HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

I.

Pendant cette longue insurrection de deux jours et de deux nuits dans la capitale, le roi, les ministres, l'Assemblée nationale, séparés de Paris par les troupes et par les barrières fermées, ne recevaient que vaguement et indirectement, par quelques émissaires épouvantés, le contre-coup des événements de la ville ; les nouvelles, contredites un moment après par des nouvelles contraires, répandaient tour à tour la joie ou la terreur dans l'Assemblée ou dans le palais. La cour et les députés attendaient également leur sort de la bataille que l'armée et le peuple se livraient derrière les collines de Saint-Cloud et de Meudon, autour de Paris et dans ses murs. On croyait entendre, à chaque murmure de l'atmosphère, le pas des troupes, le roulement du tambour, le bruit des décharges et les grandes clameurs qui s'élèvent après chaque salve d'une capitale combattant en désespérée pour sa vie. Nul n'osait croire que les ministres et les généraux d'une armée. de cinquante mille hommes choisie parmi les corps étrangers les plus dévoués à la cour, commandée par l'élite de la noblesse française, munie d'une formidable artillerie, éclairée par une nombreuse cavalerie, appuyée sur des positions solides et sur des arsenaux qui, connue les Invalides et la Bastille, donnaient (les centres inexpugnables à ses mouvements, dirigée enfin par un homme de guerre, le maréchal de Broglie, qui perdait à la fois sa renommée et la monarchie dans la défaite d'une telle armée, assisterait immobile à l'insurrection d'une multitude sans chefs et sans armes, et s'évanouirait comme une vaine menace devant la terreur qui sortait de Paris.

 

II.

Tant d'audace dans -le peuple, tant d'imprévoyance dans les ministres, tant, d'impéritie dans les généraux, tant de timidité dans les lieutenants, n'entraient ni dans les conjectures du bon sens, ni dans les espérances de l'Assemblée, ni dans les craintes de la cour. On s'étonnait seulement (le la lenteur et de l'obscurité des événements, on s'attendait à chaque instant à entendre éclater le cri de victoire et à voir des députations de Paris vaincu entrer dans l'avenue de Versailles pour apporter au roi les clefs de sa Capitale humiliée et asservie.

Les députés, consternés, s'abordaient avec tristesse et s'entretenaient à voix bosse, dans les rue et dans la salle presque déserte, du prochain dénouement des états généraux. On savait que trois régiments allemands, Royal-Allemand, Royal-Étranger et un régiment de hussards, étaient consignés autour du château pour venir, au premier signal, cerner les salles, décimer les députés désignés à l'animadversion de la cour, emprisonner les uns, exiler les autres, et fermer, pour un siècle peut-être, la porte des assemblées nationales. Les gardes du corps, couchés dans leur quartier auprès de leurs chevaux sellés, n'attendaient que les ordres de leurs capitaines pour accompagner la cour à cette demi-séance où le roi devait faire accepte d'autorité, et saris délibération, ses déclarations réformatrices, mais absolues, du 23 juin.

 

III.

Telles étaient les rumeurs publique dans la résidence royale, les plans de la cour et les terreurs de l'Assemblée, quand un député du parti populaire, le vicomte de Noailles, accourant de Paris par des chemins détournés, entre à sept heures du star dans la salle où ses collègue épars s'épuisaient en vaines conjectures, et raconte le triomphe de la capitale sans combat, la retraite des troupes, l'invasion impunie des Invalides, la distribution des armes et des munitions au peuple, le siège et la conquête de la Bastille, les têtes du gouverneur, de ses officiers, de Flesselles abattues et promenées sur la pointe des piques à l'hôtel de ville et au Palais-Royal, enfin l'organisation spontanée des districts et la concentration de tous les pouvoirs dictatoriaux entre les mains d'un comité permanent, arme et bras d'un gouvernement d'état de siège.

 

IV.

A ces récits où la joie du triomphe de l'opinion sur la cour se mêle dans l'âme des députés à l'horreur des premiers assassinats qui assombrissent la victoire du peuple, l'Assemblée, émue et consternée, affecte plus de tristesse encore qu'elle n'en éprouve. On délibère d'urgence et d'un consentement unanime qu'on enverra une députation au roi pour lui peindre l'état de sa capitale et pour implorer de lui, avec la toute - puissante autorité de la catastrophe, les mesures de paix propres à arrêter le feu et à étancher le sang de la nation. On adjoint le vicomte de Noailles, porteur de ces sinistres nouvelles, à la députation, afin que son témoignage corrobore au besoin les instances de la députation.

Le roi, ses frères, ses ministres, à peine informés des événements par les dépêches des généraux et par leurs affidés, intéressés à pallier les périls, étaient en ce moment réuni ; en conseil secret et permanent chez la reine. Ils se flattaient encore des effets d'un blocus resserré par les troupes du maréchal de Broglie autour de Paris ; ils croyaient que la capitale, punie déjà de son insurrection irréfléchie par les crimes dont ces deux jours l'avaient épouvantée, se replierait avec terreur sur elle-même, et qu'en ajoutant à cette terreur de l'anarchie les alarmes sur ses subsistances, on la ramènerait promptement à l'obéissance et au repentir. Il en coûtait trop aux conseillers de la cour d'avouer le néant de leur jactance, l'impuissance de leur coup de force, et de désespérer sitôt de leur succès. Ils encouragent le roi à fermer l'oreille aux représentations d'une assemblée trop intéressée à la révolte pour la haïr, à parler à la députation en père affligé, mais en roi impassible, et à ajourner toutes les mesures de pacification qu'on implorait de lui, jusqu'au moment où la capitale, cernée à distance par son armée, viendrait implorer elle-même son salut dans la dictature royale.

 

V.

C'est donc dans cet esprit de vertige et d'obstination, soufflé dans son âme par ses conseillers intimes, que le roi reçut la députation de l’Assemblée. Son visage était triste, mais son regard ferme. Son accent ne tremblait pas. « Je me suis sans cesse occupé, messieurs », répondit-il au président, qui lui avait se apporté en termes émus, mais brefs, les doléances de l'Assemblée ; « je me suis sans cesse occupé de toutes les mesures propres à rétablir la tranquillité dans Paris. J'anis, en conséquence, donné ordre au prévôt des marchands et aux officiers municipaux de se rendre ici, pour concerter avec eux les dispositions nécessaires. Instruit, depuis, de la formation d’une garde bourgeoise, j'ai donné des ordres à des officiers généraux de se mettre à la tête de cette garde, afin :de l'aider de leur expérience et de seconder le zèle des bons citoyens. J'ai également ordonné que les troupes qui sont au champ de Mars s’écartent de Paris. Les inquiétudes que vous me témoignez sur les désordres de cette ville doivent être dans tous les cœurs et affectent vivement le mien. »

Le roi, dont l'attitude semblait indiquer la volonté d'éluder un plus long entretien avec les députés, les congédie sur ces paroles. L’Assemblée, en les écoutant, prévoit de nouveaux désastres et garde un silence consterné.

 

VI.

À peine la députation de l'Assemblée avait-elle repris ses sièges dans l'enceinte. Qu’une députation de l'hôtel de ville, composée de M. Ganilh, avocat au parlement, de Rancal des Issarts, notaire à Paris, membre de ce comité, et de plusieurs électeurs  membres des districts, se présente aux portes de Versailles et demande à conférer, au nom de Paris, non avec les ministres, mais avec l’Assemblée nationale, dont la ville de Paris semblait ainsi reconnaître exclusivement l’autorité. Ces députés admis racontent les mêmes événements dont le vicomte de Noailles vient d'informer ses collègues. Ils supplient l'Assemblée nationale de sauver la nation de l'horreur de .la guerre civile.

M. de Lafayette, vice-président, répond, en l’absence du président, à la députation. « L'Assemblée nationale, » leur dit-il, pénétrée des malheurs publics, n'a cessé de s'occuper, jour et nuit, du moyen de les prévenir ou de les arrêter. Dans ce moment même, son président, à la tête d'une députation nombreuse, est chez le roi, et lui porte de notre part les instances les plus vives pour l'éloignement des troupes. Je vous invite, messieurs, à rester parmi nous, pour être témoins du rapport qui va nous être fart. »

L'Assemblée, dans ces paroles de son président, approuvées par l'unanimité de ses membres, se rangeait du premier mot dans la cause du peuple, en indiquant son vœu pour le renvoi immédiat des troupes. Les députés' prennent fait et cause contre les ministres pour Paris.

Une seconde députation plus nombreuse sortit à l'instant de la salle, pour aller redoubler auprès du roi des instances motivées sur le récit des délégués de l'hôtel de ville. Le roi reçut cette députation avec des signes visibles d'impatience. IL promena longtemps ses regards sur les membres qui la composaient ; il parut attacher plus attentivement ses yeux sur le visage de Mirabeau, dont l'audace éloquente avait provoqué l'éloignement des troupes. Mirabeau, encore indécis entre la cour et le peuple, remarqua cette attention du roi et contint sa physionomie dans l'expression d'une respectueuse douleur. « Vous déchirez de plus en plus mon cœur, » répondit le roi, « par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il ne m'est pas possible de croire que les ordres que j'ai donnés aux troupes en soient la cause. Je n'ai rien à changer à la réponse que je vous ai déjà faite. »

 

VII.

L'Assemblée se découragea à ces immuables paroles du roi. Les scènes de Paris, encore aggravées par l'exagération et par la terreur des témoins qui se succédaient dans la salle, firent proposer par quelques membres d'envoyer une troisième députation vers le roi. « Non, non ! » dit M. de Clermont-Tonnerre, qui partageait alors l'insurrection morale de ses collègues monarchiques contre la cour, « n'avilissons pas nos instances en les multipliant coup sur coup ; laissons aux conseillers funestes des princes la nuit pour conseil. Il est bon que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent l'expérience »

 

VIII.

La nuit tomba sur ces angoisses de l'Assemblée et sur ces illusions du roi. Il s'endormit plein de confiance encore dans l'énergie de ses conseillers, dans l'habileté de ses généraux, dans la prompte soumission de sa capitale.

Mais la nuit, en effet, en apportant plus de détails sur les événements de Paris .et plus de terreur dans l'âme du comte d'Artois et de ses conseillers, avait porté conseil à son cœur. Il se sentait vaincu et tremblait à l'image de cette nation armée, de ces têtes coupées, promenant dans les rues de la capitale l'exemple des vengeances et des forfaits populaires. Désarmé par l'inaction des troupes et par la faiblesse des généraux sur lesquels il avait compté, il fut, comme il l'avait été déjà dans toutes les circonstances, le premier à demander au roi le désaveu sans retour et sans dignité des mesures qu'il avait conseillées et imposées lui-même. Une circonstance et un mot ouvrirent la voie au désaveu de cette politique. Le duc de Liancourt, courtisan patriote fidèle, ou plutôt ami de l'homme autant que serviteur du roi dans Louis XVI, accourut de Paris pendant cette nuit pour apporter la vérité à son maître. Il réveilla le prince et lui fit un tableau émouvant et tragique de la situation de Paris et du soulèvement unanime de la nation contre la cour. — « Mais c'est donc une révolte ? » s'écria le roi étonné. — « Non, prince, » répliqua le sincère courtisan, « c'est une révolution »

 

IX.

Le roi, enfin éclairé par la gravité des choses, fit appeler le comte d'Artois et le comte de Provence, ses frères, pour apprendre de la bouche du duo de Liancourt les scènes qu'on lui avait dérobées jusque-là. Le duo conjura les princes de l'aider à convaincre le roi de la nécessité d'une transaction prompte et large avec l'esprit public s'il ne voulait pas attirer sur son trône, sur la reine, sur ses enfants et sur eux-mêmes les périls qui venaient d'éclater dans Paris sur les têtes de ses serviteurs. « Les listes de proscription sont dressées et affichées depuis ce matin sur le mur du s Palais-Royal, » ajouta le duc de Liancourt en parlant au comte d'Artois. « Les noms de tous les conseillers impopulaires de la reine et du roi y sont inscrits avec une connaissance des opinions et un instinct de haine qui attestent des instigateurs invisibles. J'y ai lu votre nom le premier, monseigneur, » ajouta le duc au comte d'Artois.

Le prince n'hésita plus à se sacrifier à la nécessité et à la sûreté du roi et de sa famille. Il prit à l'instant la résolution de fuir une cour que sa présence dénoncerait à la défiance publique, de s'exiler d'une patrie où sa tête même ne serait pas en sûreté à l'ombre du trône, et d'aller chercher à l'étranger des vengeurs à la monarchie.

Il alla chez, la reine gémir de la ruine de leurs plans communs, sur les excès de la multitude, sur la mollesse des généraux, sur l'infidélité des soldats, et concerter avec petit nombre de favoris et de confidents de cette princesse une fuite indispensable au salut de tous. La duchesse de Polignac, sa belle-sœur la comtesse Diane de Polignac, le duc de Polignac, son mari, et la duchesse de Guiche, fille de la duchesse de Polignac, sa décidèrent à l'exil.

 

X.

L'abbé de Bahvière, familier de cette cour intime, le ministre promoteur et victime de cette contre-révolution, avertit le prince de Condé et le duc de Bourbon, son fils, princes des camps, irréconciliables avec les idées nouvelles. Le duc d'Enghien, leur fils et petit-fils, encore enfant, déjà soldat, que son courage digne de sa race réservait de loin pour l'assassinat ; le prince de Condé enfin, longtemps hostile à la cour par adulation au parlement, maintenant hostile au peuple par terreur des plébéiens affranchis, disparurent dès l'aurore des appartements du roi, se dérobèrent dans l'intérieur du palais pour préparer leur départ, et abandonnant le roi à son malheureux sort, attendirent dans les adieux et dans les larmes les ténèbres de la nuit pour échapper à la honte de la défaite et aux périls de leur impopularité.

 

XI.

Le roi, sans conseil et presque sans famille, résigné déjà par la reine aux dernières concessions avec autant de prostration qu'il avait été provoqué aux mesures de force, ne songea plus qu'à se réconcilier avec l'Assemblée et avec son peuple par le rappel du ministre congédié si irrévocablement trois jours auparavant. Le duc (le Liancourt servit d'intermédiaire entre son maitre et quelques députés modérés du parti de M. Necker dans l'Assemblée, pour préparer les voies à une réconciliation prompte au prix d'une soumission absolue du roi à l'opinion triomphante. Le négociateur fit prier Bailly, le premier président de l'Assemblée nationale, de lui rédiger secrètement un projet de discours royal qui concilierait autant que possible la dignité du monarque vaincu avec les exigences du peuple vainqueur. On répandit dès le matin dans Versailles, pour calmer la fermentation de la ville, le bruit d'une prochaine visite du roi à l'Assemblée, pour sceller avec elle, dans un embrassement patriotique, la conquête de la veille et la pacification de la capitale.

 

XII.

IL était temps. L'Assemblée et la foule accourue de Versailles et de Paris aux portes de la salle ignoraient encore la résignation tardive du roi, le départ de la famille Polignac, la retraite du comte d'Artois et des princes, l'éloignement des ministres, les impressions de la nuit sur l'esprit du roi. L'insurrection de Paris trouvait son écho dans les délibérations de l'Assemblée, prête à passer de la spéculation à la menace. Déjà M. de Sillery, un des députés de la noblesse, vendu de cœur au duc d'Orléans, présentait un projet d'adresse, vivement applaudi, où le respect apparent pour le roi recouvrait mal les injonctions impérieuses et les allusions poignantes à la perfidie de ses conseillers intimes et de sa famille. Une troisième députation était chargée à l'unanimité par l'Assemblée de modifier dans quelques termes cette insolente adresse et d'aller la porter au château. Mirabeau, que son discours sur l'éloignement des troupes avait fait adjoindre au comité de rédaction, voulait donner un accent plus direct et une signification plus tragique à cet acte de l'Assemblée. « Ajoutez, » s'écriait-il, « qu'Henri IV, lorsqu'il assiégeait Paris, faisait passera facilement des blés dans sa capitale, et qu'aujourd'hui, en temps de paix, on veut réduire Paris par la famine, au nom de Louis XVI. » Puis, s'adressant à la députation tout entière, prête à sortir de la salle, et faisant une allusion transparente à une visite que la reine et le comte d'Artois avaient faite la veille aux hussards de l'armée campée dans l'orangerie du château, pour exalter leur fidélité douteuse,

« Dites au roi, » s'écria-t-il avec le geste d'un tribun qui montre du doigt au peuple la place où il faut frapper, « dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis put reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs exhortations, et leurs caresses, et leurs présents ; dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs vœux brûlants invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale ; dites-lui que dans son palais même les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fin l'avant-scène de la Saint-Barthélemy ; dites-lui que ce Henri dont la France bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté qu'il assiégeait en personne, et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé. »

Ces paroles, préméditées pendant la nuit, et qui n'étaient qu'une variante terrible du discours sur l'éloignement des troupes, trouvèrent plus convenablement leur place dans cette allocution fougueuse à une Assemblée qui allait menacer un vaincu après la défaite. Elle faisait éclater le soupçon national sur la téta de cette reine et de ce prince qui n'étaient encore nommés qu'à voix basse dans les murmures de la sédition. Elle portait au &mir et à la renommée de l'épouse du roi une atteinte par où son sang devait un jour couler. L'Assemblée, frémissante, allait peut-être voter cette allusion tribunitienne à la foi domestique et à la perfidie de la reine et de sa cour, quand le duc de Liancourt interrompit la rédaction et suspendit toute manifestation de colère en entrant dans la salle et en annonçant la prochaine présence du roi.

 

XIII.

Le roi, sans appareil, sans gardes, suivi seulement de ses deux frères, comme pour attester par leur présence que ses deux frères et lui ne formaient plus qu'un cœur et une pensée, entre dans la salle, saisie du plus religieux silence, et d'une voix raffermie par les applaudissements qu'il avait entendus sur la route,

« Messieurs, » dit-il avec l'accent d'une irrévocable quoique pénible résolution, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires les plus importantes de l'État. Il n'en est pas de plus instante et qui affecte plus sensiblement mon cœur, que les désordres affreux qui règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec confiance au milieu de ses représentants leur témoigner sa peine et les inviter à trouver les moyens de ramener l'ordre et le calme. Je sais qu'on a donné d'injustes préventions ; je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté. Serait-il donc nécessaire de rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère connu ? Eh bien ! c'est moi, qui ne suis qu'un avec ma nation, c'est moi qui me fie à vous. Aidez-moi, dans cette circonstance, à assurer le salut de l'État : je l'attends de l'Assemblée nationale. Le zèle des représentants de mon peuple, réunis pour le salut commun, m'en est un sûr garant, et j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous autorise et je vous invite même à faire connaître ma résolution à la capitale. »

 

XIV.

Ce discours enleva tous les cœurs d'une assemblée où l'esprit de faction n'avait pas encore endurci la sensibilité publique. Les députés, émus, oublièrent les griefs des jours précédents, l'orgueil de la victoire, l'humiliation de leurs ennemis, pour ne voir que le salut public assuré désormais par 'cette union de volonté entre le monarque et la nation, et pour dérober, à force d'émotion, de respect et de tendresse, au roi, ce qu'il pouvait y avoir d'amer dans la défaite et de pénible dans la résignation. Ils attribuèrent à un élan de son cœur attendri tout ce que, dans un autre temps, ils auraient imputé à la contrainte ; la bonté du prince leur fit illusion à eux-mêmes sur les motifs de son retour à eux, ils crurent voir en lui un prisonnier de sa propre cour échappé avec bonheur aux intrigues dont sa famille et ses ministres l'avaient enlacé, et confondant enfin avec les représentants de son peuple une âme aussi populaire que celle de la nation.

 

XV.

Un dialogue presque familier s'établit alors, au milieu de la salle, entre le président de l'Assemblée et le roi. L'Assemblée témoigne, avec mesure et confiance, le désir qu'elle exprimait tout à l'heure avec exigence et menace. Tout est accordé d'avance dans le cœur et dans les ordres du roi. L'Assemblée le conjure d'autoriser entre elle et lui un libre et continuel échange de pensées, par un accès de toute heure auprès de sa personne. Le roi convie l'Assemblée à l'approcher en tout temps et à lire de plus près dans ses intentions comme dans son cœur. Il s'arrache avec peine à l'Assemblée, descendue tout entière de ses bancs pour le presser de son unanime enthousiasme. Il reprend à pied la route de son palais ; les députés se pressent sur ses pas, lui ouvrent la foule secourue au bruit de cette réconciliation du père du peuple avec ses enfants ; ils lui forment une double haie contre les débordements des spectateurs qui l'étouffent sous leurs empressements et sous leurs acclamations. Il n'y a plus, dans cette Assemblée et dans ce cortége, ni rangs, ni âges, ni préséances, ni opinions, ni factions. Mirabeau et le duc d'Orléans lui-même marchent confondus avec les frères et les courtisans du roi, qu'ils dénonçaient tout h l'heure à la vindicte de la révolution menacée. Le courant d'un sentiment commun emporte tout. Une seule joie, une seule âme, un seul cri, montent jusqu'au château et se répandent de groupe en groupe jusqu'aux barrières de Paris, pour attester à la cour qu'elle n'a plus d'ennemis et à la France qu'elle n'a plus qu'un père.

La reine, debout sur un balcon du palais, assiste du regard à ce triomphe du roi ; elle oublie, avec la promptitude d'une émotion de femme, les pensées qu'elle roulait la veille contre les factieux de la liberté, qui ne lui montrent plus que la faction de l'amour pour leur roi. Elle verse des larmes sur ce retour de la faveur populaire, sans penser aux larmes qu'elle versait le matin sur la victoire de ce peuple et sur le départ de la duchesse de Polignac. La multitude, ivre de la conquête de son roi, fend de temps en temps la haie des députés pour contempler et pour acclamer de plus prés son idole. Elle ne peut croire à son bonheur ; elle veut s'en assurer par des paroles du roi lui-même. Une femme du peuple se jette à ses genoux et les enlace dans ses bras.

« Est-ce bien vrai ? » dit-elle avec une naïve incrédulité au roi. « Ne vous fera-t-on pas changer encore comme on vous a fait changer il y a quinze jours ? —Non, jamais ! » lui répond le roi : « ma résolution est irrévocable ; rien ne me séparera de mon peuple ; il est trop doux d'être avec lui ! »

La musique des régiments, spontanément rassemblée dans la cour du château, mêle le bruit de ses fanfares aux cria de Vive le roi ! qui redoublent à l'approche du prince. Les grilles s'ouvrent pour laisser le flot populaire s'étendre librement dans les vastes cours et prolonger ses acclamations jusque sous les fenêtres de la reine. Les députés s'arrêtent par respect Ini seuil de l'escalier de marbre. Le roi, couvert de la sueur et de la poussière de la route, essuie son front et ses larmes de reconnaissance en congédiant son cortège.

Le peuple veut le suivre jusque dans ses appartements. Les gardes ferment les portes pour soustraire le roi à la foule qui l'étouffe encore. Il ordonne de rouvrir toutes les issues à l'amour des enfants qui le pressent. Il tombe dans les bras de la reine et de sa sœur. Marie-Antoinette, conduite par lui sur le balcon avec le Dauphin et sa fille, témoigne par ses gestes et ses pleurs sa sensibilité à l'enthousiasme de l'Assemblée et du peuple. Le jour de sa défaite devient, pour une heure, le plus beau jour de son règne. Le peuple alors n'était point pervers, il n'était que passionné. Le jour suffit à peine à disperser cette multitude de toute condition qui inondait les cours et les jardins du château.

 

XVI.

Pendant ce délire du peuple à Versailles, l'Assemblée était restée dans la salle pour accomplir la pacification de la capitale, que le roi sans ministres venait de recommander à son patriotisme. Au moment où le duc d'Orléans rentrait dans l'enceinte, ses collègues le couvrirent d'applaudissements pour récompenser ce prince de la déférence qu'il venait de montrer au roi en formant la haie autour de lui avec les députés ses collègues. L'intention visible de ces applaudissements était de décourager le prince des conseils factieux dont on le savait obsédé, et de lui montrer la vraie popularité dans son double devoir de député loyal et de prince du sang respectueux. Le duc d'Orléans, plus sensible alors à l'approbation publique qu'à l'ambition de règne qu'on cherchait à allumer en lui, parut comprendre ces applaudissements significatifs et les accepter comme un engagement de les mériter par sa conduite ; mais dans l'âme inconstante de ce prince il n'y avait pas assez de fonds pour nourrir longtemps une même pensée : on ne pouvait pas plus compter avec lui sur la solidité d'un vice que sur la constance d'une vertu.

 

XVII.

Le premier soin de l'Assemblée fut de saisir l'ascendant souverain que la circonstance nécessitait, que l'hôtel de ville lui offrait et que le roi venait de lui céder sans réserve. Elle envoya une députation choisie parmi ses membres les plus acceptables au peuple de Paris, pour porter à la capitale les félicitations de sa victoire et la régularisation de ses mouvements. Elle tremblait, avec raison, que le pouvoir, en tombant des mains du roi, ne s'arrêtât pas dans les siennes, mais ne descendit sans transition du trône absolu dans la commune de Paris. Mais les districts, vainqueurs et étonnés de leur victoire, n'avaient pas encore des pensées si ambitieuses. Effrayés eux-mêmes des excès populaires dont les égorgements de de Launay, de de Losmes, de Flesselles et de l'état-major de la Bastille les avaient rendus les témoins impuissants, ils aspiraient autant à remettre la capitale à l'Assemblée que l'Assemblée à la reconquérir. La marche de cette députation vers Paris ne fut qu'un long et facile triomphe ; tout pliait sur le passage de ces députés auxquels le comité permanent, la garde civique et le peuple étaient fiers de rouvrir la capitale libre. Les salves du canon des fêtes saluèrent leur entrée à l'hôtel de ville ; on les appela les anges de la paix ; les membres du comité permanent les reçurent comme des souverains sur le perron du palais du peuple. Bailly, Lafayette, le duc de Liancourt, Sieyès, l'archevêque de Paris, Lally-Tollendal, tous les hommes déjà chers et sacrés aux yeux de la capitale pour leurs services à la cause nationale, faisaient partie de la députation. Lafayette la présidait comme vice-président de l'Assemblée. Il répondit sur les premières marches de l'hôtel de ville à la harangue des électeurs et aux applaudissements de la foule. « Le roi a été trompé, » dit-il ; « il ne l'est plus. Il connaît nos malheurs, et il les connaît pour empêcher qu'ils renaissent jamais. En venant ici vous porter de sa part des paroles de paix, j'espère, messieurs, lui rapporter aussi de la part de Paris les paroles d'amour dent son cœur a besoin ! »

 

XVIII.

Ces paroles, convenables à la circonstance, se perdirent dans l'unanime murmure de joie qui s'élevait sur les pas des députés. Ils montèrent dans la salle Saint-Jean, auditoire immense propre à ces congrès tumultueux d'opinions. Là, M. de Lally-Tollendal, cœur chaud, orateur des larmes, voit sonore, visage exalté, ami de Necker, aimé de la foule, sympathique au roi, demande le silence au nom de l'Assemblée, et l'obtient sans effort de la faveur publique. « Ce sont vos concitoyens, vos amis, vos frères, vos représentants, qui viennent vous donner la paix. Dans les tirs constances désastreuses qui viennent de s'effacer, nous n'avons pas cessé de partager vos douleurs ; mais nous avons partagé votre ressentiment : il était juste.

« Si quelque chose nous console au milieu de l'affliction publique, c'est l'espérance de vous préserver des malheurs qui vous menaçaient.

» On avait séduit votre bon roi, on avait empois sonné son cœur du venin de la calomnie, on lui avait fait redouter cette nation qu'il a l'honneur et le bonheur de commander. Nous lui avons été dévoiler la vérité : son cœur a gémi. Il est venu se jeter au milieu de nous ; il s'est fié à nous, c'est-à-dire à vous ; il nous a demandé des conseils, c'est-à-dire les vôtres : nous l'avons porté en triomphe, et il le méritait. Il nous a dit que les troupes étrangères allaient se retirer, et nous avons eu le plaisir inexprimable de les voir s'éloigner. Le peuple a fait entendre sa voix pour combler le roi de bénédiction ; toutes les rues retentissaient de cris d’allégresse. Il nous reste une prière à vous adresser. Nous venons vous apporter la paix de la part du roi et de l'Assemblée nationale. Vous êtes généreux, vous êtes Français, vous aimez vos femmes, vos enfants, la patrie. Il n'y a plus de mauvais citoyens parmi vous. Tout est calme, tout est paisible. Nous axons admiré l'ordre de votre police, de vos distributions, le plan de votre défense. Mais, maintenant, la paix doit renaître parmi nous, et je finis en vous adressant, au nom de l'Assemblée nationale, les paroles de confiance que le souverain a déposées dans le sein de l'Assemblée : Je me fie à vous. C'est là notre vœu : il exprime tout ce que nous sentons. »

 

XIX.

L'auditoire ému, dont le cœur volait d'avance après des paroles de paix, ne répondit à cette proclamation pacifique de Lally-Tollendal qu'en couronnant de chêne et de laurier l'Assemblée sur la tête de l'orateur. L'électeur Moreau de Saint-Méry exprima avec mesure et sagesse l'empressement de la capitale victorieuse à déposer sa victoire aux pieds de l'Assemblée vengée et du roi détrompé. Le duc de Liancourt annonça officiellement au comité et au peuple que le roi sanctionnait la création de la milice civique. L'archevêque de Paris, que ses opinions antipopulaires avaient exposé, au commencement des états généraux, aux insultes et aux menaces du peuple, et que son retour au parti des communes avait amnistié dans l'opinion, profita de la circonstance pour mieux sceller sa réconciliation avec Paris en offrant aux vainqueurs d'aller chanter solennellement dans la cathédrale l'hymne de leur triomphe, le premier Te Deum de la révolution et de la paix. On acclama d'instinct sa proposition, les uns pour consacrer la victoire, les autres pour cimenter la concorde. On s'ébranla de toutes parts pour suivre le pontife à l'autel.

 

XX.

Mais avant de sortir, une voix prévoyante s'éleva du sein des électeurs qui allaient abdiquer leur autorité d'un jour, et demanda qu'avant de se séparer, on nommât le premier magistrat municipal chargé, à la place de Flesselles massacré, de gouverner la capitale, et le général de l'armée parisienne, créée pour le péril d'une circonstance, perpétuée maintenant par la sanction du roi.

L'esprit des électeurs et de h foule, saisi de l'opportunité de ces deux nominations, flottait en silence entre les noms qui s'offraient au hasard à ses lèvres. Un geste désigna Lafayette : son buste costumé en général américain était placé sur une console élevée dans la salle. Moreau de Saint-Méry montra du doigt le buste comme celui de l'homme qui, ayant combattu pour l'indépendance du nouveau monde, pouvait guider les premiers pas de sa patrie à la liberté. Le nom de Lafayette éclata dans toutes les voix. Sa nomination ne fut qu'un cri. Lafayette, tirant son épée, jura devant sa propre image d'être fidèle à lui-même et de défendre les droits de la nation.

La même unanimité nomma Bailly maire de Paris. Lally-Tollendal posa sur la tête du maire la couronne civique dont on l'avait décoré lui - même. L'archevêque de Paris la soutint et raffermit sur le front de Bailly.

Mirabeau, qui venait de perdre son père, et que son deuil récent empêchait de paraître en public, n'assista pas à la députation. « Si j'y avais paru, » dit-il quelques jours après à ses amis, « c'est moi que le peuple aurait certainement acclamé maire de Paris, car la révolution portait déjà mon nom. Je le regrette, c'est un malheur public : mes rapports » obligés avec le roi, comme magistrat populaire de la capitale, auraient fait tomber entre Louis XVI et moi bien des préventions qui me défigurent à ses yeux, et mes conseils auraient pu être des services. Mais le peuple est comme l'enfant, il ne pense qu'à ce qu'il a sous les yeux. »

 

XXI.

Les députés retournèrent, à travers les mêmes transports et les mêmes honneurs, à Versailles, reporter à l'Assemblée la joie, les respects et l'obéissance de Paris. L'Assemblée, dont la victoire du peuple assurait désormais l'inviolabilité et la toute-puissance, vit en peu d'heures rentrer dans son sein tous cens des membres de la noblesse et du clergé qui avaient protesté jusque-là contre l'égalité des ordres et qui s'étaient retirés des délibérations de peur de déroger à leur caste. La noblesse absente justifia son retour par une délibération où la dignité des termes déguisait mal la défaite. Le clergé, par l'organe du cardinal de la Rochefoucauld et de l'abbé de Montesquiou, expliqua avec embarras sa résistance, mais jura de défendre à l'avenir, avec un courage civique inébranlable, les principes de la Révolution et les droits de la nation. L'Assemblée, satisfaite d'avoir vaincu et ne voulant pas humilier la résipiscence du clergé, applaudit à ces retours et confondit tous les schismes d'opinions dans son sein.

 

XXII.

Le roi lui fit annoncer qu'il venait de congédier les ministres et de rappeler M. Necker. Dans l'impatience du retour de ce ministre, idole absente de la nation, dont chaque heure de retard paraissait une calamité publique, l'Assemblée elle-même, sur la motion de Lally-Tollendal, écrivit une lettre officielle pour conjurer l'homme nécessaire de céder aux instances de son maître. « L'Assemblée nationale, » disait cette lettre, monument de l'infatuation d'une époque, « vous presse de vous rendre aux désirs du roi. Vos talents et vos vertus ne peuvent recevoir ni une récompense plus glorieuse ni un plus puissant encouragement. Tous les moments sont précieux... La nation, son roi et ses représentants vous attendent ! »

Mirabeau, en écoutant cette lettre, leva dédaigneusement les épaules et sourit de pitié. Il n'avait jamais accordé à M. Necker, que le prince de Poix appelait devant lui le grand homme, que le titre de grand joueur de gobelets, dont les circonstances dépassaient l'orgueil et dont les difficultés allaient faire évanouir les calculs. « On croit gouverner cette assemblée par les phrases vides et ampoulées de M. Necker, ajoutait-il, tandis qu'il faudrait y former une coalition de fortes têtes et de talents supérieurs pour la diriger, entre le roi et le peuple, dans la voie des institutions nationales compatibles avec l'autorité monarchique. »

Le pouvoir purement ministériel, concentré par une importance toute personnelle et par une popularité tout artificielle entre les mains d'un homme qu'il jugeait très inférieur à sa renommée, n'offrait à Mirabeau ni solidité ni prestige. C'était la dictature d'une vanité prête à s'écrouler dans le néant.

 

XXIIL

Le roi, qui acceptait complétement sa défaite, n'attendit pas que les députations de Paris vinssent lui apporter les clefs de sa capitale et adoucir par des respects l'insolence de leur triomphe sur ses troupes. Il alla lui-même au-devant de ces humiliations réelles et de ces respects affectés, en faisant annoncer à l'Assemblée qu'il se rendrait le lendemain, 17 juillet, dans la capitale. C'était se montrer en suppliant du peuple à la ville avide de son humiliation. Mais déjà la prostration de ses nouveaux conseillers égalait les jactances de ses conseillers congédiés. Il affectait avec une apparence de sincérité et de joie le rôle de souverain affranchi d'une cour odieuse et délivré de sa subjection par la révolte respectueuse de ses sujets. Les nouveaux venus de Paris, Bailly, Lafayette, étaient venus dans la soirée lui présenter l'hommage des fonctions auxquelles ils avaient été élevés par l'acclamation de l'hôtel de ville et en recevoir la confirmation de sa main. Il écouta avec un intérêt partial pour l'insurrection le récit du soulèvement, de l'armement, du combat de Paris et de la conquête de la Bastille. Bailly lui avant raconté la mort de de Launay immolé à la vengeance des morts et des blessés sous le feu de la forteresse, « Ah ! pour celui-là, » dit-il, « il a bien mérité son sort ! » Mot impossible à croire si le trouble du roi n'égarait pas en ce moment ses lèvres, et dont l'histoire doit douter malgré le témoignage de Bailly, qui l'atteste dans ses Mémoires.

 

XXIV.

Mais pendant que les félicitations publiques donnaient l'apparence de la joie aux grands appartements du château, le deuil, les humiliations, les déchirements de cœur, les sanglots remplissaient les appartements de la reine de scènes de désespoir. Elle s'arrachait par prudence à ce cercle de princes, de conseillers, de favoris et de favorites dans lequel elle avait enfermé sa vie et son cœur, et que les imprécations du peuple poursuivaient jusque dans l'asile de ses affections domestiques, pour les désigner aux proscriptions.

« Pourquoi donc, » s'écrièrent des voix dans les cours, « la duchesse de Polignac ne se montre-t-elle pas avec son amie ? Derrière ces murs où se sont tramés tant de complots contre nous, » murmurait le peuple, « on pourrait bien chercher vainement un jour les vestiges de ce trône ! C'est de là que parlent les conseils qui enlèvent au roi le cœur de son peuple, au peuple le cœur de son roi ! Que la reine se montre, mais qu'elle se montre seule ! Qu'elle abdique à jamais les funestes amitiés qui l'isolent de la nation et qui attirent sur son mari la haine que le peuple porte à ses ennemis ! »

 

XXV.

C'est au bruit de ces murmures et de ces menaces que la reine, se jetant dans les bras de son amie, s'arrachant à ses embrassements pour s'y rejeter encore, délibérait dans ses appartements les plus reculés sur la cruelle nécessité de ces séparations. Tantôt elle conjurait lime de Polignac de ne pas l'abandonner au milieu des dangers que la ruine de ses plans, la prise de la Bastille, les menaces de Paris accumulaient sur elle ; tantôt elle la pressait de fuir afin de se soustraire elle-même à l'animadversion du peuple et d'emporter jusqu'à des meilleurs jours avec elle cette colère publique qui la désignait tout haut pour première coupable et pour première victime. La duchesse, flottant entre le devoir et son attachement pour la reine, qui lui commandaient de tout braver pour partager les dangers de son amie, et les conseils de quelques- uns de ses familiers, tels que M. de Bezenval, qui voyaient s'éloigner avec peine en elle le gage de leur faveur à la cour, hésitait encore. Enfin la sollicitude pour le danger de ses amis et le besoin de sa propre réhabilitation dans l'esprit du peuple l'emportèrent dans le cœur de Marie-Antoinette. Ne se sentant pas la force de prolonger la lutte et de renouveler les déchirements de cette séparation en revoyant la duchesse, elle lui envoya dans un dernier billet trempé de ses larmes son désespoir et ses adieux. Elle l'engageait, dans ce billet, à aller chercher un exil temporaire à Vienne, où ses recommandations à l'empereur, son frère, lui assureraient les protections et les consolations dues à l'amie de la reine de France. Elle lui envoya tout ce qu'elle avait d'or dans sa cassette pour subvenir aux frais d'une fuite imprévue ; elle s'enferma dans ses appartements pour déplorer le sort d'une princesse maîtresse la veille d'un empire et réduite, en quelques heures, à répudier même ses plus intimes attachements.

 

XXVI.

La duchesse partit la nuit avec toute sa famille, dérobant, sous le costume d'une suivante, son nom, son titre et sa beauté. En traversant de nuit la ville de Sens, que le contre-coup de Paris avait soulevée contre la cour, elle entendit son nom couvert des imprécations de l'émeute. L'abbé de Balivière, qui l'accompagnait dans sa fuite, fut obligé, pour détourner les soupçons de sa tête, de s'associer lui-même contre les Polignac aux cris de réprobation qui s'élevaient partout contre les favoris.

Pendant cette nuit d'insomnie et d'angoisses, premier signal de l'émigration, la reine, déjà informée de la visite que le roi avait résolu de faire le lendemain à Paris, tremblait de l'accueil qui lui serait réservé sur les pavés encore chauds du sang de de Launay et de Flesselles. Elle ne pouvait se figurer que ce peuple ombrageux consentit à se dessaisir du gage de sa victoire en laissant le roi ressortir impunément de Paris ; sa tendresse le lui montrait déjà insulté, otage, captif de ses sujets, peut-être victime. Dans sa terreur, elle voulait le suivre, mais craignant davantage de lui porter l'impopularité et le malheur qui la suivaient, elle écrivait quelques phrases d'un discours qu'elle se proposait d'aller prononcer à l'hôtel de ville pour redemander au peuple son époux et pour obtenir do partager son sort. Elle apprenait de mémoire des paroles pathétiques, et elle se les répétait à elle-même à haute voix devant ses femmes, en marchant à pas interrompus dans sa chambre. « Monsieur, » disait-elle en s'adressant à cet auditoire imaginaire, « rendez le roi à ma tendresse ou réunissez-moi à lui !... Non ! vous ne voudrez pas séparer sur la terre ce qui fut uni par le ciel ! »

Quels que soient les reproches que l'opinion publique avait adressés à cette princesse comme reine ou comme femme, elle ne sépara jamais un instant son sort et sa vie du sort et de la vie de-son mari. Les périls du roi ne firent que resserrer les liens d'attachement et d'honneur qui confondaient sa destinée avec la sienne. La fuite, qui lui était facile alors, et qui peut-être aurait écarté de la tête du roi bien des difficultés et bien des ombrages, ne lui parut qu'une désertion du trône et du devoir d'épouse, désertion permise à tous, excepté à elle. Le sang de sa mère, Marie-Thérèse, se retrouva dans ses veines toutes les fois qu'on la pressa de penser à son propre salut. Sa fierté virile se révoltait contre la seule pensée de déshonorer en elle, par une lâche action, le rang de reine et le cœur d'épouse.

 

XXVII.

Plusieurs fois dans le cours de cette nuit décisive, le roi, la reine, les ministres, encore cachés dans le palais, hésitèrent sur le parti que l'extrémité des périls conseillait au roi lui-même. Il y eut des heures pendant lesquelles le départ nocturne fut résolu, les troupes disposées, les voitures et les escortes commandées. Le roi, s'éloignant de sa capitale soulevée, se retirerait à distance au milieu de l'armée, et dicterait de là ses conditions absolues de réformes et de paix à la nation. L'heure suivante amenait un contre-ordre : un connétable indiqué aux troupes par la gloire et à la nation par l'autorité du nom manquait à ce plan. La vaine jactance du maréchal de Broglie, suivie d'une mollesse si peu virile dans le maniement de l’armée devant Paris, la défiance des troupes, la passion unanime des provinces pour l'Assemblée nationale, la première campagne perdue sans combat dans la capitale, la crainte d'aliéner à jamais l'opinion en lui déclarant une hostilité irréconciliable, l'horreur surtout d'une guerre civile, dont le sang et le crime seraient imputés au mi, et qui changer i't en exécration l'amour du peuple, seule ambition de ce prince ; l'espérance enfin de ramener promptement le cœur de la nation à son roi, en cédant à l'opinion tout ce qu'elle demanderait avec justice, firent écarter une dernière fois toute idée de fuite. Le roi paraissait également prêt à suivre, par déférence habituelle à l'avis de ses conseillers, rune ou l'autre résolution. « Ils le veulent, » dit-il ; « eh bien ! je resterai. » Et il s'endormit, confiant dans le lendemain et dans le retour de l'opinion que sa présence à Paris allait implorer de sa capitale.

 

XXVIII.

La reine, trop agitée par les adieux de la journée et par les terreurs du lendemain, ne put goûter un moment de sommeil. Avant le lever du soleil, elle alla par les jardins chercher, dans la solitude de Trianon, le silence, les images de repos, de bonheur passés, et les traces de l'amitié absente dont ce séjour était plein pour elle. C'est là qu'elle reçut les derniers adieux et sans doute les promesses de prochaine délivrance du comte d'Artois, prêt à s'éloigner pour toujours.

Ce prince, qui avait fait partir ses voitures après avoir pris congé de ses frères, monta à cheval en costume de voyage, suivi d'un seul serviteur, et se rendit, par des allées encore désertes, à Trianon. Les adieux de la reine et de son beau-frère furent longs, douloureux, pleins de pressentiments. La chevalerie du prince, les illusions de la reine, s'y nourrirent sans doute de ces premiers rêves d'émigration armée de la noblesse française, d'appel à l'intervention des cours et de restauration du trône par la victoire, rêves qui consolaient une imagination de femme, et que le comte d'Artois allait promener vingt ans par toute l'Europe.

Il sortit, enfin, de Trianon plein d'indignation contre Paris, plein de confiance dans son épée. Il ne rentra pas à Versailles ; mais, galopant par des chemins détournés, il alla rejoindre, à quelque distance sur la route de Bruxelles, ses équipages de voyage. La prévention que son nom soulevait dans la nation était déjà si animée, qu'il n'osait pas voyager sans précautions jusqu'aux frontières du royaume, et qu'il avait fait disposer des escortes de cavalerie et du canon dans différents postes sur la route de la Belgique. C'est ce prince qui fut depuis Charles X, et qui se condamna deux fois lui-même à l'exil par antipathie contre les idées de son siècle : la première fois, par la légèreté de la jeunesse ; la seconde, par la persistance du vieillard.

 

XXIX.

Le roi, à son réveil, décidé à entrer dans Paris, mais prévoyant la possibilité d'un crime, se prépara à ce voyage comme à la mort, par la prière et par la purification de son âme. Il fit appeler secrètement le prêtre confident de sa conscience, s'agenouilla devant lui et en reçut les consolations et les sacrements de la religion. Ce n'était point la peur, mais la prière qui inclinait ainsi le prince devant le ciel dans les jours de péril : son cœur était ferme, mais sa conscience timorée ; il craignait Dieu, et non les hommes. Son échafaud, qui vit tant de résignation, ne vit pas un frisson en lui. Muni de ces secours célestes, il s’arracha des bras de la reine éplorée, éloigna ses gardes, qui n'auraient été qu'un vain signe de défiance et qu'une dangereuse provocation au peuple, et monta en voiture pour Paris.

Le maréchal de Beauveau, le duc de Villeroy, le duc de Villequier, le marquis de Nesles, le comte d'Estaing, noms les plus populaires par leur attachement à M. Necker parmi ses courtisans, montèrent avec le roi dans son carrosse, comme pour couvrir sa démarche et ses paroles des témoignages visibles de son retour d'esprit au ministre disgracié, et pour montrer d'avance en eux M. Necker encore absent au fanatisme de la multitude.

La garde civique de Versailles et une immense cortége de voitures des membres de l'Assemblée nationale faisaient cortége à la voiture du roi. La route, couverte des populations voisines accourues au bruit de cette entrée royale, retentissait d'acclamations pacifiques et ralentissait le pas des chevaux. Paris tout entier, debout et armé comme symbole de force, l'attendait depuis l'aurore ; le maire, Bailly, à la tête du corps municipal, s'était avancé, pour recevoir le roi, jusqu'à la barrière de Chaillot. « Sire, » lui dit Bailly en lui présentant les clefs de Paris dans un bassin d'or, « j'apporte à Votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui furent présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple ; aujourd'hui, sire, c'est le peuple qui a reconquis son roi. »

 

XXX.

Ces paroles, où les courtisans affectèrent de comprendre une insulte, n'étaient qu'un hommage dans la bouche respectueuse de Bailly. Son cœur lui commandait, dans une scène si ambiguë et si critique, de flatter à la fois le peuple pour l'adoucir et le roi pour le rassurer. C'était un des mots les plus heureux à jeter dans un tel jour à la nation et au souverain pour effacer l'humiliation de la défaite chez le prince et l'orgueil de la victoire chez le peuple, sous la douce mais nécessaire allusion de la concorde.

La foule applaudit, le roi fut ému. Bailly reprit : « Votre Majesté vient jouir de la paix qu'elle a rétablie dans la capitale ; elle vient jouir de l'amour » de ses fidèles sujets. C'est pour leur bonheur que Votre Majesté a rassemblé autour d'elle les représentants de la nation, et qu'elle va s'occuper avec eux de poser les bases de la liberté et de la prospérité publiques. Quel jour mémorable que celui où Votre Majesté est venue siéger en père au mi- lieu de cette famille réunie, où elle est reconduite à son palais par l'Assemblée nationale entière !

« Gardée par les représentants de la nation, pressée par un peuple immense, elle portait dans ses » traits augustes l'expression de la sensibilité et du bonheur, tandis qu'autour d'elle, on n'entendait que des acclamations de joie, on ne voyait que des larmes d'attendrissement et d'amour. Sire, ni votre peuple ni Votre Majesté n'oublieront jamais ce grand jour ! C'est le plus beau de la monarchie, c'est l'époque d'une alliance éternelle entre le monarque et le peuple. Ce trait est unique dans l’histoire : il immortalise Votre Majesté. J'ai vu ce beau jour, et, comme si tous les beaux jours étaient faits pour moi, la première fonction de la place où m'a conduit le vœu de mes concitoyens est de vous porter l'expression de leur respect et de leur amour ! »

 

XXXI.

Le roi, toujours mal inspiré devant la multitude, ne répondit que par des gestes au discours du maire de Paris.

Le cortége royal, accru de trois mille jeunes gens à cheval et de dix mille citoyens à pied, continua sa route vers l'hôtel de ville entre deux haies de gardes civiques sous les armes depuis la barrière jusqu'à la place de Grève. Un peuple innombrable assistait, sévère et muet, à ce spectacle, comme s'il eût voulu, par une convention tacite, attendre le premier mot du roi pour laisser éclater, selon le langage du prince, son cri de colère ou de pardon.

Le roi, étonné et attristé de cette attitude, de ce silence, de ces piques, de ces drapeaux, de ces cocardes de couleurs nouvelles qui flottaient pour la première fois à ses yeux, ne reconnaissait plus la ville, que trois jours avaient transformée. De sinistres pressentiments saisissaient son cœur, pâlissaient son visage, assombrissaient ses pensées. Il n'entendait que le bruit des roues de son carrosse sur le pavé et le pas militaire de sa nombreuse escorte. Il sollicitait en vain un regard, un accueil, une acclamation de la foule en promenant lui-même ses regards sur elle et en inclinant sa tête hors des portières. Tout restait muet : un mot d'ordre à tous, obéi par tous, pétrifiait les visages. Le roi ne traversait qu'une haie de fer.

 

XXXII.

Soit menace calculée, soit geste irréfléchi et protecteur des citoyens armés qui remplissent l'hôtel de ville, ce sont des murailles de fer qui le reçoivent encore en descendant de son carrosse sur le perron. Dix mille épées nues croisées sur sa tête lui firent une voûte d'acier depuis la première marche du grand escalier jusqu'à la salle du trône, où les électeurs et la municipalité l'attendaient. Il y monta sans qu'une seule voix lui révélât s'il y montait pour recevoir ou pour donner l'amnistie de l'insurrection.

Bailly souffrait pour le prince d'un accueil qu'il aurait voulu échauffer en y répandant son cœur. Il s'avança vers le trône, et présentant au roi la nouvelle cocarde nationale, insinua par un mot que le monarque, en la recevant, lui enlèverait toute couleur séditieuse. Le roi prit la cocarde comme un hommage et l'innocenta en s'en décorant.

A ce signe, l'enthousiasme refoulé par l'inquiétude éclata en un seul cri de Vive le roi ! qui se prolongea en se multipliant dans toutes les parties de l'édifice et dans les innombrables légions du peuple.

Ce cri sembla ouvrir enfin le visage et le cœur du roi ; il y répondit, à l'instigation de Bailly, en sanctionnant tous les actes et toutes les nominations de la capitale et des électeurs pendant l'insurrection. Chacune de ces concessions devint le signal d'une acclamation plus tumultueuse et plus passionnée. Les électeurs demandaient à grands cris que le prince daignât confirmer par quelques paroles de sa bouche la glorieuse amnistie qu'il apportait à leur amour. Louis chercha eu vain un mot sur ses lèvres. Sa timidité naturelle, redoublée par le lieu et par les émotions diverses de son Aune, lui refusa une seule inspiration. Il pria Bailly de parler pour lui.

Bailly interpréta avec respect et convenance les pensées du roi : il recommanda en son nom le rétablissement de l'ordre et de la justice. Le peuple de la place appela à son tour le prince sur le balcon. Le roi y parut paré des couleurs de l'insurrection nationalisées sur sa tête. Une acclamation immense s'éleva de cette foule jusqu'au ciel pour récompenser le monarque d'avoir pris les couleurs du peuple. Le délire descendit et remonta des électeurs qui entouraient le roi dans la place, et de la place dans la salle.

« Vous le voyez, sire, » dit Moreau de Saint-Méry, « le trône n'est jamais plus assuré que quand il est gardé par l'amour du peuple. »

Le procureur du roi et de la ville, Ethys de Corny, le même qui avait conduit l'insurrection à la conquête des Invalides, proclama louis XVI Père du peuple et Restaurateur de la liberté française !

 

XXXIII.

Lally-Tollendal avait suivi le roi : ce député représentait dans cette scène M. Necker, dont il était le sectaire et l'enthousiaste. Il voulut suppléer le silence du roi et donner à cette journée un caractère de réconciliation et de sensibilité qui en fût le sceau et le commentaire pour la nation. Il fit demander au roi par Bailly la permission de parler en sa présence. Le roi l'accorda.

« Eh bien ! citoyens, » dit l'ami de Necker en montrant d'un geste exalté le roi sur son trône pressé par l'amour de ses sujets, « êtes-vous enfin satisfaits ?... Le voilà, le roi que vous demandiez à grands cris, et dont le nom seul excitait vos transports, lorsqu'il y a deux jours nous le proférions au milieu de vous ! Jouissez de sa présence et de ses bienfaits !

« Voilà celui qui vous a rendu vos assemblées nationales et qui veut les perpétuer. Voilà celui qui a voulu établir vos libertés et vos propriétés sur des fondements inébranlables. Voilà celui qui vous a offert, pour ainsi dire, d'entrer avec lui en partage de son autorité, ne se réservant que celle qui lui est nécessaire pour votre bonheur, celle qui doit à jamais lui appartenir, et que vous-mêmes devez le conjurer de ne jamais perdre. Ah ! qu'il recueille enfin des consolations ! que son cœur noble et pur emporte d'ici la paix dont il est si digne ! et puisque, surpassant les vertus de ses prédécesseurs, il a voulu placer sa puissance et sa grandeur dans notre amour, n'être obéi que par l'amour, n'être guidé que par l'amour, ne soyons ni moins sensibles ni moins généreux que notre roi, et prouvons-lui que même sa puissance, que même sa grandeur, ont plus gagné mille fois qu'elles n'ont sacrifié.

« Et vous, sire, permettez à un sujet qui n'est ni plus fidèle ni plus dévoué que tous ceux qui vous environnent, mais qui l'est autant qu'aucun de ceux qui vous obéissent, permettez-lui d'élever sa voix vers vous, et de vous dire : Le voilà, ce peuple qui vous idolâtre, ce peuple que votre seule présence enivre, et dont les sentiments pour votre personne sacrée ne peuvent jamais être l'objet d'un doute. Regardez, sire, consolez-vous es regardant tous les citoyens de votre capitale. Voyez leurs yeux, écoutez leurs voix, pénétrez dans leurs cœurs qui volent au-devant de vous. Il n'est pas ici un seul homme qui ne soit prêt à verser pour vous, et pour votre autorité légitime, jusqu'à la dernière goutte de son sang. Non, sire, cette génération de Français n'est pas assez malheureuse pour qu'il lui s'A été réservé de démentir quatorze siècles de fidélité. Nous péririons tous, s'il le fallait, pour défendre un trône qui nous est aussi sacré qu'à vous et à l'auguste famille que nous y avons placée il y a huit cents ans. Croyez, sire, croyez que nous n'avons jamais porté à votre cœur une atteinte douloureuse qui n'ait déchiré le nôtre ; qu'au milieu des calamités publiques, c'en est une de vous affliger, même par une plainte qui vous avertit, qui vous implore, et qui ne vous accuse jamais. Enfin, tous les chagrins vont disparaître, tous les troubles vont s'apaiser. Un seul mot de votre bouche a tout calmé. Notre vertueux roi a rappelé ses vertueux conseillers. Périssent les ennemis publics qui voudraient encore semer la division entre le roi et son peuple ! Roi, sujets, citoyens, confondons nos cœurs, nos vœux, nos efforts, et déployons aux yeux de l'univers le spectacle d'une des plus belles nations, libre, heureuse, triomphante, sous un roi juste, chéri, révéré, qui, ne devant plus rien à la France, devra tout à ses vertus et à son amour. »

 

XXXIV.

La présence du roi et du peuple, placés face à face et interprétés ainsi run à l'autre, les souvenirs sanglants de la veille, les perspectives heureuses du lendemain, la joie du triomphe, la magnanimité de la réconciliation, l'accent pathétique, le geste sentimental, les yeux humides, l'âme émue de l'orateur, son nom, qui rappelait la mémoire tragique du comte de Lally, son père, immolé sur l'échafaud au pied de ce même édifice et réhabilité par l'éloquence filiale du fils, enfin l'image de M. Necker, son patron, dont on croyait entendre les inspirations dans sa voix, avaient attendri l'enthousiasme jusqu'aux larmes. On n'entendait qu'un sanglot dans la salle. Les multitudes sont ou tragiques ou pathétiques. Toutes les fois qu'on veut les détourner du crime, il faut leur arracher des larmes pour leur disputer du sang. Le peuple en messe n'a pas de raisonnement, il n'a que du cœur, et le cœur n'est gouvernable que par le sentiment.

Lally-Tollendal exprimait d'autant mieux cette sensibilité attendrie du jour, qu'il la partageait. Lo roi lui-même était trop attendri pour trouver un mot sur ses lèvres. On interpréta son visage, ses larmes, ses gestes. Il redescendit avec les électeurs sur la place. Il traversa, au bruit des acclamations universelles, cette même capitale qu'il avait traversée quelques heures avant au milieu du silence morne et menaçant de son peuple. Son retour à Versailles fut un triomphe ; mais ce triomphe, dont il était le gage et l'ornement, était au fond une éclatante humiliation de la royauté vaincue. On l'enchaînait de caresses, mais ces caresses étaient des menaces dérobées sous des applaudissement&

 

XXXV.

Le roi le comprenait. Oppressé par le spectacle de ce délire d'amour qui pouvait se changer au moindre vent en un délire de fureur, il ne respira librement qu'au moment où il aperçut sur les collines de Saint-Cloud les escadrons de ses gardes du corps envoyés par la reine au devant de son cortége.

La reine, à qui cette journée avait été un siècle d'angoisses, recevait heure par heure, par des messagers secrets, des récits successifs du voyage du roi. Elle redoutait pour lui, à chaque tour de roue, le poignard ou la balle d'un fanatique. Glacée par le silence qui avait accueilli le prince à son entrée dans la capitale, tremblantes l'image de la voûte de piques et d'épées sous laquelle il avait monté les marches de l'hôtel de ville, agitée de pressentiments contraires pendant la longue station du roi dans la salle, d'où personne ne pouvait sortir pour lui rapporter les événements ; soulagée d'un poids mortel en apprenant les cris d'amour du peuple au retour, ivre enfin de félicité et de reconnaissance, en apercevant du haut de ses balcons la colonne triomphale qui lui ramenait son mari, elle se précipita avec ses enfants sur le palier de l'escalier de marbre, et s'évanouit de joie dans les bras du roi.

Elle crut qu'après avoir préservé le roi d'un pareil péril, la Révolution, apaisée par tant de sacrifices, lui rendait pour jamais le père de ses enfants. La famille royale ne se lassait pas d'entendre, de la bouche de Louis XVI et des courtisans de sa suite, les circonstances de la longue fête que le peuple attendri venait de donner à son roi.

La reine cependant, après ces premiers moments d'ivresse, ne vit pas sans répugnance et sans indignation la cocarde de l'insurrection attachée au chapeau de son mari. « Je ne croyais pas, » lui dit-elle avec une ironie douce mais amère, « avoir épousé un citoyen de Paris. »

 

XXXVI.

L'Assemblée nationale, désormais affermie contre les tentatives du pouvoir royal, avait désiré en masse arrêter le mouvement révolutionnaire de cette journée qui assurait son empire, et reprendre pacifiquement ses délibérations sur la constitution de la France. la bourgeoisie de Paris elle-même, intimidée par les crimes dont la populace avait attristé sa victoire, n'aspirait qu'à rétablir l'ordre dans la capitale par l'action du pouvoir municipal qu'elle venait de conquérir, et par la puissante organisation de la garde civique, l'un dirigé par Bailly, l'autre organisée par Lafayette.

Les noms de ces deux hommes, dans lesquels se personnifiaient le pouvoir civil et l'autorité militaire dans Paris, exprimaient complétement la véritable signification de la journée du 14 juillet : combat contre le despotisme, victoire sur l'aristocratie de cour, limitation du pouvoir royal, omnipotence donnée à l'Assemblée, modération dans la réforme du royaume, réconciliation prompte avec le roi, ordre social subitement rétabli et vigoureusement préservé après la commotion nécessaire.

 

XXXVII.

Mais les convulsions imprimées aux membres d'un vaste empire par les passions et les agitations de la tête ne s'apaisent pas sans de longues vibrations de tout le corps social. Le contre-coup du soulèvement de Paris avait soulevé la France tout entière. En un moment, tout fut en feu dans les provinces. L'esprit révolutionnaire, en descendant dans les masses plus profondes, plus aveugles et plus opprimées que les populations de la capitale et des villes, y remua des passions plus sourdes, plus brutales et plus incendiaires que les nobles passions d'esprit, de liberté de théories qu'une idée satisfaite arme et désarme en un moment de ses colères.

La chute et la démolition de la Bastille, l'expulsion et l'embauchage des troupes, la vengeance sanguinaire des vieilles oppressions dans le sang des Flesselles et des de Launay massacrés par la populace, le triomphe de l'insurrection contre la cour, l'extinction de l'aristocratie, la proscription des princes, des favoris, des favorites ; la terreur imprimée jusque dans le palais de Versailles aux ennemis de la nation, passèrent aux populations des provinces. Elles virent dans la victoire de Paris des exemples et des encouragements à des imitations impunies, Tout éclata partout en universelles séditions dans le royaume ; une cherté et une rareté plus factices que réelles des blés, qui répandaient la panique et la révolte, ajoutèrent un ferment de plus à tous ceux qui couvaient dans les cœurs. La plus terrible des factions, la faction de la faim dans le peuple, envenima toutes les autres.

En quelques heures, la France fut debout et en armes. Rennes, capitale de la Bretagne, ville façonnée à la sédition par son parlement, se souleva à la première annonce du renvoi de M. Necker. La jeunesse parlementaire pilla les armuriers, débaucha les trois régiments de la garnison, nomma un général et un gouvernement de l'émeute. A Saint - Halo, la bourgeoisie insurgée intimida les troupes et se forma en colonnes mobiles pour aller délivrer l'Assemblée nationale. A Grenoble, capitale du Dauphiné, berceau de la révolution, que l'assemblée de Vizille, fomentée par les Mounier, les Perrier, les Virieu, avait accoutumée aux insurrections morales contre la cour, le refus d'impôts, à l'exemple d'Hampden, fut voté en assemblée populaire. A Lyon, la bourgeoisie et les troupes se disputèrent à coups de feu, et les troupes, vaincues, évacuèrent la ville. A. Caen, le peuple, insurgé, s'empara de la citadelle ; le tocsin sonne, vingt mille paysans armés, avec du canon, attaquent les casernes, acceptent une capitulation et massacrent sur la place de l'Hôtel-de-Ville M. de Belsunce, colonel d'un des régiments désarmés. A Poissy, les prétendus accapareurs de grains échappent avec peine à l'assassinat. A Saint-Germain, un meunier est décapité par les femmes. A Rouen, le sang coule à flots. Au Havre, la sédition force l'arsenal, pointe ses canons sur le port et empêche le débarquement des troupes. A Dijon et à Bordeaux, la ville s'empare des forts. A Strasbourg, les magistrats, voués à la mort, sont sauvés du supplice par la fuite. A Verdun, le maréchal de Broglie, fuyant de Versailles, n'échappe à la vengeance du peuple qu'en se jetant sous les baïonnettes des soldats. A Marseille, è Aix, à Avignon, à Nîmes, à Montpellier, les populations mobiles et passionnées préludent par des agitations anarchiques à de sinistres attentats. Les troupes, intimidées ou complices, demeurent immobiles devant l'unanimité des insurrections. Un interrègne général du gouvernement laisse régner partout les émeutes, les gardes civiques, les municipalités, l'anarchie.

 

XXXVIII.

Enfin, dans les provinces les plus reculées, les campagnes, abandonnées à elles-mêmes et saisies à la même heure d'un accès du même vertige, se lèvent sans savoir ce qui les agite. Des hommes à cheval traversent au galop, pendant la nuit, les bourgs et les villages comme s'ils fuyaient devant l'incendie et la mort, en semant derrière eux le cri de panique : Aux armes ! Voilà les brigands !

A ce cri, le peuple se réveille, se lève, s'alarme, s'interroge, se livre aux plus absurdes pressentiments. Les fantômes de l'imagination de chacun se multiplient par l'imagination de tous. Le tocsin sonne ; les paysans s'arment de tous les instruments de labourage, changés en armes dans leurs mains ; le soc de la charrue, le tranchant de la hache, les dents de la herse, les feula de la prairie, les faucilles de la moisson emmanchées au bout des perches, les fusils de chasse, les barres de fer, les marteaux, les haches de la forge sont brandis au hasard par tous les bras ; des patrouilles sortent, montent sur les collines pour voir et pour écouter de plus loin la flamme des incendies et les pas des brigands dont on les menace ; ces patrouilles, en se rencontrant avec les éclaireurs des villages voisins, rôdant sous l'impression des mêmes paniques, se prennent réciproquement pour des colonnes incendiaires et se renvoient les mêmes terreurs.

On se reconnaît, on s'aborde enfin, mais pour se raconter mutuellement les forfaits imaginaires des bandes invisibles que tout le monde rêve et que personne ne voit. a Ils sont ici, ils sont là, ils pillent, » ils brûlent, ils égorgent ! » Les feux des bergers ou du chaume, allumés dans cette saison pour fumer les sillons, sont, aux yeux épouvantés des campagnes, les torches agitées par les avant-postes de l'armée des brigands. De tous les clochers qui se répondent dans la nuit, les coups désespérés du tocsin enfièvrent l'oreille des hameaux et des chaumières. Les ténèbres, l'insomnie, l'effroi, font fuir les femmes et les enfants dans les bois. Les hommes veillent, tumultueusement groupés sous les armes, sur la place devant les églises. Cette armée imaginaire de brigands, annoncée partout la veille, et qui n'existait nulle part, se trouve réalisée le matin en une armée innombrable de paysans sortis de terre et préparés par la terreur à se jeter dans tous les excès de la démence civile au souffle des agitateurs.

 

XXXIX.

Un mine mot d'ordre, que personne n'a donné, que tous reçoivent à la même heure, imprime une seule impulsion à ces rassemblements. Un ordre écrit, qu'on annonce avoir été apporté la nuit de Paris par les messagers mystérieux de la veille, court de mains en mains parmi les chefs des villages : « Le roi ordonne de brûler tous les châteaux, ne voulant plus que le sien dans le royaume. » Le mot d'ordre, jugement dernier de l'aristocratie rurale, émané du chef de la nation, légitime aux yeux du peuple des campagnes la vengeance d'une longue sujétion. Les servitudes et les humiliations de la féodalité, dont les châteaux leur paraissaient être les bastilles visibles, s'élèvent avec un redoutable murmure entre les habitants des campagnes contre les seigneurs de terres féodales. Des tribuns de village, des propriétaires plébéiens, des magistrats ruraux, des ennemis publics ou secrets des seigneurs de la contrée, haranguent les paysans ameutés, leur parlent de la longue injustice, de l'odieuse inégalité, des privilèges oppressifs, de la Mme ruineuse, des titres de cette suzeraineté rurale sur leurs personnes ou sur leurs maisons, à anéantir d'un seul coup dans l'incendie des châteaux et des terriers des seigneurs ; leur montrent l'ordre du roi qui leur commande de s'affranchir eux-mêmes, à sa voix, d'une oppression séculaire. Des brigands réels, pervertis par l'ignorance, alléchés par le pillage, exaltés par l'ivresse, brûlant de saisir une occasion et un prétexte de crimes, soufflent dans les masses honnêtes et crédules le feu de cette grande sédition. « Courons aux châteaux, forçons les grilles, comblons les fossés, abattons les ponts-levis, démolissons les tours, brûlons les archives, et que les nobles, qui déciment nos récoltes, cherchent leurs titres d'oppression sous les cendres de leurs demeures ! »

 

XL.

A ces harangues des petits propriétaires qui ont l'autorité de l'opinion dans les villages, à ces ordres supposés du roi, à ces convoitises de la vengeance et du pillage, les bandes se groupent, les colonnes années et désarmées s'élancent d'un mouvement presque unanime sur les châteaux désignés à leur dévastation. Les unes, conduites en ordre par les principaux habitants et magistrats ruraux du pays, demandent au nom du roi qu'on leur ouvre les portes, entrent en ordre, respectent et protègent les familles de la noblesse popularisées par leurs bienfaits héréditaires dans la contrée ; ils s'excusent comme de la rigueur du devoir que le roi leur impose, ils se contentent d'enlever les titres féodaux dans les archives et de les brûler dans la cour des châteaux. Aucune insulte ne souille leurs lèvres, aucun pillage n'avilit leur cœur, aucun crime n'ensanglante leurs mains : ils se bornent. à la conquête violente mais respectueuse de l'égalité des propriétés et de l'impôt, et à la mutilation des armoiries, des créneaux et des girouettes, signes réprouvés de leur servitude. C'est ainsi que dans la Guienne, dans l'Alsace, dans la Provence, dans la Franche-Comté, dans la Normandie, dans la Bourgogne, et surtout dans les provinces riches et peuplées de demeures seigneuriales, le Dauphiné, le Beaujolais et le Mâconnais, les journées dites de brigandages passèrent sans laisser d'autres traces dans le plus grand nombre des villages que des titres brûlés, des donjons découronnés et des armoiries détruites. Le peuple, qui n'avait rien à venger sur des familles seigneuriales bienfaisantes et populaires, n'imita pas les crimes de la jacquerie. La cohabitation et les rapports réciproques entre les seigneurs de terres et les paysans, rapports qui avaient adouci la féodalité, adoucirent aussi l'insurrection des campagnes. L'invasion ne fut terrible que dans les châteaux qui se fermèrent au peuple, et dont les possesseurs, odieux à la population par leur orgueil ou par leur rigueur, offraient des souvenirs irritants à la multitude ; elle ne fut atroce que dans le voisinage des grandes villes prolétaires, comme Lyon, Marseille, Rouen. Là, des brigands véritables, sortis de l’écume de ces villes, s'organisèrent à la faveur du désordre en année d'incendiaires et d'assassins, parcoururent les campagnes en intimidant les paysans consternés et en recrutant seulement les scélérats, assiégèrent les châteaux, pillèrent les meubles, outragèrent les femmes, égorgèrent les familles, et justifièrent par leurs forfaits le nom de brigands et les supplices qui purgèrent bientôt le sol de leurs crimes.

L'ivresse par laquelle ils préludaient à leur dévastation dans les caves des châteaux exaltait la férocité de ces bandes. En Provence, ils égorgèrent le marquis de Barras et se partagèrent les lambeaux de son cadavre sous les yeux de sa jeune femme enceinte, qui expira d'horreur à ce spectacle. M. de Montesson fut massacré aux environs du Mans, en cherchant à disputer son beau-père à leurs coups. D'autres furent mis à la torture du feu de leur propre foyer pour leur arracher l'aveu de leurs trésors. D'autres, plongés nus dans les fossés de leur château pendant l'incendie, eurent les cheveux et les sourcils brûlés par les flammes de leur toit. Le plus grand nombre, prévenus à temps de l'approche des brigands par des vassaux fidèles, se réfugièrent, avec leurs vieillards, leurs femmes, leurs filles, dans des chaumières amies ou dans les villes voisines, laissant passer ainsi en sûreté le brigandage sur leurs demeures abandonnées.

 

XLI.

Cet accès de frénésie ne fut pas trois jours impuni. A peine la bourgeoisie des villes et les habitants honnêtes des campagnes aperçurent-ils les 'flammes qui dévoraient les châteaux, et reconnurent-ils la main du crime dans l'insurrection populaire contre les vestiges de la féodalité, que le tocsin qui avait sonné pour ameuter les brigands sonna à toutes les cloches pour les anéantir.

La garde civique, les corps de cavalerie volontaires, la gendarmerie, les détachements de troupes en garnison dans les villes, les bons citoyens armés de leur courage individuel dans les villages, sortirent d'un élan commun et sans distinction d'opinion politique, pour venger l'ordre social menacé dans tous et pour disperser ces bandes d'assassins.

A Grenoble, à Lyon, à Marseille, en Bretagne, en Alsace, en Flandre, à Mâcon, des colonnes mobiles de cavalerie et de milice, commandées par des officiers de l'armée en garnison ou en semestre dans ces provinces, et suivies de la justice militaire, qui combattait, jugeait et exécutait sur place, purgèrent en un jour la France de ces crimes. Les brigands, féroces au pillage, lâches au combat, ne résistèrent nulle part. Ces bandes, composées de la lie des villes et des campagnes, s'évanouirent au premier feu, comme des oiseaux de proie surpris sur le cadavre d'une société. Dans les gorges de l'abbaye de Cluny seulement, lei brigands de Lyon, du Beaujolais et des montagnes, réunis au nombre de quelques milliers d'incendiaires et d'assassins répudiés par le peuple de la province, tentèrent de résister à la colonne civique sortie de Mâcon pour les combattre.

Cette colonne de cinq cents cavaliers, commandée par deux officiers de cavalerie du pays, MM. de Vinzelle et de Lamartine, dont les châteaux avaient été menacés par ces bandes et sauvés par leurs vassaux, livra deux combats aux brigands dans la même journée et les refoula enfin dans leurs forêts. Ils semèrent la route de leurs cadavres et de leurs prisonniers. Les chefs, saisis et jugés le lendemain par la justice prévôtale, furent pendus aux arbres des avenues des châteaux incendiés par eux la veille. Cette unanimité d'indignation publique contre les sicaires qui déshonoraient la liberté par leurs dévastations et qui tentaient de substituer le parti du crime au parti populaire, les fit évanouir pour jamais. On passionne aisément un peuple pour réformer des gouvernements rétrogrades et pour améliorer des institutions vicieuses ; mais toutes les fois qu'on dévoile à nu le pillage et le meurtre, la société tout entière se lève et se défend : elle n'a, comme nous l'avons vu à toutes les époques dans nos révolutions, depuis les brigands en 1789, et depuis les sectaires de Babeuf en 1793, jusqu'aux communistes de juin 18_.8, qu'ut se lever pour vaincre, car la démence et le crime ne sont jamais qu'une imperceptible minorité dans l'espèce humaine. Les opinions se divisent en politique, elles se rallient en matière sociale, car la société veut vivre, et le crime est l'ennemi commun.

 

XLII.

Cet accès de brigandage fut-il l'explosion spontanée et instinctive de ce long murmure du peuple rural contre la servitude et l'humiliation de la féodalité, ou fut-il l'explosion combinée et préparée d'une insurrection des paysans contre la noblesse ? L'histoire n'a pas jusqu'ici percé ce mystère.

La cour a accusé la Révolution, la Révolution a accusé la cour ; aucune main n'a laissé son empreinte irrécusable sur ces cendres et dans ce sang. Une cour machiavélique aurait eu certainement intérêt à pousser le peuple aux excès de l'anarchie dès le premier jour, afin de faire trembler la France entière des conséquences de la révolution commencée, d'inspirer la terreur et le remords à la bourgeoisie, à la noblesse, à la propriété, et de faire implorer par la nation l'autorité protectrice du roi pour la sauver du pillage, de l'incendie et du meurtre, hideux symptômes de sa décomposition. Mais où était le machiavel sur le trône ou à côté du trône pour méditer, pour conspirer et pour accomplir une telle régénération du pouvoir royal dans le feu et dans le sang ? Ni Louis XVI, ni M. Necker, ni les futiles conseillers de la reine, déjà fugitifs ou déconcertés, ne pouvaient être soupçonnés d'une si odieuse perversité. L'excès de conscience et l'excès d'illusions sont les seuls crimes que ses ennemis eux-mêmes aient jamais imputés au gouvernement de Louis XVI. La hache du bourreau a pu s'élever jusqu'à sa tête, la calomnie n'a pu tenir sur son nom.

D'ailleurs, quels eussent été à la cour les conseillers et les machinateurs de la journée des brigands ? Des nobles ? Mais, d'un côté, les nobles étaient, en majorité, les premiers promoteurs de la révolution ; et, d'un autre côté, ces châteaux, ces propriétés féodales, ces privilèges, ces dîmes, ces titres, ces armoiries, étaient leur patrimoine. Par quelle démence dans le suicide auraient-ils tourné contre leurs foyers, contre leurs titres de possession, contre leurs biens et contre leurs propres vies, cette fureur populaire qui, une fois allumée dans l'incendie de leurs demeures, ne s'éteindrait que dans leur sang ? Le bon sens se révolte contre cette supposition qui attribue à un complot aristocratique cette Saint-Barthélemy de l'aristocratie.

 

XLIII.

La justice en lave également le grand parti de la Révolution, du moins dans l'immense majorité de la France révolutionnaire Le cri de réprobation qui s'éleva de toutes les villes et de toutes les campagnes policées aux premières flammes de l'incendie des châteaux, l'élan rapide et unanime qui fit armer et sortir en colonnes civiques les volontaires de toute opinion des cités voisines pour éteindre le feu, arrêter le pillage, exterminer les brigands, attestent non-seulement l'innocence, mais l'horreur du parti révolutionnaire, contre des attentats qui ne s'attaquaient plus seulement à la politique, mais à la propriété, à la civilisation, à la nature. Ce furent les patriotes en masse qui marchèrent contre les brigands sous le drapeau tricolore, et qui les pendirent aux créneaux des châteaux incendiés. Ces brigandages n'eurent pas un' approbateur dans les clubs les plus véhéments de la Révolution. Les bras du peuple se levèrent partout sur cette horde qui n'avait du peuple que le nom.

 

XLIV.

Cependant, des symptômes irrécusables aussi attestent, dans le brigandage, une conception première de sang-froid, un calcul, une impulsion, un signal, une simultanéité, une tactique, qui ne permettent pas à l'historien sincère d'attribuer à un simple hasard et à une panique soudaine un mouvement si uniforme, si universel et si instantané, dans des provinces si distantes les unes des autres, animées d'esprit si différent et séparées par la longueur du royaume. Sans doute une antipathie unanime contre les vestiges de la féodalité et contre les privilèges de la noblesse préexistait partout dans les masses, et pouvait se propager successivement d'une province à l'autre, soulever çà et là, à des heures différentes et sous des prétextes divers, les villages contre les châteaux. C'est ainsi qu'éclatent, de distance en distance et à des intervalles inégaux de temps, les explosions non préméditées des masses populaires. Mais dans les journées des brigands, l'explosion éclate non comme la nature, mais comme un complot. Une main invisible semble avoir tendu tous les fils et fait mouvoir tous les ressorts qui font jaillir du même coup toutes les bouches du volcan. Ces courriers à cheval, paraissant et disparaissant dans la même nuit aux portes des villages ; cette panique calculée, semée par un cri d'effroi derrière ces messagers ; ces ordres simulés du roi, jetés sous les portes et donnant, à la colère indécise du peuple, l'autorité, le prétexte, la complicité d'un souverain alors populaire ; cette terreur mutuelle, inspirée aux hameaux voisins par cette fantasmagorie d'une armée de brigands, afin de créer en une nuit une armée de paysans jusque-là paisibles ; enfin, la même nuit, la même heure dans tout le royaume, donnant le signal des mêmes convulsions : à ces signes, il est impossible de ne pas reconnaître un plan préconçu, une action concertée, une impulsion centrale, une conspiration enfin.. Or, une tactique enrôlant tant de bras qui se meuvent au même moment par un même geste, suppose une tête ; et cette tête possédait évidemment le génie des Vêpres siciliennes et de la Saint-Barthélemy, des grandes vues pour les grands forfaits.

 

XLV.

Quelle fut cette tête ? Là s'arrête la sagacité de l'histoire. Elle peut soupçonner, elle ne peut convaincre. On a nommé pour elle les noms les plus signalés, les plus capables d'audace, les plus enveloppés de mystère dans les moteurs publics ou secrets de la Révolution : Sieyès, qui pénétrait d'un regard froid dans l'analyse la plus intime et la plus sagace des mouvements d'opinion ; le duc d'Orléans, ou sa faction du moins, altérés de vengeance contre la cour, capables de concevoir, de servir et de solder toutes les agitations du royaume qui pourraient ébranler le trône et faire de ce prince le complice adoré des masses ; Camille Desmoulins et Marat, qui, liés alors avec Danton, avec la faction d'Orléans et avec Mirabeau, dont ils cultivaient la gloire naissante, cherchaient à allumer tous les brandons pour activer l'incendie du royaume ; Danton, enfin, déjà remuant, déjà agitateur, déjà profond dans la sape des empires ; Danton, dédaigneux de toute morale et de toute humanité dans les moyens, tribun pour la vaine gloire de l'être, populaire sans amour et sans estime du peuple, conscience sourde et muette, jouissant de cette surdité intérieure de sa conscience comme d'une supériorité sur les autres hommes ; artiste en agitation des masses, voulant appliquer au service du peuple, depuis que le peuple était le plus fort, le machiavélisme des cours ; Danton, l'homme d'Etat des révolutions de main, tandis que Mirabeau, son matin, n'était que l'homme des idées.

 

XLVI.

La conception de la journée des brigands, prélude des journées plus sinistres main analogues de septembre, est dans le génie de Danton et de ses disciples, Marat et Camille Desmoulins, si elle n'était pas dans leurs actes. Par qui fut-elle conçue ? dans quel conciliabule secret de ces moteurs de mouvements intestins de la capitale et du royaume fut-elle adoptée ? par quelle coalition de ces trois ou quatre factions alors unies fut-elle fomentée ? par quel or et par quels instruments fut-elle servie et exécutée ? On l'ignore, nul n'en a revendiqué ou répudié jamais la gloire ou le crime. Mais sans pouvoir désigner nominativement l'auteur de ce coup d'Etat du peuple des campagnes, on ne peut le chercher, selon nous, avec quelque vraisemblance, que dans l'un de ces trois groupes d'agitateurs qui concertaient en ce moment-là leur action commune le parti de Sieyès à Versailles, le groupe du duc d'Orléans au Palais-Royal, le groupe de Danton, Camille Desmoulins et de Marat dans les réunions nocturnes de ces tribuns chez Danton, et peut-être à toutes ces factions à la fois. La pensée de cointéresser vingt millions d'hommes des campagnes à la Révolution par une conquête violente -et par quelques attentats irrémissibles, devait naître d'une même politique dans l'esprit des grands moteurs de la Révolution. Ils pouvaient encore redouter l'armée royale : il leur fallait lever en une nuit l'armée nationale.

 

XLVII.

Ils ne furent point trompés dans leur calcul : la panique répandue partout par quelques hordes de brigands fit lever en peu de jours deux millions de citoyens sous le nom de gardes nationales dans toutes les villes de France. La Révolution, qui n'avait que des forces morales, eut un peuple armé à sa disposition.

De ce jour elle fut invincible. Le pouvoir législatif avait échappé au roi par la transformation des états généraux en Assemblée nationale ; le pouvoir exécutif lui échappa par la transformation de deux millions de citoyens en armée civique. La souveraineté avait passé dans le peuple à Versailles, à la voix de Mirabeau ; le gouvernement avait passé dans le peuple le 16 juillet, au renvoi des ministres et au rappel de N. Necker. L'épée passa dans le peuple après la nomination révolutionnaire de Lafayette au commandement de la milice civique à l'hôtel de ville. Il ne restait rien au monarque que le droit dérisoire de sanctionner de son nom toutes les conquêtes faites violemment contre son autorité. L'anarchie populaire, à Paris, avait le sentiment de sa toute-puissance. Elle ne se contentait plus de pouvoir, elle demandait du sang ; les pierres de la Bastille ne suffisaient plus pour assouvir sa victoire, elle exigeait à grands cris des victimes en expiation des terreurs que le coup d'État déjoué des ministres lui avait inspirées. Le hasard et le malheur des temps leur en livrèrent deux.

 

XLVIII.

Le baron de Breteuil et ses collègues avaient fui avec le comte d'Artois et la famille de Polignac hors des frontières. On ne pouvait atteindre les auteurs, on rechercha avec une férocité implacable les instigateurs du renvoi de Necker et du blocus de Paris. Des haines personnelles, dit Bailly dans ses Mémoires, répandirent dans le peuple le nom de Foulon, ancien intendant de Paris, et de Berthier, son gendre, encore intendant de l'armée. Ils furent désignés à la vengeance de la multitude comme des ennemis publics qui voulaient perpétuer la servitude et l'indigence des masses et qui avaient conseillé au roi la guerre et la famine contre Paris. Un nom prononcé dans ces fermentations civiques est un arrêt de mort ; la calomnie ne donne pas le temps à la justice, et la main immole avant d'avoir choisi.

Foulon avait à la cour la renommée d'un de ces hommes inflexibles aux concessions et qui ne conseillent au pouvoir que la force, pour le flatter autant que pour le servir. Le maréchal de Broglie, qui connaissait sa rigidité, avait demandé Foulon pour collègue dans le ministère destiné à dompter Paris et à subjuguer l'Assemblée nationale. Foulon, accablé d'années, refusa le ministère, mais il adressa au roi un mémoire acerbe dans lequel il plaçait habilement ce prince dans la nécessité terrible ou de plier en tout sous les exigences de la Révolution et de se faire lui-même le grand révolutionnaire de son royaume, ou de reprendre à l'instant le sceptre et le glaive absolu, et de dompter par la force cette insurrection des idées en punissant sévèrement l'audace des séditieux et des tribuns. Ces conseils, qui avaient transpiré à Versailles, avaient laissé d'âpres ressentiments dans les âmes contre des hommes désignés ainsi à la vindicte du trône.

 

XLIX.

Foulon, rentré à Paris et ignoré du peuple, n'avait pas quitté encore son hôtel pendant les émotions du 13 au 14 juillet et pendant le siège de la Bastille. Il apprit le 16 que son nom, jeté par ses ennemis à la colère du peuple, circulait chargé de soupçons et d'imprécations dans les groupes. Il alla demander un passeport à sa section pour s'échapper de la ville avant que ces murmures encore sourds eussent éclaté en accusations formelles contre lui. Pour mieux déjouer la haine publique et pour tromper les habitants de son quartier, il profita de la mort d'un de ses domestiques pour lui faire faire de riches funérailles. Il répandit dans la ville le bruit de sa propre mort attestée aux yeux de ses voisins par cette éclatante sépulture. A la faveur de ce bruit généralement adopté par la foule, Foulon sortit inaperçu de Paris le 19 juillet, et se réfugia au château de Virq, chez M. de Sartines, son ami, sur la route de Fontainebleau.

Le château de Virq était inhabité dans ce moment. Foulon ne s'y fit pas recevoir sous son nom. Mais, le lendemain, une lettre à son adresse étant arrivée à Virq, et son vrai nom s'étant répandu dans le village, les paysans, déjà ameutés par la rumeur publique contre le nom de Foulon, sonnèrent le tocsin, cernèrent les murs et l'arrêtèrent comme ennemi public. La rage des campagnes' contre le prisonnier commença le supplice de Foulon avant son entrée dans Paris. Par allusion à un mot atroce qu'on lui attribuait faussement : « Il faut faire manger de l'herbe » au peuple, » les paysans de Virq lui attachèrent un collier d'orties et un bouquet de chardons sous le visage, une botte de foin sur les épaules, le jetèrent garrotté, les mains derrière le dos, sur une charrette de fumier, et le conduisirent à travers des huées renaissantes jusqu'à Paris. Toute la route ne fut qu'une suite de stations d'un long Calvaire. Épuisé de sueur, de tortures et d'inanition, on ne lui tendit qu'un verre de vinaigre pour le désaltérer.

On ne sait qui inspirait plus de pitié ou plus d'horreur dans ce hideux cortége, ou de cette victime qui expiait des opinions antipopulaires, ou de ce peuple qui se vengeait avec une si brutale atrocité et qui se montrait, le second jour de sa liberté, si digne de la servitude.

 

L.

La charrette qui portait Foulon s'arrêta, le 22 juillet, à six heures du matin, sur la place de Grève. Le comité permanent, embarrassé d'un tel hôte, se hâta de le soustraire aux rares spectateurs du cortége, et de le faire cacher dans une des pièces voisines du lieu de ses séances. Le conseil se proposait d'attendre la nuit pour faire transporter le prisonnier dans une des prisons de Paris ; mais le bruit de son arrivée, la dérision de son costume, la renommée de son nom, la soif de vengeance et peut-être aussi le geste d'ennemis secrets indiquant cette tête à la foule, attirèrent bientôt autour de la charrette vide de Foulon, et sous les murs de l'hôtel de ville, la multitude matinale des faubourgs et des marchés de Paris.

Une immense rumeur, d'où sortait le nom de Foulon dans des éclats de voix terribles, demandait impérieusement qu'on livrât le prisonnier au peuple pour en faire lui-même justice. La garde de Paris contenait à peine l'assaut tumultueux de ces cris et de ces flux de peuple aux portes. On menaçait de mettre le feu à l'édifice si on tardait à rendre le prisonnier. Le comité tremblait également de céder ou de résister à ces cris. Le maire, Bailly, qu'on avait envoyé avertir dans une campagne où il avait passé la nuit, venait d'accourir. Il se revêtit de ses insignes et de sa popularité, et descendit, escorté de quelques-uns des électeurs, pour haranguer sur le perron le peuple. On ne répondit à ses supplications que par des rugissements, on étouffa sa voix dans des sommations implacables.

Bailly remonta désespéré dans la salle. Quelques électeurs, espérant mieux de la pitié que de la raison du peuple, firent avancer Foulon garrotté sur le balcon de l'hôtel, et l'exposèrent dans cette attitude de suppliant aux regards de la place. Cette complaisance pour la curiosité de la foule, cet appareil de supplice, ces cordes, ces mains liées derrière le dos, ces cheveux blancs, ce visage pâle, cette vieillesse presque octogénaire dont les années laissaient si peu de vie à retrancher au glaive, les gestes des électeurs qui entouraient Foulon et qui demandaient grâce ou sursis pour le captif, émurent le peuple et changèrent les imprécations en attendrissement. Les proscripteurs cachés qui avaient voué cet ennemi à leur vengeance sentirent cet amollissement de l'émeute. « Non ! non ! » crie une voix dominante dans la foule. « Qu'il descende ! qu'on nous le livre, et qu'il soit jugé par nous-mêmes ! »

 

LI.

A cette voix, les assassins les plus rapprochés des portes donnent un assaut plus irrésistible à la garde, franchissent les marches, se répandent dans les cours, montent les degrés, inondent les corridors, pénètrent dans la salle du comité permanent et demandent à grands cris le coupable.

Tout coupable doit être jugé d'abord, » répond Moreau de Saint-Méry. « Vous n'êtes pas des bourreaux. Vous voulez justice et non crime ? — Oui ! oui ! » répond la multitude. — « Eh bien ! pour juger, il faut des juges, » dit un électeur nommé Osselin. « Jugez vous-mêmes ! » s'écrie l'émeute. « Jugez sur l'heure, ou nous jugerons ! »

A ce cri, les membres du comité, cherchant à gagner du temps, disent au peuple de nommer lui-même les juges de l'accusé. On s'interroge, on se désigne du geste et de la voix les noms les plus connus parmi les membres présents du comité. On nomme Osselin, Varangue, Maginel, Picaud, Vergne, le curé de Saint-André-des-Arcs, le curé de Saint-Étienne-du-Mont, prêtres charitables et vénérés. Les deux curés, heureux d'échapper par le caractère miséricordieux de leur ministère sacré à la redoutable fonction qu'on leur impose, se récusent par la citation des lois de l'Église qui leur défendent de verser le sang. « C'est juste ! c'est juste ! » murmure la salle. « Nommons-en d'autres pour les remplacer. » Pendant qu'ils hésitent sur le choix, Lafayette, commandant général de la garde nationale, entre et prend place, à côté de Bailly, à la table du comité. Les cœurs se détendent, les visages s'éclairent à l'apparition du favori de Paris et du chef de la force armée. On espère tout de sa double intervention de tribun et de général. Un électeur, nommé Duveyrier, secrétaire du comité permanent, homme habile à éluder un crime, prend dans ce jugement le rôle de rapporteur public. Le peuple prend celui d'accusateur et de témoin.

 

LII.

« De quoi accusez-vous Foulon ? » demande avec une feinte impartialité Duveyrier. Mille voix lui répondent :

« Il a opprimé le peuple.

« Il a dit qu'il lui ferait manger de l'herbe.

« Il a conseillé la banqueroute.

« Il a accaparé les subsistances du peuple.

« Il a conspiré avec les ministres contre Paris.

« Il était du complut contre l'Assemblée.

« Qu'il meure ! qu'il meure ! qu'il expie ses forfaits et la faim et le sang du peuple !

« Oui ! qu'il meure ! qu'il meure ! » acclament des voix implacables. « Qu'il meure sur-le-champ ! » soufflent à la foule des hommes élégamment vêtus, mêlés aux costumes grossiers du peuple. « Ne souffrons pas qu'on nous amuse par ces lenteurs concertées ! Qu'il paraisse ! qu'il paraisse ! et qu'il entende son jugement ! »

 

LIII.

L'infortuné Foulon, séparé seulement de la salle où l'on agitait sa vie et sa mort par l'épaisseur d'une porte, entendait ces voix, ces débats, ces imprécations, ces impatiences. Aux cris impérieux qui le demandent, la porte s'ouvre. On l'amène en présence de ses assassins. US se lèvent pour repaître leurs yeux de son agonie. Ann de mieux l'exposer à la curiosité de l'auditoire et de le couvrir en même temps contre la fureur de la foule, on pose une chaise sur une table à côté de la table du conseil, et on le fait asseoir le visage tourné vers le peuple. Son aspect amollit encore une fois la colère des spectateurs. Sa Sérénité étonne les citoyens les plus rapprochés de lui. « Vous êtes bien calme dans un tel moment ! » lui dit à voix basse un de ces citoyens. « Le crime seul doit pâlir, » répond Foulon.

Une impénétrable haie d'hommes du peuple, les bras entrelacés et les pieds solidement buttés contre la balustrade, foirent une barrière entre la table du conseil et la foule. Lafayette se lève pour épargner ce nouveau crime à la liberté.

Si Mirabeau s'était levé ainsi, Foulon était sauvé ; mais Mirabeau était à Versailles, Bailly était consterné et sans voix. Lafayette n'avait ni le pathétique, ni la grandeur d'accent, ni la sublimité d'images, qui enlèvent de terre les masses éblouies, attendries d'éloquence, qui leur donnent le vertige de la magnanimité, qui leur arrachent d'abord des enthousiasmes, pue des larmes, et qui, substituant d'un mot des passions généreuses à des fureurs ignobles, rangent les hommes du côté de leur vertu contre leurs propres crimes. Sa parole honnête mais embarrassée dans des circonlocutions lentes et diplomatiques, convenable dans un congrès, était impuissante dans une sédition. Ne pouvant dompter le peuple, Lafayette essaya de se le concilier en le flattant. La seule manière de flatter la multitude était de lui sacrifier en apparence sa victime pour la lui arracher après. Lafayette, entraîné, par son désir même de sauver l'accusé, au delà des nécessités oratoires du moment, flatta trop au début la colère du peuple.

 

LIV.

« Je ne puis blâmer, messieurs, » dit-il, « votre indignation contre cet homme ; je ne l'ai jamais estimé ; je l'ai toujours regardé comme un grand coupable, et il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui. Vous voulez qu'il soit puni, nous le voulons aussi, et il le sera ; mais il a des complices ; il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire à l'Abbaye. » Tel fut ce discours, selon les journaux royalistes du temps. Selon le procès-verbal des électeurs, revu et modifié à loisir par Bailly et par Lafayette, les termes furent plus mesurés et plus doux pour l'accusé. Lafayette dit : Je suis connu de vous tous ; vous m'avez nommé votre général, et ce choix, qui m'honore, m'impose le devoir de vous parler avec la liberté et la franchise qui sont la base de mon caractère. Vous voulez faire périr sans jugement cet homme qui est là devant vous. C'est une injustice qui vous déshonorerait, me flétrirait moi-même.... Ce que je dis eu faveur des formes de la loi ne doit pas être interprété en faveur de M. Foulon. Je ne suis pas suspect à son égard, et peut-être même la manière dont je me suis exprimé sur son compte en plusieurs occasions suffirait seule pour m'empêcher de le juger. Mais plus il est coupable, plus il est important que les formes s'observent à son égard, soit pour rendre sa punition plus éclatante, soit pour avoir de sa bouche la révélation de ses complices, Ainsi je vais le faire conduire à l'Abbaye.

« Oui ! oui ! à l'Abbaye ! » cria la foule la plus rapprochée du bureau, en multipliant ses applaudissements pour donner l'apparence de l'entraînement d'une majorité unanime à la proposition de Lafayette. Foulon se crut sauvé, et dans l'émotion irréfléchie d'une victime échappée au couteau par une intervention soudaine, il battit des mains aux injures mêmes que venait de proférer contre lui Lafayette, et fit un signe d'intelligence et d'approbation à son sauveur. Ce geste n'échappa pas aux ennemis secrets qui avaient conspiré sa mort. « Vous le voyez, » s'écrièrent-ils en faisant remarquer ce geste au peuple, « les scélérats s'entendent ! » A ce mot, le peuple, toujours soupçonneux parce qu'il est aveugle, éclata en nouvelles imprécations. La voix de Lafayette se perdit deux fois dans le tumulte. « Qu'est-il besoin de juger un homme déjà jugé depuis trente ans ? » dit un orateur populaire en s'avançant avec le geste d'un licteur vers le bureau. « Qu'on nous le livre ! »

 

LV.

Lafayette voulut ajourner encore, mais des cris et des mouvements tumultueux annoncent l'insurrection du faubourg Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marceau dans les cours. Il n'y avait plus qu'un dévouement suprême qui pût sauver Foulon : c'était le moment de le couvrir de son corps ou de périr avec lui. Lafayette et Bailly auraient peut-être ainsi désarmé le peuple ou seraient morts pour sa vertu, mort plus belle que de mourir pour sa liberté. Un assaut des ennemis de Foulon renversa la chaise et leur arracha la victime. Foulon tombé, foulé sous les pieds, traîné dans la salle et sur l'escalier jusque sur la place, les bourreaux qui l'avaient saisi le jetèrent sous la lanterne, instrument banal des supplices populaires toujours dressé pour les exécutions.

La corde casse ; Foulon retombe sur ses genoux. II demande mains jointes qu'on abrège son martyre en le tuant sur-le-champ. Des sabres se lèvent sur sa tête pour lui accorder cette pitié dans le supplice. Les monstres qui l'entourent de plus près les écartent : le peuple a ses Busiris et ses Nérons sous les haillons comme sous la pourpre. L'infortuné, mutilé par sa chute, attend vainement pendant vingt-cinq minutes que l'instrument de sa mort soit réparé. Pendant ce long sursis des bourreaux, Bailly, Lafayette, la force armée impuissante, assistent en idée et immobiles à cette tragédie populaire. Ils gémissent sans rien tenter. Enfin, la corde arrive. On hisse la victime. Elle casse encore. Un autre intervalle de temps s'écoule pour procurer aux assassins une corde neuve. Foulon, pendu pour la troisième fois à l'angle de l'hôtel de ville, expire enfin aux acclamations de la place.

Ses bourreaux, pour bien attester que leur seule passion est la vengeance, le dépouillent de ses bijoux, de sa montre, de son or, et vont en faire offrande au bureau permanent. Ils les déposent sur la table. On leur donne un reçu comme un lâche témoignage de probité dans le crime. Ils redescendent applaudis par la foule ; ils coupent la tête du cadavre ; ils lui passent, comme un mors, un bâillon de foin entre les dents ; ils l'élèvent à la pointe d'une pique ; ils la promènent à travers Paris : fin tragique d'un homme que M. de Bezenval appelait un misérable, que Lafayette n'estimait pas, que la révolution redoutait comme un des conseillers les moins scrupuleux du despotisme, que des ennemis implacables désignaient au poignard, dont un jugement aurait peut-être fait un coupable, mais dont l'assassinat fit un martyr.

 

LVI.

Le cadavre de l'infortuné Foulon gisait encore an pied de la lanterne, quand son gendre Berthier de Sauvigny, intendant de l'armée du maréchal de Broglie, entra dans Paris accusé des mêmes crimes et bientôt victime de la même rage.

Berthier de Sauvigny portait un nom en haine à la France. Son père, homme complaisant aux volontés de la cour, avait accepté la place de président du parlement Maupeou, à l'époque où les privilèges parlementaires passaient pour des libertés nationales. Cette usurpation sur le vieux parlement avait compromis le nom de Berthier. Son fils avait épousé la fille de Foulon et suivi la carrière administrative de son beau-père. Devenu intendant de l'armée, irréprochable, mais inflexible dans sa gestion, injustement accusé d'avoir grossi sa fortune par des rigueurs que le peuple confond aisément avec des exactions, Berthier avait approvisionné, avec le zèle de son devoir et de ses opinions, l'armée royale pendant la molle campagne du maréchal de Broglie. Des ordres de sa main existaient et circulaient depuis la retraite de cette armée dans les mains de ses ennemis. Ces ordres portaient de délivrer des munitions et des vivres aux régiments, de rendre compte au ministre du nombre des soldats, des dispositions de Paris, des motions du Palais-Royal, d'établir un camp à Saint-Denis, de couper les blés dans la plaine de Paris pour nourrir la cavalerie, en indemnisant les fermiers.

Ces ordres d'un intendant général d'armée chargé de la subsistance des troupes en temps de guerre n'étaient que l'accomplissement de ses fonctions. L'opinion en fit des crimes. Le peuple indigent des faubourgs se souvenait de quelques actes de sévérité commis par Berthier dans le recrutement des soldats enlevés par la milice aux familles ; on prononçait son nom dans ses plaintes. C'était assez pour avertir Berthier de se dérober quelque temps au ressentiment juste ou injuste des masses. Sa fille lui conseillait l'éloignement, et il se retira à Compiègne, dans l'intention de laisser passer l'orage. Mais le peuple a les yeux et les mains partout. Deux maçons, qui travaillaient sur un échafaudage, aperçurent un étranger qui traversait avec inquiétude la rue de Compiègne ; ils descendirent, ils l'arrêtèrent, ils le conduisirent à la municipalité. C'était Berthier.

L'émeute courut sur ses traces et le disputa à la prison. Les municipaux, n'osant ni le détenir sans droit ni le relâcher avec sûreté pour sa vie, demandèrent des ordres et une escorte à la commune de Paris. Bailly et Lafayette envoyèrent deux cent cinquante cavaliers pour l'emmener à Paris et le couvrir sur la route : ils espéraient le soustraire ainsi à l'animation des compagnes, le faire entrer de nuit dans la capitale, le laisser oublier dans une prison. Leurs bons desseins furent trompés par le retentissement du nom de Berthier sur toute la route. Six cents cavaliers volontaires se joignirent à son escorte au retour pour surveiller le collée du captif. Les campagnes, levées à son nom, formèrent à sa suite une armée de bourreaux. Il arriva de Compiègne aux barrières de Paris à travers mille outrages et mille morts. Pour comble de malheur, il y arriva au soleil levé et au moment où Foulon, son beau-père, dont on le croyait le complice, expirait sous les pieds de la municipalité.

 

LVII.

Les attroupements qui attendaient Berthier arrêtèrent son escorte à la barrière. On le fit monter dans une charrette, pilori ambulant sur lequel des inscriptions sinistres en lettres de sang attiraient les regards et les malédictions de la foule. On y lisait avec horreur :

« Il a volé le roi et la France.

« Il a sucé le sang du peuple.

« Il a dévoré la substance du pauvre.

« Il a été l'esclave des riches et le tyran des malheureux.

« Il a trahi sa patrie.

Ces inscriptions accusatrices, montrées du doigt au peuple par des proscripteurs inconnus qui suivaient le char, disaient le crime et sollicitaient la vengeance. D'autres délateurs, d'un costume et d'un langage au-dessus du commun, élevaient à la pointe des piques des morceaux de pain noir mêlé de paille ; ils portaient ces témoignages fétides de la misère du peuple et de la concussion du Magistrat sous le visage de Berthier, en lui disant : « Voilà le pain que tu fais manger aux malheureux ! » La haine publique grossissant dans son cours avait fait de ce supplice un triomphe dérisoire. Des hommes bien vêtus, des femmes élégantes, couronnées de lauriers et tenant à la main des gerbes d'épis verts marchaient en avant de la charrette, au son des instruments et à la lueur des torches : on eût dit les funérailles de la misère et de la faim.

Berthier, plus étonné qu'intimidé par ce concours et par ce délire, contemplait avec impassibilité cette ville soulevée à son nom, et disait à l'électeur Larivière, qui le couvrait de son corps : « Ce peuple est-il fou ? »

 

LVIII.

Mais, en sortant du faubourg Saint-Denis pour suivre le boulevard, un groupe sanguinaire, averti de son passage, courut au-devant de Berthier, et lui présenta face à face la tête coupée et livide de son beau-père. Berthier la reconnut, s'inclina et lut sa mort dans cette mort. « Hélas ! » dit-il à Larivière en reportant sa pensée au Calvaire du juste, « je croirais ces avanies sans exemple si le Christ n'en avait éprouvé de plus sanglantes !... Mais il était Dieu, » ajouta-t-il avec un accent amer de reproche à sa destinée et de retour sur sa faiblesse, « et je ne suis qu'un homme ! »

Son cortége, ralenti par ces stations dans mille outrages et par cette cruelle avidité de voir le prisonnier, n'arriva qu'en pleine nuit à la place de Grève. Bailly, Lafayette et. les électeurs l'attendaient, pour satisfaire le peuple par un simulacre d'interrogatoire, dans la salle Saint-Jean, prison de toutes les révolutions.

Le maire l'interrogea sommairement. Berthier, après l'interrogatoire, implora un moment de repos, que quatre nuits d'insomnie et de supplices lui rendaient nécessaire. Mais le peuple ne voulait lui accorder que le sommeil de la mort. Des hordes féroces écartent. les spectateurs, forcent l'escorte, somment Bailly et Lafayette de leur livrer l'accusé. Bailly balbutie des mots incohérents. Lafayette, déjà vaincu dans sa résistance au meurtre de Foulon, a perdu sa force morale par ce premier crime impuni. Le maire dit enfin :

« Qu'on le conduise à l'Abbaye ! » Nul ne pouvait se dissimuler que le supplice l'attendait sur la route, à moins que Lafayette, rappelant à lui tous les bons citoyens armés de la milice, ne lui frayât lui-même le chemin. Mais cette milice, confondue avec le peuple, et déjà complice par la terreur qu'elle dissimulait sous une conformité de haine contre la victime, ne protégeait plus, de son inertie, que l'assassinat.

 

LIX.

Berthier, à ces mots de Bailly, poussa un profond soupir, et suivit ses gardes jusque sur la place. Plein de sang-froid cependant, et s'apercevant qu'au lieu de le diriger vers le quai, chemin de l'Abbaye, on le poussait du côté opposé de la place, sous la lanterne qui avait servi de potence à son beau-père, il pressent son sort, frémit, non de la peur, mais de l'ignominie de ce supplice, se dégage, par un soubresaut violent, des mains qui le tiennent par ses habits, arrache à un garde national, abattu par lui, son fusil armé de sa baïonnette, fond sur ses assassins, frappe, assomme, perce au hasard tout ce qui tombe sous son arme, trace un large vide autour de lui en faisant tournoyer son arme sur mille têtes, et ne s'affaisse que sous les pointes de mille piques dont son corps est hérissé. L'ivresse du combat ne lui laissa pas sentir du moins l'agonie du supplice. Il tomba sur les cadavres de ses assassins.

Un dragon déserteur, devenu bourreau de la populace, fendit le corps de Berthier à la pointe de son sabre, dispersa ses entrailles, lui arracha le cœur de la poitrine, et porta ce cœur sanglant sur le bureau de Bailly et de Lafayette.

« Voilà le cœur de Berthier ! » hurla la borde triomphante. Les spectateurs frémirent ; Bailly fut pétrifié de stupeur ; Lafayette, consterné, s'écria avec un geste de découragement et de honte : « Qu'on me délivre d'une charge qui me force à être témoin de ces horreurs ! »

Se trouvant incapable de réfréner ces assassinats et incapable de les tolérer, il donna le soir sa démission de commandant général de la garde nationale. Cette démission était évidemment dans son esprit une protestation contre ces crimes et un reproche à la multitude. Il la retira le lendemain, sur les instances de Bailly, des électeurs et des députations de la milice de Paris qui vinrent lut apporter des supplications, des repentirs et des serments d'obéissance. La ville trembla de se sentir livrée, par la démission de son général, à la merci des scélérats qui venaient de lui imposer le silence et l'impunité à de tels crimes. Lafayette pensa que la honte et l'indignation de ces forfaits lui rendraient l'ascendant nécessaire pour les prévenir après ce premier emportement.

Il dut penser aussi qu'abandonner, au début de sa popularité, la première place à la fois légale et populaire dans la révolution entre le peuple et le roi, c'était abdiquer à jamais la gloire, l'ambition et le hasard de sa vie, et se réduire à n'être dans la suite qu'un factieux s'il voulait repasser au peuple, ou un courtisan s'il se ralliait à la cour. L'ambiguïté 'de son rôle, qui faisait sa force Présente et future, lui commandait de beaucoup patienter avec le peuple, afin de rester imposant à l'Assemblée et au roi. Il obéit à ces deux pensées, et il se contenta d'imposer à la garde nationale un serment qui ne lie personne quand il est prêté par un corps sans discipline et sans responsabilité.

 

LX.

Pendant que les bons citoyens prêtaient ce serment de complaisance entre les mains de Lafayette et qu'on lavait le sang des victimes, la perversité cynique des agitateurs et des corrupteurs du peuple jouait avec ce sang et riait de ces cadavres dans d'infâmes pamphlets. On criait, le lendemain de ces meurtres impunis, dans les rues de Paris : La démission du bourreau de l'iris ; La lettre dm bourreau ii ses confrères ; La rie, la mort et les miracles de monsieur Foulon ; la botte de foin ou la mort tragique d'un ministre de quarante-huit heures ; Les enragés aux enfers ; Le convoi, service et enterrement de grés-Amas et très-puissants seigneurs Foulon et Berthier de Sauvigny, morts subitement en place de Grève ! Il y a, dans les crimes populaires, quelque chose de plus lèche et de plus scélérat que ces crimes eux-mêmes, c'est la perversité froide des pamphlétaires qui les souffle et le rire satanique des adulateurs qui les absout. La plaisanterie sur les cadavres est l'impénitence des nations. Ces symptômes révélaient dans la vieille France monarchique des masses de vices et de férocité accumulées qu'il était périlleux de remuer. Ce peuple avait été élevé pour la servitude on pour la révolte ; mais les maîtres de la nation n'avaient rien préparé pour la raison et pour la liberté : ils trouvaient sous leurs pas le peuple qu'ils avaient fait. Ils en ont accusé depuis la liberté. Le peuple du 22 juillet, du 6 octobre et des journées de septembre, avait-il été élevé par la liberté ou par le despotisme ? Des crimes répondent en 1789 à cette question ; des modérations et des vertus répondent en 1848. L'histoire doit ce témoignage et cette lumière : c'est la servitude qui déprave, c'est la liberté qui adoucit.

 

LXI.

L'Assemblée nationale, saisie dès le 20 juillet des pressentiments de ces crimes, cherchait déjà vainement autour d'elle des armes pour réprimer les désordres des provinces et les assassinats pour cause supposée d'accaparement des blés, dont chaque minute lui apportait de nouveaux récits. Le pouvoir n'existait plus nulle part ; elle espérait le retrouver dans la raison publique.

Lally-Tollendal, qui attendait avec impatience le retour de M. Necker, voulait empêcher le royaume de se décomposer avant l'arrivée de ce ministre. Fort de l'empire que sa voix avait paru exercer deux fois sur le peuple à l'hôtel de ville, cet orateur crut que sa voix suffirait encore à calmer les provinces. Il proposa à l'Assemblée de parler au peuple par une proclamation qui rappellerait la panique à la raison, le brigandage à l'ordre, la férocité à la douceur. Cette proclamation honnête et pathétique, soutenue par Dupont (de Nemours) et par les monarchistes modérés, fut combattue par Robespierre, homme encore inconnu dans l'Assemblée, mais qui dévoila la défiance de son caractère dans son premier mot. Robespierre montra le danger de désarmer le peuple de sa vigilance et de ses ombrages avant que le désarmement des conspirateurs de l'aristocratie et de la cour Mt mieux constaté. Un Girondin futur, Buzot, ami de Robespierre, s'inquiéta du péril de ranger si promptement au nombre des mauvais citoyens les citoyens armés et débout pour soutenir la Révolution. La proclamation de Lally-Tollendal fut renvoyée à l'examen réfléchi des bureaux.

 

LXII.

Le jeudi 23 juillet, les crimes de Paris étaient connus à Versailles. Lally-Tollendal y trouva un motif d'urgence de plus à sa proposition. Son âme sensible avait été profondément émue la veille par une circonstance qu'il raconta pathétiquement à ses collègues.

Le jeune fils d'une des victimes de la veille, Berthier de Sauvigny, apprenant l'arrestation de son père à Compiègne, redoutant le sort qui l'attendait à Paris, avait cherché dans son cœur à quelle intercession il pourrait recourir pour préserver les jours de son père. Le bonheur que Lally-Tollendal avait eu de réhabiliter le sien par son éloquence, l'impression produite le 17 à l'hôtel de ville par la voix du même orateur, avaient inspiré au fils de Berthier l'idée de s'adresser à Lally-Tollendal. Dans la nuit du 22 au 23, ce jeune homme se jette tout en larmes au pied du lit où reposait Lally-Tollendal. Il le conjure, au nom du dévouement filial qu'il avait montré lui-même pour l'auteur de ses jours, de sauver le sien par une intervention puissante de l'Assemblée. M. de Lally-Tollendal, attendri, lui promit ses efforts. Mais l'Assemblée, attendant dans la stupeur la fin des tragédies de la capitale, ne se réunit pas pour délibérer pendant ces deux jours.

Lally recourut au roi. Le roi n'hésita pas à écrire de sa propre main à Bailly et à Lafayette pour demander la vie de Berthier au peuple. L'émeute inexorable avait été sourde à l'intercession des chefs de Paris. Berthier n'était plus.

Lally veut, le 23, remuer son sang pour émouvoir l'Assemblée. L'Assemblée, dans l'impossibilité d'agir ; ne veut pas paraître encore. Mounier, déjà effrayé des pas de la Révolution, dont il a ouvert un des premiers la carrière, soutint seul la proclamation de Lally. « Au moins, » dit-il, « si vous succombez, vous aurez fait votre devoir : c'est la première gloire et la dernière consolation des hommes de bien. — Le sang qui coule est-il donc si pur ? » dit Barnave. Mot qui fit le deuil et le repentir de sa vie.

 

LXIII.

Mirabeau, invisible et muet pendant ces journées de crise, veut à la fcis 'parler en législateur et agir en tribun. Il se lève ; il écarte, par la puérilité et l'insuffisance des moyens, le projet d'une vaine proclamation au peuple ; il rejette, sans les qualifier, tous les malheurs et tous les meurtres sur le prétendu antagonisme entre les électeurs et la commune, il présente l'institution immédiate des municipalités comme le remède à tous les désordres. Cette proposition dérisoire, dans un moment où il n'existait aucune législation uniforme sur les pouvoirs municipaux, est réfutée d'un mot par Mounier, qui demande à Mirabeau s'il prétend créer l'anarchie sous les mille formes des municipalités dans le royaume. Mirabeau confondu réplique par des sophismes confus, qui ne révèlent que sa légèreté de raison et son embarras.

Lally-Tollendal le prend corps à corps. « Les coups terribles, » dit-il à Mirabeau, « portés par un ministre coupable ont amené ces scènes effrayantes. Le peuple demande vengeance ; mais il faut de la subordination dans la justice : autrement on n'aurait secoué le joug des ministres que pour tomber sous le glaive des factions... on peut avoir beaucoup de génie, de grandes idées, et être un tyran, » ajouta Lally-Tollendal, en dirigeant visiblement sa pensée, son regard, son geste vers Mirabeau, violemment soupçonné alors de ne pas être étranger aux mouvements de Paris. L'Assemblée s'offensa de ce regard, de ce geste. Un murmure étouffa la voix de l'orateur ; elle prenait, en immense majorité, parti pour la capitale : elle craignait de trop accuser ses propres défenseurs.

 

LXIV.

Un député, Gour d'Arcy, mêla des excuses sur le meurtre de M. de Launay à des prédictions sinistres sur les crimes futurs de la multitude si on ne les arrêtait pas dès les premiers jours. « Un gouverneur d'une place prise d'assaut, » dit-il, « tombe sous les coups d'un peuple nombreux qu'il avait voulu sacrifier au despotisme. Il a eu ce qu'il méritait... Mais aujourd'hui, rien ne peut justifier la fureur à laquelle on vient de se porter contre deux victimes. Ces hommes étaient coupables sans doute, mais il fallait les juger légalement.

« Eh ! ne croyez pas, messieurs, » poursuivit-il en dévoilant à demi les assassinats de la veille et en cherchant les instigateurs de ces forfaits dans des rangs plus élevés que les exécuteurs, « ne croyez pas que ce soit seulement cette classe d'hommes qu'on appelle peuple qui se soit portée à ces excès. Non ! un nombre immense de citoyens accompagnait la populace, l'encourageait, l'animait, et plusieurs même n'ont pas rougi de laver leurs mains dans le sang. Je frémis quand j'envisage les suites funestes de ces attentats ; le peuple peut s'accoutumer à ces spectacles sanglants, se faire un jeu de répandre le sang, le barbarisme devenir une habitude ; les proscriptions seraient éternelles ; des haines privées peuvent servir d'actes d'accusation. Je ne veux pas vous effrayer, mais je dois vous dire ce que je sais. Il existe déjà une liste de proscrits ; soixante personnes y sont inscrites ; plusieurs d'entre nous sont du nombre. »

 

LXV.

Ces listes existaient en effet. Berthier et Foulon étaient les premières exécutions de ces proscriptions anonymes. On n'a jamais su par qui ces listes avaient été dressées. Elles sortirent des calés et des clubs du Palais-Royal, comme des écriteaux de la vengeance émanée de conciliabules invisibles, pour diriger les piques populaires sur la tête d'ennemis désignés. Il est vraisemblable que les mêmes mains qui massacrèrent plus tard en masse dans les prisons de septembre jetèrent ces premiers cadavres à la populace pour l'allécher à ces exécutions. Les machiavels du massacre sentirent le besoin d'une terreur pour intimider l'aristocratie.

Malouet, orateur d'un sang-froid impartial, mais intrépide, reconnut qu'une insurrection nationale contre le despotisme avait un caractère supérieur aux lois, et vengeait des lois plus hautes en franchissant un moment des lois répudiées, mais il ne reconnut pas le caractère de soulèvement législatif dans les excès contre les vaincus désarmés. « Le peuple se plaint, » dit-il ; « eh bien ! qu'il accuse, qu'il désigne les coupables ; ils ne doivent point échapper à la sévérité des lois. »

L'abbé Grégoire, mêlant dans ses premières paroles un sentiment religieux d'humanité à l'accomplissement d'une révolution nécessaire, soutint le projet de proclamation de M. Lally-Tollendal à la nation, et demanda la prompte création d'un tribunal d'Etat pour désarmer le peuple, en réservant aux juges seuls le glaive de la justice politique.

Le chevalier de Boufflers, jusque-là poète de cour et de boudoir, mais nourri par Voltaire et par Jean-Jacques Rousseau des dogmes et des espérances d'une rénovation complète des idées et des institutions, admit la nécessité du tribunal d'Etat demandé par Grégoire. Barnave, dans des paroles dédaigneuses pour le sang versé, assura que le peuple cesserait de se venger lui-même aussitôt qu'on lui aurait donné la certitude d'être vengé par des jugements. Cette excuse aux bourreaux, après lui avoir coûté l'honneur, lui coûta à lui-même la vie.

Le comte de Virieu, député de la noblesse du Dauphiné, ami de Mounier, emporté comme lui aux premières démonstrations révolutionnaires de sa province contre la cour, et se cramponnant à l'ancien régime depuis qu'il s'écroulait, entrevit le péril des tribunaux populaires, et demanda qu'on renvoyât tous ces crimes aux tribunaux ordinaires et au parlement. C'était faire juger la Révolution par la Contre-révolution.

 

LXVf.

Pétion de Villeneuve, avocat de Chartres, réclama l'institution anglaise des jurés nominés par le peuple. L'Assemblée, hésitante, au moment de saisir une véritable dictature judiciaire en matière de crimes d'Etat, se borna à créer un comité de recherches dans son propre sein, pour recevoir les dénonciations contre les auteurs des malheurs publics.

Elle énuméra, dans le préambule de ce décret, sous forme de déclaration au peuple, tout ce qui était de nature à réconcilier le peuple et le roi, et à rendre le calme à la nation par le sentiment de sa victoire.

« L'Assemblée nationale, considérant que depuis le premier instant où elle s'est formée, elle n'a pris aucune résolution qui n'ait dm lui obtenir la confiance des peuples ;

« Qu'elle a déjà établi les premières hases sur lesquelles doivent reposer la liberté et la félicité publiques ;

« Que le roi vient d'acquérir plus de droits que jamais à la confiance de ses sujets ;

« Que non-seulement il les a invités lui- même à réclamer leur liberté et leurs droits, mais que, sur les vœux de l'Assemblée, il a encore écarté tous les 3u-jets de méfiance qui pouvaient porter l'alarme dans les esprits ;

« Qu'il a éloigné de la capitale les troupes dont l'aspect ou l'approche avait répandu l'effroi ;

« Qu'il a éloigné de sa personne les conseillers qui étaient un objet d'inquiétude pour la nation ;

« Qu'il a rappelé ceux dont elle désirait le retour ;

« Qu'il est venu dans l'Assemblée nationale, avec l'abandon d'un père au milieu de ses enfants, lui demander de l'aider à sauver l'Etat ;

« Que, conduit par les mêmes sentiments, il est allé dans sa capitale se confondre avec son peuple et dissiper par sa présence toutes les craintes qu'on avait pu concevoir ;

» Que dans ce concert parfait entre le chef et les représentants de la nation, après la réunion consommée de tous les ordres, l'Assemblée s'occupe et ne cessera de s'occuper du grand objet de la constitution ;

« Que toute méfiance qui viendrait actuellement altérer une si précieuse harmonie ralentirait les travaux de l'Assemblée, serait un obstacle aux intentions du roi, et porterait en même temps une funeste atteinte à l'intérêt général de la nation et aux intérêts particuliers de tous ceux qui la composent ;

« Qu'enfin, il n'y a pas de citoyen qui ne doive frémir à la seule idée de troubles dont les suites si déplorables seraient la dispersion des familles, l'interruption du commerce ; pour les pauvres, la privation de secours ; pour les ouvriers, la cessation de travail ; pour tous, le renversement de l'ordre social,

« Invite tous les Français à la paix, au maintien de l'ordre et de la tranquillité publique, à la confiance qu'ils doivent à leur roi et à leurs représentants, et à ce respect pour les lois sans lequel il n'y a point de véritable liberté ;

« Déclare, quant aux dépositaires du pouvoir qui auraient causé ou causeraient par leurs crimes les malheurs du peuple, qu'ils doivent être accusés, convaincus et punis, mais qu'ils ne doivent l'être que par la loi ; que la poursuite des crimes de lèse-nation appartient aux représentants de la nation ; que l'Assemblée, dans la constitution dons elle s'occupe, indiquera le tribunal devant lequel sera traduite toute personne accusée de ces sortes de crimes ;

« Ordonne que la présente déclaration sera imprimée et envoyée par tous les députés à tous leurs commettants respectifs. »

 

LXVII.

A peine cette promesse de satisfaction au peuple était-elle connue de Paris, que les dénonciations affluèrent de toutes parts contre des crimes présumés et le plus souvent imaginaires. La première de ces accusations, apportée à l'Assemblée, au nom de la ville de Vesoul, par un député de la Franche-Comté nommé Prunelle, témoignait assez, par son invraisemblance, de l'égarement des esprits à accuser et de la complaisance de l'Assemblée à croire. Pendant une fête patriotique donnée par M. de Mesmay, président au parlement de Besançon, à ses vassaux, au château de Quincy, un baril de poudre destiné aux manifestations de joie populaire éclata, tua un paysan et blessa quelques autres spectateurs. A l'instant, la rumeur publique transforme cet accident en complot et accuse le président d'avoir prémédité l'explosion d'une mine pour se venger, d'un seul coup, de l'opinion révolutionnaire de ses vassaux. La province entière retentit d'imprécations contre le prétendu auteur de cet assassinat en masse ; il est obligé de fuir au-delà des frontières pour se dérober à la fureur du peuple. L'Assemblée elle-même simule la crédulité et l'horreur en écoutant ce fabuleux récit. Elle ordonne à son président de se transporter immédiatement auprès du roi pour lui demander l'investigation et la punition de ce crime. Le roi lui-même, obligé de feindre une indignation de circonstance, déclare à, l'Assemblée qu'il partageait l'horreur publique, et qu'il écrirait aux puissances étrangères pour que l'auteur d'un si exécrable complot ne trouvât aucun asile sur la terre.

 

LXVIII.

Cependant le ministère était dissous. On attendait la réponse de M. Necker, l'homme nécessaire aux luttes du roi et de l'Assemblée. Cette réponse de M. Necker, si impatiemment attendue quelques jours avant, n'avait déjà plus l'intérêt qu'on y attachait e 16 juillet. Le mouvement dont le renvoi de ce ministre avait été l'occasion dépassait déjà M. Necker. La France et l'Assemblée ne tenaient plus à ce nom que par cette fiction d'enthousiasme évaporé qui défend à une passion publique de se démentir trop vite d'elle-même.

« Messieurs, » disait M. Necker dans sa lettre à l'Assemblée nationale, « sensiblement ému par de longues agitations, et considérant déjà de près le moment où il est temps de songer à la retraite du monde et des affaires, je me préparais à ne plus suivre que de mes vœux ardents le destin de la France et le bonheur d'une nation à laquelle je suis attaché par tant de liens, lorsque j'ai reçu la lettre dont vous m'avez honoré. Il est hors de mon pouvoir, il est au-dessus de mes faibles moyens de répondre dignement à cette marque si précieuse de votre estime et de votre bienveillance ; mais je dois au moins, messieurs, vous aller porter l'hommage de ma respectueuse reconnaissance, et il importe à mon bonheur de prouver au roi et à la nation française que rien ne peut ralentir un zèle qui fait depuis longtemps l'intérêt de ma vie. »

Des applaudissements dérisoires sur les bancs de Mirabeau, sincères sur ceux de Lally-Tollendal, unanimes et convenus dans la masse de l'Assemblée, éclatèrent à la lecture de cette lettre. Les uns voyaient dans cet homme le signe de la défaite de la cour, les autres le jouet bientôt dégradé de leurs exigences, le plus grand nombre un messie de popularité et de réconciliation dont la présence invoquée par les provinces et dont le génie inépuisable en miracles allaient calmer d'un mot les agitations du royaume.

Necker lui - même ne doutait guère de sa puissance en contemplant sa nécessité.

 

LXIX.

La lettre du roi et celle de l'Assemblée nationale, après l'avoir suivi à Bruxelles et sur les bords du Rhin, dans sa route vers la Suisse, l'avaient enfin trouvé à Bâle. Le jeu de la faveur et de la disgrâce s'était complu à réunir au même moment dans la même ville et dans la même hôtellerie le triomphateur et les victimes. La duchesse de Polignac, sa famille, ses enfants, ses amis fuyant la haine et la mort attachés à leur nom, arrivaient à l'auberge des Trois-Rois, à Bâle, au même instant où les courriers du roi et de la nation, couronnés de lauriers, y apportaient à M. Necker les repentirs de son souverain et les supplications de tout un peuple. La duchesse et le ministre s'étonnèrent ensemble de cette vicissitude qui leur attestait une fois de plus par leur propre exemple l'inconstance des peuples et la versatilité de la fortune.

Ce fut par la duchesse de Polignac que M. Necker connut pour la première fois les tumultes qui avaient suivi son départ, la prise de la Bastille, les meurtres de Paris, l'insurrection générale des provinces, la terreur (le la reine, la dégradation du roi, l'interrègne sanguinaire qui couvrait la France de pouvoirs anarchiques et d'une armée de baïonnettes civiques.

Necker, dont l'orgueil pouvait jouir d'être vengé, s'affligea sincèrement avec les premiers proscrits d'une vengeance qui coûtait des larmes à la reine, de la dignité au roi, du sang à la France. Sa vanité se conciliait dans son âme avec la vertu. Elle faisait partie de cette vertu nième ; elle ne permettait pas à Necker la joie perverse du succès sur ses ennemis. Son cœur n'était ni insensible ni ingrat. Il aimait le roi, il plaignait la reine, il déplorait le sort de la duchesse de Polignac ; il se flattait de réparer promptement ces grands désastres, d'étancher ces larmes, ce sang, de relever ces ruines et d'en faire sortir un ordre nouveau qui rendrait un trône au roi, ses amis à la reine, une patrie à ces exilés. Il n'hésita pas à partir pour Paris avec sa femme et sa fille, madame de Staël, gloire future et immense de cette famille.

 

LXX.

Son retour à travers la France fut un long triomphe. Les provinces, toujours en retard sur la véritable impression de la capitale, croyaient que Necker, dont le nom avait tant retenti dans les soulèvements de Paris, était à lui seul la Révolution. Elles se levèrent pour l'accueillir comme une vengeance, une conquête, un principe. Il fendit avec peine sur la route les flots de la bourgeoisie, de la milice civique, du peuple, ivres de son nom. Les multitudes, agenouillées sur le bord des champs, élevaient leurs enfants vers lui comme vers une Providence. On trains dans plusieurs villes sa voiture à bras d'hommes ; les acclamations et les larmes, ces deux sacres des hommes populaires, le rassasièrent jusqu'à l'ivresse. Cependant une secrète tristesse se mêlait pendant cette ovation de deux cents lieues à sa joie. IL y avait du sang dans ce délire. Necker en avait horreur. Il acceptait bien des fanatismes, mais il n'accepterait jamais des cadavres. Révolutionnaire jusqu'aux limites de la monarchie et jusqu'aux limites du crime, il tremblait que cette impulsion irrésistible n'emporta la nation à des excès dans lesquels il frémissait de la suivre. Il résolut de tenter dès le premier jour la puissance de sa popularité.

 

LXXI.

Le baron de Bezenval, qui avait commandé si malheureusement l'armée de Paris sous le maréchal de Broglie, venait d'être arrêté par le peuple en fuyant à cheval vers la Suisse. Bezenval était, avec M. de Vaudreuil, M. d'Adhémar et quelques autres courtisans, un de ces hommes légers, spirituels, avides de faveurs, qui composaient la société intime de la reine chez madame de Polignac ; courtisan aussi du comte d'Artois, dont il flattait les jactances aristocratiques, destiné à commander les troupes suisses sous ce prince, qui en était colonel général, Bezenval, après avoir promis une victoire facile à la cour, n'avait su que temporiser et reculer devant l'émeute. Il accusait de son inaction les ministres, qui l'accusaient avec plus de raison de sa timidité. Sou nom, odieux aux deux partis, lui commandait de disparaître. Il avait pris, avec une escorte de trois cavaliers, la route de sa patrie. Une nuit de marche le séparait déjà de Paris, mais étant descendu de cheval à Villenaux pour prendre un peu de repos, et ayant imprudemment déployé une carte de France sur la table d'une hôtellerie pour y chercher la route la plus courte vers la frontière, le peuple, attentif, le saisit, le reconnut, le jeta dans une prison, et envoya deux députés à Paris pour annoncer à la commune que le chef des conspirateurs était dans ses mains et pour l'offrir à sa juste colère.

Bezenval, en entrant dans Paris, aurait certainement mêlé son sang à celui de Flesselles, de de Launay, de Foulon, de Berthier. Bailly et Lafayette sauvèrent ce forfait de plus à la capitale en ordonnant à la municipalité de Villenaux de garder Bezenval dans sa prison jusqu'à ce que le tribunal chargé de juger ses actes fût en fonction. La municipalité de Villenaux, refusant d'obéir, se disposait à conduire son prisonnier à Paris, quand M. Necker, dirigeant sa route par cette ville, obtint de l'enthousiasme de la population que Bezenval serait envoyé dans un château-fort des environs pour y attendre les décrets de l'Assemblée. Compatriote et ami de Bezenval, Necker promit au général d'intercéder pour lui auprès de ses ennemis.

 

LXXII.

Necker, accueilli par le peuple à Versailles en souverain plus qu'en ministre, reçut les félicitations du roi et de la reine avec une décence loyale et triste qui n'insultait pas à la défaite. L'Assemblée abaissa devant lui pour un jour la dignité d'une nation devant un citoyen. On eût dit qu'elle se Mitait de le faire jouir, jusqu'à satiété, de la dernière heure de sa popularité, avant de le replonger dans l'oubli et dans le néant de son impuissance.

La première pensée de Necker, après avoir ressaisi le gouvernement, fut d'aller sonder Paris dans son propre foyer, triompher à l'hôtel de ville, reconnaître les nouveaux pouvoirs populaires nés pendant son absence, et renouer entre le peuple et lui une cordialité redoublée par son exil. Lafayette, peu sûr d'un ascendant récent et déjà deux fois dépassé par les masses populaires, acceptait avec plaisir Necker pour auxiliaire de l'ordre à peine rétabli. Caresser Necker d'ailleurs en ce moment, c'était caresser l'opinion publique pour la dompter plus tard. Le roi lui-même, entièrement à la merci de son ministre rappelé et n'espérant plus qu'en lui, n'était pas fiché d'avoir dans M. Necker un intercesseur désormais nécessaire entre sa capitale et le trône. Necker sortit de Versailles et fit son entrée solennelle à Paris, non en ministre, mais en maire du palais. Sa voiture, précédée de la musique des gardes, escortée par la milice de Versailles, roula lentement vers Paris à travers des flots de peuple qui ne faisaient de leurs acclamations renaissantes qu'un* seul cri de Vive M. Necker ! Vive la nation !

 

LXXIII.

La ville entière était debout pour le recevoir. Les barrières changées en arcs de triomphe, les milices sous les armes, les vieillards, les femmes, les enfants aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres, les battements de mains, lai gestes de tendresse, les larmes d'espérance, les inscriptions portées devant sa voiture sur des bannières « Voilà notre sauveur ! Voilà le père du peuple) Voilà le véritable ami de la nation et du roi ! » les unes de chêne, de laurier, de fleurs jetées sens les roues, ou présentées à la femme et à la fille du ministre adoré pour que ces mains chères le déposassent sur la tête de l'époux et du père ; ce groupe de famille étalé en pompe devant la multitude, toujours sensible à ces spectacles d'attendrissement domestique ; enfin, l'espérance vague de l'intervention d'un grand homme de bien et de génie qui revenait, comme Solon, arracher les armes de la guerre civile des mains des citoyens, fonder la démocratie et jouir de son ouvrage ; toutes ces illusions, toutes ces perspectives, tous ces prestiges, tous ces souvenirs, tous ces augures de sagesse, de liberté, de paix, faisaient de l'entrée de M. Necker à Paris un de ces rares moments de trêve entre deux orages où les haines se détendent et où les cœurs s’ouvrent à la félicité publique.

 

LXXIV.

Le maire de Paris, le général de l'armée parisienne, les électeurs constitués en représentants de la commune, les chefs des districts, les hommes principaux de la noblesse, de la magistrature, de la bourgeoisie, du peuple, le reçurent sur le perron de l'hôtel de ville. Bailly exprima le sentiment public dans un discours qui respirait comme son âme la passion de la concorde et de la liberté.

Necker répandit son bonheur en effusions de reconnaissance et de sensibilité. La présence des membres • les plus aimés de l'Assemblée et de la cour qui lui faisaient cortège, les larmes de sa femme et de sa fille, dont les cœurs triomphaient du triomphe d'un père et d'un mari et ajoutaient le pathétique à la gloire, préparèrent aux paroles de M. Necker un applaudissement unanime. Il profita avec opportunité d'un de ces moments d'émotion où les hommes rassemblés ne refusent rien à leur idole, pour invoque la concorde, la réconciliation, la générosités l'amnistie pour les adversaires de la veille, et pour implorer la grâce, la vie, la liberté de Bezenval. Une acclamation lui accorda tout.

Cette acclamation magnanime du comité retentit de la salle 3ur la place. La foule, qui l'inondait, appela Necker à grands cris pour ratifier le pardon. Il parut au balcon entre sa femme et sa fille. La grâce et l'amnistie remontèrent à eux sur les cris et dans les gestes du peuple. Clermont-Tonnerre, une des grandes voix de la jeune Assemblée, harangua les spectateurs devant Necker, comme Lally-Tollendal les avait harangués devant le roi. Il se fit tour à tour l'interprète de Paris et l'interprète du ministre. Bailly, Lafayette, le comité des électeurs, les représentants de la commune, portèrent d'enthousiasme un décret qui ordonna la liberté de Bezenval et porta l'oubli des griefs du peuple à tous ses ennemis.

Necker emporte de l'hôtel de ville la grâce de son client, l'espérance et la purification générale des cœurs ; il traverse Paris en roi de l'opinion qui vient de subjuguer tous les cœurs ; il rapporte à la reine la vie de son courtisan et au roi la vie de ses défenseurs.

Ce fut le plus beau et le dernier jour de la popularité de Necker. On eût dit que la France ne l'avait rappelé que pour le découronner avec plus d'appareil de sa gloire.

 

LXXV.

Des historiens du parti de la cour et des historiens du parti de la Révolution ont blâmé avec amertume, les uns l'insolence, les autres la présomption de M. Necker dans ce triomphe cherché et obtenu à Paris, triomphe qui effaçait le roi, et cette amnistie implorée du peuple qui effaçait l'Assemblée. Les hommes impartiaux ne sauraient lui faire un crime de cette tentative en considérant le double but de cette ovation. Si jamais un homme populaire dut se parer de sa popularité tout entière et exalter jusqu'au délire, par des artifices honnêtes, l'enthousiasme d'une capitale pour lui, afin de dépenser généreusement et à propos cette popularité et ces enthousiasmes d'un seul coup, par une surprise à la magnanimité du peuple, ce fut ce jour-là. M. Necker avait à réconcilier, sous ses auspices, le roi, qu'il voulait sauver, et la nation, qu'il voulait servir. Il voulait, de plus, arracher des victimes à la vengeance de la Révolution, et étancher ce premier sang qui menaçait de tracer un courant sanguinaire à la liberté. Ces deux buts, l'un honnête, l'autre sublime, justifieraient assez, aux yeux de la postérité, le triomphe aussi pathétique que personnel du ministre à l'hôtel de ville. Dans ce triomphe éphémère, mais bien inspiré, la vanité à nos yeux disparaît sous la vertu.

 

LXXVI.

Mais cette dictature de la clémence, prise à la voix de M. Necker par les représentants de la commune,. ne fut pas plutôt connue dans les districts, dans les clubs et dans les conciliabules des partis ombrageux ou acerbes de Paris et de Versailles, qu'une rumeur, d'abord sourde, bientôt éclatante, s'éleva de toutes parts contre cette intercession du ministre et contre cet empressement de la commune.

« Ce ministre, que nous avons rappelé pour subjuguer une cour, se croit-il donc rappelé pour nous subjuguer avec ses larmes, pour nous donner ses attendrissements pour lois, pour désarmer la nation devant des ennemis encore en armes, pour encourager par l'impunité la cour à de nouveaux complots, pour se substituer à l'Assemblée nationale, au peuple de Paris, à la nation tout entière, et pour traiter de puissance à puissance', de nous et sans nous, avec quelques citoyens sans mandat, complices ou dupes de sa sensibilité larmoyante, à l'hôtel de ville de Paris ?, Non ! le peuple ne reconnaît à M. Necker ni le droit de sauver ses ennemis d'une juste terreur, ni le droit de la municipalité d'accorder aux prières d'un ministre des grâces et des amnisties qui ne lui appartenaient pas. »

Tels étaient les murmures que les agitateurs de Paris, irrités, implacables et jaloux, faisaient retentir le soir dans soixante districts, dans les réunions, dans les cafés et dans les places publiques de Paris. Les districts, presque unanimes, composés des hommes les plus véhéments des différents quartiers, protestèrent, les uns avec convenance, les autres avec indignation, contre cette usurpation du pouvoir national. L'unanimité et la colère de ces murmures, les pétitions multipliées des districts, l'agitation de Paris le lendemain, effrayèrent le comité et la commune. Bailly, Lafayette, les électeurs, pour concilier avec décence pour eux-mêmes leur émotion de la veille et leur intimidation du lendemain, interprétèrent leur décret comme simple vœu de la commune qui n'engageait pas les districts et la Dagon. L'amnistie, ainsi révoquée, ne donna qu'une nuit de joie à M. Necker, d'espérance aux prisonniers, de consolation au roi.

 

LXXVII.

Les mêmes rumeurs s'étaient élevées à Versailles par d'autres motifs. L'Assemblée nationale, déjà offusquée de ce pouvoir municipal de Paris, créé entre tous les pouvoirs et au-dessus d'eux, s'inquiétait avec raison de l'hommage que le ministre était allé lui porter avant de l'avoir aperçu elle - même. Elle s'offensait davantage de ce pouvoir illégal et dictatorial d'amnistie que le ministre et la commune s'étaient arrogé entre eux, comme si les autres pouvoirs avaient disparu entre le comité insurrectionnel et ce ministre omnipotent.

Mirabeau, dédaigneux de cette popularité vide et superbe d'un homme dont son génie avait mesuré dès longtemps l'insuffisance, les Lameth, le parti du duc d'Orléans, Barnave, Dupont, Péthion, Buzot, Sieyès, Robespierre, tous les membres de l'Assemblée dont les pensées ou les passions dépassaient les conquêtes que M. Necker prétendait limiter à lui-même, beaucoup de membres même du parti monarchique dans l'Assemblée, s'irritaient ou affectaient de s'irriter du dédain qu'on avait fait d'eux dans cet acte de souveraineté, de grâce et d'amnistie sollicité sentimentalement par un ministre et promulgué insolemment par une municipalité. Ils revendiquaient justement pour eux le droit de juger, de punir ou de pardonner des crimes d'Etat. Ils honoraient le sentiment qui avait emporté et égaré M. Necker, mais ils ne consentaient pas à subordonner leur autorité souveraine à une vaine et passagère explosion de sentiment.

D'autres, tels que Mirabeau, dévorés d'une ambition inquiète et convaincus de l'insuffisance du ministre à manier l'immense tempête que son imprévoyance avait suscitée, étaient pressés de porter, sous le prétexte de l'esprit de corps et en cachant leur main, une première atteinte à l'importance et à la vanité de l'idole du jour.

 

LXXVIII.

La discussion s'ouvrit à Versailles par la lecture d'une pétition des districts, qui, sans blâmer le sentiment de M. Necker et de la municipalité, demandait justice contre l'illégalité de l'amnistie. Mounier, Lally, Target, quoique amis de M. Necker, se hâtèrent, pour donner satisfaction à la vérité, de reconnaître que la mesure n'était pas légale, d'en revendiquer l'honneur et le droit pour l'Assemblée seule. Ils voulaient ainsi donner plus de consécration et d'irrévocabilité à l'acte en le taisent sanctionner par un pouvoir plus haut que la municipalité de Paris, l'Assemblée nationale.

Garat, député du Midi, homme dont la philosophie et les lettres tempéraient les opinions ardentes, transforma pour un jour la question de droit en question d'humanité, et proclama avec raison qu'en de telles circonstances, la magnanimité était la loi des lois.

Mais Mirabeau, inspiré par la haine invétérée qu'il portait à M. Necker, s'empara du rôle facile de complaire à la fois à deux partis unis dans l'esprit de corps. Il en développa éloquemment ce qu'ils ne savaient dire qu'à voix bosse, démontra avec la supériorité de logique et d'accent qu'il commençait à faire éclater, l'évidente inconstitutionnalité de l'acte. L'Assemblée, convaincue d'avance, déclara qu'elle approuvait l'interprétation atténuante donnée par la municipalité de Paris à la réponse à M. Necker, et qu'elle es réservait de faire juger seule les ennemis publics par le tribunal d'État qu'elle allait instituer. En conséquence, elle ordonna de réintégrer M. de Bezenval dans sa prison, mesure légale sans doute, s'il y avait légalité quelque part dans la subversion de toutes les lois antiques et avant la création des lois nouvelles, mais mesure impolitique et funeste, qui donnait raison à la vindicte du peuple, et qui de toutes les illégalités commises depuis trois jours, ne répudiait que l'illégalité d'un bon sentiment.

La malignité des hommes est telle que beaucoup de membres du parti monarchique votèrent, par inimitié contre L Necker, un décret dont la rigueur tombait sur leur complice dans le coup d'Etat et sur eux-anèmes.

 

LXXIX.

M. Necker, ainsi désavoué par ceux-là mêmes que sa popularité avait voulu couvrir, sentit à son tour l'inconstance du souffre populaire. Il dissimula la douleur que ce coup mortel à son importance venait de lui donner. Le pressentiment de sa faiblesse le saisit et lui inspira une attitude réservée dans sa visite à l'Assemblée le lendemain de cette humiliation. Le président de l'Assemblée, le duc de Liancourt, son ami, comme pour couvrir la cicatrice de fleurs, lui adressa au nom de ses collègues un discours où l'excès des hommages ressemblait presque déjà à la dérision.

« Monsieur, » lui dit le duo de Liancourt, « vous aviez, en vous éloignant des affaires, emporté les regrets et l'estime de l'Assemblée nationale ; elle l'a consigné dans ses arrêts, et en expriment ainsi les sentiments dont elle était pénétrée-, elle n'a été que l'interprète de la nation. Le moment de votre retraite a été celui d'un deuil général dans le royaume.

« Le roi, dont le cœur généreux et bon vous est connu plus qu'à qui que ce soit, est venu dans cette assemblée s'unir à nous ; il a daigné nous demander nos conseils. Nos conseils devaient être ceux de la nation : ils étaient de rappeler à lui le ministre qui l'avait servi avec tant de dévouement, de fidélité et de patriotisme. Mais déjà le cœur du roi avait pris de lui-même ce conseil salutaire, et quand nous pensions à lui exprimer nos veux, il nous remettait la lettre qui vous invitait à reprendre vos travaux ; il désirait que l'Assemblée nationale joignît ses instances, et il voulait, pour gage de son amour, se confondre encore avec la nation pour rendre à la France celui qui en causait les regrets et qui en faisait l'espérance.

« Vous vous étiez en partant dérobé aux hommages du peuple ; vous aviez employé, pour éviter l'expression de son estime, les mêmes soins qu'un autre eût pris pour fuir les dangers de son mécontentement et de sa haine. Vous touchiez au moment où, après une longue et pénible agitation, vous alliez trouver le calme et le repos : vous avez connu les troubles qui agitaient ce royaume ; vous avez connu les vœux ardents du roi et de la nation, et, sans vous aveugler sur l'incertitude des succès dans la carrière qui de nouveau s'ouvrait à vous, vous n'avez pensé qu'à nos malheurs ; voua vous êtes rappelé ce que vous deviez à la France pour l'attachement et la confiance qu'elle vous donne ; vous n'avez plus pensé à votre repos, et, d'après vos propres expressions, vous avez sans hésiter, préféré, le péril au remords.

« L'empressement des peuples qui se portaient en foule sur votre route, la joie pure et sincère qu'a reçue le roi de votre retour, les mouvements que fait naître votre présence dans cette salle, où votre éloge était, il y a quelques jours, prononcé avec tant d'émotion, tout vous est garant des sentiments de la France entière. »

Le duc de Liancourt adoucit, en finissant cette apothéose, l'atteinte portée la veille par l'Assemblée à M. Necker, en lui rappelant que c'était lui-même qui avait sollicité le premier la responsabilité des ministres et la légalité de tous leurs actes. Il termina en lui rappelant que jamais homme d'Etat n'avait été l'objet de tels hommages et de telles espérances, et qu'il se félicitait lui-même, comme du plus haut bonheur de sa vie, que la date de sa présidence de l'Assemblée eût coïncidé avec la date du retour et des triomphes de son ami.

L'Assemblée, satisfaite d'avoir réduit la presque divinité de M. Necker à la proportion d'un homme, couvrit complaisamment le ministre de ses applaudissements, après l'avoir dégradé de son prestige. M. Necker emporta de cette séance ce bruit qui reconduit les hommes populaires jusqu'à l'abîme et souvent jusqu'à l'échafaud.