HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE HUITIÈME.

 

 

I.

L'apaisement des cœurs que l'acceptation du veto suspensif par le roi et le discours de Mirabeau en faveur des mesures financières de M. Necker avaient. produit dans l'Assemblée et dans le château de Versailles ne s'était point communiqué à la capitale. Trois partis, un moment confondus dans un unanime emportement vers les nouveautés au moment de la convocation des états généraux, commençaient à se distinguer et à se caractériser nettement dans la Révolution croissante.

Le parti contre-révolutionnaire paru composé de la cour, du haut clergé et de la haute noblesse, menacé par les conséquences des principes philosophiques qu'ils avaient eux-mêmes appelés à l’œuvre dans les états généraux et qui maintenant les demandaient eux-mêmes pour victimes.

Le parti de la noblesse moyenne, des provinces, de l'armée, des parlements, de la bourgeoisie, de la banque, de l'industrie, de la propriété, parti qui aspirait à des réformes modérées compatibles avec le maintien de la monarchie, et qui bornait ses désirs et ses vœux à une constitution représentative et à une suppression d'abus, de privilèges, d'aristocratie et de despotisme déjà presque accomplie par la déclaration du 23 juin, par la conquête d'une assemblée délibérante et par les sacrifices de la nuit du 4 août.

Enfin, le parti des démagogues, qui tenta toujours et partout, à Athènes, à Rome comme à Paris, de se mêler aux révolutions pour les corrompre et les pervertir par l'exagération des principes, de faire dépasser le but honnête et possible des réformes par les anarchies populaires, et de substituer les passions et les fureurs de la multitude qu'elle agite aux droits et aux conquêtes légitimes des nations.

 

Il.

Ce parti, peu nombreux encore dans les villes de province, presque nul dans les campagnes, où la fermentation momentanée contre les châteaux n'avait été que l'impulsion d'une tactique occulte des agitateurs de Paris, qui avaient allumé et soufflé cet incendie d'un jour, était très nombreux et bouillonnant dans la capitale. Il se composait d'éléments divers et presque inconnus les uns aux autres, mais dont le rapprochement dans une immense capitale, agitée par l'écroulement de toutes les institutions antiques, produisait une fermentation, une accélération de fièvre et des explosions de passions impossibles à calculer et à contenir.

C'était cette lie abjecte et fétide de crime, de vice, de débauche, d'oisiveté et de misère, qui se retrouve mal couverte par la population pure, honnête et active au fond de toutes les capitales, comme les immondices qui infectent l'air quand les égouts sont obstrués ; criminels déshonorés par la peine, cherchant les ténèbres et les occasions du crime dans les foules anonymes des grandes réunions d'hommes ; femmes publiques avilies et démoralisées par la débauche ; suppôts de jeux et de lieux infimes ; courtiers de vices, trafiquant d'immoralités, étrangers à toute nation, rejetés comme une écume de leur pays, et servant de levain à toutes les fermentations des pays qui leur font asile ; masses oisives et turbulentes des ateliers fermés par l'inaction des industries, perverties par l'indigence ; foules curieuses et insouciantes de tout, excepté du bruit du jour et du mouvement quotidien des rues, curiosités qui les précipitent, sans savoir où elles vont, dans les courants et dans les contre-courants de la place publique, pour assister aux événements, ces spectacles gratuits du peuple. Il fallait y ajouter alors cette foule plus dangereuse de déserteurs des gardes françaises et des régiments insubordonnés, réfugiés dans Paris pour échapper à la discipline, et cherchant à pousser les masses aux désordres et aux séditions pour couvrir par de nouvelles impunités l'impunité de leur désertion.

 

III.

C'était la jeunesse des comptoirs, des écoles, dis théâtres, des promenades publiques, des lieux de rassemblement et de plaisirs, légère d'années et de pensées, avide d'impressions, impatiente d'espérances, indifférente de tumulte, et cherchant à agrandir la scène et à accélérer le drame populaire pour agrandir et accélérer ses émotions.

C'étaient les vainqueurs de la Bastille et les héros du 14 juillet, fiers de la première victoire, et impatients de prêter à la liberté récente les armes qu'ils venaient d'arracher au despotisme.

C'étaient les bataillons des districts les plus populeux et les plus prolétaires de Paris, commandés par des tribuns élus par eux-mêmes, et qui ne consentaient à obéir à Lafayette qu'autant que Lafayette obéirait lui-même à leur impulsion.

C'étaient les officiers subalternes de la magistrature, des parlements, des tribunaux, hommes en général endurcis par la chicane, exercés par le forum, jaloux de déployer dans leurs districts, dans leurs sections, dans les cafés, dans les rassemblements, cette exagération des principes et cette supériorité vide des paroles que le peuple, facilement ébloui d'emphase, admire comme un génie sorti de la foule pour anéantir les supériorités de convention.

C'étaient surtout les rédacteurs de la presse quotidienne, les pamphlétaires politiques, les orateurs de clubs, puissance qui ne peut s'accréditer au début des révolutions que par l'exagération, qui se dispute les électeurs à coupe de scandales, qui cherche à se dépasser elle-même à chaque accès de l'opinion par une émulation d'audace et de paradoxe, et qui, ne pouvant vivre que de l'engouement qu'elle excite et qu'elle entretient, nourrit, par intérêt et par vanité, cet engouement de toutes les illusions, de toutes les complaisances et de toutes les adulations que le délire souffle aux masses.

Cette presse quotidienne, démagogique par nature et par nécessité, à une époque où la sagesse n'avait pas de voix assez courageuse pour la dire ni d'oreilles assez Impartiales pour l'entendre, avait suscité, pour le malheur des temps, dans Paris, des talents presque égaux à ceux de l'Assemblée nationale. Les clubs commençaient à rivaliser, même à dominer la tribune. Cette foule d'hommes de plume éclos depuis vingt ans de l'esprit du dix-huitième siècle, et que leur jeunesse, ou leur fortune, ou leur naissance, avaient pour la plupart repoussés de l'éligibilité à l'Assemblée nationale : les Laharpe, les Chamfort, les Rivarol, les Suleau, les Chénier, les Fauchet, les Brissot, les Marat, les Camille Desmoulins, les Fabre d'Églantine, les Loustalot, les Carra, les Gorsas, les Danton, les Hébert, les Robespierre, les Condorcet, les d'Entraigues ; ceux-là dans des libelles anonymes, ceux-ci dans des pamphlets signés ; les uns dans des feuilles hebdomadaires, les autres dans des journaux quotidiens ; quelques-uns dans des lettres périodiques à leurs commettants, le plus grand nombre dans des publications à la main criées et semées par des vociférateurs à gages dans les cafés et - sur les places publiques, fomentaient de leur mille voix le foyer démagogique de Paris.

 

IV.

A ces éléments incendiaires, remués et soufflés matin et soir par les agitateurs visibles de Paris, se mêlaient, dans une proportion que l'histoire ne peut apprécier avec exactitude, mais qu'il lui est impossible de ne pas reconnaître, sinon le premier prince du sang, au moins la faction occulte, ambitieuse et conspiratrice qui empruntait le nom du duc d'Orléans. Si ce prince n'était pas en ce moment le moteur actif des mouvements de Paris, il était au moins le drapeau des démagogues. Son nom était dans toutes les bouche ; des meneurs du Palais-Royal, des clubs et dei faubourgs. Sa popularité parmi les séditieux de la plus infime espèce de la populace l'accusait ; il n'y avait point de preuves contre lui, mais il y avait des apparences et des soupçons. Le soupçon de tout un peuple n'est pas une conviction, mais c'est un indice pour l'histoire. Tout le monde croyait voir en ce moment l'or du prince, son mot d'ordre, son doigt indicateur dans les manœuvres des séditions. Sa haine contre la reine, son éloignement de la cour, le rôle de prince patron du peuple qu'on avait essayé de lui faire prendre dans les querelles du roi et du parlement, rôle qu'il n'avait pas eu la force de soutenir ; son court exil adouci par la bonté du mi, prétexte plus que cause de vengeance ; ses liaisons en Angleterre avec le prince de Galles, fils aîné du roi, et qui affectait le rôle coupable de chef de l'opposition contre son père ; sa défection éclatante à son ordre et même à sa famille à l'ouverture des états généraux ; son intérêt pervers mais évident aux agitations qui menaçaient la reine, qui désaffectionnaient du roi, qui faisaient fuir les princes plus rapprochés que lui du trône, et qui lui ouvraient la perspective vague d'un couronnement ou d'une dictature par le peuple ; l'immensité de sa fortune, oui pouvait suffire à la solde d'une armée d'agitateurs ; l'immoralité de sa vie privée, qui ne laissait à présumer à l'opinion aucun scrupule de vertu dans sa vie publique ; ses caresses et ses déférences dans l'Assemblée envers les chefs de la tribune et de la presse qui sapaient le plus ouvertement les institutions, Sieyès, Condorcet, Lauzun, Péthion ; ses liaisons indirectes, mais notoires, à Paris, avec les chefs des factions prolétaires, qui préparaient le plus ouvertement les explosions de la multitude, les Santerre, les Marat, les Danton, les Saint-Huruge, les Barrère, les Thuriot, les Camille Desmoulins, les orateurs de la commune des districts, des cafés, des clubs ; ses inspirations politiques puisées dans l'intimité d'une femme artificieuse, intrigante et lettrée, madame de Genlis, Égérie de son ambition ; enfin, la direction' : de son conseil intime et le ministère de ses complots 'remis à un homme de talent, M. de Laclos, officier d'artillerie, auteur d'un livre de mœurs où la perversité était érigée en système, et qui s'était fait la renommée du Machiavel de l'intrigue : tous ces symptômes, tous ces demi-jours, tous ces doutes, tous ces mystères, tous ces trésors dépensés sans qu'on pût remonter à la source, toute cette ruine, tous ces emprunts du prince en Hollande, sans qu'on pût comprendre par où fuyait son trésor, semblaient sinon convaincre, du moins accuser le parti du duc d'Orléans de la plus dangereuse des complicités, la complicité irresponsable de l'anonyme. Peut-être cette complicité présumée n'existait-elle que dans la situation, dans le nom du prince et dans l'ambition de ses conseillers. Aucun témoignage irrécusable n'a saisi sa main ou son or dans les trames de cette époque. Laclos, s'il a eu des secrets, e emporté sa conspiration dans la tombe. Mais criminel ou innocent, le nom du duc d'Orléans servait alors ‘ puissamment les démagogues. Ce nom qu'on leur livrait, ces trésors qu'un croyait à leur disposition, leur permettaient, comme cela est nécessaire au peuple, de personnifier la sédition dans un homme, et de montrer un roi du peuple à la multitude. Il n'est pas douteux que cette faction, active ou passive, vraie ou supposée, mais apparente dans le nom et l'attitude du duc d'Orléans, n'ait puissamment concouru au mouvement prochain qui se préparait contre Versailles.

 

V.

Tout servait alors, dans les circonstances, les projets des agitateurs. Paris était plein do ces rumeurs sourdes qui précèdent les grandes commotions de la multitude. Chacun tremblait pour sa subsistance. La peur est toujours le prélude de la colère dans le peuple. On répandit dans la ville que les ateliers nationaux, soldés à vingt sous par jour par la commune, et campés à Montmartre au nombre de vingt mille hommes, s'insurgeaient contre la municipalité pour cause d'insuffisance de salaire, en disproportion avec le prix et la rareté du pain. On répandait dans les faubourgs que les convois n'apportaient que des farines avariées et mélangées de substances malfaisantes pour la nourriture du peuple, et que la cour et M. Necker lui-même étaient complices de cette famine artificielle des ouvriers. Les boulangers, menacés par les consommateurs, venaient tour à tour en députations tumultueuses menacer la commune. Versailles, disait-ôn, arrêtait les approvisionnements de Paris. Bailly et Necker ne réussissaient souvent, malgré leur sollicitude, qu'à assurer pour un jour la consommation d'un million d'hommes. Les districts, de leur autorité privée, ordonnaient des recherches de farine dans les couvents de Paris, suspects d'accaparement pour leur maison. Les commissaires aujourd'hui élus, demain suspects, présidaient à la mouture des blés et à la distribution des farines aux fours. Les attroupements, grossis par la panique, se formaient avant l'aurore aux portes des boulangers. On s'y disputait l'aliment du jour. Des scènes émouvantes de pitié, de colère, de larmes, de misère, attendrissaient, passionnaient, fébricitaient la multitude. Les femmes, les vieillards, les enfants, les infirmes, se retiraient souvent les mains vides. Leurs gémissements, leurs imprécations accusaient les riches, les magistrats, le gouvernement, le roi et surtout la reine. La crainte de manquer de pain le lendemain poussait les familles à doubler leur provision pour la journée. Le pain cuit par les fours, pour la consommation de vingt-quatre heures, paraissait ainsi manquer à une moitié du peuple. il fallait cuire de nouveau à l'heure où les fours sont éteints, et faire attendre jusqu'à la nuit les clients affamés du quartier. Les exhortations, la police, la force, la garde nationale, ne suffisaient pas à calmer ou à réprimer les tumultes et les violences de ces émeutes de la faim. Bailly, Lafayette et la garde nationale s'attendaient d'heure en heure à des insurrections en masse ; ils formaient des colonnes de patrouilles civiques, et portaient des pièces de canon aux embouchures des faubourgs populeux de la ville. Chaque district, n'obéissant qu'à sa propre impulsion dans l'anarchie générale, formait ses comités de police, de subsistance, de sûreté générale, dont les mesures isolées et contradictoires se heurtaient avec les ordres de la commune.

 

VI.

Les uns envoyaient saisir les pamphlets incendiaires et déchirer les journaux par des détachements de garde nationale chez les libraires ; les autres répandaient des proclamations et des libelles propres à activer les pulsations de la fièvre publique. Les uns interdisaient la représentation des drames révolutionnaires dans les théâtres ; les autres ordonnaient aux comédiens de les représenter par ordre, pour offrir au peuple les occasions d'allusions odieuses 'et de personnalités indirectes contre la royauté. La municipalité revendiquait en vain la souveraineté dictatoriale de la ville : chaque section lui contestait son autorité, chaque tribune vociférait contre sa tyrannie et contre l'arbitraire armé des séides de Lafayette. Le Palais-Royal, quartier général des démagogues, s'insurgeait contre l'hôtel de ville. Le jardin de ce palais offrait, de nuit et de jour, le spectacle continuel d'une lutte tantôt tragique, tantôt cynique entre les patrouilles de Lafayette et les attroupements des séditieux. On y délibérait à haute voix sur les questions soulevées par la discussion des droits de l'homme dans l'Assemblée. Chaque orateur étendait ces droits arbitraires jusqu'aux excès de son délire ou de son impunité. Le mot anarchique de Lafayette, qui ne se justifie que devant la conscience, jamais devant la loi : « L'insurrection est le plus sacré des devoirs, » était commenté sous toutes les formes contre lui. Chacun voyait la tyrannie dans la subordination quelconque à l'autorité, et le droit d'insurrection dans sa répugnance à obéir à la loi. Marat, Camille Desmoulins, Loustalot, donnaient dans leurs feuilles le mot d'ordre de l'indignation, de la colère ou de la dérision contre les décrets de l'Assemblée ou contre les ordres de la Commune.

 

VII.

« Nous avons passé rapidement de l'esclavage à la liberté, » écrivait Loustalot dans sa feuille tirée à quatre cent mille exemplaires ; « nous courons plus rapidement encore de la liberté à l'esclavage. On endort le peuple au bruit des éloges qu'on lui prodigue sur ses exploits du 14 juillet ; on l'amuse par des fêtes, par des cortèges ; on l'éblouit par les épaulettes ; on nous élève au-dessus des héros de la Grèce et de Rome dans des discours adulateurs. Les anciens salariés de l'aristocratie — les Lafayette, les Lameth, les Mirabeau — se sont couverts du masque de la popularité pour rétablir une aristocratie nouvelle — la garde nationale — sur les débris de l'ancienne.

« Les motifs sont que la patrie a été en péril et que la Révolution s'est opérée sans eux. Ils veulent tout prétendre et tout faire depuis qu'il y a des places à remplir, et que l'autorité semble devoir appartenir à celui qui aura, non pas le courage, mais l'adresse de s'en emparer. Cette cohorte d'ambitieux est composée principalement d'hommes de barreau, de financiers, de secrétaires royaux, de censeurs royaux. Nous observons leur marche, nous éclairons leurs projets. Mais lorsque le temps sera venu, nous vous jurons, Français, de ne pas manquer de courage pour les dévoiler. Le premier soin de ceux qui aspirent à nous asservir sera de restreindre la liberté de la presse et même de l'étouffer. On ne pourra bientôt plus parler sans que l'Assemblée et l'homme en place ne disent qu'on trouble l'ordre public ! »

 

VIII.

Loustalot, jeune homme de talent, à qui l'enthousiasme sincère de la Révolution avait fait prendre la plume comme une des armes de la liberté, avait ce caractère excessif et ombrageux du républicain probe et désintéressé qui conquiert l'estime du peuple en lui disant des vérités quelquefois sévères et en ne flattant que ses passions honnêtes. Les factions, les séditions, les crimes du peuple lui faisaient horreur ; mais, plus philosophe que politique, Loustalot s'armait contre toute espèce de force, comme si toute force eût été une tyrannie. Erreur généreuse et naturelle à sa jeunesse. Il ne savait pas qu'il faut plus de force encore à la liberté qu'à la servitude, et que la seule différence est que la force de la liberté est dans la loi obéie, et la force de la tyrannie dans l'arbitraire subi par un peuple. Loustalot, par son enthousiasme, par son honnêteté, par ses illusions mêmes de jeunesse, répondait complétement à la majorité de la France en ce moment. Il popularisa des erreurs, jamais des crimes. Il eut un auditoire immense et tel qu'il n'en exista pas un pareil pour un écrivain politique. Il mourut à vingt-six ans, avant l'heure des déceptions et des repentirs, consumé par le patriotisme qu'il avait allumé dans des millions de cœurs.

 

IX.

Camille Desmoulins, aussi ardent, mais moins probe de style, avait pris, depuis le 14 juillet, le rôle d'agitateur de Paris. C'était lui qui avait donné le cri et la cocarde du Palais-Royal à l'insurrection. Aucun homme ne représentait mieux la foule. Il en avait les turbulences, les murmures, les élans, les retours soudains, les légèretés, les cynismes, les lâchetés, les héroïsmes, les gaîtés, les colères, le rire et les larmes ; n'ayant point de place à la tribune, il s'en était fait une dans lé Palais-Royal et au district des Cordeliers. Ecrivain consommé avant l'âge, il avait consacré son âme mobile à être le vent de la tempête civile. « Je suis, » disait-il lui-même, « le soufflet du feu de la liberté ! »

Son talent pour la raillerie la plus mordante, la plus sanglante et la plus gaie, après celui de Voltaire, le rendait immensément propre à profaner tout ce que le peuple avait l'habitude de respecter. Mais artiste de parade avant tout, Desmoulins cherchait l'art d'Aristophane ou de Rabelais jusque dans l'outrage. Son style, grec d'origine, latin de forme, français de verve, élevait l'insulte jusqu'à l'éloquence. et faisait descendre l'ironie jusqu'au sang. Le fond de son Aine était une impiété naturelle envers toute chose. Il aimait à dégrader comme d'autres aiment à relever l'espèce humaine. Le ricanement de son style eunuque devenait tragique sans cesser d'être bouffon ; il n'en était ainsi que plus atroce.

Sa légèreté d'homme cependant excusait jusqu'à ses cruautés d'écrivain. Il y avait de l'enfant en lui dans le tribun ; on ne pouvait ni l'estimer ni le haïr. Ses opinions n'étaient que ses caprices. Après avoir fait saigner les victimes de sa plume, il les plaignait à la fin des supplices, et il écrivait des pages de Tacite pour flétrir les bourreaux qu'il avait caressés.

La vogue de la clémence le soulevait comme la vogue de l'échafaud. Dans d'autres temps, il eût été un autre homme : il aurait amusé un tyran, comme il amusait une multitude ; sous le despotisme, il aurait été un fou de cour ; sous la licence, il s'était fait le fou du peuple. Subalterne par caractère, Desmoulins s'attachait à tout ce qui promettait de la force. Mirabeau, dans ce montent, s'en servait comme d'un écho dans Paris ; Danton, comme d'un bateleur pour rassembler et égayer la foule autour de sa tribune des Cordeliers.

« Ô mes chers concitoyens ! » écrivait ce jour-là Camille Desmoulins, « je gémis quand je vois autour s de moi cette multitude de gens qui de l'auguste et sainte liberté font une affaire et spéculent sur la constitution. Dans le degré de corruption et d'égoïsme où nous sommes parvenus, si nous voulons conserver la liberté, gardons-nous bien de créer un sénat et des places inamovibles, de mettre la feuille des bénéfices et d'accumuler les richesses dans les mains d'un seul homme. Quand toutes les consciences sont à vendre, il ne reste plus qu'à combiner tellement la constitution, qu'il n'y ait personne en état de les acheter. Les trésors de la Numidie avaient corrompu trois fois et les généraux, et les consuls, et la municipalité, et les tribuns, et la magistrature, dans l'affaire de Jugurtha. Mais quand le peuple romain en eut évoqué la commission à l'assemblée générale, il fut impossible à Jugurtha de corrompre tout le peuple, non que le peuple fût moins corruptible que les sénateurs, mais où trouver un acheteur assez riche ?

« Ce ne sera point assez dans un siècle corrompu, que le peuple ne se dépouille point de sa toute-puissance pour en revêtir un sénat, et qu'il soit dispensateur des places : il faut que l'amovibilité des charges soit telle, que les mutations soient si rapides, qu'il n'y ait point d'aliments à la cupidité. Alors les emplois seront réellement des charges et non des bénéfices ; alors, à ceux qui veulent primer et se faire remarquer, il restera, non plus l'ambition des grandes places, mais l'ambition des grandes choses. L'ambition qui vient de l'orgueil sera nécessairement détruite ; il ne restera que l'ambition qui vient de la bienfaisance, l'ambition nécessaire aux grands cœurs, celle d'être utile. Malheureusement ce n'est point de cette noble ambition que la plupart sont travaillés, mais d'une tout autre fièvre.

« A la ville, on sait quel conflit il y a eu entre les électeurs et les représentants de la Commune, chacun se disputant et tirant à soi la chaise curule ; dans les districts, tout le monde use ses poumons et son temps pour parvenir à être président, vice- président, secrétaire, vice-secrétaire. Ce ne sant que des comités de toute nature. Il n'y pas jus- qu'au fusilier qui ne soit bien aise de faire sentir son arbitraire aux citoyens. Quand je rentre à onze heures du soir, on me crie : Qui vive ? — Monsieur, dis-je à la sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande ai je suis Français, en appuyant la pointe de la baïonnette. Malheur aux » muets ! — Prenez le pavé à gauche ! me crie une sentinelle. Plus loin, une autre crie : — Prenez le pavé à droite ! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles criant : — Le pavé à droite ! le pavé à gauche ! j'ai été obligé, de par le district, de prendre le ruisseau. Je prendrai la liberté de demander à MM. Bailly et Lafayette ce qu'ils prétendent faire de ces trente mille uniformes. Je n'aime point les privilèges exclusifs. Le droit d'avoir un fusil et une baïonnette appartient à tout le monde. »

 

X.

Mais l'adoption du veto suspensif accordé au roi par l'Assemblée nationale porta jusqu'à la fureur l'indignation des orateurs des districts et du Palais-Royal. Le club du café de Foy, où se réunissaient tous les soirs les motionnaires les plus exaltés de la presse et des sections, et dont les délibérations à porte ouverte retentissaient jusque sous les arcades et sous les allées du jardin, protesta avec l'autorité d'une assemblée populaire et d'une insurrection en permanence contre la lâcheté ou la trahison des députés, qui n'avaient, disait-il, reçu la souveraineté nationale des mains du peuple que pour se hâter de la prostituer aux ministres.

Le marquis de Saint-Huruge, gentilhomme du Mâconnais, à la taille herculéenne, à la voix de Stentor, au visage exalté par la démence, à peine sorti des prisons où la cour l'avait fait enfermer pour ses désordres, et qui s'était jeté par ressentiment à la faction d'Orléans et par turbulence à toutes les séditions, fit choisi par ce club pour porter à Versailles la protestation des patriotes du Palais-Royal. Saint-Huruge, fier de reporter à la cour les affronts que la police lui avait. fait subir, sortit du Palais-Royal à la tete de deux ou trois mille jeunes gens ameutés par ses gestes, incendiés par ses paroles.

Bailly et Lafayette, avertis à temps de cette invasion tumultueuse du Palais-Royal à l'Assemblée, interceptèrent les barrières à Paris sur la route de Versailles avec des bataillons et de l'artillerie. Saint-Huruge, abandonné de sa colonne, revint se plaindre au club de l'oppression de la Commune et de Lafayette. Le Palais-Royal éleva pouvoir contre pouvoir, déclara ses délibérations et ses tumultes en permanence, et brava par d'insolentes adresses la municipalité.

 

XI.

L'Assemblée, instruite des attentats médités contre elle, somma la Commune de dissiper ou d'éteindre le foyer de sédition contre la dignité et la si roté de ses membres.

« Les Catilina sont aux portes ! » s'écrie un député. « Vous perdez le temps en délibérations ! — N(ms avons osé délibérer, » répliqua Duport, « ici, en présence d'une armée de cinquante mille hommes armés par le despotisme et commandés par un général consommé ! Nous craindrions quinze ou vingt mille hommes sans projet et érigés en république, sans loi, sans constitution, sans unité au milieu de leur propre faction ! Non, c'est ici que nous devons sauver l'Etat, même aux dépens de nos jours ; c'est ici que nous devons délibérer calmes au milieu de 'l'effroi que ces hommes rependent ! Au moins soyons un éternel exemple de la constance qu'on doit apporter au service de la patrie. »

Le désaveu d'un des orateurs qui passait pour incliner le plus aux principes extrêmes porte un coup mortel aux factieux du Palais-Royal.

« Ce n'est pas assez ! » s'écria Mounier, pressé de déployer contre les séditions populaires l'audace qu'il avait déployée à Vizille contre l'aristocratie. « C'est le cas ici pour le comité des douze d'agir ! Il faut accorder une récompense de 300.000 francs à celui qui viendra dénoncer les auteurs et les instigateurs de ces crimes de lèse - majesté nationale. L'Assemblée doit braver leur menace. Elle doit périr au besoin à son poste, et si elle périt, elle léguera sa vengeance aux bons citoyens de Paris et de la province. »

 

XII.

Clermont-Tonnerre insista pour une répression légale et sévère. On lui objecta qu'à une époque récente il avait dit qu'il n'y avait pas lieu à délibérer quand les mêmes factieux de Paris étaient allés forcer les prisons pour délivrer les gardes- françaises.

« C'est vrai, » répondit-il en se repentant déjà de ses concessions partiales aux premières émeutes qui servaient alors l'Assemblée, et qui maintenant dépassaient ses opinions. « Mais la délivrance des gardes-françaises n'était qu'un scandale ; la sédition actuelle est un attentat contre la liberté française. Depuis, votre vertu a mis en fuite les trente mille hommes du despotisme. Obéirez-vous maintenant à une effervescence populaire ? L'un vous commandait des bassesses, l'autre vous commandera bientôt des crimes ! Vous ne pouvez pas délibérer au milieu de quinze mille hommes armés dont les projets sont un mystère et dont la renommée est perdue. »

 

XIII.

Ces fermetés de paroles et (l'attitude de l'Assemblée, rapportées au Palais-Royal, ne firent que surexciter sa rage et porter ses motions jusqu'au crime. On y proposa la proscription en masse des députés qui avaient voté pour le véto suspensif, on les désigna au supplice ignominieux et soudain de la lanterne. Les plus modérés et les plus habiles, écartant ces motions féroces, mais voulant activer l'anarchie par l'insurrection morale des districts contre la Commune, proposèrent de faire éliminer par les districts quatre cents députés qui corrompaient la représentation nationale du levain de l'aristocratie. Le rassemblement se porta en masse à l'hôtel de ville pour demander la convocation immédiate des districts. Les orateurs de cette pétition tumultueuse étaient Loustalot, de Moutier, Bentaballe, Baillot, Lescat et Canard, tous hommes jeunes sortis du barreau, des arts ou des lettres.

Lafayette engagea le conseil de la commune à les admettre. Ils parurent et lurent insolemment leur sommation devant le maire, le conseil et le commandant général. Le conseil refusa de répondre à une députation qui n'avait aucun mandat légal pour élever sa voix devant les pouvoirs publics. Cette réponse rapportée au Palais-Royal fit partir une seconde députation chargée d'insister plus impérieusement auprès de la municipalité. Elle reçut le même accueil. Enfin une troisième députation, plus nombreuse et plus irritée, sous la conduite du marquis de Saint-Huruge, fut admise en présence de Lafayette, et son orateur insulta de la voix et du geste les représentants de la commune dans leur propre palais.

 

XIV.

Le maire ordonna à Lafayette de sévir enfin contre ce pouvoir anonyme et turbulent qui prétendait se substituer à tous les pouvoirs. Quelques bataillons de gardes nationaux des quartiers calmes de Paris et les grenadiers soldés fondirent sur le rassemblement désarmé du café de Foy, et firent évacuer le jardin par les orateurs. Mais le lendemain, plusieurs districts, travaillés par les sections, députèrent directement à l'hôtel de ville pour demande la protestation de la capitale contre les décrets de l'assemblée sur le veto. Versailles même, à l'imitation de Paris, bouillonna contre l'Assemblée et menaça d'incendier la salle des séances, souillée par la trahison des mandataires du peuple. Le comte d'Estaing, le Lafayette de Versailles, qui commandait la garde nationale dans la résidence du roi et dans le rayon de l'Assemblée, contint avec peine le soulèvement de l'opinion dans les rangs des citoyens responsables de ce double dépôt à la France.

Le club Breton, berceau des Jacobins ; les Cordeliers, tribune de Danton ; la presse et les pamphlets, prirent parti pour le Palais-Royal contre l'assemblée de la commune et contre l'Assemblée nationale.

 

XV.

« Comment, » écrivait Camille Desmoulins dans son journal, qu'il intitulait, par une sanguinaire facétie, les Discours de la Lanterne aux Parisiens, « comment, lorsque Lally-Tollendal proposa à l'Assemblée nationale une chambre haute, une cour plénière et deux cents places de sénateurs à vie, lorsqu'il fit briller ainsi à tous les yeux deux cents récompenses pour les traîtres, comment les Chapelier, les Barnave, les Péthion, les Target, les Grégoire, les Robespierre, les Bianzat, les Volney, les Mirabeau... et tous les bretons, comment les fidèles défenseurs du peuple n'ont-ils pas déchiré leurs vêtements en signe de douleur ? Comment ne se sont-ils pas écriés — Il a blasphémé !... Proposer un veto absolu, et, pour comble de maux, des aristocrates à vie, à fa nomination royale, je demande si on peut concevoir une mo» Gon plus liberticide.

« Le Palais-Royal avait-il donc si grand tort de crier contre les auteurs et fauteurs de pareilles motions ? Je sais que la promenade du Palais-Royal est étrangement mêlée, que les filous y usent fréquemment de la liberté de la presse, et que maint zélé patriote a perdu plus d'un mouchoir dans la chaleur des motions. Cela n'empêche point de rendre un témoignage honorable aux promeneurs du Lycée et du Portique. Ce jardin est le foyer du patriotisme, le rendez-vous de l'élite des patriotes qui ont quitté leurs foyers et leurs provinces pour assister au magnifique spectacle de la révolution de 1789, et n'en être pas spectateurs oisifs. De quel droit priver de suffrages cette foule d'étrangers, de suppléants, de correspondants de leurs provinces ? Ils sont Français, ils ont intérêt à la constitution et le droit d'y concourir. Combien de Parisiens même ne se soucient pas d'aller dans leurs districts ! Il est plus court d'aller au Palais-Royal ; on n'a pas besoin d'y demander la parole à un président, d'attendre son tour pendant deux heures. On propose sa motion : si elle trouve des partisans, on fait monter l'orateur sur une chaise ; s'il est applaudi, il la rédige ; s'il est sifflé, il s'en va. Ainsi faisaient les Romains, dont le forum ne ressemblait pas mal à notre Palais-Royal. Ils n'allaient point au district demander la parole : on allait sur la place, on montait sur un banc sans craindre d'aller à l'Abbaye. Si la motion était bien reçue, on la proposait dans les formes. Alors on l'affichait sur la place ; elle y demeurait en placard pendant vingt-neuf jours de marché. Au bout de ce temps il y avait assemblée générale ; tous les citoyens, et non pas un seul, donnaient la sanction. Honnêtes promeneurs du Palais-Royal, ardents promoteurs de tout bien public, vous n'êtes point des pervers et des Catilinas, comme vous appellent M. de Clermont-Tonnerre et le Journal de Paris, que vous ne lisez point. Catilina, s'il m'en souvient, voulait se servir du veto et l'arracher au peuple, à l'exemple de Sylla. Ainsi, loin d'être des Catilinas, vous êtes tout le contraire, et les ennemis de Catilina. Mes bons amis, recevez les plus tendres remercîments de la Lanterne. C'est du Palais-Royal que sont partis les généreux citoyens qui ont arraché des prisons de l'Abbaye les gardes-françaises détenus ou présumés tels pour la bonne cause ; c'est du Palais-Royal que sont partis les ordres de fermer les théâtres et de prendre le deuil le 12 juillet ; c'est au Palais- Royal que le même jour on a crié : Aux armes ! et pris la cocarde nationale ; c'est le Palais-Royal qui, depuis six mois, a inondé la France de toutes les brochures qui ont rendu tout le monde et le soldat même philosophe. C'est au Palais-Royal que les patriotes, dansant en rond avec la cavalerie, les embrassant, les enivrant, prodiguant l'or pour les faire boire à la santé de la nation, ont gagné toute l'armée et déjoué les projets infernaux des véritables Catilinas ; c'est le Palais-Royal qui a sauvé l'Assemblée nationale et les Parisiens ingrats d'un massacre général. Et parce que deux ou trois étourdis — Voyez la séance du 31 août —, qui eux-mêmes ne veulent pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse, auront écrit une lettre comminatoire, une lettre qui n'a pas été inutile, le Palais-Royal sera mis en interdit, et on ne pourra plus s'y promener sans être regardé comme un Maury et un d'Espréménil I On ne réfléchit pas assez combien le veto était désastreux. Peut-on ne pas voir qu'au moyen du veto, en vain nous avions fait chanter un Te Deum au clergé pour la perte de ses dîmes ! Le clergé et la noblesse conservaient leurs privilèges. Cette fameuse nuit du 4 au 5 août, le roi eût dit : Je la retranche du nombre des nuits ; je défends qu'on en invoque les décrets ; j'annule tout : veto. En vain l'Assemblée nationale aurait supprimé les fermiers généraux et la gabelle, le roi aurait pu dire : veto. Voilé pourquoi M. Treillard, avocat des publicains, a défendu le veto jusqu'à extinction de voix. Il a bravé l'infamie, et a dit comme M. Pincemaille, dans Horace ;

Popolus me sibilat, et mihi plaudo,

Ipse dam, nummas simul ne contemptor in aria.

 

« Il semble, en vérité, » dit ailleurs Desmoulins, « que Paris n'ait couru en juillet que des dangers imaginaires. Est-ce qu'il n'y avait pas une conspiration ? Que signifiaient ces deux régiments d'artillerie, ces cent pièces de canon, ce déluge d'étrangers : les régiments de Salis-Samade, Châteauvieux» Diesbach, Royal-Suisse, Royal-Allemand, Rœmer, Berchiny, Esterhazy ? cette multitude de hussards et d'Autrichiens, altérés de pillage, et prêts à se baigner dans le sang de ce peuple si doux, qu'aujourd'hui même à peine peut-il croire à l'existence de ce complot infernal ? Mais comment n'y pas croire ? Est-ce qu'on n'avait pas transporté trois pièces d'artillerie sur la terrasse d'un citoyen, à Passy, parce qu'on l'avait trouvée propre à canonner de là les Parisiens sur ce même quai où Charles II les avait arquebusés il y a deux cents ans ? Est-ce que Bezenval ne s'est pas mis en fureur à la nouvelle du renvoi de M. Necker, parce que c'était sonner avant le temps les vêpres siciliennes ?... On a développé leur plan d'attaque dans le Courrier de Versailles, à Paris dans le Point du Jour, etc., etc. Moi-même, j'ai entendu de respectables militaires, des officiers généraux, obligés de s'avouer à eux-mêmes qu'il n'est que trop vrai qu'une cour aussi corrompue que celle de Catherine de Médicis était aussi sanguinaire.

« Les petits maîtres et petites maîtresses si voluptueux, si délicats, si parfumés, qui ne se montraient que dans leurs loges ou dans d'élégants phaétons, qui chiffonnaient, dans les passe-temps de Messaline et de Sapho, l'ouvrage galant de la demoiselle Bertin, à leurs soupers délicieux... le plan de Paris à-la main, montraient gaîment comme le canon ronflerait des tours de la Bastille, comme, des hauteurs de Montmartre, les batteries choisiraient les édifices et les victimes, comme les bombes iraient tomber paraboliquement dans le Palais-Royal. J'en demande pardon à M. Bailly, cet excellent citoyen, ce digne maire de la capitale, mais il sait bien que le maire de Thèbes, Épaminondas, au rapport de Cornelius Nepos, ne se serait jamais prêté à un mensonge, même pour ramener le calme. A qui fera-t-il croire que la plate-forme de Montmartre n'ait pas été destinée uniquement à nous foudroyer et qu'elle puisse servir à un autre usage ? Bons Parisiens, il y avait donc contre vous une conspiration exécrable... Puisque la trahison est avérée, pourquoi s'inquiéter si peu des traîtres ?... Cela est vieux, dit-on, et devrait être oublié. Mais s'imagine-t-on que je ne me souvienne plus que le sieur de Menemy, figurant aujourd'hui parmi les représentants de la commune, était le féal du sieur Barentin et le directeur de la librairie ? S'imagine-t-on que j'aie oublié la consternation de la capitale, le dimanche 12 juillet, quand les plus zélés patriotes, parmi les électeurs, conjuraient M. de la Vigne, leur président, de sonner à l'instant le tocsin et de convoquer leur assemblée générale ? Le pusillanime président les désespéra par ses refus, et, malgré les reproches les plus durs qu'il essuyait de ces zélateurs du bien public, sut reculer encore de vingt-quatre heures. »

 

XVI.

Les cris de la faim se mêlaient de plus en plus aux rires provoqués par les discours de la Lanterne aux Parisiens. Camille Desmoulins jouait avec le feu des plus dangereuses émotions du peuple. On demandait aux fermiers de porter, sous des peines sévères, des quantités prescrites de blé sur le marché. On leur imposait l'obligation de réserver un certain nombre d'heures de ces marchés à la vente exclusive des approvisionnements de la capitale. On comptait les gerbes, on marquait les sacs, on inventoriait les greniers et les granges. La disette, qui aurait dei se changer en sécurité par l'approche et par la surabondance des récoltes, s'accroissait par ces mesures. Le marchand, menacé du nom d'accapareur, n'osait toucher au blé de peur de compromettre sa vie : un seul cri dans un marché désignait un homme à la mort. Des bruits calomnieux de concert entre la cour et le comte d'Artois, l'aristocratie et les puissances étrangères pour affamer la France afin de l'asservir plus sûrement par de nouveaux coups d'État, étaient chaque jour dénoncés au peuple. Des dissensions sanglantes s'élevaient à Lyon et dans plusieurs autres villes entre la bourgeoisie armée et le peuple désarmé, qui demandait à partager les armes et à s'emparer (les canons.

 

XVII.

Marat, membre du conseil de la commune et rédacteur de l'Ami du Peuple, s'élevait, avec la brutalité de sa voix, de son geste, de sa plume, contre les délais que le, roi apportait à la sanction des décrets sur la suppression de la dîme.

« Ce parti, » s'écriait-il, « n'a en vue, dans ce refus de sanction, que de ménager un parti formidable, le clergé, les tribunaux, les négociants, les financiers, la foule des créatures que le premier achète à sa cause avec les deniers de l'Etat. En refusant également d'exécuter les mesures que vous prescrivez sur la circulation et sur l'exportation des grains, ils ourdissent un complot de famine !

« ... A quoi en serons-nous réduits, grand Dieu ! » poursuivait-il dans l'Ami du Peuple, « si on discute une à une chaque conséquence de nos principes ? Quand sera terminé le grand œuvre de notre constitution ?

« Défions-nous, on nous leurre ! on nous endort ! Il y a longtemps que j'aurais dévoilé le grand œuvre des conjurés sans la lâcheté des imprimeurs, qui refusent par peur leurs presses à la vérité ! »

 

XVIII.

Marat, Suisse de naissance, médecin de profession, écrivain jusque-là obscur et impatienté de son obscurité, avait cherché le bruit et le scandale à défaut de la gloire. Nul homme de son temps ne nourrissait dans son aine une haine plus sombre et plus concentrée contre la société, qui n'avait fait place ni à ses systèmes scientifiques, ni à ses idées sociales, ni à son orgueil souffrant. Il s'était jeté tout à coup dans son élément, au milieu des ruines et de l'anarchie que la commotion révolutionnaire venait d'entasser à ses pieds. De ces ruines, il s'était fait soudainement une tribune ; il avait rêvé d'instinct pour lui le rôle de Marius des prolétaires. Sa démagogie était plus dangereuse que celle de Camille Desmoulins, parce qu'elle était plus sincère. Le fanatisme est la force des révolutions. Marat était le fanatique du peuple ; le peuple ne pouvait tarder à être le fanatique de Marat.

Son style, inculte, sauvage, incisif, débordant d'images vulgaires, imbibé de larmes et de sang, attendri d'une compassion déclamatoire, mais réelle, sur les iniquités sociales et sur les indigences des salariés, avait des gémissements de femme pour les misérables, des rugissements de lion contre les heureux. Il s'était fait dès le premier jour le tribun des douleurs publiques ; il ameutait les calamités du peuple ; il réclamait justice ; bientôt il allait demander vengeance. Nul cœur ne paraissait plus déchiré que le sien par le spectacle des pénuries et des dangers de la capitale. Ses gémissements éclataient en sanglots dans sa feuille.

Il prophétisait les désastres, il subodorait les complots. IL s'était constitué le délateur d'office de la multitude, dévoué tous les jours en victime à la haine des oppresseurs et des tyrans. Bailly, Lafayette, l'Assemblée, la garde nationale, Mirabeau, la Commune elle-même, lui apparaissaient déjà comme une seconde génération d'aristocratie bourgeoise et d'oppresseurs privilégiés, n'ayant renversé une cour despotique que pour élargir eux-mêmes sur le vrai peuple le despotisme plus indestructible de la classe propriétaire sur la classe dépossédée par les temps ; il les désignait timidement encore comme les héritiers futurs de la tyrannie renversée, et pour les rendre plus odieux, il montrait en eux au peuple les complices cachés de la cour et de l'étranger. Le peuple, qui aime les délateurs parce qu'il craint partout les pièges, aimait Marat : il retrouvait dans sa feuille tous ses soupçons et tous ses tumultes d'esprit.

 

XIX.

Cependant, au milieu de ce désordre et de ce bouillonnement d'idées et de passions, Marat seul à cette époque proclamait une pensée juste, profonde, véritablement politique : c'était la nécessité d'une tribune, d'un dictateur, d'un inter-roi dépositaire momentané et absolu du pouvoir révolutionnaire pendant la lente élaboration d'un nouveau gouvernement national qui livrait la France à toutes les factions et la Révolution elle- même à l'anarchie. Si jamais une heure fut indiquée pour un dictateur, c'était celle-là. Marat, en l'invoquant à tout prix pour lui ou pour un autre, faisait acte d'homme d'Etat.

Le premier acte du peuple et de l'Assemblée nationale, après leur victoire du 14 juillet, aurait dû être d'escorter respectueusement le roi et ses ministres loin du lieu des délibérations jusqu'à l'achèvement de 'la constitution, et de nommer une magistrature militaire dictatoriale, intérimaire muette, absolue, pour imposer le silence et l'immobilité aux complots de la cour et aux factions du peuple qui troublaient la pensée de la France. C'est le tribun de la constitution, le Washington de la France, que demandait Marat. Lafayette, il est vrai, aspirait évidemment à ce rôle, et peut-être en était-il digne par la grandeur de son aspiration. Mais Lafayette n'était ni indépendant du roi, qui l'avait nommé pour obéir au peuple, ni indépendant du peuple, qui l'avait nommé pour asservir le roi. Combattu entre ças deux origines et entre ces deux devoirs, Lafayette ne pouvait demander que la popularité d'un côté, et que la déférence de l'autre. Dictature de complaisance, dont il n'avait ni le titre ni le droit dans un mandat national. Où un tribun dictateur aurait régné, Lafayette manœuvrait : l'homme manquait au rôle, et le rôle manquait à l'homme.

 

XX.

Déjà Paris lui échappait : il ne le retenait qu'à force de concessions et de caresses. Ses propres soldats étaient ses maîtres : il persuadait au lieu de commander. Les rumeurs qui couraient au Pelais-Royal et dans le faubourg d'une nouvelle tentative armée de la cour contre Paris avaient exalté la fureur des gardes- françaises incorporés (trame compagnie soldée et comme grenadiers dans la garde nationale. Ils avaient délibéré séditieusement de prévenir les desseins de la cour et de marcher sur Versailles en entraînant leur général, pour intimider les conspirateurs et ramener le roi à Paris. Lafayette, informé de cette résolution des grenadiers, les avait détournés d'un attentat contre l'Assemblée et le château, et il avait rassuré les ministres sur cette indiscipline, qu'il croyait réprimée.

« M. de la Rochefoucauld, » avait secrètement écrit Lafayette à M. de Saint-Priest, ministre de l'intérieur, « M. de la Rochefoucault vous aura dit l'idée qu'on avait mise dans la tête des grenadiers — les gardes-françaises —, d'aller cette nuit à Versailles. Je vous ai mandé de n'être pas inquiet, parce que je comptais sur leur confiance en moi pour détruire ce projet, et je leur dois la justice de dire qu'ils avaient compté me demander la permission... Cette velléité est entièrement détruite par les quatre mots que je leur ai dits, et il ne m'en est resté que l'idée des ressources inépuisables des cabaleurs. Vous ne devez regarder cette circonstance que comme une nouvelle indication de mauvais desseins, mais non, en aucune manière, comme un danger réel. Envoyez ma lettre M. de Montmorin... On avait fait courir la lettre dans toutes les compagnies de grenadiers, et le rendez-vous était pour trois heures à la place Louis XV. »

 

XXI.

Mais les bruits d'un complot formé à Versailles entre quelques membres de l'Assemblée, des généraux et des ennemis de la révolution restés au château pour donner au roi des conseils anti-populaires, neutralisaient tous les efforts de Bailly, de Lafayette et des citoyens calmes, pour contenir les démagogues de Paris. On répandait, et les voiles déchirés depuis sur les intelligences secrètes de Mirabeau avec la cour justifient une partie de ces ru-- meurs, on répandait que le roi, désarmé de sa force, de sa liberté et même de sa dignité de roi constitutionnel devant les exigences de l'Assemblée, dominée elle-même par la pression de la capitale, méditait une évasion ou une retraite armée loin de Versailles ; qu'il avait nommé le marquis de fouillé, caractère ferme, aimé et craint (lu soldat, au commandement de la ville de Metz et de la province des Trois-Evêchés, afin de se préparer une place forte et une armée de guerre civile contre l'insurrection de la capitale ; que le marquis de Bouillé, à la tête de la cavalerie, plus dévouée que l'infanterie aux intérêts de l'aristocratie et de la cour, accourait à marches forcées au-devant du roi pour couvrir sa fuite vers la Lorraine ; que le roi, une fois en sûreté sous l'épée de son général, proclamerait la nullité de tous les décrets plus insurrectionnels que constitutionnels de l'Assemblée nationale, depuis le jour où elle avait usurpé d'abord la moitié, puis la totalité de la souveraineté sur la couronne ; qu'il convoquerait à Metz ou à Tours de nouveaux états généraux délibérant au milieu des troupes royales ; qu'il ferait désavouer par cette Assemblée complice ou captive les empiétements accomplis sur la royauté par la nation ; qu'il marcherait sur Paris à la tête de l'armée de l'aristocratie et du despotisme, et qu'il laverait dans le sang des habitants de Paris les insultes de sa couronne.

 

XXII.

Les timides précautions prises par le ministre et par la municipalité de Versailles pour préserver la résidence du roi et de l'Assemblée des invasions et des outrages des rassemblements du Palais-Royal, semblaient dévoiler quelques desseins de cette nature. On en trouve la trace dans toutes les révélations postérieures des royalistes, des ministres et des partisans de la liberté constitutionnelle, plus ou moins initiés alors aux secrets du château. Le temps même semblait inspirer des conseils désespérés au roi, à la merci de toutes les factions. Séparé des ministres de son choix, obligé d'éloigner ses troupes en face d'une Assemblée qui s'était déclarée souveraine, qui lui laissait à peine, pour toute prérogative, la faculté de suspendre pendant quelques semaines l'exécution des ordres dont il serait moins l'exécuteur que l'esclave ; à deux pas enfin d'une capitale armée, dont les outrages quotidiens contre la reine, contre ses frères, contre ses amis, contre lui-même, arrivaient jusque sous les fenêtres de son palais, et dont les séditions pouvaient sortir à toute heure, pour venir faire du roi de la nation le jouet ou la victime de la populace, il était naturel que le malheureux prince regardât sans cesse autour de lui d'où lui viendrait le salut, et que les conseils plus ou moins éclairés de tous roux qui ne voulaient pas sa perte se heurtassent nuit et jour dans son esprit.

 

XXIII.

Mirabeau, encore indécis entre les caresses des démagogues, avec lesquels il avait des intelligences à haute voix à la tribune, et le rôle de premier ministre, sauveur de la monarchie, fondateur de la liberté constitutionnelle, redoublait d'instances auprès de la Marck, pour faire agréer ses services toujours suspects. Plus avant dans les confidences de la faction d'Orléans, qui le recherchait alors comme l'arbitre d'une couronne, plus avant encore dans les complots des démagogues du Palais-Royal par les confidences de Danton, de Camille Desmoulins et des jeunes agitateurs de Paris, les yeux, les oreilles et les mains dans la capitale, Mirabeau connaissait mieux qu'aucun autre membre de l'Assemblée la fermentation sourde du peuple et les extrémités sinistres du roi. Il ne cessait d'avertir le comte de la Marck de l'imminence et de la gravité des périls qui menaçaient la famille royale, et sur lesquels on semblait s'endormir encore au château.

« A quoi donc pensent ces gens-là ? » dit-il à la fin de septembre à son ami. « Ne voient-ils donc pas les abîmes qui s'approfondissent d'heure en heure sous leurs pas ? »

Et quelques jours plus tard, presque à la veille du 5 octobre, abordant la Marck avec un visage plus consterné et avec un accent plus fiévreux d'impatience, « Tout est perdu. C'en est fait de lui ! » dit-il : « le roi et la reine y périront ! »

Le comte de la Marck repoussant ces horribles augures, « Non ! non ! » reprit avec plus de désespoir et de pitié Mirabeau, « vous le verrez, la populace battra les pavés de leurs cadavres ! » La Marck frémit à cette expression tragique, qu'il attribua à l'exagération oratoire de cette grande imagination. Mais Mirabeau s'apercevant de l'incrédulité de son ami à sa physionomie, « Oui, je vous le répète, » ajouta-t-il, « on battra les pavés de leurs cadavres. « Vous ne comprenez pas encore assez les dangers de leur situation. Il faudrait bien cependant la leur faire connaitre ! »

 

XXIV.

Il s'ouvrait au même moment, et avec la même indiscrétion d'effroi, à Malouet, un des confidents les plus sûrs et les plus éclairés des ministres. « Je ne suis point homme à me rendre lâchement au despotisme, » lui dit-il un jour. « Je veux une constitution libre, mais monarchique ; je ne veux pas ébranler la monarchie, mais si on ne se met tout de suite en mesure, j'aperçois dans l'Assemblée de si mauvais esprits, tant d'inexpérience, tant d'exaltation, d'aigreur, une résistance si inconsidérée dans les deux premiers ordres, que je redoute les plus funestes commotions. Faites savoir à vos amis que s'ils ont un plan, je le défendrai ! »

Pendant ces préludes des journées du 5 et 6 octobre, le poids de ces événements futurs pesait évidemment d'avance sur l'imagination de Mirabeau. Tout indique en lui le pressentiment d'un attentat contre le roi et la passion de le prévenir. Les plans de fuite pour la cour, de convocation de l'Assemblée à Rouen et à Tours, de constitution pondérée, interposée, à l'abri des troupes, entre le despotisme des ministres et le despotisme de la capitale, d'entente avec Lafayette, de direction du ministère remis au comte de Provence, de confiance donnée au marquis de Bouillé pour couvrir d'un grand rassemblement de troupes fidèles la liberté du roi et de l'Assemblée, de fortes prérogatives royales conservées au roi dans la constitution, de représentation nationale divisée en deux chambres, tous ces plans, encore confus, qu'il devait mil& quelques jours après, roulaient déjà dans son esprit et se révélaient à demi dans ses intimités à Versailles. Mais l'heure allait les devancer.

 

XXV.

Paris aussi avait le pressentiment des projets d'éloignement que les circonstances, autant que les hommes, devaient conseiller au roi. Ces plans présumés, plus que connus, jetaient la fureur dans le peuple. On craignait la faim, on répandait dans la garde nationale et dans les hautes classes la crainte plus fondée d'une guerre civile. Tant que le roi serait à la merci d'un enlèvement ou d'une fuite de Versailles au milieu de son armée, il n'y aurait ni repos pour Paris ni sécurité pour la Révolution. On s'entretenait avec terreur des suites funestes d'une scission patente entre le roi et l'Assemblée. Ces deux France, face à face, l'une faisant appel à l'antique fidélité ' des provinces et à l'honneur des troupes, l'autre aux passions qui avaient produit les journées du brigandage, de l'incendie des châteaux, des massacres de Paris, consternaient non-seulement les amis du roi, mais aussi les patriotes. Lafayette lui-même, qui avait plus à perdre ou plus à gagner que personne dans la disparition du roi, dissimulait mal son indignation contre les plans d'évasion qu'on supposait à la cour. Soit colère sourde contre des plans dont l'exécution allait faire évanouir son rôle récent d'arbitre entre la 'royauté et l'anarchie, soit habitude en lui de se prêter aux confidences de tous les partis, même aux plus extrêmes, avec un sourire d'intelligence pour tous, on répétait de lui des demi-mots à mauvaises interprétations contre le roi. Une lettre confidentielle du comte d'Estaing à la reine, datée de la fin de septembre, révèle les dispositions d'esprit de Lafayette, telles qu'il les laissait du moins transpirer à Paris.

 

XXVI.

Le comte d'Estaing était un grand nom militaire de ce règne : général de terre et général de mer à la fois, il avait commandé avec un double éclat, dans la guerre d'Amérique et des colonies, nos troupes auxiliaires des Américains et nos flottes victorieuses contre les Anglais. fion nom avait été consacré en France, et par la cause de l'indépendance qu'il avait fait triompher à Boston et par la gloire navale qu'il avait répandue sur nos escadres. Rentré en France comme Lafayette et les Lameth, il s'était trouvé naturellement porté à embrasser dans sa patrie la cause de la liberté à laquelle il avait dû sa renommée sur un autre continent. Avide d'applaudissements comme Lafayette, il avait déclamé avec passion contre la cour. La popularité qui s'attachait à son double titre de guerrier et de citoyen l'avait fait nommer, le lendemain du 14 juillet, commandant de la garde nationale de Versailles. C'était un de ces hommes héroïques sur un champ de bataille ou sur le pont d'un vaisseau de guerre, transfuges obséquieux de la faveur et de la fortune dans la guerre civile, où l'homme n'est soutenu que par son propre caractère.

Le comte d'Estaing, craignant de se tromper de cause, les servait toutes les deux. Courtisan du roi, confident officieux de la reine, adulateur de la multitude à la fois, il cherchait à concilier en lui la confiance de la cour et celle de la Révolution : les lettres secrètes qu'il remettait à la reine portent ce caractère de duplicité complaisante sous l'accent affecté de la rudesse militaire. Sa vie postérieure a caractérisé plus sévèrement encore cette petitesse du citoyen dans le héros. Prisonnier en 1793 et appelé en témoignage dans le procès de la reine, d'Estaing craignit moins de ramper que de mourir ; il n'aggrava pas l'accusation contre la victime, mais il se justifia devant les juges du soupçon d'avoir voulu l'excuser.

 

XXVII.

« Mon devoir et ma fidélité l'exigent, » écrivait le comte d'Estaing à Marie-Antoinette, « il faut que je mette aux pieds de la reine le compte du voyage que j'ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la veille d'un assaut ou d'un combat naval. J'ose assurer que je ne suis pas timide en affaires. Elevé auprès de M. le Dauphin, qui me distinguait, accoutumé à dire la vérité à Versailles dès mon enfance, soldat et marin, instruit des formes, je les respecte sans qu'elles puissent altérer ma franchise ni ma fermeté Eh bien ! il faut que je l'avoue à Votre Majesté, je n'ai pas fermé l’œil de la nuit.

« On m'a dit dans la société, dans la bonne compagnie, et que serait-ce, juste ciel ! si cela se répandait dans le peuple ! on m'a répété que l'on prend des signatures dans le clergé et dans la noblesse. Les uns prétendent que c'est d'accord avec le roi ; d'autres croient que c'est à son insu. On assure qu'il y a un plan de formé ; que c'est par la Champagne ou par Verdun que le roi se retirera ou sera enlevé ; qu'il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé, et par qui ? Par M. de Lafayette, qui me l'a dit tout bas chez M. Jauge. J'ai frémi qu'un seul domestique l'entendît. Je lui ai observé qu'un mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort. Il est froidement positif, M. de Lafayette.

« ... Il m'a répondu qu'à Metz, comme ailleurs, les patriotes étaient les maîtres, et qu'il valait mieux qu'un seul homme mourût pour le salut de tous. M. de Breteuil, qui tarde à s'éloigner, conduit le projet. On accapare l'argent, et l'on promet de fournir un million et demi par mois. M. le comte de Mercy est malheureusement cité comme agissant de concert.

« Voilà les propos. S'ils se répandent dans le peuple, leurs effets sont incalculables. Cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m'ont paru épouvantés des suites ; le seul doute de la réalité peut en produire de terribles. Je suis allé chez M. l'ambassadeur d'Espagne, et c'est là, je ne le cache pas à la reine, où mon effroi a redoublé. M. de Fernand Nunès a causé avec moi de ces faux bruits, de l'horreur qu'il y avait à supposer un plan impossible qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante des guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de la monarchie, devenue la proie de la rage intérieure, de l'ambition étrangère, qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à la France.

« Après avoir parlé de la cour errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne l'ont pas soutenue lorsqu'ils le pouvaient et qui voudraient encore, qui veulent actuellement l'entraîner dans leur chute par-là, et m'être affligé d'une banqueroute générale, devenue dès lors indispensable et de toute manière épouvantable, je me suis bien douté que, du moins, il n'y aurait d'autre mal que celui que produirait cette fausse nouvelle, si elle se répandait, parce qu'elle était une idée sans aucun fondement. M. l'ambassadeur d'Espagne a baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis devenu pressant, et il est enfin convenu que quelqu'un de considérable et de croyable lui avait appris qu'on lui avait proposé de signer une association. Il n'a jamais voulu me le nommer. Mais, soit par inattention, soit pour le bien de la chose, il n'a point heureusement exigé une parole qu'il m'aurait fallu tenir. Je n'ai pas promis de ne dire à personne ce fait ; il m'inspire une grande terreur que je n'ai jamais connue ; ce n'est pas pour moi que je réprouve. Je supplie la reine de calculer dans sa sagesse tout ce qui pourrait arriver d'une fausse démarche. La première coûte assez cher. J'ai vu le bon cœur de Sa Majesté donner des larmes au sort des victimes immolées. Actuellement, ce serait des flots de sang versé inutilement qu'on aurait à regretter. Une simple indécision peut être sans remède. Ce n'est qu'en allant au-devant du torrent, ce n'est qu'en le caressant qu'on peut parvenir à le diriger en partie.

« Rien n'est perdu ; la reine peut reconquérir un roi, son royaume : la nature lui en a prodigué les moyens ; ils sont seuls possibles. Elle peut imiter son auguste mère, sinon je me tais. Le trouble d'hier n'était rien ; il parait que le boulanger nommé Augustin, demeurant rue de Sainte-Famille, a voulu vendre un pain quatre sols plus cher ; il a vu le réverbère descendre, la corde prête ; ses pauvres meubles ont été brûlés, il sera jugé ; et ceux qui allaient faire justice eux-mêmes le seront aussi.

« Je supplie la reine de m'accorder une audience pour un des jours de cette semaine. »

 

XXVIII.

Soit que la reine, dans cette entrevue, assouplit le patriotisme ombrageux du comte d'Estaing, soit que le comte d'Estaing eût intimidé la reine et ramené cette princesse à des promesses rassurantes pour la révolution, en démentant les projets de fuite et d'appel aux armes, les ministres, la municipalité de Versailles et le comte parurent agir de concert en appelant à Versailles le régiment de Flandre pour prêter force à la garde nationale, à la ville, à l'Assemblée et au château menacés.

Le régiment de Flandre, en entrant à Versailles, fut accueilli par le comte d'Estaing et par les officiers de la garde nationale avec une cordialité et une confiance qui ne semblaient voir que des frères d'armes dans ces soldats. Une partie du peuple de Versailles, malgré l'opposition d'un chef de bataillon nommé Lecointe, se porta en masse au-devant du régiment et lui fit cortége jusqu'à la grille du château. Les sentiments patriotiques de cette troupe, qui était restée incorruptible à l'embauchage, mais qui fraternisait de cœur avec l'opinion du peuple, les témoignages mutuels de confiance que se donnaient la population et les soldats sous les fenêtres du château, réjouirent la municipalité, mais alarmèrent la cour. On craignit d'avoir appelé un renfort au lieu d'une défense contre les insurrections pressenties de la capitale. La pensée de faire couvrir à la dernière extrémité la retraite du roi et de la reine par un régiment réputé fidèle s'évanouit dans l'esprit des conseillers de la reine à ces symptômes de concert entre les soldats et le peuple. Renvoyer le régiment pour en appeler un autre aurait été une révélation de défiance ou d'arrière-pensée. On aurait éventé ainsi les craintes ou les projets du château.

 

XXIX.

On résolut ("le séduire ce régiment par des caresses et de s'assurer du cœur des soldats par une de ces surprises d'enthousiasme et d'attendrissement qui enlève des hommes impressionnables par les sens, et qui, une fois enlevés, les engage par l'esprit de corps.

La reine, témérairement conseillée par quelques militaires dévoués, par le baron de Breteuil et par le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche, se souvint de Marie-Thérèse, sa mère. Elle jouit de se conquérir, comme elle, par sa beauté et son courage, le cœur ébranlé des soldats. Sous prétexte de fêter dans un repas de corps, selon l'habitude militaire des villes de garnison, l'entrée d'un régiment, la cour prêta les vastes salles de spectacle aux hôtes et aux convives, reçut le régiment à une table splendide dans son propre palais. Des invitations adressées par les gardes du corps aux officiers de tous les corps militaires de la maison du roi et aux officiers de la garde nationale connus par leur attachement à la royauté convoquèrent trois cents officiers à cette fête. La cour entière, avertie des scènes préparées pour faire éclater l'enthousiasme des troupes, remplirent les loges ou circulèrent autour du banquet. Les orchestres des régiments de Flandre, des gardes du corps, mêlant l'ivresse des sons à l'ivresse des vins, exaltèrent jusqu'au délire l'âme des convives. Le bonheur de cette réunion entre des corps que leur concorde rendait invincibles, l'orgueil de rentrer dans cette ville royale amis l'humiliation d'en avoir été éloignés, la certitude de triompher aisément de cette population victorieuse et injurieuse de Paris, si elle tentait d'accomplir les attentats annoncés contre cette famille royale désormais couverte par tant d'épées ; le lieu de la scène consacré aux yeux des officiers et des soldats par l'habitation du roi, par les pompes et par le luxe de la royauté ; la présence, la beauté, les sourires, les encouragements, les applaudissements des femmes de la ville et de la cour qui remplissaient les galeries de la salle de spectacle et qui couronnaient d'avance de leurs gestes les vengeurs de la majesté royale jusque-là si Impunément outragée ; enfin, la pitié généreuse des braves pour tant de larmes versées dans ce palais par une reine dont la jeunesse, les charmes et le courage relevaient la dignité dans les cœurs, tout fanatisait le dévouement des hôtes et des spectateurs. La Révolution, l'Assemblée nationale, le peuple, la ville, la capitale, étaient oubliés ; les murs qui séparaient les convives de ces images et de ces souvenirs du 14 juillet semblaient les séparer de la nation. Le palais leur paraissait un sanctuaire protégé per leur fidélité chevaleresque contre les vicissitudes impuissantes de l'opinion et élevé désormais au-dessus des vains orages de la terre : ils croyaient avoir reconquis le palais de Louis XIV. Les fumées des mets, des vins, des flambeaux flottaient entre le monde réel et cette salle où ils s'enivraient de leurs illusions.

 

XXX.

On touchait à ce moment du festin où les verres levés entrechoquent les verres et où les libations accompagnées de quelques paroles brèves et fortes résument la signification du banquet et font faire explosion aux sentiments mal contenus dans les âmes.

La reine attendait dans ses appartements qu'on vint l'avertir de l'heure où les sens et les cœurs, échauffés par la longue palpitation de l'attente, lui préparaient l'accueil le plus enthousiaste et le plus assuré. Déjà des voix nombreuses, plus téméraires Ou plus affidées, invoquaient sa présence en criant : La reine ! la reine ! Que la reine daigne venir contempler ses défenseurs, et récompenser d'un regard ceux qui sont prêts mourir pour elle !

On venait de faire entrer dans la salle du banquet, pour grossir les acclamations, les grenadiers du régiment de Flandre, les Suisses, les dragons, les chasseurs des Trois-Evêchés.

A ce moment, la reine parut : elle portait son fils dans ses bras. Son visage, depuis longtemps assombri par la tristesse et pâli par les larmes, avait repris, sous ce reflet de félicité passagère, tout l'éclat de sa majestueuse beauté. Elle portait son fils dans ses bras : ce geste, qui réunit dans un regard la femme, la reine et la mère, exalte toujours l'attachement et attendrit même l'inimitié. L'enfant, ébloui par la splendeur des armes et assourdi par les clameurs de ces milliers d'hommes debout, imitait lui-même, avec ses mains tendues vers la foule, les applaudissements qui s'étaient élevés à l'aspect de sa mère. Le roi rentrait de la chasse, et la reine l'avait entraîné avec peine à cette scène trop théâtrale pour sa timidité : il marchait derrière sa femme et son fils.

Un tonnerre d'acclamations et de bravos entrecoupés par le cliquetis des sabres, dont les poignées frémissaient sons les mains des convives, s'élevait à chaque pas de la famille royale autour des tables. Par une inspiration soudaine ou par une allusion préméditée, la musique des gardes et celle du régiment de Flandre firent éclater en notes métalliques l'air populaire alors de l'opéra de Richard Cœur de lion : Ô Richard ! ô mon roi ! l'univers t'abandonne !

 

XXXI.

A ces notes à la fois indignées et plaintives, où la fidélité d'un serviteur se jure à lui-même une constance inébranlable pour son maître captif, et reproche à la fortune l'abandon d'un roi prisonnier, les larmes coulent de tous les yeux, la vengeance monte dans tous les cœurs, des applaudissements frénétiques, des mains levées an ciel, d'autres pressées sur la poitrine ou portées sur la garde des épées, interprètent par ces gestes muets à la reine, au roi, à l'enfant, les sentiments passionnés que cet air éveille dans tous les assistants. Les paroles re- trouvées dans la mémoire et bientôt éclatant en chœur, en adressent le sens à la famille royale. La reine comprend ce serment muet ; elle y répond par ses larmes, les spectateurs par leur fanatisme. A la fin de l'air, les officiers et les soldats confondus tirent d'un geste unanime leurs sabres et leurs épées du fourreau ; ils font de leurs armes nues une voûte d'acier sur la salle, et portent les santés du roi, de la reine, de l'enfant. L'écho de leur enthousiasme, de leur tendresse et de leur délire perce les murailles et va retentir jusque sur la place d'armes. Là des masses curieuses et indignées épiaient ce tumulte d'amour pour en faire un crime à la cour et une honte aux soldats.

 

XXXII.

Le délire, loin de s'apaiser après le départ du roi et de la reine, redoubla sur leurs pas, comme si le respect avait contenu la moitié de l'explosion des sentiments sur les lèvres. L'ivresse, décente jusque- là, se change en véritable orgie d'enthousiasme. Le respect pour la demeure du roi, loin de réprimer les manifestations soldatesques, semble les animer davantage. L'émulation du fanatisme s'empare de tous les assistants. Les chefs, les officiers, les soldats de toutes les armes et de la garde nationale elle-même, rivalisent d'expressions, de serments, de gestes, de cris de fidélité au roi. Les vina versés avec plus d'abondance aux soldats, la musique redoublant d'accents passionnés et symboliques, portent le trouble dans toutes les têtes. On semble chercher par quels excès de fidélité, par quels scandales de joie, par quelles imprudences de sentiment chacun signalera davantage son ivresse. Les officiers et les soldats escaladent les loges pour monter jusqu'aux femmes. Les femmes leur tendent les mains et leur distribuent leurs rubans ou leurs fleurs comme pour couronner leur fidélité à leur maitre.

Des gardes du corps, qui n'avaient pas adopté encore la cocarde nationale, arrachent une cocarde blanche d'un casque pour l'élever aux yeux de leurs frères d'armes et pour la présenter comme le seul et vrai signe de la royauté monarchique.

A ce geste, les femmes s'écrient : « Vive la cocarde blanche ! c'est la bonne ! » Les officiers et les soldats applaudissent. Un chef de la garde nationale arrache sa cocarde nationale et la foule aux pieds. Ce signe de mépris pour les couleurs de l'insurrection imposées au roi lui-même est applaudi et imité par quelques soldats. Ils se précipitent pêle-mêle avec leurs officiers de la salle du banquet dans la cour de marbre, afin de prolonger sous les fenêtres du roi et de la reine cette émeute d'amour ; des cris, des idolâtries, des génuflexions, rappellent la famille royale aux fenêtres. Un officier de la garde nationale de Versailles, M. de Perceval, aide de camp du comte d'Estaing, escalade le balcon de l'appartement du roi, et s'écrie, en montrant de la main les postes des gardes du corps : « Ces postes sont désormais à nous comme à eux ! Qu'on nous appelle aussi les gardes du roi ! »

 

XXXIII.

Il arbore la cocarde blanche aux yeux et aux applaudissements de ses camarades. Deux grenadiers du régiment de Flandre veulent imiter l'escalade périlleuse de cet officier. L'un d'eux se hisse jusqu'au balcon, l'autre retombe, et, dans son désespoir, il se punit lui-même de sa maladresse en se jetant sur la pointe de son sabre pour se percer le cœur. Cette démence tragique mêle les cris de terreur aux cris de délire et fait enfin rentrer l'ordre et le silence dans le château. Le lendemain, le suicide de cc soldat et les paroles balbutiées par lui dans le vin furent interprétées par les royalistes comme les aveux et les repentirs d'un conjuré se punissant lui-même de s'être laissé embaucher par les ennemis de son roi.

L’ivresse du festin semblait s'être communiquée au palais : la reine et le roi reçurent, pendant la soirée, les félicitations de la cour et de la noblesse. « J'ai été enchantée de la journée, » dit la reine à une députation de la garde nationale qui venait la remercier des drapeaux qu'elle avait fait distribuer aux bataillons. Les courtisans et les gardes ne déguisaient plus leur confiance dans une contre-révolution prochaine, leur mépris pour les couleurs de la nation et pour l'uniforme civique. Un chef de bataillon de la garde nationale, chevalier de Saint-Louis, s'étant présenté le soir à la cour dans son costume, « Avez-vous bien le cœur de paraître sous cet habit dans l'antichambre de votre roi ! » lui dit un officier des gardes.

Les femmes de la reine et de la domesticité du château distribuaient des cocardes blanches aux militaires qui traversaient les appartements. « C'est la bonne ! » disaient-elles ; « c'est la seule ! c'est celle qui triomphe ! »

Lecointe, de Versailles, s'indigne seul contre ces embauchages de la cour, il est insulté dans le palais, il va porter ses plaintes au comte d'Estaing et demande qu'on fasse prêter le serment de fidélité à la nation aux gardes du corps. On ne lui répond qu'en répétant, le lendemain, les scènes du banquet militaire dans la salle plus vaste du manégé. On y convie un plus grand nombre de soldats. Les mêmes scènes et le même délire éclatent avec les mêmes témérités de défi à la Révolution. La reine et la cour se croient désormais certaines des cœurs et des armes des troupes : trop peu nombreuses pour une attaque contre Paris, ces troupes l'étaient assez pour couvrir une retraite et pour servir d'exemple à l'armée. La sécurité rentra dans le cœur de Marie-Antoinette.

 

XXXIV.

Cependant l'Assemblée nationale poursuivait ses délibérations et venait de remettre dans plusieurs articles de la constitution le pouvoir exécutif tout entier et le commandement de l'armée au roi. Elle s'alarme de ces symptômes et déplore ces scandales et ces imprudences. Paris, instruit de ce que les journalistes appelaient l'orgie du régiment de Flandre, éclate par toutes ses voix sur l'impiété et l'insulte de la cour contre les couleurs de la Révolution.

Un journaliste nommé Gorsas sonne le premier le tocsin de la vengeance contre ces attentats. Après avoir raconté, en les envenimant, les circonstances, les délires et les audaces de cette orgie,

« Citoyens, » dit-il, « on recommence les complots déjoués en juillet par l'Assemblée nationale et surtout par le peuple : la cour veut enlever le roi et le jeter dans les bras de l'armée, que tout tend à séduire. Vous le voyez, citoyens, It garde particulière du monarque prélude à la contre-révolution. Quatre mille chevaliers se préparent à une fête générale, dans laquelle on prêtera un serment impie contre la liberté. Paris va être cerné de nouveau par des troupes déjà échelonnées sur plusieurs routes ; peut-être les ennemis qui doivent prêter main-forte au despotisme sont-ils en marche vers nos frontières. Les royalistes prennent eux-mêmes soin de donner de la force et du crédit à ces rumeurs ; des hommes de tout Age arborent dans les rues la cocarde blanche et osent se présenter avec ce signal de ralliement au moment d'une revue de la garde nationale. A cette vue le peuple entre en colère, les mouvements se manifestent de tous côtés ; la garde nationale veut les réprimer et devient suspecte elle-même à la multitude, qui la regarde déjà comme une nouvelle aristocratie et un instrument d'oppression. Au lieu de chercher à nous disperser, disait-on, au lieu d'empêcher le peuple d'opposer la force à la violence qui se prépare, la garde nationale devrait se mettre à notre tête. Elle nous brave parce qu'elle est armée et que nous ne le sommes pas ; mais nous verrons un jour. En attendant, et malgré tous ses efforts pour arrêter l'insurrection, malheur à ceux qui voudront insulter de nouveau à la cocarde nationale l Une femme et une cocarde ont perdu le parti patriote en Hollande ; pendons au premier réverbère le premier qui arborera des emblèmes de guerre civile. »

 

XXXV.

Pendant que la feuille de Gorsas courait dans toutes les mains, à Paris, et attroupait le peuple dans les rues comme pour un second 14 juillet, quelques royalistes, encouragés par la victoire de la cour au repas du régiment de Flandre, arboraient la cocarde noire à leur chapeau, au Palais-Royal, au jardin du Luxembourg, comme pour défier le peuple et pour afficher le deuil.

Suivis, insultés, frappés, renversés sous les pieds de la multitude en fureur, ils n'échappèrent à la mort que par le secours de la garde nationale. La famine, d'heure en heure plus imminente pour la capitale, paraissait à la population de Paris un infernal calcul de la reine et un premier indice de la conjuration qui venait de se dévoiler à Versailles. Le peuple tout entier, debout et répandu dans les rues, se serait porté dès ce jour-là à Versailles, si un convoi de cinq cents sacs de farine, amené en triomphe de Corbeil, dans la soirée, n'avait calmé pour un moment sa fermentation.

Les récits et les excitations des journaux, les motions des districts et des clubs, les harangues des agitateurs dans les cafés portèrent d'heure en heure, le lendemain et les jours suivants, la panique de Paris aux derniers bouillonnements de la colère publique. Le jardin du Palais-Royal, évacué depuis quelques semaines par les ordres de Bailly et de Lafayette, se remplit de nouveau, comme une ruche, d'attroupements en permanence, qui recevaient et qui reportaient dans toute la ville le souffle de terreur, de ressentiment, de vengeance, qu'aucune autorité ne pouvait plus réfréner. Le cri de toutes les voix était de nouveau « Aux armes ! et marchons à Versailles ! Devançons, par un coup terrible, le coup dont nous sommes menacés ! » La bourgeoisie, cette fois comme au 14 juillet, se confondait dans un même sentiment avec le peuple.

 

XXXVI.

Lafayette hésitait encore ; il sentait la garde nationale prête à lui échapper. Le roi à Paris paraissait au peuple une garantie contre la faim ; à la bourgeoisie, une garantie contre l'anarchie ; à la garde nationale, un gage de toute-puissance. Le roi à Paris faisait de Lafayette lui-même un maire armé du palais.

Cependant, soit qu'il redoutât l'ascendant du parti du duc d'Orléans, dont la main, disait-il, était visible pour lui et pour Bailly dans les attroupements précurseurs du 5 octobre, et qu'il craignit qu'une émeute triomphante ne trompât la Révolution en donnant un trône à ce prince, soit qu'il tremblât pour sa responsabilité si la garde nationale allait prévenir à Versailles une vaine conspiration par un attentat, Lafayette avait pris quelques mesures de prudence pour intercepter la route de Versailles au peuple. Placé entre son devoir et son ambition, il avait préféré son devoir. Il s'était seulement trompé sur sa force personnelle et sur son ascendant à Paris. S'il avait moins rassuré M. de Saint-Priest et M. de Montmorin contre la possibilité d'une invasion de la capitale à Versailles, ces ministres auraient pu à temps faire replier le roi jusqu'à distance des attentats du peuple. Lafayette fut imprévoyant et présomptueux dans les journées qui suivirent le repas du régiment de Flandre ; il ne fut pas complice des événements.

 

XXXVII.

Le tocsin de la nuit du 4 au 5 octobre, sonné de lui-même par des mains inconnues, le réveilla de ses illusions : ce tocsin d'alarmes sonnait à la fois dans tous les clochers de Paris. A ce signal, des masses de femmes et d'enfants en haillons, évidemment recrutés pendant la nuit, et groupés en avant-garde de la misère et de la faim par les machinistes cachés de la sédition, sortent des faubourgs et des quartiers indigents de Paris. Cette horde de femmes hâves, décharnées, livides, portant à la fois sur leur visage les stigmates de l'indigence, de la débauche et de l'ivresse, entraîne, en se répandant dans les rues, les femmes et les filles qui trafiquent, dès le matin, des subsistances du peuple dans les halles, dans les marchés, dans les échoppes et dans les cabarets des quartiers populeux de la capitale. Une jeune fille les guide, au son du tambour ; leurs cris, leurs hurlements, leur violence, forcent les femmes d'un costume plus décent à les suivre. Elles forment bientôt un immense courant de sédition, moitié cynique, moitié féroce, qui balaye tout sur son passage, et qui grossit de toute l'écume d'une grande ville. Leur seul cri est Du pain ! Elles se répandent en imprécations contre la trahison ou l'imprévoyance du gouvernement et de la municipalité, qui les condamnent, elles et leurs enfants, à l'inanition. Elles affirment que les aristocrates font disparaître la farine, et qu'il n'y a que trente sacs de blé ce jour-là à la halle pour suffire à la consommation d'un million de bouches. Elles se dirigent sur la place de Grève, en chantant l'air de Ça ira, marche triviale précipitée des tumultes, Marseillaise des assassinats, qu'un génie démagogique infernal venait d'inspirer pour donner à la populace l'élan des séditions, et le vertige du crime. Le rassemblement interrompait cette marche chantée en chœur par les cris : A la lanterne ! potence des carrefours toute dressée pour tenter les fureurs du peuple. En débouchant sur la place, un délateur leur indique du geste la boutique d'un boulanger qui contrevenait à l'égalité de la faim en vendant, disait-on, du pain de qualité différente pour les riches et pour les pauvres. Elles fondent sur sa porte, l'arrachent de son four, déchirent sa chemise en lambeaux, le jugent sans l'entendre, descendent la corde du réverbère, et le hissaient déjà à la lanterne quand le major général de la garde nationale, M. de Gouvion, se précipite avec quelques braves citoyens dans l'émeute, coupe la corde et arrache la victime à demi morte à ses assassins.

 

XXXVIII.

Un escadron de gardes à cheval et un nombreux détachement d'infanterie étaient en bataille devant le perron de l'hôtel de ville pour en défendre les portes et pour protéger contre les soulèvements les armes, les canons, les munitions de cet arsenal populaire. Ces milliers de femmes, fortes de l'impunité assurée. à leur sexe, s'avancent hardiment jusqu'aux pieds des chevaux, défient les sabres nus des cavaliers, montrent leurs mains désarmées, leurs seins sans défense, leurs enfants en pleurs qu'elles laisseront écraser avec elles au moindre mouvement des chevaux ; elles s'insinuent entre les pelotons ; elles pressent, elles adjurent, elles caressent les cavaliers ; elles font reculer à petits pas cette cavalerie devant leur masse jusqu'à la rue du Mouton.

L'infanterie, plus épaisse, leur présente en vain la pointe des baïonnettes : elles écartent de la main ces armes émoussées contre des poitrines de femmes ; les rangs de l'infanterie fléchissent, s'ouvrent, se décomposent, se débandent devant elles. La multitude de tous sexes qui les suit s'engouffre à grands flots dans l'hôtel de ville par la brèche qu'elles ont ouverte ainsi à la sédition.

Les cours, les escaliers, les caveaux, les salles, les combles du palais, sont en un moment inondés d'un déluge d'hommes et de femmes. On cherche en vain le conseil dispersé, Bailly et Lafayette absents. On voue leurs têtes à la lanterne, comme celles de complices des traîtres. On s'empare des canons, on les charge, on les traîne sur la place pour les tourner contre la garde nationale ; on pille, on brise, on saccage l'intérieur du palais. Des bandes de furieux, ivres de férocité et de vin, se dispersent au hasard dans les greniers les plus reculés de l'immense édifice. Une de ces hordes féminines, des torches à la main et guidée par quelques hommes qui enfonçaient devant elle les portes à coups de hache, découvre un ecclésiastique dans la salle des archives : c'était l'abbé Lefebvre, qui s'était chargé, par patriotisme, du travail des subsistances et des secours aux indigents distribués par la Commune. Son costume le désigne à leurs coups. Elles se précipitent sur lui, le foulent aux pieds, le pendent à une poutre de la salle et courent à d'autres forfaits. Une de ces femmes profite de leur absence, revient sur ses pas, coupe la corde et sauve la victime.

Un huissier nommé Maillard, homme d'une taille athlétique et d'une énergie qui s'était déjà signalée le 14 juillet en combattant avec Hullin à la Bastille et en s'efforçant d'arracher les vaincus aux supplices des assassins, parait, harangue, se fait applaudir et nommer général de l'émeute par ces femmes. IL les encourage d'une main, les contient de l'autre, se fait obéir, éteint les brandons enflammés qui allaient consumer les archives et les trésors de la ville, rétablit l'ordre, rappelle la garde nationale à ses postes, distribue seulement les armes au peuple, fait évacuer la salle du conseil devant les membres de la Commune et entrain les femmes sur la place en marchant à leur tête et aux sons du tambour, aux cris de « Versailles et du pain ! »

C'est ce même Maillard, Danton subalterne des mouvements populaires, qui commença sa renommée par un heureux et généreux courage à se jeter entre les victimes et les bourreaux, et qui, pour rester toujours à la tête du peuple, finit par présider, trois ans après, aux massacres des prisons, par jeter des milliers de victimes à la hache des assassins, ayant perverti, comme Danton, son maitre et son modèle, un cœur naturellement humain par la vaniteuse émulation du crime, pour rester toujours le premier dans la clémence comme dans la férocité : caractère commun aux chefs populaires qui, ne pouvant plus s'arrêter, se condamnent à suivre, et suivent jusqu'au sang !

 

XXXIX.

Pendant que Maillard, dans l'intention de dégager l'hôtel de ville et de donner du temps à Lafayette, entraînait ainsi son avant-garde de femmes armées et de populace vers les Champs-Elysées, sous prétexte de marcher à Versailles, le conseil de la commune, l'état-major de la garde nationale, les bons citoyens", Bailly, reprenaient leur poste et leur autorité dans l'hôtel de ville.

Mais un autre peuple, levé en masse de tous les quartiers de Paris au bruit de l'émeute du matin, affluait, armé et désarmé, par toutes les avenues et par tous les quais sur la place. C'était la population entière de Paris du 14 juillet, le peuple de toutes les classes et de toutes les professions, soulevé par le tocsin et par la colère qui soufflait depuis le banquet de Versailles ; c'étaient surtout les vingt mille agitateurs du Palais-Royal et des Cordeliers. Un seul cri sortait de cette houle plus décente, mais aussi plus passionnée que la première : « Des armes ! et à Versailles ! »

 

XL.

Lafayette, menacé lui-même par les cris des femmes et de la populace, dont Maillard avait débarrassé la place, 'pare enfin devant l'hôtel de ville à la tête de ses six mille grenadiers et de ses trente mille gardes nationaux. Cette armée se fait lentement jour et placé au milieu de cet océan de peuple ameuté. Quelques injures accueillent le général et son armée ; mais bientôt la conformité presque unanime de volonté et de cris entre les bataillons et le peuple satisfait l'insurrection et rend une apparence d'autorité et de faveur à Lafayette.

Il range son armée en bataille autour de l'édifice, il semble attendre dans une attitude passive les ordres de la municipalité. Le récit de ce qui venait de se passer en son absence, les clameurs intermittentes de la multitude, les cris de ses propres soldats faisant écho à ceux du peuple, lui interprétaient assez le sens et la volonté du mouvement. Les provocations des journaux, les rapports de sa police armée, les émotions du Palais-Royal, les demi-confidences des factieux, sa perspicacité jalouse à deviner l'impulsion du parti du duc d'Orléans sous ces tumultes, le tocsin enfin sonnant malgré lui et peut-être contre lui depuis l'aurore, dans Paris, et les cris « à Versailles ! » qui l'obsédaient dans toute sa route, ne lui permettaient pas de se tromper sur ce qu'on attendait de lui. Sa perplexité était peinte dans sa pâleur et dans l'immobile agitation de son attitude. IL gardait le silence, il donnait des ordres à son aide de camp, "il fendait la foule pour aller commander une manœuvre, placer un bataillon, rectifier un alignement ; il descendait de son cheval pour monter au conseil de la commune comme pour y solliciter des ordres qu'il était ami lent à inspirer que le conseil lui-même était lent à les lui donner ; il s'enfermait dans la salle de police de l'hôtel pour réfléchir et rédiger ses commandements ; il écrivait de vaines dépêches aux ministres pour leur apprendre l'émeute réprimée du matin ; il redescendait sur le perron ; il remontait à cheval aux cris d'impatience de la place, qui s'attendait enfin à une résolution ; il restait immobile et sourd en apparence aux vociférations qui le sommaient de marcher ; il usait les heures et le jour dans l'espérance, ou de lasser le peuple, ou de voir mitre quelque circonstance qui viendrait faire diversion à cette impérieuse obstination de l'émeute. Mais l'émeute, sûre de la conformité de ses cris avec les vœux de la garde nationale et mesurant, avec la sûreté de l'instinct qui caractérise le peuple assemblé, la faiblesse du général et la force de la sédition, S'obstinait dans ses clameurs autant que Lafayette dans son immobilité.

 

XLI.

Ces heures furent des siècles pour Lafayette ; tous les partis lui présentaient des périls égaux : il n'avait que le choix des fautes ou des malheurs. S'il résistait et s'il parvenait à dominer l'entraînement de ses troupes à Versailles, les ressentiments de Paris, le triomphe ou la retraite du roi au milieu de ses troupes, la captivité peut-être de l'Assemblée nationale emmenée à Tours ou à Metz en otage de la nation désarmant la Révolution, retombaient sur l'inertie de Lafayette et le dégradaient de toute sa popularité en le dénonçant comme complice de la cour.

S'il cédait, après avoir vainement résisté la moitié du jour, après avoir condamné le départ et suffisamment témoigné sa volonté de prévenir l'invasion, il se déclarait vaincu par la sédition. Jouet de son armée, prisonnier de l'émeute qu'il était venu réprimer, il ne conservait son titre de général qu'aux dépens de son caractère et de son autorité. Il lui faudrait suivre jusqu'aux excès inconnus tous les caprices de son armée, toutes les agitations de la multitude. Qui lui garantissait que ces caprices ne seraient pas des désordres, et ces agitations des crimes ? Son nom pur et qu'il voulait garder à jamais pur porterait la responsabilité de ces attentats.

S'il marchait à Versailles à la tête du peuple et de cette armée, peuple aussi, que feraient ce peuple et cette armée à Versailles ? Animés par la vengeance et encouragés par l'omnipotence, ne détrôneraient-ils pas un roi docile à la suprématie de Lafayette, pour couronner un roi factieux, son rival de popularité et son ennemi naturel, dans le duc d'Orléans, dont les complices poussaient évidemment ces masses aux pieds du château et aux portes de l'Assemblée ? Lafayette ne serait-il donc pas tout à la fois ie complice forcé, l'instrument, la dupe et bientôt la victime du couronnement de ce rival ?

Enfin, s'il ne marchait pas à Versailles, ne serait-il pas dans quelques heures déposé et renversé de son cheval par sa propre armée ? Livré à la merci de la multitude qui l'accusait déjà d'endormir et de trahir le peuple, ne subirait-il pas, sur ce perron même, le sort des Berthier et des Foulon, dont il n'avait pu lui-même sauver la tête ? Homme de courage personnel, Lafayette pouvait braver ces images, mais homme de gloire, que devenait la sienne dans la postérité si l'armée et le peuple marchaient à Versailles sans lui, et remplissaient de cendres et de cadavres la résidence des rois et des représentants de la nation ? Tous ces dilemmes de sa situation étaient également terribles. Il fallait des jours pour les résoudre, et les cris de plus en plus impérieux du peuple ne lui donnaient pas un moment.

 

XLII.

En considérant bien la situation d'esprit de Lafayette pendant cette crise de sa vie, il n'y avait pour lui qu'un seul parti à prendre pour échapper à la déchéance morale ou à la complicité apparente dans lesquelles il allait être inévitablement précipité. Mais ce parti était héroïque et entraînait le seul sacrifice qu'il ne parût pas disposé à faire : le sacrifice de sa popularité. C'était de se jeter à la tête des six mille grenadiers disciplinés, de se porter au pont de Sèvres, avec l'artillerie et les bataillons les plus sûrs de son armée, d'intercepter à la fois la route de Versailles aux brigands de Paris, et la route de Paris aux troupes du roi, si le roi avait tenté de les diriger sur la capitale, de s'interposer énergiquement ainsi entre la sédition et le despotisme, de faire rentrer Paris dans l'ordre en couvrant le trône, d'exiger l'éloignement du régiment de Flandre ; et de réconcilier encore une fois le roi et le peuple par l'intervention' de l'Assemblée nationale.

Mais pour tenter ce coup d'État de l'armée aussi honnête qu'énergique, il fallait deux choses : le génie et l'indifférence pour le vent populaire. Cette vertu était la seule vertu publique qui manquait à Lafayette. Moins homme qu'idole, il ne pouvait vivre que d'encens.

 

XLIII.

D'ailleurs, il faut le reconnaître, bien qu'il fût beau en politique de tenter à tout prix l'obéissance de ses dix mille grenadiers, il était possible d'échouer dans la tentative. Une partie de ces soldats était composée des gardes—françaises et des vainqueurs de la Bastille ; la défection et la victoire les faisaient pactiser avec la masse la plus bouillonnante du peuple. Un de ces grenadiers vint dans ce moment même haranguer son général au nom de quelques-uns de ses camarades, au bureau de police de l'hôtel de ville, pour le conjurer de céder au vœu de la France. « Mon général, » lui dit ce jeune sous-officier, nommé Mercier, « le roi nous trompe tous, vous connue les autres. IL faut le déposer. Son fils sera roi, nous vous nommerons régent, et tout ira bien ! »

Lafayette avoue, dans le récit qu'il a fait de cette journée, que ce mot de régent frappa son esprit dans la bouche d'un de ses soldats, et qu'il soupçonna qu'on n'avait mis ce mot d'ordre dans l'oreille du peuple que pour faire penser à un régent plus naturellement indiqué par sa naissance, le duc d'Orléans. Lafayette résistait. L'idée de se montrer, lui, le premier gardien de la loi, l'épée à la main, confire les lois, de devenir le tribun de l'armée et le factieux en chef de la capitale contre le roi et l'Assemblée, qu'il avait juré de défendre, lui faisait honte et horreur à la fois. Il négociait avec ses bataillons par ses aides de camp : ils ne lui rapportaient que des insistances impérieuses du peuple. Il descendait lui-même sur la place, cherchait à haranguer, ne trouvait ni silence ni respect dans la foule : les clameurs, redoublées par l'attente, devenaient des tempêtes d'imprécations.

Le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Marceau en masse, évoqués du fond de leurs ateliers et de leurs mansardes par les agitateurs, fondaient en colonnes irrésistibles sur la place et submergeaient la garde nationale. Le cri de Versailles ! n'était plus un vœu, mais un arrêt. Lafayette, vaincu, provoque enfin lui—même un ordre de Bailly qui l'autorise à se rendre à Versailles pour colorer la révolte par une légalité apparente. Il remonte à cheval, et donne avec désespoir l'ordre de marcher sur Versailles. Une immense acclamation du peuple et de l'année félicite la multitude de sa victoire, et des applaudissements frénétiques couvrent d'un enthousiasme orgueilleux l'humiliation du général Lafayette. Il ne s'y trompa pas, il feignit de sourire à sa propre défaite, et sembla partager extérieurement l'ivresse publique qui déchira intérieurement son cœur.

 

XLIV.

Ii était ternie : cinq heures sonnaient à l'hôtel de ville ; le jour ne laissait que peu d'heures de clarté, dans cette saison, à la marche d'une armée de Palis à Versailles. La nuit pouvait être grosse de crimes. La horde de femmes et de brigands conduits par Maillard, et partie quatre heures avant Lafayette, traversait déjà les Champs -Élysées. Ces femmes étaient armées de piques, de tronçons de lances, de broches de fer, de fusils, de pistolets et de haches. Quelques-unes, d'une classe plus élégante, quoique plus immonde, femmes publiques arrachées par le vent de l'émeute à la prostitution et croyant se réhabiliter dans le patriotisme, étaient vêtues de costumes bizarres empruntés aux magasins de théâtres et aux costumiers de carnaval. Les unes dansaient dans la fange en se tenant par la main et en hurlant en chœur l'air de Ça ira ! Les autres, attelées a« trois pièces de canon et aux caissons enlevés le matin à l'hôtel de ville, trairaient gal-ment cet attirail de guerre. D'autres, assises sur les pièces mêmes, la mèche allumée dans la main, imitaient l'attitude des canonniers. Une d'elles, jeune Allemande d'une haute taille et d'une mille beauté, nommée Théroigne de Méricourt, maniait hardiment un cheval magnifique emprunté au marquis de Saint-Huruge. Son casque, dent la longue crinière flottait sur ses épaules nues, la pique qu'elle brandissait dans sa main droite, son geste martial, son regard où l'enthousiasme et la férocité se mêlaient dans un étrange contraste, simulaient une fille de l'Helvétie, une compagne de Guillaume Tell, descendue do ses montagnes pour affronter la guerre et conduisant cette avant-garde du peuple à la réhabilitation et è la liberté. Elle paraissait exercer un grand empire sur ses compagnes.

 

XLV.

Maillard ralentissait à dessein la marche de ces amazones et de ces brigands, afin de donner à Lafayette le temps de les atteindre. Il arrêta sa colonne au milieu des Champs-Elysées. Là il les harangua avec autant de force que d'adresse. « Voyons, citoyennes, » leur dit-il, qu'allons-nous faire à Versailles ? Nous allons demander du pain au roi et à l'Assemblée. — Oui, oui, du pain pour nés enfants ! » répondirent celles de ces femmes enlevées par l'émeute aux halles et aux boutiques de Paris et qui n'avaient ni la misère ; ni les vices, ni la brutalité des mégères des faubourgs enivrées pendant la nuit par les conjurés. « Eh bien ! » reprit Maillard, « si nous allons respectueusement demander du pain à nos représentants et au roi, qu'on trompe sur les vrais sentiments du peuple, qu'est-il besoin de marcher avec cet appareil de canons, de munitions, d'armes pesantes, qui donneraient à nos légitimes réclamations l'air de la menace et du crime ? Vos armes, ce sont vos visages pâlis par la misère, vos bras amaigris par la faim, vos haillons pour vêtements, vos pieds sans chaussures, vos enfants portés dans vos bras et soutenus par vos mains pendant cette longue route. Voilà vos pétitions ! voilà votre éloquence ! voilà votre force ! Jetez ces armes ; laissez ces canons aux hommes, et ne vous armez auprès de l'Assemblée et du roi que de votre présence et de vos gémissements ! »

La plupart des femmes, déjà fatiguées du poids des fusils et des piques, les jetèrent et applaudirent à la sagesse de Maillard. Mais les brigands qui les suivaient pour les exciter et pour se faire de leur pétition un prétexte et une occasion de crimes, ramassèrent ces armes, et, se mêlant aux groupes de femmes et d'enfants, les poussèrent sur la route de Versailles.

Les faubourgs de l'ouest de Paris, la populace de Neuilly, Auteuil, Boulogne, Sèvres, Saint-Cloud, Viroflay, grossissaient successivement ce hideux cortège. Un certain nombre d'hommes, vêtus en femmes, et affectant dans leur langage une misère et une trivialité démenties par leur visage, se mêlèrent à cette avant-garde à la faveur de la nuit tombante ; ils leur prodiguèrent du vin dans les cabarets, et leur soufflèrent les imprécations et les cris contre la reine. On crut reconnaître dans ces déguisements les instigateurs gagés de la faction du duc d'Orléans : Saint-Huruge, le duc d'Aiguillon, Mirabeau lui-même. Ces soupçons, évanouis au jour de la procédure, ne laissèrent rien constaté de ces rumeurs, excepté les excès et les crimes de la nuit. La main qui faisait mouvoir ces masses s'était retirée et ne fut jamais visible que dans ses œuvres.

Mirabeau et le duc d'Orléans, un moment rapprochés par des amis communs qui s'étaient efforcés de liguer le grand tribun au grand factieux, n'avaient déjà plus rien de commun que leur place dans l'opposition et leurs ambitions diverses. Mirabeau avait percé d'un coup d'œil le néant du duc d'Orléans pour en faire un grand antagoniste de la couronne ; le duc d'Orléans, de son côté, avait percé les liaisons sourdes de Mirabeau avec le parti de la monarchie par le comte de la Marck et par M. de Montmorin. Peu de jours avant le 5 octobre, le duc d'Orléans, s'approchant de la Marck dans l'assemblée, lui dit négligemment, avec l'accent de l'indifférence qui dédaigne en reprochant : « Quand donc Mirabeau déclarera-t-il sa liaison avec la cour ? »

S'ils avaient fomenté ensemble le soulèvement de Paris et l'invasion de Versailles, ils ne le voyaient certainement plus du même œil.

 

XLVI.

Lafayette s'avançait, triste et pensif, à la tête de son armée de trente mille hommes, sur la trace des brigands et des femmes. Les applaudissements et les cris de Vive Lafayette I qui éclataient sur son passage et surtout du haut de la terrasse du bord de l'eau, encombrée d'une immense foule d'élégante bourgeoisie, ne le trompaient pas sur sa situation. Jouet et victime do sa popularité, qu'il expiait dans un ironique triomphe, chacun des pas de son cheval le conduisait à un attentat forcé contre ses propres opinions, ou à une guerre civile, dont il donnait le signal en la détestant, ou à une pression sur l'Assemblée, qui dénaturait la liberté dans sa source, ou à une captivité du roi, qui soulevait la conscience publique des provinces contre la constitution même, ou à un détrônement du roi, et peut-être à des crimes contre la reine, qui seraient l'éternel désespoir de son lime et l'éternelle accusation de sa mémoire.

 

XLVII.

Cependant, il faut le reconnaître encore, il était trop tard pour regarder en arrière. Du moment où Lafayette n'avait pas pris à temps le parti de se porter résolument, avec son armée soldée, aux barrières et de couvrir It la fois Paris contre le roi, le roi contre Paris, .il n'avait plus qu'à suivre. Sa conscience, son honneur et son patriotisme lui commandaient de marcher sur les Pas des brigands et des femmes pour les réprimer, puisqu'il n'avait pas su les prévenir. Seulement, même pour ce dernier parti, il avait hésité trop longtemps à l'hôtel de ville. Son hésitation avait laissé finir le jour, avancer les bandes sur le palais du roi. La nuit, dans laquelle il allait marcher et arriver à Versailles, devenait une occasion et une tentation de forfaits que le jour aurait prévenus. L'armée elle-même le pressentait. Elle était en masse dans le même contre - sens de situation que son chef. Armée de l'ordre, assemblée pour réprimer une émeute, pour contenir des factions, s'associant à l'émeute et suivant les factions pour donner l'autorité de ses baïonnettes à leur invasion, son attitude et son silence accusaient ces pensées dans tous les rangs. C'était la bourgeoisie, humiliée, affectant hypocritement de soutenir par sa présence une sédition qu'elle détestait. Les révolutions conduites par des hommes faibles sont pleines de ces contradictions entre ce qu'elles veulent et ce qu'elles font ; ces contradictions sont la faute des caractères et l'humiliation de l'histoire. Quiconque ne sait pas mourir ne sait pas commander au peuple.

Lafayette et son armée allaient passer malgré eux le Rubicon d'une révolution, de peur d'y être précipités eux-mêmes par le peuple.

 

XLVIII.

Le général, pour caractériser du moins le sens de hi marche forcée à Versailles et pour enlever autant qu'il était en lui l'apparence d'une hostilité ouverte à l'expédition, fit faire halte à ses colonnes avant de traverser la Seine, et, passant devant le front de ses bataillons, il fit prêter le serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi. Puis, accablé (les anxiétés (le la journée, il descendit de cheval et monta dans la voiture des deux commissaires qu'il avait demandés à la Commune pour se concerter avec eux. Il ne dissimula pas son angoisse. « Qu'allons-nous devenir, » s'écria-t-il avec l'accent du désespoir, « si le pont de Sèvres est défendu par les troupes royales ? Si nous sommes contraints de l'emporter de vive force, tout ce peuple qui nous suit et qui nous précède ne fera que nous embarrasser. Quant à moi, je serai censé être un rebelle ! Oh ! mes amis ! si je succombe, défendez ma mémoire ! Vous voyez mes intentions, vous savez ce qui s'est passé. Défendez... défendez ma mémoire ! »

Après ces précautions prises contre le jugement de la postérité, Lafayette, plus calme, remonta à cheval et s'avança lentement sur la route de Versailles sans rencontrer une seule vedette au pont de Sèvres.

 

XLIX.

Le roi et les ministres avaient ignoré jusqu'au milieu du jour le mouvement de Paris. Ils ignoraient encore jusqu'à la fin du jour la défaite de Lafayette et la marche de son armée sur Versailles. L'Assemblée, provoquée par la violence des cris de Paris contre le repas des gardes du corps, avait eu le matin une séance tragique, prélude des émotions de la journée.

« On ne vous dit pas, » s'était écrié Pétion à propos des lenteurs apportées par le roi à la sanction des décrets, « que dans des orgies militaires on a vomi ici des imprécations contre l'Assemblée nationale et contre les libertés ! De grands malheurs nous menacent. Je demande si les gardes du corps ne doivent pas prêter serment, je demande pourquoi l'apparition de ces cocardes noires qui affligent les bons citoyens. »

Un député monarchique, M. de Monspey, exige que Pétion dépose et signe son accusation contre les gardes du corps. A cette sommation, Mirabeau, qui hésite encore entre le besoin de raviver sa popularité et la secrète ambition de servir la cour, s'abandonne à un moment d'indignation calculée qui désigne la reine à la vengeance du peuple.

« Si l'on persiste, » dit-il, « à demander une dénonciation en forme des scandales et des crimes de cette orgie, je suis prêt, moi, à les fournir et à les signer. Mais je demande préalablement une seule chose, c'est que l'Assemblée déclare que le roi seul est inviolable, et que tous les autres individus de l'Etat, quels qu'ils soient, sont également responsables devant la loi ! »

A ces blasphèmes contre la reine, à travers lesquels on voyait briller le couteau de la justice populaire, la terreur avait saisi l'Assemblée. Les premiers chuchotements de la marche de la capitale sur Versailles semblèrent au même moment se répandre dans l'Assemblée et donner une signification phis tragique à la phrase de Mirabeau. On se dispersa pour aller prêter l'oreille aux bruits sourds qui venaient de Paris.