HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME PREMIER

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

I.

Les conférences entre les commissaires nommés par les trois ordres se succédaient, usaient les jours, n'amenaient aucun résultat. La noblesse et le clergé, en consentant à l'unité de délibération dans l'assemblée, abdiquaient par le fait même leur caractère antique de classes distinctes, supérieures et privilégiées dans la nation. La délibération en commun, c'était l'égalité. L'égalité, c'était la moitié du grand procès que le siècle avait à juger entre la masse du peuple et les classes privilégiées. Un petit nombre d'hommes sages, généreux et clairvoyants dans les deux ordres, sentaient que ce procès était jugé d'avance par la philosophie, par le progrès des lumières et par les mœurs. Ce petit nombre croyait plus équitable et plus politique de ne pas le faire juger par une lutte inégale et sanglante et de renoncer d'eux-mêmes, dès le premier jour, à une constitution séparée de leur ordre, pour ne former qu'une assemblée, comme ils ne voulaient former qu'un peuple. Mais la majorité de ces deux ordres, composée d'hommes qui avaient plus de traditions que de vues et plus d'orgueil que de sagesse, s'obstinait à revendiquer la forme antique et aristocratique de délibération. Ils espéraient, à défaut de force personnelle pour soutenir leur prétention, avoir les forces de la cour et du gouvernement, dont l'indécision muette leur donnait le droit de préjuger l'appui. On n'obtenait rien de la temporisation et de la négociation. L'impatience gagnait les communes. Elles sentaient derrière elles l'opinion publique, et derrière l'opinion publique, une révolution, si une révolution était nécessaire. Aussi décidées à conquérir l'égalité que les deux ordres étaient décidés à ne pas la leur concéder, les communes, maîtresses de la salle des états généraux, semblaient attendre, avec la certitude de la victoire, le refus et les défis des ordres rivaux. Paris fermentait.

 

II.

Le roi cependant commençait à sentir que la responsabilité de cette inaction retomberait sur lui devant son peuple. Il évoqua, le 28 mai, le procès devant lui-même. Il ordonna aux commissaires conciliateurs des trois ordres à reprendre leurs conférences en présence de son ministère. « Je n'ai pu voir », disait-il dans sa lettre aux trois ordres, « sans inquiétude et sans peine, l'Assemblée nationale, que j'ai convoquée pour s'occuper avec moi de la régénération de mon royaume, livrée à une inaction qui, si elle se prolongeait, ferait évanouir les espérances que j'ai conçues pour le bonheur de mon peuple et pour la prospérité de l'Etat. »

M. Malouet demanda que l'on fît retirer de la salle le public étranger aux communes, pour' délibérer sur la lettre du roi. « Des étrangers ! » s'écria M. de Volney, écrivain déjà célèbre par ses écrits philosophiques, « en est-il parmi nous ? Ne sont-ils pas tous ici nos concitoyens et nos frères ? Prétendez-vous vous soustraire au regard et au contrôle de ceux dont vous êtes les représentants ? Je ne puis.» estimer quiconque cherche les ténèbres : les nations n'ont pas de mystères ! » Ces paroles, applaudies, firent maintenir les spectateurs qui venaient de Paris pour assister aux séances, et la publicité fut conquise.

 

III.

Mirabeau, qui avait demandé la médiation du clergé, parce que le grand nombre des curés sortis du peuple qui composaient la majorité de cet ordre lui donnait la certitude qtie leur médiation serait partiale pour le peuple, s'éleva contre la médiation du roi, parce qu'il prévoyait que la royauté inclinerait vers la noblesse. Son premier discours lui avait conquis, par sa modération, l'oreille des communes. Il osa davantage ce jour-là.

« Messieurs, » dit-il, « un médiateur tel que le roi ne peut jamais laisser une entière liberté aux partis qu'il veut concilier. La majesté du trône suffirait seule pour la leur ravir. Nous n'avons pas donné le moindre prétexte à son intervention... Qu'est-ce donc que tout ceci ? Un effort de courage, de patience et de bonté de la part du roi, mais en même temps un piège dressé par la main de ceux qui lui ont rendu un compte inexact de la situation des esprits et des choses, un piège en tous sens, un piège ourdi de la main des druides — allusion aux membres du haut clergé qui retenaient les curés dans leur séparation des communes —, piège si l'on défère aux désirs du roi, piège si l'on s'y refuse. Accepterons-nous les 'conférences ? Tout ceci finira par un ordre du roi. Nous serons chambrés, et séparés et despotisés par le fait. Résisterons-nous ? Le trône sera assiégé de dénonciations, de calomnies, de prédictions sinistres contre nous. Faisons route entre ces deux écueils. Rendons-nous aux ordres du roi, mais faisons précédez les conférences d'une démarche plus éclatante, qui déjoue l'intrigue et démasque la calomnie ; faisons une adresse au roi pleine d'amour, où nous consacrerons à la fois nos sentiments et nos principes. »

 

IV

La reprise des conférences en présence du ministre et l'adresse des communes au roi furent résolues sur ce discours. « Depuis longtemps, » disait l'adresse, « les députés de vos fidèles communes auraient présenté à Votre Majesté le respectueux témoignage de leur reconnaissance pour la convocation des états généraux, si leurs pouvoirs avaient pu être vérifiés. Ils le seraient si la noblesse avait cessé d'élever des obstacles. Nous avons tenté tous les moyens de conciliation. Votre Majesté dira que les conférences soient reprises en présence de votre garde des sceaux. Nous nous empressons de déférer à ses désirs. »

Les conférences des commissaires des trois ordres s'ouvrirent le 1er juin en présence de tous les ministres Elles n'avaient fait ni fléchir les ordres privilégiés ni céder les communes.

La mort du Dauphin, figé de sept ans, premier enfant du roi enlevé au trône au moment où le trône allait devenir un échafaud, relégua pour quelques jours le roi et la reine à Marly pour pleurer ce prince, et servit de prétexte à des temporisations motivées par le deuil.

La France, inquiète de l'inaction des états généraux ; dont elle attendait son salut, élevait un imminent murmure contre les classes privilégiées qui entravaient sa représentation souveraine. Le murmure de Paris se tournait en colère contré la cour, qu'on croyait astucieusement complice de ces lenteurs. Une disette générale rendait le peuple de toutes les provinces plus ombrageux et plus séditieux. Les troupes suffisaient à peine, dans le Midi et dans l'Ouest, à contenir les émotions et les attroupements. Marseille renouvelait ses mouvements mal apaisés par Mirabeau. La jeunesse de cette ville se formait en armée pour attaquer les forts. Toulon désarmait sa garnison. La Bretagne s'organisait en fédération armée pour résister au pillage des propriétés, paniques habituelles de toutes les agitations. Paris devenait le foyer de cette agitation nationale, et le jardin du Palais-Royal, demeure du duc d'Orléans, devenait le foyer de Paris, le mont Aventin des nouveaux Gracques.

 

V.

Des tentes dressées au milieu du jardin servaient de forum à la jeunesse turbulente et passionnée, qui s'y concentrait à toute heure du jour ou de la nuit pour s'exalter d'émotions mutuelles. Des orateurs enthousiastes y groupaient les promeneurs, les habitués des cafés, les étrangers, les oisifs, toute la partie mobile et flottante de la population d'une capitale qui tourbillonne au vent et qui court au bruit. Les droits du peuple, l'attitude des communes, la résistance du clergé et de la noblesse, la connivence de la cour, les complots supposés de l'aristocratie, la nécessité de déjouer le piège tendu aux états généraux, leur immobilité fatale, leur insurrection nécessaire, l'ardeur à les soutenir, la partialité fanatique pour M. Necker, proclamé le seul ministre du peuple au milieu des conseillers du despotisme, la popularité naissante et tumultueuse de Mirabeau, dont la voix avait fait vibrer du premier coup comme un tocsin intérieur à l'oreille de la multitude, la popularité déjà factieuse du duc d'Orléans, mettre de ce palais de ces jardins où il semblait prêter asile à l'agitation, comme un prince qui aurait eu pour client tout un peuple, tels étaient les textes de ces perpétuelles émotions du Palais-Royal. Les cafés, les tables banales, les boutiques, les jeux, les lieux suspects ouverts par les arcades ou par les fenêtres sur le jardin y versaient sans cesse de nouveaux flots d'auditeurs échauffés par tous les sens, qui exaltent le soir la fibre des foules. On y parlait ouvertement du droit d'insurrection et de la nécessité d'aller à Versailles pour aller porter aux communes le mandat souverain du peuple et pour submerger sous la toute-puissance de la révolte les complots de la cour, les insolences de la noblesse, les timidités du tiers état.

Une multitude inquiète sur les subsistances qu'enchérissait la disette, et des soldats embauchés par les amorces corruptives que l'indiscipline, le vin prodigué, les femmes vendues offraient à la débauche, grossissaient tous les soirs le tumulte de ce foyer de la révolution.

L'écho de ces, délibérations tumultueuses retentissait le lendemain jusqu'à Versailles et imprimait un énergique contre-coup aux orateurs populaires des communes. La licence des pamphlets, à qui la tolérance et même la provocation du gouvernement, sous l'assemblée des notables, avait laissé conquérir l'impunité par leur nombre ; les réunions politiques en lieu convenu et à heure fixe, dont on avait contracté l'habitude pendant les séditions parlementaires, sous le nom anglais de clubs, donnaient, dès les premiers jours des états généraux à l'opinion publique trois forces irrésistibles, le droit de la presse, le droit d'association et le droit de tumulte. Paris était l'armée des communes. Elles avaient assez attendu pour donner aux ordres privilégiés le temps de la réflexion et de la sagesse. L'opinion les pressait maintenant d'oser.

 

VI.

A la séance du 10 juin, un député de Paris, Sieyès, oublié, négligé ou repoussé aux élections par le clergé, dont il était membre, et qui avait été adopté par les électeurs de Paris, se leva pour sommer les communes de ne pas prolonger plus longtemps l'inutile et impuissante division de ces conférences, dont on ne pouvait plus espérer que la honte.

Sieyès, né d'une famille aristocratique à Fréjus, en Provence, avait été jeté par le hasard de sa naissance dans le clergé, comme Mirabeau dans la noblesse, appelés l'un et l'autre par leur destinée à ruiner l'institution, qui les avait portés. Élevé par la hiérarchie ecclésiastique jusqu'à la dignité de vicaire général de l'évêché de Chartres, Sieyès professait, avec la décence de son état, mais avec l'audace réfléchie de son esprit, les opinions philosophiques. Il pensait beaucoup, parlait peu, écrivait avec cette brièveté tranchante qui a l'explosion et l'irréfutabilité des oracles ; ses brochures sur le tiers état étaient devenues les proverbes de la démocratie en naissant. Il avait dit au peuple son dernier mot : « Vous êtes tout. »

Ce mot avait fait de Sieyès le sphinx de l'opinion. Lui seul passait pour poser et pour résoudre les terribles énigmes du moment. La nature l'avait fait trop froid de langage, de geste et de voix pour être orateur. Toute sa puissance était dans sa logique. Il creusait les idées et ne les répandait pas. Son silence même était un de ses prestiges. Parler peu est pour quelques hommes dans les assemblées le secret de parler à coup sûr. On suppose quelquefois à de tels chefs de parti tout le génie qu'ils sont censés dérober sous les mystères de leurs silences.

Tel était Sieyès, objet, dès le premier jour, d'une immense supposition de génie politique. Mais chez lui cette supposition n'était pas gratuite. Destiné par la nature à inspirer plus qu'à agir, Sieyès était sur les bancs des communes le contraste vivant de Mirabeau. Son visage pâle, froid, Sn, composé par l'habitude de l'étude et par la bienséance de son état, répondait à son âme. Il n'avait rien de ces grands acteurs destinés à passionner les scènes dans les drames de tribune ou de place publique. C'était le prêtre habitué. à l'ombre, sorti du sanctuaire de l'ancienne loi pour se glisser dans le sanctuaire de la loi nouvelle, mais toujours prêtre par l'attitude, même quand il devenait tribun par l'opinion. On l'écoutait avant qu'il parlât, tant on était avide de ses oracles.

 

VII.

« Depuis l'ouverture des états généraux,» dit-il, «les communes ont tenu une conduite franche et impassible ; elles ont eu tous les procédés que leur permettait leur caractère vis-à-vis de la noblesse et du clergé, tandis que ces deux ordres privilégiés ne les ont payées que d'hypocrisie et de subterfuges. L'assemblée ne peut rester plus longtemps dans son inertie sans trahir ses devoirs et les intérêts de ses commettants. Il faut sortir enfin d'une trop longue inaction. »

Un applaudissement unanime révéla dans toutes les pensées celle de l'orateur. Il développa brièvement ses motifs et demanda qu'après une dernière sommation aux classes privilégiées de se réunir aux communes pour vérifier ensemble les pouvoirs, les communes fissent l'appel de leurs membres et vérifiassent seules leurs mandats. Cette motion, votée dans les séances du soir, fut commentée dans une adresse au roi rédigée par Barnave, jeune avocat de Grenoble dont le nom et le talent éclatèrent pour la première fois dans cette journée.

 

VIII.

Cette adresse accusatrice était le récit persuasif des tentatives conciliatoires des communes et des refus des ordres privilégiés. Elle démontrait au roi la nécessité où se trouvaient placées les communes de mettre un terme à l'inaction de leur chambre, à l'impatience de la nation et de commencer leurs travaux.

M. Bailly, qui présidait l'assemblée, alla porter cette adresse au roi. Le prince était à la chasse. Soit passion indomptable pour ces exercices qui occupaient la moitié de la vie des rois, soit affectation d'indifférence pour ce qui s'agitait à deux pas de son palais, le roi n'ajournait pas une de ses habitudes. Les communes s'ajournèrent au lendemain 15 juin, pour prendre l’attitude, le nom et l'action que l'opinion publique leur attribuait en face du trône, du clergé et de la noblesse. L'auditoire, nombreux et passionné, était digne de la gravité de l'acte qui allait s'accomplir.

 

IX.

Sieyès, encouragé par l'autorité qu'avait exercée sur l'assemblée son premier discours, prit la parole-après la vérification des pouvoirs. Ecartant tous les scrupules constitutionnels par la puissance du nombre, il calcula que les membres des communes avaient été élus par vingt-six millions d'ânes contre deux cent mille privilégiés. Il proclama la souveraineté numérique des hommes. Il se demanda s'il appartenait à quelques milliers d'aristocrates de paralyser l'action d'un peuple convoqué tout entier par son roi pour réformer l'empire. Il se demanda si dans les titres qu'ils allaient prendre, les députés du peuple ne devraient pas caractériser immédiatement la nature, la grandeur et l'indépendance de leur fonction. Il proposa aux communes la dénomination de représentants connus et vérifiés de la nation française.

Cette dénomination, qui ne définissait pas d'un seul motet avec une assez franche audace le caractère révolutionnaire et souverain des communes, fut combattue par Mirabeau.

« Nous voilà prêts, » dit Mirabeau, après un exorde où il sollicitait l'indulgence pour une voix brisée par la maladie, « nous voilà prêts à sortir enfin du cercle où notre sagesse nous a longtemps renfermés. Nous voulions prouver notre modération. Cependant, le temps s'est écoulé, les usurpations des deux ordres se sont accrues. Votre lenteur a été prise pour faiblesse. Voici le moment d'inspirer la crainte, je dirais presque la terreur du respect à vos adversaires. Chacun de vous sent combien il serait facile aujourd'hui par un discours véhément de vous porter aux résolutions extrêmes... Vos droits sont si évidents, vos réclamations si légitimes, et les procédés des deux autres ordres si manifestement irréguliers, que le parallèle en resterait au-dessous du sentiment public... Que dans des circonstances où le roi lui-même a senti qu'il fallait donner à la France cette constitution fixe, on oppose à ses volontés les gothiques oppressions des siècles barbares, qu'à la fin du XVIIIe siècle, une poignée de citoyens intéressés osent dévoiler le projet de nous y replonger, qu'ils veuillent ramener le peuple de France à ces formes, à ces ordres qui classaient la nation en deux espèces d'hommes : les oppresseurs et les opprimés ; qu'ils prétendent perpétuer une prétendue constitution qui, en un seul mot prononcé par cent cinquante individus, pourrait' arrêter le roi et vingt-cinq millions d'hommes ; qu'ils invoquent le despotisme ministériel pour river sur nous les fers de l'aristocratie... c'est le comble de l'orgueil, mais surtout de la folie !... Mais quel nom nous donnerons-nous ? États généraux ? Le terme serait impropre ; il suppose trois ordres, et un seul est ici... En prendrez-vous un autre ? Mais si le roi vous refuse sa sanction, si les autres ordres réclament son autorité, qu'arrivera-t-il ? Dissolution et prorogation. Qu'en résultera-t-il ? La hideuse anarchie, qui nous ramène au despotisme. Vous avez l'insurrection, les pillages, les boucheries, et vous n'aurez pas même l'exécrable honneur d'une guerre civile I... Non, non, ne prenez pas un titre qui effraie, prenez-en un qu'on ne puisse vous contester : appelez-vous, ce que vous êtes, représentants du peuple français. Qui peut vous disputer ce titre, et que feront les deux ordres alors ? Adhéreront-ils ? Il le faudra bien. Refuseront-ils d'adhérer ? Nous prononcerons contre eux quand tout le monde pourra juger entre nous !... » Puis, déroulant, au nom des représentants du peuple français, une série de résolutions modérées, réformatives et populaires, dont la seule énonciation au nom des communes devait leur rallier la nation entière, il termina son discours pas une respectueuse mais éloquente critique de le dénomination insurrectionnelle proposée par l'abbé Sieyès. « Il est, » dit-il, « une différence essentielle entre le métaphysique philosophe promulguant une vérité absolue du fond de ses méditations, et l'homme d'État qui est obligé de tenir compte des circonstances et des périls. La métaphysique, voyageant sur une mappemonde, franchit tout sans peine, ne s'embarrasse ni des montagnes, ni des déserts, ni des plaines, ni des fleuves, ni des abymes, mais quand on veut réaliser le voyage et arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu'on n'est plus dans le monde idéal et qu'on marche sur la terre. »

 

X.

Mirabeau, dans ce discours, plus sensé que sa renommée et plus patient que son caractère, s'aperçut qu'il était trop modéré pour une assemblée où l'irritation avait étouffé toute patience. Mounier, le jeune Barnave, son compatriote, Rabaud de Saint-Étienne, ministre protestant de Mmes, proposaient tour à tour des titres plus absolus. Bergasse lui-même, orateur mystique qui devait bientôt confondre dans un même fanatisme la théocratie et la royauté, adopte le titre séditieux proposé par Sieyès. Chapelier, Target, Thouret, avocats célèbres, pressés d'éloquence, parlent sans conclure. Mirabeau défend contre tous la dénomination présentée la veille par lui ; mais tout en maintenant la nécessité de la sanction royale pour le titre que l'assemblée se donnera, il sent la nécessité de relever par l'accent du tribun la sagesse du politique.

« On trouve, » s’écrie-t-il, « cette qualification de représentants du peuple français trop humble, et moi, je l'adopte, je la défends, je la proclame par la raison même qui vous. la fait exclure. Oui, c'est parce que le nom de peuple n'est pas assez respecté en France, parce qu'il est obscurci, couvert de la rouille du préjugé, parce qu'il nous présente une image dont l'orgueil rougit, dont la vanité s'offense, parce qu'il est prononcé avec mépris dans les chambres des aristocrates, c'est pour 'cela que nous devons nous imposer de le relever, de l'ennoblir et de le rendre désormais respectable aux ministres et cher à tous les cœurs. »

 

XI.

Pendant ces harangues, qui attestaient dans les communes la ferme volonté d'avancer malgré l'immobilité des deux autres ordres, une partie du clergé et de la noblesse, se détachant par groupes de leurs corps pour passer à la force et au nombre, désertaient leurs séances particulières et entraient un à un dans la salle des communes. Des ovations cordiales saluaient ces défections patriotiques. La discussion sur la dénomination à prendre continuait lentement dans les communes, comme pour donner le temps aux ordres privilégiés de réfléchir ou de se dissoudre. Mirabeau poursuivait ses premiers essais et les premiers triomphes de son éloquence, et fondait sa popularité dans Paris par des accents qui s'élevaient de jour en jour à plus d'audace.

Il reprit le 16 sa lutte contre Sieyès et sa glorification du nom de peuple. « Si ce nom n'était pas le nôtre, » dit-il, « il faudrait encore le choisir entre tous comme la plus précieuse occasion de servir ce peuple qui existe, ce peuple qui est tout, ce peuple de qui nous tenons tous nos droits et dont on semble rougir que nous empruntions notre titre. Ah ! si le choix de ce nom rendait à ce peuple abattu de la fermeté, du courage !

« Mon âme s'élève en contemplant dans l'avenir les heureuses suites que ce nom peut avoir ; le peuple ne verra plus que nous, et nous ne verrons plus que le peuple ; notre titre nous rappellera nos devoirs et notre force. Représentants du peuple ! daignez me répondre ! Irez-vous dire à vos commettants que vous avez repoussé ce nom ?

« Plus habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays prirent le nom de gueux ; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris de la tyrannie avait prétendu les en flétrir, et ce titre, en leur arrachant cette classe immense que le despotisme et l'aristocratie avilissaient, fut à la fois leur force et leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la liberté choisissent le nom qui les sert le mieux et non celui qui les flatte le plus : ils s'appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en Suisse, les gueux dans les Pays-Bas ; ils se pareront des injures de leurs ennemis, ils leur enlèveront le pouvoir de les humilier avec des dénominations dont ils auront fait leur gloire. »

 

XII.

Mirabeau, cette fois, avait offensé la bienséance de l'assemblée par une allusion à une dénomination triviale qui rabaissait la majesté même du peuple. Il échoua dans les murmures de ses auditeurs. Le cynisme de l'allusion avait caché aux plus sages la sagesse.de la proposition. L'homme d'État avait disparu sous l'orateur.

Sous la motion d'un orateur obscur, mais qui résumait, comme le chœur anonyme d'une multitude, le sentiment général dans une dénomination simple et claire, on adopte le titre d'Assemblée nationale, moins constitutionnel et moins vrai que celui de Mirabeau, mais qui laissait la voie ouverte aux négociations.

On proclama ainsi d'un mot la confusion des ordres. Les six cents députés se levèrent et se jurèrent à eux-mêmes, en présence de quatre mille spectateurs enivrés, d'accomplir le mandat qu'ils avaient reçu du peuple. S'investissant à la fois des droits du trône, de ceux du parlement, de ceux du clergé et de la noblesse, le premier décret de l'assemblée sanctionna provisoirement tous les impôts existants, pour assurer l’administration pendant l'interrègne de l'ancienne constitution.

 

XIII.

Ainsi, te premier acte des états généraux était de faire disparaître les états généraux et d'installer une seule représentation nationale à leur place. La cour, quoique avertie par tant de symptômes précurseurs, trembla du coup. La noblesse et le clergé sentirent leur isolement et se réfugièrent à l'abri du trône. Le roi, dont la médiation tardive était pour jamais écartée, se borna à écrire au président Bailly une lettre où la plainte dégradait la majesté.

« Je désapprouve, » disait le roi, « l'expression de classes privilégiées que le tiers état emploie pour désigner les deux premiers ordres. Le refus de la noblesse d'acquiescer à mes conseils ne devait pas empêcher le tiers état de me donner un témoignage de déférence. »

Les communes, sans s'arrêter à discuter sur ces timides reproches, s'organisèrent en assemblée active prête à prendre possession de la plénitude du pouvoir délibérant. Le clergé, découragé de sa résistance par la faiblesse du roi et par le grand nombre de curés plébéiens qui aspirent dans son propre sein à réformer l'aristocratie ecclésiastique, cède enfin, dans une délibération séparée, à l'attraction des communes, et déclare que les pouvoirs seront vérifiés en assemblée générale. La noblesse adresse au roi d'amères et plaintives protestations. La cour, indécise, regarde, écoute, hésite, tremble, et commence à conspirer contre l'existence de la représentation nationale qu'elle a elle-même évoquée.

 

XIV.

La gravité des circonstances et la déchéance visible de la royauté avaient rapproché dans la convocation des états généraux la reine du comte d'Artois. La princesse, aussi mobile que l'espérance et la terreur dans une imagination de femme, après avoir partagé longtemps l'antipathie du roi contre M. Necker et favorisé de tout son crédit l'élévation de l'archevêque de Toulouse, avait contribué depuis à précipiter de nouveau son mari dans l'administration de M. Necker, comme la seule _ ressource contre la ruine des finances.

Sa haine et sa rancune contre les parlements, qui avaient manqué à sa justification dans le jugement du procès du collier, lui avaient fait accueillir avec une satisfaction secrète la pensée des états généraux. Mais les premières séances des communes, les insultes dont elle avait été l'objet à la procession des états dans les rues de Versailles, la froideur qui l'avait accueillie dans l'assemblée à la séance royale, la popularité outrageuse du duc d'Orléans, son ennemi personnel, les insolences de Mirabeau, les agitations de Paris, présages de tempête, les pamphlets qui circulaient contre elle dans toute la France et qui préparaient à la sédition par le mépris, la nécessité de dévoiler devant la nation les prodigalités de sa cour et de retrancher les caprices de sa faveur, les plaintes et les reproches de la cour particulière dont elle était entourée, cour_ qui pressentait la décadence de son crédit devant l'ascendant d'une représentation nationale ; enfin, les premières usurpations des communes, commençant à faire violence aux ordres privilégiés avant de faire violence à l'autorité royale elle-même, avaient en peu de jours retourné de nouveau l'esprit de la reine contre M. Necker et contre les états généraux, son propre ouvrage.

La panique et la colère agitaient tour à tour son cœur. Elle avait partagé en peu de temps, avec la mobilité de ses impressions, les transes et les prophéties sinistres de la noblesse et du clergé. Elle s'était liguée de nouveau, par cette communauté de haine, avec le plus jeune des frères du roi, le comte d'Artois.

Le comte d'Artois avait été quelques années avant cette époque le favori de la maison royale et le charme de la société familière de la reine. La partialité de ce jeune prince pour M. de Calonne, qui ne refusait rien à ses plaisirs et que la reine n'aimait pas, avait refroidi longtemps cette amitié entre la reine et son beau-frère. Les états généraux, les dangers communs', les prévisions funestes, l'inimitié du peuple, qui les menaçait à la fois et qui confondait leurs deux noms dans les mêmes outrages ; les mêmes impressions reçues dans la même société habituelle, dans le salon de madame de Polignac ; enfin, le repentir hautement avoué par la reine du consentement fatal qu'elle avait donné au retour de M. Necker, avaient effacé toutes les traces de ce dissentiment et reformé autour du roi une ligue tardive et presque unanime de la famille royale contre les états généraux et surtout contre la réunion des trois ordres en une seule assemblée.

L'âme de cette ligue, encore sourde et inaperçue, était le baron de Breteuil, ancien ministre de la maison du roi, écarté des affaires depuis le ministère de M. de Calonne.

 

XV.

Le baron de Breteuil avait l'habitude plus que le génie de la politique. L'autorité de son nom tenait plus aux nombreux emplois diplomatiques qu'il avait occupés qu'à ses lumières. Par ses longs séjours à l'étranger, il connaissait mieux l'Europe que la France, et pendant le temps qu'il avait occupé le poste de ministre de la maison du roi, il avait mieux appris à connaître l'intrigue des cours que l'opinion de la nation. Secret, fidèle, dévoué à son maître, mais téméraire et absolu dans l'exécution des ordres du roi, c'était un de ces hommes capables de bien servir dans des postes secondaires et dans des circonstances ordinaires, et qu'on appelle par habitude dans des circonstances désespérées. Son principal mérite aux yeux du comte d'Artois, de la reine et de sa société, était son expérience des gouvernements et sa haine des nouveautés.

 

XVI.

Cependant M. Necker lui-même, jusque-là immobile et comme absorbé dans la béatitude muette de l'espérance qu'il avait fondée sur cette convocation de la nation et sur le succès de l'arbitrage qu'il croyait avoir assuré au roi entre les ordres de l'État, commençait à sentir défaillir en lui cette confiance. L'arbitrage proposé par le roi avait été repoussé avec astuce par le clergé, avec insolence par la noblesse, avec une confiance souveraine dans leur propre force par les communes. Une révolution complète dans la constitution de l'État allait s'accomplir dans quelques jours, en face du roi et du gouvernement, sans que le roi et le gouvernement fussent même interrogés sur cette révolution qui dominait déjà le trône.

M. Necker, sous peine de livrer la monarchie au hasard et le roi à la dérision de son peuple, ne pouvait laisser plus longtemps son mettre clins une attitude qui dégradait toute autorité et toute majesté : Le premier ministre était forcé de prendre un parti.

Il n'y en avait plus que trois à prendre : ou dissoudre les états généraux, ou subir la révolution par la main du peuple, ou la faire accomplir au roi lui-même.

Ce premier parti dépassait la force de caractère du prince ; le second était l'humiliation des ministres et la perte de la monarchie ; le troisième sauvait au moins la dignité royale.

M. Necker rédigea à la bitte un manifeste royal. Ce manifeste énumérait toutes les réformes administratives débattues depuis sept ans dans les assemblées provinciales et généralement consenties par l'opinion publique, et toutes les concessions que la couronne était disposée à faire à la nation. Le ministre conseilla au roi de devancer ainsi par cette déclaration, lue en séance royale, les vœux de son peuple et les délibérations des états généraux, en faisant le premier et en faisant seul ce que les états généraux étaient appelés à faire avec lui ou sans lui. Il se flattait de convaincre ainsi les députés d'impuissance s'ils acceptaient, d'impopularité s'ils refusaient, de faction s'ils exigeaient séditieusement davantage.

 

XVII.

Ce conseil, conforme à la fois à la confiance du ministre dans l'ascendant de sa popularité d à la facilité du roi, fut agréé. Le projet de déclaration royale, communiqué par M. Necker au roi, à la reine, aux princes et à leur entourage ; devint le texte de discussions secrètes dans les conciliabules de la cour et dans les salons de madame de Polignac. Un conseil des ministres devant le roi fut convoqué au château de Marly pour arrêter les principes, la rédaction et les mesures. Avant le conseil, M. Necker, admis en présence de la reine et des deux princes frères du roi, discuta contre eux son projet, et se refusa à en modifier trop profondément le texte. Le projet de déclaration n'obtint de la reine qu'un demi-consentement.

Le conseil s'ouvrit ensuite devant le roi seul. A peine commencé, il fut interrompu par un officier de service qui parla à voix basse à l'oreille du prince. Le roi se leva, sortit et laissa longtemps le conseil des ministres dans l'attente. On comprit que la reine et les princes discutaient avec lui le texte des concessions que M. Necker allait arracher à la couronne et faisaient revenir le roi sur le consentement qu'il avait donné à son ministre. Il leva en effet le conseil en rentrant dans son cabinet, et il ajourna les ministres à une autre réunion qui se tiendrait trois jours après à Versailles. Ces trois jours, employés par le comte d'Artois, par la reine et par sa cour à déconseiller au roi 'une mesure qui l'engageait irrévocablement avec l'opinion publique, et qui faisait de lui le premier démolisseur de la constitution monarchique, ébranlèrent l'esprit du roi, le détachèrent de M. Necker et le décidèrent à prévoir et à préparer la chute de ce ministre.

 

XVIII.

Toutefois, la même faiblesse qui lui avait fait adopter, puis écarter le plan de M. Necker lui fit chercher, dans un plan intermédiaire et équivoque, les moyens de satisfaire à la fois son ministre et son entourage. La reine et les deux frères du roi furent appelés dans son cabinet avec les ministres d'État pour discuter de nouveau la déclaration royale. Les ministres particulièrement dévoués à M. Necker, M. de Montmorin, M. de la Luzerne, M. de Saint-Priest, soutinrent dans tous ses détails la pensée du ministre dirigeant. Le comte d'Artois défendit les privilèges militaires de la noblesse, dont il se déclarait hautement le champion. M. de Barentin, M. de Puységur, se rangèrent du parti de la cour et prémunirent le roi contre le danger de concessions si contraires à l'ancienne constitution de la monarchie.

Le plan ainsi modifié de M. Necker fut à peine reconnu par lui. Le coup d'État d'opinion qu'il avait rêvé ne conservait plus, après avoir subi ces altérations graves, qu'une partie de la vertu qu'il lui attribuait. Le ministère affrontait les états généraux avec le geste impérieux d'une déclaration royale, sans satisfaire assez la révolution pour puiser en elle la popularité nécessaire à la victoire du roi sur les états généraux. En réalité, le plan même intact de M. Necker n'était lui-même que la chimère d'un homme d'État aux abois. Il fallait bien peu connaître les passions de corps et les omnipotences d'assemblée pour s'imaginer qu'on les congédiait avec des paroles après les avoir suscitée du fond du peuple, et que les états généraux, fussent-ils satisfaits et unanimes sur les concessions du roi, se laisseraient enlever en face de la France l'honneur de discuter et de sanctionner eux-mêmes ces réformes. La question entre le roi et l'assemblée n'était déjà plus la réforme, c'était la souveraineté. Des bienfaits octroyés et garantis par l'autorité du roi seul n'étaient déjà plus des bienfaits pour eux, mais des ordres. Ils étaient venus pour en donner, non pour en recevoir.

 

XIX.

Un terrible dilemme se posait ici contre M. Necker.

Ou M. Necker voyait ce résultat certain de la séance royale, ou il ne le voyait pas. S'il ne le voyait pas, il était bien aveugle, et s'il le voyait, il était bien téméraire de conseiller comme efficace à son maitre une mesure qui ne pouvait qu'irriter la représentation nationale sans la vaincre. Le ministre chercha du moins à sauver du naufrage de la monarchie sa propre popularité. Justement blessé des modifications que le roi et ses ministres avaient apportées aux plans et aux discours préparés pour la séance royale, il hésita s'il ne se retirerait pas du ministère ou s'il n'abandonnerait pas le roi à sa destinée.

Un honorable scrupule le retint. Il sentit que sa retraite serait une dénonciation fatale de la faiblesse de son maître et des desseins antinationaux de la cour à l'opinion publique déjà trop animée. Il ne pouvait cependant, sans mentir à son opinion et sans se perdre lui-même, accepter la responsabilité tout entière de cette séance royale dont on allait accomplir l'acte sans en conserver l'esprit. Dans cette anxiété de son âme, il prit le parti de rester au ministère comme sauvegarde du roi, qu'il aimait, mais de préserver sa propre dignité en s'abstenant de paraître à la séance royale, et de laisser transpirer ainsi une demi-opposition air coup d'État, opposition dont l'opinion publique entreverrait suffisamment le motif et dont elle le récompenserait par un redoublement de fanatisme pour son nom.

 

XX.

Pendant ces intrigues de palais et ces hésitations du roi, qui se succédaient dans la solitude de Marly comme pour en dérober mieux le mystère à Versailles, l'agitation publique, accrue par cet éloignement et par ce silence, dépassait dans ses prévisions la portée de l'événement qui se tramait. Les députés oisifs et la foule accourue tous les jours pour assister à 'leurs délibérations s'attendaient à tout apprendre et s'encourageaient à tout oser contre les entreprises de la cour. La multitude, plus nombreuse et plus frémissante que jamais, se pressait, dans la matinée du 21 juin, aux portes de la salle des états généraux, pour assister aux nouveaux triomphes des communes, qui devaient, ce jour-là, recevoir dans leur sein, comme des vainqueurs après une capitulation triomphale, la soumission de tous les députés de l'ordre du clergé. On s'attendait à chaque instant à voir défiler ce cortége de représentants résignés de l’Eglise, de la noblesse, quand des hérauts d'armes sortant du palais et parcourant les rues et les places de Versailles proclamèrent devant le peuple que le roi se proposait de tenir une séance royale le lundi 22 juin, et que la salle des séances serait interdite jusqu'à ce jour aux députés, pour y faire les préparatifs convenables à la majesté royale.

 

XXI.

Le murmure et l'indignation de la foule répondirent par une rumeur générale à cette proclamation. On se rapprocha des portes de la salle pour assister à cette lutte entre les représentants de la nation et l'autorité du roi. A huit heures, le président de l'Assemblée, Bailly, se présente pour occuper le bureau. Les portes restent fermées devant lui. Il proteste à haute voix au nom de Ses collègues. Ses protestations, applaudies. par la multitude, font accourir un officier des gardes du corps, qui déclare que sa consigne lui défend de laisser occuper la salle par les députés, afin de laisser les tapissiers de la cour préparer l'appareil d'une séance royale.

Cependant, Bailly insistant, on lui permet d'entrer pour enlever les procès-verbaux des séances précédentes.

Le bruit de cet outrage à l'Assemblée fait accourir un à un les députés autour. de leur président. Leurs groupes se mêlent à ceux du peuple ; les gestes et les visages attestent l'impression d'un attentat. Cet affront est, aux yeux de tous, le présage et le prélude d'un défi à la nation. On se récrie, on se consulte, on s'exalte de conjecture en conjecture, on parle de se rendre processionnellement au château de Marly, de répondre au défi par l'audace, de tenir la séance en plein soleil, sous les fenêtres du roi et sous la garde de la multitude, de porter dans le palais et dans le cœur du roi et de la cour la terreur qu'ils ont voulu porter eux-mêmes dans le palais de la nation.

D'autres enfin, plus téméraires et plus implacables dans leur ressentiment, parlent d'aller en corps demander asile et protection à la ville de Paris, et d'opposer la capitale du peuple -à la capitale du roi. La foule, exaltée, encourage cette motion. Bailly, qui voit dans cette retraite la déclaration de la guerre civile, la réprime avec une consciencieuse fermeté.

 

XXII.

Mesuré jusque dans l'audace, Bailly ne veut d'autre vengeance que le spectacle même de la majesté natio-. nale proscrite dé son enceinte et cherchant vainement un asile dans un des édifices de la ville aux portes du palais du roi. « La nation, » s'écrie-t-il, « ennoblit tout ce qu'elle habite ! — Oui, oui ! » reprend la multitude, « toute enceinte qui vous ouvrira ses murs s'élèvera plus haut que ces palais qui vous sont fermés par le despotisme. »

Une voix désigne le jeu de paume de Versailles, veste enceinte de la vieille ville consacrée alors aux exercices et aux jeux de la 'cour. « Au jeu de paume ! au jeu de paume ! » répètent des milliers de voix.

La colonne des députés et du peuple s'y dirige avec une majesté calme qui défie la pompe des cours. On pressent qu'un grand acte va s'accomplir et que la nation, qui entre insultée dans cet asile, en sortira souveraine.

Bailly, accueilli respectueusement par le propriétaire du jeu de paume, y pénètre avec lenteur et, refuse les fauteuils, les tables, les bancs, dont on voudrait décorer pour l'Assemblée et pour lui la nudité de l'édifice. Une représentation debout, les pieds sur le sol, lui parait une attitude plus conforme à l'insurrection civique des communes. Tout ce qu'il veut, c'est attester par la banalité même du lieu l'irrespectuosité de la cour et l'imperturbabilité de la nation. Un simple tréteau de bois, élevé de quelques pieds au-dessus du niveau de la salle, lui sert de bureau et de tribune. Aucun appareil n'est nécessaire à une séance qui ne doit être qu'une acclamation. Les nombreux députés des communes se pressent en désordre sur les pas de leur président et remplissent en silence l'enceinte ; le peuple, qui s'engouffre à leur suite, se contient lui-même pour laisser l'espace à ses représentants. La multitude encombre les galeries supérieures, les fenêtres, les colonnes, les filets tendus autour de l'enceinte et jusqu'aux combles presque inaccessibles de l'édifice. L'édifice entier paraît vivant.

 

XXIII.

Un profond silence succède au tumulte de cette invasion. Bailly, d'une voix émue et attristée, rend compte 4 ses collègues de l'obstacle inattendu et injurieux que la force armée, par l'ordre du roi, ' oppose à la réunion des communes dans le lieu de leurs séances. Le ton absolu et dédaigneux des lettres du marquis de Brézé, qui signifie cet ordre au président de l'Assemblée, ajoute la colère à l'étonnement. Ces lettres semblent avoir pour intention de subalterniser la nation devant la cour. Elles soulèvent le seul sentiment unanime des assemblées, l'orgueil de corps. Mais le corps ici, c'est la nation. L'outrage qu'elle subit est l'outrage de chaque député. Les opinions se confondent dans un ressentiment commun que chacun se presse et se glorifie de laisser éclater. Mounier, Barnave, Chapelier, Target, se répandent en plaintes ardentes contre l'insolence des conseillers et des exécuteurs d'un tel affront.

Il est à leurs yeux l'annonce de desseins sinistres qui menacent la représentation nationale et qu'il faut prévenir par un acte qui décourage de telles violences en les devançant. Ils proposent de protester d'avance contre toute dispersion violente des députés aux états généraux et de déclarer la permanence de la nation en prêtant tous, et en signant tous, le serment de ne pas se séparer jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur d'inébranlables bases, et de déclarer que partout où les députés seront réunis, partout sera l'Assemblée nationale.

 

XXIV.

Ce serment sort de tous les cœurs avant de jaillir de toutes les lèvres. Le président ne revendique qu'un privilège, celui de le prêter le premier. « Je jure, » dit-il, « de ne jamais me séparer de l'Assemblée nationale et de me réunir à elle partout où l'exigeront les circonstances ; jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides ! »

Tous les députés prêtent après lui le même serment entre ses mains, tous les bras se dirigent vers Bailly comme pour protéger sous cette voûte de bras étendus le droit sacré de la souveraineté nationale confié à l'intrépide résolution de toutes ces poitrines. Le peuple, suspendu aux galeries et aux voûtes de l'enceinte, retient sa respiration, de peur de troubler le mystère qui s'accomplit ; il ne laisse éclater ses applaudissements dans un immense cri de Vive la nation vive le roi ! qu'après que le dernier des membres de l'Assemblée a proféré son serment à la patrie. Un seul d'entre eux, exception consciencieuse et intrépide, Martin (d'Auch), refuse à haute voix de prêter le serment national. Ses collègues l'interrogent, l'objurguent, le violentent en vain de la voix, du visage, du geste : rien ne peut ébranler son scrupule héroïque dans son âme. « Je déclare, » répond-il au président qui lui demande les motifs de son opposition, « que je ne crois pas pouvoir jurer d'exécuter des résolutions non sanctionnées par le roi ! » On respecte son indépendance et on lui laisse signer son opposition unique au bas- de son nom comme pour mieux attester l'unanimité de l'acte par l'isolement d'une seule opposition.

Après quelques vaines tentatives de Barnave pour faire voter une adresse menaçante au roi, on déclare à l'unanimité qu'il ne faut point préjuger par des accusations anticipées les mesures et les paroles du roi à la séance royale du lendemain, et qu'il y a plus de force et plus de majesté dans cet acte que dans la plainte et dans la menace.

L'Assemblée se sépare en silence, emportant dans son cœur le sentiment de la force invincible qu'elle a puisée dans son serment. Entrés sujets dans le jeu de paume, les députés en sortent souverains. Le peuple, qui les salue de ses acclamations au passage, semble reconnaître sur leurs fronts la souveraineté du peuple dont ils viennent de se sacrer eux-mêmes. C'était la révolte de la pensée nationale accomplie en un serment spontané, arraché par un hasard à l'inspiration générale des communes. Mirabeau n'allait pas tarder à proclamer la révolte de la représentation nationale toute entière, et Paris à consommer la révolte du peuple.

 

XXV.

La consternation sortit avec les députés des communes de la salle du jeu de paume et répandit le trouble, l'hésitation, la terreur jusque dans Marly. Les ministres, tremblant de frapper, honteux de fléchir, demandèrent au roi vingt-quatre heures de plus pour délibérer. Le roi fit connaître au président de l'Assemblée que la séance royale annoncée pour le lendemain n'aurait lieu que le mardi 23 juin. L'Assemblée, sans s'arrêter à cette communication du roi, résolut de se réunir, comme la veille, dans la salle du jeu de paume.

Arrivée aux portes, elle les trouva fermées. Le comte d'Artois, par un subterfuge dédaigneux et puéril, avait loué la salle sous prétexte d'une partie de paume, opposant insolemment ainsi les plaisirs d'un prince à la réunion des représentants de la nation. L'Assemblée, sans s'émouvoir d'une puérilité trop au-dessous d'elle et du prince, erra quelque temps dans les rues de Versailles, cherchant un asile d'édifice en édifice, et finit par entrer dans l'église Saint-Louis, où elle reçut l'ordre du clergé, qui passait enfin aux communes.

 

XXVI.

Bailly, après le long applaudissement qui accueillit le clergé dans le sein du peuple, félicita les évêques. « Vous voyez, » leur dit-il, « la joie, vous entendez les acclamations que votre présence fait éclater. C'est Lamour de l'union et du bien public qui les inspire. Vous sortez du-sanctuaire, messieurs, pour vous réunir à cette Assemblée nationale qui vous attendait avec tant d'impatience. La France bénira ce jour mémorable ; elle inscrira vos noms dans les fastes de la patrie. »

Le clergé s'associait ainsi à l'insurrection morale des communes illégalement réunies contre les ordres du roi dans l'enceinte accidentelle où le tiers état avait élevé son droit contre les prétentions du trône.

Cette complicité des deux ordres les plus nombreux et les plus populaires de l'État et l'adjonction des quarante-sept députés les plus illustres et les plus aimés de la noblesse, donnaient pour le lendemain une force d'impunité et une autorité invincible à cette majorité des états généraux.

Le découragement et le désespoir étaient dans le cœur de la reine, des princes, des courtisans, des ministres, et l'incertitude dans le cœur du roi., Mais la séance royale si solennellement annoncée, les plans rédigés, les discours préparés, l'attente universelle, la révolte des esprits montant d'heure en heure, le serment du jeu de paume, la réunion du clergé aux communes, la scission dans la noblesse, la désunion même dans les ministères, -ne permettaient plus au roi de reculer sans avouer l'impuissance après avoir affiché l'audace. On passa la nuit au palais à retoucher, à modifier, à tempérer les actes et les paroles de la séance royale.

 

XXVII.

M. Necker, sous prétexte que ces plans n'étaient plus les siens et que ces paroles dénaturaient le coup d'État populaire dont il avait inspiré la première idée, se renfermait inaccessible dans ses appartements. Le roi espéra jusqu'au dernier moment que ce ministre se joindrait à son cortége et le couvrirait de sa présence devant son peuple. Il déploya pour se rendre à l'Assemblée toute la pompe civile et militaire de la royauté, comme pour intimider les députés et le peuple par un simulacre de force matérielle en proportion avec la force morale qu'il allait affronter. La cour entière était convoquée au château. Une armée nombreuse campée dans les jardins de Versailles appuyait la maison militaire rangée en bataille, précédait et suivait le cortége sur toute la route qu'il avait à parcourir.

Un silence morne accueillit partout son passage. La physionomie du peuple était une première protestation contre la violence que cette séance semblait augurer dans la pensée du roi. Les députés des communes au contraire étaient encouragés à la résistance par la complicité, par les regards et par les gestes des innombrables spectateurs accourus de Paris. Ils s'avançaient en silence, à pied, sous une pluie diluvienne qui attristait le ciel lui-même des sombres auspices de la journée.

Le roi et les ministres, par une affectation de dédain traditionnelle dans le cérémonial des états généraux, semblaient avoir voulu, dès le premier pas, subalterniser les représentants des communes devant les deux premiers ordres, et leur rappeler d'autant plus leur infériorité plébéienne qu'ils avaient affecté plus d'omnipotence jusque-là. La porte d'honneur de la salle par laquelle le roi, la noblesse et le clergé devaient entrer dans l'enceinte fut interdite par les ordres du grand maître des cérémonies aux députés du tiers état. Les pieds dans la boue, la tête sous la pluie, Bailly et les députés des communes furent contraints de s'abriter, pour attendre le roi, sous un chantier en planches élevé par des ouvriers mercenaires à côté de la salle des états généraux. Un soulèvement d'indignation éclata à cet aspect dans la multitude, et mille voix s'élevèrent pour signaler l'affront fait au peuple dans ses représentants. « Monsieur le président, » s'écria Mirabeau, « conduisez la nation au-devant du roi : elle y sera du moins à sa place. »

Bailly fit menacer le grand maître des cérémonies de se retirer avec les communes s'il persistait à les dégrader par une distinction humiliante et par une attente subalterne devant le peuple. Les portes s'ouvrirent enfin. Les députés, encore frémissants de l'outrage, se rangèrent pour attendre l'événement.

 

XXVIII.

Le roi parut entouré des princes, des ministres, des grands officiers de la couronne. Tous les yeux cherchèrent M. Necker dans le cortège. Son absence, interprétée comme une protestation muette contre les desseins de la cour, imprima dès le premier coup d'œil dans les esprits un pressentiment de coup d'État. Toutes les physionomies s'assombrirent, tous les cœurs se prémunirent contre les explosions du sentiment que le respect et la tendresse encore subsistant pour le roi pouvaient surprendre à l'Assemblée. Le roi lui-même, à qui la reine, ses frères et ses conseillers avaient recommandé d'affermir son attitude, avait pris le visage d'un maitre qui veut être obéi. Il promena un regard assuré sur les députés, et d'un accent où le reproche se mêlait à la volonté, il lut le préambule de la déclaration royale qu'il venait apporter à son peuple.

 

XXIX.

« Messieurs, je croyais avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le bien de mes peuples, lors- que j'avais pris la résolution de vous rassembler, lorsque j'avais surmonté toutes les difficultés dont votre convocation était entourée, lorsque j'étais allé, pour ainsi dire, au-delà des vœux de la nation, en manifestant à l'avance ce que je voulais faire pour son bonheur.

« Il semblait que vous n'aviez qu'à finir mon ouvrage, et la nation attendait avec impatience le moment où, par le concours des vues bienfaisantes de son souverain et du zèle éclairé de ses représentants, elle allait jouir des prospérités que cette union devait lui procurer. Les états généraux sont ouverts depuis près de deux mois, et ils n'ont point pu encore s'entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître du seul amour de la patrie, et une funeste division jette l'alarme dans tous les esprits. Je veux le croire et j'aime à le penser, les Français ne sont pas changés. Mais pour éviter de faire à aucun de vous des reproches, je considère que le renouvellement des états généraux, après un si long terme, l'agitation qui l'a précédé, le but de cette convocation si différent de celui qui rassemblait vos ancêtres, les restrictions dans les pouvoirs, et plusieurs autres circonstances, ont dû nécessairement amener des oppositions, des débats, des prétentions exagérées.

« Je dois au bien commun de mon royaume, je dois à moi-même de faire cesser ces funestes divisions. C'est dans cette résolution, messieurs, que je vous rassemble de nouveau autour de moi ; c'est comme le père commun de tous mes sujets, c'est comme le défenseur des lois de mon royaume, que je viens en retracer le véritable esprit et réprimer les atteintes qui ont pu y être portées.

« Mais, messieurs, après avoir établi clairement les droits respectifs des différents ordres, j'attends du zèle pour la patrie des deux premiers ordres, j'attends de leur attachement pour ma personne, j'attends de la connaissance qu'ils ont des maux urgents de l'Etat, que dans les affaires qui regardent le bien général, ils seront les premiers à proposer une réunion d'avis et de sentiments, que je regarde comme nécessaires dans la crise actuelle qui doit opérer le salut de l'Etat. » Un des secrétaires lit ensuite la déclaration suivante :

DÉCLARATION DU ROI CONCERNANT LA PRÉSENTE TENUE DES ÉTATS GÉNÉRAUX.

Article Ier. Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume ; que les députés librement élus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être considérés comme formant le corps des représentants de la nation. En conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l'ordre du tiers état le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu s'ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles.

II. Sa Majesté déclare valides tous les pouvoirs vérifiés ou à vérifier dans chaque chambre, sur lesquels il ne s'est point élevé ou ne s'élèvera pas de contestation. Ordonne Sa Majesté qu'il en sera donné communication respective entre les ordres. Quant aux pouvoirs qui pourraient être contestés dans chaque ordre, et sur lesquels les parties intéressées se pourvoiraient, il y sera statué pour la présente tenue des états généraux seulement, ainsi qu'il sera ci-après ordonné.

III. Le roi casse et annule, comme anticonstitutionnelles, contraires aux lettres de convocation et opposées à l'intérêt de l'État, les restrictions des pouvoirs qui, en gênant la liberté des députés aux états généraux, les empêcheraient d'adopter les formes de délibération prises séparément, par ordre ou en commun, par le vœu distinct des trois ordres.

IV. Si, contre l'intention du roi, quelques-uns des députés avaient fait le serment téméraire de ne point s'écarter d'une forme de délibération quelconque, Sa Majesté laisse à leur conscience de considérer si les dispositions qu'elle va régler s'écartent de la lettre ou de l'esprit de l'engagement qu'ils auraient pris.

V. Le rai permet aux députés qui se croiront gênés par leurs mandats de demander à leurs commettants un nouveau pouvoir ; mais Sa Majesté leur enjoint de rester, en attendant, aux états généraux, pour assister à toutes les délibérations sur les affaires pressantes de l'État, et d'y donner un avis consultatif.

VI. Sa Majesté déclare que, dans les tenues suivantes d'états généraux, elle ne souffrira pas que les cahiers ou mandats puissent être considérés jamais comme impératifs ; ils ne doivent être que de simples instructions confiées à la conscience et à la libre opinion des députés dont on aura fait choix.

VII. Sa Majesté ayant exhorté, pour le salut de l'Etat, les trois ordres à se réunir, pendant cette tenue d'états seulement, pour délibérer en commun sur les affaires d'une utilité générale, veut faire connaître ses intentions sur la manière dont il pourra y être procédé.

VIII. Seront nommément exceptées des affaires qui pourront être traitées en commun celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de constitution à-donner aux prochains états généraux, les propriétés seigneuriales et féodales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers ordres.

IX. Le consentement particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers.

X. Les délibérations à prendre par les trois ordres réunis, sur les pouvoirs contestés, et sur lesquels les 'parties intéressées se pourvoiraient aux états généraux, seront prises à la pluralité des suffrages ; mais si les deux tiers des voix, dans l'un des trois ordres, réclamaient contre la délibération de l'Assemblée, l'affaire sera rapportée au roi, pour y être définitivement statué par Sa Majesté.

XI. Si dans la vue de faciliter la réunion des trois ordres, ils désiraient que les délibérations qu'ils auront à prendre en commun passassent seulement à la pluralité des deux tiers des voix, Sa Majesté est disposée à autoriser cette forme.

XII. Les affaires qui auront été décidées dans les assemblées des trois ordres seront remises le lendemain en délibération, si cent membres de l'Assemblée se réunissent pour en faire la demande.

XIII. Le roi désire que, dans cette circonstance, et pour ramener les esprits à la conciliation, les trois chambres commencent à nommer séparément une commission composée du nombre des députés qu'elles jugeront convenable, pour préparer la forme et la distribution des bureaux de conférences qui devront traiter les différentes affaires.

XIV. L'assemblée générale des députés des trois ordres sera présidée par les présidents choisis par chacun des ordres, et selon leur rang ordinaire.

XV. Le bon ordre, la décence et la liberté même des suffrages exigent que Sa Majesté défende, comme elle le fait expressément, qu'aucune personne, autre que les membres des trois ordres composant les états généraux, puisse assister à leurs délibérations, soit qu'ils les prennent en commun ou séparément.

Le roi reprend la parole.

« J'ai voulu aussi, messieurs, vous faire remettre sous les yeux les différents bienfaits que j'accorde à mes peuples. Ce n'est pas pour circonscrire votre zèle dans le cercle que je vais tracer, car j'adopterai avec plaisir toute autre vue de bien public qui sera proposée par les états généraux. Je puis dire, sans me faire illusion, que jamais roi n'en a autant lait pour aucune nation ; mais quelle autre peut l'avoir mieux mérité par ses sentiments que la nation française ! Je ne craindrai pas de l'exprimer : ceux qui, par des prétentions exagérées, ou par des difficultés hors de propos, retarderaient encore l'effet de mes intentions paternelles, se rendraient indignes d'être regardés comme Français. »

Ce discours est suivi de la déclaration que voici :

DÉCLARATION DES INTENTIONS DU ROI.

Article Ier. Aucun nouvel impôt ne sera établi, aucun ancien ne sera prorogé au-delà du terme fixé par les lois, sans le consentement des représentants de la nation.

II. Les impositions nouvelles qui seront établies ou les anciennes qui seront prorogées ne le seront que pour l'intervalle qui devra s'écouler jusqu'à l'époque de la tenue suivante des états généraux.

III. Les emprunts pouvant devenir l'occasion -nécessaire d'un accroissement d'impôts, aucun n'aura lieu sans le consentement des états généraux, sous la-condition, toutefois, qu'en cas de guerre ou d'autre danger national, le souverain aura la faculté d'emprunter sans délai jusqu'à la concurrence d'une somme de cent millions, car l'intention formelle du roi est de ne, jamais mettre le salut de son empire sous la dépendance de personne.

IV. Les états généraux examineront avec soin la situation des finances, et ils demanderont tous les renseignements propres à les éclairer parfaitement,

V. Le tableau des revenus et des dépenses sera rendu public chaque année, dans une forme proposée par les états généraux et approuvée par Sa Majesté.

VI. Les sommes attribuées à chaque département seront déterminées d'une manière fixe et invariable, et le roi soumet à cette règle générale les fonds mêmes qui sont destinée à l'entretien de sa maison.

VII. Le roi veut que pour assurer cette fixité des diverses dépenses de l'Etat, il lui soit indiqué par les états généraux les dispositions propres à remplir ce but, et Sa Majesté les adoptera si elles s'accordent avec la dignité royale et la célérité indispensable du service public.

VIII. Les représentants d'une nation fidèle aux lois de l'honneur et de la probité ne donneront aucune atteinte à la foi publique, et le roi attend d'eux que la confiance des créanciers de l'Etat soit assurée et consolidée de la manière la plus authentique.

IX. Lorsque les dispositions formelles annoncées par le clergé et la noblesse, de renoncer à leurs privilèges pécuniaires, auront été réalisées par leurs délibérations, l'intention du roi est de les sanctionner, et qu'il n'existe plus dans le paiement des contributions pécuniaires aucune espèce de privilége et de distinction.

X. Le roi veut que pour consacrer une disposition si importante, le nom de taille soit aboli dans tout le royaume, et qu'on réunisse cet impôt, soit aux vingtièmes, soit' à toute autre imposition territoriale, ou qu'il soit enfin remplacé de quelque manière, mais toujours d'après des proportions justes, égales, et sans distinction d'état, de rang et de naissance.

XI. Le roi veut que le droit de franc-fief soit aboli du moment où les revenus et les dépenses fixes de l'État auront été mis dans une exacte balance.

XII. Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées, et Sa Majesté comprend expressément sous le nom de propriétés les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives, utiles ou honorifiques, attachés aux terres et aux fiefs ou appartenant aux personnes.

XIII. Les deux premiers ordres de l'État continueront à jouir de l'exemption des charges personnelles, mais le roi approuvera que les états généraux s'occupent des moyens de convertir ces sortes de charges en contributions pécuniaires, et qu'alors tous les ordres de l'État y soient assujettis également.

XIV. L'intention de Sa Majesté est de déterminer, d'après les états généraux, quels seront les emplois et les charges qui conserveront à l'avenir le privilége de donner et de transmettre la noblesse. Sa Majesté, néanmoins, selon le droit inhérent à sa couronne, accordera des lettres de noblesse à ses sujets qui, par des services rendus au roi et à l'État, se seraient montrés dignes de cette récompense.

XV. Le roi désirant assurer la liberté individuelle de tous les citoyens d'une manière solide et durable, invite les états généraux à chercher et à lui proposer les moyens les plus convenables de concilier l'abolition des ordres connus sous le nom de lettres de cachet avec le maintien de la sûreté publique, et avec les précautions nécessaires, soit pour ménager dans certains cas l'honneur des familles, soit pour réprimer avec célérité les commencements de sédition, soit pour garantir l'État des effets d'une intelligence criminelle avec les puissances étrangères.

XVI. Les états généraux examineront et feront connaître à Sa Majesté le moyen le plus convenable de concilier la liberté de la presse avec le respect de à la religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens.

XVII. Il sera établi dans les diverses provinces ou généralités du royaume des états provinciaux composés de deux dixièmes de membres du clergé, dont une partie sera nécessairement choisie dans l'ordre épiscopal ; de trois dixièmes de membres de la noblesse et de cinq dixièmes de membres du tiers état.

XVIII. Les membres de ces états provinciaux seront librement élus par les ordres respectifs, et une mesure quelconque de propriété sera nécessaire pour être électeur ou éligible.

XIX. Les députés à ces états provinciaux délibéreront en commun sur toutes les affaires, suivant l'usage observé dans les assemblées provinciales que ces états remplaceront.

XX. Une commission intermédiaire, choisie par ces états, administrera les affaires de la province pendant l'intervalle d'une tenue à l'autre, et ces commissions intermédiaires, devenant seules responsables de leur gestion, auront pour délégués des personnes choisies Uniquement par elles ou par les états provinciaux.

XXI. Les états généraux proposeront au roi leurs vues pour toutes les autres parties de l'organisation intérieure des états provinciaux et pour le choix des formes applicables à l'élection des membres de cette assemblée.

XXII. Indépendamment des objets d'administration dont les assemblées provinciales sont chargées, le roi confiera aux états provinciaux l'administration des hôpitaux, des prisons, des dépôts de mendicité, des enfants trouvés, l'inspection des dépenses des villes, la surveillance sur l'entretien des forêts, sur la garde et la vente des bois, et sur d'autres objets qui pourraient être administrés plus utilement par les provinces.

XXIII. Les contestations survenues dans les provinces où il existe- d'anciens états, et les réclamations élevées contre la constitution de ces assemblées, devront fixer l'attention des états généraux ; ils feront connaître à Sa Majesté les dispositions de justice et de sagesse qu'il est convenable d'adopter pour établir un ordre fixe dans l'administration de ces mêmes provinces.

XXIV. Le roi invite les états généraux à s'occuper de la recherche des moyens propres à tirer le parti le plus avantageux des domaines qui sont dans ses mains, et de leur proposer également leurs vues sur ce qu'il peut y avoir de plus convenable à faire relativement aux domaines engagés.

XXV. Les états généraux s'occuperont du projet conçu depuis longtemps par Sa Majesté de porter les douanes aux frontières du royaume, afin que la plus parfaite liberté règne dans la circulation intérieure des marchandises nationales ou étrangères.

XXVI. Sa Majesté désire que les fâcheux effets de l'impôt sur le sel et l'importance de ce revenu soient discutés soigneusement, et que dans toutes les suppositions on propose, au moins, des moyens d'en adoucir la perception.

XXVII. Sa Majesté veut aussi qu'on examine attentivement les avantages et les inconvénients des droits d'aides et autres impôts, mais sans perdre de vue la nécessité absolue d'assurer une exacte balance entre les revenus et les dépenses de l'État.

XXVIII. Selon le vœu que le roi a manifesté par sa déclaration du 25 septembre dernier, Sa Majesté examinera, avec une sérieuse attention, les projets qui lui seront présentés relativement à l'administration de la justice et au moyen de perfectionner les lois civiles et criminelles.

XXIX. Le roi veut que les lois qu'il aura fait promulguer pendant la tenue et d'après l'avis ou selon le vœu des états généraux n'éprouvent pour leur enregistrement et pour leur exécution aucun retardement ni aucun obstacle dans toute l'étendue de son royaume.

XXX. Sa Majesté veut que l'usage de la corvée, pour la confection et l'entretien des chemins, soit actuellement 'et pour toujours aboli de son royaume.

XXXI. Le roi désire que l'abolition du droit de mainmorte, dont Sa Majesté a donné l'exemple dans ses domaines, soit étendue à toute la France, et qu'il lui soit proposé les moyens de pourvoir à l'indemnité qui pourrait être due aux seigneurs en possession de ce droit.

XXXII. Sa Majesté fera connaître incessamment aux états généraux les règlements dont elle s'occupe pour restreindre les capitaineries, et donner encore dans cette partie, qui tient de plus près à ses jouissances personnelles, un nouveau témoignage de son amour pour ses peuples.

XXXIII. Le roi invite les états généraux à considérer le tirage de la milice sous tous ses rapports, et à s'occuper des moyens de concilier ce qui est dû à la défense de l'État avec les adoucissements que Sa Majesté désire pouvoir procurer à ses sujets.

XXXIV. Le roi veut que toutes les dispositions d'ordre public et de bienfaisance envers ses peuples que Sa Majesté aura sanctionnées par son autorité pendant la présente tenue des états généraux, celles entre autres à la liberté personnelle, à l'égalité des contributions, à l'établissement des états provinciaux, ne puissent jamais être changées sans le consentement des 'trois ordres pris séparément. Sa Majesté les place à l'avance au rang des propriétés nationales, qu'elle veut mettre, comme toutes les autres propriétés, sous la garde la plus assurée.

XXXV. Sa Majesté, après avoir appelé les états généraux à s'occuper, de concert avec elle, des grands objets d'utilité publique et de tout ce qui peut contribuer au bonheur de son peuple, déclare, de la manière la plus expresse, qu'elle veut conserver en son entier, et sans la moindre atteinte, l'institution de l'armée, ainsi que toute autorité, police et pouvoir sur le militaire, tels qui les monarques français en ont constamment joui.

Le roi, avant de se retirer, prononce un troisième discours que nous transcrivons.

« Vous venez, messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vœux : ils sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien public, et si, par une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferais le bien de mes peuples, seul je me considérerais comme leur véritable représentant ; et, connaissant vos cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le vœu le plus général de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurais toute la confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherais vers le but auquel je veux atteindre avec tout le courage et la fermeté qu'il doit m'inspirer.

« Réfléchissez, messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions, ne peuvent avoir force de loi sans mon approbation spéciale. Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs, et tous les ordres de l'État peuvent se reposer sur mon équitable impartialité.

« Toute défiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi, jusqu'à présent, qui ai fait le bonheur de mes peuples, et il est rare peut-être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.

« Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. J'ordonne, en conséquence, au grand maitre des cérémonies de faire préparer les salles. »

 

XXX.

Après le départ du roi, presque tous les évêques, quelques curés et une grande partie de la noblesse se Tentèrent per la même porte qui avait été ouverte pour la cour.

Les autres députés restèrent à leur place, étonnés, incertains de ce qu'ils devaient faire. Ils se regardaient, attendant un avis qui terminât leur irrésolution.

Mirabeau se leva.

« Messieurs ! » s'écria- t-il, « j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n'étaient pas toujours dangereux, Quelle est cette insultante dictature ? L'appareil des armes, la violation du temple national pour vous commander d'être heureux ! Qui vous fait ce commandement ? Votre mandataire ! Qui vous donne des lois impérieuses ? Votre mandataire, lui qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d'un sacerdoce politique et inviolable ; de nous, enfin, de qui seuls vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté de vos délibérations est enchaînée. Une force militaire environne les états ! Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment, et il ne nous permet de nous séparer qu'après avoir fait la constitution ! »

Alors M. de Brézé s'avança vers l'Assemblée et prononça quelques mots d'une voix basse et mal assurée. « Plus haut ! » lui cria-t-on.

« Messieurs, » dit alors le grand maître des cérémonies, « vous avez entendu les ordres du roi. »

Mirabeau alors, « Oui, monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi ; et vous qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux, vous qui n'avez ni place ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque et tout délai, je déclare que si l'on vous a chargé de nous faire 'sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes ! »

 

XXXI.

Ces paroles contenaient une révolution. Mirabeau, en les prononçant, sentait la France derrière lui. Un long silence laissa réfléchir l'Assemblée sur leur signification.

Le président Bailly les adopta en se tournant à son tour vers le grand maitre des cérémonies.

« L'Assemblée a arrêté hier, » lui dit-il, « qu'elle resterait séance tenante après la séance royale. Je ne puis séparer l'Assemblée avant qu'elle- en ait délibéré elle-même, et qu'elle en ait délibéré librement.

« — Puis-je, monsieur, » demanda le grand maitre, « porter cette réponse au roi ?

« — Oui, monsieur, » répondit le président.

Un calme majestueux, signe plus menaçant de la force et de l'unanimité de l'Assemblée que de tumultueux murmures, avait accueilli les paroles et les déclarations du roi. On semblait éprouver plus de pitié que d'irritation contre cette démonstration suprême d'une autorité déjà évanouie. Aucune acclamation ne salua le prince à son départ. On attendit même, avec la bienséance de la dignité du peuple et de la dignité du roi, que le prince fût remonté dans ses voitures, pour qu'il ne fût pas témoin de la dérision de son autorité. En vain quelques membres di clergé et de la noblesse s'efforcèrent-ils de donner le signal et l'exemple de l'obéissance aux ordres du monarque en quittant avec bruit leurs places et en se retirant sur les pas de la cour. L'assemblée en masse, immobile et muette, feignit de n'avoir pas même entendu la sommation des ministres. Le serment insurrectionnel du jeu de paume encore sur les lèvres défendait à ceux qui l'avaient prêté de se séparer tant que la constitution ne serait pas établie.

 

XXXII.

La déclaration royale, bien qu'elle renfermât la plus grande partie des réformes consenties par l'opinion publique, n'était pas une constitution. C'était une volonté personnelle du roi, volonté aussi arbitraire que son pouvoir, aussi précaire que sa vie, aussi révocable que sa pensée. Ce n'était pas pour assister muette et obéissante à une vaine déclaration des intentions du monarque et de ses ministres, que la nation, remuée depuis un demi-siècle dans toutes ses profondeurs et évoquée de toutes ses professions et de tous ses intérêts, avait envoyé l'élite de ses représentants à Versailles. C'était pour discuter avec elle-même et avec son roi les dogmes de sa régénération, pour entrer en possession inamissible des droits qui parlaient si haut dans son cœur, et pour rapporter aux générations à venir une constitution nationale, pacte immuable du peuple et du roi.

La séparation des états généraux en trois ordres, mentionnée par le roi dans le premier article de sa déclaration, était le déni de cette unité et de cette égalité de la nation, première aspiration du patriotisme et première passion de la France. Ce seul article devait faire rejeter tous les autres, car il était la sanction de la division de l'ordre religieux et féodal que le XVIIIe siècle avait pour mandat de détruire. Une pareille injonction rangeait le roi, révolutionnaire jusque-là, dans le parti de la contre-révolution. La convocation des états généraux, commençant ainsi par la défense de se modifier eux-mêmes et réduits au rôle d'enregistrer ment des volontés de la cour, était une dérision de la couronne qui ne pouvait être répondue que par la retraite ou par la révolte de la nation. M. Necker, en préparant un tel choc de prérogatives entre le roi et les états généraux, avait montré ou une impéritie bien profonde ou une bien criminelle insouciance de l'autorité du roi. Les ministres qui, en s'emparant de son projet de déclaration, l'avaient encore dénaturé en posant le roi non plus seulement comme arbitre, mais comme parti dans la lutte entre les privilégiés et la nation, avaient aggravé sa faute et compromis la couronne. Mais le plan même non modifié de M. Necker ne pouvait pas avoir un meilleur résultat. Les états généraux ne se seraient pas plus laissé déposséder par des caresses que par des menaces. Les rois abdiquent, les corps jamais !

 

XXXIII.

Ces pensées bouillonnaient, depuis le départ du roi, dans les rangs de l'Assemblée nationale. Il fallait donc revenir sur le serment du jeu de paume et se retirer humiliés, frustrés et vaincus, ou avancer d'un pas de plus dans la révolte nationale. On se regardait comme pour s'assurer que la pensée de chacun était dans les yeux de tous. L'immobilité seule et même muette des députés sur leurs sièges, après l'ordre qu'ils avaient reçu de se dissoudre, était un premier défi à la royauté. Le marquis de Brézé, grand maitre des cérémonies, chargé par le roi de faire évacuer la salle, vint provoquer timidement le dernier affront. Apprenant l'imperturbable attitude des communes, les ministres le chargèrent de réitérer formellement à l'Assemblée l'injonction du roi. Le marquis de Brézé rentra seul dans la salle, et, s'avançant avec embarras vers les députés, « Messieurs, » dit-il en balbutiant quelques paroles mal articulées, « vous avez entendu les intentions du roi ? ... »

Bailly ne le laissa pas achever. « Oui, monsieur, » lui répondit-il, « et je vais consulter l'Assemblée pour savoir ce qu'elle a à faire. » Le marquis de Brézé parut vouloir insister sur son message. Mirabeau alors se levant, s'avançant de quelques pas, comme s'il eût_ été le champion du peuple, et couvant d'un geste protecteur et impératif l'assemblée impassible derrière lui, « Oui, monsieur, » reprit-il d'une voix où le respect et le défi se confondaient dans le même _accent, « nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi. »

Il appuya d'un ton et d'une physionomie ironique sur le mot suggérées ; puis relevant furieusement la tête, et foudroyant d'un regard le courtisan intimidé, « Et vous, monsieur, » ajouta-t-il en renforçant sa voix jusqu'à la colère, « vous qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni titre pour nous rappeler son discours, allez dire à votre maitre que nous sommes ici par la volonté de la nation, et que nous n'en sortirons que par la puissance des baïonnettes ! »

 

XXXIV.

A ces mots, par lesquels Mirabeau amplifiait et fortifiait sa première apostrophe, l'Assemblée, se levant tout entière comme pour avouer son organe et pour affirmer sa résolution, confirma par des applaudissements, des acclamations et des gestes l'injonction de Mirabeau. Puis les députés s'assirent d'un mouvement rapide et unanime, attestant par cette attitude la conquête de leur salle et la ferme volonté de siéger malgré le roi.

Le grand maître des cérémonies se retira en saluant humblement l'Assemblée.

N'osant rien ordonner aux soldats qui remplissaient les abords de la salle, les ministres firent ordonner aux ouvriers du garde-meuble qui avaient dressé l'estrade d'entrer dans l'enceinte, de démeubler et de démolir à grand bruit l'amphithéâtre sur lequel ils avaient élevé le trône, afin de contraindre, par ce misérable subterfuge, les députés à évacuer leurs places. Mais dédaigneux de ce puéril outrage et inattentifs à ce tumulte affecté, les députés restèrent à leur place et poursuivirent leur délibération. Les ouvriers, sensibles aux reproches qui leur étaient adressés par les spectateurs, s'arrêtèrent bientôt comme devant un sacrilège, et, se confondant avec le public, obéirent d'instinct au prestige de la majesté nationale, jetèrent leurs outils et écoutèrent avec respect les orateurs.

 

XXXV.

Le marquis de Brézé ne tarda pas à rejoindre le roi au château pour lui rendre compte du mépris que l'Assemblée nationale faisait de ses ordres. Le roi se promenait alors dans la galerie de Versailles avec ses ministres et ses courtisans. L'heure sonnait enfin pour lui de venger ou d'abdiquer son autorité. Il se fit répéter plusieurs fois le récit de la désobéissance des députés, sans répondre, comme si une distraction volontaire l'eût empêché d'entendre une chose légère et importune. A la fin, pressé de donner ses ordres sur ce mépris de son autorité,

« Ils veulent donc absolument rester dans la salle et continuer leur délibération ? » dit-il. « Eh bien ! qu'on les y laisse ! » Puis, levant les épaules, geste trivial qui lui était familier, il affecta de mépriser ce qu'il n'osait vaincre, parla d'autre chose, et poursuivit sa promenade à travers les groupes de ses conseillers.

Le silence du peuple pendant qu'il allait à la séance royale, les murmures de l'Assemblée pendant qu'il parlait, les visages plus séditieux encore que les vociférations au retour, la froideur des troupes, l'absence surtout de M. Necker, qui semblait avoir emporté avec lui toute la faveur publique dont il couvrait autrefois son maure, avaient déjà retourné l'esprit du roi. Il commençait à se repentir de l'acte de force que ses conseillers lui avaient fait entreprendre, avant de l'avoir achevé. Pressentant qu'il allait fléchir, il simulait l'indifférence avec lui-même et avec sa cour afin de cacher sa faiblesse.

La reine, le comte d'Artois, le baron de Breteuil, les Polignac consternés se retirèrent dans leurs appartements intérieurs pour déplorer la sédition des communes, la complicité du peuple, la défection de Necker, la mollesse du roi. Tout leur espoir était maintenant dans les troupes. Ils entourèrent le roi, ils relevèrent son courage, ils le décidèrent à changer son ministère et à faire appel à son armée contre son peuple.

 

XXXVI.

Pendant ces agitations et ces conciliabules de la cour, l'Assemblée, abandonnée à elle-même, s'affermissait dans son attitude et consommait sa résistance aux ordres du roi. Après un de ces longs silences qui suivent toujours les grandes explosions, un député théoricien et dissertateur, Camus, prit la parole et démontra que les mandats de la nation à ses représentants leur donnaient non-seulement le droit, mais le devoir de persister dans leur œuvre. Il soutint que les ordres du roi en séance royale n imposaient pas l'obéissance aux sujets, mais que ces ordres n'étaient autre chose qu'un arrêt du conseil des ministres notifié aux états généraux, comme jadis aux parlements, et qu'on pouvait délibérer, protester ou décliner ces arrêts.

Barnave parla sur ce texte en avocat rompu aux arguties du barreau. Un député de Rennes, exercé aux révoltes parlementaires dans les agitations de sa province, Glezen, parla en factieux. « Que les aristocrates triomphent un jour, » s'écria-t-il, « le roi sera bientôt éclairé. La grandeur du courroux égalera la grandeur des circonstances. Un coup d'autorité ne peut nous effrayer. Nous saurons mourir ! »

Des noms prononcés pour la première fois dans la bouche du peuple, Pétion, Buzot, Garat, Grégoire, se signalèrent par des motions énergiques.

Sieyès demanda à ses collègues s'ils étaient des mandataires du roi ou des mandataires de la nation, et s'il y en avait un seul parmi eux qui consentit à retourner vers ses commettants et à leur dire : « J'ai eu peur !... »

« Nous avons juré, » ajouta-t-il, « de rétablir le peuple français dans ses droits. Notre œuvre est-elle accomplie ? Est-elle même ébauchée ? La nation nous a-t-elle crié : C'est assez ! Nous a-t-elle révoqué nos mandats ? — Non, non ! » lui répondit-on de toutes parts. « Eh bien ! marchons ! » reprit-il. « Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier ! »

Cet axiome courut de bouche en bouche et devint le proverbe de la résistance. Mirabeau, qui voulait caractériser la souveraineté du peuple dans la personne des députés dehors de la salle comme il l'avait proclamée dedans, demanda que les députés fussent déclarés inviolables. Un décret énergique, portant des peines capitales et infamantes contre tout individu ou tout pouvoir qui attenterait à la personne d'un député, fut voté à sa voix par cinq cents voix contre une imperceptible minorité. Ce même décret investissait l'Assemblée du droit de rechercher et de frapper les traîtres ou les infâmes qui prêteraient leurs armes ou leur ministère à ces attentats.

Une révolution toute entière s'était accomplie en une séance. Dépouillé de la puissance législative au commencement, désobéi et défié au milieu, désarmé du pouvoir exécutif à la fin, le roi n'existait plus comme roi à la clôture de la séance. Le peuple, innombrable et tumultueux autour des murs de la salle des états généraux, répondait par ses acclamations à l'écho des motions, des discours et des votes qui transpiraient de l'enceinte dans la foule. Les députés, en se séparant avec la promesse de se réunir le lendemain, tombèrent dans les bras de la nation qui les avouait et dont la voix se faisait entendre jusque dans l'intérieur du palais.

 

XXXVII.

Ces mêmes voix appelaient à grands cris l'idole populaire, M. Necker. Son absence, remarquée par la foule et interprétée par les agitateurs, faisait craindre au peuple qu'on n'eût écarté du ministère le promoteur des réformes et le précurseur de la révolution. On voulait le voir, on voulait l'entendre, on voulait le reconquérir ou le venger. On voulait surtout punir par des acclamations triomphales le roi et la reine de leur tentative avortée, en exaltant jusqu'aux nues le nom de l'homme que l'opinion leur imposait comme le tuteur de la couronne.

Le respect habituel pour la demeure royale s'évanouit devant le délire de la multitude. Elle s'engouffra, malgré les consignes des gardes suisses et des gardes-françaises, par les grilles ouvertes dans les vastes cours du palais, invoquant à grands cris son sauveur, son père, son idole, M. Necker, et faisant trembler et pâlir de ses vociférations frénétiques les cœurs du roi et de la reine, et le visage des courtisans. Cette foule et ces cris, sédition de l'amour et de l'enthousiasme pour un ministre imposé au roi dont on réclamait seulement la présence, n'étaient ni assez menaçants ni assez criminels pour être réprimés : ils étaient trop unanimes et trop fanatiques pour être méprisés. Le roi et la reine les comprirent comme une sommation du peuple qui fit rentrer pour un moment dans leur cœur les résolutions de force adoptées le matin contre le ministre tout-puissant. Ils firent appeler M. Necker, s'humilièrent devant lui et le conjurèrent de reprendre sa démission, qu'il avait envoyée le matin au roi. Frappés d'impuissance sans lui devant l'Assemblée, assaillis aux portes de leur palais par un peuple qui élevait le nom de Necker jusqu'au ciel, ils sentirent que ce nom était leur refuge et qu'il fallait subir encore quelques jours son odieux ascendant.

 

XXXVIII.

M. Necker aimait le roi comme on aime l'empire qu'on exerce sur une âme faible. Il régnait à deux titres sous son nom, sur lai cour par l'autorité dans le peuple, sur le peuple par son autorité à la cour. Combinée et perpétuée dans sa personne, cette double puissance était toute sa politique et tout son orgueil. Aussi enivré d'illusions que la multitude qui vociférait encore son nom, Necker se flattait de se maintenir ainsi souverain et immuable arbitre entre une royauté et une nation qu'il avait placées face à face, prêtes à se combattre, et qu'aucune puissance humaine n'était plus capable de séparer. Plein de vanité, mais non de crimes, Necker n'était point factieux, ou plutôt il était sa propre faction à lui-même. Son immense personnalité lui semblait suffisante pour parer à tous les dangers et pour combler tous les abîmes. A peine commençait-il à s'apercevoir des périls où son imprévoyance et sa témérité avaient engagé son maitre. Mais sa confiance dans ses forces ne lui laissait voir dans la situation que la gloire certaine d'en triompher. Habitué depuis douze ans- à faire croire à son génie par l'habile manège de ses adulateurs, il avait fini par y croire plus qu'eux. Dupe de sa propre importance, à force de fasciner l'opinion, il s'était fasciné lui-même. Rien ne lui paraissait au-dessus de sa mesure et de sa destinée.

 

XXXIX.

Il venait d'échapper cependant à une première et rude déception de son omnipotence en échappant à cette séance royale qu'il avait follement imaginée comme un subterfuge tardif indigne à la fois du trône et de la nation. Les altérations que les conseillers occultes de la reine et du roi avaient fait subir à son plan lui avaient fourni un prétexte légitime d'absence. La responsabilité de cette fausse et faible mesure ne tombait pas sur lui aux yeux de l'opinion. Son bonheur était plus grand que son mérite. Ses ennemis dans les conseils du roi étaient confondus ; le roi lui-même paraissait puni d'avoir écouté une fois d'autres avis ; la reine était humiliée, les princes consternés ; le peuple, qui croyait Necker entièrement étranger à la pensée d'une séance royale, exaltait son nom comme un palladium de la royauté et de la nation. Satisfait, enorgueilli, vengé, attendri, supplié par le roi et par la reine, il céda en vainqueur généreux aux instances de son maitre, et reprit sa démission, qui n'était point encore publique.

Le bruit s'en répandit dans la foule. Soit orgueil de jouir de plus près de son triomphe, soit empressement de dissiper la multitude attroupée sous les fenêtres du roi en l'entraînant à sa suite hors des cours, M. Necker, qui pouvait se rendre des appartements royaux au ministère des finances par des galeries intérieures, descendit dans la cour de- Marbre, tomba dans les bras de la foule, y savoura une longue émeute d'amour, et fut porté ou reconduit en triomphe sous les yeux du roi jusqu'à sa demeure, aux cris de Vive l'ami et le père du peuple. !

Ainsi, le même jour qui venait de voir l'abaissement du prince vit l'élévation du ministre, phénomène constamment renouvelé pendant l'administration équivoque de ce favori de la multitude, et qui démontrait une fois de plus à Louis XVI que M. Necker, dans son conseil, était moins le ministre du roi que le ministre de la popularité.

 

XL.

Le mot de Mirabeau, le cri de la multitude, l'ovation de Necker, la consternation de la reine, la rétractation du roi, le mépris de l'Assemblée pour les ordres de la cour, avaient aboli le soir même l'autorité et jusqu'au souvenir de cette ombre de coup d'État. La séance et les déclarations restèrent comme des ruines de la royauté, que nul ne tenta de relever. L'Assemblée entra de plain-pied dans sa carrière. Le clergé avait participé, comme nous l'avons vu, à la révolte des communes. La noblesse, qui hésitait encore, vit le lendemain une imposante minorité se détacher d'elle et passer aux communes à la suite du duc d'Orléans. Soit excès de bonheur dans l'âme de ce prince à la première humiliation qui le vengeait de la cour, soit émotion de trouble au premier pas décisif qu'il faisait ainsi dans la voie des factions, soit défaillance d'un corps qui n'avait pas l'audace de son âme, ce prince s'évanouit en entrant dans la salle des états généraux. En le dépouillant de ses vêtements pour lui faire reprendre l'usage de ses sens, on le trouva cuirassé, sous ses habits, contre les poignards, qu'il redoutait sans doute, du parti qu'il abandonnait pour passer dans celui du peuple.

 

XLI.

Les nobles qui persistaient encore dans leur isolement conjuraient. le roi de s'en fier à leur épée et de ne pas ratifier par un consentement- tacite la confusion des ordres et l'omnipotence des communes. Mais M. Necker, emporté par le mouvement • qu'il avait tenté de contenir, ne voyait déjà plus de -salut qu'à le suivre. Il persuada au roi de conseiller ce qu'il ne pouvait empêcher, et de résister aux vaines instigations de la noblesse. En vain le duc de Luxembourg, président.de cet ordre, supplia le prince de ne pas ordonner la réunion et de se réserver dans sa noblesse un contre-poids et une résistance aux empiétements des deux autres ordres réunis.

« Non, » lui répondit le roi, « je ne veux pas laisser ma fidèle noblesse affronter seule une lutte trop inégale. J'abandonne avec joie ma propre prérogative pour épargner une goutte de sang. Imitez votre roi. Je ne veux pas qu'un seul homme périsse pour ma querelle. Comme gentilhomme, je prie la noblesse de se confondre avec les autres députés ; comme roi, je le veux ! »

L'ordre du roi et l'évidence d'une cause perdue accomplirent la fusion des trois ordres dans la même salle. Les émotions du peuple de Versailles, qui poursuivait de ses clameurs et de ses menaces ceux des nobles et des ecclésiastiques qui étaient signalés comme fauteurs de la résistance à ses volontés, commandaient plus impérieusement que le roi. L'archevêque de Paris échappa deux fois à peine aux derniers outrages en se réfugiant dans l'église Saint-Louis. On n'osait montrer une épée à la multitude, de peur d'exalter encore sa passion. L'indiscipline des troupes chargées de la tranquillité de Paris allait bientôt enlever au roi sa dernière force.

 

XLII.

Une commotion électrique semblait associer la capitale à toutes les agitations de Versailles depuis la journée du 23 juin. Les électeurs de Paris, qui s'étaient constitués de leur propre mouvement en souveraineté délibérante permanente et active, sous prétexte de leurs fonctions, nommèrent des commissaires pour aller porter à Versailles, le 26 juin, des vœux, des encouragements aux communes.

Le même jour, le club du café de Foy au Palais-. Royal fit signer à trois mille mains une adresse à l'Assemblée pour la féliciter de son triomphe et pour la rassurer, au nom de Paris, contre les tentatives du despotisme.

Les gardes françaises, corps privilégié de trois mille six cents hommes, qui composaient exclusivement la garnison de la capitale, s'agitaient, dans leur oisiveté, des contagions populaires qu'elles étaient chargées de contenir. Aucune consigne ne peut arrêter la passion dominante d'un peuple aux portes des casernes au commencement d'une révolution. Les soldats s'imprègnent des séditions qu'on leur fait réprimer. Le seul moyen de conserver une armée fidèle pendant la fermentation civile, c'est de la consigner dans les camps.

 

XLIII.

Les gardes françaises, troupe d'élite, plus accoutumée que les autres corps au contact de la population, mais aussi plus incorporée avec elle, venaient de perdre le maréchal de Biron, aimé et vénéré du soldat. Leur nouveau chef, le duc de Duchàtelet, n'avait pas le même empire sur son armée. Les officiers, presque tous hommes de cour, ne voyaient leurs soldats que les jours de parade. Les sous-officiers commandaient en leur absence. Rien n'était épargné par les factions populaires et par les agitateurs du parti du duc d'Orléans pour embaucher ce corps. L'or, le vin, les prostituées, les pamphlets incendiaires pénétraient dans leur caserne, où le duc Duchàtelet les tenait consignés depuis le 20 juin. Dans la soirée du 25, ils violèrent tumultueusement leur consigne, franchirent leurs grilles en groupes nombreux, et associant leurs sous-officiers à leur indiscipline, ils se répandirent dans les jardins du Palais-Royal, comme pour fraterniser avec le peuple dans ce foyer des agitations de Paris.

 

XLIV.

Accueillis par la foule, à laquelle leur défection assurait d'avance l'impunité, ils répétèrent avec l'accent de la révolte : Vive la nation ! vivent les communes ! vive l'Assemblée nationale ! et retournèrent dans leur caserne ivres de caresses et de sédition. Des clubs militaires se formèrent dans leurs compagnies. Les affiliés, presque aussi nombreux que les soldats, y prêtèrent le serment de désobéir à tout ordre de leur chef qui commanderait de tourner leurs armes contre la nation. Ces insubordinations soldatesques, ces promenades militaires au Palais-Royal et ces orgies publiques qui embauchaient d'heure en heure les soldats, découragèrent le roi, la reine et les princes de la confiance qu'ils fondaient encore sur ce corps jadis redouté du peuple.

On conseilla au roi d'abandonner Paris à lui-même et de faire avancer sans bruit sur Versailles une armée intacte, composée surtout de troupes étrangères, Suisses et Allemands, plus inaccessibles, par la différence de langue et de mœurs, aux opinions et aux embauchages de la capitale, et d'en donner le commandement au maréchal de Broglie.

Le maréchal de Broglie, vieux débris de la guerre de sept ans, était, après la longue paix des deux derniers règnes, le seul nom qui rappelât la gloire et qui imposât du respect aux troupes. Mais plus propre aux manœuvres et aux combats d'une invasion en pays ennemi qu'aux mesures et aux ménagements d'une campagne civile, il donna à son état-major, à Versailles, l'apparence, l'activité et l'attitude irritante d'une armée en face de l'ennemi.

Les généraux qu'il avait sous ses ordres lui représentèrent en vain qu'une capitale de huit cent mille âmes, où fermentait la pensée d'une nation ombrageuse, ne pouvait pas être abordée comme une armée de Prussiens, et qu'un roi qui voulait pacifier plutôt que vaincre son peuple devait déployer une force imposante et défensive au lieu d'une force menaçante et provocante entre lui et sa capitale. Le vieux maréchal, habitué à combattre plus qu'à négocier, fit approcher par toutes les routes les régiments d'artillerie, d'infanterie et de cavalerie dont les chefs lui répondaient avec le plus d'assurance. Il manœuvra bientôt avec une armée de vingt-six mille hommes sur Versailles et sur Paris. La confiance qu'il avait dans ses troupes se communiqua au roi et à ses conseillers intimes. Le blocus de Paris, le renvoi de Necker, la dissolution de l'Assemblée nationale et le rétablissement de la constitution menacée furent franchement délibérés dans les conseils du château. Le baron de Bezenval, officier général étranger qui commandait à la fois les Suisses et la ville de Paris, conserva le commandement de l'avant-garde. Le maréchal de Broglie, dont le quartier général était au château de Versailles, avait fait un camp des jardins et des villages d'alentour. Un régiment occupait l'Orangerie. Les mouvements rapides des troupes, les conseils de guerre, les aides de camp galopant dans toutes les directions pour porter des ordres, les convois, les canons, les munitions, les ordres du jour, les plans de bataille, tout semblait calculé par le maréchal pour imprimer le soupçon à l'Assemblée, la terreur à la capitale. La cour et la nation se regardaient face à face, une armée suspecte entre deux.

 

XLV.

Une lettre insultante du maréchal de Broglie au prince de Condé, colportée dans Versailles et dans Paris et commentée par l'indignation populaire, accroissait l'irritation des esprits.

« Avec cinquante mille hommes, » faisait-on dire au maréchal, « je dissiperais tous ces discoureurs et cette foule d'imbéciles qui les écoutent, les applaudissent et les encouragent ; une salve de mes canons aurait bientôt dissipé tous ces dissertateurs et remis la puissance absolue qui s'éteint à la place de cet esprit républicain qui se forme, »

Les protestations amères de la minorité de la noblesse contre la réunion des ordres, répandues dans Versailles, augmentaient encore la fermentation. On y voyait le manifeste de la cour préludant aux violences de l'armée.

Tel était l'état des esprits le 30 juin au soir, quand un jeune homme, montant sur un banc au milieu des groupes passionnés d'alarmes et de ressentiments qui encombraient le Palais-Royal, lut à haute voix une lettre des soldats des gardes françaises prisonniers à l'Abbaye, prison militaire de Paris. Ces soldats indisciplinés dénonçaient au peuple leur emprisonnement pour le crime de dévouement à la nation.

« A l'Abbaye ! à l'Abbaye ! » s'écrie à l'instant la foule. « Courons délivrer ces victimes du despotisme, coupables seulement d'avoir voulu épargner le sang des citoyens ! »

La multitude, toute composée de la jeunesse lettrée et élégante des cafés et des jardins, s'élance par toutes les issues, se grossit dans les rues des ouvriers robustes qui rentrent des ateliers de travail, les arme de fusils, d'outils et de barres de fer enlevées aux chantiers sur la route, entraîne tout ce qu'elle rencontre dans son courant, et se répandant MI nombre de huit à dix mille hommes autour des mura de l'Abbaye, enfonce les portes, force les grilles, délivre les prisonniers, et veut les conduire en triomphe au Palais-Royal.

En vain un escadron de dragons et un escadron de hussards accourent au galop, le sabre nu, sur la colonne, pour lui enlever sa conquête. Le peuple s'ouvre, accueille les dragons et les hussards par des acclamations et des caresses, s'élance à la bride des chevaux, désarme les cavaliers par ses démonstrations inoffensives, leur montre leurs camarades délivrés des cachots par la fraternité du peuple, et les animant eux-mêmes contre les rigueurs de la discipline, fait des complices de ses ennemis.

Un vieux soldat renfermé pour quelque crime militaire à l'Abbaye, depuis longues années, les jambes enflées par le poids de ses chaînes, et les yeux éblouis par la lumière, après la nuit de sa prison, était porté sur un brancard par la multitude au milieu des gardes-françaises délivrés. Ce prisonnier excitait par Ses gestes et par ses exclamations de joie la Compassion et l'enthousiasme de la foule.

Arrivé au Palais-Royal, le Peuple dressa des tablés en plein air pour ses protégés et leur sertit un repas triomphal. On disposa ensuite dei lits dans la selle d'un théâtre populaire annexé au jardin, et on en fit une caserne somptueuse point lés séditieux. Une illumination imposée aux rues voisines de l'Abbaye, et de promenade tumultueuses de soldats embauchés, du peuple embaucheur et des filles publiques, aux cris.de Vive la nation ! célébrèrent, une partie de le nuit, ce premier triomphe des factions sur la discipline.

 

XLVI.

Cependant les séditieux mêmes, encore timides, sentaient le besoin de se faire absoudre par un pardon forcé du roi et par une absolution imposée de l'Assemblée nationale. Une députation de la jeunesse du Palais-Royal se rendit le lendemain à Versailles pour prier les députés d'intercéder auprès du roi en faveur des gardes-françaises. L'Assemblée accepta sans hésiter ce rôle de médiation entre la révolte militaire et la clémence dit roi. L'archevêque de Paris, M. de Juigné, pressé de racheter, par une intervention agréable à la multitude, l'impopularité dont il avait failli être la victime quelques jours avant, alla porter au roi les vœux d'indulgence de l'Assemblée, le suppliant de n'employer, pour le rétablissement de la paix dans Paris, que les moyens infaillibles de douceur et de bonté naturels à son cœur, et de ne faire appel qu'à la confiance méritée de son bon peuple.

Le roi, qui n'osait sévir, se contentai d'un simulacre d'obéissance. Il promit que le pardon suivrait immédiatement la réintégration des soldats mutins à l'Abbaye. Ils y rentrèrent un instant pour en ressortir, non pardonnés, mais triomphants le même jour. Le duc Duchâtelet, leur commandant, donna sa démission ; les troupes, encouragées par cette impunité et sûres de l'appui de la bourgeoisie, s'ébranlèrent partout dans leurs garnisons, raisonnèrent l'obéissance, refusèrent de marcher contre les séditions, imposèrent des lois à leurs officiers, formèrent des clubs et des factions dans les casernes, et écrivirent à l'Assemblée nationale des adresses contre les oppressions de la discipline et contre l'iniquité des lois qui donnaient les grades par droit de naissance à l’aristocratie. Les régiments suisses et allemands, et quelques régiments de cavalerie, se préservèrent seuls de la contagion générale. Le maréchal de Broglie s'étonna de ne plus reconnaître dans l'armée révolutionnée les soldats passifs de ses vieilles guerres. Il décida le roi avec d'autant plus d'instance à ne pas donner de temps à l'hésitation et à la défection de l'armée.

 

XLVII.

Mais déjà Paris devançait, par son attitude et ses rumeurs, les mesures que le rassemblement des troupes lui faisait entrevoir dans les desseins trop longtemps suspendus de la cour. Le club breton, qui avait pris ce nom de la réunion des députés de Rennes envoyés à Paris pour protester contre la dissolution des parlements, se changeait en club national, d'où partaient la direction et l'exemple des mouvements d'opinion pour Paris, Versailles et les villes capitales de toutes les provinces. Les réunions nocturnes, les discussions, les motions, les correspondances, les affiliations y organisaient la propagande qui fit bientôt après la toute-puissance du club des Amis de la Constitution ou des Jacobins. C'étaient les états généraux des factions sans mandat et sans responsabilité se constituant à côté et à l'ombre de l'Assemblée nationale, pour l'inspirer et la dominer au nom de toutes les factions dominantes.

Ce club breton comptait déjà parmi ses membres Sieyès, Barnave, las. Lameth, Chapelier, le duc d'Aiguillon, Lanjuinais, les uns brûlant d'un pur patriotisme, les autres altérés de popularité à tout prix, ceux-ci transfuges de la cour, dévorés du besoin de vengeance, ceux-là fanatiques de liberté et d'égalité pures, mais tous décidés à ne rien respecter de l'ancien édifice monarchique, religieux et aristocratique, pour trouver sous ses ruines tes bases primitives d'une société régénérée.

 

XLVIII.

Au-dessous de ces clubs politiques dent les délibérations traçaient les grandes lignes de la révolution encore indécise, des clubs inférieurs, des réunions occultes, des pamphlétaires anonymes ou dont le nom éclatait pour la première fois dans le tumulte. ; soufflaient la panique, le soupçon, la vigilance, la colère, la fureur, la vengeance à la multitude. La séance liberticide du 23 juin, le renvoi prémédité des états généraux, l'emprisonnement ou le meurtre des députés, l'expulsion prochaine de Ir Necker, la nomination encore cachée d'un ministère conspirateur, le rassemblement des troupes, le blocus de Paris, l'affairement de la capitale pour contraindre te peuple à vendre sa liberté pour du pain, lm jactances du comte d'Artois, les vengeances supposées de la reine, les complaisances sanguinaires du roi se !aimant asservir jusqu'au meurtre de son peuple par mn assujettissement à m cour, enfin l’imminence de l'envahissement de Paris par des soldat : étrangers, instruments impassibles du carnage de kt capitale ; tels étaient les textes quotidiens de ces orateurs et de ces pamphlets dans les théâtres, dans les cafés, dans les groupes du Palais-Royal.

Marat, dans des brochures qui se succédaient coup sur coup comme le tocsin de l'incendie, disait au peuple le 1er juillet, avec cet accent de confidence efforcée qui lui donna depuis tant de crédit sur l'imagination populaire :

« Ô mes concitoyens ! observez la conduite des ministres pour régler la vôtre. Leur objet est la dissolution de notre Assemblée nationale, leur moyen unique la guerre civile I Les ministres, les aristocrates soufflent la sédition ; ils vous environnent de l'appareil formidable des soldats et des baïonnettes ! Pénétrez leurs projets incendiaires ! los misérables ! ils se rendent coupables d'un crime de plus en faisant approcher de Paris, dans un moment où la disette du pain devient disque jour plus alarmante, soixante mille bouches ennemies, qui, bravant la détresse et l'inquiétude publiques, vont mettre à contribution votre subsistance, votre vie même !...  laissez combler la mesure ; le jour de la justice et de la vengeance arrivera... Vous frémissez ? Ce n'est pas tout !... Ce bouleversement général provoque à l'instant l'arrêt de mort de l'Assemblée nationale ! ... Laissez donc, laissez s'entasser autour de vos murs indignés ces soldats, ces armes, ces munitions !... »

 

XLIX.

Ces feuilles toutes palpitantes de la panique-et déjà teintes du sang futur couraient de mains en mains et de bouche en bouche dans tous les lieux publics. Ceux mêmes qui n'y croyaient pas affectaient d'y croire, les classes riches et éclairées par opinion, le peuple ignorant par peur de la famine. L'insurrection morale était unanime alors dans Paris. L'Assemblée nationale était depuis cinq ans l'espérance, le salut, le fanatisme de toute la nation. La défendre ou la venger des embûches de la cour, c'était se défendre et se venger soi-même. On n'entendait qu'une voix, on ne voyait qu'un geste, écarter les soldats, protéger l'Assemblée, désarmer la cour. On mêlait le sarcasme à la fureur pour exciter dans le peuple le rire du mépris contre les objets de l'indignation publique. On criait dans les rues les Lettres du comte d'Artois et la Confession de madame de Polignac, calomnies immondes contre le parti des favoris de la reine. On simulait des jugements burlesques, préludes de jugements mortels contre les chefs de l'aristocratie, cités par leur nom au tribunal de la place publique. On y condamnait à des supplices dérisoires le comte d'Artois, le prince de Condé, madame de Polignac, M. de Vaudreuil ; le prince de la Trémouille, les Foulon, les Berthier, les d'Espréménil, les Maury, champions présumés de l'aristocratie et du clergé et complices des projets de la cour. On attachait leur effigie à des carcans sur le pont Neuf. On insultait, on menaçait, on huait dans les promenades publiques les jeunes officiers _de l'armée de Versailles qui osaient se montrer dans Paris. M. de Sombreuil et M. de Polignac n'échappèrent à la mort dans le Palais-Royal 'qu'en se couvrant de leur sabre.

 

L.

La panique sur les subsistances associait le peuple indigent des ateliers et des faubourgs à la passion publique qui ameutait la bourgeoisie. L'approvisionnement de Paris pour le lendemain était tous les jours l'anxiété de la veille. On se levait avant le jour pour prendre place dans la rue à la porte des boulangers ; chaque four était un foyer de perpétuelle et lamentable émeute de femmes implorant le pain du jour pour leurs enfants. Les ouvriers perdaient la moitié du travail et de leur salaire pour attendre l'aliment de leur vie. Le pain était aussi répugnant qu'il était rare et cher pour l'artisan ; pétri de farines viciées et mélangées de substances malsaines, il soulevait de dégoût même la faim. Le contraste entre le pain de la capitale et le pain des troupes qu'on vendait hors de Paris excitait les murmures des foules. On accusait à haute voix le roi de la détresse et de l'empoisonnement du peuple. L'inaction de l'Assemblée, attribuée aux obstacles que la cour opposait à ses délibérations et à la terreur qu'on faisait peser sur les députés, tenait Paris dans cette fermentation tantôt tumultueuse et tantôt muette qui précède toujours les grande, commotions.

 

LI.

Le roi semblait hésiter lui-même devant l'accomplissement des résolutions extrêmes mais tardives qu'on lui avait enfin inspirées. Cette immobilité menaçante était propre à porter l'Assemblée à d'autres extrémités, Elle avait derrière elle une capitale frémissante, devant elle une cour indécise et une armée incertaine ; tout l'encourageait à l'audace. Une plus longue réserve allait la décréditer elle-même dans la nation.

Mirabeau, qui aspirait de plus haut l'électricité de l'opinion publique et dont l'Aine et la voix étaient le plus propres à les concentrer en nuées et à les (aire éclater en foudre, demanda la parole è la séance du 8 juillet. Son front consacré, aux yeux des tribuns, par l'apostrophe mémorable à M. de Brézé, couvait les ressentiments de tout un peuple. La révolution future portait déjà le nom du grand orateur ; on s'attendait à un second signal de lui et on se d4osait à le suivre.

« Messieurs, » dit-il après s'être excusé d'interrompre l'ordre des discussions secondaires, « le peu de moments que j'ai eus pour rassembler mes idées ne me permettra pas de leur donner tout le développement nécessaire ; mais j'en dirai assez pour éveiller votre attention. »

Puis rappelant les démarches de l'Assemblée près du roi, et les réponses bienveillantes du monarque, et la temporisation apportée par l'Assemblée dans ses actes, et l'aggravation des anxiétés publiques, « Cependant, » dit-il, « quelle a été la suite de nos déclarations et de nos ménagements respectueux ? Déjà un grand nombre de troupes nous environnent, et il en arrive davantage, il en arrive disque jour ; elles accourent de toutes parts ; trente-cinq mille hommes sont déjà répartis entre Paris et Versailles ; on en attend vingt mille ; des tram d'artillerie les suivent ; des points sont désignés pour les batteries ; on s'assure de toutes les communications, de tous- les passages ; nos chemins, nos ponts, nos promenades sont changés en postes militaires ; les préparatifs de la guerre, en » un mot, frappent tous les yeux et remplissent d'indignation tous les cœurs !... Ainsi ce n'était pas assez que le sanctuaire de la liberté eût été souillé ici par les soldats ; ce n'était pas assez qu'on eût donné en nous le spectacle inouï d'une assemblée nationale astreinte à des consignes militaires et délibérant en face des armes : il a fallu déployer tout l'appareil du despotisme, et montrer plus de soldats menaçants à la nation, le jour où le roi lui-même l'a convoquée pour lui demander des conseils et des secours, qu'une invasion de l'ennemi n'en rencontrerait peut-être et mille fois plus du moins qu'on n'a pu en réunir pour secourir, dans les Hollandais, des alliés martyrs de leur fidélité à notre alliance !... Puisque cependant c'est à des hommes libres que le roi veut commander, il est temps de faire disparaître ces formes odieuses, ces procédés insultants, qui persuadent trop aisément à ceux dont le prince est entouré que la majesté royale consiste dans les procédés avilissants du maître à l'esclave !...

« Et pourquoi ces troupes ? Jamais le peuple n'a dû être plus calme, plus tranquille, plus confiant ; tout lui annonce la fin de ses malheurs et la régénération du royaume. Notre présence est la caution de la paix publique... De quel œil ce peuple, assailli -de tant de calamités, verra-t-il tant de soldats oisifs venir lui disputer les restes de sa subsistance ? Le contraste de l'abondance des uns — car le pain est l'abondance pour celui qui a faim — avec l'indigence des autres, de la sécurité du soldat, à qui la manne tombe sans qu'il ait jamais besoin de penser au lendemain, et des angoisses du peuple, qui n'arrache rien qu'au prix de ses sueurs, ce contraste est fait pour porter le désespoir dans les cœurs ! Ajoutez, messieurs, que la présence des troupes, frappant l'imagination de la multitude, excite une effervescence universelle. Le peuple ému, alarmé, attroupé, se livre à des mouvements tumultueux, et se précipite aveuglément dans le péril par peur du péril...

« Quelle est l'époque de la fermentation ? L'arrivée des troupes ! l'appareil de la séance royale !... Que les conseillers de ces mesures désastreuses en répondent !... Qu'ils nous disent s'ils sont sûrs de conserver la discipline et la concorde entre les troupes nationales et les troupes étrangères ; s'ils sont sûrs de réduire les soldats français à n'être que des automates séparés d'intérêts, de pensée, de sentiments d'avec leurs concitoyens... Enfin, ont-ils prévu, les conseillers de ces mesures, les suites qu'elles peuvent entraîner pour la sécurité même du trône ? Ont-ils étudié dans l'histoire de tous les peuples comment les révolutions ont commencé, comment elles s'accomplissent ? Savent-ils avec quelle horreur ceux qui auront allumé les flammes d'une sédition, d'une révolte peut-être, je le dis en frémissant, mais je dois le dire, seront maudits par la nation ?... Mais, messieurs, le temps presse, je me reproche chaque moment que mes paroles pourraient enlever à vos urgentes délibérations, et j'espère que ces considérations, plutôt indiquées que pressenties, mais dont l'évidence est irrésistible, suffiront pour motiver la motion que j'ai à vous proposer. »

 

LII.

L'orateur insiste pour qu'il soit rédigé une adresse au roi pour lui demander l'éloignement de troupes. Un applaudissement unanime ratifie d'avance une proposition qui répond à la pensée de tous. Chapelier, Lafayette, Sieyès, appuient chacun de quelques mots la motion. Mirabeau s'exalte et s'enhardit de l’appui que l'Assemblée lui prête. Il se lève de nouveau, et rangeant habilement de son côté la noblesse militaire, qu'il flatte en la confondant avec la nation toute entière et en la déclarant incapable de se faire complice du despotisme, il dirige toute la colère de l'Assemblée vers le foyer ténébreux de ces pensées perverses, concentrées dans le cercle rétréci des conspirateurs du palais. Puis, montrant du geste le château d'où partent ces mesures, « Non ! -ce n'est pas, » dit-il, « la noblesse que je redoute. Je les connais, ces conseillers perfides de ces attentats tramés contre la liberté publique, et je jure l'honneur et la patrie de les dénoncer un jour ! »

 

LIII.

L'Assemblée le charge de rédiger lui-même l'adresse dont il vient de suggérer la pensée et de développer les motifs.

La séance levée, Mirabeau s'enferme avec les deux ou trois confidents auxiliaires habituels de ses travaux et médite, pendant une partie de la nuit, l'adresse qui doit flatter le cœur du roi en intimidant ses ministres. Il monte à la tribune le lendemain, encore tout agité de son insomnie, et lit au milieu d'un profond silence la plainte mena ante du peuple à son roi :

« Sire, vous avez invité l'Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance. C'était aller au-devant du plus cher de ses vœux.

« Nous venons déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes. Si nous en étions l'objet, à nous avions la faiblesse de craindre pour nous-mêmes, votre bonté daignerait encore nous rassurer, et même, en nous blâmant d'avoir douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes, vous en dissiperiez la cause, vous ne laisseriez pas d'incertitude dans la position de l’Assemblée nationale.

« Mais, sire ; nous n'implorons pas votre protection, ce serait offenser votre justice ; nous avons conçu des craintes, et nous l'osons dire, elles tiennent au patriotisme le plus pur, à l'intérêt de nos commettants, à la tranquillité publique, au bonheur du monarque chéri qui, en nous aplanissant la route de la félicité, mérite bien d'y marcher lui-même sans obstacle.

« Les mouvements de votre cœur, sire, voilà le vrai salut des Français. Lorsque des troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous, que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement. : Le roi s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? S'il avait pu en douter, n'aurait-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels ? Que veut dire cet appareil menaçant ? Où sont les ennemis de l'État et du roi qu'il faut subjuguer ? où sont les rebelles, les ligueurs qu'il faut réduire ? Une voix unanime répond dans la capitale et dans l'étendue du royaume : Nous chérissons notre roi ; nous bénissons le ciel du don qu'il nous a fait de son amour.

« Sire, la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du bien public. Si ceux qui ont donné ces conseils à notre roi avaient assez de confiance dans leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment amènerait le plus beau triomphe de la vérité.

« L'État n'a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône mémo et ne respectent pas la conscience du plus pur, du plus vertueux des princes. Et comment s'y prend-on, sire, pour vous faire douter de l'attachement et de l'amour de vos sujets ? Avez-vous prodigué leur sang ? êtes-vous cruel, implacable ? avez-vous abusé de la justice ? le peuple vous impute-t-il ses malheurs ? vous nomme-t-il dans ses calamités ? ont-ils pu vous dire que le peuple est impatient de votre joug ? qu'il est- las du sceptre des Bourbons ? Non, non ! ils ne l'ont pas fait ; la calomnie du moins n'est point absurde : elle cherche un peu de vraisemblance pour colorer ses noirceurs.

« Votre Majesté a vu récemment tout ce qu'elle peut pour son peuple ; la subordination s'est rétablie dans la capitale agitée ; les prisonniers mis en liberté par la multitude, d'eux-mêmes ont repris leurs fers ; et l'ordre public, qui peut-être aurait coûté des torrents de sang si l'on eût employé la force, un seul mot de votre bouche l'a rétabli. Mais ce mot était un mot de paix, il était l'expression de votre cœur, et vos sujets se sont fait gloire de n'y résister jamais. Qu'il est beau d'exercer cet empire ! c'est celui de Louis IX, de Louis XII, de Henri IV ; c'est le seul qui soit digne de vous.

« Nous vous tromperions, sire, si nous n'ajoutions pas, forcés par les circonstances : Cet empire est le seul qu'il soit aujourd'hui possible en France d'exercer. La France ne souffrira pas qu'on abuse le meilleur des rois, et qu'on l'écarte par des vues sinistres du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous nous avez appelés pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la régénération du royaume : l'Assemblée nationale vient vous déclarer solennellement que vos, vœux seront accomplis, que vos promesses ne seront point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs, ne retarderont pas sa marche, n'intimideront pas - son » courage.

« Où est donc le danger des troupes ? affecteront de dire nos ennemis. Que veulent leurs plaintes, puisqu'ils sont inaccessibles au découragement ?

« Le danger, sire, est pressant, est universel, et au-delà de tous les calculs de la prudence humaine.

« Le danger est pour le peuple des provinces. Une fois alarmé sur notre liberté, nous ne connaissons plus de frein qui puisse le retenir ; la distance seule grossit tout, exagère tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime.

« Le danger est pour la capitale. De quel œil le peuple, au sein de la disette et tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer les restes de sa subsistance par une foule de soldats menaçants ? La présence des troupes échauffera, ameutera, produira une fermentation universelle, et le premier acte de violence exercé sous pré- texte de police peut commencer une suite terrible de malheurs.

« Le danger est pour les troupes. Des soldats français approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent oublier qu'un engagement les a faits soldats, pour se souvenir que la nature les fit hommes.

« Le danger, sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui n'auront un 'plein succès., une véritable permanence, qu'autant que les peuples les regarderont comme entièrement libres. Il est d'ailleurs une contagion dans les mouvements passionnés ; nous ne sommes que des hommes ; la défiance de nous-mêmes, la crainte de paraître faibles, peuvent nous entraîner au-delà du but ; nous serons obsédés de conseils violents, démesurés, et la raison calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du tumulte, des désordres et des scènes factieuses.

« Le danger, sire, est plus terrible encore, et jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes ; plus d'une entreprise fatale aux nations et aux rois s'est annoncée d'une manière moins sinistre et moins formidable.

« Ne croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la-nation, et qui ne savent que vous la représenter selon leurs vues : tantôt insolente, rebelle, séditieuse, tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles.

« Toujours prêts à vous obéir, sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre fidélité même nous ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter les reproches que notre fermeté nous attire.

« Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos conseillers les ont tirés ; renvoyez une artillerie destinée à couvrir nos frontières ; renvoyez surtout les troupes étrangères, ces alliés de la nation que nous payons pour défendre et non pour troubler nos foyers. Votre Majesté n'en a pas besoin. Eh ! pourquoi un monarque adoré de vingt-cinq millions de Français ferait-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers d'étrangers ?

« Sire, au milieu de vos enfants, soyez gardé par leur amour. Les députés de la nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminents de la royauté, sur la base immuable de la liberté du peuple ; mais lorsqu'ils remplissent leur devoir, lorsqu'ils cèdent à leur raison, à leurs sentiments, les exposeriez - vous au soupçon de n'avoir cédé qu'à la crainte ? Ah ! l'autorité que tous les cœurs vous défèrent est la seule pure, la seule inébranlable ; elle est le juste retour de vos bienfaits et l'immortel apanage des princes dont vous serez le modèle. »

 

LIV.

M. dé Clermont-Tonnerre lut cette adresse au roi le 10 dans la soirée. Le roi l'entendit avec une dignité froide, comme le dernier accent d'une voix importune, mais qui allait se taire pour jamais le lendemain. La dissolution de l'Assemblée était arrêtée dans sa pensée. Il dédaigna de répondre lui-même à l'orateur des états généraux. Le ministre de la justice répondit en sa présence et en son nom.

« Personne n'ignore, » dit le roi par la bouche de son ministre, « les scènes scandaleuses qui se sont passées et renouvelées à Paris et à Versailles sous mes yeux et sous les yeux des états généraux. Il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et pour maintenir l'ordre dans la capitale et dans les environs. C'est un de mes principaux devoirs que de veiller à la sûreté publique ; ce sont là les motifs qui m'ont engagé à faire un rassemblement de troupes autour de Paris. Vous pouvez assurer l'assemblée des états généraux que ces troupes ne sont destinées qu'à réprimer ou plutôt à prévenir de nouveaux désordres, à maintenir la paix et l'exercice des lois, à protéger même la liberté qui doit régner dans vos délibérations. Toute espèce de contrainte doit en être bannie, de même que toute appréhension de tumulte et de violence doit en être écartée. Il n'y aurait que des gens mal intentionnés qui pussent égarer mes peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution que je prends ; j'ai constamment cherché tout ce qui pouvait tendre à leur bonheur, et j'ai toujours droit de compter sur leur amour_ et leur fidélité. Si pourtant la présence nécessaire des troupes autour de Paris causait encore de l'ombrage, je me déciderais, sur la demande des états généraux, à les transférer à Noyon ou à Soissons, -et alors je me rendrais moi-même à Compiègne pour maintenir la communication qui doit avoir lieu entre l'Assemblée et moi. »

 

LV.

L'hypothèse extrême de la réunion de l'Assemblée à -Soissons ou Noyon était plus qu'une menace, c'était une dérision que le baron de Breteuil avait mise dans la bouche du roi : elle rappelait l'exil des parlements à Troyes.

Une dissolution franche et à main armée, sous le prétexte de l'agitation des circonstances, eût semblé moins injurieuse à la nation. Elle voulait être témoin et acteur dans sa propre cause. Ses députés, relégués dans une ville obscure de province, sous la seule protection de la garde du roi, auraient été libres ses séditions populaires, mais asservis à la couronne.

M. de. Clermont-Tonnerre et la députation dont il était l'organe entendirent cette réponse avec tristesse et humiliation. L'Assemblée y vit une déclaration de guerre. Un frémissement général en accueillit la communication. Les bruits grossirent et se multiplièrent dans Versailles et dans Paris. On s'attendit à tout.

On annonçait pour le surlendemain 13 une nouvelle séance royale plus impérieuse que celle du 23 juin, dans laquelle Je roi ajournerait les états généraux. On parlait du renvoi et de l'arrestation de M. Necker, de la convocation d'élections nouvelles, de l'invasion de Versailles par l'armée concentrée autour du palais de l'Assemblée, de l'emprisonnement à la Bastille des députés signalés par leur crédit sur l'opinion et par leur insolence envers la cour. Ces bruits, émanés du château, motivés par l'appareil militaire, par le ministère occulte dont on entrevoyait les actes à travers le ministère officiel encore existant, mais sans rapport avec le roi, se répandaient dans Paris et tenaient la capitale dans une fièvre à laquelle chaque courrier de Versailles apportait un redoublement.

 

LVI.

M. Necker s'attendait d'heure en heure à être enlevé du ministère et conduit à la Bastille. Le baron de Breteuil n'hésitait pas à proposer au roi cet attentat contre son ministre, pour enlever son idole au peuple. Le roi, juste et reconnaissant, se _refusait à cette défiance et à cette ingratitude. Il répondait à ses conseillers de l'obéissance de M. Necker et de son attachement à sa personne ; il affirmait que M. Necker, même congédié, était incapable de le trahir, et qu'il garderait religieusement lui-même le secret de son éloignement lorsque le roi jugerait convenable de lui demander sa retraite. Le roi fit appeler le maréchal de Broglie et lui ouvrit son cœur plein à la fois de tristesse et de résolution.

« Monsieur le maréchal, » lui dit le roi, « vous venez assister un monarque sans finances, sans armée, car je ne me dissimule pas les progrès de l'esprit de révolte dans les troupes. C'est à vous.de ranimer en elles les sentiments d'honneur, de discipline et de fidélité. Ma dernière espérance est en vous ; vous aurez comblé votre gloire et mes vœux si vous parvenez, sans répandre le sang, à renverser les projets des factieux dont mon trône est menacé. »

Le vieux guerrier, qui ne comptait que les baïonnettes et qui ne soupçonnait pas la force incompressible de l'opinion, répondit de tout au roi sur son épée. Le comte d'Artois et les gentilshommes de sa cour confirmèrent le roi dans son illusion. Le monarque inexpérimenté se croyait un parti invincible dans la noblesse parce qu'il prenait l'attitude d'in chef de parti.

 

LVII.

La première condition de l'accomplissement du plan militaire des par. tisans de la reine et du comte d'Artois était l'expulsion de M. Necker : la présence de M. Necker au château embarrassait l'exécution des mesures anti - populaires. Le roi, habitué à recevoir les leçons et à subir l'orgueilleuse déférence de ce ministre, ne pouvait se décider à lui demander sa démission. Il n'aimait pas, mais il respectait M. Necker ; il le redoutait même comme un ministre imposé plutôt que choisi.

M. Necker, qui avait grandi en prestige dans le peuple par chacune de ses disgrâces à la cour, voyait s'amonceler l'orage sans s'en étonner. Réduit, comme on l'a vu, au misérable expédient d'une déclaration royale, mesure dont sa fortune et son habileté lui avaient enlevé la responsabilité, il sentait dans les états généraux une puissance qui, dès le premier jour, éclipsait la sienne. Écrasé entre le roi et l'Assemblée, il ne pouvait plus que s'amoindrir et disparaître. Une disgrâce éclatante et un éloignement forcé étaient le seul moyen d'échapper aux difficultés de la situation qu'il avait créée, de laisser s'accomplir sans lui le choc inévitable de la couronne et de l'Assemblée, et de retremper son importance perdue dans un exil qui déroberait ses fautes sous les regrets des factions.

 

LVIII.

Avec l'instinct de la faveur publique, qui était le seul génie de ce ministre, M. Necker borda le premier la question de sa retraite avec le roi. « Je ne puis me dissimuler, » dit-il à son maitre, « que des conseils autres que les miens prévalent en secret dans l'esprit et dans le cœur de Votre Majesté. Ces conseils neutralisent tout ce que je pourrais tenter dans un esprit différent pour triompher des circonstances et pour rétablir l'accord du trône et de la nation. Je supplie Votre Majesté de me permettre de me retirer de son conseil, et pour que ma présence ne serve pas de prétexte aux agitations de l'Assemblée et de la capitale, je propose au roi de garder le secret le plus absolu sur ma retraite, jusqu'à l'heure où elle pourra être déclarée sans danger, et de m'exiler moi-même hors de la France, heureux de servir Votre Majesté par mon ostracisme comme je l'ai servie par mes travaux. »

Le roi, soulagé de l'embarras qu'il éprouvait à congédier son ministre, s'attendrit à ces paroles, ne dissimula pas à M. Necker que sa présence au château serait un obstacle aux plans de vigueur qu'il avait embrassés, le remercia de venir ainsi au-devant d'une nécessité pénible à son cœur, et lui demanda sa parole de ne pas ébruiter sa retraite jusqu'à ce qu'il eût touché la terre étrangère.

 

LIX.

M. Necker, fidèle à sa promesse, attendit, sans rien révéler même à sa famille, le signal du roi. Ce prince lui envoya par un page, dans la soirée du 11 juillet, un billet qui ne contenait que ces mots : « Le moment est venu ; j'attends de votre attachement que vous cachiez à tous les yeux votre départ ; la nécessité me force à mg séparer.de vous. »

M. Necker lut, sans changer-de visage, le billet du roi devant la foule d'amis et de députés qui remplissaient son salon. Nul ne put entrevoir une émotion dans ses traits. Il feignit de donner des ordres à ses secrétaires pour le travail du lendemain avec le roi, congédia sans adieux ses familiers, et, profitant des ténèbres pour s'éloigner de Versailles, seul avec sa femme, compagne de toutes ses pensées et même de ses travaux, il atteignit les frontières, et gagna Bruxelles avant que le bruit de sa disgrâce et de sa fuite fût répandu dans son hôtel.

A la même heure, M. de Saint-Priest, M. de la Luzerne et M. de Montmorin, ses collègues les plus affidés dans le ministère, reçurent ordre de remettre leurs fonctions. Le nouveau ministère, composé sous la dictée de la reine et du comte d'Artois, se composait du baron de Breteuil, président du conseil ; de M. de Lagalaisière, homme inconnu, pour les finances ; du maréchal de Broglie, pour la guerre ; de M. Foulon, homme acerbe et redouté, pour la marine. Tous ces noms signifiaient la même pensée : le retour décidé et prompt en arrière, le rappel des concessions obtenues de la faiblesse ou arrachées par la violence, la menace aux états généraux, l'intimidation de Paris, le déploiement de forces militaires, la guerre 'ouverte aux factieux.

Le baron de Breteuil prit à l'instant toutes les mesures propres à, assurer le succès des coups qu'il méditait. Les troupes, au nombre de cinquante mille combattants, se concentrèrent la nuit sur les avenues de Paris ; de fortes avant-gardes occupèrent les défilés de Sèvres avec du canon ; des régiments allemands poussèrent leur avant-poste jusqu'à la barrière du Trône. Pendant toute la nuit du 11 au 12 juillet, les rues de la capitale retentirent du pas des bataillons, des escadrons et du roulement des pièces de canon qui traversaient la ville pour aller prendre position hors des murs et pour imposer d'avance à la population par cet appareil irrésistible des armes.

L'émotion produite dans l'âme du peuple par cette espèce de revue nocturne des forces de la cour éclata le lendemain dimanche 12 juillet au réveil des citoyens. Les seuils des maisons, les rues, les places publiques, les jardins, se remplirent d'une foule morne et inquiète, où chacun communiquait à voix basse à chacun les sinistres conjectures de la nuit. A midi on ignorait encore à Paris le renvoi et le départ de M. Necker ; sa présence dans les conseils du roi rassurait un peu le peuple sur les périls que les agitateurs lui dénonçaient : tant que ce ministre inspirerait le roi et contiendrait la cour, on ne croyait pas à un attentat contre l'Assemblée nationale, qu'il avait lui-même appelée autour du trône. Le renvoi de M. Necker était donc dans l'opinion de Paris le seul prélude imminent de contre-révolution, mais rien dans les lettres arrivées la "veille au soir de Versailles ne faisait entrevoir le changement de ministère. On a vu avec quelle fidélité M. Necker avait gardé lui-même au roi le secret de la conspiration contre lui. On flottait à Paris dans une anxiété vague qui pesait sur les esprits sans avoir le prétexte d'éclater.

 

LX.

Telle était l'agitation sourde et morne de la capitale à midi, le 12 juillet, surtout dans le jardin du Palais-Royal, d'où partaient et où aboutissaient toutes les rumeurs de la ville, quand un jeune homme, arrivant de Versailles, les vêtements en désordre et souillés de poussière, le front pâle, les lèvres tremblantes, le geste effaré, s'élance en courant dans le jardin, proclame d'une voix éteinte, de groupe en groupe, la fatale nouvelle, ameute autour de lui la foule d'abord incrédule, qui refuse de le croire, et qui veut -le précipiter dans le bassin comme un semeur de trouble, et n'échappe à la première fureur du peuple qu'en appelant en témoignage du malheur public tous ceux qui arrivent de Versailles après lui.

La nouvelle, en effet confirmée, court de bouche en bouche dans toutes les allées et dans toutes les maisons publiques du jardin. Un silence d'étonnement et d'horreur pèse un moment sur la multitude comme la réflexion d'une ville. Chacun semble attendre de tous une résolution. Dans de tels moments, celui qui ressent le plus la commotion électrique d'un peuple est celui qui jette le premier cri, et celui qui jette ce premier cri est celui à qui répond tout un peuple. Nul ne savait son nom avant cette heure, et ce nom devient le nom d'un événement. La multitude anonyme se résume dans 'cet homme, se lève, parle et agit en lui. Cet homme était Camille Desmoulins.

 

LXI.

Camille Desmoulins, fils du lieutenant -général de Guise, né d'une honnête famille de la bourgeoisie, richement doué-par la nature, remarqué avant l'âge par les triomphes remportés sur ses condisciples dans ses études, passionné pour les lettres, adorateur un peu superstitieux de la vertu antique, altéré de gloire, fanatique de liberté, ne voyant dans l'histoire que le vertige des grands mouvements populaires à imprimer par imitation à son siècle et les statues des hommes- de mémoire à rivaliser, était doué surtout de cette impressionnabilité nerveuse et, féminine qui reçoit et qui communique, avant de les réfléchir, tous les spasmes de la passion publique. Une vanité maladive, qui lui donnait le besoin de prendre un rôle dans toute scène, une légèreté puérile, qui faisait tourbillonner son âme à tous vents, une jeunesse oisive et licencieuse, consumée dans les lieux publics, un cœur instinctivement humain, mais mou, sans courage, et qu'aucune conscience rigide ne pouvait empêcher d'aller chercher au besoin la popularité dans le crime, ou le salut dans la lâcheté, s'associaient dans Camille Desmoulins -à ce caractère. Son visage le révélait au premier coup d'œil. Tout y était évaporé comme son âme. L'irréflexion était écrite sur son front : c'était la légèreté, l'émotion, le rire et les larmes, l'impression fugitive et contradictoire de la foule ; quelque chose de trivial, de railleur et de cynique jusqu'à la cruauté, achevait la ressemblance.

 

LXII.

Ce jeune homme, jeté par ses parents dans les bis emplois du noviciat du barreau de Paris, y avait pris, sous les dernières agitations du parlement, l'habitude et le goût des tumultes du palais. Il s'y était lié d'amitié avec toute la jeunesse turbulente qui préludait, &ms cette espèce de Fronde, à la révolution. Il y suivait surtout Danton, homme plus fort que lui, qui soulevait ces tumultes, mais qui ne s'y laissait pas entraîner, et qui faisait de la sédition avec mépris pour les séditieux. Il avait lancé des pamphlets et des feuilles volantes à la publicité contre la cour. Il s'était senti remué aux premiers accents de Mirabeau comme par une voix de Clodius ou de Catilina. Il avait reconnu l'éloquence antique, idole de sa jeunesse. Il avait espéré un grand tribun, entrevu peut-être _un homme d'Etat. Servile jusque dans son admiration, il s'était rangé, comme un écrivain auxiliaire et comme un agent actif, parmi ces hommes secondaires qui prêtaient leur plume et leur dévouement fanatique au tribun de Marseille ; il soufflait pour lui, dans les groupes, le feu de l'enthousiasme, presque mêlé alors à la flamme de la sédition, il écrivait sous son inspiration dans son laboratoire d'opinion ; il se faisait l'écho mobile et multiplié de son nom, de ses idées et de ses discours, les répandant, les commentant, les popularisant dans les lieux publics. La foule le connaissait de physionomie, comme elle connaissait Danton et Saint-Huruge, ces Mirabeau de places publiques, orateurs de tous les rassemblements. Seulement Camille Desmoulins ne possédait ni la voix mugissante et le geste délirant, de Saint-Huruge, ni l'éloquence impérieuse et entraînante de Danton, mais il plaisait au peuple par les défauts mêmes de sa nature grêle et enfantine. Son enthousiasme était un peu l'enthousiasme de Thersite, mais il suppléait à force d'esprit ce qui faisait défaut en lui aux apparences des tribuns ; exposé aux railleries, il se moquait le premier de lui-même ; il éclatait en sarcasmes à défaut de foudres ; il amusait le peuple, il faisait rire les rassemblements, qu'il n'avait pas ordinairement la puissance de faire frémir. Tel était alors Camille Desmoulins.

 

LXIII.

C'était lui qui, venant de quitter le matin Mirabeau à Versailles, accourait apporter le premier la nouvelle du renvoi de M. Necker. Mirabeau n'aimait pas M. Necker. Mille fois supérieur par ses études économiques et par son génie à ce faux grand homme, il le jugeait du haut de sa supériorité, et ne voyait dans le financier de Genève qu'un de ces caprices de cour et de peuple, une de ces créations de circonstance que le moindre choc ferait crouler de son piédestal. Mais Mirabeau feignait pour un jour d'éprouver une grande consternation de l'éloignement de ce ministre, afin de se servir contre la cotir de l'émotion populaire que cette témérité allait soulever dans Paris.

Camille Desmoulins, soit qu'il fût un acteur, habile confident du mépris réel et de la consternation feinte de Mirabeau, soit qu'il fût de bonne foi, épouvanté jusqu'au délire des extrémités dont le renvoi de M. Necker était le présage, portait sur son visage, dans sa pâleur, dans son tremblement, tous les signes d'une indignation mêlée de terreur.

Le peuple le suivait en foule du côté du café de Foy pour recueillir de sa bouche les détails de l'événement. On semblait attendre on ne sait quel signal d'action. Quand le soleil d'été, en frappant sur un verre convexe oà son rayon allumait dans les jours sereins l'amorce d'une petite couleuvrine qui marquait au fronton de la galerie l'heure précise de midi à la multitude, fit retentir ce coup de canon sur la tête du peuple, on eût dit le canon d'alarme tonnant de lui-même dans le ciel.

 

LXIV.

A ce bruit, un frisson courut sur la foule : il sembla que l'âme de la ville avait éclaté. Camille Desmoulins s'élança sur une table apportée du café de Foy, soutenue par mille bras qui lui en firent une tribune, et dominant de là le jardin et la galerie,

« Citoyens ! » dit-il, en surmontant avec peine un balbutiement naturel, mais qui, cette fois, ajoutait à l'effet des paroles, parce qu'il paraissait l'émotion de la terreur ; « citoyens ! vous n'avez pas un moment à perdre. J'arrive de Versailles. M. Necker est renvoyé. Ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy des patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses, allemands, sortiront du champ de Mars, où ils campent, pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre une cocarde pour nous reconnaître ! »

Aux armes ! aux armes ! répond la foule. On fait de nouveau silence pour laisser achever l'orateur.

 

LXV.

« J'avais les larmes dans les yeux, » raconte Camille Desmoulins dans un de ses pamphlets épiques où il revient sur sa vie révolutionnaire, « je parlais avec une émotion que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut reçue avec des applaudissements infinis. Je continuai. « Quelle couleur voulez-vous arborer pour la cocarde ? » Quelqu'un s'écria : « Choisissez vous-même ! — Voulez-vous, repris-je, le vert, couleur d'espérance ? ou le bleu, couleur de l'Amérique régénérée et de la démocratie ? » Mille voix s'élèvent : « Nous-voulons le vert, couleur de l'espérance ! » Alors je m'écriai : « Amis, le signal est donné ! Voici les espions et les satellites de la police qui me regardent en face ; je ne tomberai pas du moins vivant entre leurs mains ! » Puis, tirant deux pistolets de ma poche et les élevant aux regards du peuple, je dis : « Que tous les bons citoyens m'imitent I » Je descendis étouffé d'embrassements ; les uns me serraient contre leur cœur, les autres me baignaient de leurs larmes. Un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant on m'avait apporté un ruban vert ; j'en mis le premier à mon chapeau, et j'en distribuai à ceux qui m'environnaient. Mais bientôt les rubans sont épuisés. « Eh bien ! prenons ces feuilles inépuisables aux arbres sur nos têtes ! » m'écriai-je.

Et, donnant l'exemple, le jeune tribun monte de nouveau sur une chaise ; arrache tous les rameaux que sa main peut atteindre, les jette à la multitude, et, en décorant lui-même son chapeau, arbore la première cocarde insurrectionnelle de la Révolution. Le peuple l'imite : en un moment la terre est jonchée des rameaux détachés des branches, et des milliers de têtes se parent des débris du jardin. Ce signe de résistance à la tyrannie, arboré à la face du soleil et qui dénonce ceux qui le portent à la vengeance des agents du roi, semble leur défendre de reculer désormais dans l'obéissance.

 

LXVI.

On ne peut douter que le génie politique de Mirabeau, qui savait ce que peuvent les signes sur le peuple, n'eût inspiré à Versailles la provocation à la cocarde faite par son jeune confident. Les couleurs arborées contre la couleur royale voulaient des armes pour se défendre. Le cri : Aux armes I part de toutes les lèvres à la fois, tous les bras se lèvent pour en demander et font d'avance le geste de les brandir contre les soldats. On court de toutes parts pour s'emparer de celles qui tombent sous la main ; on revient armé au Palais-Royal, on se presse de nouveau autour de Camille Desmoulins, devenu le chef des mouvements indécis de la journée et qui n'avait pas cessé de retenir, d'apostropher, de recruter l'armée de l'émeute.

Le jour tombait ; les théâtres attenant au Palais-Royal s'ouvraient aux spectateurs et commençaient leurs représentations. Camille Desmoulins y pénètre successivement, précédé et suivi de groupes armés ; il harangue du haut des loges les acteurs et les auditeurs de ces scènes populaires ; il leur fait honte de leur sécurité et de leurs plaisirs au bord des calamités suprêmes ; il les somme de s'unir aux défenseurs de la nation et de la liberté. Des acclamations lui répondent ; les spectateurs sortent sur ses pas et se répandent comme animés du même esprit dans le jardin. Une colonne immense s'amoncèle derrière lui ; elle se dirige en se grossissant par les rues populeuses qui conduisent du Palais-Royal à la Porte-Saint-Martin ; le désœuvrement du dimanche, l'heure tardive du jour, la curiosité, la contagion d'une même terreur et d'une même audace, en font bientôt une année confuse de vingt ou trente mille hommes, suivie d'un innombrable cortége de femmes et d'enfants.

La colonne, en débouchant par la porte Saint-Martin, tourne à gauche par le boulevard comme pour embrasser, dans son circuit habilement tracé, le camp le plus nombreux et le plus tumultueux du peuple ; la masse soulevée semble défier de plus près ainsi les troupes de la cour déployées, mais immobiles, aux Champs-Élysées et au champ de Mars.

Parvenue à la hauteur de la rue de Richelieu, la tête de colonne s'arrête ; l'armée a une cocarde et des armes, il lui faut des chefs au moins en effigie. L'amphithéâtre d'un statuaire en cire se trouve sur son passage. La foule y reconnaît les bustes de M. Necker et du duc d'Orléans, le premier, idole de l'opinion, le second, espoir et peut-être moteur de la sédition ; on s'en empare, on voile leurs visages d'un crêpe noir, comme pour leur dérober l'horreur de Fattentat médité contre la patrie ; on les porte en triomphe à la tête de la colonne, on les offre à l'acclamation et à 1 :idolâtrie des spectateurs. Cette foule n'était pas composée, comme dans les émeutes futures de Paris, de prolétaires et de plèbe, lie ou écume des capitales, ballottée aux secousses des révolutions, sans pensée. La décence des costumes, l'élégance des coiffures, la richesse des armes, la dignité du maintien, l'ordre de la marche, la nature des cris et des symboles, lui donnaient le caractère d'une manifestation nationale et unanime. C'était le soulèvement d'une classe entière déjà préparée par l'éducation et par l'aisance à faire invasion dans ses droits, l'insurrection de la bourgeoisie, l'avènement de la nation dans l'égalité sur les traces de son Assemblée nationale.

 

LXVIL

A l'extrémité du boulevard et à la chute du jour, Camille Desmoulins, Danton, les chefs de la jeunesse et la niasse de la bourgeoisie rentrèrent par les rues latérales dans le Palais- Royal, pour continuer à échauffer pendant la soirée les cafés, les clubs, les lieux publics de leurs voix. Ils abandonnèrent à une populace infime et turbulente les bustes, qu'elle continua à promener dans Paris. Cette masse, composée de cinq ou six mille hommes sans modérateurs et sans guides, flotta alors de quartier en quartier en ébranlant de ses clameurs les rues et en défiant les troupes du roi, dont un régiment de dragons occupait la place Vendôme. A l'approche de la multitude armée, à ses insultes, à ses menaces, une charge des dragons disperse la tête de la colonne, fait rouler le buste décapité de Necker dans la boue, foule aux pieds des chevaux et blesse de la pointe de ses sabres quelques hommes du cortége ; le cadavre d'un soldat des gardes françaises, déserteur de son régiment mêlé au peuple et désigné par son uniforme à l'indignation des dragons, reste dans son sang sur la place. Un cri d'horreur jeté de rue en rue par les fuyards sème l'épouvante et l'indignation dans Paria.

 

LXVIII.

Un peu plus loin, sur la place Louis XV, devenue depuis la place de la Révolution, la masse des citoyens et la masse des soldats sont en présence, séparés seulement par la largeur de la place. M. de Bezenval avait répandu quelques régiments de cavalerie sous les arbres des Champs-Élysées et les y tenait depuis le matin impatients mais immobiles. Les citoyens accumulés dans le jardin, sur les terrasses et au pont Tournant des Tuileries jetaient de là des caresses, des défis, des acclamations aux soldats. Au bruit qui se répand de la charge des dragons et d'un massacre de citoyens sur la place Yen-dôme, le peuple du pont Tournant, plus enhardi qu'intimidé par le péril, ramasse des pierres, traverse la place et les lance en provocation aux cavaliers rangés en face sur l'avenue des Champs-Élysées. A cette insulte, le jeune prince de Lambesc, -colonel du régiment Royal-Allemand, se laisse emporter par la colère et par la fougue de l'âge : il s'élance au galop, le sabre à la main, suivi de ses escadrons, sur les agresseurs, les atteint, les renverse, les poursuit, et franchissant le pont Tournant au-delà de la place, il charge, en pivotant sur sa gauche autour du grand bassin, jusque dans les larges allées des Tuileries. La foule inoffensive des promeneurs, des vieillards, des femmes et des enfants, étrangère à la sédition et surprise dans sa sécurité, s'enfuit d'arbre en arbre pour échapper au galop des cavaliers. Le sable est jonché de chaises brisées et de femmes tombées dans leur fuite ; un vieillard, qui jetait des chaises derrière lui pour entraver la course des chevaux, tombe frappé à mort d'un coup de sabre porté par le prince de Lambesc. Le jardin, couvert de tronçons de bancs, de blessés foulés aux pieds par les escadrons allemands, se vide par toutes les grilles. Les promeneurs échappés aux charges se répandent en multipliant par leur récit le nombre des victimes et en criant vengeance dans tous les quartiers de Paris. Le peuple croit toucher à cette heure suprême de la guerre civile et des massacres prédits d'heure en heure par ses agitateurs.

 

LXIX.

Il n'en était rien cependant. Le baron de Bezenval, qui commandait les troupes réunies au champ de Mars, non pour attaquer, mais pour contenir Paris, avait été frappé lui-même de stupeur et d'irrésolution devant l'attitude de la capitale. Plus homme de cœur que militaire, bien qu'il fût un de ces courtisans du cercle de la reine adulant les illusions de l'aristocratie et répondant avec jactance de la victoire de la force sur l'opinion, il s'était borné à envoyer un misérable renfort d'une trentaine de Suisses à M. de Launay, gouverneur de la Bastille, et à rester inerte au milieu de son armée au champ de Mars. Quelques régiments envoyés par lui le matin en observation aux Champs-Élysées, comme pour provoquer la sédition par leur présence sans l'abattre par leurs armes, était la seule manœuvre qu'il eût ordonnée à son armée depuis vingt-quatre heures, contre une capitale qui s'armait sous ses yeux. Les colonels de ces régiments n'avaient aucun ordre, et les détachements qui s'avancèrent jusque sur la place Vendôme et dans les Tuileries ne le firent qu'en répondant d'eux-mêmes aux injures et aux-attaques du peuple. Quant au général, n'osant entrer dans Paris pour y rétablir au moins la sécurité publique et l'autorité du roi, ni prendre même de fortes positions aux barrières, ni fortifier la Bastille et les Invalides, qu'il abandonnait derrière lui, il attendit, comme un général vaincu, les ténèbres pour déserter le champ de bataille. Il fit replier à minuit ses régiments des Champs-Élysées et du champ de Mars sur Versailles. Enfermé tantôt à l'Ecole-Militaire, tantôt aux Invalides et perdant les heures en timides conseils avec ses généraux, il assista, sans même les repousser, aux impérieuses sommations du peuple qui demandait qu'on lui livrât les armes de l'arsenal des Invalides, se contentant, pour toute réponse aux délégués de la révolte, de temporiser avec eux et de leur dire qu'il allait demander des ordres à Versailles. Tel fut le premier lieutenant du maréchal de Broglie dans cette campagne de la cour contre Paris. Que pouvait redouter désormais la nation d'une cour servie par de tels généraux, et des généraux choisis par une telle cour ? Ils n'avaient provoqué le rassemblement de l'armée autour du roi que pour livrer mi-mêmes les troupes à l'embauchage ou à la dérision de la capitale.