HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME PREMIER

 

LIVRE QUATRIÈME.

 

 

I.

Le cri Aux armes ! le tocsin sonnant dans tous les clochers, le bruit des boutiques d'armuriers dont on enfonçait les portes à coups de hache, le pas des citoyens courant à leur district, les murmures de la multitude qui cherchait des armes et des chefs, les exclamations des rassemblements à la voix des orateurs, les coups de fusil d'alarme éclatant par intervalles, ne laissèrent aucun sommeil à la capitale pendant la nuit du 12 au 13 juillet. Les rues, spontanément illuminées pour éclairer la veille du peuple, et l'incendie des barrières, rougissaient avant l'aurore l'horizon. Cette nuit n'avait pas été perdue en stériles agitations par les chefs improvisés de la multitude. Un pouvoir dictatorial et régulier, quoique illégal et confus, s'était institué dès la chute du jour à l'hôtel de ville. Les électeurs, se substituant d'urgence à toute autorité royale ou municipale, avaient été plutôt portés qu'admis par le peuple dans la salle du conseil, pour y sanctionner l'insurrection et pour imprimer aux mouvements désordonnés de la panique l'ordre et l'unité d'une pensée commune. A peine réunis en nombre suffisant pour une apparence de délibération, les électeurs désignèrent pour former un comité permanent les hommes les plus populaires, les plus actifs et les plus dévoués parmi ceux que désignait la clameur publique. Ils ordonnèrent la convocation nocturne de soixante districts, sorte de municipalités secondaires et délibérantes des soixante quartiers de la capitale. Les électeurs avaient appelé à leur poste en même temps le prévôt des marchands et les échevins de Paris, magistrats municipaux qui représentaient à peu près alors le maire, les adjoints et la police de la ville. Ces magistrats avaient cédé, aux demandes tumultueuses du peuple, toutes les armes que renfermait l'hôtel de ville, et autorisé les citoyens à se faire ouvrir tous les arsenaux où l'on espérait en trouver, pour armer une milice bourgeoise composée de tous les hommes capables de défendre l'ordre et la liberté contre les attentats du brigandage ou contre les agressions du despotisme. Cette force publique, sortie tout armée d'une nuit d'angoisse et d'un cri public, devait être composée de quarante-huit mille soldats, divisés en seize légions. Le comité permanent des électeurs devait nommer le commandant général de cette armée civique. La nomination des officiers était réservée aux soixante districts. Dès l'aube du jour, les citoyens armés se portaient en foule à leur district pour se faire inscrire au nombre de ces soldats de.la nation. L'imminence de l'anarchie, la crainte du pillage, les mouvements désordonnés de la multitude à la merci d'elle-même, évoquaient assez une force capable de sauver les foyers. de Paris.

 

II.

Des bandes d'hommes sans domicile, inconnus à Paris, accourus depuis quelques semaines par différentes routes dans la capitale, soit à l'appât des troubles qu'on y présageait, soit à la solde des machinateurs occultes -des séditions, avaient apparu quelques semaines auparavant dans le faubourg Saint-Antoine, à l'assaut et au pillage de la manufacture Reveillon. Fusillées et dispersées par les gardes françaises, ces bandes avaient paru réabsorbées depuis ce jour par la population flottante de Paris. Mais dans la nuit du 12 au 13 juillet, pendant que la milice bourgeoise, à peine créée à l'hôtel de ville, n'existait encore qu'en idée, une colonne de ces brigands, terreur des faubourgs eux-mêmes, s'était formée en silence dans les terrains vagues en dehors de la barrière et s'était tout à coup précipitée sur la ville.

Leurs armes, leurs costumes, leurs visages, leurs cris avaient semé l'horreur dans le peuple. C'étaient la barbarie et le crime cherchant à profiter du tumulte et de la confusion d'une lutte civile pour spolier et ensanglanter les foyers des citoyens. Des criminels, libérés ou évadés des bagnes, en secrète intelligence avec leurs complices enfermés dans les prisons de Paris, guidaient évidemment ces bandes_ Elles descendirent comme un torrent des hauteurs de Paris d'abord sur le couvent des Lazaristes, qui possédaient un vaste domaine rural dans l'intérieur de la ville ; elles enfoncèrent les portes, pillèrent les grains accumulés dans les greniers, brisèrent les meubles, jetèrent les débris par les fenêtres, forcèrent les caves et s'enivrèrent de vin. Acharnés à leur proie et assouvis d'ivresse, on ne put les disperser qu'en incendiant l'édifice où ils cuvaient leur débauche.

Le vrai peuple, accouru enfin au bruit de ces dévastations, rougit d'être souillé par cette lie de tous les peuples et fusilla, sans autre jugement que leur présence dans cet attroupement et leurs visages, un grand nombre de ces vagabonds sur la place. On conduisit le reste à la prison du Châtelet. La prison se trouvant trop étroite pour les contenir, on pendit les autres sur le seuil de la prison ; les prisonniers du Châtelet, profitant de cette anarchie et forçant les premiers guichets, dépavèrent leur cour pour combattre les soldats qui les gardaient et forcer leurs portes. Ils allaient s'échapper, quand le peuple, appelé au secours par les geôliers et jaloux de séparer sa cause de celle du crime, entra dans les cours, fit feu sur les révoltés, couvrit le sol de leurs cadavres et refoula le reste dans leurs cachots.

Quelques attroupements, qui menaçaient l'hôtel du baron de Breteuil et le palais Bourbon, demeure du prince de Condé, comme des dépouilles d'ennemis avérés de la révolution, se dissipèrent d'eux-mêmes à la voix de quelques généreux citoyens. Un seul de ces attroupements pénétra dans le garde-meuble de la couronne, sur la place Vendôme, mais n'y enleva que des armes antiques et une pièce de canon incrustée d'argent et décorée de sculptures précieuses, luxe d'artillerie destiné aux fêtes, qui tira le lendemain le premier coup de canon de la liberté.

 

III.

La ville entière ressemblait à un champ de bataille. Toutes les boutiques étaient fermées ; de larges tranchées, contre l'invasion de la cavalerie royale, étaient creusées en face des Champs-Elysées et des barrières ; des barricades, fortifications soudaines du peuple, s'élevaient crénelées de pavés à toutes les embouchures des grandes rues, sur les quais, sur les boulevards, dans les faubourgs. Un camp, formé des habitants les plus rapprochés des barricades, se groupait derrière ces fortifications. Comme si les cloches des églises n'avaient pas suffi à sommer le peuple de se rendre à ces postes de combat, des enfants, portant à la main des sonnettes, allaient de porte en porte sonner, pour ainsi dire, le tocsin à domicile et contraindre tous les citoyens à descendre dans la rue. En quelques heures, Paris unanime : peuple, bourgeoisie, magistrature, noblesse, était répandu dans ses quartiers. On délibérait dans les sections, on agissait dans les places publiques. L'indifférence n'était permise personne, toute inaction aurait paru trahison. Mais l'indifférence n'existait nulle part. Il n'en était pas à cette aurore de la révolution comme il en fut depuis, après que les déceptions, les griefs mutuels, les espérances trompées, les passions contraires eurent formé des partis divers dans la nation. L'atteinte que la cour semblait prête à porter à la révolution naissante dans les états généraux était une atteinte aux espérances indéfinies de chaque Français. Un coup d'Etat contre l'Assemblée nationale, c'était un coup d'Etat contre l'imagination publique, un sacrilège contre l'enthousiasme général des espérances que la convocation des états généraux avait allumées et que rien encore n'avait refroidies.

 

IV.

L'armée du peuple était debout et innombrable : les armes seules manquaient. Tous les ateliers oà l'on forge le fer étaient assiégés de citoyens qui demandaient à grands cris le moindre tronçon ; ils retentissaient des coups pressés des forgerons qui forgeaient des piques, arme désespérée des combats corps à corps, dont les dards mal aiguisés flottaient déjà sur les têtes de nombreux bataillons. Ces armes redoutables à la cavalerie, et qui percent le poitrail des chevaux en soutenant, croisées. le poids d'une charge, étaient insuffisantes contre les décharges de l'infanterie et contre le canon des troupes royales. Des députations innombrables de toutes les sections accouraient à chaque instant à l'hôtel de ville, et demandaient à grands cris à la commission permanente des fusils, des baïonnettes, des canons, des poudres,

Le prévôt des marchands, M. de Flesselles, qui faisait les fonctions de maire, soit qu'il ignorât l'existence de dépôts d'armes et de munitions dans Paris, soit qu'il voulût amuser le peuple par de vaines promesses et désarmer ainsi, autant qu'il le pouvait, une révolte dont il était le centre involontaire, mais qu'il redoutait dans son cœur, jetait vaguement à ces députations des promesses d'armes et des indications de dépôts qui n'existaient pas. Il se délivrait momentanément ainsi de l'obsession des députations, des demandes et des cris dont la salle du comité permanent était assourdie. Mais cet expédient imprévoyant et funeste ne devait pas tarder à retomber sur sa tête en imprécations, en vengeance et en frénésie de la multitude. Le peuple, courant, sur la foi de M ; de Flesselles, aux lieux indiqués, n'y trouvait ni munitions ni armes. Il se répandait en malédictions contre l'impéritie ou la trahison de son magistrat. M. de Flesselles, dont la tête s'égarait visiblement dans cette fièvre d'un long tumulte, poussa l'imprudence plus loin. Obsédé par la députation d'un des districts qui lui demandait impérieusement un ordre écrit pour qu'on distribuât des fusils à sa milice, il indiqua à cette députation le couvent des Chartreux comme contenant un dépôt d'armes, et il écrivit un ordre aux religieux de ce couvent de délivrer des fusils aux envoyés du district. La députation courut aux Chartreux, se fit Ouvrir les portes, fouilla l'édifice et les caves sous les yeux des religieux étonnés, qui ne possédaient aucune arme. Un cri d'indignation sortit du rassemblement et courut jusqu'à l'hôtel de ville contre la dérision de M. de Flesselles. Son nom, devenu pour la foule suspect de légèreté ou de trahison, provoqua des murmures menaçants pour sa tête. Cloué à sa place par ses fonctions et par la surveillance qui ne le perdait pas de vue, M. de Flesselles n'osa disparaître, entendant d'heure en heure les sommations et les objurgations populaires Monter contre lui.

 

V.

Au milieu du jour, la fermentation de Paris ne laissait plus d'espoir à un apaisement spontané du peuple ; la cour, qui avait résolu de livrer la capitale à sa propre agitation, se croyant plus sûre de la punir par son anarchie que de la dompter par des armes peu sûres, envoya l'ordre au régiment des gardes françaises en garnison à Paris de quitter ses casernes et de se replier sur Saint-Denis. A cet ordre, comme si ces soldats, déjà travaillés par leur contact permanent avec le peuple, n'eussent attendu dans une injonction de leur chef que l'occasion et le signal de la désobéissance, ces quatre mille soldats privilégiés, élite de l'armée, favoris de Paris, firent éclater d'un seul geste et d'un seul cri leur refus de sortir de la ville. Sourds aux reproches et aux supplications de leurs officiers, presque tous hommes de la cour, les soldats ne maintinrent à leur tète que ceux de ces officiers qui-consentirent à partager leur désobéissance aux ordres du roi. Entre la nation qu'ils voyaient dans Paris et le despotisme qu'on leur montrait à Versailles, ils n'hésitèrent pas un moment. Ces milliers de vétérans aguerris, avec leurs artilleurs et leurs canons, passèrent dans le camp du peuple et vinrent se rangez autour de l'hôtel de ville sous les ordres de la commission permanente. Paris, qui n'avait la veille qu'une multitude, le lendemain avait une armée.

 

VI.

A la nouvelle bientôt semée hors des barrières de la défection des gardes françaises, les soldats campés au champ de Mars et à Saint Denis désertèrent par groupes et vinrent grossir les -rangs de l'insurrection. Au moment où les gardes françaises se rangeaient autour de l'hôtel de ville sous le drapeau de l'insurrection, -un bateau chargé de cinq milliers de poudre remontait la Seine portant des munitions_ aux camps du roi. Ce bateau, suspecté de porter des grains hors de Paris pour affamer la capitale, ayant été visité par les commissaires de la municipalité, fut salué par la foule comme un miracle de la Providence, qui envoyait un arsenal flottant à la capitale désarmée. En peu d'instants, les poudres, déchargées et portées de mains en mains par les citoyens, furent déposées dans les caves de l'hôtel de ville, et confiées à la vigilance d'un homme intrépide, l'abbé Lefebvre, qui présida à leur distribution entre les districts.

 

VII.

Cependant la nuit tombait sans qu'aucun mouvement des troupes royales autour de Paris annonçât l'assaut qu'on prophétisait dans les groupes depuis la veille. Les citoyens debout se répandaient en conjectures et en motions, dans les districts, dans les cafés et dans les lieux publics. Avant d'avoir vaincu, les tribuns proscrivaient les ennemis réels ou supposés du peuple. On eût dit qu'un instinct secret ou que des désignations occultes indiquaient d'avance à la Révolution les noms de ses ennemis les plus irréconciliables. On colportait de groupe en groupe des listes de proscription, sur lesquelles étaient inscrits d'avance les noms du comte d'Artois, du prince de Condé, des Polignac, du comte de Broglie, de M. de Bezenval, de Berthier de Sauvigny, intendant de Paris, de Foulon, du prince de Lambesc et de tous ceux, parmi les courtisans, les militaires, les magistrats, dont les opinions, inféodées par conviction ou par situation à l'ancien régime, promettaient des ennemis à la Révolution. Ces listes, vraisemblablement envoyées de Versailles par les conjurés, plus versés que la multitude dans les secrets de la cour, étaient si exactement dressées, que tous ceux qui y étaient inscrits furent, quelques jours après, ou les victimes sanglantes du peuple ou les exilés volontaires de la cotir.

 

VIII.

Pendant cette nuit de trouble à Paris, le trouble n'était pas moins extrême à Versailles. L'Assemblée, aussi émue que la capitale du départ de M. Necker

et qui attendait d'heure en heure l'ordre de sa dissolution, se rassemblait sans convocation au lever

du jour. Les plus modérés des députés «constitutionnels, Mounier, Virieu, Lally-Tollendal, protestaient avec le plus de fermeté contre les pensées téméraires que le changement de ministres faisait présumer dans l'esprit du roi. La révolte était tellement dans toutes les âmes, qu'elle éclatait dans les motions de ces tribuns de la cour et de la noblesse avec autant de force que dans les motions des tribuns les plus populaires.

Mounier propose de représenter au roi, dans un langage dont la forme seule maintient le respect, les périls qu'il assume sur la royauté par les mesures pressenties du nouveau ministère. Lally-Tollendal s'attendrit, selon son habitude déclamatoire et théâtrale, jusqu'aux larmes sur le sort de M. Necker, puni, disait-il, de sa fidélité ; il raconte pathétiquement ce départ nocturne d'un ministre qui se dérobait ainsi à sa popularité ; il demande à l'Assemblée et au roi lui-même « si c'était là le départ d'un factieux. »

Le comte de Virieu, si indigné depuis contre la révolution qu'il secondait alors, encouragea l'Assemblée à confirmer par des actes éclatants la souveraineté délibérante qu'elle s'était attribuée dans ses premières séances.

Les députés populaires Grégoire, Lepelletier de Saint-Fargeau, Chapelier, Barnave, Je duc d'Aiguillon, Guillotin, Custine, demandèrent - coup sur coup que deux députations fussent envoyées du sein de l'Assemblée, l'une au roi, l'autre aux Parisiens, pour éclairer l'un, pour apaiser les autres, et pour prendre le rôle d'arbitre souverain entre l'autorité vaincue et la révolte triomphante. Tous s'accordaient dans la nécessité de sanctionner promptement l'institution d'une garde civique et nationale, armée du peuple devant laquelle disparaîtraient à la fois et les terreurs de l'anarchie et les menaces de l'armée royale. Ces motions furent exécutées aussitôt que votées.

 

IX.

L'archevêque de Vienne se rendit au château à la tête de la députation chargée de faire au prince de respectueuses remontrances. Pendant l'absence de l'archevêque, l'Assemblée nomma parmi ses membres les plus signalés à la faveur du peuple la députation chargée d'aller pacifier Paris. Le pouvoir royal disparaissait déjà entre la nation et les ministres ; l'Assemblée médiatrice parlait encore en corps représentatif, mais agissait en puissance absolue.

Le roi, informé par son nouveau ministère des désordres de Paris et des motions de l'Assemblée, essayait encore de conserver, sinon la confiance, du moins l'attitude, le geste eV l'accent du rôle absolu qu'on lui avait fait prendre la veille. Il reçut avec un visage sévère la députation conduite près de lui par l'archevêque de Vienne.

« Je vous ai fait connaître mes intentions, » répondit-il aux députés, « sur les mesures que les désordres de Paris m'ont forcé de prendre ; c'est à moi seul de juger de leur nécessité, et je ne » puis à cet égard apporter aucun changement. Quelques villes se gardent elles-mêmes ; mais l’étendue de Paris ne permet pas une surveillance de ce genre. Je ne doute pas de la pureté des motifs qui vous portent à m'offrir votre intervention dans cette affligeante circonstance. Mais votre présence à Paris ne ferait aucun bien ; elle est au contraire nécessaire ici pour l'accélération des importants travaux dont je ne cesserai de vous recommander la suite. »

 

X.

Cette réponse, écoutée avec consternation par l'archevêque de Vienne et par ses collègues et rapportée à l'Assemblée, irrita sans les intimider les députés. Le caractère du jeune roi était trop connu déjà de la France, pour qu'on n'entrevit pas l'hésitation, la faiblesse et le désaveu de lui-même derrière les paroles énergiques qu'un entourage irréfléchi et des ministres dédaignés plaçaient trop tard sur ses lèvres.

L'Assemblée, à la presque unanimité, répliqua, séance tenante, à ces paroles, par une déclaration qui renversait moralement le ministère, rappelait M. Necker, affrontait indirectement la royauté dans la plus essentielle de ses prérogatives, celle de choisir ses ministres, flétrissait ceux que le roi investissait de son autorité, et présentait aux regrets et aux murmures du peuple l'acte per lequel le monarque congédiait ses conseillers.

« Sur le compte qui a été rendu à l'Assemblée, par les députés envoyés au roi, de la réponse du prince, l'Assemblée, » dit le décret, « interprète des sentiments de la nation, déclare que M. Necker, ainsi que les autres ministres qui viennent d'être éloignés, emportent avec eux son estime et ses regrets.

« Déclare qu'effrayée des suites funestes que peut entraîner la réponse du roi, elle ne cessera d'insister sur l'éloignement des troupes et sur l'établis- serrent d'une garde nationale.

« Déclare qu'il ne peut exister aucun intermédiaire entre l'Assemblée et le roi.

« Déclare que les ministres et les agents civils et militaires de l'autorité sont responsables de toutes entreprises contraires aux droits de la nation et aux décrets de l'Assemblée.

« Déclare que les ministres actuels et les conseillers du roi, quelque état et quelque rang qu'ils puissent avoir, sont personnellement responsables des malheurs présents et de tous ceux qui peuvent arriver. »

 

XI.

Cette déclaration, en immisçant l'Assemblée dans la désignation et dans le renvoi des ministres, en subordonnant l'autorité royale à ses propres décrets, en menaçant d'une responsabilité vengeresse les instruments du pouvoir royal, enfin en désignant jusque dans la famille même du roi, sous les termes transparents de conseillers funestes, le comte d'Artois, et peut - être la reine, était non - seulement le détrônement, mais l'acte d'accusation du souverain, promulgué trois ans d'avance par une assemblée, à l'ombre même du palais et au milieu du camp de cette royauté. Le 10 août et le 21 janvier se lisaient en pressentiment et en fait dans un tel acte et dans un tel langage. Les députés presque unanimes qui les votèrent le 13 juillet, et qui accusèrent plus tard. les attentats de leurs collègues et de leur pays contre l'autorité monarchique, s'enlevaient à eux-mêmes, par leur complicité dans un pareil vote, le droit de condamnation et même de murmure contre une révolution dont ils donnaient le premier signal à la nation,

 

XII.

Le roi, loin de puiser une nouvelle énergie dans le sentiment d'un tel outrage, sentit fléchir sa résolution à la lecture de cette déclaration. La reine n'avait des coups d'État que la témérité qui les rêve, sans avoir la résolution qui les soutient. Le comte d'Artois n'avait que le bouillonnement et la jactance de la jeunesse. Les ministres n'avaient que l'apparence de la confiance dans le conseil, sans le coup d'œil qui apprécie et sans la fermeté qui dénoue les situations. Hommes surannés devant un siècle tout jeune, ces ministres s'étonnaient d'une résistance qu'ils n'avaient même pas soupçonnée. Ils balbutiaient, devant le roi, de vaines formules d'autorité absolue, sans : avoir aucun moyen de se faire obéir.

L'extrémité de la circonstance ne comportait plus évidemment ces longs conseils qui consumaient les heures au château. Devant l'insurrection armée de Paris et devant la déclaration d'omnipotence de l'Assemblée, les ministres étaient inutiles : il ne s'agissait plus de gouverner, mais de combattre. Un général habile et entraînant était la seule nécessité du roi.

Ce général ne manquait pas moins à l'armée qu'un premier ministre au conseil. Le maréchal de Broglie et M. de Bezenval fatiguaient les troupes en vains mouvements stratégiques entre Versailles et Paris, sans aborder de front la révolte. On eût dit que l'armée n'était entre leurs mains qu'une provocation permanente, destinée à irriter tantôt l'Assemblée, tantôt la capitale, sans jamais frapper. Ils semblaient donner à plaisir le prétexte de l'indignation aux députés, le prétexte de l'insurrection à Paris, et assister à l'armement sans obstacle de la capitale, qu'ils auraient le lendemain à combattre : vaine parade militaire du trône, plutôt que la campagne prompte et décisive d'une contre-révolution.

 

XIII.

Les angoisses du roi dans l'intérieur de son palais pendant ces quarante-huit heures furent cruelles, mais elles ne relevèrent pas son courage moral. Lassé de chercher autour de lui, dans sa femme, dans son frère et dans ses ministres, des clartés qui manquaient à son inexpérience et des appuis qui manquaient à sa faiblesse, il ne trouva pas môme dans sa dignité outragée cette colère héroïque qui soulève quelquefois le cœur dans des situations suprêmes et qui sauve tout quand -tout est perdu. Le roi eut, dès la matinée du 13 juillet, après la lecture de la déclaration de l'Assemblée, le pressentiment de sa défaillance. Il s'enferma pour gémir plus que pour réfléchir dans son cabinet, et, n'osant avouer' face à face au comte d'Artois, à la reine et à leur parti la retraite humiliante à laquelle il se résignait pour dernière politique, il écrivit à son frère, fatal conseiller, les tristes lignes suivantes :

« Onze heures du matin, 13 juillet.

« J'avais cédé, mon cher frère, à vos sollicitations et à celles du quelques sujets fidèles ; mais j'ai fait d'utiles réflexions : résister un moment, ce serait s'exposer à perdre la monarchie, c'est nous perdre tous ! J'ai rétracté les ordres que j'avais donnés ; mes troupes quitteront Paris ; j'emploierai des mesures plus douces. Ne me parlez plus d'un coup d'autorité, d'un grand acte de pouvoir : je crois plus prudent de temporiser et céder à l'orage, et de tout attendre du temps, du réveil des gens de bien, de l'amour des Français pour leur roi.

« Signé : Louis. »

 

XIV.

La reine, les Polignac, le comte d'Artois, leur parti, les ministres eux-mêmes, étaient déjà trop-convaincus de l'impéritie des générai, de l'ébranlement des troupes, de l'unanimité de l'Assemblée, de la toute-puissance de la colère publique dans Paris, pour faire de bien vives objections à une retraite dont la faiblesse du roi leur enlevait l'humiliation en prenant sur lui seul toute la responsabilité du découragement. Ils conservaient, vis-à-vis de leurs partisans, l'honneur d'avoir beaucoup osé, et rejetaient sur les hésitations du prince la honte et le tort de n'avoir rien accompli.

Le château, presque désert et abandonné des courtisans comme un lieu funeste, se tut et resta presque sans direction pendant le reste du jour et pendant la nuit du 13 au 14 juillet. Le comte d'Artois, la reine, leur cour intime, se dérobaient m'a regards pour cacher leur douleur et leur défaite. Les rumeurs qui arrivaient coup sur coup de Paris et le retentissement lointain du tocsin sonné -toute la nuit dans les clochers de la capitale étaient les seuls bruits entendus dans le palais de Louis XVI. La reine passa cette nuit presque tout entière dans les terreurs, dans les plaintes et dans les larmes d'indignation au milieu de sa cour consternée. Les ministres, frappés d'impuissance et de stupeur, attendaient les événements sans oser les mesurer ni les prévenir. La vie se retirait de l'antique monarchie. Lieux, choses et hommes, tout ce qui s'obstinait à représenter les institutions passées semblait atteint d'avance du froid et de l'immobilité de la. mort.

 

XV.

La même stupeur semblait avoir frappé les généraux. Le baron de Bezenval, après avoir tait replier la veille ses troupes hors des barrières, s'était concentré au champ de Mars avec trois régiments suisses et deux régiments de cavalerie. Il réunit dans la nuit du 13 au 14 juillet tous les régiments. sous ses ordres à l'Ecole-Militaire, pour tenir un de ces conseils de guerre dans lesquels des chefs indécis ou incapables ne cherchent et ne trouvent jamais que l'excuse de leur inaction.

Rien n'y fut résolu que l'irrésolution la plus déplorable pour la cause du roi. Le général se porta de là aux Invalides, édifice fortifié par son isolement, par sa masse, par ses fossés, par sa garnison de vétérans, imprenable à une multitude, si on avait tenté seulement de le défendre. Des canons en couvraient l'esplanade, des munitions et des armes en remplissaient les caves et les arsenaux. M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, était un de ces officiers pénétrés de leurs devoirs, qui meurent à leur poste et qui ne livrent que leur cadavre aux séditions. Prévoyant les sommations qu'on lui ferait de livrer aux citoyens les armes dont il était dépositaire, et pressentant l'indiscipline et la connivence de 'ses propres vétérans, M. de Sombreuil avait ordonné d'enlever les baguettes et les batteries de trente mille fusils confiés à sa garde, afin de les rendre inutiles aux insurgés qui tenteraient de s'en emparer. Mais déjà, entraînés secrètement dans la cause du peuple, les invalides chargés d'exécuter cet ordre du gouverneur avaient simulé l'obéissance et démonté seulement quelques centaines de fusils. Les canonniers de l'hôtel, en recevant les cartouches pour défendre au peuple l'accès des cours, avaient fait parvenir par des émissaires aux chefs de la multitude l'assurance qu'ils ne déchargeraient jamais leurs pièces contre leurs concitoyens. L'exemple de la défection des gardes françaises donnait à ces trois mille vétérans l'excuse et l'émulation de la révolte.

 

XVI.

Le baron de Bezenval, après avoir visité avec M. de Sombreuil les souterrains qui contenaient les armes et contemplé de ses propres yeux la physionomie suspecte de ceux qui devaient les défendre, écrivit au maréchal de Broglie, à Versailles, une dépêche pleine de doute et de découragement. Il ne sut pas même profiter de la nuit et des rues encore libres pour envoyer à la Bastille, citadelle imprenable du nord de Paris, des détachements capables de la défendre. Il poussa la mollesse ; et la timidité jusqu'à recevoir dans l'intérieur des Invalides des députations de citoyens qui venaient réclamer pour eux-mêmes les armes réservées à l'armée et préparées pour les combattre. Le général en chef répondit à ces députations impérieuses qu'il n'osait pas prendre sur lui de leur livrer immédiatement ce dépôt, mais qu'il allait écrire au maréchal de Broglie pour lui demander ses ordres en lui communiquant leurs désirs. Ainsi le chef des troupes chargées de contenir ou de dompter la capitale négociait lui-même avec les chefs du peuple pour livrer à la ville les armes de ses soldats. Le baron de Bezenval, un des favoris du comte d'Artois et de la reine, était cependant un des généraux qui, par ses opinions et par ses jactances, inspirait le plus de confiance au parti de la contre-révolution à Versailles : homme de cour, d'intrigue et de boudoir, qui n'avait de vigueur que dans les conciliabules des courtisans. Les députés se retirèrent, certains de l'intimidation du général et de la complicité des soldats.

 

XVII.

A l'aube du jour, un homme affidé, envoyé au baron de Bezenval pour porter l'effroi dans son âme, se fit introduire d'autorité chez le général comme pour lui révéler un renseignement important. « N'essayez pas, » dit l'inconnu au commandant en chef de l'armée de Paris, « une résistance inutile aux volontés du peuple. Sachez que l'insurrection unanime entraînera jusqu'à vos soldats. Aujourd'hui, avant que peu d'heures soient écoulées, les barrières de Paris seront toutes brillées. Je n'y puis rien, ni vous non plus. Gardez -vous d'y mettre obstacle ! vous sacrifieriez des hommes sans éteindre une torche. »

 

XVIII.

Après avoirs jeté par ces paroles la consternation dans l'Aine du général, l'inconnu se• retira. « Je ne sais ce que je lui répondis, » écrivit plus tard le faible général. « L'inconnu pâlit de rage. J'aurais dû le faire arrêter ; je n'en fis rien. »

Ce dialogue entre le général des troupes du roi et le parlementaire impuni de la capitale annonçait assez d'avance les désastres de la journée qui allait se lever sur la cour. Rentré à l'École-Militaire, le baron de Bezenval rassemble un autre conseil de guerre pour couvrir son découragement de l'opinion de ses lieutenants. Ils s'accordèrent tous à déclarer l'attaque sur Paris ou la résistance dans leur position actuelle impossibles ; ils rejetèrent leur propre ébranlement sur l'ébranlement de leurs soldats, travaillés, disaient-ils, par les embauchements et les corruptions de la capitale. Le général envoya un second courrier au maréchal de Broglie, pour lui faire part de ces dispositions de l'armée. Le maréchal envoya l'ordre aux troupes d'opérer avant le jour leur retraite sur Versailles. La témérité du parti de la reine et du comte d'Artois, la versatilité souple du roi aux conseils les plus contraires, la nullité des ministres, l'impéritie du maréchal de Broglie, manœuvrant pendant de longs jours, sans agir, avec une armée de soixante mille hommes entre Paris et Versailles, et donnant au peuple le temps et l'occasion de devenir une armée à son tour ; enfin, la timidité inqualifiable «du baron de Bezenval, ne montrant ses régiments aux portes de Paris que pour leur inspirer sa propre faiblesse et pour donner à la nation le sentiment de sa force, se disputent, pendant cette campagne du maréchal de Broglie, l'étonnement, le mépris et l'indignation de l'homme de guerre et de l'homme d'État. Une monarchie dirigée par de tels hommes politiques et défendue par de tels généraux était condamnée par sa propre incapacité autant que par la Providence.

 

XIX.

L'heure de la révolution avait sonné d'elle-même dans le tocsin de Paris ; toutes les masses que ce tocsin avait rassemblées pendant là nuit s'agitaient, armées et désarmées, au confluent des rues qui débouchent des boulevards, du faubourg Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marceau, sur la place de l'Hôtel-de-Ville. L'aurore du 14 juillet se levait sanglante dans un ciel de feu sur un peuple debout. Les voix, enrouées par les cris : Aux armes ! qu'elles avaient vociférés depuis la veille, se taisaient le matin. Un sinistre silence succédait aux clameurs. Le peuple reprenait le sérieux de Faction : il se massait en formidables colonnes, sous le geste des chefs inconnus la veille. De ces colonnes, les unes prenaient d'instinct la direction des Invalides, où elles allaient conquérir les armes de l'insurrection ; les autres flottaient encore indécises et sans but vers les alentours de la Bastille. Elles y contemplaient avec une impatience mêlée de terreur les fossés, les bastions, les tours, les créneaux, les canons, les sentinelles de cette citadelle et de cette prison du despotisme, qui leur semblait renfermer en ce moment le mystère_ de la journée, le triomphe ou la défaite de la révolution. Nous remettons à un autre volume le récit de ce jour, le der-nie» de la monarchie absolue, le premier de la liberté.

 

FIN DU PREMIER VOLUME