HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

I.

Le jour trouva le peuple debout, moins comme un peuple prêt à reprendre, avec l'aurore, les mouvements habituels et réguliers d'une capitale, que comme une armée prête à donner ou à recevoir la bataille. Un même esprit animait tout entier ce peuple, sans acception de classes, de professions, de richesse ou d'indigence. Les factions n'avaient point eu encore le temps ni les occasions de naître entre les citoyens, L'esprit civique et national confondait tout. On n'avait qu'une pensée la liberté promise, à défendre ou à conquérir. On n'avait qu'un ennemi commun : la cour, les conseillers funestes qui avaient arraché au roi le renvoi de M. Necker, et les troupes agglomérées autour de Paris, instruments aveugles des conspirateurs de cette cour contre les inclinations du roi, contre la sûreté de l'Assemblée nationale et contre l'indépendance de la capitale.

La pensée de la reine, du comte d'Artois, de leur entourage intime et du roi lui-même, en rêvant un coup de force au début de l'Assemblée et dans le premier paroxysme de l'enthousiasme public, avait été aussi puérile qu'inexpérimentée. Ce n'est pas au commencement d'une révolution que les coups d'État réussissent : c'est à la fin, c'est quand les lassitudes, les déceptions et les dégoûts, qui succèdent toujours aux enthousiasmes dans les choses humaines, ont trompé, désenchanté et découragé les hommes. Un peuple tient plus à ce qu'il espère qu'à ce qu'il possède, parce que œ qu'il espère est infini, et que ce qu'il possède est borné. Attaquer dans sa première ferveur l'espérance d'une nation, c'est donc affronter follement, avec une force bornée, une force infinie. La défaite n'est jamais douteuse. De plus, au début des révolutions, les divisions n'ont pas eu le temps de mitre entre les partisans toujours innombrables de ces révolutions, entre les bénéficiaires et les victimes des réformes, entre les modérateurs et les exagérateurs des principes. Tous sont unis par la perspective commune des améliorations qu'ils attendent, chacun dans leur idée ou dans leur intérêt, des institutions non encore définies. Attaquer ces institutions alors, c'est les attaquer eux-mêmes dans leur force et dans leur unanimité, c'est se présenter en ennemi public de tous les droits, de tous les bienfaits et même de toutes les illusions de l'opinion dominante, c'est rallier tous les fanatismes contre soi. Ces considérations n'auraient pas échappé à un esprit véritablement politique, pour déconseiller au roi un déploiement de force, ou tardif ou prématuré, contre une assemblée qu'il avait appelée lui-même, et contre une opinion publique qui résumait en ce moment tous les droits et toutes les passions dans cette assemblée.

 

II.

Mais il n'y avait alors à la cour, autour du roi et de la reine et dans leur conseil, ni assez de génie pour exposer des vérités élémentaires, ni assez de sens pour les comprendre. On avait fomenté la Révolution dans son sommeil, et on la menaçait dans sa force. La Révolution n'avait pas besoin de conspirateurs : la cour conspirait pour elle ; les ennemis du pouvoir absolu n'auraient pas pu lui conseiller mieux sa propre ruine. Le jour de sa perte s'était levé.

Des détachements innombrables d'habitants, qui s'étaient animés d'une crainte et d'une indignation soudaines, dans leurs districts, à la voix de Camille Desmoulins, de Marat, de Danton et de tous les orateurs populaires, devenus en une nuit la voix d'une nation, arrivaient successivement sur la place de l'Hôtel-de-Ville pour couvrir de leurs corps le comité des électeurs, et pour lui demander des ordres, des postes, des armes.

Avant six heures du matin, plus de deux cent mille hommes, armés ou désarmés, flottaient à la merci de leur propre impulsion sous les fenêtres de l'hôtel de ville, sur les quais et dans les rues adjacentes. Leurs députations inquiètes ne cessaient d'assiéger les portes de ce vaste palais, de monter et de descendre les escaliers, de se répandre dans les cours, dans les corridors, dans les salles, pour sommer le comité permanent de prendre les mesures que le patriotisme inspirait à chacun de ces groupes, pour leur demander et plus souvent pour leur intimer des ordres. Le tumulte rendait toute délibération impossible. Les membres du comité, composé au hasard des meneurs les plus passionnés des districts, portés à ce poste la veille par l'émotion spontanée de leur quartier, et des officiers de la municipalité restés là par l'autorité de leurs fonctions légales, présentaient la plus étrange agglomération d'hommes et de choses, où l'insurrection populaire et la municipalité légale, la révolte et la loi, l'ordre et l'anarchie, se confondaient dans une même enceinte et succombaient dans une même impuissance. Aucun tribun, dominant par la popularité, par l'audace ou par la parole, n'avait su conquérir encore sur la multitude cet ascendant qui commande l'obéissance, qui donne l'impulsion, l'unité, la décision, la modération à ces foules. Aucune tête ne dominait les autres, aucun nom n'assurait la confiance ou le respect.

Mirabeau, était à Versailles. Camille Desmoulins n'était qu'un 'souffle fiévreux courant dans l'émeute, mais s'évanouissant, faute d'énergie et d'accent, dans la tempête.

Marat, à peine connu, n'était qu'un vociférateur sanguinaire capable de pousser au crime, incapable de créer l'ordre dans la confusion.

Danton seul, s'il avait paru alors à l'hôtel de ville, était propre à prendre la dictature du caractère et du talent ; mais Danton, jusque-là sans tribune, sans éclat personnel et sans renommée, n'était encore, ce jour-là, qu'un jeune légiste immoral et turbulent, courtisan de Mirabeau, ami de Camille Desmoulins et de Marat, doué de la chaleur révolutionnaire et du sang-froid politique, et cherchant de l’œil à quelle faction il s'attacherait pour s'élever par la renommée à la fortune.

Paris n'avait pas un homme ; mais un homme n'était pas nécessaire ce jour-là : une seule âme inspirait tout un peuple. Il y a un jour où le génie d'un seul n'égale pas l'instinct de tous. L'instinct de la Révolution était ce jour-là le génie du peuple ; il parlait à la fois dans tous, et il était obéi par chacun.

 

III.

Une voix sortit de la foule sur la place de l'Hôtel-de-Ville : A la Bastille ! Des milliers de voix, comme si ce cri eût été une révélation, répondirent, en se propageant de masse en masse, à la Bastille

La Bastille était en ce moment le seul monument visible aux regards de la capitale où on pût affronter, saisir et renverser le despotisme dans Paris. Partout ailleurs le pouvoir royal avait disparu par la défection des gardes françaises et par la distance où l'on tenait les troupes hors des barrières ; mais tant que la Bastille était debout dans Paris, Paris ne s'appartenait pas à lui-même. le canon de cette forteresse pouvait foudroyer d'un côté le cœur de la capitale jusqu'aux quartiers de l'Hôtel-de-Ville, et rouvrir d'un autre côté les avenues de la capitale à l'armée du roi en balayant de ses boulets le faubourg Saint-Antoine, véritable mont Aventin du peuple le plus nombreux et alors le plus turbulent et le plus indomptable de Paris.

 

IV.

L'ombre de cette forteresse, en planant sur ce faubourg, irritait autant qu'elle intimidait la population de ce quartier Saint-Antoine. La Bastille était, pour le peuple, le spectre armé du pouvoir absolu, le volcan du despotisme, toujours prêt à faire explosion sur les habitants de Paris.

Pendant la nuit du 13 au 14 juillet, les principaux meneurs de ce faubourg, préméditant déjà vaguement la surprise, l'embauchage, ou l'assaut de cette forteresse, s'étaient promenés par petits groupes autour de ses murs, observant en silence les symptômes de vigilance, d'armement, de préparatifs de défense, ou de négligence, donnés du haut de ses tours par la garnison. Ils n'avaient aperçu longtemps que les douze sentinelles ordinaires passant et repassant entre les créneaux, sur les remparts ou sur la plate-forme des tours.

Mais un peu avant le matin ils avaient observé un mouvement inusité dans la place. Le gouverneur, suivi d'un groupe d'officiers et d'une poignée d'artilleurs, avait apparu sur les plates-formes et sur les remparts ; il avait donné quelques ordres, changé quelques dispositions et fait placer quelques pièces de canon dans leurs embrasures. Ces précautions, commandées au gouverneur par l'état de fermentation de la capitale et par le voisinage d'un faubourg qui pouvait au premier appel se changer en un camp de quarante mille hommes levés entre la barrière et la place, avaient jeté autant de colère que de terreur dans le quartier.

 

V.

Une renommée sinistre exagérait à l'imagination populaire la force et les dangers de la Bastille, ce monument dont l'origine se perdait dans la nuit de notre histoire. Après avoir été bâtie d'abord pour couvrir la capitale du royaume contre l'étranger, elle était devenue le gage alternatif de la sujétion de Paris dans nos guerres civiles, puis la citadelle de la tyrannie au cœur de la capitale, puis enfin une prison d'Etat étouffant derrière ses murs et dans ses cachots, semblables aux Plombs de Venise, les gémissements et les tortures des martyrs de la religion, de la politique ou de la police. Le sang et les larmes des nombreuses et illustres victimes que cette prison avait suppliciées suintaient dans l'esprit du peuple à travers ses fondations. Ces souvenirs assombrissaient dans l'esprit de la France les murs de cette forteresse plus que les siècles qui les avaient noircis. D'innombrables crimes avaient trop justifié cette terreur. Bien que l'adoucissement des mœurs et la mansuétude des deux derniers règnes eussent depuis longtemps vidé ses cachots, bien qu'on n'y eût enfermé que de rares prisonniers d'Etat trop privilégiés, selon les idées du temps, pour être livrés à la justice, et trop coupables pour être pardonnés, on les supposait pleins encore des mystères tragiques de la politique et de la police ; on croyait que c'était la caverne où la royauté ensevelissait ses forfaits. Ces souvenirs, ces ressentiments, ces mystères faisaient de la Bastille, aux yeux de la France et surtout du peuple superstitieux de Paris, le monstre visible et dévorant de la tyrannie. On n'en prononçait le nom qu'à voix basse, on ne passait sous son ombre qu'avec un frisson.

 

VI.

L'aspect extérieur de cette citadelle correspondait à cette terreur ; la Bastille occupait, avec ses fossés, son double pont-levis, ses remparts, ses arsenaux, ses bastions, ses donjons, ses cours, ses avenues, le vaste espace qui s'étend aujourd'hui de la Seine, non loin du pont d'Austerlitz, jusqu'au vomitoire du faubourg Saint-Antoine et à la colonne de bronzé élevée après la révolution de 1830 à la gloire de ses vainqueurs. Elle interceptait à la fois de sa ceinture d'eau croupissante et de sombres esplanades les avenues de Bercy, l'issue du faubourg Saint-Antoine, l'entrée de la rue Saint-Antoine et le boulevard. Au centre de ces espaces ainsi sacrifiés, s'élevait la Bastille elle-même, faisceau gigantesque de sept tours d'inégales circonférences, reliées à un donjon cerclé de pierres dont ces tours couvraient tous les angles. Ces tours, sans flèches pour les couronner, se terminaient, à la même hauteur que le massif principal, par une vaste plate-forme voûtée, à laquelle des créneaux percés d'embrasures servaient de corniche. Les voûtes épaisses de cette plate-forme portaient des canons et servaient de promenade aux prisonniers des cachots creusés depuis les fondations jusqu'au sommet des six étages de ce bloc de pierres ; dans l'intervalle, entre ce massif principal de la Bastille et le rempart baigné par les fossés, s'étendaient des cours d'inégale grandeur, un jardin, une place d'armes, et s'élevaient les logements du gouverneur et des officiers, les casernes, les arsenaux de la garnison. La seule avenue qui conduisait au pont-levis extérieur de la forteresse s'ouvrait latéralement en face de la porte Saint-Antoine. Cette avenue, dominée du côté de la Bastille par le rempart extérieur des fossés et fermée du côté de la ville par une haute et épaisse muraille, contournait le rebord avant d'aboutir au pont- levis ; semblable à un corridor circulaire en plein ciel, ce chemin ne permettait aux assiégeants de diriger leur feu sur l'entrée de la forteresse qu'après avoir subi eux-mêmes le feu plongeant des deux remparts.

 

VII.

Mais cette forteresse, si hermétiquement fermée et si solidement murée, n'était en réalité qu'un corps sans Aine depuis qu'elle avait été convertie presque exclusivement en prison d'Etat. Cent hommes, en temps ordinaire, formaient toute sa garnison, nombre suffisant pour des géôliers, insuffisant pour des défenseurs. Les fonctions de gouverneur de la Bastille étaient vénales et héréditaires. Le gouverneur de la forteresse, en 1789, était un ancien militaire, le marquis de Launay. M. de Launay avait acquis le commandement de M. de Jumillac, son prédécesseur, avec le consentement du roi. Mais M. de Jumillac avait succédé lui-même au père de M. de Launay, mort à la Bastille avant que sen fils, encore enfant, pût être investi d'un commandement considéré comme un patrimoine.

Le marquis de Launay était donc né dans la citadelle où il allait mourir. Elevé jusqu'à l'Age de dix ans dans son enceinte, gouverneur depuis quatorze ans au moment de la révolution, la Bastille était pour lui une seconde patrie. Nul n'en connaissait mieux les traditions, les disciplines, les cachots, la défense, la force et la faiblesse. Quoiqu'il ne fût point un homme gratuitement cruel, la comparaison du caractère facile, humain et bienveillant de M. de Jumilhac, avec les sévérités étroites du régime et de la discipline réformés par M. de Launay, faisaient regretter son prédécesseur. Les prisonniers, à la merci de ses scrupules, privés par lui de l'usage des remparts et des plates-formes, d'où ils pouvaient du moins s'entretenir du regard et du geste avec les amis que la tendresse et la pitié amenaient sous les tours, ne trouvaient d'adoucissement que dans l'état-major de M. de Launay. Son second, le major adjoint de Losmes de Sorblay, se faisait adorer dans la prison par son dévouement à la consolation des captifs.

 

VIII.

La première émeute sanglante de Paris, qui avait pillé et incendié, sous le canon même de la Bastille, la manufacture de Réveillon, au faubourg Saint-Antoine, et qui n'avait pu être étouffée dans le sang des dévastateurs que par les armes, avait donné à M. de Launay un pressentiment et un avertissement. Cette émeute avait montré la puissance des émotions populaires et des foyers de sédition couvés sous les murs mêmes de la Bastille. Les agitations plus politiques de Paris depuis la réunion des états généraux, la lutte ouverte entre la cour et le peuple, la défection des gardes françaises, le rassemblement de l'armée sous Paris, le soulèvement moral de la capitale, précurseur d'un soulèvement armé, enfin l'impuissance des troupes, les jours précédents, à comprimer les ovations séditieuses pour le rappel des ministres populaires, avaient averti M. de Launay d'un danger plus immédiat et plus sérieux.

Si le maréchal de Broglie et ses lieutenants, fanfarons de guerre civile dans le conseil, timides et imprévoyants dans l'action, avaient été des hommes à la hauteur des périls de la couronne, la Bastille, renforcée de troupes, armée et approvisionnée par eux, aurait été la citadelle invincible et menaçante au cœur de la capitale agitée. Elle aurait arrêté le flot de l'insurrection à l'est et au nord de Paris, pendant que l'École-Militaire et les Invalides, vaste caserne fortifiée et garnie d'artillerie, auraient contenu l'ouest et le midi de la ville.

Mais *les généraux, que l'exemple de la cour et des ministres rendait trop confiants, méprisèrent follement le peuple avant l'insurrection, et le craignirent honteusement quand il fut debout. Ils ne surent, comme les courtisans, que parader, provoquer et disparaître. Le bras ne manqua pas moins que la tête au coup d'État.

 

IX.

Le maréchal de Broglie et M. de Bezenval ne répondirent aux demandes de renfort du gouverneur, M. de Launay, qu'en lui envoyant un détachement de vingt-cinq soldats d'un régiment suisse, sous le commandement d'un officier nommé de Flue. Ce renfort complétait à peine quatre-vingt-deux hommes, dont quelques-uns vétérans inhabiles à la guerre. Telle était la garnison d'une place qui allait être assiégée par tout un peuple. Le marquis de Launay sembla néanmoins se préparer éventuellement à l'attaque ou à la défense. Il fit braquer quinze pièces de canon de différents calibres sur les tours ; quatre autres pièces, empruntées à l'Arsenal, qui communiquait avec la place, furent chargées à mitraille dans l'avant-cour, en face de la porte d'entrée. Il fit ouvrir des embrasures nouvelles sur la ville et percer de meurtrières les murailles des tours pour y appuyer des fusils de rempart. Une palissade de madriers en chêne, percée de nombreuses ouvertures, pour foudroyer les assaillants à couvert, fut élevée autour de son propre logement. Les ponts-levis furent réparés, et les garde-fous qui les bordaient en temps de calme furent retirés, afin de précipiter les assaillants dans les fossés, s'ils venaient à abaisser les ponts pendant un assaut. Des monceaux de projectiles, boulets et biscaïens, des pavés même, furent entassés par ses ordres sur les plates-formes des tours ; des milliers de cartouches et trois cents barils de poudre complétèrent l'armement. Ce n'était donc ni les murs, ni les armes, ni les munitions qui manquaient à une défense désespérée ou à une agression écrasante : c'étaient les bras et les cœurs.

 

X.

Le bruit de ces préparatifs du gouverneur, exagérés par la rumeur populaire, avait couru de bouche en bouche dès le matin parmi les habitants du faubourg Saint-Antoine. On leur disait que des colonnes de troupes, se glissant dans l'ombre le long des maisons, étaient entrées pendant la nuit dans la forteresse ; que le fer, le plomb et le feu allaient, au premier signal parti de Versailles, écraser sous leurs toits incendiés leurs femmes et leurs enfants ; que l'heure de la Saint-Barthélemy du peuple sonnerait du haut de ces tours où avait sonné le massacre des protestants ; que le maréchal de Broglie, généralissime, M. de Bezenval, M. d'Autichamp, M. de Choiseul, M. de Berchigny, M. du Chatelet, M. de Lambert, le prince de Lambesc, généraux ou colonels sous les ordres du maréchal, s'étaient partagé l’œuvre de destruction préméditée par un roi meurtrier de son propre peuple par asservissement aux ressentiments de sa cour ; que les Invalides ouvriraient leur feu sur les quartiers opulents de Paris ; qu'au bruit de leur artillerie, le camp d'infanterie et de cavalerie de l'École-Militaire déboucherait par toutes les avenues du champ de Mars pour fusiller et sabrer les rues du faubourg Saint-Germain ; que les ponts, saisis et fortifiés par cette aile de l'armée royale, couperaient en deux la capitale et empêcheraient les citoyens de voler au secours de leurs frères égorgés ; que les régiments• qui bivouaquaient depuis quelques jours dans les villages de la banlieue se rapprocheraient, se serreraient autour des murs, déboucheraient par toutes les barrières et convergeraient par tous les rayons de la circonférence sur le centre de la ville ; que le corps d'armée principal, sous le commandement du maréchal de Broglie lui-même, descendait déjà de Sèvres et de Meudon, composé de stipendiés suisses ou allemands, contournait Montmartre et, se massant à la porte Saint-Antoine, allait croiser le feu de ses pièces sur le faubourg révolutionnaire avec le feu de la Bastille. On ajoutait que des batteries masquées couvraient les hauteurs de Montmartre ; que la barrière d'Enfer vomissait dans le faubourg Saint-Marceau trois régiments allemands précédés de dix pièces de campagne ; que la cour s'était précautionnée contre l'humanité et la pitié des soldats en choisissant pour exécuteurs de ses vengeances des hordes étrangères sans intelligence de notre langue ; enfin, que le pillage du Palais-Royal et le sac des maisons avaient été promis à ces mercenaires en récompense du massacre.

 

XI.

De telles rumeurs, accréditées par l'ignorance du peuple, par le blocus des barrières, par le camp du champ de Mars, par l'absence de toute autorité royale dans la ville et par la suspension des communications avec Versailles, portaient la terreur dans les Aines, et comme il arrive toujours dans les mouvements populaires où le coup ne suit pas la menace, la panique, trop longtemps suspendue, portait jusqu'au délire la fureur du peuple.

La colonne armée qui s'était détachée d'elle-même des masses compactes de l'hôtel de ville pour marcher à la Bastille, grossie en route, dans la large rue Saint-Antoine, par tous les affluents des rues populeuses de ces quartiers, n'avançait que lentement et avec une certaine hésitation sous le canon de la forteresse.

Le silence des cours, l'absence de canonniers autour des pièces dans les embrasures, le vide des plates-formes et des remparts, où l'on n'apercevait que les rares sentinelles des jours de paix, se promenant au soleil entre les créneaux des tours, les ponts-levis dégarnis de soldats et paraissant prêts à s'abattre à la voix des consignes, ne présentaient aux yeux du peuple qu'un calme extérieur perfidement calculé pour attirer les assaillants à la bouche du canon et pour les prendre au piège d'une confiance mortelle. Quelques citoyens désarmés, plus hardis que les autres, s'avançaient et se groupaient sur les bords des fossés, comme pour écouter et observer de plus près le bruit et la physionomie de la place ; l'immobilité du gouverneur semblait les encourager à oser davantage ; l'aspect de trois invalides qui gardaient l'entrée de la première porte les enhardit à s'approcher un à nu de la grille et à s'entretenir amicalement avec les vétérans. Pendant cette immobilité et cette observation réciproques, la foule grossissait sur le boulevard, et, débouchant du faubourg Saint-Antoine et des carrefours suburbains de Bercy, investit, lentement la place à distance d'une immense ceinture de peuple muet.

On eût dit qu'un courant instinctif d'alarmes, de colère ou de curiosité, pressait toute la population d'une capitale au spectacle où le drame de sa servitude ou de sa liberté allait se dénouer.

 

XII.

Cette immobilité menaçante des deux côtés ne pouvait se prolonger sans attester à la luis l'impuissance royale et l'impuissance populaire. Un peuple debout et en armes ne s'était pas aggloméré en masse autour de cette place forte pour contempler vainement les fossés, les créneaux et les canons de la Bastille, et pour insulter misérablement. les pierres sourdes de ses geste :4 et de ses imprécations. Ne pas remuer après un tel rassemblement, se déclarer vaincu : il fallait au moins obtenir du commandant de cette forteresse une transaction, une neutralité ou une défection tacite qui, en désarmant la cour de cette menace, rendit à la capitale son orgueil et sa sécurité.

 

XIII.

Déjà on négociait entre la place et la ville pour obtenir le désarmement. A la sommation de nombreux habitants du quartier menacés par le canon des remparts, le comité de l'hôtel de ville désigna à la lette trois citoyens pris dans la foule pour aller conférer avec le gouverneur. C'était un officier de milice nommé Bellon, un sergent des gardes françaises nommé Chaton et un sous-officier d'artillerie nommé Bellefond. LE, comité, en choisissant ces militaires déserteurs de la cause royale, voulait sans doute faire observer l'intérieur de la place par des gens exercés, et offrir en même temps à la garnison des exemples honorés de la défection à la discipline, afin d'encourager l'insubordination des soldats du dedans.

Belon, Bellefond, Chaton, fiers de leur titre de parlementaires du comité de l'hôtel de ville, traversèrent la foule, l'entraînèrent sur leurs pas et demandèrent au nom de la ville à conférer avec le gouverneur.

La première grille s'ouvrit à leur voix. Les cris de la multitude attestaient leur mission. Ils pénétrèrent jusqu'au bord des premiers ponts-levis levés sur leurs têtes. Le gouverneur, accompagné de ses officiers, parut sur l'autre bord du fossé. Une foule immense et tumultueuse s'était introduite par la grille ouverte à la suite des députés. M. de Launay déclara qu'il n'accorderait l'entrée dans la place qu'aux seuls délégués du comité de l'hôtel de ville. Le peuple alarmé craignit un piège dans ce refus de laisser entrer les témoins de l'entrevue ; il exigea trois otages qui lui répondraient de la sûreté et du retour des trois parlementaires.

 

XIV.

N. de Launay, traitant déjà de puissance à puissance avec la foule, condescendit à ces craintes ; il livra trois sous-officiers de la garnison en otage au peuple ; il fit abaisser le pont-levis et conduisit les députés dans son logement ; il les reçut en négociateurs d'une capitale alarmée ; il s'efforça de les rassurer par ses égards et par ses promesses ; il leur fit servir des rafraîchissements ; il s'entretint avec eux en hôte et non en ennemi. Sur leur observation que les canons braqués sur la ville inquiétaient la population, il ordonna de retirer les pièces des embrasures.

Satisfaits de ces condescendances et de ces assurances du commandant, les députés sortirent comme ils étaient entrés, pour aller rapporter des paroles de paix au comité de la ville. Le peuple, à leur sortie, rendit à M. de Launay ses trois otages après les avoir enivrés de ses caresses et disposés à la désobéissance si on leur commandait le feu sur leurs concitoyens. Tout présageait une trêve ou une pacification entre le groupes rapprochés et témoins de cette entrevue ; mais dans le soulèvement d'un peuple, les négociations n'engagent que les négociateurs : rien ne peut contraindre les masses profondes, éloignées, agitées par un vent contraire, à ratifier les trêves ou les conventions conclues en leur nom. Ces masses sont anonymes, il faut les convaincre ou les toucher homme à homme pour les engager.

A peine les premiers délégués de l'hôtel de ville avaient-ils franchi le pont-levis pour traverser la multitude, qu'un nouveau parlementaire, animé d'une audace plus impérieuse et soutenu par les vociférations d'un peuple plus véhément, somma le gouverneur encore présent de le recevoir au nom du peuple de son district.

Ce parlementaire, accompagné de deux citoyens de son parti, était Thuriot de Id Rosière, célèbre depuis par l'inexorable rigueur de ses opinions dans le procès de Louis XVI, populaire déjà par la chaleur de ses allocutions patriotiques dans les groupes et dans l'assemblée de son quartier. Avocat au parlement de Paris, le barreau l'avait préparé, comme Danton, pour la tribune.

M. de Launay refusa d'abord énergiquement de le recevoir et fit lever le pont-levis devant Thuriot ; mais l'insistance du parlementaire, l'obstination de ses gestes, la fougue et l'habileté de ses adjurations, indignation et les cris du peuple qui prenait feu à sa voix, fléchirent et troublèrent le gouverneur : M. de Launay eut la faiblesse de revenir sur l'ordre qu'il venait de donner et de livrer l'entrée à Thuriot de la Rosière. Le nouveau négociateur, phis exigeant que les premiers, somma M. de Launay de retirer les canons, de désarmer la forteresse de toute apparence d'hostilité et de remettre au besoin la place à une garnison civique. M. de Launay jura qu'il ne la remettrait jamais qu'à un commandant nommé par le roi, qui la lui avait confiée. Les paroles s'aigrirent. M. de la Rosière insista pour visiter les fortifications ; le gouverneur s'y refusa. Le major de la lace de Losmes, dans une pensé de conciliation, conjura. M. de Launay d'acquiescer au désir du parlementaire. M. de Launay céda encore à contre-cœur et introduisit M. de la Rosière dans la grande cour, où les Suisses préparaient une défense meurtrière. Le gouverneur monta avec Thuriot sur les tours pour le convaincre qu'il n'avait aucun mauvais dessein contre la ville. La présence de M. de la Rosière à côté du gouverneur entre les créneaux fut saluée d'en bas par les acclamations de la multitude. Le peuple y voyait son triomphe sans combat. Thuriot, soutenu par ces acclamations, harangua en tribun le gouverneur et ses troupes, les sommant de remettre leurs armes au peuple, et les rendant responsables' du sang versé des deux côtés, s'ils persistaient dans une attitude alarmante et dans une résistance inutile. M. de Launay, voyant l'ébranlement de sa faible garnison à ces prières et à ces menaces, interrompit tardivement l'orateur, et, le reconduisant au pont-levis, le livra au peuple avec tous les secrets de son agitation et de la faiblesse de la citadelle.

 

XV.

La foule de plus en plus grossie, et indignée de ce que le commandant refusait de livrer la place à la milice civique, éclata en imprécations et menaça de donner préalablement l’assaut aux murailles. Thuriot s'efforça en vain de ralentir l'attaque en répétant au peuple les promesses de M. de Launay de ne point tirer s'il n'était attaqué lui-même. La multitude se partagea en deux partis : les uns s'obstinèrent aux pieds des murailles, les autres suivirent à l'hôtel de ville le parlementaire qui allait rendre compte de sa mission au comité permanent.

Tout était public dans ce gouvernement de l'insurrection. Thuriot parla à haute voix devant la foule qui obstruait la salle. Son rapport était de nature à amortir dans l'auditoire l'impatience de l'assaut, et à inspirer confiance dans la neutralité garantie par le gouverneur. Mais la défiance des masses se tourna contre Thuriot. On répondit qu'il était lui-même trompé ou trompeur ; que les armes de la nation n'étaient sûres qu'entre ses propres mains, et qu'endormir dans un tel moment la capitale, c'était la trahir.

Cependant les trois premiers parlementaires que le comité avait envoyés lui-même au gouverneur, et que la foule qui encombrait la place avait empêchés jusque-là de parvenir à l'hôtel de ville, étant arrivés à leur tour et ayant rendu le même témoignage que Thuriot, leurs paroles apaisèrent la salle, dissipèrent les alarmes et firent suspendre l'ordre d'attaquer la Bastille. Thuriot de la Rosière, escorté par quelques membres du comité et par un groupe d'hommes de sang-froid, descendit sur le perron du grand escalier et lut à haute voix à la multitude la proclamation qui l'engageait à se fier à la trêve conclue entre les parlementaires et la garnison.

Mais au moment même où cette proclamation pacificatrice commençait à rassurer le peuple, un coup de canon, répercuté et prolongé par les hautes maisons de la rue Saint-Antoine et de la place, retentit sur les têtes de la foule attentive et porte le trouble dans toutes les âmes. — « Trahison ! trahison ! » s'écrièrent quelques voix multipliées à l'instant par cent mille bouches. « C'est le canon de la Bastille ! » Ce cri coupe la harangue de la Rosière et change en fureur les dispositions de la foule. Tous les yeux se tournent du côté de la rue Saint-Antoine ; tout fait silence pour écouter le canon.

Le canon se tait ; mais un groupe d'hommes, les bras de leur chemise ensanglantés, s'efforce de se faire jour à travers la place. Un passage s'ouvre difficilement devant eux ; ils portent sur un brancard le corps d'un soldat des gardes françaises atteint par un boulet, et dont le sang teint le pavé sous leurs pas. Ils racontent avec horreur, en avançant, que le peuple est immolé dans sa confiance par la trahison de la garnison, et que des cadavres et des blessés jonchent le pavé aux pieds des murailles. Ils déposent sur le perron de l'hôtel de ville le brancard ; le soldat expire en touchant les marches du palais, comme s'il n'avait conservé assez de vie que pour venir demander vengeance au quartier général du peuple.

 

XVI.

Pendant le mouvement d'horreur et de pitié que répand toujours l'agonie d'un mourant dans la foule, une autre escorte d'hommes du peuple amène à l'hôtel de ville trois invalides de la garnison arrêtés par eux dans l'avant-cour, comme trois victimes pour expier par leur sang la première goutte du sang répandu. Un cri de vengeance poursuit les prisonniers jusqu'en présence du comité permanent. Ces trois vieillards, dont l'âge, les cheveux blancs, la pâleur, attestent l'innocence, expliquent en vain au comité qu'ils ont été arrêtés hors des murs en allant chercher leurs vêtements et leur nourriture chez leurs femmes, logées dans le voisinage de leur caserne : mille bras se lèvent sur leurs têtes. Un membre du comité, M. Duveyrier, les couvre de son corps. Un nouveau tumulte les sauve en faisant diversion à la fureur de la foule. Le bruit se répand que le gouverneur lui-même est prisonnier et qu'on l'amène enchaîné à l'hôtel de ville. Le peuple se précipite au-devant de cette victime. On voit un militaire en habit bleu galonné d'or, renversé de son cheval, de poussière et de sang, se débattre, en poussant des cris étouffés, entre les mains de son escorte qui, le traîne sur la place, au• pied du perron. .1 ce riche uniforme, la foule croit reconnaître le gouverneur et jouit d'avance de sou supplice. Ce n'était pas Irai. Le prisonnier, qui protestait en vain contre cette erreur, n'était qu'un administrateur des poudres et salpêtres nommé Clouet. Quelques citoyens, reconnaissant l'erreur, s'efforcent de la faire reconnaître autour d'eux. La foule, à qui il faut du sang, ne veut rien entendre. L'infortuné Clouet, déjà meurtri de sa chute et couvert de sang, va périr. Le commandant en second de la milice bourgeoise, M. de Sandray, s'élance pour prévenir le crime. Il tombe lui-même étourdi par un coup de sabre sur la tête. Le marquis de la Salle, commandant en chef, dispute à son tour le prisonnier à ses assassins. Le peuple reconnaît son erreur, et laissant ses prisonniers à l'hôtel de ville, s'élance en masses innombrables vers la Bastille, au bruit de la fusillade, ce tocsin des hommes courageux.

 

XVII.

Le comité permanent, pour arrêter le sang qui coule, profite de ce moment de calme ; il envoie une troisième députation à la Bastille porter, non plus des propositions, mais des ordres au gouverneur. Cette députation, composée de l'abbé Fauchet, orateur populaire, d'une parole persuasive et d'un extérieur imposant, de M. Bautidoux, député de Bretagne, de M. de Lavigne, président des élections, ose braver le double feu de la citadelle et du peuple pour porter à M. de Launay la sommation de remettre la place aux citoyens. La foule désarmée que le bruit du canon fait sortir de ses rues et accumule de nouveau sur la place de Grève, voit partir ces députés et demande à grands cris des armes.

L'impéritie des généraux qui répondaient de Paris au roi venait enfin de donner des armes à l'insurrection. Peu d'heures avant le coup de canon de la Bastille, un rassemblement populaire immense s'agitait dans le jardin du Palais-Royal en vociférant le même cri. Ce rassemblement d'un quartier opulent, plus bourgeois que les masses de la place de Grève, avait plus d'audace et plus de feu ; il était composé de la jeunesse du barreau, des écoles, de la littérature, des théâtres, du haut commerce, de riches industriels, de la magistrature, de l'armée, du clergé même, ardemment pénétré, dans ces premiers temps, de l'inspiration de la liberté et de l'égalité chrétienne.

Les rassemblements du Palais-Royal avaient pour chefs déjà désignés leurs tribuns et pour armée cette foule oisive que les galeries, le jardin, les cafés, les lieux publics, le jeu, la débauche, le vin, réunissaient tous les jours dans cette sentine élégante et dans ce bazar tumultueux de Paris. La nuit du 13 au 14 avait prolongé, au Palais-Royal, les foules, les veilles, les agitations des jours précédents. Les bruits vrais ou faux, arrivant de bouche en bouche de Versailles, de l'Assemblée, du camp, les motions ardentes, les craintes affectées ou réelles, les timidités visibles des généraux, les certitudes des défections dans les troupes, y avaient entretenu, toute la nuit, une fièvre de patriotisme qui éclata au lever du jour en un cri unanime : — « Marchons ! Allons conquérir les armes que le jour qui se lève va tourner contre nous ! »

 

XVIII.

A ce cri, un jeune magistrat, élevé dans l'esprit séditieux du parlement, Éthys de Corny, procureur du roi de la ville, se détache, avec un long cortége, de la foule, se rend à l'hôtel de ville, obtient du comité l'ordre d'aller aux Invalides enlever les armes et les munitions de cette caserne, redescend sur la place, se recrute, en traversant Paris, de tous les attroupements épars qui flottent en attendant le courant qu'on leur imprime, rallie les officiers subalternes de la justice vêtus d'habits rouges, une compagnie de gardes françaises, factieux tout armés et tout disciplinés pour l'émeute. Les curés et le clergé des églises voisines marchent à la tête de leurs paroissiens. Il arrive suivi d'une armée à la grille des Invalides.

Cette caserne, véritable redoute de feu pour servir de centre à une bataille, comptait trois mille vétérans dans sèn enceinte ; des canons armaient ses remparts, des munitions inépuisables encombraient ses arsenaux. Inabordable du côté de la ville, couverte du côté de la campagne par des régiments campés sous ses murs, flanquée à gauche par l'armée du champ de Mars, sa seule attitude défiait un peuple tout entier : il fallait un vertige dans les chefs d'une armée appuyée sur une telle position militaire, pour l'abandonner au moment du combat.

Cependant le maréchal de Broglie et ses généraux avaient retiré pendant la nuit les régiments et l'artillerie de ce camp retranché, pour les faire errer à découvert dans la plaine, à la merci de leurs pensées incohérentes, et pour abandonner à un coup de main de la sédition la place d'armes de Paris.

 

XIX.

La foule armée et désarmée qui suivait M. de Corny ignorait cette honteuse retraite. Elle s'avançait intrépide sous la gueule des canons ; elle croyait les troupes abritées dans les fossés et prêtes à la foudroyer de leurs décharges. Mais elle était décidée à sacrifier ses premiers rangs au feu de l'armée, et à franchir les fossés sur ses propres cadavres. Elle n'eut pas besoin de son héroïsme. L'esplanade, les remparts, les cours, l'édifice, étaient désarmés à son approche. Le gouverneur, marquis de Sombreuil, abandonné à lui-même par des généraux déjà en retraite, était à la merci d'une soldatesque corrompue par l'oisiveté et vivant en perpétuelle promiscuité avec la lie des faubourgs. Indécis entre les ordres et les contre-ordres qu'il recevait de Versailles, craignant également ou de dépasser les intentions du roi en versant le premier sang du peuple, ou de faillir à son devoir en livrant ses arsenaux à l'insurrection, frappé enfin de la présence de cette bourgeoisie, de ces magistrats, de ces prêtres à la tête du soulèvement, M. de Sombreuil parut attendre lui-même l'événement au lieu de le décider. Il plaça une partie de sa garnison sous les armes dans la cour et s'avança vers la grille. Là iil parlementa avec les chefs des assaillants.

 

XX.

M. de Corny, admis seul dans la cour comme parlementaire, organe de l'hôtel de ville, obtint facilement de M. de Sombreuil la promesse d'obtempérer aux volontés du peuple s'il ne recevait pas d'ordres contraires de Versailles avant quelques heures. En garantie de ces dispositions pacifiques, M. de Sombreuil, sommé de faire ouvrir les grilles à un plus grand nombre de témoins, laissa entrer dans la cour les chefs du rassemblement pour conférer en leur présence. Ainsi qu'il arrive toujours dans ces conseils tumultueux, la voix la plus exigeante fut la plus écoutée. Un des assistants s'écria que ces capitulations sans gages et ces ajournements sans effet compromettaient le sort de l'insurrection légitime de la capitale, donnaient aux généraux de la cour le temps de concentrer leurs moyens d'attaque et d'armer de nouveaux sicaires avec les armes accumulées dans les caves de l'hôtel ; que toute transaction était une trahison des citoyens, et qu'il fallait à l'instant remettre à la nation ces canons, ces fusils, ces munitions accumulées contre elle par les conspirateurs de la cour. Le trouble et l'hésitation de M. de Sombreuil à ces paroles encouragent le groupe qui l'entourait à applaudir à cette sommation de l'orateur. Le peuple resté en dehors des grilles et qui assistait impatiemment à cette délibération confirma par ses cris l'exigence de ses chefs, et, devançant l'ordre d'ouvrir les grilles, il s'élança dans les fossés et escalada sans obstacles les remparts, sous les gueules des canons muets. Les premiers entrés ouvrirent la grille à la masse ; en un instant le peuple inonda l'édifice, et, guidé par les invalides complices, il s'empara de quarante mille fusils de l'arsenal, attela aux canons abandonnés tous les chevaux dételés des voitures ou enlevés aux hôtels du quartier, et marcha avec ces armes et cette artillerie vers l'hôtel de ville.

 

XXI.

Les canons rangés sur la place de Grève, M. Ethys de Corny monte au comité permanent suivi d'un groupe irrité du peuple qui demande à grands cris des munitions pour ces pièces. M. de Flesselles répond de nouveau que la ville n'a pas de cartouches et de boulets à donner, que l'arsenal est au pouvoir du gouverneur de la Bastille, et que s'ils veulent s'en convaincre par leurs propres yeux, il les autorise à aller porter de nouvelles sommations au nom du comité à M. de Launay.

MM. Ethys de Corny, de Milles, Beaubourg, de Francontoy, de Saint-Honorine et cinq autres citoyens intrépides, encouragés par le succès qu'ils venaient d'obtenir aux Invalides, acceptent sans hésiter cette périlleuse mission ; ils marchent suivis d'une armée confuse et de leurs canons, précédés d'un tambour des gardes françaises. Un homme nommé Jouannon porte devant eux le drapeau de la ville. Ils rencontrent au milieu de la rue Saint-Antoine les premiers députés du comité qui reviennent sans avoir pu se faire admettre dans la place, après avoir reçu le feu de la garnison ; des blessés les accompagnaient en montrant leur sang et en criant vengeance. Le peuple, à ce cri, presse la course des canons vers le boulevard, s'attelle aux affûts et confie la manœuvre de ces pièces à quatre canonniers de la marine qui sortent de la foule pour servir l'artillerie.

Il était trop tard désormais pour parlementer : les remparts et les tours vomissaient le feu et la mort sur le peuple ; il n'y avait plus qu'à combattre.

 

XXII.

On a vu qu'après la sortie de M. Thuriot de la Rosière de la Bastille, la masse du peuple restée autour des murailles avait refusé d'écouter les adjurations de ce commissaire à une trêve, et avait continué à battre de ses flots tumultueux les abords de la forteresse. « Nous voulons la Bastille à nous ! » répétaient des milliers de voix. « Nous préférons la mort à la honte de vivre sous le canon des ennemis du peuple ! »

Ces cris, ces gestes, cette fièvre de toute une population, multipliés par le sentiment de son nombre et de sa force, portent jusqu'au délire de l'héroïsme l'émulation de quelques citoyens jaloux d'une mort illustre pour la victoire de tous.

Deux jeunes habitants du quartier, familiers avec les lieux dès leur enfance et connaissant les points accessibles des ouvrages avancés de la citadelle, montent sur le toit d'une maison du faubourg Saint-Antoine dont le rebord, rapproché du mur de l'avant-cour, dominait le chemin de ronde qui courait le long de ce mur. Ils mesurent de l'œil l'espace à franchir, prennent leur course, tombent d'un premier élan sur la crête de la muraille, d'un second bond dans le chemin de ronde et de là dans la cour.

L'un d'eux, nommé Tournay, entre dans le corps de garde intérieur pour s'emparer des clefs du pont-levis ; les clefs n'y sont pas, mais un vétéran patriote, Aubin Bonnemère, tend une hache au hardi jeune homme. Tournay, armé de la hache, a le temps de briser les gonds et d'abattre le pont-levis sous les pieds du peuple avant que le feu d'i second rempart refoule le flot des assiégeants. Le vétéran Aubin Bonnemère raide et le dirige dans son irruption ; le peuple inonde en un clin d'œil l'avant-cour et se précipite au second pont-levis pour le franchir. Le pont-levis, immobile, reste levé et infranchissable devant les assiégeants ; des décharges partent simultanément des remparts et de la cour. Chaque parti accuse l'autre d'avoir tiré le premier coup de feu ; comme dans toutes les rencontres civiles, ce premier coup reste un mystère, et le sang retombe à jamais sur les deux causes.

 

XXIII.

La foule, rompue par les premières décharges des remparts, se disperse et s'abrite derrière tous les angles de la cour et du pont-levis ; les cadavres jonchent le sol chaque fois que des tirailleurs plus hardis se montrent pour viser les soldats entre les créneaux. Les fusils du rempart balayent la cour ; les balles du peuple ne frappent que des pierres. Le canon des tours, encore muet, pouvait, en quelques volées, foudroyer un tiers de Paris. Les pompiers des faubourgs et des rues voisines amènent leurs pompes jusqu'au pied du rempart. Ils essayent vainement d'inonder les plates-formes et de mouiller les poudres avec leurs colonnes d'eau lancées sur les tours. La hauteur des tours défie leurs jets d'eau. Ils renoncent à leurs pompes et s'arment de leurs fusils.

Les gardes françaises, les déserteurs des régiments de l'armée de Paris, les vétérans, les invalides, tous les hommes qui ont manié une arme dans la population accourent, revêtent des lambeaux d'uniformes, groupent autour d'eux, du droit de leur expérience, une poignée de cette foule inexpérimentée niais docile. Un ancien officier du régiment de la Reine, nommé Elie, est reconnu pour chef à ses insignes militaires ; hommes, femmes, Français, étrangers, enfants, vieillards, armés ou désarmés, se subordonnent à sa voix. Partout où un soldat de la garnison se découvre sur une tour, dans une embrasure, entre les créneaux, derrière une meurtrière, une grêle de balles rejaillit contre les noirs. Les murs de la tour, couvrant leurs invisibles défenseurs, semblent s'entr'ouvrir et se refermer pour répondre au feu par le feu. Les blessés e4 les mourants animent par des paroles suprêmes les [nases qui les relèvent ; ils leur montrent la liberté conquise derrière ces murailles et les encouragent à les escalader sur leurs cadavres.

Les derniers parlementaires de l'hôtel de ville font en vain des signaux de paix pour demander aux assaillants et aux assiégés l'extinction du feu et un chemin pour arriver au gouverneur. Repoussés par le double leu que les paroles ne peuvent plus éteindre, ils reviennent annoncer leur impuissance au comité permanent.

 

XXIV.

Des quartiers les plus éloignés de Paris, d'innombrables renforts arrivent de minute en minute aux combattants : toutes les professions, tous les métiers, tous les âges veulent donner une goutte de leur sang à ce sacrifice des peuples à la liberté. Un vieillard guide, l'épée à la main, un groupe d'enfants contre des murs. Une balle lui fracasse la main droite ; il relève son épée de la main gauche. Une seconde décharge lui coupe la main. » Je puis marcher encore ! » s'écrie-t-il. « Marchons toujours ! Mes deux fils sont morts en Amérique sous Lafayette en combattant pour la liberté d'un monde ; je veux mourir en combattant comme eux pour la liberté de mon pays ! » et il meurt d'une troisième décharge.

Des blessés, après avoir reçu un premier pansement à l'abri d'une église voisine, reviennent verser le reste de leur sang au pied du pont-levis.

Souberbielle, médecin déjà célèbre par la chaleur d'un patriotisme que quatre-vingts ans ne refroidirent pas, pansait les blessés sur place, et s'écriait, en contemplant leur enthousiasme qui survivait à leur force : « Non, ces hommes d'aujourd'hui ne ressemblent pas aux blessés 'que j'ai pansés à l'hospice le jour du pillage de la manufacture de Réveillon, au faubourg Saint-Antoine : ceux-là mouraient en brigands ; ceux-ci expirent en héros ! On voyait que les premiers combattaient pour la sédition et le pillage, et que les seconds combattent pour la patrie et pour la liberté. »

 

XXV.

Le peuple en masse n'avait encore que des armes blanches et des fusils pour répondre à des canons et à des murailles. Chollet et Giroflée, deux artilleurs, amènent par le boulevard deux pièces de canon enlevées par eux au garde-meuble. Ces pièces, argentées et ciselées, y étaient conservées comme des curiosités de la guerre. Suivis d'une colonne d'assaillants, ils forcent une des portes de l'arsenal, plutôt livrée que défendue par une poignée d'invalides, et s'emparent des munitions et des poudres. Ils -ouvrent un feu plus meurtrier contre le pont-levis. Un homme d'une taille colossale, blanchisseur de la reine, nommé Hullin, devenu depuis général et commandant de Paris, se détache de cette foule obstinée mais impuissante autour des murs ; il vole à la caserne des gardes-françaises, encore indécis, et les provoque au secours de la liberté. Deux jeunes sous-officiers, passionnés pour la révolution naissante, dont l'un fut depuis Hoche, l'autre le maréchal Lefebvre, embrassant, entraînant leurs soldats, les exaltent et les précipitent dans les rangs inexpérimentés du peuple.

A leur voix, le feu, allumé par les assaillants à deux charrettes de paille contre les portes du corps de garde des casernes et des cuisines du gouverneur ouvrant sur la cour, commença à dévorer ces abords. Le canon des tours écrasa les incendiaires sans éteindre l'incendie. Hoche, Lefebvre, Muffin, postent leurs soldats sur les toits des maisons adjacentes, et plongent de là sur les cours intérieures et sur les plates-formes. Un boulet du canon d'argent, pointé par Elie, tue un factionnaire et abat la corniche d'une des tours ; le cadavre et la corniche, en tombant dans l'enceinte, achèvent d'ébranler le cœur des invalides de la garnison. Une scène plus tragique répand l'horreur et la consternation dans leurs *mes. Il faudrait la voiler pour l'honneur du peuple, il faut l'écrire pour sa leçon.

 

XXVI.

Une jeune fille d'une beauté accomplie, d'une tendresse filiale incomparable et d'un courage viril dans un cœur de seize ans, mademoiselle de Monsigny, fille du commandant de l'artillerie de la Bastille, logée dans un quartier voisin, apprend, par le bruit du canon et par la rumeur des rues, que la vie de son père est exposée au feu du peuple. Elle court, les cheveux épars, les vêtements en désordre, les bras tendus, vers la Bastille ; elle traverse la foule, elle pénètre dans la cour, en appelant son père d'une voix étouffée par les sanglots : elle vert mourir avec lui ou l'arracher à la mort !

A son aspect, à ses cris, à sa course à travers le feu et les cadavres, un homme du peuple, chez qui la fureur civile étouffe tout sentiment humain, croit que c'est la fille de M. de Launay qui appelle son père ; il la saisit et la place lâchement entre lui et le feu des meurtrières, pour se couvrir du sein de la fille contre les coups du père. Le feu des meurtrières épargne la jeune fille, mais le canon, chargé à mitraille, renverse derrière elle un groupe d'assaillants. Le fils d'un ces combattants, dont la mitraille venait de frapper à mort le père, égaré par la douleur, demande vengeance à ses compagnons. — « Que le monstre qui nous rend orphelins, » leur dit- il, « cesse le feu, ou qu'il contemple, du haut de ces tours, le bûcher de sa propre fille dévorée sous ses yeux par la flamme ! »

Des forcenés applaudissent à cette sommation à l’œil du père par le martyre de sa fille innocente. On apporte une paillasse au milieu de la cour, on y met le feu, on y trame mademoiselle de Monsigny ; ses cris montent, au-dessus des clameurs de ses bourreaux, vers les remparts.

À ces cris, M. de Monsigny, qui a reconnu la voix de son enfant, descend du sommet d'une des tours, s'élance à découvert au bord du rempart, jette un cri de supplication et de détresse au peuple, joint les mains et va se précipiter sur les baïonnettes et sur les piques. Un coup de fusil part d'une main invisible, une balle lui fracasse la poitrine, il tombe à la renverse entre les bras de ses artilleurs.

La mort du père ne suffit pas aux meurtriers qui martyrisent la fille : ils la retiennent par les pieds et par les mains sur le lit de paille, ils attisent la flamme, qui dévore déjà les bords de sa robe et les boucles de ses cheveux. Un des premiers combattants qui avaient levé le pont-levis à la multitude, Aubin Bonnemère, saisi de pitié et d'indignation, accourt, s'indigne, éteint le feu, supplie, lutte corps à corps avec les bourreaux, arrache enfin la jeune fille évanouie du Milieu des flammes et l'emporte sur ses bras dans une maison voisine du champ de bataille, où la pitié la rappelle à la vie et au désespoir. Puis il revient combattre en soldat à la place où il a refusé d'être assassin.

 

XXVII.

La garnison, si faible en nombre, quoique inabordable dans ses fortifications, se sentait défaillir sous ces rugissements de la multitude. Dans les guerres contre l'étranger pour la patrie, le sentiment patriotique d'une poignée d'hommes contre une armée fait des héros ; dans les guerres civiles, la pression du grand nombre contre le petit nombre fait des lâches. En voyant un peuple contre une poignée d'hommes, on craint de s'être trompé de cause ; le devoir militaire chancelle dans le cœur des soldats, et le sang qu'on verse inutilement et à regret retombe comme un remords sur les combattants. Telle était la situation d'esprit de la garnison et même des officiers dans l'enceinte de la Bastille. Les rumeurs croissantes de la ville montant d'heure en heure avaient plus de masse contre les soldats ; la foule débordant qu'ils apercevaient entre les créneaux et les meurtrières ; accourant de toutes les rues et submergeant ce dernier écueil sous les flots de toute une capitale, les adjurations, les reproches, les provocations à la -défection qu'ils entendaient retentir jusqu'à eux dans les intervalles des décharges, les morts, les blessés tombés sous leur feu emportés en triomphe et aussitôt remplacés par de nouveaux combattants, l'aspect des uniformes de toutes les armes mêlés aux bourgeois et au peuple, les canons qui sapaient leurs murs, le feu, mal éteint, qui commençait à consumer leurs portes, le spectacle de la rage féroce qui avait failli brûler vivante, sous leurs yeux, la fille de leur commandant, enfin le cadavre de leur camarade qui venait de, tomber du haut de la tour de la Liberté dans la cour, et le corps de K. de Monsigny, frappé au cœur du coup mortel au moment où il s'était découvert pour implorer la pitié pour son enfant, toutes ces pensées, toutes ces scènes, toutes ces terreurs avaient glacé le courage des soldats, et leur fidélité, chancelante dans leur Aine, n'était plus protégée que par leurs murailles.

 

XXVIII.

Ils regardaient en vain sur le boulevard, du côté de la barrière du Trône, dans la campagne au-delà de Bercy, si les secours qu'on leur avait promis de l’armée arrivaient au bruit de leurs canons sans échos. Rien ne paraissait à l'horizon, que des renforts de peuple de la ville et des campagnes accourant d'eux-mêmes pour grossir les assaillants. L'armée, immobile en dehors des barrières, se tenait à distance sous ses généraux irrésolus, comme s ; elle Mt redouté l'atmosphère seule de la capitale soulevée. Le jour s'avançait sans que la cour, le maréchal de Broglie, M. de Bezenval eussent osé faire un seul mouvement ou donné seulement un signe de vie et d'assistance à la citadelle abandonnée à ses propres forces. Les quatre-vingt-cinq invalides répartis par le gouverneur aux différents postes de défense ou d'observation dans les tours n'envisageaient pour eux-mêmes qu'une mort d'autant plus cruelle, qu'une lutte déjà prolongée avait accumulé plus de vengeance contre eux dans le peuple. Ils redoutaient pour leurs femmes et pour leurs enfants, logés dans Paris, des martyres pareils à celui qui venait de consterner leurs regards dans l'exécrable supplice de la fille de leur commandant.

Les murmures de leur cœur passèrent sur leurs lèvres ; ils se communiquèrent leurs réflexions, ils ne virent de salut pour eux que dans une prompte et volontaire invocation à la miséricorde du peuple.

 

XXIX.

Ils jetèrent leurs armes et descendirent en tumulte dans la cour du gouverneur pour lui déclarer qu'ils avaient assez fait pour l'honneur, et qu'ils ne tireraient pas un coup de fusil de plus sur leurs frères. Les officiers de l'état-major, qui entouraient M. de Launay, encourageaient tacitement cette défection des vétérans par une attitude et par des gestes de découragement où M. de Launay, ébranlé un moment lui-même, lisait assez la nécessité d'une capitulation. Cependant, le gouverneur, qui répondait plus personnellement au roi et à son honneur du salut de la place, et qui ne pouvait se croire entièrement abandonné par le maréchal de Broglie et par M. de Bezenval, dont il connaissait les forces et les plans militaires contre la capitale, refusa, avec l'énergie de l'honneur et du désespoir, de céder, sans un suprême effort, au découragement de ses soldats.

Les trente-deux soldats suisses sous le commandement de M. de Flue, leur officier, rangés en bataille en face des invalides, restèrent impassibles comme la discipline militaire devant ce premier symptôme de sédition intérieure. M. de Launay avait juré le matin de faire fusiller le premier de ses soldats qui refuserait de tirer sur le peuple. La différence de langue entre ces deux corps de garnison empêchait la contagion du murmure et de la révolte. M. de Launay, dont le feu avait retrempé l'âme au lieu de l’affaiblir, était animé du courage du désespoir. Il ne se dissimulait pas l'irritation de la multitude contre celui qui avait ordonné le feu ; il ne pouvait recevoir dans le combat une mort plus terrible que celle qui l'attendait dans la capitulation. Il voulait du moins mourir en soldat et s'ensevelir sou. ; un honorable tombeau.

Il gourmanda sévèrement l'insubordination ou la lâcheté de ses soldats, et s'échappant tout à coup du groupe tumultueux que les invalides formaient autour de lui, il s'élance dans l'escalier de la tour de la Liberté, saisit une mèche enflammée qui brillait auprès d'un canon abandonné, il monte au magasin des poudres, il somme le factionnaire, nommé Férand, de lui livrer le passage. Le factionnaire, qui voit dans la physionomie exaltée de M. de Launay et dans la mèche qu'il tient à la main la résolution de faire sauter la citadelle, croise la baïonnette contre son général. M. de Launay insiste, lutte corps à corps avec le soldat, qui lui arrache enfin la mèche et l'éteint sous ses pieds.

 

XXX.

Le général désarmé redescend dans la cour, il conjure ses soldats de lui laisser du moins prendre un baril de poudre pour se faire sauter lui-même et ne pas survivre à la honte d'une capitulation sans combat. Le major de Losmes s'interpose entre le gouverneur et les troupes ; il ramène les soldats au respect, le commandant à la réflexion.

« Puisque vous ne voulez pas capituler voile-même, » disaient les invalides à leur général, « laissez-nous traiter nous-mêmes avec le peuple, et livrez-nous un drapeau que nous arborerons sur les tours en signe de paix. — Je ne livrerai point de drapeau, » répond le gouverneur. « — Eh bien, nous arborerons un mouchoir blanc, » répliquèrent les soldats.

À ces mots, ils s'emparent du mouchoir blanc que M. de Launay tenait à la main pour essuyer la sueur du combat. Ils l'arborent au bout d'un fusil, et précédés d'un tambour qui bat la retraite, ils font trois fois le tour des plates-formes en faisant flotter ce signe de reddition aux yeux des assiégeants. Un cri de Victoire ! sort de la foule ; mais le silence de la forteresse encourage les patriotes au lieu de les désarmer.

 

XXXI.

Les gardes-françaises Hoche et Lefebvre, Hullin, un huissier de Paris nommé Maillard, célèbre depuis dans les massacrai de septembre, s'avancent sans obstacle jusqu'au pont-levis de l'intérieur. L'officier suisse, M. de Flue, parlemente avec eux à travers une embrasure du pont-levis. Il demande la vie et les honneurs de la guerre pour la garnison. Les uns accordent tout, les autres refusent ; des coups de feu partis des rangs des assiégeants interrompent ce colloque confus. Les chefs rabattent les fusils ; un moment s'écoule dans l'attente ; enfin on voit une main qui tient un papier à travers une meurtrière ; un homme du peuple apporte une planche étroite ; il la couche sur les deux bords du fossé du pont-levis pour aller recevoir la capitulation de la place. Parvenu au milieu du fossé par ce pont étroit et tremblant, la planche chavire et l'homme tombe écrasé au fond de l'abîme.

Maillard rétablit la communication et traverse le fossé d'un pied plus sûr. IL saisit le papier et le remet à Elie, ce général improvisé du peuple. Elie déplie le papier et lit à haute voix à ceux qui l'entourent :

« Si vous n'acceptez pas la capitulation, » disait le message au nom de la garnison, « nous avons vingt milliers de poudre, et nous faisons sauter le quartier avec la garnison. »

Nous l'acceptons ! » crie Elie. « Non ! non1 » répondent en l'interrompant les plus implacables dans les rangs du peuple.

Pendant cette mêlée de gestes et de voix, des canonniers trament leurs pièces jusqu'au rebord du fossé en face du pont-levis, pour briser les chaînes sous leurs boulets ; deux sous-officiers d'invalides de la garnison préviennent la décharge en abaissant eux-mêmes le pont et en livrant l'entrée au peuple.

Avant que la planche du pont-levis ait touché le rebord du fossé, Élie, Hullin, Maillard, Hoche, La Reynie, suivis d'un torrent de combattants, s'y élancent et se précipitent dans la cour du Gouvernement. Les flammes de l'incendie éclairaient les visages consternés des officiers et des Suisses. Un cri de victoire sort du groupe des vainqueurs, et, répété de foule en foule dans tout Paris, annonce le premier triomphe de la Révolution armée sur la cour.

 

XXXII.

L'impatience d'entrer dans cette conquête est telle, que les deux pont-levis, engorgés, ne peuvent suffire à la foule, et que les derniers rangs précipitent les premiers rangs dans les fossés. IL était cinq heures quarante minutes du soir. Des citoyens, superstitieux au temps, regardent l'heure à leurs montres et arrêtent l'aiguille sur la minute pour y marquer l'heure de la liberté de la France.

Les combattants avaient fait leur œuvre ; celle des assassins allait commencer. Dans les révolutions civiques où la multitude est debout, l'héroïsme et le crime se disputent ainsi les pages de l'histoire pour illustrer ou pour déshonorer les nations.

Les premiers combattants étaient entrés dans la cour avec des visages amis et des gestes de paix. Les braves ne connaissent plus d'ennemis dans leurs concitoyens désarmés. Élie, Hoche, Lefebvre, La Reynie, ne cherchaient que des vaincus à protéger et des victimes à couvrir de leur popularité récente. Les gardes-françaises et les canonniers ne voyaient que des soldats malheureux dans les vétérans et dans les Suisses. Mais la foule, qui débordait derrière eux et qui peu à peu inondait les cours et les escaliers de l'édifice, ne cherchait déjà que des victimes à sacrifier aux victimes que cette prison avait suppliciées dans d'autres temps, et aux cadavres de ses frères d'armes frappés par les décharges de la forteresse.

 

XXXIII.

Les invalides, qui avaient ouvert la place, espéraient recueillir le prix de leur défection. Rangés à droite de la cour, adossés aux murs, leurs armes en faisceaux devant eux, ils battaient des mains au triomphe du peuple, qui demandait déjà leur sang.

Les Suisses, dans une attitude plus mêle et plus sombre, les mains et les visages noircis par la poudre du combat qu'ils avaient seuls prolongé, n'affectaient pas la joie à contre-sens des invalides : ils baissaient les yeux et subissaient dignement le sort des combats. Le peuple les regardait à distance comme des ennemis mal désarmés. « Qu'ils meurent ! » s'écrièrent quelques voix sinistres. « Non, qu'ils vivent ! qu'ils attestent la magnanimité du peuple ! » répondirent Hoche, Hulin, Lefebvre. « Que le sang de ces misérables stipendiés de toutes les cours ne souille pas nos pavés, qu'on les dépouille de leurs habits, qu'on retourne sur leurs épaules l'uniforme qu'ils avilissent en vendant leurs services pour de l'or, et qu'on les promène dans la ville en dérision de leur impuissance à nous donner des fers ! »

A ces mots, où l'humanité se déguisait sous le mépris, on retourne les uniformes sur les épaules de ces soldats et on les renvoie libres. La foule, en les voyant sans aimes, sans coiffures et revêtus d'ignobles sarreaux de toile, doublure de leurs habits, les prend pour des prisonniers militaires délivrés des cachots de l'édifice et les laisse impunément se perdre dans les rues voisines ; un seul d'entre eux, ayant espéré se confondre parmi les assiégeants, est reconnu et immolé dans la cour. Le factionnaire invalide qui avait arraché la mèche des mains de M. de Launay, prêt à faire sauter la ville, est immolé un instant après sur le cadavre du Suisse, et sa main coupée, qui avait sauvé le faubourg, est promenée la première dans ce faubourg par l'erreur de ses assassins : Les gardes-françaises protègent le reste des invalides et des Suisses, et leur font traverser les cours comme à des amnistiés du peuple. La rage de la multitude se tournait contre les officiers et demandait qu'on lui désignât surtout le gouverneur à ses coups.

 

XXXIV.

De Launay ! de Launay ! répétaient en rugissant des hommes implacables. Les premiers combattants qui s'interposaient entre le groupe des officiers et la multitude affectent d'ignorer où s'était réfugié le gouverneur. Un doigt levé dans la foule le désigne aux assassins ; une meute d'hommes se précipite sur de Launay. L'infortuné gouverneur, prévoyant le supplice :lai l'attendait, tire un poignard de son habit et en dirige la pointe sur son cœur ; la main d'un grenadier des gardes françaises lui envie cette mort volontaire ; le grenadier ensanglante ses doigts en détournant et en arrachant l'arme de M. de Launay. Mille bras se lèvent pour le frapper. Muffin, dont la stature était un rempart et dont le nom était une sauvegarde, s'empare du gouverneur d'un côté, pendant qu'un autre chef des combattants, nommé Cholet, le saisissait et le couvrait de l'autre. Élie et un groupe de ses plus généreux soldats font à M. de Launay un rempart de leurs corps et le conduisent, en parant les coups de pique qu'on lui porte, jusqu'au dernier pont-levis. Là, les protecteurs du prisonnier sont assaillis par une masse irrésistible qui les refoule et les écrase. La main d'un homme du peuple arrive jusqu'à la tête du gouverneur, le frappe au visage et lui arrache une poignée de cheveux. Launay jette un cri de honte et de douleur. « Est-ce là, » dit-il à Hullin et à Cholet, « ce que vous m'aviez promis ? »

Hullin le rassure, appelle à lui l'huissier Maillard, un grenadier, deux combattants de la journée, Lépine et Legris, et quelques autres de ses compagnons d'armes. On reforme une escorte au prisonnier pour le conduire en sûreté à travers tant de périls à l'hôtel de ville. Élie marche à la tête du groupe, élevant à la pointe de son épée le papier qui atteste à la fois la capitulation et la victoire. La multitude, moins compacte, s'ouvre pour laisser passer les vainqueurs et le vaincu.

 

XXXV.

Pendant cette marche tragique du gouverneur entre ses défenseurs et ses assassins, la foule, cherchant au hasard des coupables ou des victimes, s'emparait de tous les autres officiers de la Bastille que l'uniforme ou les décorations désignaient à sa colère. L'aide-major, M. de Méray ; le lieutenant de la compagnie d'invalides, M. Person ; un officier de même grade nommé Caron, et enfin le major de la place, de Losmes, vieillard adoré des prisonniers et des soldats pour son humanité, tombent ainsi entre les mains des différents groupes, qui déchirent leurs habits en se disputant leur conquête. Les plus altérés de vengeance allaient immoler ces officiers sur place, quand une réflexion soudaine, soufflée à la multitude par un homme de bien, lui fait lâcher sa proie et le précipite tout entier dans un autre courant d'idées.

« Eh quoi ! » s'écrie une voix, « votre première pensée est à la vengeance, quand elle devrait être à l'humanité ? Vous songez à faire de ces instruments passifs du despotisme de nouvelles victimes, au lieu de penser à délivrer celles de la tyrannie ! »

« Aux cachots ! aux cachots ? » répète la foule en se précipitant aux portes des tours et en s'engouffrant dans les escaliers qui montent ou qui descendent aux étages ou aux souterrains de l'édifice. Pendant cette heureuse diversion, le major de Losmes et les officiers, abandonnés aux mains qui les protègent, fendent impunément cette mer d'hommes et marchent vers l'hôtel de ville sur les pas de M. de Launay.

 

XXXVI.

En ce moment, les mystères de cette prison d'Etat sont déchirés, les verrous brisés, les guichets enfoncés, les cachots et les souterrains sondés depuis les sommets des tours jusqu'aux fondations de l'édifice. On se montre du doigt des anneaux de fer et les tronçons de chaînes rouillés sur les dalles, qui n'avaient rendu les membres des victimes qu'à la torture, au supplice ou à la mort. On lit sur les pierres des cachots les noms, les dates, les gémissements, les invocations solitaires des détenus, qui n'avaient laissé qu'à ces pages lapidaires la trace de leur existence et les protestations de leur mort. On s'étonne de trouver presque toutes ces prisons vides ; on court d'escalier en escalier ; on s'enfonce dans des souterrains plus secrets pour faire éclater le cri de délivrance et pour faire pénétrer un rayon de jour libre dans des yeux privés de la lumière du ciel ; on arrache les serrures des portes ; on en emporte les énormes clefs ; on arrache les lourds battants de leurs gonds ; on les porte en trophée dans les cours ; on force les archives ; on lit les écrous ; on disperse au vent, on re- cueille ensuite ces pages où la police, l'arbitraire, la peur ou la vengeance des ministres, des maîtresse), des favoris avaient enregistré eux-mêmes, pour le jour des réparations, les crimes secrets du pouvoir absolu ; on croit, à chaque porte enfoncée par la hache du peuple, voir sortir les fantômes vivants de ces iniquités des trônes.

 

XXXVII.

La Bastille, depuis longtemps inutile par la douceur d'âme de Louis XVI et par l'humanité de ses ministres, trompa tous ces sinistres pressentiments de la multitude. Les cachots, les souterrains, les carcans, les chaînes, n'étaient plus que des vestiges surannés de mystères, de tortures et de sépultures qui n'enfermaient que des souvenirs et des terreurs. Ces voûtes ne rendirent à la lumière que trois vieillards, enfermés pour des causes secrètes, mais légitimes, que l'intérêt de famille avait réussi à soustraire aux tribunaux. Les deux premiers, Tavernier et de Withe, étaient privés de l'usage de leur raison.

Ils s'étonnèrent de revoir la lumière, et leur irrémédiable égarement les fit renfermer à Charenton, hospice des insensés, peu de jours après avoir respiré l'air et la liberté. Le troisième était le comte de Solages, jeté depuis trente-deux ans dans cette prison sur la requête de son père, et qui, rendu à la liberté et à la ville de Toulouse, sa patrie, ne fut reconnu par personne et mourut dans l'indigence, énigme d'innocence ou de crime pour lui-même et pour ses concitoyens.

Quatre autres prisonniers, enfermés depuis deux ans pour des causes purement civiles, étaient accusés d'avoir fabriqué de fausses lettres de change. Ils avaient été arrêtés en Hollande à la requête des banquiers dont ils avaient usurpé les noms. Une commission, nommée par le roi, avait été chargée de statuer sur leur cause.

Mais tout ce qui portait l'empreinte du régime absolu était innocent aux yeux du préjugé populaire. Ces sept prisonniers, transformés en victimes, délivrés, embrassés, couronnés, portés en triomphe sur les bras de leurs libérateurs comme une dépouille vivante enlevée à la tyrannie, furent promenés dans les rues et vengés par les applaudissements et par les larmes du peuple.

L'ivresse des vainqueurs s'acharna aux pierres du monument, et les créneaux, arrachés de la cime des tours, commencèrent à tomber sous leurs mains dans fossés.

 

XXXVIII.

L'avidité des yeux et des cœurs, pour jouir de plus près du spectacle de la victoire du peuple, avait éclairci heureusement la foule dans la rue Saint-Antoine. Les braves combattants qui escortaient M. de Launay, le major de Losmes et les officiers des invalides, approchaient déjà de la place de Grève et se félicitaient de remettre bientôt leurs prisonniers en sûreté entre les mains du comité permanent. Ces prisonniers et leur escorte formaient trois cortèges à quelque distance les uns des autres, séparés par les floL3 de curieux qui les suivaient. Soit que la présence des vainqueurs, marchant en tête du premier et du second cortège devant M. de Launay et devant le major de Losmes, imposât davantage aux assassins ; soit que la fureur populaire, d'abord étonnée, n'eût pas eu le temps de s'exalter encore jusqu'au crime ; soit que le dernier cortège traînât après lui, comme dans les foules, une lie plus immonde et plus féroce à sa suite, le massacre commença par les trois officiers des invalides qui marchaient les derniers sous l'escorte de quelques généreux citoyens. Le lieutenant Caron, percé de quatre coups de pique à travers les bras levés de ses défenseurs, tombe dans son sang au seuil de la cour. Sa chute semble changer en pitié soudaine la rage de ses meurtriers. Les mêmes bras qui l'avaient abattu le relèvent et le portent mourant à un hospice voisin où il guérit de ses blessures.

M. de Méray, renversé et immolé au coin de la rue des Tournelles, livra le premier cadavre à la meute d'égorgeurs qui le suivait depuis le boulevard. Le lieutenant Person, couvert jusque-là par l'intrépidité de son escorte, lui fut arraché par un flot soudain de peuple sur le port aux Blés. Il traça de son sang cette station lugubre vers la place de Grève.

 

XXXIX.

Ce sang impunément répandu, ces deux cadavres livrés à la féroce dérision des enfants et des femmes, la vue des prisonniers délivrés des cachots étalés en témoignage de triomphe, ces vêtements sordides, ces visages pâlis dans l'ombre, ces yeux égarés, ces cheveux blanchis par la captivité, ces longues barbes, ces gestes incohérents des victimes, ces gonds, ces carcans, ces chaînes, ces faisceaux de clefs, montrés comme des provocations à la vengeance : enfin, les blessés et les morts de la cause du peuple traversant un à un la foule sur les brancards teints de sang, avaient accumulé peu à peu une masse plus nombreuse et plus inexorable à l'entrée de la place de l'Hôtel-de-Ville.

Cette ruasse frémissait de se voir enlever sa proie si M. de Launay, coupable à ses yeux de tout ce crime, parvenait vivant jusqu'au seuil de l’édifice. Sa faible escorte ne fondait qu'avec des efforts perpétuellement renouvelés l'émeute renaissante devant elle et autour d'elle. Les bras de ses protecteurs ne suffisaient pas à écarter les piques, les broches, les épées dirigées de toutes parts sur la tête du gouverneur.

En débouchant sur la place, un de ses défenseurs. Cholet, tomba d'inanition dans la rue, épuisé par neuf heures de combat, par la faim et par l'émotion de la route. Le grenadier Arné prit sa place et préserva M. de Launay d'un côté, pendant qu'Hullin le préservait de l'autre. Maillard, humain ce jour-là, et M. de Lépine marchaient derrière lui ; Élie lui ouvrait le passage. Ce petit groupe, rassemblant ses forces pour un dernier effort, fend l'épaisseur de ces masses et touche aux premières marches de l'hôtel de ville ; mais une crosse Je fusil, dardée par un bras invisible sur la nuque de M. Lépine, le renverse étourdi du coup sur le pavé.

Hullin, limé, Maillard, Élie, se multiplient pour couvrir le corps de leur prisonnier et pour lui rouvrir l'accès du palais. Muffin, dans la lutte, heurte du pied un monceau de pavés et tombe ; Maillard. s'efforce de le relever et mitraille dans sa chute Arné et Élie, qui, séparés à l'instant de M. de Launay par un reflux de l'émeute, tendent en vain leurs bras pour l'arracher aux assassins. Launay, pressé, saisi, déchiré par eux, l’implore feus de ses ennemis qu'une mort prompte « Ah ! mes amis, » s'écrie-t-il en s'affaissant sous leurs mains, « tuez-moi ! tuez-moi sur-le-champ, ne me laites pas languir : C'est la seule pitié que je vous. Demande ! »

Un groupe forcené s'agenouille et s'agite convulsivement sur son corps Ces meurtriers ne se relèvent qu'en élevant sa tête coupée au bout d'une pique.

 

XL.

Telle fut la mort de M. de Launay, abandonné par la cour, oublié par les généraux, livré à lui-même par une armée de cinquante mille hommes qui entendait depuis neuf heures le canon de sa détresse, trahi par sa garnison. Victime de l'honneur, mais fidèle à lui-même et au roi, il ne rendit qu'avec le dernier soupir l'épée qui lui avait été confiée par son maître. La cour, l'armée, les royalistes, le peuple, ont rejeté odieusement sur lui leur imprévoyance, leur lâcheté, leur sang.

L'histoire n'écarte pas ainsi la responsabilité de la tête des vrais coupables pour inculper le seul innocent : il fit son devoir sans hésitation, il combattit sans espérance, il mourut sans faiblesse. Sa faute fut celle de la cour, du maréchal de Broglie et de M. de Bezenval, qui n'avaient su ni le secourir ni le relever de son poste, et qui le forcèrent ainsi à verser inutilement le sang du peuple pour défendre des murs vides dont la possession n'importait plus à personne, et dont la reddition devait être le trophée de la victoire et de la liberté !

 

XLI

A peine la tête sanglante de M. de Launay flottait-elle au bout de la pique au-dessus de la foule, que le major de Losmes, arrivé devant l'arcade Saint-Jean, passage voûté qui traversait alors l'hôtel de ville, fut assailli par un autre groupe, pris, repris, disputé, déchiré entre ses défenseurs et ses assassins. Mille coups parés par quelques bras étendus sur lui pleuvaient sur sa tête blanchie par la vieillesse et sur ses mains désarmées. Au bruit de cette nouvelle lutte entre les égorgeurs et les victimes, un jeune homme, arrivé la veille à Paris et que le courant populaire avait entraîné par curiosité sur la place de Grève, reconnaît le major de la Bastille, jette un cri, tend les bras, fend le cercle des assaillants.

« Arrêtez ! arrêtez ! » s'écrie-t-il en couvrant de son corps le corps du vieillard. « Vous allez tuer le plus humain des hommes ! J'ai été cinq ans son prisonnier, je dois la vie à son humanité, la liberté à son intercession ! Il fut mon consolateur, mon ami, mon père ! Ennemi du despotisme, victime moi-même de la police, torturé pendant de longues années dans ces cachots que votre courage vient d'ouvrir, je ne suis pas suspect de partialité pour un bourreau ; mais la justice et la reconnaissance sont des vertus de la liberté. Croyez-en mon nom, croyez-en mes exils et mes cachots, croyez-en la force de la vérité qui m'inspire le courage de vous présenter ma poitrine pour recevoir les coups dirigés sur cet honnête homme ! Sauvez au prix de ma propre vie la vie du plus compatissant des humains ! » -

Le jeune homme qui parlait ainsi, avec cet accent de la vérité passionnée qui porte par l'émotion la conviction dans les âmes, était le marquis de Pelleport, gentilhomme d'une race illustre, mais déchu de la fortune, dans le midi de la France. Jeté comme Mirabeau par le besoin dans l'intrigue et par son esprit dans la société des pamphlétaires scandaleux réfugiés en Hollande et à Londres, Pelleport avait été, avec Morande et avec Brissot de Warville, un des libellistes les plus acharnés contre la cour. Saisi par la police, dans une de ses apparitions secrètes à Paris, il avait expié, par une longue captivité à la Bastille et ailleurs, les égarements de sa jeunesse ; mais l'honnêteté de son cœur avait prévalu sur les immoralités de son esprit ; il avait trouvé un ami dans son geôlier le major de Losmes ; le hasard lui offrait l'occasion de rendre vie pour vie à celui qui l'avait sauvé du désespoir et du suicide.

 

XLII.

Mais le vieillard, résigné à son sort, n'acceptait pas ce sacrifice. « Qu'allez-vous faire, jeune homme ? » disait-il au marquis de Pelleport, en cherchant à se délier de ses bras et à écarter son sauveur pour s'offrir seul aux coups de ses assassins. « Éloignez-vous ! laissez-moi mourir ; vous vous perdrez sans me sauver. Il faut du sang à ces cannibales ; qu'ils prennent le » mien, je le leur donne. — Non ! non ! » répondit le généreux jeune homme en s'obstinant au salut de son ami ; « non ! je vous défendrai contre tout un peuple ou nous périrons ensemble ! »

Cette lutte de dévouement commençait à émouvoir les groupes les plus rapprochés des deux amis qui pouvaient entendre la voix de Pelleport. De Losmes paraissait sauvé, quand un assassin, plus éloigné ou plus altéré de meurtre, élève sa hache derrière le major et lui emporte, d'un coup mal asséné, une large entaille de chair sur la nuque. À ce coup, à ce sang, un ami de Pelleport, le chevalier de Jean, s'élance à son tour au secours de la victime. Les deux jeunes gens arrachent deux baïonnettes aux fusils des assassins, les brandissent d'un bras désespéré et tracent un moment un cercle infranchissable autour du major. Mais atteints bientôt eux-mêmes par le fer des piques, succombant sous le nombre, arrachés tout sanglants du corps du vieillard, ils roulent évanouis et foulés aux pieds sur la première marche de l'arcade. De Losmes tend le cou aux sabres de ses égorgeurs, et sa tête vénérable, enroulée dans ses cheveux blancs, saigne à côté de celle du gouverneur, sous les voûtes du grand escalier.

Élie, rougissant de ces forfaits, veut abattre de son épée ces hideux trophées qui l'humilient de sa victoire. La multitude rit de ses efforts, raille son scrupule, le désarme, et, l'enlevant dans des bras enlacés, entouré de lauriers, de faisceaux d'armes, de drapeaux, de symboles brisés de la servitude, le porte en triomphe dans la salle du comité permanent, où elle le dépose, comme le dictateur populaire de la journée, sur une estrade élevée qui domine le conseil des délégués des districts.

 

XLIII.

Le conseil, à qui cette multitude teinte de sang apportait autant de terreur que d'hommage, tremblait déjà devant sa victoire. Mille voix irritées sortent de la masse, lui reprochent le sang du peuple, du peuple désarmé, livré par l'imprévoyance ou pir la trahison de M. de Flesselles. Mille rumeurs, vraies ou fausses, mêlaient le nom de cet administrateur équivoque aux malheurs de la journée et au complot prétendu de la cour. On affirmait que des intrigues secrètes n'avaient pas cessé d'exister depuis ces deux jours entre M. de Flesselles et le gouverneur de la Bastille. On colportait des copies d'un prétendu billet de M. de Flesselles au gouverneur, témoignage de la perfidie du prévôt des marchands. « Tenez bon ! » disait ce billet au gouverneur assiégé, « pendant que j'amuse les Parisiens avec des serments et des cocardes. » Le peuple, pour qui les rumeurs sont des preuves, méditait la vengeance avant d'avoir constaté le crime. On se montrait du doigt M. de Flesselles au milieu de ses collègues comme une victime marquée pour le meurtre, mais qu'on n'osait pas encore arracher du sein de ses collègues. Quelques hommes du peuple, plus animés et plus irrespectueux que les autres, le regardaient déjà au visage d'un œil scrutateur, élevaient son nom plus haut dans leurs murmures, et posant le poing sur la table du conseil, repoussaient la table dédaigneusement sur lui, comme pour lui signifier de quitter son siège et de purifier de sa présence les délégués du peuple. Flesselles, ainsi interpellé par ces outrages tacites, lisait ses périls dans les physionomies sombres des uns, dans l'insolence des autres ; il cherchait de l'œil un protecteur dans rassemblée ou dans les spectateurs. Rester, c'était affronter le peuple ; sortir, c'était entraîner la mort sur ses pas. Immobile, troublé et pâle, mais conservant le sang-froid des traits dans l'agonie de l'âme, il cherchait de l'œil un sauveur. Il crut que la Providence le lui envoyait.

 

XLIV.

Le marquis de Lasalle, brave et loyal officier que Flesselles lui-même avait nommé la veille commandant général de la milice civique de Paris, rentrait ne ce moment de la Bastille à la tête des gardes-françaises et des prisonniers faits par le peuple après l'assaut. Lasalle, populaire par cette fraternisation militaire avec les vainqueurs, apportait les clefs de la forteresse au conseil.

Peuple, prisonniers, soldats, vainqueurs, vaincus inondaient l'hôtel de ville à sa suite. Il déposa les clefs sur la table aux applaudissements du conseil. Après lui, les députations des vainqueurs apportent les drapeaux, les registres de la Bastille, l'argenterie, la vaisselle plate, l'or, les bijoux, la montre du gouverneur, et présentent tes dépouilles à Elie, qui les refuse avec indignation.

« J'ai combattu pour un autre prix, » dit-il, « la liberté de mon pays ! Ce que je vous demande, c'est la vie des prisonniers, dont le sang déshonorerait notre cause. »

Lasalle s'associe aux généreuses supplications d'Elie en faveur des prisonniers, que le peuple traînait déjà pour massacrer hors de l'enceinte. Il parvint à les faire entrer dans une pièce voisine appelée le salon de la Reine, pour que leur présence ne provoquât plus la vengeance. Mais à peine la porte du salon de la Reine était-elle refermée sur les prisonniers, qu'une nouvelle invasion de la foule enfonce cette porte et que les meurtriers, arrachant deux invalides aux mains du commandant, les traînent par leurs habits en bas des escaliers et les pendent au réverbère de la place de Grève.

 

XLV.

L’entrée dans la salle et l'ascendant du commandant général avaient fait diversion à l'attention menaçante dirigée sur M. de Flesselles. Le prévôt des marchands se croyait plus en sécurité sous l’épée du chef de la milice civique et sous les baïonnettes des gardes-françaises entré avec lui ; mais sa présence suspecte enlevait toute autorité et tout respect au conseil. Un des bourreaux de M. de Launay eut l’audace d’apporter sur la table une boucle d’argent, teinte du sang du gouverneur ; enlevée à son cadre. Le conseil ne put dissimuler un mouvement d'horreur. « C'est moi qui lui ai coupé la tête, » dit insolemment l’assassin en dirigeant Flesselles un regard présage d’un second crime. « Il est temps que le peuple en finisse avec tous les traîtres ! »

Cette allusion menaçante aux traitres fait éclater mille voix dans la salle ; on demande compte à Flesselles de son immobilité, de ses armes promises et refusées, du sang du peuple sacrifié et peut-être vendu par lui et la cour. Flesselles, interpellé ainsi, ne peut plus affecter le silence ; il espère laisser derrière lui les soupçons et la colère de ses ennemis en se désistant de ses fonctions et ne se retirant du conseil, « Puisque je suis suspect à mes citoyens, » dit-il avec une résignation tardive, « il est indispensable que je sorte du comité. »

A ces mots, il veut descendre de l'estrade. Quelques-uns de ses collègues s'efforcent de le retenir, en lui montrant le danger de se dépouiller lui-même de l'inviolabilité qui le couvre encore, et de traverser, sous une rumeur pareille, l'océan d'hommes qui inonde les escaliers, les cours, la place déjà teinte de meurtres. A ces conseils, Flesselles semble hésiter et prêt à se rasseoir. « Vous serez responsable, monsieur, des massacres qui vont arriver, » lui dit à haute voix M. de la Poize, un de ses collègues, pour motiver par une rudesse feinte pour Flesselles la nécessité de rester à son poste. « Vous n'avez pas remis encore les clefs des magasins de la ville. Où sont les armes et les canons ? »

Flesselles, sans comprendre et sans répondre, tire les clefs de ses poches et les remet à son collègue ; la foule, impatiente de cette hésitation, lui ordonne de descendre, le salue à son premier pas hors de l'estrade du nom de traître, de valet de la cour, de complice de de Launay ; ses ennemis, pour le soustraire à la protection du commandant général et des gardes-françaises, demandent à grands cris qu'il vienne se justifier au Palais-Royal.

« Eh bien, messieurs, » balbutie d'une voix anéantie la victime en pressentant son sort dans cette assignation à distance, « allons au Palais-Royal. »

Il marche, on le suit ; arrivé sur .la place, une bande confuse lui fait un menaçant cortége ; on s'éloigne assez pour qu'aucune protection de ses collègues ne puisse s'opposer à son supplice ; mais au coin de la place de Grève et du quai Lepelletier, un coup de feu tiré à bout portant derrière sa tête l'étend sans vie aux pieds de ses assassins.

Flesselles, accusé par l'opinion d'avoir prêté sa conscience aux persécutions des ministres contre la Chalotais, magistrat populaire, mourait sous la double renommée de complaisant de la cour et de magistrat perfide à la cause du peuple dans une insurrection qu'il n'avait osé ni avouer ni combattre. Son billet à de Launay était une de ces calomnies mortelles construites pour ameuter la masse ignorante contre une victime qu'on médite de livrer au couteau.

Son intelligence avec les ministres et les généraux qui menaçaient la capitale était la veille encore, non le crime, mais le devoir de ses fonctions. L'apaisement des troubles de Paris était une des responsabilités de sa place. Sa seule faute fut de rester de sa personne avec les factieux quand son cœur était avec le roi. IL devait ou refuser ouvertement son concours à l'insurrection, ou se déclarer franchement le magistrat complice de Paris. Les doubles rôles jettent toujours l'ambiguïté et les ténèbres sur le caractère des hommes publics dans les révolutions. La calomnie ou la mort se cachent facilement dans ces ombres. La vie ou la renommée y courent des dangers égaux. On vit équivoque, on meurt suspect ; Saris que Iii postérité sache pour laquelle des causes on a donné son dernier soupir.

 

XLVI.

Le conseil permanent frémit en entendant le coup de feu qui venait de tuer Flesselles. Une émotion momentanée saisit les masses qui venaient de vair descendre plein de vie le maire de Paris. Hoche et Elie profitent de cette émotion passagère pour obtenir du peuple la grâce des invalides qui vivaient encore et celle d'une vingtaine d'enfants de troupe attachés au régiment suisse de la Bastille ; revêtus de l'uniforme de ce régiment ; odieux à l'œil dei Parisiens : Ces enfants avaient été conduits prisonniers avec les invalides dans là salie du conseil, Ils se cachaient accroupis derrière les rangs des soldats, reçurent leur pardon de la pitié de la foule ; et prêtèrent en pleurant le serment de fidélité à la nation.

Cet acte de compassion populaire attendrit les limes, désarma les bras ; la capitale victorieuse rentra avec la nuit dans le calme imposant de sa force et dans le sentiment de son premier triomphe. Le 14 juillet devint la date de la révolution consommée. L'Assemblée était vengée, le roi désarmé, la nation debout.

Au premier pas que la cour avait tenté pour revenir en arrière, elle avait trouvé la nation entière entre elle et ses pensées de retour aux vieilles institutions. Le roi en avait fait assez pour insurger sa capitale, pas assez pour la vaincre. La Bastille, dont les vainqueurs de la journée, le peuple, les gardes-françaises, le faubourg Saint-Antoine se disputaient déjà l'occupation et qu'on allait démolir bientôt, resta au pouvoir de Santerre. Les officiers de la garde civique envoyés par le comité de l'hôtel de ville, les gardes-françaises et le bataillon du faubourg Saint-Antoine se disputèrent dans la soirée l'honneur de remplacer la garnison de la Bastille et de garder ses remparts. Elle resta à Santerre, qui commandait le bataillon Saint-Antoine ; illuminée comme tout Paris pendant cette nuit de triomphe, on allait bientôt la démolir et s'en disputer les débris comme des reliques de liberté et de gloire, afin d'effacer du sol même de la capitale le dernier vestige de la terreur et de la servitude. Ses ruines devinrent le monument de la Révolution.