé les fermiers généraux et la gabelle, le roi aurait pu dire : veto.
Voilé pourquoi M. Treillard, avocat des publicains, a défendu le veto jusqu'à
extinction de voix. Il a bravé l'infamie, et a dit comme M. Pincemaille, dans
Horace ; Popolus
me sibilat, et mihi plaudo, Ipse
dam, nummas simul ne contemptor in aria. « Il
semble, en vérité, » dit ailleurs Desmoulins, « que Paris n'ait couru en
juillet que des dangers imaginaires. Est-ce qu'il n'y avait pas une conspiration
? Que signifiaient ces deux régiments d'artillerie, ces cent pièces de canon,
ce déluge d'étrangers : les régiments de Salis-Samade, Châteauvieux»
Diesbach, Royal-Suisse, Royal-Allemand, Rœmer, Berchiny, Esterhazy ? cette
multitude de hussards et d'Autrichiens, altérés de pillage, et prêts à se
baigner dans le sang de ce peuple si doux, qu'aujourd'hui même à peine
peut-il croire à l'existence de ce complot infernal ? Mais comment n'y pas
croire ? Est-ce qu'on n'avait pas transporté trois pièces d'artillerie sur la
terrasse d'un citoyen, à Passy, parce qu'on l'avait trouvée propre à canonner
de là les Parisiens sur ce même quai où Charles II les avait arquebusés il y
a deux cents ans ? Est-ce que Bezenval ne s'est pas mis en fureur à la
nouvelle du renvoi de M. Necker, parce que c'était sonner avant le temps les
vêpres siciliennes ?... On a développé leur plan d'attaque dans le Courrier
de Versailles, à Paris dans le Point du Jour, etc., etc. Moi-même, j'ai
entendu de respectables militaires, des officiers généraux, obligés de
s'avouer à eux-mêmes qu'il n'est que trop vrai qu'une cour aussi corrompue que
celle de Catherine de Médicis était aussi sanguinaire. « Les
petits maîtres et petites maîtresses si voluptueux, si délicats, si parfumés,
qui ne se montraient que dans leurs loges ou dans d'élégants phaétons, qui
chiffonnaient, dans les passe-temps de Messaline et de Sapho, l'ouvrage
galant de la demoiselle Bertin, à leurs soupers délicieux... le plan de Paris
à-la main, montraient gaîment comme le canon ronflerait des tours de la
Bastille, comme, des hauteurs de Montmartre, les batteries choisiraient les
édifices et les victimes, comme les bombes iraient tomber paraboliquement
dans le Palais-Royal. J'en demande pardon à M. Bailly, cet excellent citoyen,
ce digne maire de la capitale, mais il sait bien que le maire de Thèbes,
Épaminondas, au rapport de Cornelius Nepos, ne se serait jamais prêté à un
mensonge, même pour ramener le calme. A qui fera-t-il croire que la
plate-forme de Montmartre n'ait pas été destinée uniquement à nous foudroyer
et qu'elle puisse servir à un autre usage ? Bons Parisiens, il y avait donc
contre vous une conspiration exécrable... Puisque la trahison est avérée,
pourquoi s'inquiéter si peu des traîtres ?... Cela est vieux, dit-on, et
devrait être oublié. Mais s'imagine-t-on que je ne me souvienne plus que le
sieur de Menemy, figurant aujourd'hui parmi les représentants de la commune,
était le féal du sieur Barentin et le directeur de la librairie ?
S'imagine-t-on que j'aie oublié la consternation de la capitale, le dimanche
12 juillet, quand les plus zélés patriotes, parmi les électeurs, conjuraient
M. de la Vigne, leur président, de sonner à l'instant le tocsin et de
convoquer leur assemblée générale ? Le pusillanime président les désespéra
par ses refus, et, malgré les reproches les plus durs qu'il essuyait de ces
zélateurs du bien public, sut reculer encore de vingt-quatre heures. » XVI. Les
cris de la faim se mêlaient de plus en plus aux rires provoqués par les
discours de la Lanterne aux Parisiens. Camille Desmoulins jouait avec le feu
des plus dangereuses émotions du peuple. On demandait aux fermiers de porter,
sous des peines sévères, des quantités prescrites de blé sur le marché. On
leur imposait l'obligation de réserver un certain nombre d'heures de ces
marchés à la vente exclusive des approvisionnements de la capitale. On
comptait les gerbes, on marquait les sacs, on inventoriait les greniers et
les granges. La disette, qui aurait dei se changer en sécurité par l'approche
et par la surabondance des récoltes, s'accroissait par ces mesures. Le
marchand, menacé du nom d'accapareur, n'osait toucher au blé de peur de
compromettre sa vie : un seul cri dans un marché désignait un homme à la
mort. Des bruits calomnieux de concert entre la cour et le comte d'Artois,
l'aristocratie et les puissances étrangères pour affamer la France afin de
l'asservir plus sûrement par de nouveaux coups d'État, étaient chaque jour dénoncés
au peuple. Des dissensions sanglantes s'élevaient à Lyon et dans plusieurs
autres villes entre la bourgeoisie armée et le peuple désarmé, qui demandait
à partager les armes et à s'emparer (les canons. XVII. Marat,
membre du conseil de la commune et rédacteur de l'Ami du Peuple, s'élevait,
avec la brutalité de sa voix, de son geste, de sa plume, contre les délais
que le, roi apportait à la sanction des décrets sur la suppression de la dîme. « Ce
parti, » s'écriait-il, « n'a en vue, dans ce refus de sanction, que
de ménager un parti formidable, le clergé, les tribunaux, les négociants, les
financiers, la foule des créatures que le premier achète à sa cause avec les
deniers de l'Etat. En refusant également d'exécuter les mesures que vous
prescrivez sur la circulation et sur l'exportation des grains, ils ourdissent
un complot de famine ! « ...
A quoi en serons-nous réduits, grand Dieu ! » poursuivait-il dans l'Ami du
Peuple, « si on discute une à une chaque conséquence de nos
principes ? Quand sera terminé le grand œuvre de notre constitution ? « Défions-nous,
on nous leurre ! on nous endort ! Il y a longtemps que j'aurais dévoilé le
grand œuvre des conjurés sans la lâcheté des imprimeurs, qui refusent par
peur leurs presses à la vérité ! » XVIII. Marat,
Suisse de naissance, médecin de profession, écrivain jusque-là obscur et
impatienté de son obscurité, avait cherché le bruit et le scandale à défaut
de la gloire. Nul homme de son temps ne nourrissait dans son aine une haine
plus sombre et plus concentrée contre la société, qui n'avait fait place ni à
ses systèmes scientifiques, ni à ses idées sociales, ni à son orgueil
souffrant. Il s'était jeté tout à coup dans son élément, au milieu des ruines
et de l'anarchie que la commotion révolutionnaire venait d'entasser à ses
pieds. De ces ruines, il s'était fait soudainement une tribune ; il avait
rêvé d'instinct pour lui le rôle de Marius des prolétaires. Sa démagogie
était plus dangereuse que celle de Camille Desmoulins, parce qu'elle était
plus sincère. Le fanatisme est la force des révolutions. Marat était le
fanatique du peuple ; le peuple ne pouvait tarder à être le fanatique de
Marat. Son
style, inculte, sauvage, incisif, débordant d'images vulgaires, imbibé de
larmes et de sang, attendri d'une compassion déclamatoire, mais réelle, sur
les iniquités sociales et sur les indigences des salariés, avait des
gémissements de femme pour les misérables, des rugissements de lion contre
les heureux. Il s'était fait dès le premier jour le tribun des douleurs
publiques ; il ameutait les calamités du peuple ; il réclamait justice ;
bientôt il allait demander vengeance. Nul cœur ne paraissait plus déchiré que
le sien par le spectacle des pénuries et des dangers de la capitale. Ses
gémissements éclataient en sanglots dans sa feuille. Il
prophétisait les désastres, il subodorait les complots. IL s'était constitué
le délateur d'office de la multitude, dévoué tous les jours en victime à la
haine des oppresseurs et des tyrans. Bailly, Lafayette, l'Assemblée, la garde
nationale, Mirabeau, la Commune elle-même, lui apparaissaient déjà comme une
seconde génération d'aristocratie bourgeoise et d'oppresseurs privilégiés,
n'ayant renversé une cour despotique que pour élargir eux-mêmes sur le vrai
peuple le despotisme plus indestructible de la classe propriétaire sur la
classe dépossédée par les temps ; il les désignait timidement encore comme
les héritiers futurs de la tyrannie renversée, et pour les rendre plus
odieux, il montrait en eux au peuple les complices cachés de la cour et de
l'étranger. Le peuple, qui aime les délateurs parce qu'il craint partout les
pièges, aimait Marat : il retrouvait dans sa feuille tous ses soupçons et
tous ses tumultes d'esprit. XIX. Cependant,
au milieu de ce désordre et de ce bouillonnement d'idées et de passions,
Marat seul à cette époque proclamait une pensée juste, profonde,
véritablement politique : c'était la nécessité d'une tribune, d'un dictateur,
d'un inter-roi dépositaire momentané et absolu du pouvoir révolutionnaire
pendant la lente élaboration d'un nouveau gouvernement national qui livrait
la France à toutes les factions et la Révolution elle- même à l'anarchie. Si
jamais une heure fut indiquée pour un dictateur, c'était celle-là. Marat, en
l'invoquant à tout prix pour lui ou pour un autre, faisait acte d'homme
d'Etat. Le
premier acte du peuple et de l'Assemblée nationale, après leur victoire du 14
juillet, aurait dû être d'escorter respectueusement le roi et ses ministres
loin du lieu des délibérations jusqu'à l'achèvement de 'la constitution, et
de nommer une magistrature militaire dictatoriale, intérimaire muette,
absolue, pour imposer le silence et l'immobilité aux complots de la cour et
aux factions du peuple qui troublaient la pensée de la France. C'est le
tribun de la constitution, le Washington de la France, que demandait Marat.
Lafayette, il est vrai, aspirait évidemment à ce rôle, et peut-être en
était-il digne par la grandeur de son aspiration. Mais Lafayette n'était ni
indépendant du roi, qui l'avait nommé pour obéir au peuple, ni indépendant du
peuple, qui l'avait nommé pour asservir le roi. Combattu entre ças deux
origines et entre ces deux devoirs, Lafayette ne pouvait demander que la
popularité d'un côté, et que la déférence de l'autre. Dictature de
complaisance, dont il n'avait ni le titre ni le droit dans un mandat
national. Où un tribun dictateur aurait régné, Lafayette manœuvrait :
l'homme manquait au rôle, et le rôle manquait à l'homme. XX. Déjà
Paris lui échappait : il ne le retenait qu'à force de concessions et de
caresses. Ses propres soldats étaient ses maîtres : il persuadait au lieu de
commander. Les rumeurs qui couraient au Pelais-Royal et dans le faubourg
d'une nouvelle tentative armée de la cour contre Paris avaient exalté la fureur
des gardes- françaises incorporés (trame compagnie soldée et comme grenadiers
dans la garde nationale. Ils avaient délibéré séditieusement de prévenir les
desseins de la cour et de marcher sur Versailles en entraînant leur général,
pour intimider les conspirateurs et ramener le roi à Paris. Lafayette,
informé de cette résolution des grenadiers, les avait détournés d'un attentat
contre l'Assemblée et le château, et il avait rassuré les ministres sur cette
indiscipline, qu'il croyait réprimée. « M.
de la Rochefoucauld, » avait secrètement écrit Lafayette à M. de
Saint-Priest, ministre de l'intérieur, « M. de la Rochefoucault vous
aura dit l'idée qu'on avait mise dans la tête des grenadiers — les
gardes-françaises —, d'aller cette nuit à Versailles. Je vous ai mandé de
n'être pas inquiet, parce que je comptais sur leur confiance en moi pour
détruire ce projet, et je leur dois la justice de dire qu'ils avaient compté
me demander la permission... Cette velléité est entièrement détruite par les
quatre mots que je leur ai dits, et il ne m'en est resté que l'idée des
ressources inépuisables des cabaleurs. Vous ne devez regarder cette
circonstance que comme une nouvelle indication de mauvais desseins, mais non,
en aucune manière, comme un danger réel. Envoyez ma lettre M. de Montmorin...
On avait fait courir la lettre dans toutes les compagnies de grenadiers, et
le rendez-vous était pour trois heures à la place Louis XV. » XXI. Mais
les bruits d'un complot formé à Versailles entre quelques membres de
l'Assemblée, des généraux et des ennemis de la révolution restés au château
pour donner au roi des conseils anti-populaires, neutralisaient tous les
efforts de Bailly, de Lafayette et des citoyens calmes, pour contenir les
démagogues de Paris. On répandait, et les voiles déchirés depuis sur les
intelligences secrètes de Mirabeau avec la cour justifient une partie de ces
ru-- meurs, on répandait que le roi, désarmé de sa force, de sa liberté et
même de sa dignité de roi constitutionnel devant les exigences de
l'Assemblée, dominée elle-même par la pression de la capitale, méditait une
évasion ou une retraite armée loin de Versailles ; qu'il avait nommé le
marquis de fouillé, caractère ferme, aimé et craint (lu soldat, au
commandement de la ville de Metz et de la province des Trois-Evêchés, afin de
se préparer une place forte et une armée de guerre civile contre
l'insurrection de la capitale ; que le marquis de Bouillé, à la tête de la
cavalerie, plus dévouée que l'infanterie aux intérêts de l'aristocratie et de
la cour, accourait à marches forcées au-devant du roi pour couvrir sa fuite
vers la Lorraine ; que le roi, une fois en sûreté sous l'épée de son général,
proclamerait la nullité de tous les décrets plus insurrectionnels que
constitutionnels de l'Assemblée nationale, depuis le jour où elle avait
usurpé d'abord la moitié, puis la totalité de la souveraineté sur la couronne
; qu'il convoquerait à Metz ou à Tours de nouveaux états généraux délibérant
au milieu des troupes royales ; qu'il ferait désavouer par cette Assemblée
complice ou captive les empiétements accomplis sur la royauté par la nation ;
qu'il marcherait sur Paris à la tête de l'armée de l'aristocratie et du
despotisme, et qu'il laverait dans le sang des habitants de Paris les
insultes de sa couronne. XXII. Les
timides précautions prises par le ministre et par la municipalité de
Versailles pour préserver la résidence du roi et de l'Assemblée des invasions
et des outrages des rassemblements du Palais-Royal, semblaient dévoiler
quelques desseins de cette nature. On en trouve la trace dans toutes les
révélations postérieures des royalistes, des ministres et des partisans de la
liberté constitutionnelle, plus ou moins initiés alors aux secrets du
château. Le temps même semblait inspirer des conseils désespérés au roi, à la
merci de toutes les factions. Séparé des ministres de son choix, obligé
d'éloigner ses troupes en face d'une Assemblée qui s'était déclarée
souveraine, qui lui laissait à peine, pour toute prérogative, la faculté de
suspendre pendant quelques semaines l'exécution des ordres dont il serait
moins l'exécuteur que l'esclave ; à deux pas enfin d'une capitale armée, dont
les outrages quotidiens contre la reine, contre ses frères, contre ses amis,
contre lui-même, arrivaient jusque sous les fenêtres de son palais, et dont
les séditions pouvaient sortir à toute heure, pour venir faire du roi de la
nation le jouet ou la victime de la populace, il était naturel que le
malheureux prince regardât sans cesse autour de lui d'où lui viendrait le
salut, et que les conseils plus ou moins éclairés de tous roux qui ne
voulaient pas sa perte se heurtassent nuit et jour dans son esprit. XXIII. Mirabeau,
encore indécis entre les caresses des démagogues, avec lesquels il avait des
intelligences à haute voix à la tribune, et le rôle de premier ministre,
sauveur de la monarchie, fondateur de la liberté constitutionnelle,
redoublait d'instances auprès de la Marck, pour faire agréer ses services
toujours suspects. Plus avant dans les confidences de la faction d'Orléans,
qui le recherchait alors comme l'arbitre d'une couronne, plus avant encore
dans les complots des démagogues du Palais-Royal par les confidences de
Danton, de Camille Desmoulins et des jeunes agitateurs de Paris, les yeux,
les oreilles et les mains dans la capitale, Mirabeau connaissait mieux
qu'aucun autre membre de l'Assemblée la fermentation sourde du peuple et les
extrémités sinistres du roi. Il ne cessait d'avertir le comte de la Marck de
l'imminence et de la gravité des périls qui menaçaient la famille royale, et
sur lesquels on semblait s'endormir encore au château. « A
quoi donc pensent ces gens-là ? » dit-il à la fin de septembre à son ami. « Ne
voient-ils donc pas les abîmes qui s'approfondissent d'heure en heure sous
leurs pas ? » Et
quelques jours plus tard, presque à la veille du 5 octobre, abordant la Marck
avec un visage plus consterné et avec un accent plus fiévreux d'impatience, « Tout
est perdu. C'en est fait de lui ! » dit-il : « le roi et la reine y périront
! » Le
comte de la Marck repoussant ces horribles augures, « Non ! non ! » reprit
avec plus de désespoir et de pitié Mirabeau, « vous le verrez, la populace
battra les pavés de leurs cadavres ! » La Marck frémit à cette expression
tragique, qu'il attribua à l'exagération oratoire de cette grande
imagination. Mais Mirabeau s'apercevant de l'incrédulité de son ami à sa
physionomie, « Oui, je vous le répète, » ajouta-t-il, « on battra les
pavés de leurs cadavres. « Vous ne comprenez pas encore assez les
dangers de leur situation. Il faudrait bien cependant la leur faire connaitre ! » XXIV. Il
s'ouvrait au même moment, et avec la même indiscrétion d'effroi, à Malouet,
un des confidents les plus sûrs et les plus éclairés des ministres. « Je ne
suis point homme à me rendre lâchement au despotisme, » lui dit-il un jour. « Je
veux une constitution libre, mais monarchique ; je ne veux pas ébranler la
monarchie, mais si on ne se met tout de suite en mesure, j'aperçois dans
l'Assemblée de si mauvais esprits, tant d'inexpérience, tant d'exaltation,
d'aigreur, une résistance si inconsidérée dans les deux premiers ordres, que
je redoute les plus funestes commotions. Faites savoir à vos amis que s'ils
ont un plan, je le défendrai ! » Pendant
ces préludes des journées du 5 et 6 octobre, le poids de ces événements
futurs pesait évidemment d'avance sur l'imagination de Mirabeau. Tout indique
en lui le pressentiment d'un attentat contre le roi et la passion de le
prévenir. Les plans de fuite pour la cour, de convocation de l'Assemblée à
Rouen et à Tours, de constitution pondérée, interposée, à l'abri des troupes,
entre le despotisme des ministres et le despotisme de la capitale, d'entente
avec Lafayette, de direction du ministère remis au comte de Provence, de
confiance donnée au marquis de Bouillé pour couvrir d'un grand rassemblement
de troupes fidèles la liberté du roi et de l'Assemblée, de fortes
prérogatives royales conservées au roi dans la constitution, de
représentation nationale divisée en deux chambres, tous ces plans, encore
confus, qu'il devait mil& quelques jours après, roulaient déjà dans son
esprit et se révélaient à demi dans ses intimités à Versailles. Mais l'heure
allait les devancer. XXV. Paris
aussi avait le pressentiment des projets d'éloignement que les circonstances,
autant que les hommes, devaient conseiller au roi. Ces plans présumés, plus
que connus, jetaient la fureur dans le peuple. On craignait la faim, on
répandait dans la garde nationale et dans les hautes classes la crainte plus
fondée d'une guerre civile. Tant que le roi serait à la merci d'un enlèvement
ou d'une fuite de Versailles au milieu de son armée, il n'y aurait ni repos
pour Paris ni sécurité pour la Révolution. On s'entretenait avec terreur des
suites funestes d'une scission patente entre le roi et l'Assemblée. Ces deux
France, face à face, l'une faisant appel à l'antique fidélité ' des provinces
et à l'honneur des troupes, l'autre aux passions qui avaient produit les
journées du brigandage, de l'incendie des châteaux, des massacres de Paris,
consternaient non-seulement les amis du roi, mais aussi les patriotes.
Lafayette lui-même, qui avait plus à perdre ou plus à gagner que personne
dans la disparition du roi, dissimulait mal son indignation contre les plans
d'évasion qu'on supposait à la cour. Soit colère sourde contre des plans dont
l'exécution allait faire évanouir son rôle récent d'arbitre entre la 'royauté
et l'anarchie, soit habitude en lui de se prêter aux confidences de tous les
partis, même aux plus extrêmes, avec un sourire d'intelligence pour tous, on
répétait de lui des demi-mots à mauvaises interprétations contre le roi. Une
lettre confidentielle du comte d'Estaing à la reine, datée de la fin de
septembre, révèle les dispositions d'esprit de Lafayette, telles qu'il les
laissait du moins transpirer à Paris. XXVI. Le
comte d'Estaing était un grand nom militaire de ce règne : général de terre
et général de mer à la fois, il avait commandé avec un double éclat, dans la
guerre d'Amérique et des colonies, nos troupes auxiliaires des Américains et
nos flottes victorieuses contre les Anglais. fion nom avait été consacré en
France, et par la cause de l'indépendance qu'il avait fait triompher à Boston
et par la gloire navale qu'il avait répandue sur nos escadres. Rentré en
France comme Lafayette et les Lameth, il s'était trouvé naturellement porté à
embrasser dans sa patrie la cause de la liberté à laquelle il avait dû sa
renommée sur un autre continent. Avide d'applaudissements comme Lafayette, il
avait déclamé avec passion contre la cour. La popularité qui s'attachait à son
double titre de guerrier et de citoyen l'avait fait nommer, le lendemain du
14 juillet, commandant de la garde nationale de Versailles. C'était un de ces
hommes héroïques sur un champ de bataille ou sur le pont d'un vaisseau de
guerre, transfuges obséquieux de la faveur et de la fortune dans la guerre
civile, où l'homme n'est soutenu que par son propre caractère. Le
comte d'Estaing, craignant de se tromper de cause, les servait toutes les
deux. Courtisan du roi, confident officieux de la reine, adulateur de la
multitude à la fois, il cherchait à concilier en lui la confiance de la cour
et celle de la Révolution : les lettres secrètes qu'il remettait à la reine
portent ce caractère de duplicité complaisante sous l'accent affecté de la
rudesse militaire. Sa vie postérieure a caractérisé plus sévèrement encore
cette petitesse du citoyen dans le héros. Prisonnier en 1793 et appelé en
témoignage dans le procès de la reine, d'Estaing craignit moins de ramper que
de mourir ; il n'aggrava pas l'accusation contre la victime, mais il se
justifia devant les juges du soupçon d'avoir voulu l'excuser. XXVII. « Mon
devoir et ma fidélité l'exigent, » écrivait le comte d'Estaing à
Marie-Antoinette, « il faut que je mette aux pieds de la reine le compte
du voyage que j'ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la veille d'un
assaut ou d'un combat naval. J'ose assurer que je ne suis pas timide en affaires.
Elevé auprès de M. le Dauphin, qui me distinguait, accoutumé à dire la vérité
à Versailles dès mon enfance, soldat et marin, instruit des formes, je les
respecte sans qu'elles puissent altérer ma franchise ni ma fermeté Eh bien !
il faut que je l'avoue à Votre Majesté, je n'ai pas fermé l’œil de la nuit. « On
m'a dit dans la société, dans la bonne compagnie, et que serait-ce, juste
ciel ! si cela se répandait dans le peuple ! on m'a répété que l'on prend des
signatures dans le clergé et dans la noblesse. Les uns prétendent que c'est
d'accord avec le roi ; d'autres croient que c'est à son insu. On assure qu'il
y a un plan de formé ; que c'est par la Champagne ou par Verdun que le roi se
retirera ou sera enlevé ; qu'il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé, et par
qui ? Par M. de Lafayette, qui me l'a dit tout bas chez M. Jauge. J'ai frémi
qu'un seul domestique l'entendît. Je lui ai observé qu'un mot de sa bouche
pouvait devenir un signal de mort. Il est froidement positif, M. de
Lafayette. « ...
Il m'a répondu qu'à Metz, comme ailleurs, les patriotes étaient les maîtres,
et qu'il valait mieux qu'un seul homme mourût pour le salut de tous. M. de
Breteuil, qui tarde à s'éloigner, conduit le projet. On accapare l'argent, et
l'on promet de fournir un million et demi par mois. M. le comte de Mercy est
malheureusement cité comme agissant de concert. « Voilà
les propos. S'ils se répandent dans le peuple, leurs effets sont
incalculables. Cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m'ont paru
épouvantés des suites ; le seul doute de la réalité peut en produire de
terribles. Je suis allé chez M. l'ambassadeur d'Espagne, et c'est là, je ne
le cache pas à la reine, où mon effroi a redoublé. M. de Fernand Nunès a
causé avec moi de ces faux bruits, de l'horreur qu'il y avait à supposer un
plan impossible qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante
des guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de
la monarchie, devenue la proie de la rage intérieure, de l'ambition
étrangère, qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à
la France. « Après
avoir parlé de la cour errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne l'ont pas
soutenue lorsqu'ils le pouvaient et qui voudraient encore, qui veulent
actuellement l'entraîner dans leur chute par-là, et m'être affligé d'une
banqueroute générale, devenue dès lors indispensable et de toute manière
épouvantable, je me suis bien douté que, du moins, il n'y aurait d'autre mal
que celui que produirait cette fausse nouvelle, si elle se répandait, parce
qu'elle était une idée sans aucun fondement. M. l'ambassadeur d'Espagne a
baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis devenu pressant, et il est
enfin convenu que quelqu'un de considérable et de croyable lui avait appris
qu'on lui avait proposé de signer une association. Il n'a jamais voulu me le
nommer. Mais, soit par inattention, soit pour le bien de la chose, il n'a
point heureusement exigé une parole qu'il m'aurait fallu tenir. Je n'ai pas
promis de ne dire à personne ce fait ; il m'inspire une grande terreur que je
n'ai jamais connue ; ce n'est pas pour moi que je réprouve. Je supplie la
reine de calculer dans sa sagesse tout ce qui pourrait arriver d'une fausse
démarche. La première coûte assez cher. J'ai vu le bon cœur de Sa Majesté
donner des larmes au sort des victimes immolées. Actuellement, ce serait des
flots de sang versé inutilement qu'on aurait à regretter. Une simple indécision
peut être sans remède. Ce n'est qu'en allant au-devant du torrent, ce n'est
qu'en le caressant qu'on peut parvenir à le diriger en partie. « Rien
n'est perdu ; la reine peut reconquérir un roi, son royaume : la nature lui
en a prodigué les moyens ; ils sont seuls possibles. Elle peut imiter son
auguste mère, sinon je me tais. Le trouble d'hier n'était rien ; il parait
que le boulanger nommé Augustin, demeurant rue de Sainte-Famille, a voulu
vendre un pain quatre sols plus cher ; il a vu le réverbère descendre, la
corde prête ; ses pauvres meubles ont été brûlés, il sera jugé ; et ceux qui
allaient faire justice eux-mêmes le seront aussi. « Je
supplie la reine de m'accorder une audience pour un des jours de cette
semaine. » XXVIII. Soit
que la reine, dans cette entrevue, assouplit le patriotisme ombrageux du
comte d'Estaing, soit que le comte d'Estaing eût intimidé la reine et ramené
cette princesse à des promesses rassurantes pour la révolution, en démentant
les projets de fuite et d'appel aux armes, les ministres, la municipalité de
Versailles et le comte parurent agir de concert en appelant à Versailles le
régiment de Flandre pour prêter force à la garde nationale, à la ville, à
l'Assemblée et au château menacés. Le
régiment de Flandre, en entrant à Versailles, fut accueilli par le comte
d'Estaing et par les officiers de la garde nationale avec une cordialité et
une confiance qui ne semblaient voir que des frères d'armes dans ces soldats.
Une partie du peuple de Versailles, malgré l'opposition d'un chef de
bataillon nommé Lecointe, se porta en masse au-devant du régiment et lui fit
cortége jusqu'à la grille du château. Les sentiments patriotiques de cette
troupe, qui était restée incorruptible à l'embauchage, mais qui fraternisait
de cœur avec l'opinion du peuple, les témoignages mutuels de confiance que se
donnaient la population et les soldats sous les fenêtres du château,
réjouirent la municipalité, mais alarmèrent la cour. On craignit d'avoir
appelé un renfort au lieu d'une défense contre les insurrections pressenties
de la capitale. La pensée de faire couvrir à la dernière extrémité la
retraite du roi et de la reine par un régiment réputé fidèle s'évanouit dans
l'esprit des conseillers de la reine à ces symptômes de concert entre les
soldats et le peuple. Renvoyer le régiment pour en appeler un autre aurait
été une révélation de défiance ou d'arrière-pensée. On aurait éventé ainsi
les craintes ou les projets du château. XXIX. On
résolut ("le séduire ce régiment par des caresses et de s'assurer du
cœur des soldats par une de ces surprises d'enthousiasme et d'attendrissement
qui enlève des hommes impressionnables par les sens, et qui, une fois
enlevés, les engage par l'esprit de corps. La
reine, témérairement conseillée par quelques militaires dévoués, par le baron
de Breteuil et par le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche, se
souvint de Marie-Thérèse, sa mère. Elle jouit de se conquérir, comme elle,
par sa beauté et son courage, le cœur ébranlé des soldats. Sous prétexte de
fêter dans un repas de corps, selon l'habitude militaire des villes de
garnison, l'entrée d'un régiment, la cour prêta les vastes salles de
spectacle aux hôtes et aux convives, reçut le régiment à une table splendide
dans son propre palais. Des invitations adressées par les gardes du corps aux
officiers de tous les corps militaires de la maison du roi et aux officiers
de la garde nationale connus par leur attachement à la royauté convoquèrent
trois cents officiers à cette fête. La cour entière, avertie des scènes
préparées pour faire éclater l'enthousiasme des troupes, remplirent les loges
ou circulèrent autour du banquet. Les orchestres des régiments de Flandre,
des gardes du corps, mêlant l'ivresse des sons à l'ivresse des vins,
exaltèrent jusqu'au délire l'âme des convives. Le bonheur de cette réunion
entre des corps que leur concorde rendait invincibles, l'orgueil de rentrer
dans cette ville royale amis l'humiliation d'en avoir été éloignés, la
certitude de triompher aisément de cette population victorieuse et injurieuse
de Paris, si elle tentait d'accomplir les attentats annoncés contre cette
famille royale désormais couverte par tant d'épées ; le lieu de la scène
consacré aux yeux des officiers et des soldats par l'habitation du roi, par
les pompes et par le luxe de la royauté ; la présence, la beauté, les
sourires, les encouragements, les applaudissements des femmes de la ville et
de la cour qui remplissaient les galeries de la salle de spectacle et qui
couronnaient d'avance de leurs gestes les vengeurs de la majesté royale
jusque-là si Impunément outragée ; enfin, la pitié généreuse des braves pour
tant de larmes versées dans ce palais par une reine dont la jeunesse, les
charmes et le courage relevaient la dignité dans les cœurs, tout fanatisait
le dévouement des hôtes et des spectateurs. La Révolution, l'Assemblée
nationale, le peuple, la ville, la capitale, étaient oubliés ; les murs qui
séparaient les convives de ces images et de ces souvenirs du 14 juillet
semblaient les séparer de la nation. Le palais leur paraissait un sanctuaire
protégé per leur fidélité chevaleresque contre les vicissitudes impuissantes
de l'opinion et élevé désormais au-dessus des vains orages de la terre : ils
croyaient avoir reconquis le palais de Louis XIV. Les fumées des mets, des
vins, des flambeaux flottaient entre le monde réel et cette salle où ils
s'enivraient de leurs illusions. XXX. On
touchait à ce moment du festin où les verres levés entrechoquent les verres
et où les libations accompagnées de quelques paroles brèves et fortes
résument la signification du banquet et font faire explosion aux sentiments
mal contenus dans les âmes. La
reine attendait dans ses appartements qu'on vint l'avertir de l'heure où les
sens et les cœurs, échauffés par la longue palpitation de l'attente, lui
préparaient l'accueil le plus enthousiaste et le plus assuré. Déjà des voix
nombreuses, plus téméraires Ou plus affidées, invoquaient sa présence en criant
: La reine ! la reine ! Que la reine daigne venir contempler ses
défenseurs, et récompenser d'un regard ceux qui sont prêts mourir pour elle ! On
venait de faire entrer dans la salle du banquet, pour grossir les
acclamations, les grenadiers du régiment de Flandre, les Suisses, les
dragons, les chasseurs des Trois-Evêchés. A ce
moment, la reine parut : elle portait son fils dans ses bras. Son visage,
depuis longtemps assombri par la tristesse et pâli par les larmes, avait
repris, sous ce reflet de félicité passagère, tout l'éclat de sa majestueuse
beauté. Elle portait son fils dans ses bras : ce geste, qui réunit dans un
regard la femme, la reine et la mère, exalte toujours l'attachement et
attendrit même l'inimitié. L'enfant, ébloui par la splendeur des armes et
assourdi par les clameurs de ces milliers d'hommes debout, imitait lui-même,
avec ses mains tendues vers la foule, les applaudissements qui s'étaient
élevés à l'aspect de sa mère. Le roi rentrait de la chasse, et la reine
l'avait entraîné avec peine à cette scène trop théâtrale pour sa timidité :
il marchait derrière sa femme et son fils. Un
tonnerre d'acclamations et de bravos entrecoupés par le cliquetis des sabres,
dont les poignées frémissaient sons les mains des convives, s'élevait à
chaque pas de la famille royale autour des tables. Par une inspiration
soudaine ou par une allusion préméditée, la musique des gardes et celle du
régiment de Flandre firent éclater en notes métalliques l'air populaire alors
de l'opéra de Richard Cœur de lion : Ô Richard ! ô mon roi ! l'univers t'abandonne
! XXXI. A ces
notes à la fois indignées et plaintives, où la fidélité d'un serviteur se
jure à lui-même une constance inébranlable pour son maître captif, et
reproche à la fortune l'abandon d'un roi prisonnier, les larmes coulent de
tous les yeux, la vengeance monte dans tous les cœurs, des applaudissements
frénétiques, des mains levées an ciel, d'autres pressées sur la poitrine ou
portées sur la garde des épées, interprètent par ces gestes muets à la reine,
au roi, à l'enfant, les sentiments passionnés que cet air éveille dans tous
les assistants. Les paroles re- trouvées dans la mémoire et bientôt éclatant
en chœur, en adressent le sens à la famille royale. La reine comprend ce
serment muet ; elle y répond par ses larmes, les spectateurs par leur
fanatisme. A la fin de l'air, les officiers et les soldats confondus tirent
d'un geste unanime leurs sabres et leurs épées du fourreau ; ils font de
leurs armes nues une voûte d'acier sur la salle, et portent les santés du
roi, de la reine, de l'enfant. L'écho de leur enthousiasme, de leur tendresse
et de leur délire perce les murailles et va retentir jusque sur la place
d'armes. Là des masses curieuses et indignées épiaient ce tumulte d'amour
pour en faire un crime à la cour et une honte aux soldats. XXXII. Le
délire, loin de s'apaiser après le départ du roi et de la reine, redoubla sur
leurs pas, comme si le respect avait contenu la moitié de l'explosion des
sentiments sur les lèvres. L'ivresse, décente jusque- là, se change en
véritable orgie d'enthousiasme. Le respect pour la demeure du roi, loin de
réprimer les manifestations soldatesques, semble les animer davantage.
L'émulation du fanatisme s'empare de tous les assistants. Les chefs, les
officiers, les soldats de toutes les armes et de la garde nationale
elle-même, rivalisent d'expressions, de serments, de gestes, de cris de
fidélité au roi. Les vina versés avec plus d'abondance aux soldats, la
musique redoublant d'accents passionnés et symboliques, portent le trouble
dans toutes les têtes. On semble chercher par quels excès de fidélité, par
quels scandales de joie, par quelles imprudences de sentiment chacun
signalera davantage son ivresse. Les officiers et les soldats escaladent les
loges pour monter jusqu'aux femmes. Les femmes leur tendent les mains et leur
distribuent leurs rubans ou leurs fleurs comme pour couronner leur fidélité à
leur maitre. Des
gardes du corps, qui n'avaient pas adopté encore la cocarde nationale,
arrachent une cocarde blanche d'un casque pour l'élever aux yeux de leurs
frères d'armes et pour la présenter comme le seul et vrai signe de la royauté
monarchique. A ce
geste, les femmes s'écrient : « Vive la cocarde blanche ! c'est la bonne ! »
Les officiers et les soldats applaudissent. Un chef de la garde nationale
arrache sa cocarde nationale et la foule aux pieds. Ce signe de mépris pour
les couleurs de l'insurrection imposées au roi lui-même est applaudi et imité
par quelques soldats. Ils se précipitent pêle-mêle avec leurs officiers de la
salle du banquet dans la cour de marbre, afin de prolonger sous les fenêtres
du roi et de la reine cette émeute d'amour ; des cris, des idolâtries, des
génuflexions, rappellent la famille royale aux fenêtres. Un officier de la
garde nationale de Versailles, M. de Perceval, aide de camp du comte
d'Estaing, escalade le balcon de l'appartement du roi, et s'écrie, en
montrant de la main les postes des gardes du corps : « Ces postes sont
désormais à nous comme à eux ! Qu'on nous appelle aussi les gardes du roi ! » XXXIII. Il
arbore la cocarde blanche aux yeux et aux applaudissements de ses camarades.
Deux grenadiers du régiment de Flandre veulent imiter l'escalade périlleuse
de cet officier. L'un d'eux se hisse jusqu'au balcon, l'autre retombe, et,
dans son désespoir, il se punit lui-même de sa maladresse en se jetant sur la
pointe de son sabre pour se percer le cœur. Cette démence tragique mêle les
cris de terreur aux cris de délire et fait enfin rentrer l'ordre et le
silence dans le château. Le lendemain, le suicide de cc soldat et les paroles
balbutiées par lui dans le vin furent interprétées par les royalistes comme les aveux et les
repentirs d'un conjuré se punissant lui-même de s'être laissé embaucher par les ennemis de son roi. L’ivresse
du festin semblait s'être communiquée au palais : la reine et le roi
reçurent, pendant la soirée, les félicitations de la cour et de la noblesse. « J'ai
été enchantée de la journée, » dit la reine à une députation de la garde
nationale qui venait la remercier des drapeaux qu'elle avait fait distribuer
aux bataillons. Les courtisans et les gardes ne déguisaient plus leur
confiance dans une contre-révolution prochaine, leur mépris pour les couleurs
de la nation et pour l'uniforme civique. Un chef de bataillon de la garde
nationale, chevalier de Saint-Louis, s'étant présenté le soir à la cour dans
son costume, « Avez-vous bien le cœur de paraître sous cet habit dans
l'antichambre de votre roi ! » lui dit un officier des gardes. Les
femmes de la reine et de la domesticité du château distribuaient des cocardes
blanches aux militaires qui traversaient les appartements. « C'est la bonne !
» disaient-elles ; « c'est la seule ! c'est celle qui triomphe ! » Lecointe,
de Versailles, s'indigne seul contre ces embauchages de la cour, il est
insulté dans le palais, il va porter ses plaintes au comte d'Estaing et
demande qu'on fasse prêter le serment de fidélité à la nation aux gardes du
corps. On ne lui répond qu'en répétant, le lendemain, les scènes du banquet
militaire dans la salle plus vaste du manégé. On y convie un plus grand
nombre de soldats. Les mêmes scènes et le même délire éclatent avec les mêmes
témérités de défi à la Révolution. La reine et la cour se croient désormais
certaines des cœurs et des armes des troupes : trop peu nombreuses pour une
attaque contre Paris, ces troupes l'étaient assez pour couvrir une retraite
et pour servir d'exemple à l'armée. La sécurité rentra dans le cœur de
Marie-Antoinette. XXXIV. Cependant
l'Assemblée nationale poursuivait ses délibérations et venait de remettre
dans plusieurs articles de la constitution le pouvoir exécutif tout entier et
le commandement de l'armée au roi. Elle s'alarme de ces symptômes et déplore
ces scandales et ces imprudences. Paris, instruit de ce que les journalistes
appelaient l'orgie du régiment de Flandre, éclate par toutes ses voix sur
l'impiété et l'insulte de la cour contre les couleurs de la Révolution. Un
journaliste nommé Gorsas sonne le premier le tocsin de la vengeance contre
ces attentats. Après avoir raconté, en les envenimant, les circonstances, les
délires et les audaces de cette orgie, « Citoyens, »
dit-il, « on recommence les complots déjoués en juillet par l'Assemblée
nationale et surtout par le peuple : la cour veut enlever le roi et le jeter
dans les bras de l'armée, que tout tend à séduire. Vous le voyez, citoyens,
It garde particulière du monarque prélude à la contre-révolution. Quatre
mille chevaliers se préparent à une fête générale, dans laquelle on prêtera
un serment impie contre la liberté. Paris va être cerné de nouveau par des
troupes déjà échelonnées sur plusieurs routes ; peut-être les ennemis qui
doivent prêter main-forte au despotisme sont-ils en marche vers nos
frontières. Les royalistes prennent eux-mêmes soin de donner de la force et
du crédit à ces rumeurs ; des hommes de tout Age arborent dans les rues la
cocarde blanche et osent se présenter avec ce signal de ralliement au moment
d'une revue de la garde nationale. A cette vue le peuple entre en colère, les
mouvements se manifestent de tous côtés ; la garde nationale veut les
réprimer et devient suspecte elle-même à la multitude, qui la regarde déjà
comme une nouvelle aristocratie et un instrument d'oppression. Au lieu de
chercher à nous disperser, disait-on, au lieu d'empêcher le peuple d'opposer
la force à la violence qui se prépare, la garde nationale devrait se mettre à
notre tête. Elle nous brave parce qu'elle est armée et que nous ne le sommes
pas ; mais nous verrons un jour. En attendant, et malgré tous ses efforts
pour arrêter l'insurrection, malheur à ceux qui voudront insulter de nouveau
à la cocarde nationale l Une femme et une cocarde ont perdu le parti patriote
en Hollande ; pendons au premier réverbère le premier qui arborera des
emblèmes de guerre civile. » XXXV. Pendant
que la feuille de Gorsas courait dans toutes les mains, à Paris, et
attroupait le peuple dans les rues comme pour un second 14 juillet, quelques
royalistes, encouragés par la victoire de la cour au repas du régiment de
Flandre, arboraient la cocarde noire à leur chapeau, au Palais-Royal, au
jardin du Luxembourg, comme pour défier le peuple et pour afficher le deuil. Suivis,
insultés, frappés, renversés sous les pieds de la multitude en fureur, ils
n'échappèrent à la mort que par le secours de la garde nationale. La famine,
d'heure en heure plus imminente pour la capitale, paraissait à la population
de Paris un infernal calcul de la reine et un premier indice de la
conjuration qui venait de se dévoiler à Versailles. Le peuple tout entier,
debout et répandu dans les rues, se serait porté dès ce jour-là à Versailles,
si un convoi de cinq cents sacs de farine, amené en triomphe de Corbeil, dans
la soirée, n'avait calmé pour un moment sa fermentation. Les
récits et les excitations des journaux, les motions des districts et des
clubs, les harangues des agitateurs dans les cafés portèrent d'heure en
heure, le lendemain et les jours suivants, la panique de Paris aux derniers
bouillonnements de la colère publique. Le jardin du Palais-Royal, évacué
depuis quelques semaines par les ordres de Bailly et de Lafayette, se remplit
de nouveau, comme une ruche, d'attroupements en permanence, qui recevaient et
qui reportaient dans toute la ville le souffle de terreur, de ressentiment,
de vengeance, qu'aucune autorité ne pouvait plus réfréner. Le cri de toutes
les voix était de nouveau « Aux armes ! et marchons à Versailles ! Devançons,
par un coup terrible, le coup dont nous sommes menacés ! » La bourgeoisie,
cette fois comme au 14 juillet, se confondait dans un même sentiment avec le
peuple. XXXVI. Lafayette
hésitait encore ; il sentait la garde nationale prête à lui échapper. Le roi
à Paris paraissait au peuple une garantie contre la faim ; à la bourgeoisie,
une garantie contre l'anarchie ; à la garde nationale, un gage de
toute-puissance. Le roi à Paris faisait de Lafayette lui-même un maire armé
du palais. Cependant,
soit qu'il redoutât l'ascendant du parti du duc d'Orléans, dont la main,
disait-il, était visible pour lui et pour Bailly dans les attroupements
précurseurs du 5 octobre, et qu'il craignit qu'une émeute triomphante ne
trompât la Révolution en donnant un trône à ce prince, soit qu'il tremblât
pour sa responsabilité si la garde nationale allait prévenir à Versailles une
vaine conspiration par un attentat, Lafayette avait pris quelques mesures de
prudence pour intercepter la route de Versailles au peuple. Placé entre son
devoir et son ambition, il avait préféré son devoir. Il s'était seulement
trompé sur sa force personnelle et sur son ascendant à Paris. S'il avait
moins rassuré M. de Saint-Priest et M. de Montmorin contre la possibilité
d'une invasion de la capitale à Versailles, ces ministres auraient pu à temps
faire replier le roi jusqu'à distance des attentats du peuple. Lafayette fut
imprévoyant et présomptueux dans les journées qui suivirent le repas du
régiment de Flandre ; il ne fut pas complice des événements. XXXVII. Le
tocsin de la nuit du 4 au 5 octobre, sonné de lui-même par des mains
inconnues, le réveilla de ses illusions : ce tocsin d'alarmes sonnait à la
fois dans tous les clochers de Paris. A ce signal, des masses de femmes et
d'enfants en haillons, évidemment recrutés pendant la nuit, et groupés en
avant-garde de la misère et de la faim par les machinistes cachés de la
sédition, sortent des faubourgs et des quartiers indigents de Paris. Cette
horde de femmes hâves, décharnées, livides, portant à la fois sur leur visage
les stigmates de l'indigence, de la débauche et de l'ivresse, entraîne, en se
répandant dans les rues, les femmes et les filles qui trafiquent, dès le
matin, des subsistances du peuple dans les halles, dans les marchés, dans les
échoppes et dans les cabarets des quartiers populeux de la capitale. Une
jeune fille les guide, au son du tambour ; leurs cris, leurs hurlements, leur
violence, forcent les femmes d'un costume plus décent à les suivre. Elles
forment bientôt un immense courant de sédition, moitié cynique, moitié
féroce, qui balaye tout sur son passage, et qui grossit de toute l'écume
d'une grande ville. Leur seul cri est Du pain ! Elles se répandent en
imprécations contre la trahison ou l'imprévoyance du gouvernement et de la
municipalité, qui les condamnent, elles et leurs enfants, à l'inanition.
Elles affirment que les aristocrates font disparaître la farine, et qu'il n'y
a que trente sacs de blé ce jour-là à la halle pour suffire à la consommation
d'un million de bouches. Elles se dirigent sur la place de Grève, en chantant
l'air de Ça ira, marche triviale précipitée des tumultes, Marseillaise des
assassinats, qu'un génie démagogique infernal venait d'inspirer pour donner à
la populace l'élan des séditions, et le vertige du crime. Le rassemblement
interrompait cette marche chantée en chœur par les cris : A la lanterne !
potence des carrefours toute dressée pour tenter les fureurs du peuple. En
débouchant sur la place, un délateur leur indique du geste la boutique d'un
boulanger qui contrevenait à l'égalité de la faim en vendant, disait-on, du
pain de qualité différente pour les riches et pour les pauvres. Elles fondent
sur sa porte, l'arrachent de son four, déchirent sa chemise en lambeaux, le
jugent sans l'entendre, descendent la corde du réverbère, et le hissaient
déjà à la lanterne quand le major général de la garde nationale, M. de Gouvion,
se précipite avec quelques braves citoyens dans l'émeute, coupe la corde et
arrache la victime à demi morte à ses assassins. XXXVIII. Un
escadron de gardes à cheval et un nombreux détachement d'infanterie étaient
en bataille devant le perron de l'hôtel de ville pour en défendre les portes
et pour protéger contre les soulèvements les armes, les canons, les munitions
de cet arsenal populaire. Ces milliers de femmes, fortes de l'impunité
assurée. à leur sexe, s'avancent hardiment jusqu'aux pieds des chevaux,
défient les sabres nus des cavaliers, montrent leurs mains désarmées, leurs
seins sans défense, leurs enfants en pleurs qu'elles laisseront écraser avec
elles au moindre mouvement des chevaux ; elles s'insinuent entre les pelotons
; elles pressent, elles adjurent, elles caressent les cavaliers ; elles font
reculer à petits pas cette cavalerie devant leur masse jusqu'à la rue du
Mouton. L'infanterie,
plus épaisse, leur présente en vain la pointe des baïonnettes : elles
écartent de la main ces armes émoussées contre des poitrines de femmes ; les
rangs de l'infanterie fléchissent, s'ouvrent, se décomposent, se débandent
devant elles. La multitude de tous sexes qui les suit s'engouffre à grands
flots dans l'hôtel de ville par la brèche qu'elles ont ouverte ainsi à la
sédition. Les
cours, les escaliers, les caveaux, les salles, les combles du palais, sont en
un moment inondés d'un déluge d'hommes et de femmes. On cherche en vain le
conseil dispersé, Bailly et Lafayette absents. On voue leurs têtes à la
lanterne, comme celles de complices des traîtres. On s'empare des canons, on
les charge, on les traîne sur la place pour les tourner contre la garde
nationale ; on pille, on brise, on saccage l'intérieur du palais. Des bandes
de furieux, ivres de férocité et de vin, se dispersent au hasard dans les
greniers les plus reculés de l'immense édifice. Une de ces hordes féminines,
des torches à la main et guidée par quelques hommes qui enfonçaient devant
elle les portes à coups de hache, découvre un ecclésiastique dans la salle
des archives : c'était l'abbé Lefebvre, qui s'était chargé, par patriotisme,
du travail des subsistances et des secours aux indigents distribués par la
Commune. Son costume le désigne à leurs coups. Elles se précipitent sur lui,
le foulent aux pieds, le pendent à une poutre de la salle et courent à
d'autres forfaits. Une de ces femmes profite de leur absence, revient sur ses
pas, coupe la corde et sauve la victime. Un
huissier nommé Maillard, homme d'une taille athlétique et d'une énergie qui
s'était déjà signalée le 14 juillet en combattant avec Hullin à la Bastille
et en s'efforçant d'arracher les vaincus aux supplices des assassins, parait,
harangue, se fait applaudir et nommer général de l'émeute par ces femmes. IL
les encourage d'une main, les contient de l'autre, se fait obéir, éteint les
brandons enflammés qui allaient consumer les archives et les trésors de la
ville, rétablit l'ordre, rappelle la garde nationale à ses postes, distribue
seulement les armes au peuple, fait évacuer la salle du conseil devant les
membres de la Commune et entrain les femmes sur la place en marchant à leur
tête et aux sons du tambour, aux cris de « Versailles et du pain ! » C'est
ce même Maillard, Danton subalterne des mouvements populaires, qui commença
sa renommée par un heureux et généreux courage à se jeter entre les victimes
et les bourreaux, et qui, pour rester toujours à la tête du peuple, finit par
présider, trois ans après, aux massacres des prisons, par jeter des milliers
de victimes à la hache des assassins, ayant perverti, comme Danton, son
maitre et son modèle, un cœur naturellement humain par la vaniteuse émulation
du crime, pour rester toujours le premier dans la clémence comme dans la
férocité : caractère commun aux chefs populaires qui, ne pouvant plus
s'arrêter, se condamnent à suivre, et suivent jusqu'au sang ! XXXIX. Pendant
que Maillard, dans l'intention de dégager l'hôtel de ville et de donner du
temps à Lafayette, entraînait ainsi son avant-garde de femmes armées et de
populace vers les Champs-Elysées, sous prétexte de marcher à Versailles, le
conseil de la commune, l'état-major de la garde nationale, les bons
citoyens", Bailly, reprenaient leur poste et leur autorité dans l'hôtel
de ville. Mais un
autre peuple, levé en masse de tous les quartiers de Paris au bruit de
l'émeute du matin, affluait, armé et désarmé, par toutes les avenues et par
tous les quais sur la place. C'était la population entière de Paris du 14
juillet, le peuple de toutes les classes et de toutes les professions,
soulevé par le tocsin et par la colère qui soufflait depuis le banquet de
Versailles ; c'étaient surtout les vingt mille agitateurs du Palais-Royal et
des Cordeliers. Un seul cri sortait de cette houle plus décente, mais aussi
plus passionnée que la première : « Des armes ! et à Versailles ! » XL. Lafayette,
menacé lui-même par les cris des femmes et de la populace, dont Maillard
avait débarrassé la place, 'pare enfin devant l'hôtel de ville à la tête de
ses six mille grenadiers et de ses trente mille gardes nationaux. Cette armée
se fait lentement jour et placé au milieu de cet océan de peuple ameuté.
Quelques injures accueillent le général et son armée ; mais bientôt la
conformité presque unanime de volonté et de cris entre les bataillons et le
peuple satisfait l'insurrection et rend une apparence d'autorité et de faveur
à Lafayette. Il
range son armée en bataille autour de l'édifice, il semble attendre dans une
attitude passive les ordres de la municipalité. Le récit de ce qui venait de
se passer en son absence, les clameurs intermittentes de la multitude, les
cris de ses propres soldats faisant écho à ceux du peuple, lui interprétaient
assez le sens et la volonté du mouvement. Les provocations des journaux, les
rapports de sa police armée, les émotions du Palais-Royal, les
demi-confidences des factieux, sa perspicacité jalouse à deviner l'impulsion
du parti du duc d'Orléans sous ces tumultes, le tocsin enfin sonnant malgré
lui et peut-être contre lui depuis l'aurore, dans Paris, et les cris « à
Versailles ! » qui l'obsédaient dans toute sa route, ne lui permettaient
pas de se tromper sur ce qu'on attendait de lui. Sa perplexité était peinte
dans sa pâleur et dans l'immobile agitation de son attitude. IL gardait le
silence, il donnait des ordres à son aide de camp, "il fendait la foule
pour aller commander une manœuvre, placer un bataillon, rectifier un
alignement ; il descendait de son cheval pour monter au conseil de la commune
comme pour y solliciter des ordres qu'il était ami lent à inspirer que le
conseil lui-même était lent à les lui donner ; il s'enfermait dans la salle
de police de l'hôtel pour réfléchir et rédiger ses commandements ; il
écrivait de vaines dépêches aux ministres pour leur apprendre l'émeute
réprimée du matin ; il redescendait sur le perron ; il remontait à cheval aux
cris d'impatience de la place, qui s'attendait enfin à une résolution ; il
restait immobile et sourd en apparence aux vociférations qui le sommaient de
marcher ; il usait les heures et le jour dans l'espérance, ou de lasser le
peuple, ou de voir mitre quelque circonstance qui viendrait faire diversion à
cette impérieuse obstination de l'émeute. Mais l'émeute, sûre de la
conformité de ses cris avec les vœux de la garde nationale et mesurant, avec
la sûreté de l'instinct qui caractérise le peuple assemblé, la faiblesse du
général et la force de la sédition, S'obstinait dans ses clameurs autant que
Lafayette dans son immobilité. XLI. Ces
heures furent des siècles pour Lafayette ; tous les partis lui présentaient
des périls égaux : il n'avait que le choix des fautes ou des malheurs. S'il
résistait et s'il parvenait à dominer l'entraînement de ses troupes à
Versailles, les ressentiments de Paris, le triomphe ou la retraite du roi au
milieu de ses troupes, la captivité peut-être de l'Assemblée nationale
emmenée à Tours ou à Metz en otage de la nation désarmant la Révolution,
retombaient sur l'inertie de Lafayette et le dégradaient de toute sa
popularité en le dénonçant comme complice de la cour. S'il
cédait, après avoir vainement résisté la moitié du jour, après avoir condamné
le départ et suffisamment témoigné sa volonté de prévenir l'invasion, il se
déclarait vaincu par la sédition. Jouet de son armée, prisonnier de l'émeute
qu'il était venu réprimer, il ne conservait son titre de général qu'aux
dépens de son caractère et de son autorité. Il lui faudrait suivre jusqu'aux
excès inconnus tous les caprices de son armée, toutes les agitations de la
multitude. Qui lui garantissait que ces caprices ne seraient pas des
désordres, et ces agitations des crimes ? Son nom pur et qu'il voulait garder
à jamais pur porterait la responsabilité de ces attentats. S'il
marchait à Versailles à la tête du peuple et de cette armée, peuple aussi,
que feraient ce peuple et cette armée à Versailles ? Animés par la vengeance
et encouragés par l'omnipotence, ne détrôneraient-ils pas un roi docile à la
suprématie de Lafayette, pour couronner un roi factieux, son rival de
popularité et son ennemi naturel, dans le duc d'Orléans, dont les complices
poussaient évidemment ces masses aux pieds du château et aux portes de
l'Assemblée ? Lafayette ne serait-il donc pas tout à la fois ie complice
forcé, l'instrument, la dupe et bientôt la victime du couronnement de ce
rival ? Enfin,
s'il ne marchait pas à Versailles, ne serait-il pas dans quelques heures
déposé et renversé de son cheval par sa propre armée ? Livré à la merci de la
multitude qui l'accusait déjà d'endormir et de trahir le peuple, ne
subirait-il pas, sur ce perron même, le sort des Berthier et des Foulon, dont
il n'avait pu lui-même sauver la tête ? Homme de courage personnel, Lafayette
pouvait braver ces images, mais homme de gloire, que devenait la sienne dans
la postérité si l'armée et le peuple marchaient à Versailles sans lui, et
remplissaient de cendres et de cadavres la résidence des rois et des
représentants de la nation ? Tous ces dilemmes de sa situation étaient
également terribles. Il fallait des jours pour les résoudre, et les cris de
plus en plus impérieux du peuple ne lui donnaient pas un moment. XLII. En
considérant bien la situation d'esprit de Lafayette pendant cette crise de sa
vie, il n'y avait pour lui qu'un seul parti à prendre pour échapper à la
déchéance morale ou à la complicité apparente dans lesquelles il allait être
inévitablement précipité. Mais ce parti était héroïque et entraînait le seul
sacrifice qu'il ne parût pas disposé à faire : le sacrifice de sa popularité.
C'était de se jeter à la tête des six mille grenadiers disciplinés, de se
porter au pont de Sèvres, avec l'artillerie et les bataillons les plus sûrs
de son armée, d'intercepter à la fois la route de Versailles aux brigands de
Paris, et la route de Paris aux troupes du roi, si le roi avait tenté de les
diriger sur la capitale, de s'interposer énergiquement ainsi entre la sédition
et le despotisme, de faire rentrer Paris dans l'ordre en couvrant le trône,
d'exiger l'éloignement du régiment de Flandre ; et de réconcilier encore une
fois le roi et le peuple par l'intervention' de l'Assemblée nationale. Mais
pour tenter ce coup d'État de l'armée aussi honnête qu'énergique, il fallait
deux choses : le génie et l'indifférence pour le vent populaire. Cette vertu
était la seule vertu publique qui manquait à Lafayette. Moins homme qu'idole,
il ne pouvait vivre que d'encens. XLIII. D'ailleurs,
il faut le reconnaître, bien qu'il fût beau en politique de tenter à tout
prix l'obéissance de ses dix mille grenadiers, il était possible d'échouer
dans la tentative. Une partie de ces soldats était composée des
gardes—françaises et des vainqueurs de la Bastille ; la défection et la
victoire les faisaient pactiser avec la masse la plus bouillonnante du
peuple. Un de ces grenadiers vint dans ce moment même haranguer son général
au nom de quelques-uns de ses camarades, au bureau de police de l'hôtel de
ville, pour le conjurer de céder au vœu de la France. « Mon général, » lui
dit ce jeune sous-officier, nommé Mercier, « le roi nous trompe tous, vous
connue les autres. IL faut le déposer. Son fils sera roi, nous vous nommerons
régent, et tout ira bien ! » Lafayette
avoue, dans le récit qu'il a fait de cette journée, que ce mot de régent
frappa son esprit dans la bouche d'un de ses soldats, et qu'il soupçonna
qu'on n'avait mis ce mot d'ordre dans l'oreille du peuple que pour faire
penser à un régent plus naturellement indiqué par sa naissance, le duc
d'Orléans. Lafayette résistait. L'idée de se montrer, lui, le premier gardien
de la loi, l'épée à la main, confire les lois, de devenir le tribun de
l'armée et le factieux en chef de la capitale contre le roi et l'Assemblée,
qu'il avait juré de défendre, lui faisait honte et horreur à la fois. Il
négociait avec ses bataillons par ses aides de camp : ils ne lui rapportaient
que des insistances impérieuses du peuple. Il descendait lui-même sur la
place, cherchait à haranguer, ne trouvait ni silence ni respect dans la foule
: les clameurs, redoublées par l'attente, devenaient des tempêtes
d'imprécations. Le
faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Marceau en masse, évoqués du fond
de leurs ateliers et de leurs mansardes par les agitateurs, fondaient en
colonnes irrésistibles sur la place et submergeaient la garde nationale. Le
cri de Versailles ! n'était plus un vœu, mais un arrêt. Lafayette,
vaincu, provoque enfin lui—même un ordre de Bailly qui l'autorise à se rendre
à Versailles pour colorer la révolte par une légalité apparente. Il remonte à
cheval, et donne avec désespoir l'ordre de marcher sur Versailles. Une
immense acclamation du peuple et de l'année félicite la multitude de sa
victoire, et des applaudissements frénétiques couvrent d'un enthousiasme
orgueilleux l'humiliation du général Lafayette. Il ne s'y trompa pas, il
feignit de sourire à sa propre défaite, et sembla partager extérieurement
l'ivresse publique qui déchira intérieurement son cœur. XLIV. Ii
était ternie : cinq heures sonnaient à l'hôtel de ville ; le jour ne laissait
que peu d'heures de clarté, dans cette saison, à la marche d'une armée de
Palis à Versailles. La nuit pouvait être grosse de crimes. La horde de femmes
et de brigands conduits par Maillard, et partie quatre heures avant
Lafayette, traversait déjà les Champs -Élysées. Ces femmes étaient armées de
piques, de tronçons de lances, de broches de fer, de fusils, de pistolets et
de haches. Quelques-unes, d'une classe plus élégante, quoique plus immonde,
femmes publiques arrachées par le vent de l'émeute à la prostitution et
croyant se réhabiliter dans le patriotisme, étaient vêtues de costumes
bizarres empruntés aux magasins de théâtres et aux costumiers de carnaval.
Les unes dansaient dans la fange en se tenant par la main et en hurlant en
chœur l'air de Ça ira ! Les autres, attelées a« trois pièces de canon
et aux caissons enlevés le matin à l'hôtel de ville, trairaient gal-ment cet
attirail de guerre. D'autres, assises sur les pièces mêmes, la mèche allumée
dans la main, imitaient l'attitude des canonniers. Une d'elles, jeune
Allemande d'une haute taille et d'une mille beauté, nommée Théroigne de
Méricourt, maniait hardiment un cheval magnifique emprunté au marquis de Saint-Huruge.
Son casque, dent la longue crinière flottait sur ses épaules nues, la pique
qu'elle brandissait dans sa main droite, son geste martial, son regard où
l'enthousiasme et la férocité se mêlaient dans un étrange contraste,
simulaient une fille de l'Helvétie, une compagne de Guillaume Tell, descendue
do ses montagnes pour affronter la guerre et conduisant cette avant-garde du
peuple à la réhabilitation et è la liberté. Elle paraissait exercer un grand
empire sur ses compagnes. XLV. Maillard
ralentissait à dessein la marche de ces amazones et de ces brigands, afin de
donner à Lafayette le temps de les atteindre. Il arrêta sa colonne au milieu
des Champs-Elysées. Là il les harangua avec autant de force que d'adresse. « Voyons,
citoyennes, » leur dit-il, qu'allons-nous faire à Versailles ? Nous
allons demander du pain au roi et à l'Assemblée. — Oui, oui, du pain pour nés
enfants ! » répondirent celles de ces femmes enlevées par l'émeute aux
halles et aux boutiques de Paris et qui n'avaient ni la misère ; ni les
vices, ni la brutalité des mégères des faubourgs enivrées pendant la nuit par
les conjurés. « Eh bien ! » reprit Maillard, « si nous allons
respectueusement demander du pain à nos représentants et au roi, qu'on trompe
sur les vrais sentiments du peuple, qu'est-il besoin de marcher avec cet
appareil de canons, de munitions, d'armes pesantes, qui donneraient à nos
légitimes réclamations l'air de la menace et du crime ? Vos armes, ce sont
vos visages pâlis par la misère, vos bras amaigris par la faim, vos haillons
pour vêtements, vos pieds sans chaussures, vos enfants portés dans vos bras
et soutenus par vos mains pendant cette longue route. Voilà vos pétitions !
voilà votre éloquence ! voilà votre force ! Jetez ces armes ; laissez
ces canons aux hommes, et ne vous armez auprès de l'Assemblée et du roi que
de votre présence et de vos gémissements ! » La
plupart des femmes, déjà fatiguées du poids des fusils et des piques, les
jetèrent et applaudirent à la sagesse de Maillard. Mais les brigands qui les
suivaient pour les exciter et pour se faire de leur pétition un prétexte et
une occasion de crimes, ramassèrent ces armes, et, se mêlant aux groupes de
femmes et d'enfants, les poussèrent sur la route de Versailles. Les
faubourgs de l'ouest de Paris, la populace de Neuilly, Auteuil, Boulogne,
Sèvres, Saint-Cloud, Viroflay, grossissaient successivement ce hideux
cortège. Un certain nombre d'hommes, vêtus en femmes, et affectant dans leur
langage une misère et une trivialité démenties par leur visage, se mêlèrent à
cette avant-garde à la faveur de la nuit tombante ; ils leur prodiguèrent du
vin dans les cabarets, et leur soufflèrent les imprécations et les cris
contre la reine. On crut reconnaître dans ces déguisements les instigateurs
gagés de la faction du duc d'Orléans : Saint-Huruge, le duc d'Aiguillon,
Mirabeau lui-même. Ces soupçons, évanouis au jour de la procédure, ne
laissèrent rien constaté de ces rumeurs, excepté les excès et les crimes de
la nuit. La main qui faisait mouvoir ces masses s'était retirée et ne fut
jamais visible que dans ses œuvres. Mirabeau
et le duc d'Orléans, un moment rapprochés par des amis communs qui s'étaient
efforcés de liguer le grand tribun au grand factieux, n'avaient déjà plus
rien de commun que leur place dans l'opposition et leurs ambitions diverses.
Mirabeau avait percé d'un coup d'œil le néant du duc d'Orléans pour en faire
un grand antagoniste de la couronne ; le duc d'Orléans, de son côté, avait
percé les liaisons sourdes de Mirabeau avec le parti de la monarchie par le
comte de la Marck et par M. de Montmorin. Peu de jours avant le 5 octobre, le
duc d'Orléans, s'approchant de la Marck dans l'assemblée, lui dit
négligemment, avec l'accent de l'indifférence qui dédaigne en reprochant : «
Quand donc Mirabeau déclarera-t-il sa liaison avec la cour ? » S'ils
avaient fomenté ensemble le soulèvement de Paris et l'invasion de Versailles,
ils ne le voyaient certainement plus du même œil. XLVI. Lafayette
s'avançait, triste et pensif, à la tête de son armée de trente mille hommes,
sur la trace des brigands et des femmes. Les applaudissements et les cris de
Vive Lafayette I qui éclataient sur son passage et surtout du haut de la
terrasse du bord de l'eau, encombrée d'une immense foule d'élégante
bourgeoisie, ne le trompaient pas sur sa situation. Jouet et victime do sa
popularité, qu'il expiait dans un ironique triomphe, chacun des pas de son
cheval le conduisait à un attentat forcé contre ses propres opinions, ou à
une guerre civile, dont il donnait le signal en la détestant, ou à une
pression sur l'Assemblée, qui dénaturait la liberté dans sa source, ou à une
captivité du roi, qui soulevait la conscience publique des provinces contre
la constitution même, ou à un détrônement du roi, et peut-être à des crimes
contre la reine, qui seraient l'éternel désespoir de son lime et l'éternelle
accusation de sa mémoire. XLVII. Cependant,
il faut le reconnaître encore, il était trop tard pour regarder en arrière.
Du moment où Lafayette n'avait pas pris à temps le parti de se porter résolument,
avec son armée soldée, aux barrières et de couvrir It la fois Paris contre le
roi, le roi contre Paris, .il n'avait plus qu'à suivre. Sa conscience, son
honneur et son patriotisme lui commandaient de marcher sur les Pas des
brigands et des femmes pour les réprimer, puisqu'il n'avait pas su les
prévenir. Seulement, même pour ce dernier parti, il avait hésité trop
longtemps à l'hôtel de ville. Son hésitation avait laissé finir le jour,
avancer les bandes sur le palais du roi. La nuit, dans laquelle il allait
marcher et arriver à Versailles, devenait une occasion et une tentation de
forfaits que le jour aurait prévenus. L'armée elle-même le pressentait. Elle
était en masse dans le même contre - sens de situation que son chef. Armée de
l'ordre, assemblée pour réprimer une émeute, pour contenir des factions,
s'associant à l'émeute et suivant les factions pour donner l'autorité de ses
baïonnettes à leur invasion, son attitude et son silence accusaient ces
pensées dans tous les rangs. C'était la bourgeoisie, humiliée, affectant
hypocritement de soutenir par sa présence une sédition qu'elle détestait. Les
révolutions conduites par des hommes faibles sont pleines de ces
contradictions entre ce qu'elles veulent et ce qu'elles font ; ces
contradictions sont la faute des caractères et l'humiliation de l'histoire.
Quiconque ne sait pas mourir ne sait pas commander au peuple. Lafayette
et son armée allaient passer malgré eux le Rubicon d'une révolution, de peur
d'y être précipités eux-mêmes par le peuple. XLVIII. Le
général, pour caractériser du moins le sens de hi marche forcée à Versailles
et pour enlever autant qu'il était en lui l'apparence d'une hostilité ouverte
à l'expédition, fit faire halte à ses colonnes avant de traverser la Seine,
et, passant devant le front de ses bataillons, il fit prêter le serment de
fidélité à la nation, à la loi et au roi. Puis, accablé (les anxiétés (le la
journée, il descendit de cheval et monta dans la voiture des deux
commissaires qu'il avait demandés à la Commune pour se concerter avec eux. Il
ne dissimula pas son angoisse. « Qu'allons-nous devenir, » s'écria-t-il
avec l'accent du désespoir, « si le pont de Sèvres est défendu par les
troupes royales ? Si nous sommes contraints de l'emporter de vive force, tout
ce peuple qui nous suit et qui nous précède ne fera que nous embarrasser.
Quant à moi, je serai censé être un rebelle ! Oh ! mes amis ! si je succombe,
défendez ma mémoire ! Vous voyez mes intentions, vous savez ce qui s'est
passé. Défendez... défendez ma mémoire ! » Après
ces précautions prises contre le jugement de la postérité, Lafayette, plus
calme, remonta à cheval et s'avança lentement sur la route de Versailles sans
rencontrer une seule vedette au pont de Sèvres. XLIX. Le roi
et les ministres avaient ignoré jusqu'au milieu du jour le mouvement de
Paris. Ils ignoraient encore jusqu'à la fin du jour la défaite de Lafayette
et la marche de son armée sur Versailles. L'Assemblée, provoquée par la
violence des cris de Paris contre le repas des gardes du corps, avait eu le
matin une séance tragique, prélude des émotions de la journée. « On ne
vous dit pas, » s'était écrié Pétion à propos des lenteurs apportées par le
roi à la sanction des décrets, « que dans des orgies militaires on a vomi ici
des imprécations contre l'Assemblée nationale et contre les libertés ! De
grands malheurs nous menacent. Je demande si les gardes du corps ne doivent
pas prêter serment, je demande pourquoi l'apparition de ces cocardes noires
qui affligent les bons citoyens. » Un
député monarchique, M. de Monspey, exige que Pétion dépose et signe son
accusation contre les gardes du corps. A cette sommation, Mirabeau, qui
hésite encore entre le besoin de raviver sa popularité et la secrète ambition
de servir la cour, s'abandonne à un moment d'indignation calculée qui désigne
la reine à la vengeance du peuple. « Si
l'on persiste, » dit-il, « à demander une dénonciation en forme des
scandales et des crimes de cette orgie, je suis prêt, moi, à les fournir et à
les signer. Mais je demande préalablement une seule chose, c'est que
l'Assemblée déclare que le roi seul est inviolable, et que tous les autres
individus de l'Etat, quels qu'ils soient, sont également responsables devant
la loi ! » A ces blasphèmes contre la reine, à travers lesquels on voyait briller le couteau de la justice populaire, la terreur avait saisi l'Assemblée. Les premiers chuchotements de la marche de la capitale sur Versailles semblèrent au même moment se répandre dans l'Assemblée et donner une signification phis tragique à la phrase de Mirabeau. On se dispersa pour aller prêter l'oreille aux bruits sourds qui venaient de Paris. |