I. Pendant
cette longue insurrection de deux jours et de deux nuits dans la capitale, le
roi, les ministres, l'Assemblée nationale, séparés de Paris par les troupes
et par les barrières fermées, ne recevaient que vaguement et indirectement,
par quelques émissaires épouvantés, le contre-coup des événements de la ville
; les nouvelles, contredites un moment après par des nouvelles contraires,
répandaient tour à tour la joie ou la terreur dans l'Assemblée ou dans le
palais. La cour et les députés attendaient également leur sort de la bataille
que l'armée et le peuple se livraient derrière les collines de Saint-Cloud et
de Meudon, autour de Paris et dans ses murs. On croyait entendre, à chaque
murmure de l'atmosphère, le pas des troupes, le roulement du tambour, le
bruit des décharges et les grandes clameurs qui s'élèvent après chaque salve
d'une capitale combattant en désespérée pour sa vie. Nul n'osait croire que les ministres
et les généraux d'une armée. de cinquante mille hommes choisie parmi les
corps étrangers les plus dévoués à la cour, commandée par l'élite de la noblesse française, munie d'une formidable
artillerie, éclairée par une nombreuse cavalerie, appuyée sur des positions solides et
sur des arsenaux qui, connue les Invalides et la Bastille, donnaient (les
centres inexpugnables à ses mouvements, dirigée enfin par un homme de guerre,
le maréchal de Broglie, qui perdait à la fois sa renommée et la monarchie
dans la défaite d'une telle armée, assisterait immobile à l'insurrection
d'une multitude sans chefs et sans armes, et s'évanouirait comme une vaine
menace devant la terreur qui sortait de Paris. II. Tant
d'audace dans -le peuple, tant d'imprévoyance dans les ministres, tant,
d'impéritie dans les généraux, tant de timidité dans les lieutenants,
n'entraient ni dans les conjectures du bon sens, ni dans les espérances de
l'Assemblée, ni dans les craintes de la cour. On s'étonnait seulement (le la
lenteur et de l'obscurité des événements, on s'attendait à chaque instant à
entendre éclater le cri de victoire et à voir des députations de Paris vaincu
entrer dans l'avenue de Versailles pour apporter au roi les clefs de sa
Capitale humiliée et asservie. Les députés,
consternés, s'abordaient avec tristesse et s'entretenaient à voix bosse, dans
les rue et dans la salle presque déserte, du prochain dénouement des états
généraux. On savait que trois régiments allemands, Royal-Allemand, Royal-Étranger
et un régiment de hussards, étaient consignés autour du château pour venir,
au premier signal, cerner les salles, décimer les députés désignés à
l'animadversion de la cour, emprisonner les uns, exiler les autres, et
fermer, pour un siècle peut-être, la porte des assemblées nationales. Les
gardes du corps, couchés dans leur quartier auprès de leurs chevaux sellés,
n'attendaient que les ordres de leurs capitaines pour accompagner la cour à
cette demi-séance où le roi devait faire accepte d'autorité, et saris
délibération, ses déclarations réformatrices, mais absolues, du 23 juin. III. Telles
étaient les rumeurs publique dans la résidence royale, les plans de la cour
et les terreurs de l'Assemblée, quand un député du parti populaire, le vicomte
de Noailles, accourant de Paris par des chemins détournés, entre à sept
heures du star dans la salle où ses collègue épars s'épuisaient en vaines
conjectures, et raconte le triomphe de la capitale sans combat, la retraite
des troupes, l'invasion impunie des Invalides, la distribution des armes et
des munitions au peuple, le siège et la conquête de la Bastille, les têtes du
gouverneur, de ses officiers, de Flesselles abattues et promenées sur la
pointe des piques à l'hôtel de ville et au Palais-Royal, enfin l'organisation
spontanée des districts et la concentration de tous les pouvoirs dictatoriaux
entre les mains d'un comité permanent, arme et bras d'un gouvernement d'état
de siège. IV. A ces
récits où la joie du triomphe de l'opinion sur la cour se mêle dans l'âme des
députés à l'horreur des premiers assassinats qui assombrissent la victoire du
peuple, l'Assemblée, émue et consternée, affecte plus de tristesse encore
qu'elle n'en éprouve. On délibère d'urgence et d'un consentement unanime
qu'on enverra une députation au roi pour lui peindre l'état de sa capitale et
pour implorer de lui, avec la toute - puissante autorité de la catastrophe,
les mesures de paix propres à arrêter le feu et à étancher le sang de la
nation. On adjoint le vicomte de Noailles, porteur de ces sinistres
nouvelles, à la députation, afin que son témoignage corrobore au besoin les
instances de la députation. Le roi,
ses frères, ses ministres, à peine informés des événements par les dépêches
des généraux et par leurs affidés, intéressés à pallier les périls, étaient
en ce moment réuni ; en conseil secret et permanent chez la reine. Ils se
flattaient encore des effets d'un blocus resserré par les troupes du maréchal
de Broglie autour de Paris ; ils croyaient que la capitale, punie déjà de son
insurrection irréfléchie par les crimes dont ces deux jours l'avaient
épouvantée, se replierait avec terreur sur elle-même, et qu'en ajoutant à
cette terreur de l'anarchie les alarmes sur ses subsistances, on la
ramènerait promptement à l'obéissance et au repentir. Il en coûtait trop aux
conseillers de la cour d'avouer le néant de leur jactance, l'impuissance de
leur coup de force, et de désespérer sitôt de leur succès. Ils encouragent le
roi à fermer l'oreille aux représentations d'une assemblée trop intéressée à
la révolte pour la haïr, à parler à la députation en père affligé, mais en
roi impassible, et à ajourner toutes les mesures de pacification qu'on
implorait de lui, jusqu'au moment où la capitale, cernée à distance par son
armée, viendrait implorer elle-même son salut dans la dictature royale. V. C'est
donc dans cet esprit de vertige et d'obstination, soufflé dans son âme par
ses conseillers intimes, que le roi reçut la députation de l’Assemblée. Son
visage était triste, mais son regard ferme. Son accent ne tremblait pas. « Je
me suis sans cesse occupé, messieurs », répondit-il au président, qui
lui avait se apporté en termes émus, mais brefs, les doléances de l'Assemblée
; « je me suis sans cesse occupé de toutes les mesures propres à
rétablir la tranquillité dans Paris. J'anis, en conséquence, donné ordre au prévôt
des marchands et aux officiers municipaux de se rendre ici, pour concerter
avec eux les dispositions nécessaires. Instruit, depuis, de la formation d’une
garde bourgeoise, j'ai donné des ordres à des officiers généraux de se mettre
à la tête de cette garde, afin :de l'aider de leur expérience et de seconder
le zèle des bons citoyens. J'ai également ordonné que les troupes qui sont au
champ de Mars s’écartent de Paris. Les inquiétudes que vous me témoignez sur
les désordres de cette ville doivent être dans tous les cœurs et affectent
vivement le mien. » Le roi,
dont l'attitude semblait indiquer la volonté d'éluder un plus long entretien
avec les députés, les congédie sur ces paroles. L’Assemblée, en les écoutant,
prévoit de nouveaux désastres et garde un silence consterné. VI. À peine
la députation de l'Assemblée avait-elle repris ses sièges dans l'enceinte. Qu’une
députation de l'hôtel de ville, composée de M. Ganilh, avocat au parlement,
de Rancal des Issarts, notaire à Paris, membre de ce comité, et de plusieurs électeurs
membres des districts, se présente aux
portes de Versailles et demande à conférer, au nom de Paris, non avec les
ministres, mais avec l’Assemblée nationale, dont la ville de Paris semblait
ainsi reconnaître exclusivement l’autorité. Ces députés admis racontent les
mêmes événements dont le vicomte de Noailles vient d'informer ses collègues.
Ils supplient l'Assemblée nationale de sauver la nation de l'horreur de .la
guerre civile. M. de
Lafayette, vice-président, répond, en l’absence du président, à la députation.
« L'Assemblée nationale, » leur dit-il, pénétrée des malheurs publics,
n'a cessé de s'occuper, jour et nuit, du moyen de les prévenir ou de les
arrêter. Dans ce moment même, son président, à la tête d'une députation
nombreuse, est chez le roi, et lui porte de notre part les instances les plus
vives pour l'éloignement des troupes. Je vous invite, messieurs, à rester
parmi nous, pour être témoins du rapport qui va nous être fart. » L'Assemblée,
dans ces paroles de son président, approuvées par l'unanimité de ses membres,
se rangeait du premier mot dans la cause du peuple, en indiquant son vœu pour
le renvoi immédiat des troupes. Les députés' prennent fait et cause contre
les ministres pour Paris. Une
seconde députation plus nombreuse sortit à l'instant de la salle, pour aller
redoubler auprès du roi des instances motivées sur le récit des délégués de
l'hôtel de ville. Le roi reçut cette députation avec des signes visibles
d'impatience. IL promena longtemps ses regards sur les membres qui la
composaient ; il parut attacher plus attentivement ses yeux sur le visage de
Mirabeau, dont l'audace éloquente avait provoqué l'éloignement des troupes.
Mirabeau, encore indécis entre la cour et le peuple, remarqua cette attention
du roi et contint sa physionomie dans l'expression d'une respectueuse
douleur. « Vous déchirez de plus en plus mon cœur, » répondit le roi, «
par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il ne m'est pas
possible de croire que les ordres que j'ai donnés aux troupes en soient la
cause. Je n'ai rien à changer à la réponse que je vous ai déjà faite. » VII. L'Assemblée
se découragea à ces immuables paroles du roi. Les scènes de Paris, encore
aggravées par l'exagération et par la terreur des témoins qui se succédaient
dans la salle, firent proposer par quelques membres d'envoyer une troisième
députation vers le roi. « Non, non ! » dit M. de Clermont-Tonnerre,
qui partageait alors l'insurrection morale de ses collègues monarchiques
contre la cour, « n'avilissons pas nos instances en les multipliant coup sur
coup ; laissons aux conseillers funestes des princes la nuit pour conseil. Il
est bon que les rois, ainsi que les autres hommes, achètent l'expérience » VIII. La nuit
tomba sur ces angoisses de l'Assemblée et sur ces illusions du roi. Il
s'endormit plein de confiance encore dans l'énergie de ses conseillers, dans
l'habileté de ses généraux, dans la prompte soumission de sa capitale. Mais la
nuit, en effet, en apportant plus de détails sur les événements de Paris .et
plus de terreur dans l'âme du comte d'Artois et de ses conseillers, avait
porté conseil à son cœur. Il se sentait vaincu et tremblait à l'image de
cette nation armée, de ces têtes coupées, promenant dans les rues de la
capitale l'exemple des vengeances et des forfaits populaires. Désarmé par
l'inaction des troupes et par la faiblesse des généraux sur lesquels il avait
compté, il fut, comme il l'avait été déjà dans toutes les circonstances, le
premier à demander au roi le désaveu sans retour et sans dignité des mesures
qu'il avait conseillées et imposées lui-même. Une circonstance et un mot
ouvrirent la voie au désaveu de cette politique. Le duc de Liancourt,
courtisan patriote fidèle, ou plutôt ami de l'homme autant que serviteur du
roi dans Louis XVI, accourut de Paris pendant cette nuit pour apporter la
vérité à son maître. Il réveilla le prince et lui fit un tableau émouvant et
tragique de la situation de Paris et du soulèvement unanime de la nation
contre la cour. — « Mais c'est donc une révolte ? » s'écria le roi étonné. — « Non,
prince, » répliqua le sincère courtisan, « c'est une révolution » IX. Le roi,
enfin éclairé par la gravité des choses, fit appeler le comte d'Artois et le
comte de Provence, ses frères, pour apprendre de la bouche du duo de
Liancourt les scènes qu'on lui avait dérobées jusque-là. Le duo conjura les
princes de l'aider à convaincre le roi de la nécessité d'une transaction
prompte et large avec l'esprit public s'il ne voulait pas attirer sur son
trône, sur la reine, sur ses enfants et sur eux-mêmes les périls qui venaient
d'éclater dans Paris sur les têtes de ses serviteurs. « Les listes de
proscription sont dressées et affichées depuis ce matin sur le mur du s
Palais-Royal, » ajouta le duc de Liancourt en parlant au comte d'Artois. «
Les noms de tous les conseillers impopulaires de la reine et du roi y sont inscrits
avec une connaissance des opinions et un instinct de haine qui attestent des
instigateurs invisibles. J'y ai lu votre nom le premier, monseigneur, »
ajouta le duc au comte d'Artois. Le
prince n'hésita plus à se sacrifier à la nécessité et à la sûreté du roi et
de sa famille. Il prit à l'instant la résolution de fuir une cour que sa
présence dénoncerait à la défiance publique, de s'exiler d'une patrie où sa tête
même ne serait pas en sûreté à l'ombre du trône, et d'aller chercher à
l'étranger des vengeurs à la monarchie. Il alla
chez, la reine gémir de la ruine de leurs plans communs, sur les excès de la
multitude, sur la mollesse des généraux, sur l'infidélité des soldats, et
concerter avec petit nombre de favoris et de confidents de cette princesse
une fuite indispensable au salut de tous. La duchesse de Polignac, sa
belle-sœur la comtesse Diane de Polignac, le duc de Polignac, son mari, et la
duchesse de Guiche, fille de la duchesse de Polignac, sa décidèrent à l'exil. X. L'abbé
de Bahvière, familier de cette cour intime, le ministre promoteur et victime
de cette contre-révolution, avertit le prince de Condé et le duc de Bourbon,
son fils, princes des camps, irréconciliables avec les idées nouvelles. Le
duc d'Enghien, leur fils et petit-fils, encore enfant, déjà soldat, que son courage
digne de sa race réservait de loin pour l'assassinat ; le prince de Condé
enfin, longtemps hostile à la cour par adulation au parlement, maintenant
hostile au peuple par terreur des plébéiens affranchis, disparurent dès
l'aurore des appartements du roi, se dérobèrent dans l'intérieur du palais
pour préparer leur départ, et abandonnant le roi à son malheureux sort,
attendirent dans les adieux et dans les larmes les ténèbres de la nuit pour
échapper à la honte de la défaite et aux périls de leur impopularité. XI. Le roi,
sans conseil et presque sans famille, résigné déjà par la reine aux dernières
concessions avec autant de prostration qu'il avait été provoqué aux mesures
de force, ne songea plus qu'à se réconcilier avec l'Assemblée et avec son
peuple par le rappel du ministre congédié si irrévocablement trois jours
auparavant. Le duc (le Liancourt servit d'intermédiaire entre son maitre et
quelques députés modérés du parti de M. Necker dans l'Assemblée, pour
préparer les voies à une réconciliation prompte au prix d'une soumission
absolue du roi à l'opinion triomphante. Le négociateur fit prier Bailly, le
premier président de l'Assemblée nationale, de lui rédiger secrètement un
projet de discours royal qui concilierait autant que possible la dignité du
monarque vaincu avec les exigences du peuple vainqueur. On répandit dès le
matin dans Versailles, pour calmer la fermentation de la ville, le bruit
d'une prochaine visite du roi à l'Assemblée, pour sceller avec elle, dans un
embrassement patriotique, la conquête de la veille et la pacification de la
capitale. XII. IL
était temps. L'Assemblée et la foule accourue de Versailles et de Paris aux
portes de la salle ignoraient encore la résignation tardive du roi, le départ
de la famille Polignac, la retraite du comte d'Artois et des princes,
l'éloignement des ministres, les impressions de la nuit sur l'esprit du roi.
L'insurrection de Paris trouvait son écho dans les délibérations de
l'Assemblée, prête à passer de la spéculation à la menace. Déjà M. de
Sillery, un des députés de la noblesse, vendu de cœur au duc d'Orléans,
présentait un projet d'adresse, vivement applaudi, où le respect apparent
pour le roi recouvrait mal les injonctions impérieuses et les allusions
poignantes à la perfidie de ses conseillers intimes et de sa famille. Une
troisième députation était chargée à l'unanimité par l'Assemblée de modifier
dans quelques termes cette insolente adresse et d'aller la porter au château.
Mirabeau, que son discours sur l'éloignement des troupes avait fait adjoindre
au comité de rédaction, voulait donner un accent plus direct et une
signification plus tragique à cet acte de l'Assemblée. « Ajoutez, »
s'écriait-il, « qu'Henri IV, lorsqu'il assiégeait Paris, faisait passera
facilement des blés dans sa capitale, et qu'aujourd'hui, en temps de paix, on
veut réduire Paris par la famine, au nom de Louis XVI. » Puis, s'adressant à
la députation tout entière, prête à sortir de la salle, et faisant une
allusion transparente à une visite que la reine et le comte d'Artois avaient
faite la veille aux hussards de l'armée campée dans l'orangerie du château,
pour exalter leur fidélité douteuse, « Dites
au roi, » s'écria-t-il avec le geste d'un tribun qui montre du doigt au
peuple la place où il faut frapper, « dites-lui que les hordes étrangères
dont nous sommes investis put reçu hier la visite des princes, des
princesses, des favoris, des favorites, et leurs exhortations, et leurs
caresses, et leurs présents ; dites-lui que toute la nuit ces satellites
étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit dans leurs chants impies
l'asservissement de la France, et que leurs vœux brûlants invoquaient la destruction
de l'Assemblée nationale ; dites-lui que dans son palais même les courtisans
ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fin
l'avant-scène de la Saint-Barthélemy ; dites-lui que ce Henri dont la France
bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle,
faisait passer des vivres dans Paris révolté qu'il assiégeait en personne, et
que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce
apporte dans Paris fidèle et affamé. » Ces
paroles, préméditées pendant la nuit, et qui n'étaient qu'une variante
terrible du discours sur l'éloignement des troupes, trouvèrent plus
convenablement leur place dans cette allocution fougueuse à une Assemblée qui
allait menacer un vaincu après la défaite. Elle faisait éclater le soupçon
national sur la téta de cette reine et de ce prince qui n'étaient encore
nommés qu'à voix basse dans les murmures de la sédition. Elle portait au
&mir et à la renommée de l'épouse du roi une atteinte par où son sang devait
un jour couler. L'Assemblée, frémissante, allait peut-être voter cette
allusion tribunitienne à la foi domestique et à la perfidie de la reine et de
sa cour, quand le duc de Liancourt interrompit la rédaction et suspendit
toute manifestation de colère en entrant dans la salle et en annonçant la
prochaine présence du roi. XIII. Le roi,
sans appareil, sans gardes, suivi seulement de ses deux frères, comme pour
attester par leur présence que ses deux frères et lui ne formaient plus qu'un
cœur et une pensée, entre dans la salle, saisie du plus religieux silence, et
d'une voix raffermie par les applaudissements qu'il avait entendus sur la
route, «
Messieurs, » dit-il avec l'accent d'une irrévocable quoique pénible
résolution, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires
les plus importantes de l'État. Il n'en est pas de plus instante et qui
affecte plus sensiblement mon cœur, que les désordres affreux qui règnent dans la
capitale. Le chef de la nation vient avec confiance au milieu de ses
représentants leur témoigner sa peine et les inviter à trouver les moyens de
ramener l'ordre et le calme. Je sais qu'on a donné d'injustes préventions ;
je sais qu'on a osé publier que vos personnes n'étaient pas en sûreté.
Serait-il donc nécessaire de rassurer sur des bruits aussi coupables,
démentis d'avance par mon caractère connu ? Eh bien ! c'est moi, qui ne suis
qu'un avec ma nation, c'est moi qui me fie à vous. Aidez-moi, dans cette
circonstance, à assurer le salut de l'État : je l'attends de l'Assemblée
nationale. Le zèle des représentants de mon peuple, réunis pour le salut
commun, m'en est un sûr garant, et j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner
de Paris et de Versailles. Je vous autorise et je vous invite même à faire
connaître ma résolution à la capitale. » XIV. Ce
discours enleva tous les cœurs d'une assemblée où l'esprit de faction n'avait
pas encore endurci la sensibilité publique. Les députés, émus, oublièrent les
griefs des jours précédents, l'orgueil de la victoire, l'humiliation de leurs
ennemis, pour ne voir que le salut public assuré désormais par 'cette union
de volonté entre le monarque et la nation, et pour dérober, à force
d'émotion, de respect et de tendresse, au roi, ce qu'il pouvait y avoir
d'amer dans la défaite et de pénible dans la résignation. Ils attribuèrent à
un élan de son cœur attendri tout ce que, dans un autre temps, ils auraient
imputé à la contrainte ; la bonté du prince leur fit illusion à eux-mêmes sur
les motifs de son retour à eux, ils crurent voir en lui un prisonnier de sa
propre cour échappé avec bonheur aux intrigues dont sa famille et ses
ministres l'avaient enlacé, et confondant enfin avec les représentants de son
peuple une âme aussi populaire que celle de la nation. XV. Un
dialogue presque familier s'établit alors, au milieu de la salle, entre le
président de l'Assemblée et le roi. L'Assemblée témoigne, avec mesure et
confiance, le désir qu'elle exprimait tout à l'heure avec exigence et menace.
Tout est accordé d'avance dans le cœur et dans les ordres du roi. L'Assemblée
le conjure d'autoriser entre elle et lui un libre et continuel échange de
pensées, par un accès de toute heure auprès de sa personne. Le roi convie
l'Assemblée à l'approcher en tout temps et à lire de plus près dans ses
intentions comme dans son cœur. Il s'arrache avec peine à l'Assemblée,
descendue tout entière de ses bancs pour le presser de son unanime
enthousiasme. Il reprend à pied la route de son palais ; les députés se
pressent sur ses pas, lui ouvrent la foule secourue au bruit de cette
réconciliation du père du peuple avec ses enfants ; ils lui forment une
double haie contre les débordements des spectateurs qui l'étouffent sous
leurs empressements et sous leurs acclamations. Il n'y a plus, dans cette
Assemblée et dans ce cortége, ni rangs, ni âges, ni préséances, ni opinions,
ni factions. Mirabeau et le duc d'Orléans lui-même marchent confondus avec
les frères et les courtisans du roi, qu'ils dénonçaient tout h l'heure à la
vindicte de la révolution menacée. Le courant d'un sentiment commun emporte
tout. Une seule joie, une seule âme, un seul cri, montent jusqu'au château et
se répandent de groupe en groupe jusqu'aux barrières de Paris, pour attester
à la cour qu'elle n'a plus d'ennemis et à la France qu'elle n'a plus qu'un
père. La reine,
debout sur un balcon du palais, assiste du regard à ce triomphe du roi ; elle
oublie, avec la promptitude d'une émotion de femme, les pensées qu'elle
roulait la veille contre les factieux de la liberté, qui ne lui montrent plus
que la faction de l'amour pour leur roi. Elle verse des larmes sur ce retour
de la faveur populaire, sans penser aux larmes qu'elle versait le matin sur
la victoire de ce peuple et sur le départ de la duchesse de Polignac. La
multitude, ivre de la conquête de son roi, fend de temps en temps la haie des
députés pour contempler et pour acclamer de plus prés son idole. Elle ne peut
croire à son bonheur ; elle veut s'en assurer par des paroles du roi
lui-même. Une femme du peuple se jette à ses genoux et les enlace dans ses bras. «
Est-ce bien vrai ? » dit-elle avec une naïve incrédulité au roi. « Ne vous
fera-t-on pas changer encore comme on vous a fait changer il y a quinze jours
? —Non, jamais ! » lui répond le roi : « ma résolution est irrévocable ;
rien ne me séparera de mon peuple ; il est trop doux d'être avec lui ! » La
musique des régiments, spontanément rassemblée dans la cour du château, mêle
le bruit de ses fanfares aux cria de Vive le roi ! qui redoublent à
l'approche du prince. Les grilles s'ouvrent pour laisser le flot populaire
s'étendre librement dans les vastes cours et prolonger ses acclamations
jusque sous les fenêtres de la reine. Les députés s'arrêtent par respect Ini
seuil de l'escalier de marbre. Le roi, couvert de la sueur et de la poussière
de la route, essuie son front et ses larmes de reconnaissance en congédiant
son cortège. Le
peuple veut le suivre jusque dans ses appartements. Les gardes ferment les
portes pour soustraire le roi à la foule qui l'étouffe encore. Il ordonne de
rouvrir toutes les issues à l'amour des enfants qui le pressent. Il tombe
dans les bras de la reine et de sa sœur. Marie-Antoinette, conduite par lui
sur le balcon avec le Dauphin et sa fille, témoigne par ses gestes et ses
pleurs sa sensibilité à l'enthousiasme de l'Assemblée et du peuple. Le jour
de sa défaite devient, pour une heure, le plus beau jour de son règne. Le
peuple alors n'était point pervers, il n'était que passionné. Le jour suffit
à peine à disperser cette multitude de toute condition qui inondait les cours
et les jardins du château. XVI. Pendant
ce délire du peuple à Versailles, l'Assemblée était restée dans la salle pour
accomplir la pacification de la capitale, que le roi sans ministres venait de
recommander à son patriotisme. Au moment où le duc d'Orléans rentrait dans
l'enceinte, ses collègues le couvrirent d'applaudissements pour récompenser
ce prince de la déférence qu'il venait de montrer au roi en formant la haie
autour de lui avec les députés ses collègues. L'intention visible de ces
applaudissements était de décourager le prince des conseils factieux dont on
le savait obsédé, et de lui montrer la vraie popularité dans son double
devoir de député loyal et de prince du sang respectueux. Le duc d'Orléans,
plus sensible alors à l'approbation publique qu'à l'ambition de règne qu'on
cherchait à allumer en lui, parut comprendre ces applaudissements
significatifs et les accepter comme un engagement de les mériter par sa
conduite ; mais dans l'âme inconstante de ce prince il n'y avait pas assez de
fonds pour nourrir longtemps une même pensée : on ne pouvait pas plus compter
avec lui sur la solidité d'un vice que sur la constance d'une vertu. XVII. Le
premier soin de l'Assemblée fut de saisir l'ascendant souverain que la
circonstance nécessitait, que l'hôtel de ville lui offrait et que le roi
venait de lui céder sans réserve. Elle envoya une députation choisie parmi
ses membres les plus acceptables au peuple de Paris, pour porter à la
capitale les félicitations de sa victoire et la régularisation de ses
mouvements. Elle tremblait, avec raison, que le pouvoir, en tombant des mains
du roi, ne s'arrêtât pas dans les siennes, mais ne descendit sans transition
du trône absolu dans la commune de Paris. Mais les districts, vainqueurs et
étonnés de leur victoire, n'avaient pas encore des pensées si ambitieuses.
Effrayés eux-mêmes des excès populaires dont les égorgements de de Launay, de
de Losmes, de Flesselles et de l'état-major de la Bastille les avaient rendus
les témoins impuissants, ils aspiraient autant à remettre la capitale à
l'Assemblée que l'Assemblée à la reconquérir. La marche de cette députation
vers Paris ne fut qu'un long et facile triomphe ; tout pliait sur le passage
de ces députés auxquels le comité permanent, la garde civique et le peuple
étaient fiers de rouvrir la capitale libre. Les salves du canon des fêtes
saluèrent leur entrée à l'hôtel de ville ; on les appela les anges de la paix
; les membres du comité permanent les reçurent comme des souverains sur le
perron du palais du peuple. Bailly, Lafayette, le duc de Liancourt, Sieyès,
l'archevêque de Paris, Lally-Tollendal, tous les hommes déjà chers et sacrés
aux yeux de la capitale pour leurs services à la cause nationale, faisaient
partie de la députation. Lafayette la présidait comme vice-président de
l'Assemblée. Il répondit sur les premières marches de l'hôtel de ville à la
harangue des électeurs et aux applaudissements de la foule. « Le roi a été
trompé, » dit-il ; « il ne l'est plus. Il connaît nos malheurs, et il les
connaît pour empêcher qu'ils renaissent jamais. En venant ici vous porter de
sa part des paroles de paix, j'espère, messieurs, lui rapporter aussi de la
part de Paris les paroles d'amour dent son cœur a besoin ! » XVIII. Ces
paroles, convenables à la circonstance, se perdirent dans l'unanime murmure
de joie qui s'élevait sur les pas des députés. Ils montèrent dans la salle
Saint-Jean, auditoire immense propre à ces congrès tumultueux d'opinions. Là,
M. de Lally-Tollendal, cœur chaud, orateur des larmes, voit sonore, visage
exalté, ami de Necker, aimé de la foule, sympathique au roi, demande le
silence au nom de l'Assemblée, et l'obtient sans effort de la faveur
publique. « Ce sont vos concitoyens, vos amis, vos frères, vos représentants,
qui viennent vous donner la paix. Dans les tirs constances désastreuses qui
viennent de s'effacer, nous n'avons pas cessé de partager vos douleurs ; mais
nous avons partagé votre ressentiment : il était juste. « Si
quelque chose nous console au milieu de l'affliction publique, c'est
l'espérance de vous préserver des malheurs qui vous menaçaient. » On
avait séduit votre bon roi, on avait empois sonné son cœur du venin de la
calomnie, on lui avait fait redouter cette nation qu'il a l'honneur et le
bonheur de commander. Nous lui avons été dévoiler la vérité : son cœur a
gémi. Il est venu se jeter au milieu de nous ; il s'est fié à nous,
c'est-à-dire à vous ; il nous a demandé des conseils, c'est-à-dire les vôtres
: nous l'avons porté en triomphe, et il le méritait. Il nous a dit que les
troupes étrangères allaient se retirer, et nous avons eu le plaisir
inexprimable de les voir s'éloigner. Le peuple a fait entendre sa voix pour
combler le roi de bénédiction ; toutes les rues retentissaient de cris d’allégresse.
Il nous reste une prière à vous adresser. Nous venons vous apporter la paix
de la part du roi et de l'Assemblée nationale. Vous êtes généreux, vous êtes
Français, vous aimez vos femmes, vos enfants, la patrie. Il n'y a plus de
mauvais citoyens parmi vous. Tout est calme, tout est paisible. Nous axons
admiré l'ordre de votre police, de vos distributions, le plan de votre
défense. Mais, maintenant, la paix doit renaître parmi nous, et je finis en
vous adressant, au nom de l'Assemblée nationale, les paroles de confiance que
le souverain a déposées dans le sein de l'Assemblée : Je me fie à vous. C'est
là notre vœu : il exprime tout ce que nous sentons. » XIX. L'auditoire
ému, dont le cœur volait d'avance après des paroles de paix, ne répondit à
cette proclamation pacifique de Lally-Tollendal qu'en couronnant de chêne et
de laurier l'Assemblée sur la tête de l'orateur. L'électeur Moreau de
Saint-Méry exprima avec mesure et sagesse l'empressement de la capitale
victorieuse à déposer sa victoire aux pieds de l'Assemblée vengée et du roi
détrompé. Le duc de Liancourt annonça officiellement au comité et au peuple
que le roi sanctionnait la création de la milice civique. L'archevêque de
Paris, que ses opinions antipopulaires avaient exposé, au commencement des
états généraux, aux insultes et aux menaces du peuple, et que son retour au
parti des communes avait amnistié dans l'opinion, profita de la circonstance
pour mieux sceller sa réconciliation avec Paris en offrant aux vainqueurs
d'aller chanter solennellement dans la cathédrale l'hymne de leur triomphe,
le premier Te Deum de la révolution et de la paix. On acclama d'instinct sa
proposition, les uns pour consacrer la victoire, les autres pour cimenter la
concorde. On s'ébranla de toutes parts pour suivre le pontife à l'autel. XX. Mais
avant de sortir, une voix prévoyante s'éleva du sein des électeurs qui
allaient abdiquer leur autorité d'un jour, et demanda qu'avant de se séparer,
on nommât le premier magistrat municipal chargé, à la place de Flesselles
massacré, de gouverner la capitale, et le général de l'armée parisienne,
créée pour le péril d'une circonstance, perpétuée maintenant par la sanction
du roi. L'esprit
des électeurs et de h foule, saisi de l'opportunité de ces deux nominations,
flottait en silence entre les noms qui s'offraient au hasard à ses lèvres. Un
geste désigna Lafayette : son buste costumé en général américain était placé
sur une console élevée dans la salle. Moreau de Saint-Méry montra du doigt le
buste comme celui de l'homme qui, ayant combattu pour l'indépendance du
nouveau monde, pouvait guider les premiers pas de sa patrie à la liberté. Le
nom de Lafayette éclata dans toutes les voix. Sa nomination ne fut qu'un cri.
Lafayette, tirant son épée, jura devant sa propre image d'être fidèle à
lui-même et de défendre les droits de la nation. La même
unanimité nomma Bailly maire de Paris. Lally-Tollendal posa sur la tête du
maire la couronne civique dont on l'avait décoré lui - même. L'archevêque de
Paris la soutint et raffermit sur le front de Bailly. Mirabeau,
qui venait de perdre son père, et que son deuil récent empêchait de paraître
en public, n'assista pas à la députation. « Si j'y avais paru, »
dit-il quelques jours après à ses amis, « c'est moi que le peuple aurait
certainement acclamé maire de Paris, car la révolution portait déjà mon nom.
Je le regrette, c'est un malheur public : mes rapports » obligés avec le roi,
comme magistrat populaire de la capitale, auraient fait tomber entre Louis
XVI et moi bien des préventions qui me défigurent à ses yeux, et mes conseils
auraient pu être des services. Mais le peuple est comme l'enfant, il ne pense
qu'à ce qu'il a sous les yeux. » XXI. Les
députés retournèrent, à travers les mêmes transports et les mêmes honneurs, à
Versailles, reporter à l'Assemblée la joie, les respects et l'obéissance de
Paris. L'Assemblée, dont la victoire du peuple assurait désormais
l'inviolabilité et la toute-puissance, vit en peu d'heures rentrer dans son
sein tous cens des membres de la noblesse et du clergé qui avaient protesté
jusque-là contre l'égalité des ordres et qui s'étaient retirés des
délibérations de peur de déroger à leur caste. La noblesse absente justifia
son retour par une délibération où la dignité des termes déguisait mal la
défaite. Le clergé, par l'organe du cardinal de la Rochefoucauld et de l'abbé
de Montesquiou, expliqua avec embarras sa résistance, mais jura de défendre à
l'avenir, avec un courage civique inébranlable, les principes de la
Révolution et les droits de la nation. L'Assemblée, satisfaite d'avoir vaincu
et ne voulant pas humilier la résipiscence du clergé, applaudit à ces retours
et confondit tous les schismes d'opinions dans son sein. XXII. Le roi
lui fit annoncer qu'il venait de congédier les ministres et de rappeler M.
Necker. Dans l'impatience du retour de ce ministre, idole absente de la
nation, dont chaque heure de retard paraissait une calamité publique,
l'Assemblée elle-même, sur la motion de Lally-Tollendal, écrivit une lettre
officielle pour conjurer l'homme nécessaire de céder aux instances de son maître.
« L'Assemblée nationale, » disait cette lettre, monument de
l'infatuation d'une époque, « vous presse de vous rendre aux désirs du roi.
Vos talents et vos vertus ne peuvent recevoir ni une récompense plus
glorieuse ni un plus puissant encouragement. Tous les moments sont
précieux... La nation, son roi et ses représentants vous attendent ! » Mirabeau,
en écoutant cette lettre, leva dédaigneusement les épaules et sourit de
pitié. Il n'avait jamais accordé à M. Necker, que le prince de Poix appelait
devant lui le grand homme, que le titre de grand joueur de gobelets, dont les
circonstances dépassaient l'orgueil et dont les difficultés allaient faire
évanouir les calculs. « On croit gouverner cette assemblée par les phrases
vides et ampoulées de M. Necker, ajoutait-il, tandis qu'il faudrait y former
une coalition de fortes têtes et de talents supérieurs pour la diriger, entre
le roi et le peuple, dans la voie des institutions nationales compatibles
avec l'autorité monarchique. » Le
pouvoir purement ministériel, concentré par une importance toute personnelle
et par une popularité tout artificielle entre les mains d'un homme qu'il
jugeait très inférieur à sa renommée, n'offrait à Mirabeau ni solidité ni
prestige. C'était la dictature d'une vanité prête à s'écrouler dans le néant. XXIIL Le roi,
qui acceptait complétement sa défaite, n'attendit pas que les députations de
Paris vinssent lui apporter les clefs de sa capitale et adoucir par des
respects l'insolence de leur triomphe sur ses troupes. Il alla lui-même au-devant
de ces humiliations réelles et de ces respects affectés, en faisant annoncer
à l'Assemblée qu'il se rendrait le lendemain, 17 juillet, dans la capitale.
C'était se montrer en suppliant du peuple à la ville avide de son
humiliation. Mais déjà la prostration de ses nouveaux conseillers égalait les
jactances de ses conseillers congédiés. Il affectait avec une apparence de
sincérité et de joie le rôle de souverain affranchi d'une cour odieuse et
délivré de sa subjection par la révolte respectueuse de ses sujets. Les
nouveaux venus de Paris, Bailly, Lafayette, étaient venus dans la soirée lui
présenter l'hommage des fonctions auxquelles ils avaient été élevés par
l'acclamation de l'hôtel de ville et en recevoir la confirmation de sa main.
Il écouta avec un intérêt partial pour l'insurrection le récit du
soulèvement, de l'armement, du combat de Paris et de la conquête de la
Bastille. Bailly lui avant raconté la mort de de Launay immolé à la vengeance
des morts et des blessés sous le feu de la forteresse, « Ah ! pour celui-là,
» dit-il, « il a bien mérité son sort ! » Mot impossible à croire si le
trouble du roi n'égarait pas en ce moment ses lèvres, et dont l'histoire doit
douter malgré le témoignage de Bailly, qui l'atteste dans ses Mémoires. XXIV. Mais
pendant que les félicitations publiques donnaient l'apparence de la joie aux
grands appartements du château, le deuil, les humiliations, les déchirements
de cœur, les sanglots remplissaient les appartements de la reine de scènes de
désespoir. Elle s'arrachait par prudence à ce cercle de princes, de
conseillers, de favoris et de favorites dans lequel elle avait enfermé sa vie
et son cœur, et que les imprécations du peuple poursuivaient jusque dans
l'asile de ses affections domestiques, pour les désigner aux proscriptions. «
Pourquoi donc, » s'écrièrent des voix dans les cours, « la duchesse de
Polignac ne se montre-t-elle pas avec son amie ? Derrière ces murs où se sont
tramés tant de complots contre nous, » murmurait le peuple, « on pourrait
bien chercher vainement un jour les vestiges de ce trône ! C'est de là que
parlent les conseils qui enlèvent au roi le cœur de son peuple, au peuple le
cœur de son roi ! Que la reine se montre, mais qu'elle se montre seule !
Qu'elle abdique à jamais les funestes amitiés qui l'isolent de la nation et
qui attirent sur son mari la haine que le peuple porte à ses ennemis ! » XXV. C'est
au bruit de ces murmures et de ces menaces que la reine, se jetant dans les
bras de son amie, s'arrachant à ses embrassements pour s'y rejeter encore,
délibérait dans ses appartements les plus reculés sur la cruelle nécessité de
ces séparations. Tantôt elle conjurait lime de Polignac de ne pas
l'abandonner au milieu des dangers que la ruine de ses plans, la prise de la
Bastille, les menaces de Paris accumulaient sur elle ; tantôt elle la
pressait de fuir afin de se soustraire elle-même à l'animadversion du peuple
et d'emporter jusqu'à des meilleurs jours avec elle cette colère publique qui
la désignait tout haut pour première coupable et pour première victime. La
duchesse, flottant entre le devoir et son attachement pour la reine, qui lui
commandaient de tout braver pour partager les dangers de son amie, et les
conseils de quelques- uns de ses familiers, tels que M. de Bezenval, qui
voyaient s'éloigner avec peine en elle le gage de leur faveur à la cour,
hésitait encore. Enfin la sollicitude pour le danger de ses amis et le besoin
de sa propre réhabilitation dans l'esprit du peuple l'emportèrent dans le
cœur de Marie-Antoinette. Ne se sentant pas la force de prolonger la lutte et
de renouveler les déchirements de cette séparation en revoyant la duchesse,
elle lui envoya dans un dernier billet trempé de ses larmes son désespoir et
ses adieux. Elle l'engageait, dans ce billet, à aller chercher un exil
temporaire à Vienne, où ses recommandations à l'empereur, son frère, lui
assureraient les protections et les consolations dues à l'amie de la reine de
France. Elle lui envoya tout ce qu'elle avait d'or dans sa cassette pour
subvenir aux frais d'une fuite imprévue ; elle s'enferma dans ses
appartements pour déplorer le sort d'une princesse maîtresse la veille d'un
empire et réduite, en quelques heures, à répudier même ses plus intimes
attachements. XXVI. La
duchesse partit la nuit avec toute sa famille, dérobant, sous le costume
d'une suivante, son nom, son titre et sa beauté. En traversant de nuit la
ville de Sens, que le contre-coup de Paris avait soulevée contre la cour,
elle entendit son nom couvert des imprécations de l'émeute. L'abbé de
Balivière, qui l'accompagnait dans sa fuite, fut obligé, pour détourner les
soupçons de sa tête, de s'associer lui-même contre les Polignac aux cris de
réprobation qui s'élevaient partout contre les favoris. Pendant
cette nuit d'insomnie et d'angoisses, premier signal de l'émigration, la
reine, déjà informée de la visite que le roi avait résolu de faire le
lendemain à Paris, tremblait de l'accueil qui lui serait réservé sur les
pavés encore chauds du sang de de Launay et de Flesselles. Elle ne pouvait se
figurer que ce peuple ombrageux consentit à se dessaisir du gage de sa
victoire en laissant le roi ressortir impunément de Paris ; sa tendresse le
lui montrait déjà insulté, otage, captif de ses sujets, peut-être victime.
Dans sa terreur, elle voulait le suivre, mais craignant davantage de lui
porter l'impopularité et le malheur qui la suivaient, elle écrivait quelques
phrases d'un discours qu'elle se proposait d'aller prononcer à l'hôtel de
ville pour redemander au peuple son époux et pour obtenir do partager son
sort. Elle apprenait de mémoire des paroles pathétiques, et elle se les
répétait à elle-même à haute voix devant ses femmes, en marchant à pas
interrompus dans sa chambre. « Monsieur, » disait-elle en s'adressant à cet
auditoire imaginaire, « rendez le roi à ma tendresse ou réunissez-moi à lui
!... Non ! vous ne voudrez pas séparer sur la terre ce qui fut uni par le
ciel ! » Quels
que soient les reproches que l'opinion publique avait adressés à cette
princesse comme reine ou comme femme, elle ne sépara jamais un instant son
sort et sa vie du sort et de la vie de-son mari. Les périls du roi ne firent
que resserrer les liens d'attachement et d'honneur qui confondaient sa
destinée avec la sienne. La fuite, qui lui était facile alors, et qui
peut-être aurait écarté de la tête du roi bien des difficultés et bien des
ombrages, ne lui parut qu'une désertion du trône et du devoir d'épouse,
désertion permise à tous, excepté à elle. Le sang de sa mère, Marie-Thérèse,
se retrouva dans ses veines toutes les fois qu'on la pressa de penser à son
propre salut. Sa fierté virile se révoltait contre la seule pensée de
déshonorer en elle, par une lâche action, le rang de reine et le cœur
d'épouse. XXVII. Plusieurs
fois dans le cours de cette nuit décisive, le roi, la reine, les ministres,
encore cachés dans le palais, hésitèrent sur le parti que l'extrémité des
périls conseillait au roi lui-même. Il y eut des heures pendant lesquelles le
départ nocturne fut résolu, les troupes disposées, les voitures et les
escortes commandées. Le roi, s'éloignant de sa capitale soulevée, se
retirerait à distance au milieu de l'armée, et dicterait de là ses conditions
absolues de réformes et de paix à la nation. L'heure suivante amenait un
contre-ordre : un connétable indiqué aux troupes par la gloire et à la nation
par l'autorité du nom manquait à ce plan. La vaine jactance du maréchal de
Broglie, suivie d'une mollesse si peu virile dans le maniement de l’armée
devant Paris, la défiance des troupes, la passion unanime des provinces pour
l'Assemblée nationale, la première campagne perdue sans combat dans la
capitale, la crainte d'aliéner à jamais l'opinion en lui déclarant une
hostilité irréconciliable, l'horreur surtout d'une guerre civile, dont le
sang et le crime seraient imputés au mi, et qui changer i't en exécration
l'amour du peuple, seule ambition de ce prince ; l'espérance enfin de ramener
promptement le cœur de la nation à son roi, en cédant à l'opinion tout ce qu'elle
demanderait avec justice, firent écarter une dernière fois toute idée de
fuite. Le roi paraissait également prêt à suivre, par déférence habituelle à
l'avis de ses conseillers, rune ou l'autre résolution. « Ils le veulent, »
dit-il ; « eh bien ! je resterai. » Et il s'endormit, confiant dans le
lendemain et dans le retour de l'opinion que sa présence à Paris allait
implorer de sa capitale. XXVIII. La
reine, trop agitée par les adieux de la journée et par les terreurs du
lendemain, ne put goûter un moment de sommeil. Avant le lever du soleil, elle
alla par les jardins chercher, dans la solitude de Trianon, le silence, les
images de repos, de bonheur passés, et les traces de l'amitié absente dont ce
séjour était plein pour elle. C'est là qu'elle reçut les derniers adieux et
sans doute les promesses de prochaine délivrance du comte d'Artois, prêt à
s'éloigner pour toujours. Ce
prince, qui avait fait partir ses voitures après avoir pris congé de ses
frères, monta à cheval en costume de voyage, suivi d'un seul serviteur, et se
rendit, par des allées encore désertes, à Trianon. Les adieux de la reine et
de son beau-frère furent longs, douloureux, pleins de pressentiments. La
chevalerie du prince, les illusions de la reine, s'y nourrirent sans doute de
ces premiers rêves d'émigration armée de la noblesse française, d'appel à
l'intervention des cours et de restauration du trône par la victoire, rêves
qui consolaient une imagination de femme, et que le comte d'Artois allait
promener vingt ans par toute l'Europe. Il
sortit, enfin, de Trianon plein d'indignation contre Paris, plein de
confiance dans son épée. Il ne rentra pas à Versailles ; mais, galopant par
des chemins détournés, il alla rejoindre, à quelque distance sur la route de
Bruxelles, ses équipages de voyage. La prévention que son nom soulevait dans
la nation était déjà si animée, qu'il n'osait pas voyager sans précautions
jusqu'aux frontières du royaume, et qu'il avait fait disposer des escortes de
cavalerie et du canon dans différents postes sur la route de la Belgique.
C'est ce prince qui fut depuis Charles X, et qui se condamna deux fois
lui-même à l'exil par antipathie contre les idées de son siècle : la première
fois, par la légèreté de la jeunesse ; la seconde, par la persistance du
vieillard. XXIX. Le roi,
à son réveil, décidé à entrer dans Paris, mais prévoyant la possibilité d'un
crime, se prépara à ce voyage comme à la mort, par la prière et par la
purification de son âme. Il fit appeler secrètement le prêtre confident de sa
conscience, s'agenouilla devant lui et en reçut les consolations et les
sacrements de la religion. Ce n'était point la peur, mais la prière qui
inclinait ainsi le prince devant le ciel dans les jours de péril : son cœur
était ferme, mais sa conscience timorée ; il craignait Dieu, et non les
hommes. Son échafaud, qui vit tant de résignation, ne vit pas un frisson en
lui. Muni de ces secours célestes, il s’arracha des bras de la reine éplorée,
éloigna ses gardes, qui n'auraient été qu'un vain signe de défiance et qu'une
dangereuse provocation au peuple, et monta en voiture pour Paris. Le
maréchal de Beauveau, le duc de Villeroy, le duc de Villequier, le marquis de
Nesles, le comte d'Estaing, noms les plus populaires par leur attachement à
M. Necker parmi ses courtisans, montèrent avec le roi dans son carrosse,
comme pour couvrir sa démarche et ses paroles des témoignages visibles de son
retour d'esprit au ministre disgracié, et pour montrer d'avance en eux M.
Necker encore absent au fanatisme de la multitude. La
garde civique de Versailles et une immense cortége de voitures des membres de
l'Assemblée nationale faisaient cortége à la voiture du roi. La route,
couverte des populations voisines accourues au bruit de cette entrée royale,
retentissait d'acclamations pacifiques et ralentissait le pas des chevaux.
Paris tout entier, debout et armé comme symbole de force, l'attendait depuis
l'aurore ; le maire, Bailly, à la tête du corps municipal, s'était avancé,
pour recevoir le roi, jusqu'à la barrière de Chaillot. « Sire, » lui dit
Bailly en lui présentant les clefs de Paris dans un bassin d'or, « j'apporte
à Votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui
furent présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple ; aujourd'hui,
sire, c'est le peuple qui a reconquis son roi. » XXX. Ces
paroles, où les courtisans affectèrent de comprendre une insulte, n'étaient
qu'un hommage dans la bouche respectueuse de Bailly. Son cœur lui commandait,
dans une scène si ambiguë et si critique, de flatter à la fois le peuple pour
l'adoucir et le roi pour le rassurer. C'était un des mots les plus heureux à
jeter dans un tel jour à la nation et au souverain pour effacer l'humiliation
de la défaite chez le prince et l'orgueil de la victoire chez le peuple, sous
la douce mais nécessaire allusion de la concorde. La
foule applaudit, le roi fut ému. Bailly reprit : « Votre Majesté vient
jouir de la paix qu'elle a rétablie dans la capitale ; elle vient jouir de
l'amour » de ses fidèles sujets. C'est pour leur bonheur que Votre Majesté a
rassemblé autour d'elle les représentants de la nation, et qu'elle va
s'occuper avec eux de poser les bases de la liberté et de la prospérité
publiques. Quel jour mémorable que celui où Votre Majesté est venue siéger en
père au mi- lieu de cette famille réunie, où elle est reconduite à son palais
par l'Assemblée nationale entière ! « Gardée
par les représentants de la nation, pressée par un peuple immense, elle
portait dans ses » traits augustes l'expression de la sensibilité et du
bonheur, tandis qu'autour d'elle, on n'entendait que des acclamations de
joie, on ne voyait que des larmes d'attendrissement et d'amour. Sire, ni votre
peuple ni Votre Majesté n'oublieront jamais ce grand jour ! C'est le plus
beau de la monarchie, c'est l'époque d'une alliance éternelle entre le monarque
et le peuple. Ce trait est unique dans l’histoire : il immortalise Votre
Majesté. J'ai vu ce beau jour, et, comme si tous les beaux jours étaient
faits pour moi, la première fonction de la place où m'a conduit le vœu de mes
concitoyens est de vous porter l'expression de leur respect et de leur amour
! » XXXI. Le roi,
toujours mal inspiré devant la multitude, ne répondit que par des gestes au
discours du maire de Paris. Le
cortége royal, accru de trois mille jeunes gens à cheval et de dix mille
citoyens à pied, continua sa route vers l'hôtel de ville entre deux haies de
gardes civiques sous les armes depuis la barrière jusqu'à la place de Grève.
Un peuple innombrable assistait, sévère et muet, à ce spectacle, comme s'il
eût voulu, par une convention tacite, attendre le premier mot du roi pour
laisser éclater, selon le langage du prince, son cri de colère ou de pardon. Le roi,
étonné et attristé de cette attitude, de ce silence, de ces piques, de ces
drapeaux, de ces cocardes de couleurs nouvelles qui flottaient pour la
première fois à ses yeux, ne reconnaissait plus la ville, que trois jours
avaient transformée. De sinistres pressentiments saisissaient son cœur,
pâlissaient son visage, assombrissaient ses pensées. Il n'entendait que le
bruit des roues de son carrosse sur le pavé et le pas militaire de sa
nombreuse escorte. Il sollicitait en vain un regard, un accueil, une
acclamation de la foule en promenant lui-même ses regards sur elle et en
inclinant sa tête hors des portières. Tout restait muet : un mot d'ordre à
tous, obéi par tous, pétrifiait les visages. Le roi ne traversait qu'une haie
de fer. XXXII. Soit
menace calculée, soit geste irréfléchi et protecteur des citoyens armés qui
remplissent l'hôtel de ville, ce sont des murailles de fer qui le reçoivent
encore en descendant de son carrosse sur le perron. Dix mille épées nues
croisées sur sa tête lui firent une voûte d'acier depuis la première marche
du grand escalier jusqu'à la salle du trône, où les électeurs et la
municipalité l'attendaient. Il y monta sans qu'une seule voix lui révélât
s'il y montait pour recevoir ou pour donner l'amnistie de l'insurrection. Bailly
souffrait pour le prince d'un accueil qu'il aurait voulu échauffer en y
répandant son cœur. Il s'avança vers le trône, et présentant au roi la
nouvelle cocarde nationale, insinua par un mot que le monarque, en la
recevant, lui enlèverait toute couleur séditieuse. Le roi prit la cocarde
comme un hommage et l'innocenta en s'en décorant. A ce
signe, l'enthousiasme refoulé par l'inquiétude éclata en un seul cri de Vive
le roi ! qui se prolongea en se multipliant dans toutes les parties de
l'édifice et dans les innombrables légions du peuple. Ce cri
sembla ouvrir enfin le visage et le cœur du roi ; il y répondit, à
l'instigation de Bailly, en sanctionnant tous les actes et toutes les
nominations de la capitale et des électeurs pendant l'insurrection. Chacune
de ces concessions devint le signal d'une acclamation plus tumultueuse et
plus passionnée. Les électeurs demandaient à grands cris que le prince
daignât confirmer par quelques paroles de sa bouche la glorieuse amnistie
qu'il apportait à leur amour. Louis chercha eu vain un mot sur ses lèvres. Sa
timidité naturelle, redoublée par le lieu et par les émotions diverses de son
Aune, lui refusa une seule inspiration. Il pria Bailly de parler pour lui. Bailly
interpréta avec respect et convenance les pensées du roi : il recommanda en
son nom le rétablissement de l'ordre et de la justice. Le peuple de la place
appela à son tour le prince sur le balcon. Le roi y parut paré des couleurs
de l'insurrection nationalisées sur sa tête. Une acclamation immense s'éleva
de cette foule jusqu'au ciel pour récompenser le monarque d'avoir pris les
couleurs du peuple. Le délire descendit et remonta des électeurs qui
entouraient le roi dans la place, et de la place dans la salle. « Vous
le voyez, sire, » dit Moreau de Saint-Méry, « le trône n'est jamais plus
assuré que quand il est gardé par l'amour du peuple. » Le
procureur du roi et de la ville, Ethys de Corny, le même qui avait conduit
l'insurrection à la conquête des Invalides, proclama louis XVI Père du peuple
et Restaurateur de la liberté française ! XXXIII. Lally-Tollendal
avait suivi le roi : ce député représentait dans cette scène M. Necker, dont
il était le sectaire et l'enthousiaste. Il voulut suppléer le silence du roi
et donner à cette journée un caractère de réconciliation et de sensibilité
qui en fût le sceau et le commentaire pour la nation. Il fit demander au roi
par Bailly la permission de parler en sa présence. Le roi l'accorda. « Eh
bien ! citoyens, » dit l'ami de Necker en montrant d'un geste exalté le roi
sur son trône pressé par l'amour de ses sujets, « êtes-vous enfin satisfaits
?... Le voilà, le roi que vous demandiez à grands cris, et dont le nom seul
excitait vos transports, lorsqu'il y a deux jours nous le proférions au
milieu de vous ! Jouissez de sa présence et de ses bienfaits ! « Voilà
celui qui vous a rendu vos assemblées nationales et qui veut les perpétuer.
Voilà celui qui a voulu établir vos libertés et vos propriétés sur des
fondements inébranlables. Voilà celui qui vous a offert, pour ainsi dire,
d'entrer avec lui en partage de son autorité, ne se réservant que celle qui
lui est nécessaire pour votre bonheur, celle qui doit à jamais lui
appartenir, et que vous-mêmes devez le conjurer de ne jamais perdre. Ah !
qu'il recueille enfin des consolations ! que son cœur noble et pur emporte
d'ici la paix dont il est si digne ! et puisque, surpassant les vertus
de ses prédécesseurs, il a voulu placer sa puissance et sa grandeur dans
notre amour, n'être obéi que par l'amour, n'être guidé que par l'amour, ne
soyons ni moins sensibles ni moins généreux que notre roi, et prouvons-lui
que même sa puissance, que même sa grandeur, ont plus gagné mille fois
qu'elles n'ont sacrifié. « Et
vous, sire, permettez à un sujet qui n'est ni plus fidèle ni plus dévoué que
tous ceux qui vous environnent, mais qui l'est autant qu'aucun de ceux qui
vous obéissent, permettez-lui d'élever sa voix vers vous, et de vous dire :
Le voilà, ce peuple qui vous idolâtre, ce peuple que votre seule présence enivre,
et dont les sentiments pour votre personne sacrée ne peuvent jamais être
l'objet d'un doute. Regardez, sire, consolez-vous es regardant tous les
citoyens de votre capitale. Voyez leurs yeux, écoutez leurs voix, pénétrez
dans leurs cœurs qui volent au-devant de vous. Il n'est pas ici un seul homme
qui ne soit prêt à verser pour vous, et pour votre autorité légitime, jusqu'à
la dernière goutte de son sang. Non, sire, cette génération de Français n'est
pas assez malheureuse pour qu'il lui s'A été réservé de démentir quatorze
siècles de fidélité. Nous péririons tous, s'il le fallait, pour défendre un
trône qui nous est aussi sacré qu'à vous et à l'auguste famille que nous y
avons placée il y a huit cents ans. Croyez, sire, croyez que nous n'avons
jamais porté à votre cœur une atteinte douloureuse qui n'ait déchiré le nôtre
; qu'au milieu des calamités publiques, c'en est une de vous affliger, même
par une plainte qui vous avertit, qui vous implore, et qui ne vous accuse
jamais. Enfin, tous les chagrins vont disparaître, tous les troubles vont
s'apaiser. Un seul mot de votre bouche a tout calmé. Notre vertueux roi a
rappelé ses vertueux conseillers. Périssent les ennemis publics qui
voudraient encore semer la division entre le roi et son peuple ! Roi, sujets,
citoyens, confondons nos cœurs, nos vœux, nos efforts, et déployons aux yeux
de l'univers le spectacle d'une des plus belles nations, libre, heureuse,
triomphante, sous un roi juste, chéri, révéré, qui, ne devant plus rien à la
France, devra tout à ses vertus et à son amour. » XXXIV. La
présence du roi et du peuple, placés face à face et interprétés ainsi run à
l'autre, les souvenirs sanglants de la veille, les perspectives heureuses du
lendemain, la joie du triomphe, la magnanimité de la réconciliation, l'accent
pathétique, le geste sentimental, les yeux humides, l'âme émue de l'orateur,
son nom, qui rappelait la mémoire tragique du comte de Lally, son père,
immolé sur l'échafaud au pied de ce même édifice et réhabilité par
l'éloquence filiale du fils, enfin l'image de M. Necker, son patron, dont on
croyait entendre les inspirations dans sa voix, avaient attendri
l'enthousiasme jusqu'aux larmes. On n'entendait qu'un sanglot dans la salle.
Les multitudes sont ou tragiques ou pathétiques. Toutes les fois qu'on veut
les détourner du crime, il faut leur arracher des larmes pour leur disputer
du sang. Le peuple en messe n'a pas de raisonnement, il n'a que du cœur, et
le cœur n'est gouvernable que par le sentiment. Lally-Tollendal
exprimait d'autant mieux cette sensibilité attendrie du jour, qu'il la
partageait. Lo roi lui-même était trop attendri pour trouver un mot sur ses lèvres.
On interpréta son visage, ses larmes, ses gestes. Il redescendit avec les
électeurs sur la place. Il traversa, au bruit des acclamations universelles,
cette même capitale qu'il avait traversée quelques heures avant au milieu du
silence morne et menaçant de son peuple. Son retour à Versailles fut un
triomphe ; mais ce triomphe, dont il était le gage et l'ornement, était au
fond une éclatante humiliation de la royauté vaincue. On l'enchaînait de
caresses, mais ces caresses étaient des menaces dérobées sous des
applaudissement& XXXV. Le roi
le comprenait. Oppressé par le spectacle de ce délire d'amour qui pouvait se
changer au moindre vent en un délire de fureur, il ne respira librement qu'au
moment où il aperçut sur les collines de Saint-Cloud les escadrons de ses
gardes du corps envoyés par la reine au devant de son cortége. La
reine, à qui cette journée avait été un siècle d'angoisses, recevait heure
par heure, par des messagers secrets, des récits successifs du voyage du roi.
Elle redoutait pour lui, à chaque tour de roue, le poignard ou la balle d'un
fanatique. Glacée par le silence qui avait accueilli le prince à son entrée
dans la capitale, tremblantes l'image de la voûte de piques et d'épées sous
laquelle il avait monté les marches de l'hôtel de ville, agitée de
pressentiments contraires pendant la longue station du roi dans la salle,
d'où personne ne pouvait sortir pour lui rapporter les événements ; soulagée
d'un poids mortel en apprenant les cris d'amour du peuple au retour, ivre
enfin de félicité et de reconnaissance, en apercevant du haut de ses balcons
la colonne triomphale qui lui ramenait son mari, elle se précipita avec ses
enfants sur le palier de l'escalier de marbre, et s'évanouit de joie dans les
bras du roi. Elle
crut qu'après avoir préservé le roi d'un pareil péril, la Révolution, apaisée
par tant de sacrifices, lui rendait pour jamais le père de ses enfants. La
famille royale ne se lassait pas d'entendre, de la bouche de Louis XVI et des
courtisans de sa suite, les circonstances de la longue fête que le peuple
attendri venait de donner à son roi. La
reine cependant, après ces premiers moments d'ivresse, ne vit pas sans
répugnance et sans indignation la cocarde de l'insurrection attachée au
chapeau de son mari. « Je ne croyais pas, » lui dit-elle avec une ironie
douce mais amère, « avoir épousé un citoyen de Paris. » XXXVI. L'Assemblée
nationale, désormais affermie contre les tentatives du pouvoir royal, avait
désiré en masse arrêter le mouvement révolutionnaire de cette journée qui
assurait son empire, et reprendre pacifiquement ses délibérations sur la
constitution de la France. la bourgeoisie de Paris elle-même, intimidée par
les crimes dont la populace avait attristé sa victoire, n'aspirait qu'à
rétablir l'ordre dans la capitale par l'action du pouvoir municipal qu'elle
venait de conquérir, et par la puissante organisation de la garde civique,
l'un dirigé par Bailly, l'autre organisée par Lafayette. Les
noms de ces deux hommes, dans lesquels se personnifiaient le pouvoir civil et
l'autorité militaire dans Paris, exprimaient complétement la véritable
signification de la journée du 14 juillet : combat contre le despotisme,
victoire sur l'aristocratie de cour, limitation du pouvoir royal, omnipotence
donnée à l'Assemblée, modération dans la réforme du royaume, réconciliation
prompte avec le roi, ordre social subitement rétabli et vigoureusement
préservé après la commotion nécessaire. XXXVII. Mais
les convulsions imprimées aux membres d'un vaste empire par les passions et
les agitations de la tête ne s'apaisent pas sans de longues vibrations de
tout le corps social. Le contre-coup du soulèvement de Paris avait soulevé la
France tout entière. En un moment, tout fut en feu dans les provinces.
L'esprit révolutionnaire, en descendant dans les masses plus profondes, plus
aveugles et plus opprimées que les populations de la capitale et des villes,
y remua des passions plus sourdes, plus brutales et plus incendiaires que les
nobles passions d'esprit, de liberté de théories qu'une idée satisfaite arme
et désarme en un moment de ses colères. La
chute et la démolition de la Bastille, l'expulsion et l'embauchage des
troupes, la vengeance sanguinaire des vieilles oppressions dans le sang des
Flesselles et des de Launay massacrés par la populace, le triomphe de
l'insurrection contre la cour, l'extinction de l'aristocratie, la
proscription des princes, des favoris, des favorites ; la terreur imprimée
jusque dans le palais de Versailles aux ennemis de la nation, passèrent aux
populations des provinces. Elles virent dans la victoire de Paris des exemples
et des encouragements à des imitations impunies, Tout éclata partout en
universelles séditions dans le royaume ; une cherté et une rareté plus
factices que réelles des blés, qui répandaient la panique et la révolte,
ajoutèrent un ferment de plus à tous ceux qui couvaient dans les cœurs. La
plus terrible des factions, la faction de la faim dans le peuple, envenima
toutes les autres. En
quelques heures, la France fut debout et en armes. Rennes, capitale de la
Bretagne, ville façonnée à la sédition par son parlement, se souleva à la
première annonce du renvoi de M. Necker. La jeunesse parlementaire pilla les
armuriers, débaucha les trois régiments de la garnison, nomma un général et
un gouvernement de l'émeute. A Saint - Halo, la bourgeoisie insurgée intimida
les troupes et se forma en colonnes mobiles pour aller délivrer l'Assemblée
nationale. A Grenoble, capitale du Dauphiné, berceau de la révolution, que
l'assemblée de Vizille, fomentée par les Mounier, les Perrier, les Virieu,
avait accoutumée aux insurrections morales contre la cour, le refus d'impôts,
à l'exemple d'Hampden, fut voté en assemblée populaire. A Lyon, la
bourgeoisie et les troupes se disputèrent à coups de feu, et les troupes,
vaincues, évacuèrent la ville. A. Caen, le peuple, insurgé, s'empara de la
citadelle ; le tocsin sonne, vingt mille paysans armés, avec du canon,
attaquent les casernes, acceptent une capitulation et massacrent sur la place
de l'Hôtel-de-Ville M. de Belsunce, colonel d'un des régiments désarmés. A
Poissy, les prétendus accapareurs de grains échappent avec peine à
l'assassinat. A Saint-Germain, un meunier est décapité par les femmes. A
Rouen, le sang coule à flots. Au Havre, la sédition force l'arsenal, pointe
ses canons sur le port et empêche le débarquement des troupes. A Dijon et à
Bordeaux, la ville s'empare des forts. A Strasbourg, les magistrats, voués à
la mort, sont sauvés du supplice par la fuite. A Verdun, le maréchal de Broglie,
fuyant de Versailles, n'échappe à la vengeance du peuple qu'en se jetant sous
les baïonnettes des soldats. A Marseille, è Aix, à Avignon, à Nîmes, à
Montpellier, les populations mobiles et passionnées préludent par des
agitations anarchiques à de sinistres attentats. Les troupes, intimidées ou
complices, demeurent immobiles devant l'unanimité des insurrections. Un
interrègne général du gouvernement laisse régner partout les émeutes, les
gardes civiques, les municipalités, l'anarchie. XXXVIII. Enfin,
dans les provinces les plus reculées, les campagnes, abandonnées à
elles-mêmes et saisies à la même heure d'un accès du même vertige, se lèvent
sans savoir ce qui les agite. Des hommes à cheval traversent au galop,
pendant la nuit, les bourgs et les villages comme s'ils fuyaient devant
l'incendie et la mort, en semant derrière eux le cri de panique : Aux armes !
Voilà les brigands ! A ce
cri, le peuple se réveille, se lève, s'alarme, s'interroge, se livre aux plus
absurdes pressentiments. Les fantômes de l'imagination de chacun se
multiplient par l'imagination de tous. Le tocsin sonne ; les paysans s'arment
de tous les instruments de labourage, changés en armes dans leurs mains ; le
soc de la charrue, le tranchant de la hache, les dents de la herse, les feula
de la prairie, les faucilles de la moisson emmanchées au bout des perches,
les fusils de chasse, les barres de fer, les marteaux, les haches de la forge
sont brandis au hasard par tous les bras ; des patrouilles sortent, montent
sur les collines pour voir et pour écouter de plus loin la flamme des
incendies et les pas des brigands dont on les menace ; ces patrouilles, en se
rencontrant avec les éclaireurs des villages voisins, rôdant sous
l'impression des mêmes paniques, se prennent réciproquement pour des colonnes
incendiaires et se renvoient les mêmes terreurs. On se
reconnaît, on s'aborde enfin, mais pour se raconter mutuellement les forfaits
imaginaires des bandes invisibles que tout le monde rêve et que personne ne
voit. a Ils sont ici, ils sont là, ils pillent, » ils brûlent, ils égorgent !
» Les feux des bergers ou du chaume, allumés dans cette saison pour fumer les
sillons, sont, aux yeux épouvantés des campagnes, les torches agitées par les
avant-postes de l'armée des brigands. De tous les clochers qui se répondent
dans la nuit, les coups désespérés du tocsin enfièvrent l'oreille des hameaux
et des chaumières. Les ténèbres, l'insomnie, l'effroi, font fuir les femmes
et les enfants dans les bois. Les hommes veillent, tumultueusement groupés
sous les armes, sur la place devant les églises. Cette armée imaginaire de
brigands, annoncée partout la veille, et qui n'existait nulle part, se trouve
réalisée le matin en une armée innombrable de paysans sortis de terre et
préparés par la terreur à se jeter dans tous les excès de la démence civile
au souffle des agitateurs. XXXIX. Un mine
mot d'ordre, que personne n'a donné, que tous reçoivent à la même heure,
imprime une seule impulsion à ces rassemblements. Un ordre écrit, qu'on
annonce avoir été apporté la nuit de Paris par les messagers mystérieux de la
veille, court de mains en mains parmi les chefs des villages : « Le roi
ordonne de brûler tous les châteaux, ne voulant plus que le sien dans le
royaume. » Le mot d'ordre, jugement dernier de l'aristocratie rurale,
émané du chef de la nation, légitime aux yeux du peuple des campagnes la
vengeance d'une longue sujétion. Les servitudes et les humiliations de la
féodalité, dont les châteaux leur paraissaient être les bastilles visibles,
s'élèvent avec un redoutable murmure entre les habitants des campagnes contre
les seigneurs de terres féodales. Des tribuns de village, des propriétaires
plébéiens, des magistrats ruraux, des ennemis publics ou secrets des
seigneurs de la contrée, haranguent les paysans ameutés, leur parlent de la
longue injustice, de l'odieuse inégalité, des privilèges oppressifs, de la
Mme ruineuse, des titres de cette suzeraineté rurale sur leurs personnes ou
sur leurs maisons, à anéantir d'un seul coup dans l'incendie des châteaux et
des terriers des seigneurs ; leur montrent l'ordre du roi qui leur commande
de s'affranchir eux-mêmes, à sa voix, d'une oppression séculaire. Des
brigands réels, pervertis par l'ignorance, alléchés par le pillage, exaltés
par l'ivresse, brûlant de saisir une occasion et un prétexte de crimes,
soufflent dans les masses honnêtes et crédules le feu de cette grande
sédition. « Courons aux châteaux, forçons les grilles, comblons les fossés,
abattons les ponts-levis, démolissons les tours, brûlons les archives, et que
les nobles, qui déciment nos récoltes, cherchent leurs titres d'oppression
sous les cendres de leurs demeures ! » XL. A ces
harangues des petits propriétaires qui ont l'autorité de l'opinion dans les
villages, à ces ordres supposés du roi, à ces convoitises de la vengeance et
du pillage, les bandes se groupent, les colonnes années et désarmées
s'élancent d'un mouvement presque unanime sur les châteaux désignés à leur
dévastation. Les unes, conduites en ordre par les principaux habitants et
magistrats ruraux du pays, demandent au nom du roi qu'on leur ouvre les
portes, entrent en ordre, respectent et protègent les familles de la noblesse
popularisées par leurs bienfaits héréditaires dans la contrée ; ils
s'excusent comme de la rigueur du devoir que le roi leur impose, ils se
contentent d'enlever les titres féodaux dans les archives et de les brûler
dans la cour des châteaux. Aucune insulte ne souille leurs lèvres, aucun
pillage n'avilit leur cœur, aucun crime n'ensanglante leurs mains : ils se
bornent. à la conquête violente mais respectueuse de l'égalité des propriétés
et de l'impôt, et à la mutilation des armoiries, des créneaux et des
girouettes, signes réprouvés de leur servitude. C'est ainsi que dans la
Guienne, dans l'Alsace, dans la Provence, dans la Franche-Comté, dans la
Normandie, dans la Bourgogne, et surtout dans les provinces riches et
peuplées de demeures seigneuriales, le Dauphiné, le Beaujolais et le
Mâconnais, les journées dites de brigandages passèrent sans laisser d'autres
traces dans le plus grand nombre des villages que des titres brûlés, des
donjons découronnés et des armoiries détruites. Le peuple, qui n'avait rien à
venger sur des familles seigneuriales bienfaisantes et populaires, n'imita
pas les crimes de la jacquerie. La cohabitation et les rapports réciproques
entre les seigneurs de terres et les paysans, rapports qui avaient adouci la
féodalité, adoucirent aussi l'insurrection des campagnes. L'invasion ne fut
terrible que dans les châteaux qui se fermèrent au peuple, et dont les
possesseurs, odieux à la population par leur orgueil ou par leur rigueur,
offraient des souvenirs irritants à la multitude ; elle ne fut atroce que
dans le voisinage des grandes villes prolétaires, comme Lyon, Marseille,
Rouen. Là, des brigands véritables, sortis de l’écume de ces villes,
s'organisèrent à la faveur du désordre en année d'incendiaires et
d'assassins, parcoururent les campagnes en intimidant les paysans consternés
et en recrutant seulement les scélérats, assiégèrent les châteaux, pillèrent
les meubles, outragèrent les femmes, égorgèrent les familles, et justifièrent
par leurs forfaits le nom de brigands et les supplices qui purgèrent bientôt
le sol de leurs crimes. L'ivresse
par laquelle ils préludaient à leur dévastation dans les caves des châteaux
exaltait la férocité de ces bandes. En Provence, ils égorgèrent le marquis de
Barras et se partagèrent les lambeaux de son cadavre sous les yeux de sa
jeune femme enceinte, qui expira d'horreur à ce spectacle. M. de Montesson
fut massacré aux environs du Mans, en cherchant à disputer son beau-père à
leurs coups. D'autres furent mis à la torture du feu de leur propre foyer
pour leur arracher l'aveu de leurs trésors. D'autres, plongés nus dans les
fossés de leur château pendant l'incendie, eurent les cheveux et les sourcils
brûlés par les flammes de leur toit. Le plus grand nombre, prévenus à temps
de l'approche des brigands par des vassaux fidèles, se réfugièrent, avec leurs
vieillards, leurs femmes, leurs filles, dans des chaumières amies ou dans les
villes voisines, laissant passer ainsi en sûreté le brigandage sur leurs
demeures abandonnées. XLI. Cet
accès de frénésie ne fut pas trois jours impuni. A peine la bourgeoisie des
villes et les habitants honnêtes des campagnes aperçurent-ils les 'flammes
qui dévoraient les châteaux, et reconnurent-ils la main du crime dans
l'insurrection populaire contre les vestiges de la féodalité, que le tocsin
qui avait sonné pour ameuter les brigands sonna à toutes les cloches pour les
anéantir. La
garde civique, les corps de cavalerie volontaires, la gendarmerie, les
détachements de troupes en garnison dans les villes, les bons citoyens armés
de leur courage individuel dans les villages, sortirent d'un élan commun et
sans distinction d'opinion politique, pour venger l'ordre social menacé dans
tous et pour disperser ces bandes d'assassins. A
Grenoble, à Lyon, à Marseille, en Bretagne, en Alsace, en Flandre, à Mâcon,
des colonnes mobiles de cavalerie et de milice, commandées par des officiers
de l'armée en garnison ou en semestre dans ces provinces, et suivies de la
justice militaire, qui combattait, jugeait et exécutait sur place, purgèrent
en un jour la France de ces crimes. Les brigands, féroces au pillage, lâches
au combat, ne résistèrent nulle part. Ces bandes, composées de la lie des
villes et des campagnes, s'évanouirent au premier feu, comme des oiseaux de
proie surpris sur le cadavre d'une société. Dans les gorges de l'abbaye de
Cluny seulement, lei brigands de Lyon, du Beaujolais et des montagnes, réunis
au nombre de quelques milliers d'incendiaires et d'assassins répudiés par le
peuple de la province, tentèrent de résister à la colonne civique sortie de
Mâcon pour les combattre. Cette
colonne de cinq cents cavaliers, commandée par deux officiers de cavalerie du
pays, MM. de Vinzelle et de Lamartine, dont les châteaux avaient été menacés
par ces bandes et sauvés par leurs vassaux, livra deux combats aux brigands
dans la même journée et les refoula enfin dans leurs forêts. Ils semèrent la
route de leurs cadavres et de leurs prisonniers. Les chefs, saisis et jugés
le lendemain par la justice prévôtale, furent pendus aux arbres des avenues
des châteaux incendiés par eux la veille. Cette unanimité d'indignation
publique contre les sicaires qui déshonoraient la liberté par leurs
dévastations et qui tentaient de substituer le parti du crime au parti
populaire, les fit évanouir pour jamais. On passionne aisément un peuple pour
réformer des gouvernements rétrogrades et pour améliorer des institutions
vicieuses ; mais toutes les fois qu'on dévoile à nu le pillage et le meurtre,
la société tout entière se lève et se défend : elle n'a, comme nous l'avons
vu à toutes les époques dans nos révolutions, depuis les brigands en 1789, et
depuis les sectaires de Babeuf en 1793, jusqu'aux communistes de juin 18_.8,
qu'ut se lever pour vaincre, car la démence et le crime ne sont jamais qu'une
imperceptible minorité dans l'espèce humaine. Les opinions se divisent en
politique, elles se rallient en matière sociale, car la société veut vivre,
et le crime est l'ennemi commun. XLII. Cet
accès de brigandage fut-il l'explosion spontanée et instinctive de ce long
murmure du peuple rural contre la servitude et l'humiliation de la féodalité,
ou fut-il l'explosion combinée et préparée d'une insurrection des paysans
contre la noblesse ? L'histoire n'a pas jusqu'ici percé ce mystère. La cour
a accusé la Révolution, la Révolution a accusé la cour ; aucune main n'a
laissé son empreinte irrécusable sur ces cendres et dans ce sang. Une cour
machiavélique aurait eu certainement intérêt à pousser le peuple aux excès de
l'anarchie dès le premier jour, afin de faire trembler la France entière des
conséquences de la révolution commencée, d'inspirer la terreur et le remords
à la bourgeoisie, à la noblesse, à la propriété, et de faire implorer par la
nation l'autorité protectrice du roi pour la sauver du pillage, de l'incendie
et du meurtre, hideux symptômes de sa décomposition. Mais où était le
machiavel sur le trône ou à côté du trône pour méditer, pour conspirer et pour
accomplir une telle régénération du pouvoir royal dans le feu et dans le sang
? Ni Louis XVI, ni M. Necker, ni les futiles conseillers de la reine, déjà
fugitifs ou déconcertés, ne pouvaient être soupçonnés d'une si odieuse
perversité. L'excès de conscience et l'excès d'illusions sont les seuls
crimes que ses ennemis eux-mêmes aient jamais imputés au gouvernement de
Louis XVI. La hache du bourreau a pu s'élever jusqu'à sa tête, la calomnie
n'a pu tenir sur son nom. D'ailleurs,
quels eussent été à la cour les conseillers et les machinateurs de la journée
des brigands ? Des nobles ? Mais, d'un côté, les nobles étaient, en majorité,
les premiers promoteurs de la révolution ; et, d'un autre côté, ces châteaux,
ces propriétés féodales, ces privilèges, ces dîmes, ces titres, ces
armoiries, étaient leur patrimoine. Par quelle démence dans le suicide
auraient-ils tourné contre leurs foyers, contre leurs titres de possession,
contre leurs biens et contre leurs propres vies, cette fureur populaire qui,
une fois allumée dans l'incendie de leurs demeures, ne s'éteindrait que dans
leur sang ? Le bon sens se révolte contre cette supposition qui attribue à un
complot aristocratique cette Saint-Barthélemy de l'aristocratie. XLIII. La
justice en lave également le grand parti de la Révolution, du moins dans
l'immense majorité de la France révolutionnaire Le cri de réprobation qui
s'éleva de toutes les villes et de toutes les campagnes policées aux
premières flammes de l'incendie des châteaux, l'élan rapide et unanime qui
fit armer et sortir en colonnes civiques les volontaires de toute opinion des
cités voisines pour éteindre le feu, arrêter le pillage, exterminer les
brigands, attestent non-seulement l'innocence, mais l'horreur du parti
révolutionnaire, contre des attentats qui ne s'attaquaient plus seulement à
la politique, mais à la propriété, à la civilisation, à la nature. Ce furent
les patriotes en masse qui marchèrent contre les brigands sous le drapeau
tricolore, et qui les pendirent aux créneaux des châteaux incendiés. Ces
brigandages n'eurent pas un' approbateur dans les clubs les plus véhéments de
la Révolution. Les bras du peuple se levèrent partout sur cette horde qui
n'avait du peuple que le nom. XLIV. Cependant,
des symptômes irrécusables aussi attestent, dans le brigandage, une
conception première de sang-froid, un calcul, une impulsion, un signal, une
simultanéité, une tactique, qui ne permettent pas à l'historien sincère
d'attribuer à un simple hasard et à une panique soudaine un mouvement si
uniforme, si universel et si instantané, dans des provinces si distantes les
unes des autres, animées d'esprit si différent et séparées par la longueur du
royaume. Sans doute une antipathie unanime contre les vestiges de la
féodalité et contre les privilèges de la noblesse préexistait partout dans
les masses, et pouvait se propager successivement d'une province à l'autre,
soulever çà et là, à des heures différentes et sous des prétextes divers, les
villages contre les châteaux. C'est ainsi qu'éclatent, de distance en
distance et à des intervalles inégaux de temps, les explosions non
préméditées des masses populaires. Mais dans les journées des brigands,
l'explosion éclate non comme la nature, mais comme un complot. Une main
invisible semble avoir tendu tous les fils et fait mouvoir tous les ressorts
qui font jaillir du même coup toutes les bouches du volcan. Ces courriers à
cheval, paraissant et disparaissant dans la même nuit aux portes des villages
; cette panique calculée, semée par un cri d'effroi derrière ces messagers ;
ces ordres simulés du roi, jetés sous les portes et donnant, à la colère
indécise du peuple, l'autorité, le prétexte, la complicité d'un souverain
alors populaire ; cette terreur mutuelle, inspirée aux hameaux voisins par
cette fantasmagorie d'une armée de brigands, afin de créer en une nuit une armée
de paysans jusque-là paisibles ; enfin, la même nuit, la même heure dans tout
le royaume, donnant le signal des mêmes convulsions : à ces signes, il est
impossible de ne pas reconnaître un plan préconçu, une action concertée, une
impulsion centrale, une conspiration enfin.. Or, une tactique enrôlant tant
de bras qui se meuvent au même moment par un même geste, suppose une tête ;
et cette tête possédait évidemment le génie des Vêpres siciliennes et de la
Saint-Barthélemy, des grandes vues pour les grands forfaits. XLV. Quelle
fut cette tête ? Là s'arrête la sagacité de l'histoire. Elle peut soupçonner,
elle ne peut convaincre. On a nommé pour elle les noms les plus signalés, les
plus capables d'audace, les plus enveloppés de mystère dans les moteurs
publics ou secrets de la Révolution : Sieyès, qui pénétrait d'un regard froid
dans l'analyse la plus intime et la plus sagace des mouvements d'opinion ; le
duc d'Orléans, ou sa faction du moins, altérés de vengeance contre la cour,
capables de concevoir, de servir et de solder toutes les agitations du
royaume qui pourraient ébranler le trône et faire de ce prince le complice
adoré des masses ; Camille Desmoulins et Marat, qui, liés alors avec Danton,
avec la faction d'Orléans et avec Mirabeau, dont ils cultivaient la gloire naissante,
cherchaient à allumer tous les brandons pour activer l'incendie du royaume ;
Danton, enfin, déjà remuant, déjà agitateur, déjà profond dans la sape des
empires ; Danton, dédaigneux de toute morale et de toute humanité dans les
moyens, tribun pour la vaine gloire de l'être, populaire sans amour et sans
estime du peuple, conscience sourde et muette, jouissant de cette surdité
intérieure de sa conscience comme d'une supériorité sur les autres hommes ;
artiste en agitation des masses, voulant appliquer au service du peuple,
depuis que le peuple était le plus fort, le machiavélisme des cours ; Danton,
l'homme d'Etat des révolutions de main, tandis que Mirabeau, son matin,
n'était que l'homme des idées. XLVI. La
conception de la journée des brigands, prélude des journées plus sinistres
main analogues de septembre, est dans le génie de Danton et de ses disciples,
Marat et Camille Desmoulins, si elle n'était pas dans leurs actes. Par qui
fut-elle conçue ? dans quel conciliabule secret de ces moteurs de mouvements
intestins de la capitale et du royaume fut-elle adoptée ? par quelle
coalition de ces trois ou quatre factions alors unies fut-elle fomentée ? par
quel or et par quels instruments fut-elle servie et exécutée ? On l'ignore,
nul n'en a revendiqué ou répudié jamais la gloire ou le crime. Mais sans
pouvoir désigner nominativement l'auteur de ce coup d'Etat du peuple des
campagnes, on ne peut le chercher, selon nous, avec quelque vraisemblance,
que dans l'un de ces trois groupes d'agitateurs qui concertaient en ce
moment-là leur action commune le parti de Sieyès à Versailles, le groupe du
duc d'Orléans au Palais-Royal, le groupe de Danton, Camille Desmoulins et de
Marat dans les réunions nocturnes de ces tribuns chez Danton, et peut-être à
toutes ces factions à la fois. La pensée de cointéresser vingt millions
d'hommes des campagnes à la Révolution par une conquête violente -et par
quelques attentats irrémissibles, devait naître d'une même politique dans
l'esprit des grands moteurs de la Révolution. Ils pouvaient encore redouter
l'armée royale : il leur fallait lever en une nuit l'armée nationale. XLVII. Ils ne
furent point trompés dans leur calcul : la panique répandue partout par
quelques hordes de brigands fit lever en peu de jours deux millions de
citoyens sous le nom de gardes nationales dans toutes les villes de France.
La Révolution, qui n'avait que des forces morales, eut un peuple armé à sa
disposition. De ce
jour elle fut invincible. Le pouvoir législatif avait échappé au roi par la
transformation des états généraux en Assemblée nationale ; le pouvoir
exécutif lui échappa par la transformation de deux millions de citoyens en
armée civique. La souveraineté avait passé dans le peuple à Versailles, à la
voix de Mirabeau ; le gouvernement avait passé dans le peuple le 16 juillet,
au renvoi des ministres et au rappel de N. Necker. L'épée passa dans le
peuple après la nomination révolutionnaire de Lafayette au commandement de la
milice civique à l'hôtel de ville. Il ne restait rien au monarque que le
droit dérisoire de sanctionner de son nom toutes les conquêtes faites
violemment contre son autorité. L'anarchie populaire, à Paris, avait le
sentiment de sa toute-puissance. Elle ne se contentait plus de pouvoir, elle
demandait du sang ; les pierres de la Bastille ne suffisaient plus pour
assouvir sa victoire, elle exigeait à grands cris des victimes en expiation
des terreurs que le coup d'État déjoué des ministres lui avait inspirées. Le
hasard et le malheur des temps leur en livrèrent deux. XLVIII. Le
baron de Breteuil et ses collègues avaient fui avec le comte d'Artois et la
famille de Polignac hors des frontières. On ne pouvait atteindre les auteurs,
on rechercha avec une férocité implacable les instigateurs du renvoi de
Necker et du blocus de Paris. Des haines personnelles, dit Bailly dans ses
Mémoires, répandirent dans le peuple le nom de Foulon, ancien intendant de
Paris, et de Berthier, son gendre, encore intendant de l'armée. Ils furent
désignés à la vengeance de la multitude comme des ennemis publics qui
voulaient perpétuer la servitude et l'indigence des masses et qui avaient
conseillé au roi la guerre et la famine contre Paris. Un nom prononcé dans
ces fermentations civiques est un arrêt de mort ; la calomnie ne donne pas le
temps à la justice, et la main immole avant d'avoir choisi. Foulon
avait à la cour la renommée d'un de ces hommes inflexibles aux concessions et
qui ne conseillent au pouvoir que la force, pour le flatter autant que pour
le servir. Le maréchal de Broglie, qui connaissait sa rigidité, avait demandé
Foulon pour collègue dans le ministère destiné à dompter Paris et à subjuguer
l'Assemblée nationale. Foulon, accablé d'années, refusa le ministère, mais il
adressa au roi un mémoire acerbe dans lequel il plaçait habilement ce prince
dans la nécessité terrible ou de plier en tout sous les exigences de la
Révolution et de se faire lui-même le grand révolutionnaire de son royaume,
ou de reprendre à l'instant le sceptre et le glaive absolu, et de dompter par
la force cette insurrection des idées en punissant sévèrement l'audace des
séditieux et des tribuns. Ces conseils, qui avaient transpiré à Versailles,
avaient laissé d'âpres ressentiments dans les âmes contre des hommes désignés
ainsi à la vindicte du trône. XLIX. Foulon,
rentré à Paris et ignoré du peuple, n'avait pas quitté encore son hôtel
pendant les émotions du 13 au 14 juillet et pendant le siège de la Bastille.
Il apprit le 16 que son nom, jeté par ses ennemis à la colère du peuple,
circulait chargé de soupçons et d'imprécations dans les groupes. Il alla
demander un passeport à sa section pour s'échapper de la ville avant que ces
murmures encore sourds eussent éclaté en accusations formelles contre lui.
Pour mieux déjouer la haine publique et pour tromper les habitants de son
quartier, il profita de la mort d'un de ses domestiques pour lui faire faire
de riches funérailles. Il répandit dans la ville le bruit de sa propre mort
attestée aux yeux de ses voisins par cette éclatante sépulture. A la faveur
de ce bruit généralement adopté par la foule, Foulon sortit inaperçu de Paris
le 19 juillet, et se réfugia au château de Virq, chez M. de Sartines, son
ami, sur la route de Fontainebleau. Le
château de Virq était inhabité dans ce moment. Foulon ne s'y fit pas recevoir
sous son nom. Mais, le lendemain, une lettre à son adresse étant arrivée à
Virq, et son vrai nom s'étant répandu dans le village, les paysans, déjà
ameutés par la rumeur publique contre le nom de Foulon, sonnèrent le tocsin,
cernèrent les murs et l'arrêtèrent comme ennemi public. La rage des
campagnes' contre le prisonnier commença le supplice de Foulon avant son
entrée dans Paris. Par allusion à un mot atroce qu'on lui attribuait
faussement : « Il faut faire manger de l'herbe » au peuple, » les paysans de
Virq lui attachèrent un collier d'orties et un bouquet de chardons sous le
visage, une botte de foin sur les épaules, le jetèrent garrotté, les mains
derrière le dos, sur une charrette de fumier, et le conduisirent à travers
des huées renaissantes jusqu'à Paris. Toute la route ne fut qu'une suite de
stations d'un long Calvaire. Épuisé de sueur, de tortures et d'inanition, on
ne lui tendit qu'un verre de vinaigre pour le désaltérer. On ne
sait qui inspirait plus de pitié ou plus d'horreur dans ce hideux cortége, ou
de cette victime qui expiait des opinions antipopulaires, ou de ce peuple qui
se vengeait avec une si brutale atrocité et qui se montrait, le second jour
de sa liberté, si digne de la servitude. L. La
charrette qui portait Foulon s'arrêta, le 22 juillet, à six heures du matin,
sur la place de Grève. Le comité permanent, embarrassé d'un tel hôte, se hâta
de le soustraire aux rares spectateurs du cortége, et de le faire cacher dans
une des pièces voisines du lieu de ses séances. Le conseil se proposait
d'attendre la nuit pour faire transporter le prisonnier dans une des prisons
de Paris ; mais le bruit de son arrivée, la dérision de son costume, la
renommée de son nom, la soif de vengeance et peut-être aussi le geste
d'ennemis secrets indiquant cette tête à la foule, attirèrent bientôt autour
de la charrette vide de Foulon, et sous les murs de l'hôtel de ville, la
multitude matinale des faubourgs et des marchés de Paris. Une
immense rumeur, d'où sortait le nom de Foulon dans des éclats de voix
terribles, demandait impérieusement qu'on livrât le prisonnier au peuple pour
en faire lui-même justice. La garde de Paris contenait à peine l'assaut
tumultueux de ces cris et de ces flux de peuple aux portes. On menaçait de
mettre le feu à l'édifice si on tardait à rendre le prisonnier. Le comité
tremblait également de céder ou de résister à ces cris. Le maire, Bailly,
qu'on avait envoyé avertir dans une campagne où il avait passé la nuit,
venait d'accourir. Il se revêtit de ses insignes et de sa popularité, et
descendit, escorté de quelques-uns des électeurs, pour haranguer sur le
perron le peuple. On ne répondit à ses supplications que par des
rugissements, on étouffa sa voix dans des sommations implacables. Bailly
remonta désespéré dans la salle. Quelques électeurs, espérant mieux de la
pitié que de la raison du peuple, firent avancer Foulon garrotté sur le
balcon de l'hôtel, et l'exposèrent dans cette attitude de suppliant aux
regards de la place. Cette complaisance pour la curiosité de la foule, cet
appareil de supplice, ces cordes, ces mains liées derrière le dos, ces
cheveux blancs, ce visage pâle, cette vieillesse presque octogénaire dont les
années laissaient si peu de vie à retrancher au glaive, les gestes des
électeurs qui entouraient Foulon et qui demandaient grâce ou sursis pour le
captif, émurent le peuple et changèrent les imprécations en attendrissement.
Les proscripteurs cachés qui avaient voué cet ennemi à leur vengeance
sentirent cet amollissement de l'émeute. « Non ! non ! »
crie une voix dominante dans la foule. « Qu'il descende ! qu'on nous le
livre, et qu'il soit jugé par nous-mêmes ! » LI. A cette
voix, les assassins les plus rapprochés des portes donnent un assaut plus
irrésistible à la garde, franchissent les marches, se répandent dans les
cours, montent les degrés, inondent les corridors, pénètrent dans la salle du
comité permanent et demandent à grands cris le coupable. Tout
coupable doit être jugé d'abord, » répond Moreau de Saint-Méry. « Vous n'êtes
pas des bourreaux. Vous voulez justice et non crime ? — Oui ! oui ! » répond
la multitude. — « Eh bien ! pour juger, il faut des juges, » dit un électeur
nommé Osselin. « Jugez vous-mêmes ! » s'écrie l'émeute. « Jugez sur l'heure,
ou nous jugerons ! » A ce
cri, les membres du comité, cherchant à gagner du temps, disent au peuple de
nommer lui-même les juges de l'accusé. On s'interroge, on se désigne du geste
et de la voix les noms les plus connus parmi les membres présents du comité.
On nomme Osselin, Varangue, Maginel, Picaud, Vergne, le curé de
Saint-André-des-Arcs, le curé de Saint-Étienne-du-Mont, prêtres charitables
et vénérés. Les deux curés, heureux d'échapper par le caractère
miséricordieux de leur ministère sacré à la redoutable fonction qu'on leur
impose, se récusent par la citation des lois de l'Église qui leur défendent
de verser le sang. « C'est juste ! c'est juste ! » murmure la salle. « Nommons-en
d'autres pour les remplacer. » Pendant qu'ils hésitent sur le choix,
Lafayette, commandant général de la garde nationale, entre et prend place, à
côté de Bailly, à la table du comité. Les cœurs se détendent, les visages
s'éclairent à l'apparition du favori de Paris et du chef de la force armée.
On espère tout de sa double intervention de tribun et de général. Un
électeur, nommé Duveyrier, secrétaire du comité permanent, homme habile à
éluder un crime, prend dans ce jugement le rôle de rapporteur public. Le
peuple prend celui d'accusateur et de témoin. LII. « De
quoi accusez-vous Foulon ? » demande avec une feinte impartialité Duveyrier.
Mille voix lui répondent : « Il
a opprimé le peuple. « Il
a dit qu'il lui ferait manger de l'herbe. « Il
a conseillé la banqueroute. « Il
a accaparé les subsistances du peuple. « Il
a conspiré avec les ministres contre Paris. « Il
était du complut contre l'Assemblée. « Qu'il
meure ! qu'il meure ! qu'il expie ses forfaits et la faim et le sang du
peuple ! « Oui
! qu'il meure ! qu'il meure ! » acclament des voix implacables. « Qu'il
meure sur-le-champ ! » soufflent à la foule des hommes élégamment vêtus,
mêlés aux costumes grossiers du peuple. « Ne souffrons pas qu'on nous amuse
par ces lenteurs concertées ! Qu'il paraisse ! qu'il paraisse ! et qu'il
entende son jugement ! » LIII. L'infortuné
Foulon, séparé seulement de la salle où l'on agitait sa vie et sa mort par
l'épaisseur d'une porte, entendait ces voix, ces débats, ces imprécations,
ces impatiences. Aux cris impérieux qui le demandent, la porte s'ouvre. On
l'amène en présence de ses assassins. US se lèvent pour repaître leurs yeux
de son agonie. Ann de mieux l'exposer à la curiosité de l'auditoire et de le
couvrir en même temps contre la fureur de la foule, on pose une chaise sur
une table à côté de la table du conseil, et on le fait asseoir le visage
tourné vers le peuple. Son aspect amollit encore une fois la colère des
spectateurs. Sa Sérénité étonne les citoyens les plus rapprochés de lui. « Vous
êtes bien calme dans un tel moment ! » lui dit à voix basse un de
ces citoyens. « Le crime seul doit pâlir, » répond Foulon. Une
impénétrable haie d'hommes du peuple, les bras entrelacés et les pieds
solidement buttés contre la balustrade, foirent une barrière entre la table
du conseil et la foule. Lafayette se lève pour épargner ce nouveau crime à la
liberté. Si
Mirabeau s'était levé ainsi, Foulon était sauvé ; mais Mirabeau était à
Versailles, Bailly était consterné et sans voix. Lafayette n'avait ni le
pathétique, ni la grandeur d'accent, ni la sublimité d'images, qui enlèvent
de terre les masses éblouies, attendries d'éloquence, qui leur donnent le
vertige de la magnanimité, qui leur arrachent d'abord des enthousiasmes, pue
des larmes, et qui, substituant d'un mot des passions généreuses à des
fureurs ignobles, rangent les hommes du côté de leur vertu contre leurs
propres crimes. Sa parole honnête mais embarrassée dans des circonlocutions
lentes et diplomatiques, convenable dans un congrès, était impuissante dans
une sédition. Ne pouvant dompter le peuple, Lafayette essaya de se le
concilier en le flattant. La seule manière de flatter la multitude était de
lui sacrifier en apparence sa victime pour la lui arracher après. Lafayette,
entraîné, par son désir même de sauver l'accusé, au delà des nécessités
oratoires du moment, flatta trop au début la colère du peuple. LIV. « Je ne
puis blâmer, messieurs, » dit-il, « votre indignation contre cet homme ; je
ne l'ai jamais estimé ; je l'ai toujours regardé comme un grand coupable, et
il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui. Vous voulez qu'il soit puni,
nous le voulons aussi, et il le sera ; mais il a des complices ; il faut que
nous les connaissions. Je vais le faire conduire à l'Abbaye. » Tel fut ce
discours, selon les journaux royalistes du temps. Selon le procès-verbal des
électeurs, revu et modifié à loisir par Bailly et par Lafayette, les termes
furent plus mesurés et plus doux pour l'accusé. Lafayette dit : Je suis
connu de vous tous ; vous m'avez nommé votre général, et ce choix, qui
m'honore, m'impose le devoir de vous parler avec la liberté et la franchise
qui sont la base de mon caractère. Vous voulez faire périr sans jugement cet
homme qui est là devant vous. C'est une injustice qui vous déshonorerait, me
flétrirait moi-même.... Ce que je dis eu faveur des formes de la loi ne doit
pas être interprété en faveur de M. Foulon. Je ne suis pas suspect à son
égard, et peut-être même la manière dont je me suis exprimé sur son compte en
plusieurs occasions suffirait seule pour m'empêcher de le juger. Mais plus il
est coupable, plus il est important que les formes s'observent à son égard,
soit pour rendre sa punition plus éclatante, soit pour avoir de sa bouche la
révélation de ses complices, Ainsi je vais le faire conduire à l'Abbaye. « Oui
! oui ! à l'Abbaye ! » cria la foule la plus rapprochée du bureau, en
multipliant ses applaudissements pour donner l'apparence de l'entraînement
d'une majorité unanime à la proposition de Lafayette. Foulon se crut sauvé,
et dans l'émotion irréfléchie d'une victime échappée au couteau par une
intervention soudaine, il battit des mains aux injures mêmes que venait de
proférer contre lui Lafayette, et fit un signe d'intelligence et
d'approbation à son sauveur. Ce geste n'échappa pas aux ennemis secrets qui
avaient conspiré sa mort. « Vous le voyez, » s'écrièrent-ils en faisant
remarquer ce geste au peuple, « les scélérats s'entendent ! » A ce mot, le
peuple, toujours soupçonneux parce qu'il est aveugle, éclata en nouvelles
imprécations. La voix de Lafayette se perdit deux fois dans le tumulte. « Qu'est-il
besoin de juger un homme déjà jugé depuis trente ans ? » dit un orateur
populaire en s'avançant avec le geste d'un licteur vers le bureau. « Qu'on
nous le livre ! » LV. Lafayette
voulut ajourner encore, mais des cris et des mouvements tumultueux annoncent
l'insurrection du faubourg Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marceau dans
les cours. Il n'y avait plus qu'un dévouement suprême qui pût sauver Foulon :
c'était le moment de le couvrir de son corps ou de périr avec lui. Lafayette
et Bailly auraient peut-être ainsi désarmé le peuple ou seraient morts pour
sa vertu, mort plus belle que de mourir pour sa liberté. Un assaut des
ennemis de Foulon renversa la chaise et leur arracha la victime. Foulon
tombé, foulé sous les pieds, traîné dans la salle et sur l'escalier jusque
sur la place, les bourreaux qui l'avaient saisi le jetèrent sous la lanterne,
instrument banal des supplices populaires toujours dressé pour les
exécutions. La
corde casse ; Foulon retombe sur ses genoux. II demande mains jointes
qu'on abrège son martyre en le tuant sur-le-champ. Des sabres se lèvent sur
sa tête pour lui accorder cette pitié dans le supplice. Les monstres qui
l'entourent de plus près les écartent : le peuple a ses Busiris et ses Nérons
sous les haillons comme sous la pourpre. L'infortuné, mutilé par sa chute,
attend vainement pendant vingt-cinq minutes que l'instrument de sa mort soit
réparé. Pendant ce long sursis des bourreaux, Bailly, Lafayette, la force
armée impuissante, assistent en idée et immobiles à cette tragédie populaire.
Ils gémissent sans rien tenter. Enfin, la corde arrive. On hisse la victime.
Elle casse encore. Un autre intervalle de temps s'écoule pour procurer aux
assassins une corde neuve. Foulon, pendu pour la troisième fois à l'angle de
l'hôtel de ville, expire enfin aux acclamations de la place. Ses
bourreaux, pour bien attester que leur seule passion est la vengeance, le
dépouillent de ses bijoux, de sa montre, de son or, et vont en faire offrande
au bureau permanent. Ils les déposent sur la table. On leur donne un reçu
comme un lâche témoignage de probité dans le crime. Ils redescendent
applaudis par la foule ; ils coupent la tête du cadavre ; ils lui passent,
comme un mors, un bâillon de foin entre les dents ; ils l'élèvent à la pointe
d'une pique ; ils la promènent à travers Paris : fin tragique d'un homme que M.
de Bezenval appelait un misérable, que Lafayette n'estimait pas, que la
révolution redoutait comme un des conseillers les moins scrupuleux du
despotisme, que des ennemis implacables désignaient au poignard, dont un
jugement aurait peut-être fait un coupable, mais dont l'assassinat fit un
martyr. LVI. Le
cadavre de l'infortuné Foulon gisait encore an pied de la lanterne, quand son
gendre Berthier de Sauvigny, intendant de l'armée du maréchal de Broglie,
entra dans Paris accusé des mêmes crimes et bientôt victime de la même rage. Berthier
de Sauvigny portait un nom en haine à la France. Son père, homme complaisant
aux volontés de la cour, avait accepté la place de président du parlement
Maupeou, à l'époque où les privilèges parlementaires passaient pour des
libertés nationales. Cette usurpation sur le vieux parlement avait compromis
le nom de Berthier. Son fils avait épousé la fille de Foulon et suivi la
carrière administrative de son beau-père. Devenu intendant de l'armée,
irréprochable, mais inflexible dans sa gestion, injustement accusé d'avoir
grossi sa fortune par des rigueurs que le peuple confond aisément avec des
exactions, Berthier avait approvisionné, avec le zèle de son devoir et de ses
opinions, l'armée royale pendant la molle campagne du maréchal de Broglie.
Des ordres de sa main existaient et circulaient depuis la retraite de cette
armée dans les mains de ses ennemis. Ces ordres portaient de délivrer des
munitions et des vivres aux régiments, de rendre compte au ministre du nombre
des soldats, des dispositions de Paris, des motions du Palais-Royal,
d'établir un camp à Saint-Denis, de couper les blés dans la plaine de Paris
pour nourrir la cavalerie, en indemnisant les fermiers. Ces
ordres d'un intendant général d'armée chargé de la subsistance des troupes en
temps de guerre n'étaient que l'accomplissement de ses fonctions. L'opinion
en fit des crimes. Le peuple indigent des faubourgs se souvenait de quelques
actes de sévérité commis par Berthier dans le recrutement des soldats enlevés
par la milice aux familles ; on prononçait son nom dans ses plaintes. C'était
assez pour avertir Berthier de se dérober quelque temps au ressentiment juste
ou injuste des masses. Sa fille lui conseillait l'éloignement, et il se
retira à Compiègne, dans l'intention de laisser passer l'orage. Mais le
peuple a les yeux et les mains partout. Deux maçons, qui travaillaient sur un
échafaudage, aperçurent un étranger qui traversait avec inquiétude la rue de
Compiègne ; ils descendirent, ils l'arrêtèrent, ils le conduisirent à la
municipalité. C'était Berthier. L'émeute
courut sur ses traces et le disputa à la prison. Les municipaux, n'osant ni
le détenir sans droit ni le relâcher avec sûreté pour sa vie, demandèrent des
ordres et une escorte à la commune de Paris. Bailly et Lafayette envoyèrent
deux cent cinquante cavaliers pour l'emmener à Paris et le couvrir sur la
route : ils espéraient le soustraire ainsi à l'animation des compagnes, le
faire entrer de nuit dans la capitale, le laisser oublier dans une prison.
Leurs bons desseins furent trompés par le retentissement du nom de Berthier
sur toute la route. Six cents cavaliers volontaires se joignirent à son
escorte au retour pour surveiller le collée du captif. Les campagnes, levées
à son nom, formèrent à sa suite une armée de bourreaux. Il arriva de
Compiègne aux barrières de Paris à travers mille outrages et mille morts.
Pour comble de malheur, il y arriva au soleil levé et au moment où Foulon,
son beau-père, dont on le croyait le complice, expirait sous les pieds de la
municipalité. LVII. Les
attroupements qui attendaient Berthier arrêtèrent son escorte à la barrière.
On le fit monter dans une charrette, pilori ambulant sur lequel des
inscriptions sinistres en lettres de sang attiraient les regards et les malédictions de la foule. On y
lisait avec horreur : « Il
a volé le roi et la France. « Il
a sucé le sang du peuple. « Il
a dévoré la substance du pauvre. « Il
a été l'esclave des riches et le tyran des malheureux. « Il
a trahi sa patrie. Ces
inscriptions accusatrices, montrées du doigt au peuple par des proscripteurs
inconnus qui suivaient le char, disaient le crime et sollicitaient la
vengeance. D'autres délateurs, d'un costume et d'un langage au-dessus du commun,
élevaient à la pointe des piques des morceaux de pain noir mêlé de paille ;
ils portaient ces témoignages fétides de la misère du peuple et de la
concussion du Magistrat sous le visage de Berthier, en lui disant : « Voilà
le pain que tu fais manger aux malheureux ! » La haine publique
grossissant dans son cours avait fait de ce supplice un triomphe dérisoire.
Des hommes bien vêtus, des femmes élégantes, couronnées de lauriers et tenant
à la main des gerbes d'épis verts marchaient en avant de la charrette, au son
des instruments et à la lueur des torches : on eût dit les funérailles de la
misère et de la faim. Berthier,
plus étonné qu'intimidé par ce concours et par ce délire, contemplait avec
impassibilité cette ville soulevée à son nom, et disait à l'électeur Larivière,
qui le couvrait de son corps : « Ce peuple est-il fou ? » LVIII. Mais,
en sortant du faubourg Saint-Denis pour suivre le boulevard, un groupe
sanguinaire, averti de son passage, courut au-devant de Berthier, et lui
présenta face à face la tête coupée et livide de son beau-père. Berthier la
reconnut, s'inclina et lut sa mort dans cette mort. « Hélas ! » dit-il à
Larivière en reportant sa pensée au Calvaire du juste, « je croirais ces
avanies sans exemple si le Christ n'en avait éprouvé de plus sanglantes !...
Mais il était Dieu, » ajouta-t-il avec un accent amer de reproche à sa
destinée et de retour sur sa faiblesse, « et je ne suis qu'un homme ! » Son
cortége, ralenti par ces stations dans mille outrages et par cette cruelle
avidité de voir le prisonnier, n'arriva qu'en pleine nuit à la place de
Grève. Bailly, Lafayette et. les électeurs l'attendaient, pour satisfaire le
peuple par un simulacre d'interrogatoire, dans la salle Saint-Jean, prison de
toutes les révolutions. Le
maire l'interrogea sommairement. Berthier, après l'interrogatoire, implora un
moment de repos, que quatre nuits d'insomnie et de supplices lui rendaient
nécessaire. Mais le peuple ne voulait lui accorder que le sommeil de la mort.
Des hordes féroces écartent. les spectateurs, forcent l'escorte, somment
Bailly et Lafayette de leur livrer l'accusé. Bailly balbutie des mots
incohérents. Lafayette, déjà vaincu dans sa résistance au meurtre de Foulon,
a perdu sa force morale par ce premier crime impuni. Le maire dit enfin : « Qu'on
le conduise à l'Abbaye ! » Nul ne pouvait se dissimuler que le supplice
l'attendait sur la route, à moins que Lafayette, rappelant à lui tous les
bons citoyens armés de la milice, ne lui frayât lui-même le chemin. Mais
cette milice, confondue avec le peuple, et déjà complice par la terreur
qu'elle dissimulait sous une conformité de haine contre la victime, ne
protégeait plus, de son inertie, que l'assassinat. LIX. Berthier,
à ces mots de Bailly, poussa un profond soupir, et suivit ses gardes jusque
sur la place. Plein de sang-froid cependant, et s'apercevant qu'au lieu de le
diriger vers le quai, chemin de l'Abbaye, on le poussait du côté opposé de la
place, sous la lanterne qui avait servi de potence à son beau-père, il
pressent son sort, frémit, non de la peur, mais de l'ignominie de ce
supplice, se dégage, par un soubresaut violent, des mains qui le tiennent par
ses habits, arrache à un garde national, abattu par lui, son fusil armé de sa
baïonnette, fond sur ses assassins, frappe, assomme, perce au hasard tout ce
qui tombe sous son arme, trace un large vide autour de lui en faisant
tournoyer son arme sur mille têtes, et ne s'affaisse que sous les pointes de
mille piques dont son corps est hérissé. L'ivresse du combat ne lui laissa
pas sentir du moins l'agonie du supplice. Il tomba sur les cadavres de ses assassins. Un
dragon déserteur, devenu bourreau de la populace, fendit le corps de Berthier
à la pointe de son sabre, dispersa ses entrailles, lui arracha le cœur de la
poitrine, et porta ce cœur sanglant sur le bureau de Bailly et de Lafayette. « Voilà
le cœur de Berthier ! » hurla la borde triomphante. Les spectateurs frémirent
; Bailly fut pétrifié de stupeur ; Lafayette, consterné, s'écria avec un
geste de découragement et de honte : « Qu'on me délivre d'une charge qui me
force à être témoin de ces horreurs ! » Se
trouvant incapable de réfréner ces assassinats et incapable de les tolérer,
il donna le soir sa démission de commandant général de la garde nationale.
Cette démission était évidemment dans son esprit une protestation contre ces
crimes et un reproche à la multitude. Il la retira le lendemain, sur les
instances de Bailly, des électeurs et des députations de la milice de Paris
qui vinrent lut apporter des supplications, des repentirs et des serments
d'obéissance. La ville trembla de se sentir livrée, par la démission de son
général, à la merci des scélérats qui venaient de lui imposer le silence et
l'impunité à de tels crimes. Lafayette pensa que la honte et l'indignation de
ces forfaits lui rendraient l'ascendant nécessaire pour les prévenir après ce
premier emportement. Il dut
penser aussi qu'abandonner, au début de sa popularité, la première place à la
fois légale et populaire dans la révolution entre le peuple et le roi,
c'était abdiquer à jamais la gloire, l'ambition et le hasard de sa vie, et se
réduire à n'être dans la suite qu'un factieux s'il voulait repasser au
peuple, ou un courtisan s'il se ralliait à la cour. L'ambiguïté 'de son rôle,
qui faisait sa force Présente et future, lui commandait de beaucoup patienter
avec le peuple, afin de rester imposant à l'Assemblée et au roi. Il obéit à
ces deux pensées, et il se contenta d'imposer à la garde nationale un serment
qui ne lie personne quand il est prêté par un corps sans discipline et sans
responsabilité. LX. Pendant
que les bons citoyens prêtaient ce serment de complaisance entre les mains de
Lafayette et qu'on lavait le sang des victimes, la perversité cynique des
agitateurs et des corrupteurs du peuple jouait avec ce sang et riait de ces
cadavres dans d'infâmes pamphlets. On criait, le lendemain de ces meurtres
impunis, dans les rues de Paris : La démission du bourreau de l'iris ; La
lettre dm bourreau ii ses confrères ; La rie, la mort et les miracles de
monsieur Foulon ; la botte de foin ou la mort tragique d'un ministre de
quarante-huit heures ; Les enragés aux enfers ; Le convoi, service et
enterrement de grés-Amas et très-puissants seigneurs Foulon et Berthier de
Sauvigny, morts subitement en place de Grève ! Il y a, dans les crimes
populaires, quelque chose de plus lèche et de plus scélérat que ces crimes
eux-mêmes, c'est la perversité froide des pamphlétaires qui les souffle et le
rire satanique des adulateurs qui les absout. La plaisanterie sur les
cadavres est l'impénitence des nations. Ces symptômes révélaient dans la
vieille France monarchique des masses de vices et de férocité accumulées
qu'il était périlleux de remuer. Ce peuple avait été élevé pour la servitude
on pour la révolte ; mais les maîtres de la nation n'avaient rien préparé
pour la raison et pour la liberté : ils trouvaient sous leurs pas le peuple
qu'ils avaient fait. Ils en ont accusé depuis la liberté. Le peuple du 22
juillet, du 6 octobre et des journées de septembre, avait-il été élevé par la
liberté ou par le despotisme ? Des crimes répondent en 1789 à cette question
; des modérations et des vertus répondent en 1848. L'histoire doit ce
témoignage et cette lumière : c'est la servitude qui déprave, c'est la
liberté qui adoucit. LXI. L'Assemblée
nationale, saisie dès le 20 juillet des pressentiments de ces crimes,
cherchait déjà vainement autour d'elle des armes pour réprimer les désordres
des provinces et les assassinats pour cause supposée d'accaparement des blés,
dont chaque minute lui apportait de nouveaux récits. Le pouvoir n'existait
plus nulle part ; elle espérait le retrouver dans la raison publique. Lally-Tollendal,
qui attendait avec impatience le retour de M. Necker, voulait empêcher le
royaume de se décomposer avant l'arrivée de ce ministre. Fort de l'empire que
sa voix avait paru exercer deux fois sur le peuple à l'hôtel de ville, cet
orateur crut que sa voix suffirait encore à calmer les provinces. Il proposa
à l'Assemblée de parler au peuple par une proclamation qui rappellerait la
panique à la raison, le brigandage à l'ordre, la férocité à la douceur. Cette
proclamation honnête et pathétique, soutenue par Dupont (de Nemours) et par
les monarchistes modérés, fut combattue par Robespierre, homme encore inconnu
dans l'Assemblée, mais qui dévoila la défiance de son caractère dans son
premier mot. Robespierre montra le danger de désarmer le peuple de sa
vigilance et de ses ombrages avant que le désarmement des conspirateurs de
l'aristocratie et de la cour Mt mieux constaté. Un Girondin futur, Buzot, ami
de Robespierre, s'inquiéta du péril de ranger si promptement au nombre des
mauvais citoyens les citoyens armés et débout pour soutenir la Révolution. La
proclamation de Lally-Tollendal fut renvoyée à l'examen réfléchi des bureaux. LXII. Le
jeudi 23 juillet, les crimes de Paris étaient connus à Versailles.
Lally-Tollendal y trouva un motif d'urgence de plus à sa proposition. Son âme
sensible avait été profondément émue la veille par une circonstance qu'il
raconta pathétiquement à ses collègues. Le
jeune fils d'une des victimes de la veille, Berthier de Sauvigny, apprenant
l'arrestation de son père à Compiègne, redoutant le sort qui l'attendait à
Paris, avait cherché dans son cœur à quelle intercession il pourrait recourir
pour préserver les jours de son père. Le bonheur que Lally-Tollendal avait eu
de réhabiliter le sien par son éloquence, l'impression produite le 17 à
l'hôtel de ville par la voix du même orateur, avaient inspiré au fils de
Berthier l'idée de s'adresser à Lally-Tollendal. Dans la nuit du 22 au 23, ce
jeune homme se jette tout en larmes au pied du lit où reposait
Lally-Tollendal. Il le conjure, au nom du dévouement filial qu'il avait
montré lui-même pour l'auteur de ses jours, de sauver le sien par une
intervention puissante de l'Assemblée. M. de Lally-Tollendal, attendri, lui
promit ses efforts. Mais l'Assemblée, attendant dans la stupeur la fin des
tragédies de la capitale, ne se réunit pas pour délibérer pendant ces deux
jours. Lally
recourut au roi. Le roi n'hésita pas à écrire de sa propre main à Bailly et à
Lafayette pour demander la vie de Berthier au peuple. L'émeute inexorable
avait été sourde à l'intercession des chefs de Paris. Berthier n'était plus. Lally
veut, le 23, remuer son sang pour émouvoir l'Assemblée. L'Assemblée, dans
l'impossibilité d'agir ; ne veut pas paraître encore. Mounier, déjà effrayé
des pas de la Révolution, dont il a ouvert un des premiers la carrière,
soutint seul la proclamation de Lally. « Au moins, » dit-il, « si vous
succombez, vous aurez fait votre devoir : c'est la première gloire et la
dernière consolation des hommes de bien. — Le sang qui coule est-il donc si
pur ? » dit Barnave. Mot qui fit le deuil et le repentir de sa vie. LXIII. Mirabeau,
invisible et muet pendant ces journées de crise, veut à la fcis 'parler en
législateur et agir en tribun. Il se lève ; il écarte, par la puérilité et
l'insuffisance des moyens, le projet d'une vaine proclamation au peuple ; il
rejette, sans les qualifier, tous les malheurs et tous les meurtres sur le
prétendu antagonisme entre les électeurs et la commune, il présente
l'institution immédiate des municipalités comme le remède à tous les
désordres. Cette proposition dérisoire, dans un moment où il n'existait
aucune législation uniforme sur les pouvoirs municipaux, est réfutée d'un mot
par Mounier, qui demande à Mirabeau s'il prétend créer l'anarchie sous les
mille formes des municipalités dans le royaume. Mirabeau confondu réplique
par des sophismes confus, qui ne révèlent que sa légèreté de raison et son
embarras. Lally-Tollendal
le prend corps à corps. « Les coups terribles, » dit-il à Mirabeau, « portés
par un ministre coupable ont amené ces scènes effrayantes. Le peuple demande
vengeance ; mais il faut de la subordination dans la justice : autrement on
n'aurait secoué le joug des ministres que pour tomber sous le glaive des
factions... on peut avoir beaucoup de génie, de grandes idées, et être un
tyran, » ajouta Lally-Tollendal, en dirigeant visiblement sa pensée, son
regard, son geste vers Mirabeau, violemment soupçonné alors de ne pas être
étranger aux mouvements de Paris. L'Assemblée s'offensa de ce regard, de ce
geste. Un murmure étouffa la voix de l'orateur ; elle prenait, en immense
majorité, parti pour la capitale : elle craignait de trop accuser ses propres
défenseurs. LXIV. Un
député, Gour d'Arcy, mêla des excuses sur le meurtre de M. de Launay à des
prédictions sinistres sur les crimes futurs de la multitude si on ne les arrêtait
pas dès les premiers jours. « Un gouverneur d'une place prise d'assaut, »
dit-il, « tombe sous les coups d'un peuple nombreux qu'il avait voulu
sacrifier au despotisme. Il a eu ce qu'il méritait... Mais aujourd'hui, rien
ne peut justifier la fureur à laquelle on vient de se porter contre deux
victimes. Ces hommes étaient coupables sans doute, mais il fallait les juger
légalement. « Eh
! ne croyez pas, messieurs, » poursuivit-il en dévoilant à demi les
assassinats de la veille et en cherchant les instigateurs de ces forfaits
dans des rangs plus élevés que les exécuteurs, « ne croyez pas que ce soit
seulement cette classe d'hommes qu'on appelle peuple qui se soit portée à ces
excès. Non ! un nombre immense de citoyens accompagnait la populace,
l'encourageait, l'animait, et plusieurs même n'ont pas rougi de laver leurs
mains dans le sang. Je frémis quand j'envisage les suites funestes de ces
attentats ; le peuple peut s'accoutumer à ces spectacles sanglants, se faire
un jeu de répandre le sang, le barbarisme devenir une habitude ; les
proscriptions seraient éternelles ; des haines privées peuvent servir d'actes
d'accusation. Je ne veux pas vous effrayer, mais je dois vous dire ce que je
sais. Il existe déjà une liste de proscrits ; soixante personnes y sont inscrites
; plusieurs d'entre nous sont du nombre. » LXV. Ces
listes existaient en effet. Berthier et Foulon étaient les premières
exécutions de ces proscriptions anonymes. On n'a jamais su par qui ces listes
avaient été dressées. Elles sortirent des calés et des clubs du Palais-Royal,
comme des écriteaux de la vengeance émanée de conciliabules invisibles, pour
diriger les piques populaires sur la tête d'ennemis désignés. Il est
vraisemblable que les mêmes mains qui massacrèrent plus tard en masse dans
les prisons de septembre jetèrent ces premiers cadavres à la populace pour
l'allécher à ces exécutions. Les machiavels du massacre sentirent le besoin
d'une terreur pour intimider l'aristocratie. Malouet,
orateur d'un sang-froid impartial, mais intrépide, reconnut qu'une
insurrection nationale contre le despotisme avait un caractère supérieur aux
lois, et vengeait des lois plus hautes en franchissant un moment des lois
répudiées, mais il ne reconnut pas le caractère de soulèvement législatif
dans les excès contre les vaincus désarmés. « Le peuple se plaint, » dit-il ;
« eh bien ! qu'il accuse, qu'il désigne les coupables ; ils ne doivent point
échapper à la sévérité des lois. » L'abbé
Grégoire, mêlant dans ses premières paroles un sentiment religieux d'humanité
à l'accomplissement d'une révolution nécessaire, soutint le projet de
proclamation de M. Lally-Tollendal à la nation, et demanda la prompte
création d'un tribunal d'Etat pour désarmer le peuple, en réservant aux juges
seuls le glaive de la justice politique. Le
chevalier de Boufflers, jusque-là poète de cour et de boudoir, mais nourri
par Voltaire et par Jean-Jacques Rousseau des dogmes et des espérances d'une rénovation
complète des idées et des institutions, admit la nécessité du tribunal d'Etat
demandé par Grégoire. Barnave, dans des paroles dédaigneuses pour le sang
versé, assura que le peuple cesserait de se venger lui-même aussitôt qu'on
lui aurait donné la certitude d'être vengé par des jugements. Cette excuse
aux bourreaux, après lui avoir coûté l'honneur, lui coûta à lui-même la vie. Le
comte de Virieu, député de la noblesse du Dauphiné, ami de Mounier, emporté
comme lui aux premières démonstrations révolutionnaires de sa province contre
la cour, et se cramponnant à l'ancien régime depuis qu'il s'écroulait,
entrevit le péril des tribunaux populaires, et demanda qu'on renvoyât tous
ces crimes aux tribunaux ordinaires et au parlement. C'était faire juger la
Révolution par la Contre-révolution. LXVf. Pétion
de Villeneuve, avocat de Chartres, réclama l'institution anglaise des jurés
nominés par le peuple. L'Assemblée, hésitante, au moment de saisir une
véritable dictature judiciaire en matière de crimes d'Etat, se borna à créer
un comité de recherches dans son propre sein, pour recevoir les dénonciations
contre les auteurs des malheurs publics. Elle
énuméra, dans le préambule de ce décret, sous forme de déclaration au peuple,
tout ce qui était de nature à réconcilier le peuple et le roi, et à rendre le
calme à la nation par le sentiment de sa victoire. « L'Assemblée
nationale, considérant que depuis le premier instant où elle s'est formée,
elle n'a pris aucune résolution qui n'ait dm lui obtenir la confiance des
peuples ; « Qu'elle
a déjà établi les premières hases sur lesquelles doivent reposer la liberté
et la félicité publiques ; « Que
le roi vient d'acquérir plus de droits que jamais à la confiance de ses
sujets ; « Que
non-seulement il les a invités lui- même à réclamer leur liberté et leurs
droits, mais que, sur les vœux de l'Assemblée, il a encore écarté tous les
3u-jets de méfiance qui pouvaient porter l'alarme dans les esprits ; « Qu'il
a éloigné de la capitale les troupes dont l'aspect ou l'approche avait
répandu l'effroi ; « Qu'il
a éloigné de sa personne les conseillers qui étaient un objet d'inquiétude
pour la nation ; « Qu'il
a rappelé ceux dont elle désirait le retour ; « Qu'il
est venu dans l'Assemblée nationale, avec l'abandon d'un père au milieu de
ses enfants, lui demander de l'aider à sauver l'Etat ; « Que,
conduit par les mêmes sentiments, il est allé dans sa capitale se confondre
avec son peuple et dissiper par sa présence toutes les craintes qu'on avait
pu concevoir ; » Que
dans ce concert parfait entre le chef et les représentants de la nation,
après la réunion consommée de tous les ordres, l'Assemblée s'occupe et ne
cessera de s'occuper du grand objet de la constitution ; « Que
toute méfiance qui viendrait actuellement altérer une si précieuse harmonie
ralentirait les travaux de l'Assemblée, serait un obstacle aux intentions du
roi, et porterait en même temps une funeste atteinte à l'intérêt général de
la nation et aux intérêts particuliers de tous ceux qui la composent ; « Qu'enfin,
il n'y a pas de citoyen qui ne doive frémir à la seule idée de troubles dont
les suites si déplorables seraient la dispersion des familles, l'interruption
du commerce ; pour les pauvres, la privation de secours ; pour les ouvriers,
la cessation de travail ; pour tous, le renversement de l'ordre social, « Invite
tous les Français à la paix, au maintien de l'ordre et de la tranquillité
publique, à la confiance qu'ils doivent à leur roi et à leurs représentants,
et à ce respect pour les lois sans lequel il n'y a point de véritable liberté
; « Déclare,
quant aux dépositaires du pouvoir qui auraient causé ou causeraient par leurs
crimes les malheurs du peuple, qu'ils doivent être accusés, convaincus et
punis, mais qu'ils ne doivent l'être que par la loi ; que la poursuite des
crimes de lèse-nation appartient aux représentants de la nation ; que
l'Assemblée, dans la constitution dons elle s'occupe, indiquera le tribunal
devant lequel sera traduite toute personne accusée de ces sortes de crimes ; « Ordonne
que la présente déclaration sera imprimée et envoyée par tous les députés à
tous leurs commettants respectifs. » LXVII. A peine
cette promesse de satisfaction au peuple était-elle connue de Paris, que les
dénonciations affluèrent de toutes parts contre des crimes présumés et le
plus souvent imaginaires. La première de ces accusations, apportée à
l'Assemblée, au nom de la ville de Vesoul, par un député de la Franche-Comté
nommé Prunelle, témoignait assez, par son invraisemblance, de l'égarement des
esprits à accuser et de la complaisance de l'Assemblée à croire. Pendant une
fête patriotique donnée par M. de Mesmay, président au parlement de Besançon,
à ses vassaux, au château de Quincy, un baril de poudre destiné aux
manifestations de joie populaire éclata, tua un paysan et blessa quelques
autres spectateurs. A l'instant, la rumeur publique transforme cet accident
en complot et accuse le président d'avoir prémédité l'explosion d'une mine
pour se venger, d'un seul coup, de l'opinion révolutionnaire de ses vassaux.
La province entière retentit d'imprécations contre le prétendu auteur de cet
assassinat en masse ; il est obligé de fuir au-delà des frontières pour se
dérober à la fureur du peuple. L'Assemblée elle-même simule la crédulité et
l'horreur en écoutant ce fabuleux récit. Elle ordonne à son président de se
transporter immédiatement auprès du roi pour lui demander l'investigation et
la punition de ce crime. Le roi lui-même, obligé de feindre une indignation
de circonstance, déclare à, l'Assemblée qu'il partageait l'horreur publique,
et qu'il écrirait aux puissances étrangères pour que l'auteur d'un si
exécrable complot ne trouvât aucun asile sur la terre. LXVIII. Cependant
le ministère était dissous. On attendait la réponse de M. Necker, l'homme
nécessaire aux luttes du roi et de l'Assemblée. Cette réponse de M. Necker,
si impatiemment attendue quelques jours avant, n'avait déjà plus l'intérêt
qu'on y attachait e 16 juillet. Le mouvement dont le renvoi de ce ministre
avait été l'occasion dépassait déjà M. Necker. La France et l'Assemblée ne
tenaient plus à ce nom que par cette fiction d'enthousiasme évaporé qui
défend à une passion publique de se démentir trop vite d'elle-même. « Messieurs, »
disait M. Necker dans sa lettre à l'Assemblée nationale, « sensiblement
ému par de longues agitations, et considérant déjà de près le moment où il
est temps de songer à la retraite du monde et des affaires, je me préparais à
ne plus suivre que de mes vœux ardents le destin de la France et le bonheur
d'une nation à laquelle je suis attaché par tant de liens, lorsque j'ai reçu
la lettre dont vous m'avez honoré. Il est hors de mon pouvoir, il est
au-dessus de mes faibles moyens de répondre dignement à cette marque si
précieuse de votre estime et de votre bienveillance ; mais je dois au moins,
messieurs, vous aller porter l'hommage de ma respectueuse reconnaissance, et
il importe à mon bonheur de prouver au roi et à la nation française que rien ne
peut ralentir un zèle qui fait depuis longtemps l'intérêt de ma vie. » Des
applaudissements dérisoires sur les bancs de Mirabeau, sincères sur ceux de Lally-Tollendal,
unanimes et convenus dans la masse de l'Assemblée, éclatèrent à la lecture de
cette lettre. Les uns voyaient dans cet homme le signe de la défaite de la
cour, les autres le jouet bientôt dégradé de leurs exigences, le plus grand
nombre un messie de popularité et de réconciliation dont la présence invoquée
par les provinces et dont le génie inépuisable en miracles allaient calmer
d'un mot les agitations du royaume. Necker
lui - même ne doutait guère de sa puissance en contemplant sa nécessité. LXIX. La
lettre du roi et celle de l'Assemblée nationale, après l'avoir suivi à
Bruxelles et sur les bords du Rhin, dans sa route vers la Suisse, l'avaient
enfin trouvé à Bâle. Le jeu de la faveur et de la disgrâce s'était complu à
réunir au même moment dans la même ville et dans la même hôtellerie le
triomphateur et les victimes. La duchesse de Polignac, sa famille, ses
enfants, ses amis fuyant la haine et la mort attachés à leur nom, arrivaient
à l'auberge des Trois-Rois, à Bâle, au même instant où les courriers du roi
et de la nation, couronnés de lauriers, y apportaient à M. Necker les
repentirs de son souverain et les supplications de tout un peuple. La
duchesse et le ministre s'étonnèrent ensemble de cette vicissitude qui leur
attestait une fois de plus par leur propre exemple l'inconstance des peuples
et la versatilité de la fortune. Ce fut
par la duchesse de Polignac que M. Necker connut pour la première fois les
tumultes qui avaient suivi son départ, la prise de la Bastille, les meurtres
de Paris, l'insurrection générale des provinces, la terreur (le la reine, la
dégradation du roi, l'interrègne sanguinaire qui couvrait la France de
pouvoirs anarchiques et d'une armée de baïonnettes civiques. Necker,
dont l'orgueil pouvait jouir d'être vengé, s'affligea sincèrement avec les
premiers proscrits d'une vengeance qui coûtait des larmes à la reine, de la
dignité au roi, du sang à la France. Sa vanité se conciliait dans son âme
avec la vertu. Elle faisait partie de cette vertu nième ; elle ne permettait pas à Necker la joie perverse du succès sur ses ennemis. Son cœur n'était ni insensible ni ingrat. Il
aimait le roi, il plaignait la reine, il déplorait le sort de la duchesse de Polignac ;
il se flattait de réparer promptement ces grands désastres, d'étancher ces
larmes, ce sang, de relever ces ruines et d'en faire sortir un ordre nouveau
qui rendrait un trône au roi, ses amis à la reine, une patrie à ces exilés.
Il n'hésita pas à partir pour Paris avec sa femme et sa fille, madame de Staël, gloire future et immense de
cette famille. LXX. Son
retour à travers la France fut un long triomphe. Les provinces, toujours en
retard sur la véritable impression de la capitale, croyaient que Necker, dont
le nom avait tant retenti dans les soulèvements de Paris, était à lui seul la
Révolution. Elles se levèrent pour l'accueillir comme une vengeance, une
conquête, un principe. Il fendit avec peine sur la route les flots de la
bourgeoisie, de la milice civique, du peuple, ivres de son nom. Les
multitudes, agenouillées sur le bord des champs, élevaient leurs enfants vers
lui comme vers une Providence. On trains dans plusieurs villes sa voiture à
bras d'hommes ; les acclamations et les larmes, ces deux sacres des hommes
populaires, le rassasièrent jusqu'à l'ivresse. Cependant une secrète
tristesse se mêlait pendant cette ovation de deux cents lieues à sa joie. IL
y avait du sang dans ce délire. Necker en avait horreur. Il acceptait bien
des fanatismes, mais il n'accepterait jamais des cadavres. Révolutionnaire
jusqu'aux limites de la monarchie et jusqu'aux limites du crime, il tremblait
que cette impulsion irrésistible n'emporta la nation à des excès dans
lesquels il frémissait de la suivre. Il résolut de tenter dès le premier jour
la puissance de sa popularité. LXXI. Le
baron de Bezenval, qui avait commandé si malheureusement l'armée de Paris
sous le maréchal de Broglie, venait d'être arrêté par le peuple en fuyant à
cheval vers la Suisse. Bezenval était, avec M. de Vaudreuil, M. d'Adhémar et
quelques autres courtisans, un de ces hommes légers, spirituels, avides de
faveurs, qui composaient la société intime de la reine chez madame de Polignac
; courtisan aussi du comte d'Artois, dont il flattait les jactances
aristocratiques, destiné à commander les troupes suisses sous ce prince, qui
en était colonel général, Bezenval, après avoir promis une victoire facile à
la cour, n'avait su que temporiser et reculer devant l'émeute. Il accusait de
son inaction les ministres, qui l'accusaient avec plus de raison de sa
timidité. Sou nom, odieux aux deux partis, lui commandait de disparaître. Il
avait pris, avec une escorte de trois cavaliers, la route de sa patrie. Une
nuit de marche le séparait déjà de Paris, mais étant descendu de cheval à
Villenaux pour prendre un peu de repos, et ayant imprudemment déployé une
carte de France sur la table d'une hôtellerie pour y chercher la route la
plus courte vers la frontière, le peuple, attentif, le saisit, le reconnut,
le jeta dans une prison, et envoya deux députés à Paris pour annoncer à la
commune que le chef des conspirateurs était dans ses mains et pour l'offrir à
sa juste colère. Bezenval,
en entrant dans Paris, aurait certainement mêlé son sang à celui de
Flesselles, de de Launay, de Foulon, de Berthier. Bailly et Lafayette
sauvèrent ce forfait de plus à la capitale en ordonnant à la municipalité de
Villenaux de garder Bezenval dans sa prison jusqu'à ce que le tribunal chargé
de juger ses actes fût en fonction. La municipalité de Villenaux, refusant
d'obéir, se disposait à conduire son prisonnier à Paris, quand M. Necker,
dirigeant sa route par cette ville, obtint de l'enthousiasme de la population
que Bezenval serait envoyé dans un château-fort des environs pour y attendre
les décrets de l'Assemblée. Compatriote et ami de Bezenval, Necker promit au
général d'intercéder pour lui auprès de ses ennemis. LXXII. Necker,
accueilli par le peuple à Versailles en souverain plus qu'en ministre, reçut
les félicitations du roi et de la reine avec une décence loyale et triste qui
n'insultait pas à la défaite. L'Assemblée abaissa devant lui pour un jour la
dignité d'une nation devant un citoyen. On eût dit qu'elle se Mitait de le
faire jouir, jusqu'à satiété, de la dernière heure de sa popularité, avant de
le replonger dans l'oubli et dans le néant de son impuissance. La
première pensée de Necker, après avoir ressaisi le gouvernement, fut d'aller
sonder Paris dans son propre foyer, triompher à l'hôtel de ville, reconnaître
les nouveaux pouvoirs populaires nés pendant son absence, et renouer entre le
peuple et lui une cordialité redoublée par son exil. Lafayette, peu sûr d'un
ascendant récent et déjà deux fois dépassé par les masses populaires,
acceptait avec plaisir Necker pour auxiliaire de l'ordre à peine rétabli.
Caresser Necker d'ailleurs en ce moment, c'était caresser l'opinion publique
pour la dompter plus tard. Le roi lui-même, entièrement à la merci de son
ministre rappelé et n'espérant plus qu'en lui, n'était pas fiché d'avoir dans
M. Necker un intercesseur désormais nécessaire entre sa capitale et le trône.
Necker sortit de Versailles et fit son entrée solennelle à Paris, non en
ministre, mais en maire du palais. Sa voiture, précédée de la musique des
gardes, escortée par la milice de Versailles, roula lentement vers Paris à
travers des flots de peuple qui ne faisaient de leurs acclamations
renaissantes qu'un* seul cri de Vive M. Necker ! Vive la nation ! LXXIII. La
ville entière était debout pour le recevoir. Les barrières changées en arcs
de triomphe, les milices sous les armes, les vieillards, les femmes, les enfants
aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres, les battements de mains, lai
gestes de tendresse, les larmes d'espérance, les inscriptions portées devant
sa voiture sur des bannières « Voilà notre sauveur ! Voilà le père du
peuple) Voilà le véritable ami de la nation et du roi ! » les unes de
chêne, de laurier, de fleurs jetées sens les roues, ou présentées à la femme
et à la fille du ministre adoré pour que ces mains chères le déposassent sur
la tête de l'époux et du père ; ce groupe de famille étalé en pompe devant la
multitude, toujours sensible à ces spectacles d'attendrissement domestique ;
enfin, l'espérance vague de l'intervention d'un grand homme de bien et de
génie qui revenait, comme Solon, arracher les armes de la guerre civile des
mains des citoyens, fonder la démocratie et jouir de son ouvrage ; toutes ces
illusions, toutes ces perspectives, tous ces prestiges, tous ces souvenirs,
tous ces augures de sagesse, de liberté, de paix, faisaient de l'entrée de M.
Necker à Paris un de ces rares moments de trêve entre deux orages où les
haines se détendent et où les cœurs s’ouvrent à la félicité publique. LXXIV. Le
maire de Paris, le général de l'armée parisienne, les électeurs constitués en
représentants de la commune, les chefs des districts, les hommes principaux
de la noblesse, de la magistrature, de la bourgeoisie, du peuple, le reçurent
sur le perron de l'hôtel de ville. Bailly exprima le sentiment public dans un
discours qui respirait comme son âme la passion de la concorde et de la
liberté. Necker
répandit son bonheur en effusions de reconnaissance et de sensibilité. La
présence des membres • les plus aimés de l'Assemblée et de la cour qui lui
faisaient cortège, les larmes de sa femme et de sa fille, dont les cœurs
triomphaient du triomphe d'un père et d'un mari et ajoutaient le pathétique à
la gloire, préparèrent aux paroles de M. Necker un applaudissement unanime.
Il profita avec opportunité d'un de ces moments d'émotion où les hommes
rassemblés ne refusent rien à leur idole, pour invoque la concorde, la
réconciliation, la générosités l'amnistie pour les adversaires de la veille,
et pour implorer la grâce, la vie, la liberté de Bezenval. Une acclamation
lui accorda tout. Cette
acclamation magnanime du comité retentit de la salle 3ur la place. La foule,
qui l'inondait, appela Necker à grands cris pour ratifier le pardon. Il parut
au balcon entre sa femme et sa fille. La grâce et l'amnistie remontèrent à
eux sur les cris et dans les gestes du peuple. Clermont-Tonnerre, une des
grandes voix de la jeune Assemblée, harangua les spectateurs devant Necker,
comme Lally-Tollendal les avait harangués devant le roi. Il se fit tour à
tour l'interprète de Paris et l'interprète du ministre. Bailly, Lafayette, le
comité des électeurs, les représentants de la commune, portèrent
d'enthousiasme un décret qui ordonna la liberté de Bezenval et porta l'oubli
des griefs du peuple à tous ses ennemis. Necker
emporte de l'hôtel de ville la grâce de son client, l'espérance et la
purification générale des cœurs ; il traverse Paris en roi de l'opinion qui
vient de subjuguer tous les cœurs ; il rapporte à la reine la vie de son
courtisan et au roi la vie de ses défenseurs. Ce fut
le plus beau et le dernier jour de la popularité de Necker. On eût dit que la
France ne l'avait rappelé que pour le découronner avec plus d'appareil de sa
gloire. LXXV. Des
historiens du parti de la cour et des historiens du parti de la Révolution
ont blâmé avec amertume, les uns l'insolence, les autres la présomption de M.
Necker dans ce triomphe cherché et obtenu à Paris, triomphe qui effaçait le
roi, et cette amnistie implorée du peuple qui effaçait l'Assemblée. Les
hommes impartiaux ne sauraient lui faire un crime de cette tentative en
considérant le double but de cette ovation. Si jamais un homme populaire dut
se parer de sa popularité tout entière et exalter jusqu'au délire, par des
artifices honnêtes, l'enthousiasme d'une capitale pour lui, afin de dépenser
généreusement et à propos cette popularité et ces enthousiasmes d'un seul
coup, par une surprise à la magnanimité du peuple, ce fut ce jour-là. M.
Necker avait à réconcilier, sous ses auspices, le roi, qu'il voulait sauver,
et la nation, qu'il voulait servir. Il voulait, de plus, arracher des
victimes à la vengeance de la Révolution, et étancher ce premier sang qui
menaçait de tracer un courant sanguinaire à la liberté. Ces deux buts, l'un
honnête, l'autre sublime, justifieraient assez, aux yeux de la postérité, le
triomphe aussi pathétique que personnel du ministre à l'hôtel de ville. Dans
ce triomphe éphémère, mais bien inspiré, la vanité à nos yeux disparaît sous
la vertu. LXXVI. Mais
cette dictature de la clémence, prise à la voix de M. Necker par les
représentants de la commune,. ne fut pas plutôt connue dans les districts,
dans les clubs et dans les conciliabules des partis ombrageux ou acerbes de
Paris et de Versailles, qu'une rumeur, d'abord sourde, bientôt éclatante,
s'éleva de toutes parts contre cette intercession du ministre et contre cet
empressement de la commune. « Ce
ministre, que nous avons rappelé pour subjuguer une cour, se croit-il donc
rappelé pour nous subjuguer avec ses larmes, pour nous donner ses
attendrissements pour lois, pour désarmer la nation devant des ennemis encore
en armes, pour encourager par l'impunité la cour à de nouveaux complots, pour
se substituer à l'Assemblée nationale, au peuple de Paris, à la nation tout
entière, et pour traiter de puissance à puissance', de nous et sans nous,
avec quelques citoyens sans mandat, complices ou dupes de sa sensibilité
larmoyante, à l'hôtel de ville de Paris ?, Non ! le peuple ne reconnaît à M.
Necker ni le droit de sauver ses ennemis d'une juste terreur, ni le droit de
la municipalité d'accorder aux prières d'un ministre des grâces et des
amnisties qui ne lui appartenaient pas. » Tels
étaient les murmures que les agitateurs de Paris, irrités, implacables et
jaloux, faisaient retentir le soir dans soixante districts, dans les
réunions, dans les cafés et dans les places publiques de Paris. Les
districts, presque unanimes, composés des hommes les plus véhéments des
différents quartiers, protestèrent, les uns avec convenance, les autres avec
indignation, contre cette usurpation du pouvoir national. L'unanimité et la
colère de ces murmures, les pétitions multipliées des districts, l'agitation
de Paris le lendemain, effrayèrent le comité et la commune. Bailly,
Lafayette, les électeurs, pour concilier avec décence pour eux-mêmes leur
émotion de la veille et leur intimidation du lendemain, interprétèrent leur
décret comme simple vœu de la commune qui n'engageait pas les districts et la
Dagon. L'amnistie, ainsi révoquée, ne donna qu'une nuit de joie à M. Necker,
d'espérance aux prisonniers, de consolation au roi. LXXVII. Les
mêmes rumeurs s'étaient élevées à Versailles par d'autres motifs. L'Assemblée
nationale, déjà offusquée de ce pouvoir municipal de Paris, créé entre tous
les pouvoirs et au-dessus d'eux, s'inquiétait avec raison de l'hommage que le
ministre était allé lui porter avant de l'avoir aperçu elle - même. Elle
s'offensait davantage de ce pouvoir illégal et dictatorial d'amnistie que le
ministre et la commune s'étaient arrogé entre eux, comme si les autres
pouvoirs avaient disparu entre le comité insurrectionnel et ce ministre
omnipotent. Mirabeau,
dédaigneux de cette popularité vide et superbe d'un homme dont son génie
avait mesuré dès longtemps l'insuffisance, les Lameth, le parti du duc
d'Orléans, Barnave, Dupont, Péthion, Buzot, Sieyès, Robespierre, tous les
membres de l'Assemblée dont les pensées ou les passions dépassaient les
conquêtes que M. Necker prétendait limiter à lui-même, beaucoup de membres
même du parti monarchique dans l'Assemblée, s'irritaient ou affectaient de
s'irriter du dédain qu'on avait fait d'eux dans cet acte de souveraineté, de
grâce et d'amnistie sollicité sentimentalement par un ministre et promulgué
insolemment par une municipalité. Ils revendiquaient justement pour eux le
droit de juger, de punir ou de pardonner des crimes d'Etat. Ils honoraient le
sentiment qui avait emporté et égaré M. Necker, mais ils ne consentaient pas
à subordonner leur autorité souveraine à une vaine et passagère explosion de
sentiment. D'autres,
tels que Mirabeau, dévorés d'une ambition inquiète et convaincus de
l'insuffisance du ministre à manier l'immense tempête que son imprévoyance
avait suscitée, étaient pressés de porter, sous le prétexte de l'esprit de
corps et en cachant leur main, une première atteinte à l'importance et à la
vanité de l'idole du jour. LXXVIII. La
discussion s'ouvrit à Versailles par la lecture d'une pétition des districts,
qui, sans blâmer le sentiment de M. Necker et de la municipalité, demandait
justice contre l'illégalité de l'amnistie. Mounier, Lally, Target, quoique
amis de M. Necker, se hâtèrent, pour donner satisfaction à la vérité, de
reconnaître que la mesure n'était pas légale, d'en revendiquer l'honneur et
le droit pour l'Assemblée seule. Ils voulaient ainsi donner plus de
consécration et d'irrévocabilité à l'acte en le taisent sanctionner par un
pouvoir plus haut que la municipalité de Paris, l'Assemblée nationale. Garat,
député du Midi, homme dont la philosophie et les lettres tempéraient les
opinions ardentes, transforma pour un jour la question de droit en question
d'humanité, et proclama avec raison qu'en de telles circonstances, la
magnanimité était la loi des lois. Mais
Mirabeau, inspiré par la haine invétérée qu'il portait à M. Necker, s'empara
du rôle facile de complaire à la fois à deux partis unis dans l'esprit de
corps. Il en développa éloquemment ce qu'ils ne savaient dire qu'à voix
bosse, démontra avec la supériorité de logique et d'accent qu'il commençait à
faire éclater, l'évidente inconstitutionnalité de l'acte. L'Assemblée,
convaincue d'avance, déclara qu'elle approuvait l'interprétation atténuante
donnée par la municipalité de Paris à la réponse à M. Necker, et qu'elle es
réservait de faire juger seule les ennemis publics par le tribunal d'État
qu'elle allait instituer. En conséquence, elle ordonna de réintégrer M. de
Bezenval dans sa prison, mesure légale sans doute, s'il y avait légalité
quelque part dans la subversion de toutes les lois antiques et avant la
création des lois nouvelles, mais mesure impolitique et funeste, qui donnait
raison à la vindicte du peuple, et qui de toutes les illégalités commises
depuis trois jours, ne répudiait que l'illégalité d'un bon sentiment. La
malignité des hommes est telle que beaucoup de membres du parti monarchique
votèrent, par inimitié contre L Necker, un décret dont la rigueur tombait sur
leur complice dans le coup d'Etat et sur eux-anèmes. LXXIX. M.
Necker, ainsi désavoué par ceux-là mêmes que sa popularité avait voulu
couvrir, sentit à son tour l'inconstance du souffre populaire. Il dissimula
la douleur que ce coup mortel à son importance venait de lui donner. Le
pressentiment de sa faiblesse le saisit et lui inspira une attitude réservée
dans sa visite à l'Assemblée le lendemain de cette humiliation. Le président
de l'Assemblée, le duc de Liancourt, son ami, comme pour couvrir la cicatrice
de fleurs, lui adressa au nom de ses collègues un discours où l'excès des
hommages ressemblait presque déjà à la dérision. « Monsieur, »
lui dit le duo de Liancourt, « vous aviez, en vous éloignant des affaires,
emporté les regrets et l'estime de l'Assemblée nationale ; elle l'a consigné
dans ses arrêts, et en expriment ainsi les sentiments dont elle était
pénétrée-, elle n'a été que l'interprète de la nation. Le moment de votre
retraite a été celui d'un deuil général dans le royaume. « Le
roi, dont le cœur généreux et bon vous est connu plus qu'à qui que ce soit,
est venu dans cette assemblée s'unir à nous ; il a daigné nous demander nos
conseils. Nos conseils devaient être ceux de la nation : ils étaient de
rappeler à lui le ministre qui l'avait servi avec tant de dévouement, de
fidélité et de patriotisme. Mais déjà le cœur du roi avait pris de lui-même
ce conseil salutaire, et quand nous pensions à lui exprimer nos veux, il nous
remettait la lettre qui vous invitait à reprendre vos travaux ; il désirait
que l'Assemblée nationale joignît ses instances, et il voulait, pour gage de
son amour, se confondre encore avec la nation pour rendre à la France celui
qui en causait les regrets et qui en faisait l'espérance. « Vous
vous étiez en partant dérobé aux hommages du peuple ; vous aviez employé,
pour éviter l'expression de son estime, les mêmes soins qu'un autre eût pris
pour fuir les dangers de son mécontentement et de sa haine. Vous touchiez au
moment où, après une longue et pénible agitation, vous alliez trouver le
calme et le repos : vous avez connu les troubles qui agitaient ce royaume ;
vous avez connu les vœux ardents du roi et de la nation, et, sans vous
aveugler sur l'incertitude des succès dans la carrière qui de nouveau
s'ouvrait à vous, vous n'avez pensé qu'à nos malheurs ; voua vous êtes
rappelé ce que vous deviez à la France pour l'attachement et la confiance
qu'elle vous donne ; vous n'avez plus pensé à votre repos, et, d'après vos
propres expressions, vous avez sans hésiter, préféré, le péril au remords. « L'empressement
des peuples qui se portaient en foule sur votre route, la joie pure et
sincère qu'a reçue le roi de votre retour, les mouvements que fait naître
votre présence dans cette salle, où votre éloge était, il y a quelques jours,
prononcé avec tant d'émotion, tout vous est garant des sentiments de la
France entière. » Le duc
de Liancourt adoucit, en finissant cette apothéose, l'atteinte portée la
veille par l'Assemblée à M. Necker, en lui rappelant que c'était lui-même qui
avait sollicité le premier la responsabilité des ministres et la légalité de
tous leurs actes. Il termina en lui rappelant que jamais homme d'Etat n'avait
été l'objet de tels hommages et de telles espérances, et qu'il se félicitait
lui-même, comme du plus haut bonheur de sa vie, que la date de sa présidence
de l'Assemblée eût coïncidé avec la date du retour et des triomphes de son
ami. L'Assemblée, satisfaite d'avoir réduit la presque divinité de M. Necker à la proportion d'un homme, couvrit complaisamment le ministre de ses applaudissements, après l'avoir dégradé de son prestige. M. Necker emporta de cette séance ce bruit qui reconduit les hommes populaires jusqu'à l'abîme et souvent jusqu'à l'échafaud. |