I. Pendant
que M. Necker recomposait son ministère d'amis tombés du pouvoir avec lui, et
que l'Assemblée se hâtait de prendre le pas sur l'anarchie débordée de toutes
parts dans le royaume, M. de Lafayette, dont la popularité commençait le jour
où finissait celle de M. Necker, organisait avec la municipalité la garde
nationale de Paris, seule institution capable, dans l'interrègne forcé de
toutes choses, de prendre la dictature armée de la société. M. de Lafayette,
sorte de Cromwell de la liberté, s'il dit voulu l'Atre jusqu'au crime, va
occuper, à partir de ce jour, une trop grande place dans la destinée du roi
et de la Révolution, pour ne pas le faire connaître complètement avant de le
voir agir. II. Le
marquis de Lafayette était né d'une maison antique, illustre dans les armes
et dans les lettres, attachée au trône, admise dans la familiarité de la
cour. La nature l'avait doué d'une âme vaste, l'éducation d'une intelligence
ornée, la société d'une fortune opulente. Son extérieur révélait en lui son
caractère : sa taille était élevée, ses formes élégantes, son visage
attrayant, sa physionomie vague, son regard rêveur et cependant pénétrant
comme celui d'un homme qui roule des arrière-pensées sous la pensée visible,
et qui cherche à deviner l'opinion d'autrui pour y conformer son langage ;
quelque chose d'insinuant et d’habile se révélait sous la fierté du rang et
des habitudes dans son attitude et dans sa figure. Dans sa
première jeunesse, dit un de ses contemporains de cour, il manquait d'aplomb
dans la stature et dans la pose. Il était frêle et gauche dans les exercices
du corps. Il maniait maladroitement l'épée, plus maladroitement le cheval. Il
dansait sans grâce, prétendait à l'attention des femmes de la cour, et ne
s'attirait que leur raillerie. Son front haut, son visage long, ses paupières
lourdes, ses cheveux fades, ses jambes grêles attiraient le sourire de la
reine Marie-Antoinette dans les fêtes de Versailles. Mais
orphelin à dix-huit ans, son grand nom, sa richesse précoce, son désir de
frapper les yeux et de plaire, l'imitation des jeunes courtisans, sur
lesquels il cherchait à se modeler pour être le premier même dans les vices,
l'avait hé avec le duc d'Orléans, les Lauzun, les Noailles, toute la jeunesse
brillante du temps. Il avait de plus qu'eux l'amour de la vraie gloire, cette
passion qui éteint bientôt toutes les autres, et qui double la puissance des
facultés, même les plus vulgaires, par la grandeur et par l'élévation du but.
La nature en avait fait un homme distingué ; l'amour de la gloire lui fit
concevoir la volonté d'être un grand homme. Cette volonté seule, eût-elle été
une illusion, faisait de ce jeune courtisan, enlacé dans les préjugés et dans
les voluptés de son âge, un homme plus grand que ses contemporains. III. C'était
le moment où l'Amérique agitait l'Europe du bruit de sa lutte avec
l'Angleterre pour émanciper le nouveau monde et pour ressusciter les grandes
républiques du monde ancien. M. de Lafayette vit d'un coup d'œil que, pour
revenir avec un prestige grandiose dans sa patrie, il fallait aller attacher
son nom à cette grande cause, objet de l'attention et de la passion de
l'Europe. Il voulut rapporter de l'autre rive de l'Atlantique une de ces
renommées d'héroïsme et de patriotisme que les peuples accordent facilement à
des auxiliaires étrangers et qui impriment sur le front d'un guerrier
l'auréole d'une nation. Cet instinct de Lafayette était à la fois généreux et
juste. De plus, quoiqu'il eût à peine dix-neuf ans, le jeune courtisan, élevé
par des maîtres philosophes, convaincu que le régime des institutions
monarchiques, théocratiques et aristocratiques touchait à sa fin et que le
règne de la raison, de la lumière et de la liberté touchait à son aurore,
avait résolu, avec une constance qui ne se démentit pas un seul jour dans une
longue vie, de consacrer son existence, sa pensée, son bras, son sang à la
cause de l'avenir, et d'être un apôtre et un combattant des progrès moraux de
l'esprit humain. En cela encore, il fit preuve d'un instinct presque égal au
génie ; il ne se trompa ni d'ambition ni de but, car c'est l'avenir qui juge
la vie et qui décerne la gloire. IV. M. de
Lafayette, quoiqu'à peine marié avec une fille du duc d'Ayen, de la maison de
Noailles, qu'il aimait tendrement et qui méritait son attachement par toutes
les vertus et par toutes les grâces, fit partager à sa femme sa noble soif de
gloire, et témoigna au duc d'Ayen, son beau-père, le désir d'aller servir
parmi les soldats de Washington. Le duc d'Ayen, repoussant avec le dédain
d'un aristocrate cette velléité républicaine pour une cause de plébéiens
révoltés, refusa en termes dédaigneux de servir la puérile fantaisie de son
gendre. Ce refus aigrit l'orgueil du jeune homme et l'obstina davantage dans
sa résolution. Il
s'adressa secrètement ail comte de Broglie, homme important et influent, qui
maniait seul la politique personnelle de Louis XV, à l'insu de ses ministres,
et qui favorisait sous-main la cause des Américains pour donner des embarras
aux Anglais. Le
comte de Broglie accueillit Lafayette, lui adjoignit une élite de jeunes
officiers volontaires animés de la même audace, et leur lit préparer
secrètement un navire chargé d'armes et de munitions qui les attendit à
Bordeaux. Cependant,
le beau-père de Lafayette, informé de cette intrigue du comte de Broglie et
du projet d'embarquement de son gendre, fit défendre à M. de Lafayette, par
le premier ministre, M. de Maurepas, de passer en Amérique. On lui ordonna de
rejoindre à Avignon son beau-père, pour l'accompagner de là en Italie. M. de
Maurepas envoya pat un courrier l'ordre au commandant de Bordeaux de
s'opposer au départ du jeune homme. Mais toute la prudence du duc d'Ayen et
du vieux ministre fut trompée par l'habileté du comte de Broglie et par la
promptitude du jeune volontaire. Le navire de Bordeaux, envoyé... [les trois
lignes qui suivent sont illisibles]. V. Le
congrès américain, pour encourager les participants à sa cause en Europe,
prodigua au jeune Lafayette à son arrivée les hommages, les récompenses et
les grades qui auraient à peine suffit à récompenser de grandes victoires.
Nul major général en touchant le sol américain, envoyé comme lieutenant au
général Washington, Lafayette apprit la guerre, et surtout le patriotisme,
sous le grand maître ; il eut la gloire de mériter son estime et d'apprécier
son amitié. Cette longue guerre, faite sur un théâtre immense par des
poignées d'hommes, avait plus de retentissement au dehors que d'occasions de
véritable gloire militaire au dedans. Chaque rencontre prenait le bruit d'une
grande bataille, et chaque citoyen y devenait un héros. La grandeur de la
liberté qui devait en naître pour un grand peuple donnait à ces campagnes,
insignifiantes par le nombre des combattants, les proportions démesurées de
Salamine ou de Marathon. Lafayette
profita pour son nom de ce prestige de l'éloignement et de l'inconnu. Dirigé
par Washington, brave dans les combats, constant dans les désastres, aussi
patriote en Amérique que s'il eût combattu pour sa propre patrie, il
recueillit une renommée militaire et civique précoce qui lui fit trouver, à
son retour sur le continent, un nom tout fait pour une autre destinée. Rentré
en France après la paix, la liberté de l'Amérique et le nom de Lafayette se
confondirent. La cour elle-même le récompensa de ses combats pour la
république. Le roi lui confirma en France les grades militaires que le
congrès lui avait décernés. Lafayette savoura sa gloire militaire en
attendant l'occasion d'une gloire patriotique dans sa propre patrie. Il
voyagea en Espagne, en Prusse, en Allemagne, pour y servir comme diplomate
les intérêts de ses anciens amis du nouveau monde. Comme les généraux
romains, il eut un peuple pour client. Les
premiers symptômes de la révolution le surprirent dans les loisirs. Il les
fomenta de tous ses efforts. Son nom, son expérience présumée de la liberté
du peuple, son rang, son grade, sa naissance, l'appelèrent d'abord à
l'Assemblée dei notables, où il provoqua les états généraux ; puis aux états
généraux, où il provoqua l'Assemblée nationale. Cependant il suivit plutôt
les événements qu'il ne les devança, comme s'il eût craint de se tromper
d'heure et de ne pas marcher toujours avec l'opinion du plus grand nombre. Il
ne passa pas aux communes, comme Mirabeau, par une éclatante répudiation de
sa caste. A Versailles même il ne se réunit aux plébéiens qu'à l'heure où la
noblesse de cour y passa en masse à l'instigation du roi. IL n'insurgea pas
le peuple au 14 juillet et ne conquit pas la Bastille. Le jour même où
l'acclamation de l'hôtel de ville le nomma pour chef et pour modérateur de
son armée civique, il n'accepta qu'avec réserve cette acclamation
insurrectionnelle et ne prit le commandement de la garde nationale qu'après
la ratification de ce titre par le roi. Homme téméraire d'idées, mais prudent
de conduite, qui appuyait toujours son ambition sur deux bases : dans sa
jeunesse, un pied sur l'Amérique, un autre sur la France ; maintenant, un
pied sur le pouvoir royal, un autre sur le pouvoir populaire ; plus tard, un
pied sur la monarchie, un autre sur la république. Toujours homme de deux
causes qui servaient à l'envi par habileté ou par hasard une seule fortune. VI. A
l'époque ni ! nous retrouvons Lafayette, le portrait que nous avons cité de
sa personne s'était agrandi et illuminé. Il avait pris la dignité froide et
impassible du citoyen sur le visage de l'homme de cour. L'habitude de
commander aux hommes dans les camps avait donné de l'aplomb et de la
partialité à sa figure. Son visage, toujours pâle, comme celui des hommes que
craignait César, avait pour ainsi dire contracté l'empreinte du républicain.
L'image de l'Amérique semblait pétrifiée dans ses traits. Il n'avait du
courtisan que la souplesse, et du Français que te sourire, Ce sourire, aussi
respectueux qu'indulgent pour le multitude, semblait quêter partout des intelligences
et des amitiés dans le foule. Courageux, honnête, désintéressé, sans autre
ambition précise que celle d'être le premier nom de son pays, dédaignant par
supériorité d'orgueil les pouvoirs définis et les titres officiels, pour les
puissances illimitées et indéfinies de l'opinion publique ; aspirant
vaguement à ce rôle d'arbitre de la couronne et de tuteur du peuple, rêve de
toutes les grandes ambitions honnêtes deus les révolutions ; possédant plus
qu'aucun autre homme dans l'histoire la force de se retenir soi-même sur la
pente de la toute - puissance, afin de perpétuer la dictature en la refusant
; aristocrate de mœurs, plébéien de principes, courtisan de manières, tribun
en secret, modérateur en public, royaliste de tradition, constitutionnel de
raison, républicain d'espérance, instrument également inquiétant pour le roi,
peu sûr pour les constitutionnels, dangereux pour le peuple, utile à la
liberté, mais utile surtout à sa propre prépondérance, tel était alors cet
homme énigme dont lui seul avait le dernier mot. Co dernier mot était la
gloire. La
réflexion la plus consommée n'aurait pas pu mieux choisir que cette
acclamation du hasard si elle avait eu pour dessein de trouver dans toute l'Europe
l'homme le plus propre à balancer dans ses mains, pendant une longue tempête
civile, le peuple et la bourgeoisie, l'ordre et le désordre, la démocratie et
l'aristocratie, la constitution et l'anarchie, la monarchie et la république,
sans donner jamais l'ascendant définitif à l'un ou à l'autre de ces principes
et sans permettre ni à la république de naître ni à la monarchie de mourir,
jusqu'à ce que la monarchie et la république, éternellement ajournées par lui
dans ce cercle de Popilius, fussent également impossibles. Homme
aussi inévitable qu'embarrassant, il voulait toujours avoir un dernier pas à
faire en avant, afin de laisser toujours quelque chose à espérer de plus aux
partis, de n'être jamais précipité dans le gouffre par ceux qui marchaient
derrière lui et de laisser toujours une marge à sa fortune. Le dernier pas
qu'il ne voulut jamais faire franchement ni vers la monarchie ni vers la
république, Lafayette devait à la fin le laisser faire par toutes les
factions tour à tour et mourir de temporisation entre deux partis.
Intelligence limitée, caractère habile, volonté patiente, Lafayette semblait
s'être posé à lui-même le problème résolu par toute sa vie : d'être un
factieux sans crime, un honnête homme sans franchise et un grand homme sans
génie. En peu
de jours Lafayette, assisté de Bailly, du comité des électeurs, du
patriotisme populaire, de l’élan dès factieux, et surtout de la terreur des
bons citoyens, que les crimes de la populace avaient épouvantés et appelés
aux armes, fut à la tête d'une armée civique de deux cent mille citoyens. Il
profita habilement de cette première ardeur pour introduire dans cette masse
de volontaires un noyau solide et discipliné de dix mille hommes soldés par
la ville, sous le nom de grenadiers et de compagnie du centre : véritables
janissaires de la Révolution et de l'ordre dans la capitale. Ces compagnies
soldées, une artillerie formidable, des compagnies régulières de canonniers,
un nombreux état-major de jeunes officiers soldés aussi et attachés à la
personne du commandant général par l'esprit de corps, par l'esprit militaire
et par l'esprit patriotique, enfin la responsabilité absolue de l'ordre
public dans la capitale exercée par les bataillons de citoyens non soldés des
districts, dans la main d'un chef absolu, donnèrent à Lafayette l'omnipotence
dans Paris. Cette
omnipotence, quoique concentrée en apparence dans Paris, s'étendit par
l'imitation sur la France entière. L'armée, subordonnée à l'instant à la
force civique, s'évanouit de fait, s'éloigna de la capitale et de Versailles,
se relégua dans les places fortes, dans ses quartiers, dans ses garnisons, et
ne fut plus que l'auxiliaire obéissante des municipalités et des gardes
civiques. VII. Le
parti du duc d'Orléans entrevit dès le premier jour dans ses conciliabules
l'importance future d'un pareil commandement confié, dans une capitale
immense, à un citoyen, véritable roi des factions armées, en face du roi et
de la constitution désarmés. Danton, qui cherchait alors sa route et sa
fortune dans les perspectives des grands bouleversements, ne se trompa pas sur
la véritable force de la garde nationale. Il la vit uniquement dans les corps
disciplinés et soldés que Lafayette cherchait à adjoindre à cette milice de
volontaires ; il s'efforça d'arracher cette puissance à Lafayette. Il
proposa, dans une harangue au district des Cordeliers, où sa voix commençait
à dominer les délibérations, populaires, de reformer à la solde de la ville
l'ancienne indice dus gardes françaises insurgées contre le roi, et d'en
donner le commandement au duc d'Orléans, prince du sang et premier citoyen de
la capitale, dont la popularité fastueuse commençait à rivaliser celle de
Lafayette. Cette motion de Danton sapait, dès le premier jour, par la base,
la puissance de Lafayette, réduit à un commandement illusoire sur des
citoyens, pendant que le prince révolutionnaire aurait commandé à des
soldats. Lafayette, informé de la motion de Danton et de la délibération du
district, trembla, courut au district des Cordeliers, caressa les membres de
l'assemblée, embaucha les gardes-françaises eux-mêmes, leur fit comprendre
les avantages qu'il y avait pour eux à confondre leur nom et leurs régiments
dans la masse de l'armée civique, dont ils seraient l'âme, et contraignit
Danton à retirer sa motion. Les gardes-françaises s'enrôlèrent dans les
grenadiers de Lafayette. VIII, Telle
fut l'origine de la garde nationale, institution d'interrègne, née
d'elle-même dans la disparition des gouvernements pour tout suppléer, et qui
disparate d'elle-même aussitôt que l'interrègne cesse et que les nouveaux
gouvernements, monarchiques ou républicains, sont assis. Lafayette ne
l'institua pas, elle était sortie sans lui, le 13 el le 14 juillet, de
l'écroulement du gouvernement, de l'expulsion des troupes et des ruines de la
Bastille. Pendant que Lafayette absent et inconnu du peuple était à Versailles
avec l'Assemblée, il en reçut seulement le commandement en venant, au nom de
l'Assemblée et du roi, pacifier Paris après la victoire. Il l'organisa, ou
elle s'organisa sans lui, avec la promptitude d'une nécessité vitale ; elle
s'organisa de même sans lui et avec la même promptitude sur toutes les
parties de l'empire. L'erreur obstinée de Lafayette fut de prétendre la
perpétuer après l'établissement de la constitution et en face des
gouvernements établis. Le germe seul et les cadres seuls doivent en être
conservés alors connue une réserve extrême et prudente contre la tyrannie et
contre l'anarchie, car partout où la garde nationale est debout, il n'y a
plus et il ne peut plus y avoir d'autre gouvernement qu'elle-même. Inutile,
dangereuse ou souveraine, telle est la fatalité de cette institution
lorsqu'elle est permanente. Si la
société est. en paix, elle est inutile, et elle arrache puérilement les
citoyens à leurs foyers, à leurs travaux, à leurs loisirs, pour les faire
jouer avec les armes. Elle confond les professions, quand le chef-d'œuvre
d'une société perfectionnée est de diviser les fonctions comme le travail. Si
elle est animée du même esprit que l'armée, l'armée suffit à la société pour
la couvrir ; si elle est animée d'un autre esprit que l'armée, c'est la
guerre civile au foyer même du peuple. Si elle
est plus faible que l'arméé dans la lutte intérieure, elle assure par sa
défaite le pouvoir prétorien ; si elle est plus forte, elle efface tous les
pouvoirs devant le sien, elle est elle-même prétorienne, et elle réunit en
elle seule tous les pouvoirs, c'est-à-dire qu'elle est la tyrannie à un
million de têtes et à un million de bras, elle est souveraine. Toute
souveraineté armée, sans contre-poids, pouvant tout ce qu'elle -veut et
exécutant tout ce qu'elle rêve, c'est le despotisme. Enfin,
sous la république comme sous la monarchie, la permanence de la garde
nationale est en contradiction à la fois avec la liberté du citoyen et avec
le pouvoir régulier du gouvernement. Car la première condition de la liberté,
sous la république comme sous la monarchie, c'est que l'opinion soit libre
quand elle est désarmée, et que l'opinion soit obéissante, disciplinée,
responsable, quand elle prend les armes. Or, qu'est-ce que la garde nationale
permanente ? C'est l'opinion armée. Que devient devant l'opinion armée la
liberté du citoyen ? que devient l'autorité des gouvernements ? La liberté
est opprimée, le pouvoir civil fléchit sous les baïonnettes du peuple.
L'anarchie sous les armes devient l'unique institution du pays, et pour
comble d'inconséquence, cette anarchie ne sait pas se défendre elle-même,
elle s'affaisse sous son nombre et se décompose par son indiscipline à la
première lassitude du peuple. La pensée de Lafayette, juste pour un vice-roi
populaire qui veut dominer tous les pouvoirs et la constitution elle-même,
était donc fausse pour un républicain comme pour un royaliste, qui doivent
vouloir la pondération et le libre jeu des pouvoirs armés et des pouvoirs
civils. La pensée de Lafayette dans la garde nationale permanente ne pouvait
devenir qu'une aristocratie relative ou une subordination universelle. S'il
n'armait qu'une classe de citoyens, il imposait le joug et les caprices
arbitraires de cette classe aux autres classes ; s'il armait le peuple entier,
il les opprimait toutes à la fois. Sa société n'était plus qu'une caserne,
son gouvernement un camp, sa nation une année délibérante : absurdité de
toute part ! La garde nationale temporaire est le salut des peuples en
révolution, et en guerre contre l'invasion étrangère. Son rôle doit finir I. IX. A peine
son institution était-elle formée dans la main de Lafayette, qu'elle lui
força la main à lui-même, laissa déborder par tout le royaume les désordres,
vit couler le sang et promener sous ses yeux, dans Paris, les têtes coupées
de Berthier et de Foulon, et l'entraîna lui-même à subir (les mouvements
qu'il ne pouvait contenir. La
disette des grains, aggravée par le cri de mort aux accapareurs, qui n'était
que le cri de mort au commerce des grains, servit de prétexte à des forfaits
de toutes les heures. La terreur fermait les routes, les fleuves, les canaux
aux convois de blés ; les négociants, les fermiers, les meuniers, les
boulangers, les voituriers, livrés partout, autour de Paris, à des hordes
faméliques, tombaient sous les coups des émeutes fomentées ; la calomnie
contre les accapareurs, nobles, prêtres, riches ou trafiquants, servait de
texte aux assassinats sous les murs mêmes de la capitale. Le
lieutenant du maire à Saint-Denis, Châtel, acculé de laisser passer pour
Paris les fermes nécessaires à sa propre ville ; se réfugie dans le clocher
de l'abbaye, est découvert par un enfant, dénoncé aux assassins, égorgé,
après un long supplice impuni, au milieu de la place publique, sous les yeux
de la garde nationale immobile. Des soulèvements, des incendies et des
massacres pareils consternaient toutes les provinces ; les châteaux, de
nouveau désignés à la démolition et au pillage, voyaient fuir leurs habitants
dans les villes ou hors du royaume. Une agitation d'autant plus terrible,
qu'elle était anonyme, multiple, presque universelle en France contre les privilèges
territoriaux de la noblesse et du clergé, faisait entrevoir à ces deux corps
ou une expropriation ou une sanguinaire proscription. Le pillage, le sang et
la flamme étaient les pétitions impératives des masses populaires. La loi,
muette ou provisoire, était incapable de les réprimer ; le gouvernement,
anéanti, ne pouvait plus rien que par la main de l'Assemblée et des gardes
nationales. Les troupes, ou vaincues, ou séduites, ou intimidées, avaient
dans l'insurrection contre leurs officiers nobles un refuge contre
l'indiscipline. Tout s'écroulait à la fois, constitution, pouvoir royal,
parlement, justice, tout prenait feu au vent des séditions dans ces amas de
matières inflammables accumulées par tant de siècles dans les griefs du
peuple. L'Assemblée elle-même entendait avec effroi ce tocsin général dont
elle avait sonné le premier coup à Versailles. Elle Commençait à sentir 'que
de vaines paroles pleines de promesses et d'espérances ne suffisaient déjà
plus à l'impatience de la nation et qu'il fallait des actes, des dépouilles
au peuple pour lui attester sa victoire et pour la modérer. Un cri
unanime demandait deux choses : une constitution pour organiser la liberté
sur les ruines du despotisme, et des bienfaits réels, palpables, immédiats,
pour élever les masses rurales des classes plébéiennes ou prolétaires à la
conquête de l'égalité. Les démocrates honnêtes, dans l'Assemblée nationale,
étaient pressés de substituer un gouvernement égalitaire représentatif, mais
fort et obéi, à l'anarchie, qui ne gouvernait plus qu'à coups de sédition et
de crimes. Les aristocrates sensés comprenaient que l'heure était passée de
disputer sur des privilèges ; qu'il ne s'agissait plus de leur rang, mais de
leurs têtes ; que leur seul refuge contre la proscription était dans la
protection nationale, qu'il fallait choisir, et choisir promptement, entre la
proscription et un sacrifice à la nécessité, et que le seul moyen de calmer
l'océan populaire soulevé avec une telle fureur contre eux était de jeter
quelques dépouilles à la tempête. Les lenteurs que la lutte des trois ordres
entre eux, et la lutte entre la royauté et l'Assemblée, avaient apportées
dans les travaux législatifs, n'étaient plus de saison. Pendant que le
clergé, la noblesse, la commune, le roi, l'armée, la capitale, se regardaient
ou se menaçaient sans agir, le peuple, impatient, avait agi : la réforme
contestée était devenue une révolution accomplie ; la révolution elle-même
devenait une convulsion. Un instinct unanime saisit l'Assemblée, et lui fit
chercher le salut commun dans une prompte formation de la constitution, loi
des lois, et base de tous les pouvoirs. X. Depuis
plusieurs semaines, le comité de la constitution, dont nous avons nommé les
membres, élaborait en silence le résumé de la pensée et de la volonté
publique. L'archevêque de Bordeaux, M. de Cicé, prélat populaire, avait été
chargé par le comité d'en résumer l'esprit et d'en coordonner le texte. Il
lut ce préambule et ce texte dans la séance du 29 juillet, au milieu du plus
religieux silence. « Messieurs, » dit-il, « au nom de tous, vous avez voulu
que le comité que vous avez nommé pour rédiger un projet de constitution vous
présentât, dès aujourd'hui, au moins une partie de son travail, pour que la
discussion puisse en être commencée ce soir même dans vos bureaux. « Votre
impatience est juste, et le besoin d'accélérer la marche commune s'est à
chaque instant fait sentir à notre cœur comme au vôtre. « Une
constitution nationale est demandée et at tendue par tous nos commettants, et
les évènements survenus depuis notre réunion la rendent, de moment en moment,
plus instante et plus indispensable ; elle seule peut, en posant la liberté
des Français sur des bases inébranlables, les préserver des dangers d'une
funeste fermentation et assurer le bonheur des races futures. « Jusqu'à
ces derniers temps, et je pourrais dire jusqu'à ces derniers moments, ce
vaste et superbe empire n'a cessé d'être la victime de la confusion et de
l'indétermination des pouvoirs. L'ambition et l'intrigue ont Nit valoir à
leur gré les droits incertains des rois et ceux des peuples. Notre histoire
n'est qu'une suite de tristes combats de ce genre, dont le résultat a
toujours été ou l'accroissement d'un fatal despotisme ou l'établissement
peut-être plus fatal encore, de la prépondérance et de l'aristocratie des
corps, dont le joug pèse en même temps sur les peuples et sur les rois. « Les
prospérités passagères de la nation n'ont été jusqu'à présent que l'effet du
caractère ou des talents personnels de nos rois et de leurs ministres, ou
encore des combinaisons fortuites que les vices du gouvernement n'ont pu
détruire. Le temps est arrivé où une raison éclairée doit dissiper d'anciens
prestiges ; elle a été provoquée, cette raison publique, elle sera secondée
par un monarque qui ne veut que le bonheur de la nation qu'il a été appelé à
commander ; elle le sera par l'énergie que les Français ont montrée dans ces
derniers temps... Loin de nous tout intérêt d'ordre et de corps ! Loin de
nous tout attachement à des usages ou même à des droits que la patrie
n'avouerait pas ! Tout doit fléchir devant l'intérêt public. Eh f quelle
classe de citoyens pourrait revendiquer des privilèges abusifs lorsque le roi
lui-même consent à baisser son sceptre devant la loi !... XI. « Et
d'abord nous avons pensé, d'après vous, que la constitution devait être
précédée d'une déclaration des droits de l'homme et du citoyen, non que cette
exposition pût avoir pour objet d'imprimer à ces vérités premières une force
qu'elles tiennent de la morale et de la raison, qu'elles tiennent de la
nature, qui les a déposées dans tous les cœurs auprès du germe de la vie, qui
les a rendues inséparables de l'essence et du caractère d'homme ; mais c'est
à ces titres mêmes que vous avez voulu que ces principes ineffaçables fussent
sans cesse présents à nos yeux et à notre pensée ; vous avez voulu qu'à
chaque instant la nation, que nous avons l'honneur de représenter, pût y
rapporter, en rapprocher chaque article de la constitution, dont elle s'est
reposée sur nous, s'assurer de notre fidélité à s'y conformer, et reconnaître
l'obligation et le devoir qui naissent pour elle de se soumettre à des lois
qui maintiennent infailliblement tous ses droits. Vous avez senti que ce
serait pour nous une garantie continuelle contre la crainte de nos propres
méprises, et vous avez prévu que si, dans la suite des âges, une puissance
quelconque tentait d'imposer des lois qui ne seraient pas une émanation de
ces mêmes principes, le type originel et toujours subsistant défoncerait à
l'instant à tous les citoyens ou le crime ou l'erreur. « Cette
noble idée, conçue dans un autre hémisphère, devait de préférence se
transporter d'abord parmi nous. Nous avons concouru aux événements qui ont
rendu à l'Amérique septentrionale sa liberté ; elle nous montre sur quels
principes nous devons appuyer la conservation de la nôtre, et c'est le
nouveau monde, où nous n'avions apporté autre- fois que des fers, qui nous
apprend aujourd'hui à nous garantir du malheur d'en porter nous-mêmes. Les
membres de votre comité se sont tous occupés de cette importante déclaration
des droits. Ils ont peu varié dans le fond, et beaucoup plus dans
l'expression et dans la forme. Deux ont paru réunir les différents caractères
des autres. On vous a déjà fait connaître par la voie de l'impression celle
de M. l'abbé Sieyès, et celle de M. Mounier vous sera de même communiquée. » XII. Le
comte de Clermont-Tonnerre, autre rapporteur, lut ensuite, au nom du même
comité, l'analyse des vœux des provinces, consignés dans ce qu'on appelait
les cahiers, mandat impératif des opinions des électeurs à leurs
représentants. C'était la température de l'opinion publique exprimée par des
axiomes consentis par tous. Ceux de ces axiomes sur lesquels les cahiers
étaient unanimes disaient : « Le
gouvernement français est un gouvernement monarchique. « Le
roi est inviolable et sacré. « La
couronne est héréditaire. « Les
ministres sont responsables. « La
nation fait la loi ; le roi la sanctionne. « Le
consentement national est nécessaire à l'impôt. »
L'impôt ne peut être accordé que pour le temps compris entre une réunion des
états généraux et l'autre. « La
propriété est sacrée. « La
liberté individuelle est sacrée. » XIII. Le. ;
questions que la nation se posait à elle-même dans les cahiers et qu'elle
demandait à sa délibération à résoudre avant d'en faire des articles de la
constitution étaient celles-ci : « Le
roi a-t-il le pouvoir législatif limité par les lois constitutionnelles du
royaume ? « Les
états généraux ne peuvent-ils être dissous que par eux-mêmes ? « Le
roi peut-il seul convoquer, proroger et dissoudre les états généraux ? « En
cas de dissolution, le roi est-il obligé de faire sur-le-champ une nouvelle
convocation ? « Les
états généraux sont-ils permanents ou périodiques ? « S'ils
sont périodiques, y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas une commission
intermédiaire ? « Les
deux premiers ordres seront-ils réunis dans une même chambre ? « Les
deux chambres seront-elles formées sans distinction d'ordre ? « Les
membres de l'ordre du clergé seront-ils répartis dans les deux autres ordres
? « La
représentation du clergé, de la noblesse et des communes sera-t-elle dans la
proportion d'une, deux et trois ? « Sera-t-il
établi un quatrième ordre, sous le titre d'ordre des campagnes ? « Les
personnes possédant charges, emplois ou places à la cour, peuvent-elles être
députées aux états généraux ? « Les
deux tiers des voix seront-ils nécessaires pour former une résolution ? « Les
impôts ayant pour objet la liquidation de la dette nationale seront-ils
perçus jusqu'à son entière extinction ? « Les
lettres de cachet seront-elles abolies ou modifiées ? « La
liberté de la presse sera-t-elle indéfinie ou modifiée ? » XIV. L'insurrection
parlementaire des communes à leur première séance, la déclaration du roi du
26 juin, l'insurrection populaire de Paris le 14 juillet, le consentement
contraint du roi le 16 juillet, avaient résolu d'avance, par le fait, la
plupart de ces questions. L'aime de la parole dans la bouche de Mirabeau,
l'arme matérielle dans la main du peuple, avaient conquis plus que ces
principes. Il ne s'agissait que de les discuter pour les justifier devant la
raison publique, et de les coordonner dans un cadre législatif pour leur
donner le mécanisme, la vie et le mouvement dans la constitution. Nulle voix
ne s'éleva pour contester ces principes. Clermont-Tonnerre les ratifia au nom
du comité et les illumina de vérité, d'enthousiasme et d'éloquence. XV. Mounier
lut à son tour son projet de la déclaration des Droits de l'homme et du
citoyen. Cette déclaration, proposée par Mounier à l'Assemblée, vague,
confuse, métaphysique et littéraire, n'avait rien de cette précision
lapidaire et de cette évidence brève et irréfutable qui grave en peu de mots
le symbole religieux, philosophique ou politique d'un peuple en tête d'un
code ou d'un évangile. Les droits du citoyen s'écrivent dans chaque loi qui
régit l'état social dont ce citoyen est membre. Les droits de l'homme
considérés comme être abstrait varient avec les temps, les dates, les
lumières, les moralités, les progrès de la nature humaine et de la
civilisation, qui permettent ou qui interdisent à l'homme, selon les époques,
telle ou telle proclamation de ses facultés. La nature donne des désirs, la
société seule donne des droits. Ceux du sauvage ne sont pas ceux de l'homme
civilisé. Ceux du barbare ne sont pas ceux de l'homme policé. Ceux du sujet
dans le despotisme ne sont pas ceux du citoyen dans la monarchie tempérée ou
dans la république. Ceux des républicains eux-mêmes dépendent des lois et des
mœurs de la république. Le vol, qui était un droit de l'homme à Lacédémone,
était un crime à Athènes. Les droits de l'homme dans le paganisme n'étaient
pas ceux de l'homme dans le christianisme ; ceux du Mahométan, de l'Indou, du
Chinois ; ceux des peuples républicains comme les Américains qui
reconnaissaient l'esclavage, n'accordent pas à l'esclave les droits du
maitre. Il n'existe pas de droit de l'homme en société indépendant de cette
société elle-même. Il en existe encore moins dans l'état de nature, qui n'est
que l'exercice de l'oppression du plus fort sur le plus faible. Les
droits de l'homme n'existent que dans l'idée de Dieu, qui appelle l'humanité,
par l'échelle graduée du perfectionnement social, à des libertés et à des
moralités successives. Ils n'existent que dans la conscience de l'homme
exercé à l'intelligence par la science, à la justice par l'instinct, à la
charité par la religion. Jean-Jacques Rousseau, en cherchant les droits de
l'homme et la perfection sociale dans l'état grossier et immoral de nature,
avait cherché le type du contrat social à l'antipode du spiritualisme et de
la vérité. Au lieu
d'être le législateur de la démocratie, il n'avait été que le poète du
paradoxe. Mais ce paradoxe alors avait égaré toutes les imaginations, et les
législateurs eux-mêmes s'égaraient sur les pas du sophiste à la recherche de
droits naturels et absolus qui n'existèrent jamais que dans ses rêves. XVI. Une
seule chose était belle et utile en tête d'une constitution française au
avine siècle : c'était une déclaration des tendances morales, religieuses,
spiritualistes, libérales, égalitaires, sociales, politiques, fraternelles,
qui animaient la nation pensante à ce moment précis du siècle ; poser le but
élevé, rapproché ou lointain, qu'il s'agissait d'atteindre, dessiner le type
des sociétés ou des gouvernements parfaits à la date de 1789 dans l'idée du
monde. Mais au lieu de tromper le peuple en attribuant à l'homme de la nature
de prétendus droits qui ne résultent que de l'état de société, et qui ne sont
garantis que par des lois, il fallait lui dire la vérité : c'est que la
civilisation plus ou moins perfectionnée d'un peuple est la mesure des droits
des citoyens, et que ces droits se développent à la proportion de la moralité
et de la lumière des peuples. La métaphysique écrit des axiomes, la politique
promulgue des lois. Mounier,
à la suite de sa déclaration, lut, au nom des comités, le plan de la
constitution politique du royaume régénéré. C'était le gouvernement
monarchique et représentatif tel que l'Angleterre en offrait alors le premier
modèle en action à l'Europe, à l'exception de ce pouvoir aristocratique
effacé des lois et des mœurs de la France par la puissante aspiration d'égalité
qui soulevait la démocratie contre les sénats héréditaires. Noua retrouverons
chacun des articles de cette constitution politique au moment des discussions
dans lesquelles ils furent adoptés, rejetée ou modifiés par l'Assemblée. La
constitution était en résumé la souveraineté nationale exercée par des
représentants électifs dans une assemblée permanente, souveraineté
régularisée seulement per un monarque héréditaire. Un
applaudissement général et une félicitation mutuelle prouvèrent au rapporteur
du comité de constitution qu'il avait bien exprimé la pensée flottante mais
unanime de la nation, et que l'Assemblée, aussi sage qu'elle était
toute-puissante, voulait conquérir d'une main et consolider de l'autre,
recevoir le bienfait et respecter dans le roi le bienfaiteur. XVII. Mais
pensant que l'Assemblée se livrait un moment à la perspective de la félicité
publique et à l'importance de ses travaux sur la constitution qui devaient
l'affermir, des nouvelles de plus en plus sinistres arrivaient le jour même
des provinces : des massacres à Poitiers, des séditions à Brest, des cris de
famine et d'insubordination partout, troublaient sa délibération. Volney,
écrivain hardi ; Duport, parlementaire républicain, lié déjà avec les Lameth
et Barnave, demandèrent le lendemain que l'Assemblée, pour ne pas interrompre
ses travaux législatifs sur la constitution, format un comité d'État de
trente membres pour se saisir d'urgence de la recherche des coupables contre
la Révolution, de la haute police, de la répression des comploteurs, de la
pacification des provinces et des villes. « Les
nouvelles qui nous arrivent chaque jour des provinces, » s'écria Duport, « nous
pressent de délibérer. Les événements désastreux de tous les points du
royaume, le complot de Brest, rendraient notre silence coupable. Les destins
de la France nous sont remis ; elle attend de nous son salut ; nous lui
devons compte des moyens que nous emploierons... On trame des complots contre
la chose publique, nous ne devons pas en douter. Il ne doit pas être question
de renvoi devant les tribunaux. Vous me dispenserez d'entrer dans aucune
discussion ; il faut acquérir d'affreuses et d'indispensables connaissances.
C'est là ce qui doit nous occuper. » Cette
motion, qui tendait à confirmer la rumeur publique sur une conspiration
chimérique de la noblesse de Bretagne, qui avait tenté, disait-on, de livrer
Brest aux Anglais, et sur des bandes de brigands soldées par les ennemis de
la Révolution, qui coupaient les blés verts pour affamer le peuple, était
faite pour semer la terreur dans les âmes et pour envenimer la colère
publique. Un
député d'Alsace, Rewbel, qui fut depuis membre du Directoire exécutif, donna
une voix à toutes les transes de la crédulité populaire, en montrant partout
les vaincus du 14 juillet tramant de nouveaux complots contré la nation. « Croyez-vous
donc, » dit-il, « être dans une situation plus sûre aujourd'hui qu'hier ? Et
moi, je vous soutiens que vos calamités sont plus terribles. Que d'indices !
que de preuves ! Brest menacé, vos moissons perdues ! les brigands répandus
sur toute la surface de la France !... Qui les a appelés ? Je ne veux
faire aucune dénonciation ; mais l'auteur de ces crimes, vous l'avez nommé
d'avance ; vous avez deviné assez les complices !... Vous avez proclamé que
l'instruction des complots contre la nation appartiendrait exclusivement à
ses représentants. Quand le peuple saura que nous poursuivons ses ennemis, il
nous bénira ! On veut vous arrêter devant le secret des lettres ! Cette
inviolabilité peut-elle être mise en balance avec le salut de la patrie ? » Le
chevalier de Boufflers défendit le secret des correspondances. « Les
mesures pareilles à celles qu'on propose sont faites, » dit-il, « pour
des tyrans. Appartient-il aux représentants d'un peuple libre d'être
ombrageux et lâches comme les tyrans ?» XVIII. Le
comte de Virieu s'éleva à une male éloquence en caractérisant la tyrannie
qu'on proposait à l'Assemblée par la confusion de tous les pouvoirs dans une
même main. « Il
existe, » dit-il, « trois pouvoirs qui concourent à l'établissement de la
société : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir
judiciaire. Dès que ces trois pouvoirs sont réunis dans la main d'un seul, le
despotisme existe ; s'il est dans la main d'un tyran, la patrie peut le
combattre ; mais s'il est dans la main même de la patrie, alors elle se
déchire elle-même, aucune force ne peut la rappeler à l'ordre. « On
nous propose d'ériger un tribunal qui prononcera sur le sort des coupables.
On nous propose d'établir une espèce d'inquisition secrète pour dévoiler les
crimes. Une république fameuse a eu des inquisiteurs pareils ; leur jugement
frappait comme l'éclair. Le sang a coulé avec profusion, et les vengeances
étaient plutôt le signal qui dirigeait le glaive du bourreau que l'ordre de
la justice. « Je
demande si la France doit avoir un pareil régime, si parmi ses habitants,
dont la douceur et l'aménité forment le principal caractère, on doit élever
un pareil monument ? Si la liberté était bannie de la terre, elle trouverait
un asile dans notre patrie. « Comment
peut-on demander un établissement aussi révoltant, immoler des hommes qui ne
pourront se défendre ? Voilà de ces principes qui répugnent à l'honneur, à la
délicatesse, à l'humanité ; nous venons les détruire et non pas les
consacrer. « Le
premier devoir que m'ont imposé mes commettants, c'est de rétablir la liberté
publique, et je ne suis pas venu pour l'attaquer. « Si
vous jugez à propos d'établir une commission, elle doit être publique comme
les fonctions des commissaires. D'après mes prémisses, il est facile de voir
que je rejette toute commission secrète. « Quant
au tribunal, si nous pouvions en créer un, il ne serait que provisoire, il ne
serait qu'une véritable commission. Qu'on ne dise pas qu'elle serait
différente de celles que les ministres nomment à leur gré pour perdre leurs
ennemis. « Elle
serait arbitraire comme elles, révoltante comme elles et établie d'après les
mêmes principes. Le despotisme de la multitude est le plus terrible de tous.
» XIX. Malgré
les efforts de M. de Virieu et du parti constitutionnel modéré, dont il était
membre, ainsi que Clermont-Tonnerre et Casalès, l'Assemblée, à la voix de
Duport et de Rewbel et surtout à l'instigation de la terreur qui montrait
partout des coupables, organisa le comité inquisitorial des recherches, dont
elle avait accepté l'idée quelques jours auparavant. La justice et la police
confondues passèrent ce jour-là dans la chambre ; le gouvernement ne fut plus
que spectateur de l'usurpation et de l'exercice de tous les pouvoirs usurpés
et confondus. Paris
régularisa, sans autre intervention que la volonté des districts, le pouvoir
municipal souverain du 14 juillet, par la création des représentants de la
commune de Paris. XX. Le 1er
août, l'Assemblée discuta la déclaration des droits de l'homme. Barnave,
Castellane et plusieurs autres membres, restés obscurs jusque-là dans
l'Assemblée, soutinrent la nécessité de cette déclaration. Malouet, loin de
contester les vices de cette déclaration en principe, en contesta seulement
l'insertion dans le code des lois du pays. « Les Américains l'ont fait,
nous dit-on. Je sais que les Américains n'ont pas pris cette précaution : ils
ont pris l'homme dans le sein de la nature, et le présentent à l'univers dans
la souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée,
est composée en totalité de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité,
étrangers au luxe ainsi qu'à l'indigence, connaissant à peine le joug des
impôts, les préjugés qui nous dominent, n'ayant trouvé sur la terre qu'ils
cultivent aucune trace de féodalité. De tels hommes étaient sans doute
préparés à recevoir la liberté dans toute son énergie, car leurs goûts, leurs
mœurs, leur position, les appelaient à la démocratie. « Mais
nous, messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d'hommes
sans propriétés, qui attendent, avant toute chose, leur subsistance d'un
travail assuré, d'une police exacte, d'une protection continue, qui s'irrite
quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de
l'opulence. « On
ne croira pas sans doute que j'en conclue que cette classe de citoyens n'a
pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté
doit être comme l'astre du jour, qui luit pour tout le monde. Mais je crois,
messieurs, qu'il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés
par le sort dans une condition dépendante voient plutôt les justes limites
que l'extension de la liberté naturelle. « Opprimée
depuis longtemps et vraiment mal- heureuse, la partie la plus considérable de
la nation est hors d'état de s'unir aux combinaisons morales et politiques
qui doivent nous élever à la meilleure constitution. Billons-nous de lui
restituer tous ses droits, et faisons l'en jouir plus sûrement que par une
dissertation. Que de sages institutions rapprochent d'abord les classes heu-
relises et les classes malheureuses de la société. « Attaquons
dans sa source ce luxe immodéré, toujours avide et toujours indigent, qui
porte une si cruelle atteinte à tous les droits naturels. Que l'esprit de
famille, qui les rappelle tous ; que l'amour de la patrie, qui les consacre,
soient substitués parmi nous à l'esprit de corps, à l'amour dus prérogatives,
à toutes le vanités inconciliables avec une liberté durable, avec l'élévation
du vrai patriotisme. Faisons
de bonnes lois, et ne déclarons pas des droits dangereux quand ils ne sont
pas compris, inutiles quand ils sont consacrés par leur jouissance. » XXI. Beauzat,
métaphysicien lucide, et le comte d'Antraigues, orateur de grande espérance,
soutinrent que l’homme n'avait aucun droit dans l'état de nature, et que tous
les droits lui étaient conférés par la société ; mais le dernier admit une
déclaration des droits comme une protestation anticipée contre le despotisme,
s'il venait jamais à subjuguer de nouveau la liberté des peuples et les
pensées de l'esprit humain. XXII. Cette
discussion fut interrompue, le 2 août, par l'apparition à la tribune de
l'abbé Grégoire. Il venait lire une lettre anonyme du Palais-Royal où on le
menaçait de la mort s'il s'opposait à la vengeance des patriotes contre les
conspirateurs. L'Assemblée dédaigna d'entendre ces menaces, et poursuivit sa
délibération Le 3
août, elle fut plus tristement interrompue par la lecture d'un rapport sur
l'anarchie croissante du royaume. Les nouvelles des provinces, disait ce
rapport, annoncent « que les propriétés, de quelque nature qu'elles
soient, sont la proie du plus coupable brigandage ; de tous côtés, les
châteaux sont brûlés, les couvents détruits, les termes abandonnées au
pillage ; les impôts, les redevances seigneuriales, tout est détruit. Les
lois sont sans force, les magistrats sans autorité ; la justice n'est plus qu'un
fantôme qu'on cherche inutilement dans les tribunaux. » La
France entière, d'après les correspondances arrivant de toutes les parties du
royaume, donnait en plein jour la répétition de l'affreuse nuit du
brigandage. Strasbourg, Rouen, Dôle, Toul, Dijon, Thionville, Caen,
Montpellier, Marseille, Brest, les plaines de la Beauce, de la Brie, qui
entourent Paris, les campagnes, les châteaux, les villages répétaient sous
les yeux de la garde nationale, et, le plus souvent, avec sa complicité, les
insubordinations, les flammes, les meurtres de Paris ; Paris lui-même, malgré
les efforts de Bailly, de Lafayette et de la municipalité, semblait à chaque
instant prêt à renouveler les tragédies des derniers jours. L'Assemblée,
tremblante à son tour entre le roi désarmé et le peuple souverain et sans
lois, cherchait vainement en elle - même le moyen de reconquérir son
ascendant menacé. Une nouvelle jacquerie apparaissait plus unanime et plus
forcenée que la première à l'imagination du clergé et de la noblesse. On
sentait qu'une immolation prompte et volontaire pouvait seule prévenir les
dernières convulsions de la vengeance contre les longues servitudes de la
féodalité. La flamme et le fer ne laissaient plus le temps à l'aristocratie
ecclésiastique ou territoriale de discuter ou de marchander le sacrifice. Il
fallait jeter à la bite ces dépouilles à l'incendie pour l'éteindre et pour
sauver au moins les propriétés et les vies. XXIII. Quelques
membres du club breton, réunion composée des orateurs les plus populaires de
l'Assemblée, se rassemblèrent secrètement dans la nuit du 3 au 4 août, et
résolurent de donner le lendemain, sans prévenir leurs collègues, le signal
et l'impulsion du sacrifice. Le vicomte de Noailles, beau-frère de Lafayette,
et le duc d'Aiguillon, fils du ministre le plus servile de Louis XV, mais qui
rachetait la renommée odieuse de son père par l'exaltation de son
patriotisme, se disputèrent l'honneur de porter le premier coup. Tout deux
brûlaient du désir d'attacher impérissablement leur nom dans l'histoire à ce
grand désintéressement de leur classe. Le duc d'Aiguillon fut désigné par ces
généreux conspirateurs du bien public pour porter la parole dans cette
solennelle abdication. XXIV. Mais,
par une impatiente surprise de gloire, le vicomte de Noailles, devançant à la
tribune son collègue à la séance du soir, où les assemblées délibérantes,
moins réfléchies que le matin, sont plus facilement emportées par la nuit et
par la passion aux actes non prémédités de l'enthousiasme ou de la panique,
demanda inopinément la parole. « Que
faisons-nous, » dit-il, « dans les vains décrets que nous portons, pour
calmer l'effervescence du royaume et pour rendre la sécurité aux personnes et
aux propriétés ? Ce n'est pas une constitution que nous ont demandé les
communes, c'est d'abord la suppression ou la transformation des droits
seigneuriaux. Depuis trois mois, le pays nous voit occupés à ce que nous
appelons la chose publique ; mais la chose publique pour les campagnes, c'est
la réalisation de leur soulagement et de leurs vœux. Que voient-elles en nous
? Deux classes d'hommes, dont les uns veulent leur bonheur et les autres leur
semblent opposés à leur intérêt. Qu'en est-il arrivé ? C'est qu'ayant cru
devoir s'armer contre leur oppression par la force, elles ne connaissent
aujourd'hui plus ce frein, et que le royaume flotte dans ce moment entre la
destruction totale de la société et un gouvernement qui serait admiré et
imité de l'Europe entière. Comment l'établir, ce gouvernement ? Par la
tranquillité publique. Comment l'espérer, cette tranquillité ? En apaisant le
peuple, en lui montrant qu'on ne lui résiste que dans ce qu'il est dans
l'intérêt de tous de conserver. « Pour
parvenir au rétablissement de cette tranquillité nécessaire, je propose donc
: « Qu'il
soit dit dans la proclamation que nous adressons au peuple : « 1°
Que l'impôt sera payé par tous dans la proportion du revenu ; « 2°
Que tous les droits seigneuriaux sont rachetables ; « 3°
Que toutes les corvées ou servitudes seront détruites sans rachat. » XXV. A cette
abdication nécessaire, généreuse, mais inattendue encore des classes
privilégiées, dont ces droits et ces servitudes étaient le patrimoine, une
hésitation visible, mais courte, se révèle sur les physionomies des membres
de la noblesse et du clergé. Ils sentent qu'on les sauve, mais qu'on les
sauve par la violence d'une proposition aussi pénible à consentir
qu'impossible à contester. Les membres des communes donnent le signal d'un
unanime applaudissement. Le clergé et la noblesse, revenus de leur premier
étonnement, y mêlent leurs acclamations. Les membres du club breton, seuls
étonnés et blessés de la précipitation du vicomte de Noailles, qui a dérobé
la parole au duc d'Aiguillon, leur véritable interprète, poussent à la
tribune le duc d'Aiguillon pour compléter la proposition en la modérant. «
Messieurs, » dit le jeune orateur, « il n'est personne qui ne gémisse des
scènes d'horreur dont la France offre le spectacle. Cette effervescence de la
liberté est un obstacle à la liberté même. Ce ne sont point seulement des
brigands qui, à main armée, veulent s'enrichir dans le sein des calamités :
dans plusieurs provinces, le peuple tout entier forme une espèce de ligue
pour détruire les châteaux pour ravager les terres, et surtout pour s'emparer
des chartiers, où les titres des propriétés féodales sont en dépôt. Il cherche
à
secouer enfin un joug qui depuis tant de siècles pèse sur sa tête ; et il
faut l'avouer, messieurs, cette insurrection, quoique coupable — car toute
agression violente l'est —, peut trouver son excuse dans les vexations dont
il est la victime. Les propriétaires des fiefs, des terres seigneuriales, ne
sont, il faut l'avouer, que bien rarement coupables des excès dont se
plaignent leurs vassaux ; mais leurs gens d'affaires sont souvent sans pitié,
et le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des luis féodales qui
subsistent encore en France, gémit de la contrainte dont il est victime. Ces
droits, on ne peut se le dissimuler, sont une propriété, et toute propriété
est sacrée ; mais ils sont onéreux au peuple, et tout le monde convient de la
gêne onéreuse qu'ils leur imposent. « Dans
ce siècle de lumières où la saine philosophie a repris son empire, à cette
époque fortunée où, réunis pour le bonheur publie et dégagés de tout intérêt
personnel, nous allons travailler à la régénération de l'État, il me semble,
messieurs, qu'il faudrait, avant d'établir cette constitution si désirée, que
la nation attend, il faudrait, dis-je, prouver à tous les citoyens que notre
intention, notre vœu, est d'aller au-devant de leurs désirs, et d'établir, le
plus promptement possible, cette égalité de droits qui doit exister entre
tous les hommes, et qui peut seule assurer leur liberté. Je ne doute pas que
les propriétaires de fiefs, les seigneurs des terres, loin de se refuser à
cette vérité, ne soient disposés à faire à la justice le sacrifice de leurs
droits. Ils ont déjà renoncé à leurs privilèges, à leurs exemptions
pécuniaires. Sans doute, dans ce moment, on ne peut leur demander la
renonciation pure et simple à leurs droits féodaux. « Ces
droits sont leur propriété ; ils sont la seule fortune de plusieurs
particuliers, et l'équité défend d'exiger l'abandon d'aucune propriété sans
accorder une juste indemnité au propriétaire qui cède l'agrément de sa
convenance à l'avantage public. « D'après
ces puissantes considérations, messieurs, et pour faire sentir aux peuples
que vous vous occupez efficacement de leurs plus chers intérêts, mon vœu
serait que l'Assemblée nationale déclarât que les impôts seront supportés
également par tous les citoyens, en proportion de leurs facultés, et que,
désormais, tous les droits féodaux des fiefs et terres seigneuriales seront
rachetés par les vassaux de ces mêmes fiefs et terres, s'ils le désirent ;
que le remboursement sera porté au denier fixé par l'Assemblée, et j'estime,
dans mon opinion, que ce doit être au denier trente, à cause de l'indemnité à
accorder. « C'est
d'après ces principes, messieurs, que j'ai rédigé l'arrêté suivant, que j'ai
l'honneur de soumettre à votre sagesse et que je vous prie de prendre en
considération : « L'Assemblée
nationale, considérant que le premier et le plus sacré de ses devoirs est de
faire céder les intérêts particuliers et personnels à l'intérêt général ; « Que
les impôts seraient beaucoup moins onéreux pour les peuples s'ils étaient
répartis également sur tous les citoyens, en raison de leurs facultés ; que
la justice exige que cette juste proportion soit observée, « Arrête
que les corps, villes, communautés et individus qui ont joui jusqu'à présent
de privilèges particuliers, d'exemptions personnelles, supporteront à
l'avenir tous les subsides, toutes les charges publiques, sans aucune
distinction, soit pour la quotité des impositions, soit pour la forme de leur
perception ; « L'Assemblée
nationale, considérant en outre que les droits féodaux et seigneuriaux sont
aussi mie espèce de tribut onéreux qui nuit à l'agriculture et désole les
campagnes ; « Ne
pouvant se dissimuler néanmoins que ces droits sont une véritable propriété,
et que toute propriété est inviolable, « Arrête
que ces droits seront, à l'avenir, remboursables à la volonté des débiteurs,
d'après des tarifs qui seront fixés. » XXVI. L'attention
avide que l'Assemblée et les tribunes avaient prêtée à l'orateur, les
assentiments significatifs qui avaient ratifié du geste, de la voix et du
cœur chacun des articles de sa proposition, ne laissaient plus à l'Assemblée
tout entière d'autre emportement que l'émulation du sacrifice. Dupont (de Nemours), disciple du père de Mirabeau,
salua dans ces propositions les principes de Turgot, de son école et de son
maitre. Un député rural de la basse Bretagne déroula, dans un discours plein
du ressentiment des campagnes, les griefs de la chaumière contre le château. « Vous
auriez prévenu, » dit—il avec raison, mais avec une intempestive cruauté, à
la noblesse et au clergé vaincus, « vous auriez prévenu l'incendie des
châteaux si vous aviez été plus prompts à déclarer que les armes terribles
qu'ils contenaient et qui tourmentent le peuple depuis des siècles allaient
être anéanties par le rachat forcé que vous en alliez ordonner. « Le
peuple, impatient d'obtenir justice et las de l'oppression, s'empresse de
détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères. « Soyons
justes, messieurs : qu'on nous apporte ici les titres qui outragent
non-seulement la pudeur, mais l'humanité même ; qu'on nous apporte ces titres
qui humilient l'espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à
une charrette, comme les animaux du labourage ; qu'on nous apporte ces titres
qui obligent les hommes à passer les nuits à battre les étangs pour empêcher
les grenouilles de troubler le sommeil de leurs voluptueux seigneurs ! « Qui
de nous, messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher
expiatoire de ces infâmes parchemins, et ne porterait pas le flambeau pour en
faire un sacrifice sur l'autel du bien public ? « Vous
ne ramènerez, messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez
promis au peuple que vous allez convertir en prestations en argent,
rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques ; que les lois que
vous allez promulguer anéantiront jusqu'aux moindres traces des droits de
servitude dont il se plaint justement. Dites-lui que vous reconnaissez
l'injustice de ces droits acquis dans des temps d'ignorance et de ténèbres. « Pour
le bien de la paix, hâtez-vous de donner ces promesses à la France. Un cri
général se fait entendre, vous n'avez pas un moment à perdre ; un jour de
délai occasionne de nouveaux embrasements ; la chute des empires est annoncée
avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu'à la France dévastée
? » La
colère du peuple et des communes qui survit aux privilèges abdiqués éclate en
applaudissements frénétiques à ces accents. Une heure se venge de
l'oppression des siècles. Les députés du clergé et de la noblesse éprouvent
le besoin de transformer en leur faveur le ressentiment en reconnaissance, en
ratifiant et en complétant les concessions. XXVII. « Accoutumés,
» dit l'évêque de Nancy, « à voir de près la misère et les douleurs du
peuple, les membres du clergé viennent exprimer par ma bouche un vœu qui les
honore : ils demandent que la valeur du rachat des droits seigneuriaux ne
tourne pas au bénéfice des seigneurs ecclésiastiques, mais au soulagement du
peuple par des institutions et des aumônes. » M. de
Lubersac, évêque de Chartres, peint en traits profonds les calamités du
peuple des campagnes, &rimé au profit des grands et des riches. L'archevêque
d'Aix achève, dans le même esprit, le tableau des exactions féodales. Les
curés en masse apportent à la tribune le don volontaire de leur casuel,
salaire honteux, quand il est contraint, de leurs prières. Le duc de la
Rochefoucauld-Liancourt demande l'affranchissement immédiat des serfs dans le
royaume, vestige d'esclavage personnel qui déshonorait encore quelques
provinces inféodées à des abbayes et à des évêchés. Il provoque le premier
l'émancipation des noirs esclaves dans nos colonies, réparation au Créateur
que la révolution de 1848 n'a accomplie qu'un demi-siècle après le vœu de la
Rochefoucauld. Les députés de tous les ordres et de toutes les opinions,
courtisans, militaires, royalistes, constitutionnels, aristocrates,
démocrates, se confondent à l'envi dans une -même libéralité au peuple. Les
Lameth renoncent aux droits de leur baronnie et de représentation héréditaire
aux états de leur province ; les d'Estourmel, les Latour-Maubourg, les
Castries, les Villequier, les Beauharnais, les Foucauld, les Fréteau,
déposent leurs privilèges de famille, de seigneurie, de justice, de
magistrature, de membres des parlements. Le comte de Virieu lui-même,
cherchant, après tant de sacrifices, une obole féodale au moins à jeter en
hommage à l'égalité, ne trouve plus que le droit des seigneurs de nourrir
leurs pigeons privilégiés sur les moissons du laboureur. « Comme Catulle, »
dit-il, « je regrette de n'avoir à sacrifier qu'un moineau ! » Cet hommage
puéril, exprimé en termes peu graves pour les relever, est accepté avec des
battements de mains. L'ivresse du désintéressement, de la concorde et de
l'espérance avait donné le vertige du bien à l'Assemblée tout entière. Elle se
réconciliait avec elle-même dans sa sublime inspiration. Tous ses membres
étaient debout comme pour attester le ciel de la sincérité des sacrifices ;
tous scellaient dans un embrassement général, entre les plus ennemis, la paix
dont ils voulaient donner l'exemple au pays ; tous se disputaient les degrés
de la tribune, pour consigner leur présence et leur concours à ce grand
holocauste. La première pierre enlevée aux vieilles institutions féodales
entrainait en une seule nuit tout l'édifice dans un soudain et immense
écroulement. Des larmes de joie coulaient des yeux de toute l'assemblée et de
tous les spectateurs. La nuit semblait trop courte pour tant de
désintéressement et de vertus ; les secrétaires ne pouvaient suffire à
rédiger tous les décrets qui se succédaient sans autre vote qu'une
acclamation ; les lustres pâlissaient déjà devant le jour. Quelques
royalistes chagrins appellent cette nuit la nuit des dupes ; l'histoire
l'appellera désormais le jubilé du peuple français. Ce
jubilé n'a qu'une tache aux yeux de l'historien : il fut tardif ; il fut
commandé par la nécessité autant qu'inspiré par l'âme des deux aristocraties
qui l'accomplissaient. Le
premier jour des états généraux, ce sacrifice eût ouvert l'âme du peuple à la
reconnaissance et à la vertu, au lieu de lui paraître une victoire remportée
par ses violences. En précédant la dévastation, la flamme et le sang du 14
juillet et du brigandage, il aurait fait sourire le ciel et la terre à cette
rédemption (le vingt-six millions d'hommes ; en suivant ces sinistres
journées, il ne parut au peuple qu'une concession à l'effroi des classes
privilégiées et une supplication au désarmement des masses. L'heure est tout
(huis les abdications de cette nature. Devancée par la justice et la
magnanimité, cette heure sauve ; retardée par l'égoïsme et par l'intérêt,
elle perd et elle est ingrate. On ne saurait trop le redire aux sociétés, aux
corps et aux gouvernements : les seuls sacrifices méritoires sont les
sacrifices volontaires ; ce qu'on donne à l'insurrection sous les armes n'est
pas donné, mais conquis. La nuit
du 4 août n'apaisa et ne désarma rien ; le peuple ne fut pas reconnaissant,
il fut plus exigeant par son triomphe. XXVIII. Pendant
cette scène si propre à faciliter son gouvernement en aplanissant le sol à
toutes les égalités et à toutes les réformes administratives, le roi se
réjouissait de l'espoir d'une longue pacification des choses, et M. Necker
formait arbitrairement son ministère, composé de ses secrétaires et de ses
complaisants. Il nomma M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, ministre de la
justice ; l'archevêque de Vienne, Pompignan, ministre des biens
ecclésiastiques ; M. de la Tour-du-Pin, ministre de la guerre ; M. de la
Luzerne, ministre de la marine ; le maréchal de Beauveau, chef d'une maison
dévouée à M. Necker, ministre sans département, destiné seulement à renforcer
l'opinion du premier ministre au conseil ; M. de Saint-Priest, diplomate
rompu aux affaires, ministre de l'intérieur et de la police ; M. de
Montmorin, ministre des affaires étrangères. Ce ministère, dont aucun membre
n'avait une supériorité de génie ou de caractère capable d'imposer aux
événements, était à peine capable de les comprendre et de les suivre. Ce
n'était que M. Necker multiplié par lui-même dans ses collègues. L'Assemblée,
qui effaçait déjà les ministres, reçut ce ministère sans murmure et presque
sans attention. La nation ne vit dans le conseil du roi que des favoris de
son favori. Le roi, qui les connaissait tous pour des hommes bien
intentionnés et fidèles, et qui avait de l'attrait pour quelques-uns d'entre
eux, se confia sans effort sur lui-même à leurs avis : il ne pouvait croire
que la popularité de M. Necker, nourrie pendant vingt ans par tant
d'artifices, se fût évanouie dans son explosion même par le retour de ce
ministre à Versailles. Il lui abandonna entièrement le gouvernement ; mais le
gouvernement n'était déjà plus dans les ministres, il était à la tribune de
l'Assemblée, dans la commune de Paris, dans la garde nationale et dans les
clubs. L'Assemblée ne laissait à gouverner à M. Necker que les finances. Il
avait promis de les restaurer. XIXX. Les
nouveaux ministres se présentèrent devant l'Assemblée, le 7 août, pour
exposer leurs plans à la France. L'archevêque de Bordeaux, ministre de la
justice, réclama la rom, nécessaire pour rétablir l'ordre dans les provinces,
la discipline dans les troupes, l'action promptement rendue à la loi. M.
Necker proposa nu emprunt de trente millions pour assurer les services
publics. IL eu avait fixé l'intérêt à cinq pour cent ; cet alpin même émit
insuffisant pour attirer les prêteurs, à une époque de troubles qui n'avait
en perspective que d'autres troubles, où la terreur Baisait enfouir les
capitaux et où l'hypothèque des biens du clergé pouvait. sous un seul décret
s'évanouir avec le gage. Lally-Tollendal, dont toute la politique s'arrêtait
à la personne et aux vues de, M. Necker, détendit le plan du ministre,
attaqué par Barnave. Ce jeune orateur, né pour l'opposition plus que pour le
gouvernement, attaqua à la fois, dans le même discours, le crédit, qui seuil
peut suppléer à l'impôt, et l'impôt, sans lequel il n'y a plus de services
publics, flattant ainsi, selon la méthode des orateurs avides de succès plus
que de vérité, les peuples, qui haïssent le fisc, et les ennemis du
gouvernement, en refusant à l'administration les moyens de vivre. Il n'y
avait que deux conclusions au discours de Barnave : la banqueroute ou la
confiscation, car un peuple qui ne veut ni emprunter ni s'imposer est
inévitable- ment conduit à la nécessité de prendre. XXX. Mirabeau,
qui détestait M. Necker par mépris plus que par haine, se borna à jeter
quelques éclairs de prévoyance, alarmé sur les ténèbres de la situation des
finances et sur l'insuffisance des plans du ministre. Mais la raison de
l'homme d'Etat et du patriote véritable l'emporta dans son discours sur les
antipathies de l'ambitieux. Il reconnut la nécessité d'urgence de l'emprunt,
et proposa à l'Assemblée de le souscrire dans son propre sein pour donner aux
capitalistes exigeants l'exemple du patriotisme et de la confiance. Cette
généreuse invocation au dévouement des représentants du pays, possesseurs
d'une part immense de la fortune publique, était trop haute de vue et de
sentiment pour être adoptée par l'égoïsme d'une majorité. Elle échoua.
L'Assemblée vota l'emprunt, mais en réduisant l'intérêt à quatre et demi pour
cent et sans hypothèque sur les biens du clergé. La première mesure
financière de M. Necker tomba ainsi dans le discrédit dès le premier jour. Il
ne trouva point de préteurs. Le trésor obéré ne fut soutenu que par un impôt
dont les décrets successifs desséchaient à chaque instant quelques sources et
par de vains artifices de banque qui épuisèrent vainement le talent du banquier
ministre. XXXI. La
régularisation des votes de terreur et d'enthousiasme de la nuit du 4 août
occupa quelques jours l'Assemblée. Les deux promoteurs les plus politiques de
la réforme du royaume, Mirabeau et Sieyès, trouvaient que la révolution avait
dépassé par son élan, dans cette nuit tumultueuse, la justice, la prudence et
la mesure que des réformateurs doivent conserver dans la démolition même de
l'édifice qu'ils veulent remplacer. Ils auraient voulu que l'Assemblée se
réservât ces concessions, prodiguées en un seul jour, comme des moyens de
négociation successifs avec les opinions et les passions des masses. Ils
savaient avec quelle promptitude les exigences renaissent en révolution, et
combien les opinions se détachent vite des assemblées et des gouvernements
dont elles n'ont plus rien à attendre. D'ailleurs, il est dans la nature que
la situation sociale des hommes plus habiles que convaincus, tels que
Mirabeau et Sieyès, agissent plus qu'ils ne le pensent eux-mêmes sur leurs
idées. Mirabeau, noble de naissance, aristocrate de caractère, était devenu
depuis quelques jours, par la mort de son père, le chef d'une maison
patricienne, possesseur, par cette mort, des fiefs et des droits féodaux qui
formaient une grande part de sa fortune obérée. Sieyès était ecclésiastique,
destiné à l'épiscopat, et possesseur de bénéfices sacerdotaux dont la Mme,
restituée au peuple dans la nuit du 4 août, retranchait ses revenus. Ils
n'avaient ni assisté ni concouru l'un et l'autre aux sacrifices spontanés de
l'Assemblée dans cette séance nocturne. Ils avaient murmuré de sang-froid, le
lendemain, contre cette flamme d'enthousiasme qui avait dévoré en quelques
heures toutes ces dépouilles des deux ordres. La correspondance secrète de
Mirabeau avec son oncle, le Bailly de Mirabeau, et avec sa sœur,
correspondance révélée dans ces dernières années à l'histoire, atteste à cet
égard ses pensées. " XXXII Il les
laissait entrevoir même à ses électeurs d'Aix dans le Courrier de Provence,
compte rendu périodique imprimé qu'il adressait chaque semaine à sa province
et à la France. « Il
est certain, » écrit-il dans le Courrier de Provence, quelques jours après le
4 août, « que cette séance offrait à des spectateurs un spectacle singulier.
Des hommes d'un rang élevé proposant l'abolition du régime féodal et la
restitution des premiers droits du peuple — car ce ne sont pas eux qui ont
déshonoré ces actes en les appelant des sacrifices —, excitèrent des
acclamations universelles, espèce de tribut qu'on paye tous les jours à des
phrases purement de mode, et qu'on ne pouvait refuser à des sentiments
patriotiques. Pour qui connaît les grandes assemblées, les émotions
dramatiques dont elles sont susceptibles, l'émulation de renchérir sur ses
collègues, l'honneur du désintéressement personnel, enfin cette espèce
d'ivresse noble qui accompagne une effervescence de générosité ; pour qui
réfléchit sur le concours de toutes ces causes, tout ce qui parait
extraordinaire dans cette séance rentre dans la classe des choses connues :
l'Assemblée était dans un tourbillon électrique et les commotions se succédaient
sans intervalles. » XXXIII. Et dans
une intimité plus franche encore, en ouvrant à son oncle le plus cher son
cœur tout entier, « J'ai
toujours pensé, » écrit-il, « j'ai toujours pensé comme vous, mon cher oncle,
et maintenant beaucoup plus que jamais, que la royauté est la seule ancre de
salut qui puisse nous préserver du naufrage. Aussi, quels efforts n'ai-je pas
faits et ne fais-je pas tous les jours pour soutenir le pouvoir exécutif et
pour combattre une défiance qui fait sortir l'Assemblée nationale de ses
mesures ! Ce que vous me faites l'honneur de me dire sur la précipitation des
arrêtés du 4 août est encore entièrement conforme à mes principes ; mais je
ne puis croire, quand même la plus grande partie du royaume n'aurait pas
adhéré à ces arrêtés, que l'Assemblée ait excédé ses mandats. Au s lieu d'une
renonciation bien moins solennelle qu'un décret, j'aurais voulu que toutes
les questions de privilége et de fiefs, de propriétés acquises à titre
onéreux, eussent été discutées. On aurait moins détruit, mais on aurait
excité moins de préventions ; chaque parti aurait regagné par la conciliation
des esprits ce qu'il aurait perdu par des sacrifices ; on aurait du moins
évité le danger d'écraser sous un monceau de ruines l'édifice naissant de la
liberté. » XXXIV. Le roi
puisait dans sa conscience, sur la dotation du clergé, que la nuit du 4 août
avait atteinte, la répugnance que Sieyès et Mirabeau puisaient dans leurs
intérêts de naissance et de corps. « Je
suis content, » écrivait confidentiellement le roi à un guide de son âme,
l'archevêque, « je suis content de cette démarche noble et généreuse des deux
premiers ordres de l'État : ils ont fait de grands sacrifices pour la
réconciliation générale, pour leur patrie, pour leur roi... Le sacrifice est
beau, mais je ne puis que l'admirer : je ne consentirai jamais à dépouiller
mon clergé, ma noblesse... je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui
les dépouilleraient : c'est alors que le peuple français pourrait un jour
m'accuser d'injustice et de faiblesse. Monsieur l'archevêque, vous vous
soumettez aux décrets de la Providence ; je crois m'y soumettre en ne me
livrant point à cet enthousiasme qui s'est emparé de tons les ordres, mais
qui ne fait que glisser sur mon âme ; je ferai tout ce qui dépendra de moi
pour conserver mon clergé, ma noblesse... Si la force m'obligeait à
sanctionner, alors je céderais ; mais alors il n'y aurait plus en France ni
monarchie ni monarque... Les moments sont difficiles, je le sais, monsieur
l'archevêque, et c'est ici que nous avons besoin des lumières du ciel.
Daignez les solliciter, nous serons exaucés. » XXXV. Mais
Sieyès et Mirabeau, bien qu'ils eussent la même pensée sur la précipitation
et sur l'injustice de quelques-uns des sacrifices faits à la circonstance
dans la nuit du 4 août, eurent un langage bien différent à la tribune sur la
question spéciale de la dîme ecclésiastique, discutée dans la séance du 10
août. Sieyès s'indigna contre la spoliation du clergé, et démontra en
jurisconsulte et en prêtre que la remise de la dîme au peuple ne profiterait
pas au peuple, mais qu'elle était une pure munificence faite aux dépens de
l'Église aux propriétaires du sol. Cet argument, vrai d'un côté, était faux
de l'autre. La remise de la dîme aux propriétaires ruraux bénéficiait
évidemment non-seulement aux grands et petits propriétaires, mais aux
fermiers, aux métayers, aux cultivateurs, aux salariés du travail agricole,
dont la dîme ecclésiastique décimait le champ, la gerbe, le salaire. « Ils
veulent » être libres et ils ne savent pas être justes ! » s'écria Sieyès en
regardant ses collègues du côté populaire dans l'Assemblée. Mirabeau,
qui affectait la plus profonde déférence pour le ténébreux génie de Sieyès,
se leva néanmoins pour le réfuter. C'était moins contre le pouvoir
monarchique et aristocratique que bouillonnait l'âme de Mirabeau, que contre
l'institution d'une Église propriétaire. Libre penseur avant tout, le plus
fort mobile qui le poussait à l'assaut des institutions antiques, c'était
l'émancipation de l'esprit humain, de la conscience et de la foi des peuples,
du joug d'une Église qui possédait la conscience par l'État, et l'État par la
conscience. Il voulait réduire la religion officielle à la condition
d'opinion libre desservie, dans la proportion du nombre et de la foi de ses
sectateurs, par les subsides volontaires des communautés et des fidèles.
C'était, selon Mirabeau, la véritable liberté et la véritable égalité des
cultes. XXXVI. Il ne
voulait dans l'ordre de la conscience ni oppresseurs, ui privilégiés, ni
opprimés. C'est encore la pensée des philosophes religieux de nos jours qui
ne veulent ni corrompre les consciences par les trésors mondains, ni vicier
la foi par la simonie des richesses terrestres, ni introduire la main profane
du pouvoir politique dans l'Aine des citoyens, qui n'appartient qu'à Dieu et
à ses propres pensées. Si l'on peut retrouver une unité constante de pensée
dans la vie publique de Mirabeau et dans ses écrits de publiciste, c'est
cette réforme des Églises dominantes, privilégiées et propriétaires, qui
imposent des croyances spirituelles par la force que le pouvoir temporel leur
prête. « Non,
messieurs, » dit-il, « la dîme n'est point une propriété ; la propriété ne
s'entend que de celui qui peut aliéner le fonds, et jamais le clergé ne l'a
pu. L'histoire nous offre mille faits de suspension de dîmes, d'application
de dîmes en faveur des seigneurs ou à d'autres usages, et de restitution
ensuite à l'Église. Ainsi les dîmes n'ont jamais été pour le clergé que des
jouissances annuelles, de simples possessions révocables à la volonté du
souverain. « Il
y a plus, la dîme n'est pas même une possession, comme on l'a dit : elle est
une contribution destinée à cette partie du service public qui concerne les
ministres des autels ; c'est le subside avec lequel la nation salarie les
officiers de morale et d'instruction. « J'entends,
à ce mot salarier, beaucoup de murmures, et l'on dirait qu'il blesse la
dignité du sacerdoce. Mais, messieurs, il serait temps, dans cette révolution
qui fait éclore tant de sentiments justes et généreux, que l'on abjurât les
préjugés d'ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaires et
salariés. Je ne connais que trois manières d'exister dans la société : il
faut y être mendiant, voleur ou salarié. Le propriétaire n'est lui-même que
le premier des salariés. Ce que nous appelons vulgairement sa propriété n'est
autre chose que le prix que lui paie la société pour les distributions qu'il
est chargé de faire aux autres individus par ses consommations et ses dépenses : les propriétaires sont les agents, les économes du corps social. « Quoi
qu'il en soit, les officiers de morale et d'instruction doivent tenir sans
doute une place très distinguée dans la hiérarchie sociale ; il leur faut de
la considération, afin qu'ils s'en montrent dignes ; mais la nation doit
abolir la dîme, mode inique et onéreux de salarier les cultes. » XXXVII. L'arches-Allie
de Paris, plus désintéressé que Sieyès, renouvela dans cette séance, en son
nom et au nom de tous les membres du clergé présents dans l'Assemblée, le
sacrifice de la dîme, à la condition que l'État pourvoirait avec décence au
service du culte. lin seul membre du clergé protesta. « Eh quoi ! »
dit-il, « quand
vous nous avez invités à venir nous joindre à vous, c'était donc pour nous
égorger ! » La
transformation complète du régime féodal accomplie en quelques séances,
l'Assemblée en résuma les articles en un seul décret, véritable code de
l'égalité des droits, des devoirs et des charges ; elle envoya ce décret avec
solennité au roi pour qu'il le mien dans une cérémonie publique. Le roi,
suivi de tous les membres de l'Assemblée et du peuple de Versailles, se
rendit en pompe à l'église. Il assista à l'hymne de reconnaissance qui
associait le ciel à cette régénération du royaume. L'Assemblée,
le roi, les ministres affectaient de croire à la sincérité des cœurs pour
donner aux provinces l'exemple d'une confiance et d'une paix qu'ils voulaient
en vain inspirer à la nation. La fièvre publique ne ralentissait pas ses
accès. Paris flottait entre le délire et la joie que lui inspiraient sa
récente conquête, les transes de la famine et les complots mal comprimés des
démagogues du Palais-Royal pour de nouveaux soulèvements. Le
pillage des propriétés féodales, l'incendie des châteaux, les massacres des
accapareurs présumés de grains, et les insurrections des régiments contre
leurs officiers se renouvelaient plus impunément dans les provinces. La
suspension de tous les travaux, la cherté des vivres, le débordement et
l'oisiveté de vingt mille ouvriers sans pain dans la capitale, élément
perpétuel de sédition, avaient contraint le conseil de la commune à établir à
Montmartre des ateliers nationaux de secours pour enlever à ces masses le
prétexte de la faim, et pour préserver ainsi la ville d'une dévastation par
la misère. Des murmures menaçants et des explosions dangereuses s'élevaient à
chaque instant de cette armée de prolétaires travaillée par les agitateurs du
parti démagogique. Des insurrections pour cause de salaires suivaient, comme
dans toutes les révolutions, les insurrections pour cause politique. Trois
mille ouvriers tailleurs se réunissaient et campaient dans la cour du Louvre,
se refusant avec obstination à couper et à coudre les uniformes de 4a garde
nationale jusqu'à ce que le conseil de la commune eût forcé leurs patrons à
élever le prix de leur journée au gré de leurs exigences. Ces hommes se
reconnaissaient entre eux aux jambes arquées par l'établi et à la callosité
noirâtre que l'habitude de pousser l'aiguille d'acier sur le drap laisse à un
doigt de la main. Tous ceux qui ne justifiaient pas de ces stigmates de leur
profession étaient repoussés du rassemblement. Après de longues négociations,
la commune taxa forcément leurs journées. Cette taxe arbitraire, véritable
dictature du salaire, anéantissait le travail. Le lendemain du rassemblement,
des ouvriers plus infimes exigeaient à grands cris l'expulsion des ouvriers
étrangers, surtout des Savoyards, dont la concurrence, disaient-ils, affamait
les ouvriers nationaux. Toutes les classes populaires, après avoir détruit
les aristocraties qui les dominaient, demandaient, avec l'injustice inhérente
à l'esprit humain, la constitution d'autres aristocraties de travail en leur
faveur. MM. Necker et Bailly se consumaient en veilles incessantes pour
assurer, à travers toutes ces séditions, les subsistances du lendemain. XXXVIII. Pendant
cette émeute universelle de la capitale et du royaume, l'Assemblée,
distraite, presqu'à chaque séance, des délibérations sur la constitution par
les mesures et par les proclamations d'urgence pour invoquer la raison
publique ou pour parer au péril du jour, reprenait, suspendait, reprenait,
pour la suspendre encore, la déclaration des droits de l'homme. Cette vaine
et fausse inscription métaphysique de vérités et d'erreurs importée
d'Amérique, devait être écrite sur le frontispice de la vieille société
européenne. Ces prétendus droits de la nature rêvés par des philosophes d'un
peuple sans ancêtres, dans la liberté des forêts ne s'appliquait en rien à la
France. L'Assemblée se lassait de ces discussions vides, que le désir de
dépasser l'Amérique sollicitait chacun de ses membres à grossir d'un axiome
nouveau. Mirabeau,
à son tour, au nom du comité des droits de l'homme, dont il avait été nommé
rapporteur, lut la rédaction présentée à l'Assemblée par ce comité. Esprit
dédaigneux des chimères, et convaincu par l'histoire que les droits prétendus
naturels de l'homme n'existent que dans la mesure de ses forces
intellectuelles ou physiques, et que les droits de l'homme dans la société
n'existent que dans la mesure de sa civilisation et en vertu de ses lois,
Mirabeau déguisa mal, dans le préambule œ son rapport, son incrédulité et son
dédain pour les faux principes qu'on lui faisait écrire. Il montra clairement
que son travail n'était qu'une concession à la vogue américaine et à la manie
de formules de Lafayette. XXXIX. « Messieurs,
» dit-il, « une exposition de principes telle qu'on l'attend de nous paraît,
au premier coup d'œil, très simple et peu susceptible de controverse. Mais
nous nous sommes bientôt aperçus qu'une telle exposition, quand on la destine
à un corps politique vieux et presque caduc, est une œuvre souverainement
difficile... La liberté ne fut jamais l'ouvrage d'une théorie travaillée en
déductions philosophiques, mais le fruit d'une expérience de tous les jours
et de raisonnements à la portée de tous les esprits. En cherchant même ces
raisonnements, nous avons éprouvé une grande difficulté, celle de distinguer
ce qui appartient à la nature de l'homme des modifications que l'homme reçoit
dans telle ou telle société. Une déclaration des droits, si une telle
déclaration pouvait être, serait celle qui contiendrait des maximes tellement
évidentes, qu'il serait impossible de les nier, et qu'on en verrait sortir
naturellement toutes les constitutions humaines. » Mais
Mirabeau ne dissimula lias à l'Assemblée l'impossibilité de trouver ces
principes et ces maximes dans le consentement uniforme et universel des
sociétés. Il lut donc avec une conviction douteuse, avec un découragement
visible et avec une pénible complaisance pour les préjugés américains et pour
les sophismes de J.-J. Rousseau, l'œuvre inintelligible et plus inapplicable
encore de Lafayette à peine amendée par la commission. « 1°
Tous les hommes naissent libres et égaux. » Deux mensonges en un seul axiome,
car la nature ne crée que des dépendances réciproques et des inégalités
personnelles. C'est la société seule qui institue et qui défend les libertés
et les égalités. La société tout entière n'est qu'un triomphe sur la nature. Mirabeau
poursuivit ensuite la lecture des nombreux articles de cette déclaration des
droits, articles où la sagacité de son esprit et la réflexion de ses cinq
collègues avaient mêlé le plus de vérités pratiques et légales qu'ils avaient
osé le faire aux illusions métaphysiques de Lafayette. Ce fut le texte de la
déclaration soumise à la discussion de l'Assemblée, et qui en sortit enfin en
ces termes : « En
présence et sous les auspices de l'Être suprême, l'Assemblée nationale
déclare les droits suivants de l'homme et du citoyen : « Article
Ier. Les hommes naissent et demeurent égaux en droits ; les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. « II.
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels
et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l'oppression. « III.
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; nul
corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. « IV.
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi,
l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui
assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits.
Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. « V.
La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout
ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être
contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. « VI.
La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le
droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa
formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protégé, soit
qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également
admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur
capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs
talents. « VII.
Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés
par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent,
expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être
punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à
l'instant. Il se rend coupable par la résistance. « VIII.
La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires,
et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée
antérieurement au délit et légalement appliquée. « IX.
Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable,
s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas
nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la
loi. « X.
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que
leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. « XI.
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus
précieux de l'homme. Tout homme peut donc parler, écrire, imprimer librement,
saut' à répondre de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. « XII.
La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique.
Cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité
particulière de ceux à qui elle est confiée. « XIII.
Pour l'entretien de la force publique et pour les dépenses d'administration,
une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie
entre tous les citoyens en raison de leurs facultés. « XIV.
Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs
représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir
librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le
recouvrement et la durée. « XV.
La société a le droit de demander compte à tout agent public de son
administration. « XVI.
Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la
séparation des pouvoirs déterminée n'a point de constitution. « XVII.
La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé,
si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige
évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. » XL. Bergasse,
avocat de Lyon, philosophe mystique, esprit plus bizarre que puissant,
illustré quelques années avant la révolution par une lutte de forum contre
Beaumarchais, lut dans la même séance le rapport de son comité sur
l'organisation du pouvoir judiciaire. Ce rapport critiquait l'institution de
la magistrature héréditaire, de la justice vénale. Il signalait l'influence
de la politique sur la justice, et concluait par un projet d'organisation du
pouvoir judiciaire, indépendant, électif et gratuit ; il adressait une
invocation au patriotisme des parlements et des tribunaux institués sur
d'autres principes, pour les provoquer à se retirer d'eux-mêmes par une
généreuse démission devant les nouvelles institutions, et il se terminait par
un énergique appel au rétablissement de l'ordre dans le royaume. Ce rapport,
qui répondait à tous les vœux de la philosophie et à tous les griefs de la
nation contre la diversité, l'hérédité, la partialité et la vénalité de la
justice royale, fut accueilli par l'applaudissement général. Il servit de
base au travail des comités subséquents pour régénérer les tribunaux. XLI. Les
séances suivantes furent consacrées en stériles discours sur les différents
articles de la déclaration des droits. Mirabeau, impatienté de ces lenteurs à
rédiger des sophismes, demanda en vain qu'on ne déclarât pas de prétendus
principes avant d'avoir écrit dans une Constitution réelle du royaume les
lois politiques qui seules détermineraient les droits. Les amis de Lafayette
se soulevèrent contre cette motion du bon sens. On continua à formuler des
idées arbitraires au lieu de créer des institutions. De temps en temps
cependant, à l'occasion d'un principe et d'un article des droits de l'homme,
on émit les grandes vues de la philosophie sur la constitution future. La
séance du 22 août amena la première lutte sur la liberté de conscience. « La
religion, » dit l'évêque de Clermont, « est la base des empires. C'est
la raison éternelle qui veille à l'ordre, des choses. On élèverait plutôt une
cité dans les airs, comme l'a dit Plutarque, que de a fonder une république
qui n'aurait pas le culte de Dieu pour principe. Je demande donc que les
principes de la constitution française reposent sur la religion comme sur une
base éternelle. » L'Assemblée
comprit que la pensée de l'évêque était de lier indissolublement la première
pierre de la constitution aux fondements de la religion. La motion était
vraie si l'évêque de Clermont n'avait pas sous-entendu une religion d'État ;
elle souleva un sourd murmure dans l'immense majorité de l'assemblée. En
fondant d'une main la liberté politique, cette motion tendait à perpétuer de
l'autre main la prédominance d'une Église d'État. Mais dans la crainte de
scandaliser l'esprit du peuple et de confondre dans l'opinion des masses
l'impiété et la liberté, on chercha à éluder la réponse. LXII. « Je
ne rappellerai pas ici, » dit un ardent adepte de la philosophie, M. de
Laborde, « le sang que l'intolérance a fait couler, les calamités qu'elle a
répandues sur les nations. L'Europe présente encore aujourd'hui un spectacle
bien étrange dans la diversité des religions et dans le despotisme déployé
par les différents gouvernements pour les maintenir. Mais à quoi cette
intolérance a-t-elle servi ? A allumer les persécutions et à encourager le
fanatisme des sectes. La neutralité est sans doute le parti le plus sage. La
seule manière de maintenir la paix publique, c'est de respecter tous les
cultes. J'avoue que je rougis et que je gémis de voir des chrétiens, des
ministres de charité invoquer l'autorité politique et civile pour une
religion qui ne doit se défendre que par la pureté de ses doctrines. Les
puissances de la terre n'ont rien de commun avec la religion. Le pouvoir
civil doit empêcher que l'on ne porte atteinte aux cultes, mais il ne peut
s'imposer à la liberté des con- sciences. » LXIII. Mirabeau
se leva pour confesser cette première liberté de l'homme. « Je
ne viens pas, » dit-il avec un solennel dédain, « prêcher ici la tolérance.
La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré,
que le mot tolérance, qui essaie de l'exprimer, me parait en quelque sorte
tyrannique lui-même, puisque l'existence de l'autorité qui a le pouvoir de
tolérer attente à la liberté de penser, par cela même qu'elle tolère, et
qu'ainsi elle pourrait ne pas tolérer. « Mais
je ne sais pourquoi l'on traite le fond d'une question dont le jour n'est pas
arrivé. « Nous
faisons une déclaration des droits : il est donc absolument nécessaire que la
chose qu'on propose soit un droit ; autrement on y ferait entrer tous les
principes qu'on voudrait, et alors ce serait un recueil de principes. « Il
faut donc examiner si les articles proposés sont un droit. Certainement, dans
leur exposition, ils n'en expriment pas ; il faut donc les poser autrement.
Mais il faut les insérer en forme de déclaration des droits, et alors il faut
dire : Le droit des hommes est de respecter la religion et de la maintenir. « Mais
il est évident que c'est un devoir et non pas un droit. Les hommes
n'apportent pas le culte en société : il ne non qu'en commun. C'est donc une
institution purement sociale et conventionnelle. « C'est
donc un devoir ; mais ce devoir fait naître un droit, savoir : que nul ne
peut être troublé dans sa religion. En effet, il y a toujours eu diverses
religions. Pourquoi ? Parce qu'il y a toujours eu diverses opinions
religieuses. « Mais
la diversité des opinions résulte nécessairement de la diversité des esprits,
et l'on ne peut empêcher cette diversité : donc, cette diversité ne peut être
attaquée. « Mais
alors le libre exercice d'un culte quelconque est un droit de chacun : donc,
on doit respecter son droit ; donc, on doit respecter son culte. « Sans
entrer en aucune manière dans le fond de la question, je supplie ceux qui
anticipent par leurs craintes sur les désordres qui ravageront le royaume si
on y introduit la liberté des cultes, de penser que la tolérance, pour me
servir du mot consacré, n'a pas produit chez nos voisins des fruits
empoisonnés, et que les protestants, inévitablement damnés dans l'autre
monde, comme chacun sait, se sont passablement arrangés dans celui-ci, sans
doute par une compensation due à la bonté de l'Être suprême. « Nous
qui n'avons le droit de nous mêler que des choses de ce monde, nous pouvons
donc permettre la liberté des cultes et dormir en paix. » XLIV. Ces
dédaigneuses paroles soulèvent l'opposition de Camus, révolutionnaire plus
véhément, mais moins large d'esprit que Mirabeau. Camus voulait concilier le
renversement des institutions politiques avec l'affermissement d'un monopole
religieux, ignorant qu'on ne scinde pas en deux un principe et qu'on ne
circonscrit pas une révolution. Le
vicomte de Mirabeau, frère cadet du grand orateur, colonel d'un régiment de
cavalerie, spirituel, débauché, souvent ivre à la tribune, mais qui
affectait, par vanité d'indépendance et par aristocratie de rang, de
professer dans la Révolution les opinions les plus adverses de celles de son
frère. fit une profession de foi, et demanda que la liberté de conscience se
bornât à une déclaration de tolérance. M. de
Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, jeune membre de l'épiscopat, ami et
élève des philosophes, qui préludait timidement encore à la défection, s'efforça
d'éluder l'article en le renvoyant à la constitution, et en professant des
respects de situation pour la religion d'État dont il était le ministre. XLV. Mirabeau
reprit la parole pour défendre la doctrine de la liberté des cultes. « Prononcez-la,
», s’écrit-il, « et tout est dit ! Je demande, » poursuivit-il avec un
sourire d'ironie qui faisait pressentir l'apostrophe suspendue dans sa
pensée, « je demande à ceux qui prétendent que le culte est un objet de
police, s'ils parlent ici comme catholiques ou comme législateurs. S'ils font
cette difficulté comme catholiques, ils conviennent que le culte est un objet
de règlement, que c'est une chose purement civile ; mais si elle est civile,
c'est une institution humaine ; si c'est une institution humaine, elle est
faillible. Les hommes peuvent la changer. D'où il suit, selon eux, que le
culte catholique n'est pas d'institution divine, et, selon moi, qu'ils ne sont
pas catholiques. S'ils font la difficulté comme législateurs, comme hommes
d'État, j'ai le droit de leur parler comme à des hommes d'État. Et je leur
dis d'abord qu'il n'est pas vrai que le culte soit une chose de police,
quoique Néron et Domitien l'aient dit ainsi pour interdire celui des
chrétiens. « Le
culte consiste en prières, en hymnes, en discours, en divers actes
d'adoration rendus à Dieu par des hommes qui s'assemblent en commun, et il est
tout à fait absurde de dire que l’inspecteur de police ait le droit de
dresser les oremus et les litanies. « Ce
qui est de la police, c'est d'empêcher que per- sonne ne trouble l'ordre et
la tranquillité publiques. Voilà pourquoi elle veille dans vos rues, dans vos
places, autour de vos maisons, autour de vos temples ; mais elle ne se mêle
point de régler ce que vous y faites ; tout son pouvoir consiste à empêcher
que ce que vous y faites ne nuise à vos concitoyens. « Je
trouve donc absurde encore de prétendre que, pour prévenir le désordre qui
pourrait naître de vos actions, il faut défendre vos actions. Assurément,
cela est très expéditif, mais il m'est permis de douter que personne ait ce
droit. « Il
nous est permis à tous de former des assemblées, des cercles, des clubs, des
loges de francs-maçons, des sociétés de toute espèce. Le soin de la police
est d'empêcher que ces assemblées ne troublent l'ordre public. Mais, certes,
on ne peut imaginer qu'afin que ces assemblées ne troublent pas l'ordre
public, il faille les défendre. « Veillez
à ce qu'aucun culte, pas même le vôtre, ne trouble l'ordre public ; voilà
votre devoir, mais vous ne pouvez pas aller plus loin. « On
vous parle sans cesse d'un culte dominant. « Dominant
! messieurs. Je n'entends pas ce mot, et j'ai besoin qu'on me le définisse. « Est-ce
un culte oppresseur que l'on veut dire ? « Mais
vous avez banni le mot, et des hommes qui ont assuré le droit de liberté ne
revendiquent pas celui d'oppression. « Est-ce
le culte du prince que l'on veut dire ? Mais le prince n'a pas de droit sur
la conscience. « Est-ce
le droit du plus grand nombre ? Mais la vérité n'appartient ni au grand ni au
petit nombre ; l'opinion ne se forme pas par le résultat des suffrages votre
pensée est à vous ! « Enfin,
nos opinions, qui seraient celles du plus grand nombre, n'ont pas le droit de
dominer. C'est un mot tyrannique qui doit être exclu de notre législation ;
car, si vous l'y mettez pour un cas, vous pouvez l'y mettre dans tout. Vous
aurez donc un culte dominant, une philosophie dominante, des systèmes ou des
mensonges dominants. « Rien
ne doit dominer que la justice, rien ne doit dominer que le droit de chacun ;
tout le reste y est soumis » Ces
paroles, plus belles que l'apostrophe de Mirabeau à M. de Brézé, apostrophe
qui avait conquis la souveraineté du peuple, conquirent la souveraineté de la
conscience sur elle-même et sur le monopole d'une religion d'Etat. La
Révolution ne sera accomplie que quand elles seront partout appliquées dans
la législation de l'Europe et qu'elles auront rendu la liberté aux âmes. L'Assemblée
nationale avait une joie immense à entendre de telles vérités. Elle n'avait
pas encore assez de courage pour les décréter. Mirabeau lui-même composa peu
de jours après, par politique, avec les principes qu'il venait de proclamer
avec tant d'audace. XLVI. La
liberté de la presse, arme nécessaire à tous les partis, bien qu'elle ne fût
pas, comme le disait Lafayette, un droit de la nature, fut unanimement
inscrite dans le code des droits. Mounier
lut ensuite les premiers articles du projet de constitution, élaboré par le
comité dont il était membre. Le
premier article disait : « Le gouvernement français est un gouvernement
monarchique. Il n'y a pas en France d'autorité supérieure à la loi. Le roi ne
règne que par elle. Quand ne commande pas au nom de la loi, il ne peut exiger
obéissance. » Le
second disait : « Aucun acte de législation ne sera considéré comme loi,
s'il n'a été fait par les députés de la nation et sanctionné par le roi. » On
voyait que les rédacteurs, ayant hésité devant une déclaration explicite de
la souveraineté du peuple, l'avaient déguisée sous la souveraineté de la loi.
La difficulté, reculée, éclatait tout entière dans le second article. Celui
qui ferait la loi serait le véritable souverain. L'Assemblée divisait cette
souveraineté entre la nation et le roi. Le dissentiment entre les partisans
de la souveraineté nationale, les partisans de la souveraineté royale et les
partisans de la souveraineté mixte, se révéla à ce second article. Trois
partis naquirent à l'instant de cette difficulté insoluble : les royalistes
purs, les monarchistes constitutionnels et les républicains encore
théoriques. Ceux-ci admettaient, par tolérance, un roi de la démocratie
souveraine, une démocratie royale servie en fait par un chef héréditaire, un
pouvoir exécutif exclusivement organe des volontés du peuple, inviolable dans
la personne du roi, responsable et punissable dans ses ministres. Aussi
l'Assemblée, la tribune, la presse, l'opinion, la garde nationale, le peuple,
se divisèrent-ils à l'instant, sur ce second article, en trois grands partis
parfaitement distincts, germes de trois grandes dissensions qui devaient
déchirer l'ancien régime d'abord, la monarchie constitutionnelle après, la
révolution elle-même enfin. Ces
trois grandes dissensions de principes se caractérisaient dans ceux qui ne
cessèrent pas d'attribuer au roi seul le pouvoir législatif, et qui ne
reconnurent aucune validité dans les lois non promulguées par lui ; dans ceux
qui partagèrent le caractère législatif entre le roi et le peuple, et qui
voulurent une double sanction à la loi avant de lui obéir, celle du peuple et
celle du roi ; enfin dans ceux qui prétendaient que la nation étant seule
souveraine, la loi, pouf. être obéie, n'avait besoin d'aucune sanction
royale, mais qu'elle devait commander à tous et au roi lui-même. Par
allusion à la constitution anarchique et turbulente de la Pologne, où
l'opposition d'un seul membre équestre de la diète, prononcée sous le mot
latin veto, je m'oppose, arrête toute délibération et annule tout vote dans
l'assemblée souveraine, on donna le nom de veto absolu à la faculté réservée
au roi par les royalistes de ne pas sanctionner la loi faite par les
représentants de la nation ; on donna le nom de veto suspensif à la faculté
attribuée au roi par les constitutionnels d'ajourner pendant un certain délai
la sanction à la loi en en suspendant l'exécution ou en en renouvelant la
discussion pour donner du temps à la réflexion et à l'accord ; enfin, on
donna le nom de démocrates, de patriotes, de républicains, de
révolutionnaires à ceux qui refusaient de reconnaître toute espèce de droit
de veto dans le roi. Un mot latin, inintelligible à la masse du peuple et
emprunté à des Sarmates anarchistes, servait ainsi à dénommer les trois
grandes factions d'une révolution philosophique de la France au dix-huitième
siècle. Ce mot,
d'autant plus odieux au peuple qu'il était moins compris et qu'il lui
paraissait contenir plus de mystères et plus de menaces, devint bientôt une
injure dans la bouche de la multitude. On s'en servit à désigner ses ennemis,
les aristocrates, les royalistes, le roi, et surtout la reine, qu'on
supposait plus jalouse de pouvoir que son mari. XLVII. Ce fut
à l'occasion de ce second article de la constitution, relatif à la sanction
royale ou au veto, que l'Assemblée nationale, par une impulsion soudaine et
non préméditée, se divisa en côté droit, en côté gauche et en centre, ordre
de bataille dans lequel les principes révolutionnaires, les principes
conservateurs et le principe conciliateur et modéré se sont rangés et ont
combattu depuis ce jour jusqu'au dernier jour du gouvernement représentatif
en France. Les
partisans du veto royal, unis par la foi dans un même principe, allèrent
s'asseoir en masse, et sans chercher un autre drapeau que cette idée commune,
à la droite du président de l'Assemblée ; les adversaires de tout veto
allèrent s'asseoir à gauche ; enfin, les hommes de transaction et de
conciliation entre ces deux principes absolus, partisans d'un veto suspensif
ou itératif, prirent place au centre de la salle, inclinant plus ou moins
vers la droite monarchique ou vers la gauche démocratique. Ils s'efforcèrent
de porter tour à tour le contre-poids et l'équilibre de leur modération, de
leur sagesse et même de leur faiblesse dans la balance des délibérations.
Jusqu'à ce jour, les groupes d'opinions avaient été confondus, comme les
hommes, par les places occupées sur les bancs, distribuées par le hasard des
premières séances. Seulement, la violence des motions révolutionnaires,
parties du groupe des Lameth, des Duport, des Barnave, des Robespierre, des
Pétion, ordinairement concentrés à l'extrême gauche de la salle, auprès du
bureau du président, avait fait donner à ce coin orageux de l'Assemblée le
nom de coin du Palais-Royal, par analogie avec les motions démagogiques et
séditieuses qui sortaient tous les soirs de ce jardin. XLVIII. L'esprit
de parti, cette dissension organique des assemblées, voulut, dès la première
discussion sur la sanction royale, classer les opinions pour ou contre cet
article en deux listes où les députés s'enrégimentaient par oui ou par non
dans les catégories des partisans ou des adversaires ; du veto. Mirabeau, qui
voulait les luttes de raison et d'éloquence, mais non la guerre civile des
opinions, pressentit, avec la longue vue de son intelligence, les
irrémédiables divisions auxquelles de telles catégories donneraient
l'inévitable sceau de l'esprit de parti et de l'obstination. « Non, »
dit-il, « ces listes sont contraires à la liberté des assemblées : si le
respect humain est une arme terrible qu'il faut ménager, ces moyens ne
conviennent ni à la dignité ni à la fraternité de l'Assemblée. Dans un pays
voisin, la chambre des communes n'a jamais pris de tels engagements. Si on en
a vu dans la chambre haute, c'est que ses membres y défendent un droit
individuel. Mais ne donnons pas une opiniâtreté d'engagement écrit aux
opinions, et n'élevons pas un monument de division et de discorde. » Cette
motion était d'autant plus sage que Paris, dont nous raconterons bientôt la
fermentation, s'associait d'avance avec plus de passion aux adversaires
présumés de tout veto ou de toute sanction royale dans la constitution. Les
listes d'opinion menaçaient de se changer en listes de proscription dans les
groupes du Palais-Royal. D'ailleurs,
il faut le dire ici pour bien comprendre dès le premier jour l'impulsion
tantôt violente, tantôt modératrice et souvent ambiguë du grand homme de la
Révolution, Mirabeau, extrême quelquefois dans ses paroles, quand l'énergie
de l'élocution, chez l'orateur, dépassait la mesure de la pensée chez l'homme
d'Etat, ou quand l'ivresse des applaudissements altérait au lieu de rassurer
le tribun, était bien loin d'être extrême dans ses opinions. Les principes
philosophiques qui l'animaient et qu'il s'était juré à lui-même de faire
prévaloir n'avaient point, dans sa large tête, ce caractère aveugle et
emporté du fanatisme, qui renverse au hasard tout ce qui existe devant lui,
pour faire place à l'absolu ou à l'impossible. Son intelligence dominait en
lui-même ses passions ; son expérience historique et, pour ainsi dire, innée,
réglait et mesurait l'application de ses théories ; il se rendait compte de
l'obstacle, il pactisait avec les habitudes, il savait la place immense qu'un
passé, même mauvais, occupe dans le présent et dans l'avenir d'une nation ;
il ne se fiait pas à l'enthousiasme qui l'inspirait, comme à une force
permanente : il savait que cet enthousiasme, qui élève momentanément, comme
le bouillonnement de l'eau sur le feu, un peuple au-dessus de son niveau
naturel, le laisse retomber quand il est refroidi ; au-dessous de lui-même,.
Mirabeau voulait remplacer en détruisant ; il sentait, avec l'immense
majorité de la nation à cette époque, que les institutions sans racines et
sans ancêtres, importées d'Amérique en France par Lafayette, étaient des
institutions prématurées pour la vieille Europe ; que la place considérable
et presque unique, occupée par un trône depuis treize siècles en France,
laisserait, si ce trône venait à disparaître trop tôt, un vide qui ne serait
comblé que par des anarchies, des dictatures, des despotismes soldatesques ou
populaires ; il ne croyait ni à un droit préexistant ni à l'éternité de la
monarchie ; mais il croyait à sa nécessité temporaire ; il aimait même
l'institution ; il aimait plus, il aimait, par tradition de loyauté, la
famille des rois de ses pères ; il aurait été aussi heureux de les sauver
qu'il était fier de les attaquer ; il ne voulait menacer de les détruire
qu'afin de leur faire sentir le besoin qu'ils avaient de lui pour les
rasseoir. En principe il ne demandait à la Révolution que de transformer le
régime du pouvoir absolu en royauté constitutionnelle et pondérée, d'ouvrir
d'une main hardie mais non violente le gouvernement de la raison, de la
liberté, aux idées, à la philosophie, au talent des hommes supérieurs de la
nation, représentée par ses plus intelligents organes, et d'assurer par des
institutions permanentes mais régulières ces conquêtes d'une révolution
passagère et promptement finie, le règne de la raison humaine, la destruction
du monopole théocratique et de la féodalité aristocratique, une nation
souveraine exerçant son pouvoir législatif par une représentation élective,
un roi investi du pouvoir exécutif tout entier, gouvernement de l'intérêt général
au nom de la volonté publique. XLIX. Telles
étaient les idées de Mirabeau en entrant dans la Révolution : on les trouve
écrites sous toutes les formes et jour à jour dans les confidences de son
génie que le temps vient de nous livrer. Mais les passions ont autant
d'empire que les idées sur les hommes pétris de limon et de feu comme lui.
Ses passions n'étaient pas moins monarchiques que ses opinions. Les désordres
mêmes de sa vie, les immoralités de sa jeunesse, la renommée bruyante mais
douteuse de son nom, lui faisaient comprendre, avec une sévère sagacité de
jugement sur lui-même, que s'il avait assez d'éloquence pour un réformateur,
il n'avait pas assez de vertu pour un républicain. Il
savait que le peuple, même dans sa popularité révolutionnaire, ne s'attache
solidement qu'à des noms qui flattent son honnêteté instinctive par la
réputation de probité, de désintéressement, d'austérité même qui honore son
attachement pour les grands tribuns. Mirabeau
n'avait aucune de ces vertus chères à la multitude ; il ne lui était même
plus permis d'en avoir l'hypocrisie. Le vice pardonnable et populaire, il est
vrai, mais enfin le vice respirait dans son nom, dans ses traits, dans sa vie
entière. Il pouvait être un factieux utile, il ne pouvait plus être un tribun
sérieux. Il pouvait être un Catilina, jamais un Gracque. Péthion et
Robespierre même, assis dans l'ombre derrière lui, avaient sur lui des
avantages de situation qu'il ne soupçonnait pas encore ; mais il comprenait
parfaitement déjà que Necker, Bailly, Lafayette, auraient à ce titre le pas
sur lui dans une république, et qu'il n'y serait, malgré son incommensurable
supériorité naturelle, que le second de ces hommes populaires. Ambitieux
par ses nécessités privées, qui lui faisaient un besoin de la fortune, la
république ne l'enrichirait pas. Ambitieux par le sentiment de sa
supériorité, qui lui montrait toute autre place que la première comme
subalterne, la république ne lui offrirait que des fonctions secondaires. Une
cour seule, et une cour aux abois, pouvait recourir à lui comme à son salut
suprême, jeter le voile de l'indulgence, nécessaire dans les cœurs corrompus,
sur sa vie, lui demander des lumières au lieu de principes, de la politique
au lieu de désintéressement, des services . au lieu de vertus, le placer
comme un Richelieu ou comme un Mazarin entre le peuple et le trône, l'élever,
le combler de dignités, de richesses, et lui faire, dans la difficulté des
circonstances, une existence aussi grande que son génie. Tribun
d'un peuple, vainqueur ou soutien d'un roi vaincu, c'étaient les deux rêves
de Mirabeau. Il flottait dans son imagination sans cesse entre l'un et
l'autre de ces rôles. Nous venons de voir quelle admirable justesse d'esprit
le forçait à renoncer au premier ; nous allons voir quelle pente inévitable
l'entraînait vers le second. « Ah !
» disait-il à cette époque au comte de la Marck, son plus intime confident,
en balançant devant lui ces deux pensées dans son tune, « que tins»
moralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique ! » Le beau
rôle de médiateur intègre du peuple et de conseiller indépendant et avouable
du roi, dont il se sentait digne, lui échappait dans ce cri par le peu
d'estime que son passé commandait au peuple et par la pudeur qu'aurait la
cour d'employer un ministre si décrié. Il était donc contraint, malgré lui,
par l'impitoyable logique de ses fautes, à n'être, pendant longtemps, qu'un
agitateur éloquent, mais suspect, pour le peuple, et un conspirateur occulte
avec la cour. La déplorable situation d'un si grand homme, dans ces
circonstances, est la plus grande leçon de vertu que l'histoire puisse donner
aux hommes de génie. Malgré l'ingénieux sophisme de Mirabeau sur les deux
morales, la vie est une ; chacune de nos actions est, à notre insu, la
conséquence d'une autre. Une jeunesse déshonorée porte mal une maturité
forte. L. Mirabeau,
réduit à le comprendre, n'hésita pas à subalterniser son caractère et son
talent. Il plia sous la fatalité de sa vie précédente. Il fit des avances
indirectes à la cour dès ces premiers temps. Il descendit plus bas, il se
signala de lui-même aux ministres comme un instrument utile à la cour dans
l'Assemblée ; il leur offrit une connivence secrète avec leur politique, non
sans doute pour trahir ses propres convictions, mais pour les confondre avec
celles du conseil du roi et pour devenir, sous leurs inspirations, l'organe
double des exigences de l'Assemblée contre la cour, et des directions cachées
de la cour dans l'Assemblée. La duplicité et la servilité d'un tel rôle en
altéraient d'avance les bonnes intentions. La
puissance d'un orateur populaire, comme d'un serviteur de la couronne, est
dans son indépendance et dans son désintéressement absolu ; l'honnêteté même,
quand elle est vendue ét achetée, devient déshonnête. Mirabeau affaiblissait
en lui le patriote, le royaliste et l'orateur en avilissant l'homme. On a
tenté de l'excuser en écrivant qu'il se faisait payer pour servir ses propres
opinions, et non pour les vendre. Les opinions pour lesquelles on se fait
payer ne sont plus des opinions, ce sont des servitudes. Les opinions, dans
les hommes d'Etat républicains on monarchiques, n'ont de prix que ce qu'elles
coûtent à ces hommes et non ce qu'elles leur rendent. En oubliant cette
vérité, Mirabeau se perdait une seconde lois, et pour le peuple, et pour le
roi, et pour lui-même. Cette dégradation d'un seul homme devint une ruine
pour la liberté et pour la monarchie, tant le sort d'un grand homme est lié
au sort d'une grande nation 1 Suivons
l'échelle descendante de la dégradation d'un grand caractère. LI. Mirabeau
avait rencontré, quelque temps avant les troubles de la France, dans la
société militaire et aristocratique de Paris, le ceinte de la Marck, prince
d'Aremberg, colonel du régiment de ce nom au service de France. Le comte de
la Marck, quoique Belge d'origine, était naturalisé en France par des
possessions territoriales dans la Flandre française ; il était plus
naturalisé encore à la cour par ses liaisons avec la reine Marie-Antoinette.
Son père, le duc d'Aremberg, l'avait recommandé à la reine en l'amenant à
Paris au moment du mariage de cette jeune princesse avec Louis XVI. Le comte
de la Marck avait cultivé et mérité depuis cette époque la faveur et la
confiance de sa souveraine par cette conformité de patrie et de langue que
les princesses dépaysées dans une cour étrangère sont heureuses de retrouver
dans ceux qui leur rappellent leur patrie. Le
comte de la Marck avait été nommé député de la Flandre aux états généraux.
C'était un homme égal à son rang par son caractère et par son mérite, n'ayant
de l'aristocratie (lue la noblesse d'idées, la libéralité de sentiments, la
chevalerie de courage, l'élégance de manières, mais empruntant aux idées et
aux opinions de son époque tous les principes, toutes les lumières et toutes
les aspirations à la liberté qui se conciliaient avec l'honneur et la
fidélité au prince. Il appartenait à ce parti européen, élite de tous les
partis à cette époque, parti qui voulait tendre du haut des trônes et des
aristocraties la main du roi et des classes supérieures aux peuples, pour les
élever à la liberté et à l'égalité par les degrés constitutionnels, et non
par la brèche des révolutions. Doué
par la nature d'une vue claire, d'un cœur droit, d'un esprit juste, le sens
expérimental du politique s'unissait dans le comte de la Marck à
l'enthousiasme du philosophe. IL avait de plus une puissante faculté
d'admiration pour la supériorité de talent dans les autres, une sorte de
passion désintéressée pour le génie en lui-même : le génie était pour lui
comme une manifestation de la divinité sur la terre, quel que fût l'usage que
les hommes fissent de cette faculté. L'extrême modestie, l'absence d'ambition
pour lui-même, qui le caractérisaient, détruisaient en lui tout germe de
rivalité avec les hommes dominants de son époque. L'envie n'altérait jamais
le culte désintéressé qu'il professait pour le talent. C'était un de ces
hommes rares que la Providence fait naître pour être les spectateurs et les
juges de la scène du monde plutôt que pour en être les acteurs. Elle les
place souvent à côté des grands acteurs pour les redresser dans leur chute,
pour les soutenir dans leur défaillance et pour les consoler dans leurs
revers. Caractères purs, mais indulgents, que les faiblesses et les vices
même des grands hommes auxquels ils s'attachent ne découragent pas d'aimer le
beau. Tel
était le prince Auguste d'Aremberg, plus connu alors sous le nom de comte de
la Marck. LII. Il
avait, en entrant à l'Assemblée nationale, contre les désordres et les
immoralités de Mirabeau, les préventions générales légitimées par la mauvaise
renommée du député de Marseille, agitateur des communes. Mais les premiers
accents de Mirabeau à la tribune révélèrent au comte de la Marck une
puissance de talent et une majesté de génie qui triomphèrent à l'instant de
ces répugnances. Elles lui firent pressentir l'influence qu'un tel homme
prendrait inévitablement sur son siècle. Il pardonna beaucoup d'erreurs, en
considération de tant de supériorité. Nous
avons déjà dit que le comte de la Marck était une de ces âmes qui éprouvent
le besoin d'aimer ce qu'elles admirent. Il se rapprocha donc de Mirabeau sans
craindre, pour sa propre renommée, la contagion de la renommée de l'homme
décrié. La pureté de son propre caractère le mettait au-dessus du respect
humain et le prémunissait contre le soupçon de toute complicité dans les
fautes dont Mirabeau était alors accusé. Mirabeau fut touché de ces avances
et reconnaissant de ce courage. Leurs anciens rapports de société, légers et
accidentels autrefois, se renouèrent et se resserrèrent. L'orateur avait
besoin d'un ami digne d'estime et qui le relevât à ses propres yeux des
abjectes amitiés auxquelles les égarements de sa jeunesse l'avaient ravalé.
Il se jeta avec abandon dans l'affection noble et généreuse qu'on lui
offrait. Il brûlait de se réhabiliter par son ami. C'était
peu de jours après la séance ou Mirabeau avait foudroyé les complots de la
cour et rédigé l'adresse menaçante sur le renvoi des troupes. LIII. « Vous
êtes bien mécontent de moi, » dit-il à sa première confidence politique au
comte de la Marck, dont il connaissait l'attachement à la reine. — « Oui, je
dois l'avouer, » lui répondit son nouvel ami, « mécontent de vous et de
bien d'autres. — Si cela est, » répliqua Mirabeau, « vous devez l'être
beaucoup aussi de ceux qui habitent le château. Le vaisseau de l'État est
attaqué par la plus violente tempête, et il n'y a personne au gouvernail. Je
ne puis m'entendre avec ces gens-là, » ajouta-t-il en parlant de M. Necker et
des ministres subalternes dont ce ministre présomptueux était entouré ; «
mais soyez tranquille, je m'entendrai toujours bien avec un aristocrate aussi
pur et aussi noblement intentionné que vous ! » Puis,
s'abandonnant à l'expression de ses inquiétudes sur le sort du roi et de la
monarchie, et à son mépris pour les inhabiletés et les saccades du
gouvernement de M. Necker, il fit frémir le comte de la Marck des
perspectives sinistres qu'il entr'ouvrit devant lui ; il décria les vanités,
les ignorances, les témérités et les timidités du premier ministre ; il
démontra qu'il était honteux (l'avoir convoqué les états généraux sans avoir
fixé (l'avance les rapports des ordres (le l'État entre eux, sans avoir
prémuni l'autorité royale contre leurs agitations et leurs révoltes
certaines, et sans leur avoir apporté un plan de finance vaste et efficace,
capable non-seulement de couvrir un misérable déficit de cinquante-quatre
millions, mais de tripler la fortune de l'Etat, en répartissant mieux les
charges et les revenus d'un si riche royaume. Il fit qu'un pareil résultat
serait un jeu pour une tête forte en finance qui connaîtrait les ressources
de la France, mais que M. Necker, qui n'avait de l'homme d'État que l'importance, était au-dessous du rôle qu'une
popularité artificieusement conquise, lui assignait. Le
comte de la Marck, qui ne s'était jamais fait d'illusions sur le néant gonflé
de phrases du premier ministre, n'avait jamais entendu exprimer ces blasphèmes
contre l'idole populaire avec tant de rudesse. Il convint (le tout en
gémissant. « Mais
enfin, » demanda-t-il avec un tendre reproche à Mirabeau, « où
prétendez-vous en venir avec la politique incendiaire que vous déclamez, vous
et vos anis, dans l'assemblée et au dehors ? — Le sort de la France est
décidé ! » s'écria avec l'accent d'une douloureuse mais irrémédiable
prophétie Mirabeau. « Les mots de liberté, d'égalité, de souveraineté
nationale, de gouvernement re- présentatif, d'impôt consenti par le peuple,
ont retenti par tout le royaume. On ne sortira plus de là sans un gouvernement
plus ou moins semblable à celui de l'Angleterre. » LIV. A cet
arrêt irrévocable il ajouta des expressions d'intérêt douloureux pour le roi
et pour la reine ; il dévoila au fond de son &me des arrière - pensées et
des regrets tellement monarchiques, que le comte de la Marck lui demanda
comment, avec de telles pensées au fond de l'âme, il portait sa force du côté
des hommes qui sapaient toutes les bases antiques de cette monarchie. « Ce
n'est pas ma faute, » répondit Mirabeau avec la franchise d'un factieux
affligé de l'être, mais qui place son ambition au-dessus de sa vertu ; « ce
n'est pas ma faute si l'imbécillité de la cour et des ministres m'a forcé,
pour ma sûreté personnelle, à me faire chef du parti populaire. Pourquoi
n'ont-ils pas su me comprendre et m'apprécier ? Le temps est venu, »
poursuivit-il avec le geste d'un athlète qui montre ses muscles pour faire
mesurer ses forces, « le temps est venu où il finit estimer les hommes
d'après ce qu'ils portent dans ce petit espace, sous le front, entre les deux
sourcils ! » Et il posa fortement son doigt sur l'os frontal, siège de son
génie et de son éloquence. LV. « Vous
savez, » lui dit gravement la Marck, « si personne apprécie plus haut que moi
votre éloquence ; mais y a-t-il une éloquence qui vaille les calamités que la
vôtre va déchaîner sur un pays ? — Le jour, » reprit Mirabeau en se
radoucissant et en laissant entrevoir qu'il pouvait guérir seul les plaies
qu'il avait faites, « le jour où les ministres du roi consentiront à
raisonner avec moi, on me trouvera dévoué à la cause royale et à la monarchie.
» C'était
évidemment se négocier et se marchander soi-même, en surfaisant les périls
encore lointains pour surfaire ses services. Le
comte de la Marck le comprit. Il se promit à lui-même de faire entrer la cour
dans cette ouverture. « Mais
à quoi la marche des ministres actuels va-t-elle aboutir ? » demanda-t-il à
son ami. « A perdre la France ! » s'écria résolument Mirabeau. « Si on
veut la sauver, il n'y a plus une heure à perdre pour employer les moyens d'y
parvenir. Le système que l'on suit au château est absurde, insensé ! On
abandonne l'Assemblée à elle-même, et on se flatte ensuite ou de la soumettre
par la force ou de la ramener par les phrases vides et verbeuses de M.
Necker, tandis qu'il faudrait que le gouvernement s'y fit un parti en
ralliant à lui les hommes qui ont le pouvoir de la dominer, de l'entraîner ou
de la calmer. » C'était se désigner assez ouvertement lui-même. Soit
que l'insinuation n'eût pas paru assez claire encore au comte de la Marck,
soit que la négociation que Mirabeau avait espéré ouvrir ainsi avec la cour
n'eût pas marché assez vite au gré de son impatience, Muant, quelques jours
après cette conversation, chez le comte de la Marck, avec le duc de Lauzun et
quelques jeunes seigneurs du parti populaire, Mirabeau, après avoir été très
réservé dans l'entretien général, prit à part le comte de la Marck avant de
se retirer, et lui dit à voix basse : « Faites donc qu'au château on me sache
plus disposé pour eux que contre eux. » LVI. Mais,
comme si l'intermédiaire de la Marck n'avait pu suffire à Mirabeau pour
établir une prompte négociation avec la cour, il fit faire une tentative plus
directe et plus indiscrète par un de ses collègues à l'Assemblée qu'il
connaissait à peine autrement que par la tribune, M. Malouet. A.
l'issue d'une des séances où M. Malouet avait parlé en homme qui ne séparait
pas dans sa pensée la cause du roi et la cause du peuple, et qui conciliait
comme nécessaire l'une à l'autre la liberté constitutionnelle et la liberté
représentative, Mirabeau aborda et félicita cordialement son collègue.
Malouet, étonné de trouver dans les félicitations raisonnées du grand tribun
des pensées analogues aux siennes, l'encouragea à opposer la puissance de son
talent au débordement des filetions qu'il avait fomentées jusqu'à la révolte
et qui l'épouvantaient à présent lui-même. « Ces hommes-là, » dit Mirabeau,
en parlant de Necker et de Montmorin, « se défient de moi ; s'ils avaient
confiance, on pourrait s’entendre. — Mais pour s'entendre, » répliqua Malouet,
« il finit s'entretenir. Auriez-vous de la répugnance à vous rencontrer avec
les ministres ? » Mirabeau témoigna au contraire le désir empressé de
conférer avec le premier ministre. L’entrevue
proposée par Mahmut réunit les deux antagonistes. Mirabeau y arrivait avec la
disposition de servir. Necker l'écouta froidement, lui répondit à peine, et
déguisa mal le mépris qu'il portait à son Il traita le grand homme avili en
intrigant subalterne et importun, dont on dédaigne ou dont on ajourne les
services. Mirabeau,
irrité, sortit avec plus d'humiliation et de vengeance dans le cœur. Le
comble de l'avilissement pour un caractère fier, c'est de s'être avili sans
fruit en s'offrant sans être accepté. N'ayant pas séduit le premier ministre,
il ne lui resta plus qu'à le précipiter. LVII. « Si M.
Necker, » écrit-il quelques jours après cette entrevue, « avait l'ombre de
caractère, il deviendrait un cardinal de Richelieu contre la cour ; si le
gouvernement avait l'ombre d'habileté, le roi se déclarerait populaire au
lieu de laisser deviner des pensées contraires. Son ministre et lui, par leur
molle indécision, nous jetteront dans la guerre civile ; ils justifieront cet
axiome de Machiavel : « Tout le mal de ce monde vient de ce qu'on n'est pas
assez bon ou pas assez pervers. » Repoussé
de ce côté, Mirabeau, pressé par ses nécessités domestiques, qui ne lui
laissaient pas même la patience des grandes ambitions, revint plus
ouvertement à son ami. Il avoua au comte de la Marck que la succession de son
père le marquis dé Mirabeau, bien qu'elle représentât cinquante mille livres
de rente en terres, était tout entière obérée et engagée à ses créanciers ;
que les affaires publiques, auxquelles il prodiguait toute sa pensée et tout
son temps, ne lui laissaient ni le loisir ni la liberté d'esprit nécessaires
pour faire juger ses nombreux procès et pour liquider sa fortune ; que ses
charges étaient immenses, sa pénurie honteuse ; qu'au milieu de l'éclat de sa
renommée et de sa popularité, il manquait souvent des premières nécessités de
la vie, et qu'il n'avait pas même l'argent nécessaire pour payer les gages
d'un seul serviteur. Le
comte de la Marck lui ouvrit généreusement sa bourse en attendant les
ressources plus opulentes que Mirabeau était certain de puiser bientôt dans
le trésor secret du roi. Il se hâta de parler à l'archevêque de Bordeaux, M.
de Cicé, ministre de la justice, des dispositions monarchiques de son ami. L’archevêque
de Bordeaux, quoique collègue de M. Necker, convint, au premier mot de
l'entretien, « que l'orgueilleuse incapacité de M. Necker en politique
perdait la France, et que le roi, dans la détresse de ses forces à
l'Assemblée, ne pouvait trouver un allié secret ou un conseiller avoué plus
providentiel que le puissant tribun qui s'offrait à lui. Mais, » ajouta-t-il,
« tant que M. Necker restera au ministère, on ne peut espérer aucun
rapprochement de ce genre avec Mirabeau, et moi-même, en le tentant,
j'échouerais auprès du premier ministre. » « —
Quelle position puis-je donc prendre ? » s'écria douloureusement Mirabeau en
apprenant ce refus de la bouche de la Marck. « Le gouvernement me repousse,
et je ne puis que me placer dans le parti de l'opposition, qui est
révolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularité, qui est toute ma force !
» Cette alternative tenait son esprit en suspens entre le rôle de tribun et
le rôle éloigné et incertain de premier ministre. Fatale ambiguïté de rôles
qui énerve également l'une ou l'autre conviction dans les hommes politiques
quand les opinions et les intérêts sont balancés par un caractère vénal ! LVIII. Cependant,
dans cette fluctuation même, Mirabeau ne pouvait sans effort renoncer à sa
conscience d'esprit, p'us indomptable en lui que sa conscience d'honnêteté.
Il n'osait se décida à porter le dernier coup à ce gouvernement monarchique
dont il se flattait toujours de devenir un jour le denier soutien. Dans la
question de la succion législative du roi, il se déclarait confidentiellement
partisan du veto absolu, dernière garantie de l'indépendance et de la dignité
du pouvoir royal. Le roi ne serait, disait-il, sans ce droit extrême, que
l'exécuteur servile des lois qu'il n'aurait pas même consenties. Il blâmait
avec énergie M. Necker de livrer l'autorité royale à l'impuissance et à la
dérision de l'Europe, en consentant à dépouiller le roi de ce veto absolu,
seul signe visible de sa présence dans la constitution. Il méprisait ce veto
suspensif, que l'obstination des chambres ferait toujours plier. Le
comte de la Marck, à l'instigation de son ami, pressé par des nécessités
d'argent de plus en plus implacables, fit part à la reine des dispositions
monarchiques de Mirabeau. Il la conjura d'être bien convaincue que ses
liaisons apparentes avec l'illustre factieux ne coûtaient rien à. son
dévouement pour elle, mais qu'elles avaient, au contraire, pour principal
motif le désir et l'espoir de lui ménager le retour du plus dangereux des
tribuns et du plus puissant des alliés. La
reine répondit au comte de la Marck. : « Je n'ai jamais douté de votre
attachement, et quand j'ai su que vous étiez lié d'amitié avec Mirabeau, j'ai
bien pensé que c'était dans une bonne intention. Mais vous ne pourrez jamais
rien sur lui, et quant à ce que vous jugez nécessaire de la part des ministres
du roi à son égard, je ne suis pas de votre avis. Nous ne serons jamais assez
malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à
Mirabeau ! » LIX. Cette
fière et naturelle répulsion de la reine Marie-Antoinette pour un homme qui
l'avait désignée deux fois du geste à la vengeance du peuple, à la honte du
divorce, et peut-être au fer des assassins, ne découragea ni la Marck de
négocier la réconciliation d'un si puissant allié avec la cour, ni Mirabeau
lui-même de briguer et de marchander ce rapprochement. Pressé une troisième
fois par ses embarras pécuniaires, pressé tous les jours par les prodigalités
de sa vie, entouré d'une meute de factieux subalternes dont il fallait
entretenir le zèle, de secrétaires et de publicistes affidés qui lui
préparaient ses discours et qu'il fallait salarier ; de femmes dont il
fallait satisfaire les caprices ; achetant à la fois, à ce prix, la
popularité, le talent, les plaisirs, il succombait sous tant de besoins. Le
comte de la Marck, témoin et confident de ces angoisses, voulant l'arracher à
cette misère, mauvais conseiller du génie, lui offrit une assistance fixe de
douze cents francs par mois, somme suffisante, avec son traitement de député,
pour ses dépenses courantes. Il lui conseilla d'ajourner la liquidation de
ses énormes dettes à l'époque où, débarrassé des soins politiques et enrichi
par une place digne de son mérite, il ne sentirait plus le poids de ces
honteux liens du talent. Mirabeau accepta avec des larmes de reconnaissance
cette noble dépendance de l'amitié, sans examiner si ce qui passait ainsi des
mains de son ami dans la sienne n'était pas déjà mie avance sur l'or de la
cour, à laquelle il tendait son cœur, et qu'il n'allait pas tarder de
recevoir plus largement en lai tendant sa main. LX. Quoi
qu'il en soit, il flotta plus que jamais depuis ce jour entre le langage de
tribun et le langage de conservateur de la monarchie, jetant tour à tour un
cri de factieux en chef au peuple, qui l'applaudissait, et une insinuation
d'intelligence secrète à la cour, qui l'entendait à demi-mot. La discussion
sur la sanction royale lui fournit l'occasion qu'il cherchait de montrer sans
trop d'affectation aux ministres le courage de son esprit et la valeur de ses
services. IL rompit hardiment dans cette grande lutte de principes avec le
parti populaire de Paris et de l'Assemblée. Ce parti ne voulait faire du roi
qu'un rouage passif et obéissant de la constitution presque républicaine.
L'orateur se déclara, avec l'audace d'une conviction isolée contre tous, le défenseur
du veto absolu. Plus royaliste que les ministres et que le roi lui-rame, il
trouvait dans cette occasion le triple plaisir de braver un préjugé de la
nation, de complaire secrètement à la reine et de faire honte à M. Necker de
sa lâcheté. Il avait fait pressentir son opinion sur cette question. Elle
contenait en réalité la monarchie ou la république. Un mot de l'orateur, jeté
d'avance en défi aux démolisseurs de l'indépendance du pouvoir royal, avait
révélé sa pensée : « Si la
sanction du roi n'était pas déclarée nécessaire dans la constitution future,
ce serait la déclaration de la tyrannie, et j'aimerais mieux vivre à
Constantinople qu'à Paris. » LXI. Le
parti populaire de l'Assemblée, qui avait en ce moment pour chefs et pour
orateurs Barnave, les trois frères Lameth, Duport, Péthion, Robespierre,
Talleyrand, Camus, Rabaud de Saint-Etienne, Sieyès, Chapelier, Thouret, se
préparait à contester ce droit de sanction déféré à la couronne, comme un
vestige de servitude qui jurait avec le principe de la souveraineté du
peuple. Quelques membres du parti constitutionnel, composé des partisans de
Necker, les Lally-Tollendal, les Bailly et quelques autres, admettaient des
transactions pratiques entre les deux principes. Le parti royaliste pur,
composé d'un groupe de députés de la noblesse et du clergé de province, parti
plus passionné que nombreux, était représenté par deux orateurs d'un grand
talent et d'un grand courage, Cazalès et Maury. Ces deux organes de la
monarchie et de l'Eglise, que nous peindrons à mesure qu'ils entreront en
scène, défendaient le veto absolu, ainsi que Malouet, Clermont-Tonnerre, le
due de Liancourt et Mounier. Ce fut à leur tête que Mirabeau résolut de
marcher dans cette discussion décisive, sans s'inquiéter du scandale qui
s'élèverait à sa voix quand on l'entendrait professer dans cette question les
doctrines de ses adversaires habituels. Necker
essaya d'amortir la discussion avant la lutte en adressant à l'Assemblée un
Mémoire où il se déclarait satisfait par un veto suspensif qui ajournait
seulement la promulgation ale la loi jusqu'à la convocation et jusqu'au jugement d'une
autre Assemblée. Les deux partis en présence, pressés de combattre et sûrs de vaincre, dédaignèrent l'avis du ministre déjà décrédité et montèrent successivement à la tribune. LXII. Les
clubs de Paris et les agitateurs du Palais-Royal avaient, pris parti contre
la sanction royale. Ils assiégeaient tous les jours l'Assemblée de leurs
pétitions, de leurs ordres et de leurs menaces. La
discussion embrassait à la fois, dans le même cadre, les trois bases de la
constitution représentative qu'il s'agissait de déterminer : le droit de
sanction, accordé ou refusé au roi, l'unité ou la dualité de la
représentation nationale formée d'une seule Assemblée ou de deux chambres,
enfin la permanence ou l'intermittence de l'Assemblée représentative. La
discussion se concentra principalement sur le droit de sanction royale, qui
laissait ou qui enlevait, selon qu'on en déciderait, la souveraineté au roi,
ou qui l'attirerait tout entière à la nation. Mirabeau,
Malouet et l'abbé Maury, d'un côté ; Péthion et Sieyès, de l'autre, furent
choisis pour les organes les plus écoutés des deux opinions. Le discours de
Mirabeau, profondément étudié et plus réfléchi que passionné, signala surtout
l'homme d'État dans l'orateur. Si les préventions de la cour et les jalousies
de l'Assemblée lui avaient laissé une vue claire et une appréciation libre de
la valeur des hommes et des partis qui s'agitaient sous ses yeux, on aurait
dû donner à un esprit si lucide et si politique la dictature de la
constitution. Mais les grands hommes vivants ne sont vus de leur siècle que
par les yeux de leurs rivaux ou de leurs ennemis. LXIII. « Deux
pouvoirs, messieurs, » dit Mirabeau, « sont nécessaires aux fonctions de
tout corps politique : celui de vouloir et celui d'agir. Chez une grande
nation, ces deux pouvoirs ne peuvent être exercés par eux-mêmes : de là,
nécessité de représentants du peuple pour l'exercice de la faculté de vouloir,
et nécessité d'une autre espèce de représentant pour la faculté d'agir. Plus
la nation est puissante, plus cette représentation et sa faculté d'action
doivent être actives, concentrées, obéies, incontestables. De là, la
nécessité d'un représentant monarchique et héréditaire. « L'un
et l'autre de ces pouvoirs représentatifs de la nation sont et doivent être
également chers au peuple. IL y a cependant ceci de remarquable, c'est que la
puissance exécutive, agissant continuellement sur le peuple, est dans un
rapport plus immédiat avec lui ; que, chargé du soin de maintenir
l'équilibre, d'empêcher les partialités, les préférences avec lesquelles le
petit nombre tend sans cesse au préjudice du plus grand, il importe à ce même
peuple que cette puissance ait constamment en main un moyen sûr de se
maintenir. « Ce
moyen existe dans le droit attribué au chef suprême de la nation d'examiner
les actes de la puissance législative et de leur donner ou de leur refuser le
caractère sacré de la loi. « Appelé
par son institution même à être tout à la fois l'exécuteur de la loi et le
protecteur du peuple, le monarque pourrait être forcé de tourner contre le
peuple la force publique, si son intervention n'était pas requise pour
compléter les actes de la législation en les déclarant conformes à la volonté
générale. « Cette
prérogative du monarque est particulièrement essentielle dans tout État où le
pouvoir législatif, ne pouvant en aucune manière être exercé par le peuple
lui-même, il est forcé de le confier à des représentants. « La
nature des choses ne tournant pas nécessairement le choix de ces
représentants vers les plus dignes, mais vers ceux que leur situation, leur
fortune et des circonstances particulières désignent comme pouvant faire plus
volontiers les sacrifices de leur temps à la chose publique, il résultera
toujours, du choix de ces représentants du peuple, une espèce d'aristocratie
de fait, qui, tendant sans cesse à acquérir une consistance légale, deviendra
également hostile pour le monarque, à qui elle voudra s'égaler, et pour le
peuple, qu'elle cherchera toujours à tenir dans l'abaissement. « De
là cette alliance naturelle et nécessaire entre le prince et le peuple,
contre toute espèce d'aristocratie ; alliance fondée sur ce qu'ayant les
mêmes intérêts, les mêmes craintes, ils doivent avoir un même but, et par
conséquent une même volonté. « Si
d'un côté la grandeur du prince dépend de la prospérité du peuple, le bonheur
du peuple repose principalement sur la puissance tutélaire du prince. « Le
prince est le représentant perpétuel du peuple, comme les députés sont les
représentons élus à certaines époques. Les droits de l'un, comme ceux des
autres, ne sont fondés que sur l'utilité de ceux qui les Ont établis. « Personne
ne réclame contre le veto de l'Assemblée nationale, qui n'est effectivement
qu'un droit du peuple confié à ses représentants pour s'opposer à toute
proposition qui tendrait au rétablissement du despotisme ministériel.
Pourquoi donc réclamer contre le veto du prince, qui n'est autre qu'un droit
du peuple confié spécialement au prince, parce que le prince est aussi
intéressé que le peuple à prévenir l'établissement de l’aristocratie ? « Mais,
dit-on, les députés du peuple dans l'Assemblée nationale n'étant revêtus du
pouvoir que pour un temps limité, et n'ayant aucune partie du pouvoir
exécutif, l'abus qu'ils peuvent faire de leur veto ne peut être d'une
conséquence aussi funeste que celui qu'un prince inamovible opposerait à une
loi juste et raisonnable. » LXIV. Après
avoir développé cette considération et démontré l'impuissance d'une tyrannie
constitutionnelle du roi en face d'une Assemblée qu'il veut annuelle et
permanente, Mirabeau recule devant le danger mille foie plus certain des
insurrections d'un pouvoir exécutif forcé à exécuter des lois qui font
violence à ses passions. « Passez, »
dit-il, « de cette considération aux instruments du pouvoir qui doivent
être entre les mains du chef de la nation. C'est à vingt-cinq millions
d'hommes qu'il doit commander ; c'est sur tous les points d'une étendue de
trente mille lieues carrées que son pouvoir doit être sans cesse prêt à se
montrer pour protéger ou défendre ; et l'on prétendrait que le chef
dépositaire légitime des moyens que ce pouvoir exige pourrait être contraint
de faire exécuter des lois qu'il n'aurait pas consenties ! Mais par quels
troubles affreux, par quelles insurrections convulsives et sanguinaires,
voudrait-on donc nous faire passer pour combattre sa résistance ? Quand la
loi est sous la sauvegarde de l'opinion publique, elle devient vraiment
impérieuse pour le chef que vous avez armé de toute la force publique. Mais
quel est le moment où l'on peut compter sur cet empire de l'opinion publique
? N'est-ce pas lorsque le chef du pouvoir exécutif a lui-même donné son
consentement à la loi, et que ce consentement est connu de tous les citoyens
? N'est-ce pas uniquement alors que l’opinion publique la place
irrévocablement au-dessus de lui, et le force, sous peine de devenir un objet
d'horreur, à exécuter ce qu'il a promis ? car son consentement, en qualité de
chef de la puissance exécutive, n'est autre chose que l'engagement solennel
de faire exécuter la loi qu'il vient de revêtir de sa sanction. « N'armons
donc pas, » en finissant par des considérations où respire la prévision
de Machiavel et la sagacité de Montesquieu, « n'armons donc pas d'avance
le roi contre le pouvoir législatif, en lui faisant entrevoir un instant
quelconque où l'on se passerait de sa volonté, et où, par conséquent, il n'en
serait que l'exécuteur aveugle et forcé. Sachons voir que la nation trouvera
plus de sûreté et de tranquillité dans des lois expressément consenties par
son chef, que dans des résolutions où il n'aurait aucune part, et qui
contrasteraient avec la puissance dont il faudrait, en tout état de cause, le
revêtir. Sachons que, dès que nous avons placé la couronne dans une famille
désignée, que nous en avons fait le patrimoine de ses aînés, il est imprudent
de les alarmer en les assujétissant à un pouvoir législatif dont la force
reste entre leurs mains, et où cependant leur opinion serait méprisée. Ce
mépris revient enfin à la personne, et le dépositaire de toutes les forces de
l'empire français ne peut pas être méprisé sans un grand danger. « Par
une suite de considérations puisées dans le cœur humain et dans l'expérience,
le roi doit avoir le pouvoir d'agir sur l'Assemblée nationale en la faisant
réélire. Cette sorte d'action est nécessaire pour laisser au roi un moyen
légal et paisible de faire à son tour agréer des lois qu'il jugerait utiles à
la nation, et auxquelles l'Assemblée nationale résisterait. Rien ne serait
moins dangereux ; car il faudrait bien que le roi comptât sur le vœu de la
nation, si, pour faire agréer une loi, il -avait recours à une élection de
nouveaux membres ; et quand la nation et le roi se réunissent à désirer une
loi, la résistance du corps législatif ne peut plus avoir que deux causes :
ou la corruption de ses membres, et alors leur remplacement est un bien, ou un
doute sur l'opinion publique, et alors le meilleur moyen de l'éclairer est
sans doute une élection de nouveaux membres. « Je
me résume en un seul mot, messieurs : « Annualité
de l'Assemblée nationale, annualité de l'armée, annualité de l'impôt,
responsabilité des ministres, et la sanction royale sans restriction écrite,
mais parfaitement limitée de fait, sera le palladium de la liberté nationale
et la plus sûre garantie de la souveraineté nationale ! » LXV. Ce
discours, plein d'une merveilleuse sagesse, si on le lit au point de vue de
la fondation d'un régime représentatif sur de vieilles bases monarchiques,
montra Mirabeau sous un nouveau jour à l'Europe. Il
voulait et il devait vouloir alors la solidité de l'édifice constitutionnel
que la France cherchait à reconstruire avec les matériaux de la royauté.
Cette solidité ne pouvait tire garantie que par une juste intervention du roi
dans la loi, et par une puissante concentration de force exécutive dans la
main du roi. Cette force et cette large indépendance du pouvoir exécutif sont
aussi indispensables à tout pouvoir exécutif sous la république que sons la
monarchie. Mirabeau, en la préservant, défendait à la fois les deux causes.
IL ne faut jamais que les constitutions sages placent les dépositaires de la
force exécutive dans une situation trop étroite entre leur devoir et leur
situation. C'est par des arguments analogues à ceux de Mirabeau que les
républicains hommes d'État de ISIS sentirent la nécessité de l'existence, de
la durée et de la prérogative d'un pouvoir exécutif un, fort et indépendant,
dans un président ou dans un régulateur, tête élective de la république ; et
c'est pour avoir trop contesté à la nation la plénitude et l'indépendance de
sari pouvoir exécutif que les républicains ombrageux préparèrent la ruine de
la république. LXVI. Péthion,
sans oser répondre à ce discours, combattit l'institution des deux chambres.
Il admit un veto suspensif et un appel au peuple dans les conflits entre les
deux pouvoirs. Malouet
égala presque Mirabeau en raisonnement, et le surpassa en franchise. Jamais
l'institution d'un magistrat fixe, héréditaire, et puissant de prérogatives,
ne fut plus éloquemment défendue comme principe de conservation et de
permanence des peuples. Partisan du gouvernement anglais, Malouet soutint la
nécessité de deux chambres, pour donner une majorité à la loi et un équilibre
aux pouvoirs. L'abbé
Grégoire raisonna en républicain absolu, qui voit dans le roi moins qu'un
citoyen, puisqu'il ne le laissait pas participer à la législation et qu'il ne
lui conférait que le droit matériel d'exécuter la volonté nationale. L'abbé
Maury monta pour la première fois à la tribune pour répondre à son collègue
dans le sacerdoce. Il le domina, du premier accent, de toute la supériorité
d'un talent longuement exercé dans la chaire et dans les Académies. L'abbé
Maury, à la fol près, semblait avoir été formé, par la nature et par les
hasards des circonstances, pour être le Tertullien de la monarchie, de
l'aristocratie et de l'Église, dans un temps de lutte et de persécution. Il y
avait entre Mirabeau et lui une étrange analogie de nature. Athlètes tous
deux de la cause dans laquelle ils n'étaient pas nés : Mirabeau, aristocrate,
jeté par ses passions à la tête des plébéiens ; Mary, plébéien et philosophe,
jeté par sa profession et par son ambition à la tête du sacerdoce et de
l'aristocratie ; égaux en inconséquence de destinée, égaux en audace, presque
égaux eu talent, ces deux hommes étaient condamnés à se mesurer souvent corps
à corps pour des intérêts qui étaient ceux de leur situation plutôt que ceux
de leurs opinions. LXVII. Maury
était né d'un père artisan dans ce Midi de la France qui donne tant de
flammes à l'imagination et tant d'images à l'éloquence naturelle de ses
enfants. L'Église était alors le patrimoine des jeunes déshérités de la
naissance et de la fortune, dont le talent présumé sollicitait l'ambition de
leurs familles. Celui de Maure, encore enfant, éclata avec une précocité et
une splendeur qui ne laisseront ni ses maîtres, ni ses émules, ni ses
parents, douter de son avenir. Son père le jeta dans le sacerdoce, ennoblissement
universel du peuple, [tour y suivre les destinées de son esprit. À vingt ans,
il vint à Paris, déjà piètre, mais surtout lettré ; il entra, connue
instituteur d'enfants, dans la maison de comte d'Entraigues, dont il éleva le
fils ; il employa les loisirs que lui laissait l'éducation de son élève à la
culture de tous les genres d'éloquence permis à sa profession : la chaire,
les oraisons funèbres, les discours composés à froid pour obtenir des
couronnes décernées par les Académies. Son nom
ne tarda pas à le distinguer dans les temples et dans les lettres. Maury
presque enfant se prédisait à lui-même, avec l'assurance de la supériorité,
les premières dignités de son ordre : le pontificat, le cardinalat, ces
principautés de l'Eglise. Sa présomption native, vice habituel des hommes du
Midi de la France, était relevée par la jeunesse et par une belle figure, par
un organe sonore, par un geste noble, et par les applaudissements qui lui
prophétisaient de loin sa gloire. Son éloquence, plus profane que sainte,
associait avec une habileté décente, pour une époque d'incrédulité, les
maximes de la philosophie à la morale de la religion, sans s'appesantir sur
les dogmes. Sa vie était libre sans licence, comme sa pensée. Sa physionomie
méridionale, ses yeux noirs et proéminents, son front assuré, sa bouche
railleuse, respiraient le sarcasme qui court avec le rue dans la multitude,
et cette impudence d'esprit qui brave les convenances comme les périls dans
les assemblées du peuple. Un
éloge du Dauphin père de Louis XVI, un panégyrique de saint Vincent-de-Paul,
ce héros de la charité évangélique, présenté à l'admiration du siècle en
citoyen plus qu'en saint, un panégyrique de Fénelon, dans lequel la politique
tenait plus de place que la piété ; enfin, un très beau traité sur
l'éloquence sacrée et profane où les préceptes de Quintilien étaient relevés
dans la langue de Bossuet, des sermons prêchés devant l'assemblée du clergé
de Paris et devant le roi à Versailles, avaient porté l'abbé Maury aux
bénéfices de son ordre, à la certitude des hautes dignités ecclésiastiques et
aux honneurs littéraires. À l'approche de la révolution, son ordre l'avait
député aux états généraux. On attendait de lui des prodiges ; il songeait à
justifier tant d'espérances. LXVIII. Maury,
trop récent encore dans la controverse politique, ne se hasarda pas à lutter
d'éloquence avec Mirabeau et Malouet. Il se borna à la puissance du raisonnement
emprunté à l'histoire et exposé avec autorité devant un congrès philosophique
et législatif. « C'est
avec raison, » dit-il, « que la sanction royale est la première question
soumise à votre discussion : l'avenir de la liberté est là. Les empires qui
ont voulu enlever à leur roi la participation des pouvoirs législatifs ont
presque tous perdu leur liberté. La Suède a voulu ériger son sénat en sénat
permanent et tout-puissant, et elle a perdu en peu de temps plus qu'elle
n'avait usurpé. Il est une grande vérité attestée par l’histoire de toutes
les nations et de tous les temps, c'est que quiconque abuse de son autorité
la perd inévitablement, J'en appelle ici à votre propre expérience : toutes
les fois que le roi a abusé de sa puissance, il l'a perdue ; toutes les fois
que le peuple a voulu ressaisir l'autorité royale, il a perdu la sienne, et
il est tombé dans l'esclavage. La sanction est donc moins à mes yeux la
prérogative du roi que celle du peuple. Toute autorité vient du peuple,
dit-on, Oui, mis il la délègue et la divise pour l'exercer et la conserver.
Votre conquête, c'est la liberté de la presse, cette sanction permanente et
toute-puissante de l'opinion publique... La presse est libre ! il suffit, le
genre humain est sauvé ! Il n'y aura plus de despote ! Prenez garde qu'en
donnant une autorité sans limite à une seule assemblée, le peuple et le roi
ne tombent bientôt sous une même tyrannie. Ne craignez pas tant les ministres
; le génie despotique de Richelieu lui-même eût pâli devant une presse libre
et devant une Assemblée comme celle-ci ! » Il
conclut, après ces axiomes appuyés d'exemples historiques, en demandant par
le roi la sanction absolue des décrets. LXIX. Maury,
bien qu'il parût flotter encore à cette époque entre le parti réformateur et
le parti du passé, et que son hommage à la liberté de la presse fùt dans sa
bouche une convenance (lu lettré plus qu'une concession sincère du prêtre,
fut accueilli avec faveur par les royalistes dénués d'organe aussi consommé
(huis la parole. Ces acclamations le rangèrent pour toujours dans le parti de
l'aristocratie et de l'Église. Il avait trop (le philosophie dans les idées
et trop de perspicacité dans l'esprit pour douter du triomphe de la
Révolution ; mais il avait en même temps trop d'habileté dans l'ambition pour
ne pas comprendre opte trois institutions aussi antiques, aussi invétérées et
aussi riches que la royauté, l'aristocratie et l'Église auraient des retours
inattendus dans cette baigne lutte qu'ils allaient soutenir contre le siècle
; que leurs défenseurs au jour de leurs revers deviendraient leurs favoris au
jour de leur restauration, et qu'il restait. toujours à ces grandes causes,
même vaincues, assez de richesse pour récompenser, et assez de gloire pour
illustrer leurs orateurs. Dès ce
jour, il marqua dans sa pensée sa place sur la brèche du trône. Nous l'y
verrons bientôt grandir. LXX. L'abbé
Sieyès, qui voulait reconquérir une faveur publique à moitié perdue par sa
défense de la Mme ecclésiastique, soutint les doctrines républicaines dans un
discours aride et froid qui portait tout entier sur un sophisme. Il prétendit
que, dans une monarchie constitutionnelle, le roi n'était qu'un citoyen, et
qu'à la lettre on ne pouvait lui conférer aucun droit supérieur à celui de
tout autre citoyen de l'empire. L'emportement contre la royauté était si
vertigineux en ce moment, que ce sophisme rendit à l'abbé Sieyès la renommée
de profondeur et de logique sur laquelle se fondait son prestige. II ne se
rencontra personne pour lui répondre que le roi d'une nation
constitutionnelle était au moins un premier magistrat investi, à ce titre, de
prérogatives nécessaires à sa magistrature, et faisant de lui, non un citoyen
isolé, mais le grand citoyen collectif de la république, de la constitution
ou de la monarchie, L'élève
de Maury, le jeune comte d'Entraigues, d'un talent oratoire qui rappelait son
maître et son modèle, s'était signalé jusqu'à ce jour par des brochures
révolutionnaires qui dépassaient en audace de principes les pamphlets de
Sieyès et les harangues de Mirabeau. Mais à peine entré dans l'Assemblée à la
faveur de ces opinions véhémentes, il se retourna contre lui-même avec une
impudeur de défection qui laissa flotter le soupçon de ses collègues sur lui
entre la versatilité d'idées et la corruptibilité d’opinions. Neveu de M. de
Saint-Priest, ministre de l'intérieur, ambitieux d'importance, avide de
for-lune, on peut croire que les séductions de la cour avaient amorti son
opposition à la royauté. IL parla avec talent pour le veto absolu. Son
éloquence, qui promettait un rival à Maury, à Cazalès, à Mirabeau, s'évanouit
bientôt avec son caractère. Il abandonna l'Assemblée et la France, comme
Mounier et Lally-Tollendal, aux premières proscriptions qui menacèrent la tête
des députés royalistes. IL alla servir les cours étrangères de ses écrits et
de ses missions largement salariées par les ennemis de la Révolution :
météore de talent disparu dans les ténèbres de l'intrigue LXXI. Mirabeau
fut vaincu par les républicains et par Necker réunis, dans cette première
controverse sur les fondements de la constitution. L'Assemblée décréta, le 8
septembre, la permanence du pouvoir législatif ; elle décréta, le 10, que le
pouvoir législatif ne serait composé que d'une seule chambre ; elle statua,
le 11, que la sanction des lois n'appartiendrait pas au roi, mais qu'il
aurait seulement la faculté d'en suspendre la promulgation. Parmi les
orateurs notable qui n'étaient prononcés pour le veto suspensif, on
comptait Péthion, Treilhard, Beaumetz, Barnave, les Lameth, Castellane, Rabaud
Saint-Étienne, Dupont (de Nemours), Clermont-Tonnerre, Thouret, Montmorency, Malouet,
Desmeuniers, Sillery. Sieyès,
le prince de Salm, et quelques républicains obscurs et presque inaperçus
encore, votèrent pour la suppression absolue de toute sanction royale. Le duc
de Liancourt, Mounier, Vivien, de Sem, Custine, Maury, votèrent pour le veto
royal absolu. La
majorité constitutionnelle, qui cherchait sincèrement la pondération des
pouvoirs entre la royauté et la nation, crut l'avoir trouvée dans la
combinaison du veto suspensif. Elle se révéla immense dans ce vote.
Necker triompha d'avoir amorti en apparence, per cette abdication de la
prérogative indispensable au roi, la lutte des deux principes, Mais, dans
cette occasion comme dans toutes, la victoire du ministre fut la défaite du
roi. LXXII. Paris
ne se contenta pis de ce subterfuge, qui sauvait une humiliation à la cour.
Le Palais-Royal, les districts, les clubs, les journaux, les pamphlets, la commune,
la place publique, n'eurent qu'un cri pour flétrir la mollesse ou pour accuser
la corruption (le l'Assemblée. Les députés modérés furent désignés au
poignard, et Versailles tout entier menacé d'une soudaine invasion de Paris. L'Assemblée,
tremblant de ne pouvoir satisfaire les opinions insatiables et les pénuries
du trésor publie, força M. Necker (l'interrompre de nouveau le travail de la
constitution pour ces mesures urgentes de finances qui sont en même temps les
seules ressources et l'aggravation des temps orageux. La faim n'attend pas ;
il fallait nourrir le peuple par d'immenses sacrifices pour
l'approvisionnement de Paris, on lui livrer la société in dévorer. Des
principes ne pallient pas des misères. Necker se consumait à construire des
plans généraux de finance dans les décrets dont les troubles du lendemain
renversaient les combinaisons. Il expiait cruellement ses présomptions par le
sentiment de son impuissance. On lui commandait les miracles qu'il avait
promis, et il n'avait plus même le choix des expédients. Le gouvernement
flottait lu la merci de la tribune, de la presse et, des séditions. LXXIII. Necker
avait espéré trouver une ressource de cent millions en faisant réintégrer au
trésor public, comme revenu national, les cent, millions de la dîme
ecclésiastique sacrifiée généreusement dans la nuit du 4 août. C'est dans
cette espérance qu'il avait conseillé au roi une réponse de congratulation,
mais ambiguë et dilatoire, à la députation de l'Assemblée nationale qui était
venue apporter ces dons populaires à son acceptation. Mais cette réponse
n'avait satisfait ni l'Assemblée ni le peuple. On était impatient d'entrer en
jouissance des libéralités des deux ordres. On parlait de sommer le roi
d'expliquer ses réserves. L'Assemblée et le peuple ne voulaient ni énigmes ni
lenteur dans l'exécution de ces décrets. Mirabeau,
tombé un instant dans la désaffection de Paris à la suite de son discours sur
la sanction royale, se relevait dans la faveur du Pilais-Royal, en insistant
impérieusement sur l'acceptation claire et franche des décrets d'enthousiasme
du 4 août, qu'il avait blâmés tout bas. Necker sentait que les revenus de la
dime allaient échapper du même coup au clergé et au trésor. Le roi, dans ses
paroles aux députations, avait paru craindre de s'engager sur cet article de
la dîme par un scrupule de conscience qui ne lui permettait pas de livrer des
propriétés inaliénables de l'autel. C'est dans cette angoisse des pensées du
roi, des instances de l'Assemblée, des frénésies de la disette, des
convulsions de Paris et du dénuement du trésor public, que M. Necker résolut
enfin de faire un généreux appel au patriotisme de toutes les classes de la
nation. Un large subside volontaire pouvait seul aider la nation, par la main
même de la nation, à traverser une crise au-delà de laquelle elle apercevait
la constitution, l'ordre et la prospérité publique. Ou ne
peut lamer M. Necker d'avoir osé concevoir une telle pensée, quand il n'y en
avait plus d'antre il concevoir. Ce n'était plus une pensée fiscale, c'était une
pensée patriotique. Le salut de tous n'était plus que dans les mains de tous.
Les révolutions doivent payer à leur prix les rançons des idées qu'elles
conquièrent aux peuples. Vaut-il mieux en justice et en politique faire payer
ces rançons des vaincus par les spoliations de quelques classes sociales, en
allumant ainsi les convoitises d'un côté, les ressentiments de l'antre, que
de les faire payer par le pays tout entier au nom de l'égalité des pertes et de
l'égalité des conquêtes ? C'est ce que M. Necker eut il délibérer, et c'est
ce qu'il résolut, comme le lit plus tard et plus librement la révolution de
lin8, par un sacrifice commun au lieu de l'immolation des riches. LXXIV. M. Necker
se présenta inopinément à l'Assemblée avec un visage chargé de souris et de
résolutions douloureuses. Il chercha la persuasion dans la franchise, et la
force dans le désespoir. Il avoua que l'indigence du trésor public, déserté
par le crédit, qui fuit les troubles, dépassait l'imagination des députés ;
que les impôts, les uns supprimés, les autres provisoires, mais tous dans
l'expectative d'une suppression complète, ne rentraient plus dans les caisses
; que la nuit du 4 août, en dispersant les gages des prêteurs, avait drayé
les emprunts ; que celui de quatre-vingts millions décrété peu de jours avant
n'était pas plus rempli que celui des trente millions ; que le numéraire
était tari, enfoui ou emporté à l'étranger ; que le roi avait envoyé sa propre
argenterie à la Monnaie pour alimenter la circulation des espèces ; que la
dépense de l'année courante et celle de l'année à prévoir constataient un
déficit nouveau de soixante millions ; qu'il fallait ou pourvoir à ces
urgences ou périr, et qu'en conséquence il proposait à l'Assemblée premièrement
un impôt du quart du revenu de chaque Français, et un impôt de trois pour
cent du capital sur la vaisselle, le numéraire et les bijoux. LXXV. L'Assemblée,
consternée de ce tableau, dont les malheurs du temps étaient seuls accusables
et qu'elle ne pouvait rejeter ni mir le roi, ni sur le ministre, ni sur le
peuple, mais sur elle-même, garda un morne silence après le départ de Necker.
Les rares ennemis de la Révolution, qui commençaient 3e
RÉVOLUTION FRANÇAISE. seulement
à se compter dans la salle, ressentirent peut-être cette joie sourde et
maligne qui accepte les calamités publiques connue une vengeance de ses
opinions Vaillellus ; ►nais ils se gardèrent bien de tel cette pie, ils se réunirent sans acception de parti à leurs collègues de toutes les opinions pour
aviser au salut publie. On ne pouvait le trouver que dans la spoliation des
classes élevées, dans la banqueroute aux créanciers de l'Etat ou dans le sacrifice
patriotique provo(plé par le ministre. On
chargea le comité des finances, dont M. de Montesquiou fut nommé l'organe, de
faire un rapport sur la situation des finances si tristeinent exposée par le
ministre. Le comité des finances était trop préparé par ses études de tous
les instants sur les nécessités du trésor pour atténuer la détresse publique
signalée par M. Necker. M. de Montesquiou démontra à l'Assemblée qu'on lui
avait plutôt amoindri qu'exagéré le désastre, et que la totalité des besoins
non couverts pour deux années s'élevait à près de cinq cents millions. Il
conjurait en conséquence l'Assemblée de délibérer à l'instant sur le plan du
ministre. LXXVI. « Délibérer ? »
s'écrie Mirabeau, inspiré à la fois par le sentiment d'urgence patriotique
qui commandait de sauver l'Etat et par la joie moins généreuse de saisir en
flagrant délit l'insuffisance du ministre en lui laissant la responsabilité
d'un avenir douteux, « délibérer ? C'est impossible, quand on est forcé de
prendre d'urgence la plus importante et la plus inopinée des résolutions !
J'ose croire, » ajouta-t-il avec l'accent d'une ironie mal contenue sous la
déclaration d'estime, « j'ose croire que la confiance illimitée que la nation
a accordée au premier ministre des finances vous autorise à lui montrer dans
l'imminence des dangers la même confiance sans hésiter. Votez donc
textuellement ce que le ministre vous demande, et aux yeux de l'Europe et de
la nation, nous serons absous. M. Necker réussira, et nous bénirons ce
succès, que nous aurons d'autant mieux préparé que notre déférence aura été
plus entière et notre confiance plus docile. Que si au contraire le ministre
venait à échouer dans sa combinaison, le vaisseau public éprouverait sans
doute une violente secousse sur l'écueil où son pilote chéri l'aurait laissé
toucher. Mais vous serez là, messieurs, votre crédit serait in tact, la chose
publique resterait tout entière ! » LXXVIL Les
amis de Necker sentirent le piège sous lei expressions outrées du respect et
de l'idolâtrie affectés de Mirabeau. Ils craignirent que l'adoption non
délibérée du plan du ministre à la voix de Mirabeau ne parût à l'opinion
publique un défi plus qu'un hommage à leur patron. Lally-Tollendal insista
pour une délibération réfléchie. Mirabeau remonta à la tribune, et persistant
dans la résolution de confiance et d'enthousiasme qu'il avait proposée, il
résuma, avec une triomphante puissance de raisonnement et de sentiment, les
motifs du vote d'urgence qu'il voulait infliger au plan de M. Necker. Mais
dans cette invocation, moitié perfide, moitié magnanime, au patriotisme et à
l'habileté de l'Assemblée, il mêla si adroitement la tactique de l'adversaire
caché du ministre à l'élan du patriote attendri sur le malheur public, qu'il
devint impossible à ses auditeurs d'échapper ou à sa ruse ou à son émotion,
et que lui-même, exalté par sa propre éloquence, oublia qu'il était ennemi
pour se souvenir seulement qu'il était citoyen. «
Daignez, messieurs, daignez me répondre, » reprit-il en s'adressant au parti
du ministre. « Le premier ministre vous a-t-il offert le tableau le plus
effrayant de notre situation actuelle ? « Ne
vous a-t-il pas dit que tout délai aggraverait le péril ? qu'un jour, une
heure, un moment, pouvait rendre le péril mortel ? « Avons-nous
un plan nous-mêmes à substituer à celui qu'il nous propose ? » On
entendit un député répondre oui ! dans la salle. « Oui ! »
me crie une voix dans l'Assemblée, » reprit l'orateur consommé ; « je conjure
celui qui nous répond oui, de considérer que son plan n'est pas connu, qu'il
faut du temps pour le développer, l'examiner, le démontrer. Et moi aussi je
ne crois pas les moyens de N. Necker les meilleurs possibles ; mais le ciel
me préserve, dans une situation si critique, d'opposer les miens aux siens !
Vainement je les tiendrais pour préférables. On ne rivalise pas en un instant
une popularité prodigieuse conquise par des services éclatants, une longue
expérience, la réputation du premier talent financier connu, et, s'il faut
tout dire, des hasards, une destinée telle, qu'elle n'échut en partage à
aucun mortel. « Il
faut donc en revenir au plan de M. Necker. Oh ! si des déclarations moins
solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre
horreur pour l’infâme mot de banqueroute, j'oserais scruter les motifs
secrets et peut-être, hélas ! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si
imprudemment reculer au moment de proclamer l'acte du grand dévouement,
certainement inefficace s'il n'est pas rapide et vraiment abandonné. Je dirai
à ceux qui se familiarisent avec l'idée, par la crainte de l'excès des
sacrifices, par la terreur de l'impôt : Qu'est-ce donc que la banqueroute, si
ce n'est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux
des impôts ?... Mos amis, écoutez un mot, un seul mot. Deux siècles de
déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est prêt à
s'engloutir ; il finit le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la
liste des propriétaires français ; choisissez parmi les plus riches, afin de
sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez, car ne faut-il pas qu'1un petit
nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille
notables possèdent de quoi combler le déficit ; ramenez l'ordre dans vos
finances, la paix et la prospérité dans le royaume ; frappez, immolez sans
pitié ces tristes victimes... Vous reculez d'horreur... Hommes inconséquents
! hommes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous pas qu'en décrétant la
banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans
la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose
inconcevable, gratuitement criminel ; car, enfin, cet horrible sacrifice
ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce (pie vous
n'avez pas payé, (pie vous ne (levez plus rien ? Croyez-vous que les
milliers, que les millions d'hommes qui perdront en un instant, par
l'explosion terrible, ou par les contre-coups, tout ce qui faisait la consolation
de leur pic, et peut-être leur unique moyen de se sustenter, vous laisseront
paisiblement jouir de votre crime ? Contemplateurs stoïques des maux
incalculables que cette catastrophe vomira sur la France ; impassibles
égoïstes, qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère
passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront
plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous
laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'avez voulu diminuer
ni le nombre ni la délicatesse ? Non, vous périrez ; et, dans la
conflagration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de
votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances. « Voilà
où nous marchons. — J'entends parler de patriotisme, d'élans de patriotisme,
d'invocations du patriotisme. Ah ! ne prostituez pas ces mots de patriotisme
et de patrie t Il est donc bien magnanime l'effort de donner une portion de
son revenu pour sauver tout ce que l'on possède ? Eh messieurs, ce n'est là
que de la simple arithmétique ; et celui qui hésitera ne peut désarmer
l'indignation que par le mépris que doit inspirer sa stupidité. Oui, messieurs,
c'est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c'est votre
intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis pas, comme autrefois :
Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour
manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus : Eh ! quels titres avez-vous
à la liberté ? Quels moyens vous resteront si dans votre premier pas, vous
surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus ; si le besoin
de votre concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre
constitution ? —Je vous dis : Vous serez tous entraînés dans la ruine
universelle, et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous
demande, c'est vous-mêmes. « Votez
donc ce subside extraordinaire : puisse-t-il être suffisant ! Votez-le, parce
que si vous avez des doutes sur les moyens (doutes vagues et mal éclaircis),
vous n'en avez pas sur la nécessité et sur notre impuissance à le remplacer,
immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances ne souffrent
aucun retard, et que nous serions coupables de tout délai. 'Gardez-vous de
demander du temps. Le malheur n'en accorde jamais. — Eh ! messieurs, à propos
d'une ridicule émotion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut
jamais d'importance que dans les imaginations faibles ou perverses de
quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés
: Catilina est aux portes de Rome, et l'on délibère ! Et certes, il n'y avait
autour de nous ici ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome... Nais
aujourd'hui, la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de
consumer, dans vos propriétés, votre honneur ! — Et vous délibérez ! » LXXVIII. Quand
le don de penser, de sentir, de peindre, et de faire passer par tous les sens
dans rime d'un peuple assemblé les idées, les sentiments, les frissons dont
on est soi-même saisi, existe à un tel degré dans l'éloquence, l'éloquence
n'est plus un art, c'est un phénomène dont l'histoire doit consigner
l'explosion dans ses annales, comme elle consigne l'éruption d'un volcan. Il
y a des discours qui font date dans un temps, autant et plus que des
batailles, et qui portent aux siècles à venir, avec le nom d'un orateur, non
pas seulement la gloire d'une armée ou d'un peuple, mais la gloire de
l'espèce humaine. Ce discours sur la banqueroute, et deux ou trois autres
discours de Mirabeau à l'Assemblée constituante, ont ce caractère
d'inspiration, de perfection, de force et de beauté, qui en font des
monuments de la nature plus que des monuments d'art ou de politique. Ils
n'agrandissent pas seulement la nation, l'orateur et l'homme, ils
agrandissent l'humanité tout entière. On s'étonne, on se félicite et on se
glorifie d'être du même sang, de la même chair et du même esprit que ces
créatures qui produisent de loin en loin de tels éblouissements de génie, et
on grave un signe de plus sur des facultés de l'homme, pour attester aux
liges futurs jusqu'à quel degré de sublimité la parole humaine a pu s'élever
dans un tel pays et à un tel jour. Si le crime et la vertu font partie de
l'histoire, le génie aussi est historique, et l’admiration élève à la vertu. LXXIX. Mirabeau,
dans cette explosion, moitié inspirée, moitié préméditée, d'éloquence,
s'était montré à la fois homme de passion, homme d'État et homme de génie.
Haine, calcul, enthousiasme, tout y était. Comme homme de passion, il
écrasait, sous la seule vengeance digne du génie, la vengeance d'un grand
service rendu à son inégal adversaire, M. Necker. Comme homme d'État, il
s'attachait l'innombrable classe des créanciers de l'État, tremblants de voir
leurs capitaux, leurs rentes, leurs pensions, leurs indemnités engloutis avec
leur existence et celle (le leurs familles dans le gouffre entrouvert d'une
banqueroute. C'était un puissant et solide élément de popularité honnête que
Mirabeau rangeait d'un mot derrière lui, une armée de clients qu'il
s'assurait pour l'avenir. Comme homme de talent, il prenait enfin, avec un
éclat qui foudroyait la médiocrité et renie, le seul rang digne de lui dans
le congrès de la France, le premier. De ce jour, en effet, son talent fut si
prestigieux et si avéré qu'il couvrit même les faiblesses et les fautes de sa
vie passée, et qu'il n'eut plus pour dénigreurs que des jaloux. On pardonna
tout à l'homme qui s'excusait par tant de gloire. LXXX. Les propositions de M. Necker furent votées d'entraînement. Le ministre vint remercier l'Assemblée du dernier vote de confiance qu'il devait à un ennemi longtemps dédaigné. Pour donner l'exemple des sacrifices patriotiques dont cette séance et ce discours avaient semé l'émulation et la généreuse fièvre dans toutes les classes du pays, M. Necker s'imposa lui-même à cent mille francs. Cet exemple, imité par les membres riches et populaires de l'Assemblée, se propageant de proche en proche, du riche au pauvre, par une rivalité de patriotisme, couvrit un moment la France des libéralités des citoyens déposées à l'envi sur l'autel de la patrie. On porta en masse l'argenterie et les bijoux à la Monnaie pour raviver la circulation du numéraire. Cet impôt du quart du revenu et cette monétisation des métaux précieux préservèrent M. Necker des extrémités auxquelles il avait touché et retardèrent la catastrophe des finances. |