I. Les
conférences entre les commissaires nommés par les trois ordres se
succédaient, usaient les jours, n'amenaient aucun résultat. La noblesse et le
clergé, en consentant à l'unité de délibération dans l'assemblée, abdiquaient
par le fait même leur caractère antique de classes distinctes, supérieures et
privilégiées dans la nation. La délibération en commun, c'était l'égalité.
L'égalité, c'était la moitié du grand procès que le siècle avait à juger
entre la masse du peuple et les classes privilégiées. Un petit nombre
d'hommes sages, généreux et clairvoyants dans les deux ordres, sentaient que
ce procès était jugé d'avance par la philosophie, par le progrès des lumières
et par les mœurs. Ce petit nombre croyait plus équitable et plus politique de
ne pas le faire juger par une lutte inégale et sanglante et de renoncer
d'eux-mêmes, dès le premier jour, à une constitution séparée de leur ordre,
pour ne former qu'une assemblée, comme ils ne voulaient former qu'un peuple.
Mais la majorité de ces deux ordres, composée d'hommes qui avaient plus de
traditions que de vues et plus d'orgueil que de sagesse, s'obstinait à
revendiquer la forme antique et aristocratique de délibération. Ils
espéraient, à défaut de force personnelle pour soutenir leur prétention,
avoir les forces de la cour et du gouvernement, dont l'indécision muette leur
donnait le droit de préjuger l'appui. On n'obtenait rien de la temporisation
et de la négociation. L'impatience gagnait les communes. Elles sentaient
derrière elles l'opinion publique, et derrière l'opinion publique, une
révolution, si une révolution était nécessaire. Aussi décidées à conquérir
l'égalité que les deux ordres étaient décidés à ne pas la leur concéder, les
communes, maîtresses de la salle des états généraux, semblaient attendre,
avec la certitude de la victoire, le refus et les défis des ordres rivaux.
Paris fermentait. II. Le roi
cependant commençait à sentir que la responsabilité de cette inaction
retomberait sur lui devant son peuple. Il évoqua, le 28 mai, le procès devant
lui-même. Il ordonna aux commissaires conciliateurs des trois ordres à
reprendre leurs conférences en présence de son ministère. « Je n'ai pu voir
», disait-il dans sa lettre aux trois ordres, « sans inquiétude et sans
peine, l'Assemblée nationale, que j'ai convoquée pour s'occuper avec moi de
la régénération de mon royaume, livrée à une inaction qui, si elle se
prolongeait, ferait évanouir les espérances que j'ai conçues pour le bonheur
de mon peuple et pour la prospérité de l'Etat. » M.
Malouet demanda que l'on fît retirer de la salle le public étranger aux
communes, pour' délibérer sur la lettre du roi. « Des étrangers ! » s'écria
M. de Volney, écrivain déjà célèbre par ses écrits philosophiques, « en
est-il parmi nous ? Ne sont-ils pas tous ici nos concitoyens et nos frères ?
Prétendez-vous vous soustraire au regard et au contrôle de ceux dont vous
êtes les représentants ? Je ne puis.» estimer quiconque cherche les ténèbres
: les nations n'ont pas de mystères ! » Ces paroles, applaudies, firent
maintenir les spectateurs qui venaient de Paris pour assister aux séances, et
la publicité fut conquise. III. Mirabeau,
qui avait demandé la médiation du clergé, parce que le grand nombre des curés
sortis du peuple qui composaient la majorité de cet ordre lui donnait la
certitude qtie leur médiation serait partiale pour le peuple, s'éleva contre
la médiation du roi, parce qu'il prévoyait que la royauté inclinerait vers la
noblesse. Son premier discours lui avait conquis, par sa modération,
l'oreille des communes. Il osa davantage ce jour-là. «
Messieurs, » dit-il, « un médiateur tel que le roi ne peut jamais laisser une
entière liberté aux partis qu'il veut concilier. La majesté du trône
suffirait seule pour la leur ravir. Nous n'avons pas donné le moindre
prétexte à son intervention... Qu'est-ce donc que tout ceci ? Un effort de
courage, de patience et de bonté de la part du roi, mais en même temps un
piège dressé par la main de ceux qui lui ont rendu un compte inexact de la
situation des esprits et des choses, un piège en tous sens, un piège ourdi de
la main des druides — allusion aux membres du haut clergé qui retenaient les
curés dans leur séparation des communes —, piège si l'on défère aux désirs du
roi, piège si l'on s'y refuse. Accepterons-nous les 'conférences ? Tout ceci
finira par un ordre du roi. Nous serons chambrés, et séparés et despotisés
par le fait. Résisterons-nous ? Le trône sera assiégé de dénonciations, de
calomnies, de prédictions sinistres contre nous. Faisons route entre ces deux
écueils. Rendons-nous aux ordres du roi, mais faisons précédez les
conférences d'une démarche plus éclatante, qui déjoue l'intrigue et démasque
la calomnie ; faisons une adresse au roi pleine d'amour, où nous consacrerons
à la fois nos sentiments et nos principes. » IV La
reprise des conférences en présence du ministre et l'adresse des communes au
roi furent résolues sur ce discours. « Depuis longtemps, » disait l'adresse,
« les députés de vos fidèles communes auraient présenté à Votre Majesté
le respectueux témoignage de leur reconnaissance pour la convocation des
états généraux, si leurs pouvoirs avaient pu être vérifiés. Ils le seraient
si la noblesse avait cessé d'élever des obstacles. Nous avons tenté tous les
moyens de conciliation. Votre Majesté dira que les conférences soient
reprises en présence de votre garde des sceaux. Nous nous empressons de
déférer à ses désirs. » Les
conférences des commissaires des trois ordres s'ouvrirent le 1er juin en
présence de tous les ministres Elles n'avaient fait ni fléchir les ordres
privilégiés ni céder les communes. La mort
du Dauphin, figé de sept ans, premier enfant du roi enlevé au trône au moment
où le trône allait devenir un échafaud, relégua pour quelques jours le roi et
la reine à Marly pour pleurer ce prince, et servit de prétexte à des
temporisations motivées par le deuil. La
France, inquiète de l'inaction des états généraux ; dont elle attendait son
salut, élevait un imminent murmure contre les classes privilégiées qui
entravaient sa représentation souveraine. Le murmure de Paris se tournait en
colère contré la cour, qu'on croyait astucieusement complice de ces lenteurs.
Une disette générale rendait le peuple de toutes les provinces plus ombrageux
et plus séditieux. Les troupes suffisaient à peine, dans le Midi et dans
l'Ouest, à contenir les émotions et les attroupements. Marseille renouvelait
ses mouvements mal apaisés par Mirabeau. La jeunesse de cette ville se
formait en armée pour attaquer les forts. Toulon désarmait sa garnison. La
Bretagne s'organisait en fédération armée pour résister au pillage des
propriétés, paniques habituelles de toutes les agitations. Paris devenait le
foyer de cette agitation nationale, et le jardin du Palais-Royal, demeure du
duc d'Orléans, devenait le foyer de Paris, le mont Aventin des nouveaux
Gracques. V. Des
tentes dressées au milieu du jardin servaient de forum à la jeunesse
turbulente et passionnée, qui s'y concentrait à toute heure du jour ou de la
nuit pour s'exalter d'émotions mutuelles. Des orateurs enthousiastes y
groupaient les promeneurs, les habitués des cafés, les étrangers, les oisifs,
toute la partie mobile et flottante de la population d'une capitale qui
tourbillonne au vent et qui court au bruit. Les droits du peuple, l'attitude
des communes, la résistance du clergé et de la noblesse, la connivence de la
cour, les complots supposés de l'aristocratie, la nécessité de déjouer le
piège tendu aux états généraux, leur immobilité fatale, leur insurrection
nécessaire, l'ardeur à les soutenir, la partialité fanatique pour M. Necker,
proclamé le seul ministre du peuple au milieu des conseillers du despotisme,
la popularité naissante et tumultueuse de Mirabeau, dont la voix avait fait
vibrer du premier coup comme un tocsin intérieur à l'oreille de la multitude,
la popularité déjà factieuse du duc d'Orléans, mettre de ce palais de ces
jardins où il semblait prêter asile à l'agitation, comme un prince qui aurait
eu pour client tout un peuple, tels étaient les textes de ces perpétuelles
émotions du Palais-Royal. Les cafés, les tables banales, les boutiques, les
jeux, les lieux suspects ouverts par les arcades ou par les fenêtres sur le
jardin y versaient sans cesse de nouveaux flots d'auditeurs échauffés par
tous les sens, qui exaltent le soir la fibre des foules. On y parlait
ouvertement du droit d'insurrection et de la nécessité d'aller à Versailles
pour aller porter aux communes le mandat souverain du peuple et pour
submerger sous la toute-puissance de la révolte les complots de la cour, les
insolences de la noblesse, les timidités du tiers état. Une
multitude inquiète sur les subsistances qu'enchérissait la disette, et des
soldats embauchés par les amorces corruptives que l'indiscipline, le vin
prodigué, les femmes vendues offraient à la débauche, grossissaient tous les
soirs le tumulte de ce foyer de la révolution. L'écho
de ces, délibérations tumultueuses retentissait le lendemain jusqu'à
Versailles et imprimait un énergique contre-coup aux orateurs populaires des
communes. La licence des pamphlets, à qui la tolérance et même la provocation
du gouvernement, sous l'assemblée des notables, avait laissé conquérir
l'impunité par leur nombre ; les réunions politiques en lieu convenu et à
heure fixe, dont on avait contracté l'habitude pendant les séditions
parlementaires, sous le nom anglais de clubs, donnaient, dès les premiers
jours des états généraux à l'opinion publique trois forces irrésistibles, le
droit de la presse, le droit d'association et le droit de tumulte. Paris
était l'armée des communes. Elles avaient assez attendu pour donner aux
ordres privilégiés le temps de la réflexion et de la sagesse. L'opinion les
pressait maintenant d'oser. VI. A la
séance du 10 juin, un député de Paris, Sieyès, oublié, négligé ou repoussé
aux élections par le clergé, dont il était membre, et qui avait été adopté
par les électeurs de Paris, se leva pour sommer les communes de ne pas prolonger
plus longtemps l'inutile et impuissante division de ces conférences, dont on
ne pouvait plus espérer que la honte. Sieyès,
né d'une famille aristocratique à Fréjus, en Provence, avait été jeté par le
hasard de sa naissance dans le clergé, comme Mirabeau dans la noblesse,
appelés l'un et l'autre par leur destinée à ruiner l'institution, qui les
avait portés. Élevé par la hiérarchie ecclésiastique jusqu'à la dignité de
vicaire général de l'évêché de Chartres, Sieyès professait, avec la décence
de son état, mais avec l'audace réfléchie de son esprit, les opinions
philosophiques. Il pensait beaucoup, parlait peu, écrivait avec cette
brièveté tranchante qui a l'explosion et l'irréfutabilité des oracles ; ses
brochures sur le tiers état étaient devenues les proverbes de la démocratie
en naissant. Il avait dit au peuple son dernier mot : « Vous êtes tout.
» Ce mot
avait fait de Sieyès le sphinx de l'opinion. Lui seul passait pour poser et
pour résoudre les terribles énigmes du moment. La nature l'avait fait trop
froid de langage, de geste et de voix pour être orateur. Toute sa puissance
était dans sa logique. Il creusait les idées et ne les répandait pas. Son
silence même était un de ses prestiges. Parler peu est pour quelques hommes
dans les assemblées le secret de parler à coup sûr. On suppose quelquefois à
de tels chefs de parti tout le génie qu'ils sont censés dérober sous les
mystères de leurs silences. Tel
était Sieyès, objet, dès le premier jour, d'une immense supposition de génie
politique. Mais chez lui cette supposition n'était pas gratuite. Destiné par
la nature à inspirer plus qu'à agir, Sieyès était sur les bancs des communes
le contraste vivant de Mirabeau. Son visage pâle, froid, Sn, composé par
l'habitude de l'étude et par la bienséance de son état, répondait à son âme.
Il n'avait rien de ces grands acteurs destinés à passionner les scènes dans
les drames de tribune ou de place publique. C'était le prêtre habitué. à
l'ombre, sorti du sanctuaire de l'ancienne loi pour se glisser dans le
sanctuaire de la loi nouvelle, mais toujours prêtre par l'attitude, même
quand il devenait tribun par l'opinion. On l'écoutait avant qu'il parlât,
tant on était avide de ses oracles. VII. « Depuis
l'ouverture des états généraux,» dit-il, «les communes ont tenu une conduite
franche et impassible ; elles ont eu tous les procédés que leur permettait
leur caractère vis-à-vis de la noblesse et du clergé, tandis que ces deux
ordres privilégiés ne les ont payées que d'hypocrisie et de subterfuges.
L'assemblée ne peut rester plus longtemps dans son inertie sans trahir ses
devoirs et les intérêts de ses commettants. Il faut sortir enfin d'une trop
longue inaction. » Un
applaudissement unanime révéla dans toutes les pensées celle de l'orateur. Il
développa brièvement ses motifs et demanda qu'après une dernière sommation
aux classes privilégiées de se réunir aux communes pour vérifier ensemble les
pouvoirs, les communes fissent l'appel de leurs membres et vérifiassent
seules leurs mandats. Cette motion, votée dans les séances du soir, fut
commentée dans une adresse au roi rédigée par Barnave, jeune avocat de
Grenoble dont le nom et le talent éclatèrent pour la première fois dans cette
journée. VIII. Cette
adresse accusatrice était le récit persuasif des tentatives conciliatoires
des communes et des refus des ordres privilégiés. Elle démontrait au roi la
nécessité où se trouvaient placées les communes de mettre un terme à
l'inaction de leur chambre, à l'impatience de la nation et de commencer leurs
travaux. M.
Bailly, qui présidait l'assemblée, alla porter cette adresse au roi. Le
prince était à la chasse. Soit passion indomptable pour ces exercices qui
occupaient la moitié de la vie des rois, soit affectation d'indifférence pour
ce qui s'agitait à deux pas de son palais, le roi n'ajournait pas une de ses
habitudes. Les communes s'ajournèrent au lendemain 15 juin, pour prendre l’attitude,
le nom et l'action que l'opinion publique leur attribuait en face du trône,
du clergé et de la noblesse. L'auditoire, nombreux et passionné, était digne
de la gravité de l'acte qui allait s'accomplir. IX. Sieyès,
encouragé par l'autorité qu'avait exercée sur l'assemblée son premier
discours, prit la parole-après la vérification des pouvoirs. Ecartant tous
les scrupules constitutionnels par la puissance du nombre, il calcula que les
membres des communes avaient été élus par vingt-six millions d'ânes contre
deux cent mille privilégiés. Il proclama la souveraineté numérique des
hommes. Il se demanda s'il appartenait à quelques milliers d'aristocrates de
paralyser l'action d'un peuple convoqué tout entier par son roi pour réformer
l'empire. Il se demanda si dans les titres qu'ils allaient prendre, les
députés du peuple ne devraient pas caractériser immédiatement la nature, la
grandeur et l'indépendance de leur fonction. Il proposa aux communes la
dénomination de représentants connus et vérifiés de la nation française. Cette
dénomination, qui ne définissait pas d'un seul motet avec une assez franche
audace le caractère révolutionnaire et souverain des communes, fut combattue
par Mirabeau. « Nous
voilà prêts, » dit Mirabeau, après un exorde où il sollicitait l'indulgence
pour une voix brisée par la maladie, « nous voilà prêts à sortir enfin
du cercle où notre sagesse nous a longtemps renfermés. Nous voulions prouver
notre modération. Cependant, le temps s'est écoulé, les usurpations des deux
ordres se sont accrues. Votre lenteur a été prise pour faiblesse. Voici le
moment d'inspirer la crainte, je dirais presque la terreur du respect à vos
adversaires. Chacun de vous sent combien il serait facile aujourd'hui par un
discours véhément de vous porter aux résolutions extrêmes... Vos droits sont
si évidents, vos réclamations si légitimes, et les procédés des deux autres
ordres si manifestement irréguliers, que le parallèle en resterait au-dessous
du sentiment public... Que dans des circonstances où le roi lui-même a senti
qu'il fallait donner à la France cette constitution fixe, on oppose à ses
volontés les gothiques oppressions des siècles barbares, qu'à la fin du XVIIIe
siècle, une poignée de citoyens intéressés osent dévoiler le projet de nous y
replonger, qu'ils veuillent ramener le peuple de France à ces formes, à ces
ordres qui classaient la nation en deux espèces d'hommes : les oppresseurs et
les opprimés ; qu'ils prétendent perpétuer une prétendue constitution qui, en
un seul mot prononcé par cent cinquante individus, pourrait' arrêter le roi
et vingt-cinq millions d'hommes ; qu'ils invoquent le despotisme ministériel
pour river sur nous les fers de l'aristocratie... c'est le comble de l'orgueil,
mais surtout de la folie !... Mais quel nom nous donnerons-nous ? États
généraux ? Le terme serait impropre ; il suppose trois ordres, et un seul est
ici... En prendrez-vous un autre ? Mais si le roi vous refuse sa sanction, si
les autres ordres réclament son autorité, qu'arrivera-t-il ? Dissolution et
prorogation. Qu'en résultera-t-il ? La hideuse anarchie, qui nous ramène au
despotisme. Vous avez l'insurrection, les pillages, les boucheries, et vous
n'aurez pas même l'exécrable honneur d'une guerre civile I... Non, non, ne
prenez pas un titre qui effraie, prenez-en un qu'on ne puisse vous contester
: appelez-vous, ce que vous êtes, représentants du peuple français. Qui peut
vous disputer ce titre, et que feront les deux ordres alors ? Adhéreront-ils ?
Il le faudra bien. Refuseront-ils d'adhérer ? Nous prononcerons contre eux
quand tout le monde pourra juger entre nous !... » Puis, déroulant, au
nom des représentants du peuple français, une série de résolutions modérées,
réformatives et populaires, dont la seule énonciation au nom des communes
devait leur rallier la nation entière, il termina son discours pas une
respectueuse mais éloquente critique de le dénomination insurrectionnelle
proposée par l'abbé Sieyès. « Il est, » dit-il, « une différence essentielle
entre le métaphysique philosophe promulguant une vérité absolue du fond de
ses méditations, et l'homme d'État qui est obligé de tenir compte des
circonstances et des périls. La métaphysique, voyageant sur une mappemonde,
franchit tout sans peine, ne s'embarrasse ni des montagnes, ni des déserts,
ni des plaines, ni des fleuves, ni des abymes, mais quand on veut réaliser le
voyage et arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu'on n'est plus
dans le monde idéal et qu'on marche sur la terre. » X. Mirabeau,
dans ce discours, plus sensé que sa renommée et plus patient que son
caractère, s'aperçut qu'il était trop modéré pour une assemblée où
l'irritation avait étouffé toute patience. Mounier, le jeune Barnave, son
compatriote, Rabaud de Saint-Étienne, ministre protestant de Mmes,
proposaient tour à tour des titres plus absolus. Bergasse lui-même, orateur
mystique qui devait bientôt confondre dans un même fanatisme la théocratie et
la royauté, adopte le titre séditieux proposé par Sieyès. Chapelier, Target,
Thouret, avocats célèbres, pressés d'éloquence, parlent sans conclure.
Mirabeau défend contre tous la dénomination présentée la veille par lui ;
mais tout en maintenant la nécessité de la sanction royale pour le titre que
l'assemblée se donnera, il sent la nécessité de relever par l'accent du
tribun la sagesse du politique. « On
trouve, » s’écrie-t-il, « cette qualification de représentants du peuple
français trop humble, et moi, je l'adopte, je la défends, je la proclame par
la raison même qui vous. la fait exclure. Oui, c'est parce que le nom de
peuple n'est pas assez respecté en France, parce qu'il est obscurci, couvert
de la rouille du préjugé, parce qu'il nous présente une image dont l'orgueil
rougit, dont la vanité s'offense, parce qu'il est prononcé avec mépris dans
les chambres des aristocrates, c'est pour 'cela que nous devons nous imposer
de le relever, de l'ennoblir et de le rendre désormais respectable aux
ministres et cher à tous les cœurs. » XI. Pendant
ces harangues, qui attestaient dans les communes la ferme volonté d'avancer
malgré l'immobilité des deux autres ordres, une partie du clergé et de la
noblesse, se détachant par groupes de leurs corps pour passer à la force et
au nombre, désertaient leurs séances particulières et entraient un à un dans
la salle des communes. Des ovations cordiales saluaient ces défections
patriotiques. La discussion sur la dénomination à prendre continuait
lentement dans les communes, comme pour donner le temps aux ordres
privilégiés de réfléchir ou de se dissoudre. Mirabeau poursuivait ses
premiers essais et les premiers triomphes de son éloquence, et fondait sa
popularité dans Paris par des accents qui s'élevaient de jour en jour à plus
d'audace. Il
reprit le 16 sa lutte contre Sieyès et sa glorification du nom de peuple. «
Si ce nom n'était pas le nôtre, » dit-il, « il faudrait encore le choisir
entre tous comme la plus précieuse occasion de servir ce peuple qui existe,
ce peuple qui est tout, ce peuple de qui nous tenons tous nos droits et dont
on semble rougir que nous empruntions notre titre. Ah ! si le choix de ce nom
rendait à ce peuple abattu de la fermeté, du courage ! « Mon
âme s'élève en contemplant dans l'avenir les heureuses suites que ce nom peut
avoir ; le peuple ne verra plus que nous, et nous ne verrons plus que le
peuple ; notre titre nous rappellera nos devoirs et notre force.
Représentants du peuple ! daignez me répondre ! Irez-vous dire à vos
commettants que vous avez repoussé ce nom ? « Plus
habiles que nous, les héros bataves qui fondèrent la liberté de leur pays
prirent le nom de gueux ; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mépris
de la tyrannie avait prétendu les en flétrir, et ce titre, en leur arrachant
cette classe immense que le despotisme et l'aristocratie avilissaient, fut à
la fois leur force et leur gloire et le gage de leur succès. Les amis de la
liberté choisissent le nom qui les sert le mieux et non celui qui les flatte
le plus : ils s'appelleront les remontrants en Amérique, les pâtres en
Suisse, les gueux dans les Pays-Bas ; ils se pareront des injures de leurs
ennemis, ils leur enlèveront le pouvoir de les humilier avec des
dénominations dont ils auront fait leur gloire. » XII. Mirabeau,
cette fois, avait offensé la bienséance de l'assemblée par une allusion à une
dénomination triviale qui rabaissait la majesté même du peuple. Il échoua
dans les murmures de ses auditeurs. Le cynisme de l'allusion avait caché aux
plus sages la sagesse.de la proposition. L'homme d'État avait disparu sous
l'orateur. Sous la
motion d'un orateur obscur, mais qui résumait, comme le chœur anonyme d'une
multitude, le sentiment général dans une dénomination simple et claire, on
adopte le titre d'Assemblée nationale, moins constitutionnel et moins
vrai que celui de Mirabeau, mais qui laissait la voie ouverte aux
négociations. On
proclama ainsi d'un mot la confusion des ordres. Les six cents députés se
levèrent et se jurèrent à eux-mêmes, en présence de quatre mille spectateurs
enivrés, d'accomplir le mandat qu'ils avaient reçu du peuple. S'investissant
à la fois des droits du trône, de ceux du parlement, de ceux du clergé et de
la noblesse, le premier décret de l'assemblée sanctionna provisoirement tous
les impôts existants, pour assurer l’administration pendant l'interrègne de
l'ancienne constitution. XIII. Ainsi,
te premier acte des états généraux était de faire disparaître les états
généraux et d'installer une seule représentation nationale à leur place. La
cour, quoique avertie par tant de symptômes précurseurs, trembla du coup. La
noblesse et le clergé sentirent leur isolement et se réfugièrent à l'abri du
trône. Le roi, dont la médiation tardive était pour jamais écartée, se borna
à écrire au président Bailly une lettre où la plainte dégradait la majesté. « Je
désapprouve, » disait le roi, « l'expression de classes privilégiées que le
tiers état emploie pour désigner les deux premiers ordres. Le refus de la
noblesse d'acquiescer à mes conseils ne devait pas empêcher le tiers état de
me donner un témoignage de déférence. » Les
communes, sans s'arrêter à discuter sur ces timides reproches, s'organisèrent
en assemblée active prête à prendre possession de la plénitude du pouvoir
délibérant. Le clergé, découragé de sa résistance par la faiblesse du roi et
par le grand nombre de curés plébéiens qui aspirent dans son propre sein à
réformer l'aristocratie ecclésiastique, cède enfin, dans une délibération
séparée, à l'attraction des communes, et déclare que les pouvoirs seront
vérifiés en assemblée générale. La noblesse adresse au roi d'amères et
plaintives protestations. La cour, indécise, regarde, écoute, hésite,
tremble, et commence à conspirer contre l'existence de la représentation
nationale qu'elle a elle-même évoquée. XIV. La
gravité des circonstances et la déchéance visible de la royauté avaient
rapproché dans la convocation des états généraux la reine du comte d'Artois.
La princesse, aussi mobile que l'espérance et la terreur dans une imagination
de femme, après avoir partagé longtemps l'antipathie du roi contre M. Necker
et favorisé de tout son crédit l'élévation de l'archevêque de Toulouse, avait
contribué depuis à précipiter de nouveau son mari dans l'administration de M.
Necker, comme la seule _ ressource contre la ruine des finances. Sa
haine et sa rancune contre les parlements, qui avaient manqué à sa
justification dans le jugement du procès du collier, lui avaient fait
accueillir avec une satisfaction secrète la pensée des états généraux. Mais
les premières séances des communes, les insultes dont elle avait été l'objet
à la procession des états dans les rues de Versailles, la froideur qui
l'avait accueillie dans l'assemblée à la séance royale, la popularité
outrageuse du duc d'Orléans, son ennemi personnel, les insolences de
Mirabeau, les agitations de Paris, présages de tempête, les pamphlets qui
circulaient contre elle dans toute la France et qui préparaient à la sédition
par le mépris, la nécessité de dévoiler devant la nation les prodigalités de
sa cour et de retrancher les caprices de sa faveur, les plaintes et les
reproches de la cour particulière dont elle était entourée, cour_ qui
pressentait la décadence de son crédit devant l'ascendant d'une
représentation nationale ; enfin, les premières usurpations des communes,
commençant à faire violence aux ordres privilégiés avant de faire violence à
l'autorité royale elle-même, avaient en peu de jours retourné de nouveau
l'esprit de la reine contre M. Necker et contre les états généraux, son
propre ouvrage. La
panique et la colère agitaient tour à tour son cœur. Elle avait partagé en
peu de temps, avec la mobilité de ses impressions, les transes et les
prophéties sinistres de la noblesse et du clergé. Elle s'était liguée de
nouveau, par cette communauté de haine, avec le plus jeune des frères du roi,
le comte d'Artois. Le
comte d'Artois avait été quelques années avant cette époque le favori de la
maison royale et le charme de la société familière de la reine. La partialité
de ce jeune prince pour M. de Calonne, qui ne refusait rien à ses plaisirs et
que la reine n'aimait pas, avait refroidi longtemps cette amitié entre la
reine et son beau-frère. Les états généraux, les dangers communs', les
prévisions funestes, l'inimitié du peuple, qui les menaçait à la fois et qui
confondait leurs deux noms dans les mêmes outrages ; les mêmes impressions
reçues dans la même société habituelle, dans le salon de madame de Polignac ;
enfin, le repentir hautement avoué par la reine du consentement fatal qu'elle
avait donné au retour de M. Necker, avaient effacé toutes les traces de ce
dissentiment et reformé autour du roi une ligue tardive et presque unanime de
la famille royale contre les états généraux et surtout contre la réunion des
trois ordres en une seule assemblée. L'âme
de cette ligue, encore sourde et inaperçue, était le baron de Breteuil,
ancien ministre de la maison du roi, écarté des affaires depuis le ministère
de M. de Calonne. XV. Le
baron de Breteuil avait l'habitude plus que le génie de la politique.
L'autorité de son nom tenait plus aux nombreux emplois diplomatiques qu'il
avait occupés qu'à ses lumières. Par ses longs séjours à l'étranger, il
connaissait mieux l'Europe que la France, et pendant le temps qu'il avait
occupé le poste de ministre de la maison du roi, il avait mieux appris à
connaître l'intrigue des cours que l'opinion de la nation. Secret, fidèle,
dévoué à son maître, mais téméraire et absolu dans l'exécution des ordres du
roi, c'était un de ces hommes capables de bien servir dans des postes
secondaires et dans des circonstances ordinaires, et qu'on appelle par
habitude dans des circonstances désespérées. Son principal mérite aux yeux du
comte d'Artois, de la reine et de sa société, était son expérience des
gouvernements et sa haine des nouveautés. XVI. Cependant
M. Necker lui-même, jusque-là immobile et comme absorbé dans la béatitude
muette de l'espérance qu'il avait fondée sur cette convocation de la nation
et sur le succès de l'arbitrage qu'il croyait avoir assuré au roi entre les
ordres de l'État, commençait à sentir défaillir en lui cette confiance.
L'arbitrage proposé par le roi avait été repoussé avec astuce par le clergé,
avec insolence par la noblesse, avec une confiance souveraine dans leur
propre force par les communes. Une révolution complète dans la constitution
de l'État allait s'accomplir dans quelques jours, en face du roi et du
gouvernement, sans que le roi et le gouvernement fussent même interrogés sur
cette révolution qui dominait déjà le trône. M.
Necker, sous peine de livrer la monarchie au hasard et le roi à la dérision
de son peuple, ne pouvait laisser plus longtemps son mettre clins une
attitude qui dégradait toute autorité et toute majesté : Le premier ministre
était forcé de prendre un parti. Il n'y
en avait plus que trois à prendre : ou dissoudre les états généraux, ou subir
la révolution par la main du peuple, ou la faire accomplir au roi lui-même. Ce
premier parti dépassait la force de caractère du prince ; le second était
l'humiliation des ministres et la perte de la monarchie ; le troisième
sauvait au moins la dignité royale. M.
Necker rédigea à la bitte un manifeste royal. Ce manifeste énumérait toutes
les réformes administratives débattues depuis sept ans dans les assemblées
provinciales et généralement consenties par l'opinion publique, et toutes les
concessions que la couronne était disposée à faire à la nation. Le ministre
conseilla au roi de devancer ainsi par cette déclaration, lue en séance
royale, les vœux de son peuple et les délibérations des états généraux, en
faisant le premier et en faisant seul ce que les états généraux étaient
appelés à faire avec lui ou sans lui. Il se flattait de convaincre ainsi les
députés d'impuissance s'ils acceptaient, d'impopularité s'ils refusaient, de
faction s'ils exigeaient séditieusement davantage. XVII. Ce
conseil, conforme à la fois à la confiance du ministre dans l'ascendant de sa
popularité d à la facilité du roi, fut agréé. Le projet de déclaration
royale, communiqué par M. Necker au roi, à la reine, aux princes et à leur
entourage ; devint le texte de discussions secrètes dans les conciliabules de
la cour et dans les salons de madame de Polignac. Un conseil des ministres
devant le roi fut convoqué au château de Marly pour arrêter les principes, la
rédaction et les mesures. Avant le conseil, M. Necker, admis en présence de
la reine et des deux princes frères du roi, discuta contre eux son projet, et
se refusa à en modifier trop profondément le texte. Le projet de déclaration
n'obtint de la reine qu'un demi-consentement. Le
conseil s'ouvrit ensuite devant le roi seul. A peine commencé, il fut
interrompu par un officier de service qui parla à voix basse à l'oreille du
prince. Le roi se leva, sortit et laissa longtemps le conseil des ministres
dans l'attente. On comprit que la reine et les princes discutaient avec lui
le texte des concessions que M. Necker allait arracher à la couronne et
faisaient revenir le roi sur le consentement qu'il avait donné à son
ministre. Il leva en effet le conseil en rentrant dans son cabinet, et il
ajourna les ministres à une autre réunion qui se tiendrait trois jours après
à Versailles. Ces trois jours, employés par le comte d'Artois, par la reine
et par sa cour à déconseiller au roi 'une mesure qui l'engageait
irrévocablement avec l'opinion publique, et qui faisait de lui le premier
démolisseur de la constitution monarchique, ébranlèrent l'esprit du roi, le
détachèrent de M. Necker et le décidèrent à prévoir et à préparer la chute de
ce ministre. XVIII. Toutefois,
la même faiblesse qui lui avait fait adopter, puis écarter le plan de M.
Necker lui fit chercher, dans un plan intermédiaire et équivoque, les moyens
de satisfaire à la fois son ministre et son entourage. La reine et les deux
frères du roi furent appelés dans son cabinet avec les ministres d'État pour
discuter de nouveau la déclaration royale. Les ministres particulièrement
dévoués à M. Necker, M. de Montmorin, M. de la Luzerne, M. de Saint-Priest,
soutinrent dans tous ses détails la pensée du ministre dirigeant. Le comte
d'Artois défendit les privilèges militaires de la noblesse, dont il se
déclarait hautement le champion. M. de Barentin, M. de Puységur, se rangèrent
du parti de la cour et prémunirent le roi contre le danger de concessions si
contraires à l'ancienne constitution de la monarchie. Le plan
ainsi modifié de M. Necker fut à peine reconnu par lui. Le coup d'État
d'opinion qu'il avait rêvé ne conservait plus, après avoir subi ces
altérations graves, qu'une partie de la vertu qu'il lui attribuait. Le
ministère affrontait les états généraux avec le geste impérieux d'une
déclaration royale, sans satisfaire assez la révolution pour puiser en elle
la popularité nécessaire à la victoire du roi sur les états généraux. En
réalité, le plan même intact de M. Necker n'était lui-même que la chimère d'un
homme d'État aux abois. Il fallait bien peu connaître les passions de corps
et les omnipotences d'assemblée pour s'imaginer qu'on les congédiait avec des
paroles après les avoir suscitée du fond du peuple, et que les états
généraux, fussent-ils satisfaits et unanimes sur les concessions du roi, se
laisseraient enlever en face de la France l'honneur de discuter et de
sanctionner eux-mêmes ces réformes. La question entre le roi et l'assemblée
n'était déjà plus la réforme, c'était la souveraineté. Des bienfaits octroyés
et garantis par l'autorité du roi seul n'étaient déjà plus des bienfaits pour
eux, mais des ordres. Ils étaient venus pour en donner, non pour en recevoir. XIX. Un
terrible dilemme se posait ici contre M. Necker. Ou M.
Necker voyait ce résultat certain de la séance royale, ou il ne le voyait
pas. S'il ne le voyait pas, il était bien aveugle, et s'il le voyait, il
était bien téméraire de conseiller comme efficace à son maitre une mesure qui
ne pouvait qu'irriter la représentation nationale sans la vaincre. Le
ministre chercha du moins à sauver du naufrage de la monarchie sa propre
popularité. Justement blessé des modifications que le roi et ses ministres
avaient apportées aux plans et aux discours préparés pour la séance royale,
il hésita s'il ne se retirerait pas du ministère ou s'il n'abandonnerait pas
le roi à sa destinée. Un
honorable scrupule le retint. Il sentit que sa retraite serait une
dénonciation fatale de la faiblesse de son maître et des desseins
antinationaux de la cour à l'opinion publique déjà trop animée. Il ne pouvait
cependant, sans mentir à son opinion et sans se perdre lui-même, accepter la
responsabilité tout entière de cette séance royale dont on allait accomplir
l'acte sans en conserver l'esprit. Dans cette anxiété de son âme, il prit le
parti de rester au ministère comme sauvegarde du roi, qu'il aimait, mais de
préserver sa propre dignité en s'abstenant de paraître à la séance royale, et
de laisser transpirer ainsi une demi-opposition air coup d'État, opposition
dont l'opinion publique entreverrait suffisamment le motif et dont elle le
récompenserait par un redoublement de fanatisme pour son nom. XX. Pendant
ces intrigues de palais et ces hésitations du roi, qui se succédaient dans la
solitude de Marly comme pour en dérober mieux le mystère à Versailles,
l'agitation publique, accrue par cet éloignement et par ce silence, dépassait
dans ses prévisions la portée de l'événement qui se tramait. Les députés
oisifs et la foule accourue tous les jours pour assister à 'leurs
délibérations s'attendaient à tout apprendre et s'encourageaient à tout oser
contre les entreprises de la cour. La multitude, plus nombreuse et plus
frémissante que jamais, se pressait, dans la matinée du 21 juin, aux portes
de la salle des états généraux, pour assister aux nouveaux triomphes des
communes, qui devaient, ce jour-là, recevoir dans leur sein, comme des
vainqueurs après une capitulation triomphale, la soumission de tous les
députés de l'ordre du clergé. On s'attendait à chaque instant à voir défiler
ce cortége de représentants résignés de l’Eglise, de la noblesse, quand des
hérauts d'armes sortant du palais et parcourant les rues et les places de
Versailles proclamèrent devant le peuple que le roi se proposait de tenir une
séance royale le lundi 22 juin, et que la salle des séances serait interdite
jusqu'à ce jour aux députés, pour y faire les préparatifs convenables à la majesté
royale. XXI. Le
murmure et l'indignation de la foule répondirent par une rumeur générale à
cette proclamation. On se rapprocha des portes de la salle pour assister à
cette lutte entre les représentants de la nation et l'autorité du roi. A huit
heures, le président de l'Assemblée, Bailly, se présente pour occuper le
bureau. Les portes restent fermées devant lui. Il proteste à haute voix au
nom de Ses collègues. Ses protestations, applaudies. par la multitude, font
accourir un officier des gardes du corps, qui déclare que sa consigne lui
défend de laisser occuper la salle par les députés, afin de laisser les
tapissiers de la cour préparer l'appareil d'une séance royale. Cependant,
Bailly insistant, on lui permet d'entrer pour enlever les procès-verbaux des
séances précédentes. Le
bruit de cet outrage à l'Assemblée fait accourir un à un les députés autour.
de leur président. Leurs groupes se mêlent à ceux du peuple ; les gestes et
les visages attestent l'impression d'un attentat. Cet affront est, aux yeux
de tous, le présage et le prélude d'un défi à la nation. On se récrie, on se
consulte, on s'exalte de conjecture en conjecture, on parle de se rendre
processionnellement au château de Marly, de répondre au défi par l'audace, de
tenir la séance en plein soleil, sous les fenêtres du roi et sous la garde de
la multitude, de porter dans le palais et dans le cœur du roi et de la cour
la terreur qu'ils ont voulu porter eux-mêmes dans le palais de la nation. D'autres
enfin, plus téméraires et plus implacables dans leur ressentiment, parlent
d'aller en corps demander asile et protection à la ville de Paris, et
d'opposer la capitale du peuple -à la capitale du roi. La foule, exaltée,
encourage cette motion. Bailly, qui voit dans cette retraite la déclaration
de la guerre civile, la réprime avec une consciencieuse fermeté. XXII. Mesuré
jusque dans l'audace, Bailly ne veut d'autre vengeance que le spectacle même
de la majesté natio-. nale proscrite dé son enceinte et cherchant vainement
un asile dans un des édifices de la ville aux portes du palais du roi. « La
nation, » s'écrie-t-il, « ennoblit tout ce qu'elle habite ! — Oui, oui ! »
reprend la multitude, « toute enceinte qui vous ouvrira ses murs s'élèvera
plus haut que ces palais qui vous sont fermés par le despotisme. » Une
voix désigne le jeu de paume de Versailles, veste enceinte de la vieille
ville consacrée alors aux exercices et aux jeux de la 'cour. « Au jeu de
paume ! au jeu de paume ! » répètent des milliers de voix. La
colonne des députés et du peuple s'y dirige avec une majesté calme qui défie
la pompe des cours. On pressent qu'un grand acte va s'accomplir et que la
nation, qui entre insultée dans cet asile, en sortira souveraine. Bailly,
accueilli respectueusement par le propriétaire du jeu de paume, y pénètre
avec lenteur et, refuse les fauteuils, les tables, les bancs, dont on
voudrait décorer pour l'Assemblée et pour lui la nudité de l'édifice. Une
représentation debout, les pieds sur le sol, lui parait une attitude plus
conforme à l'insurrection civique des communes. Tout ce qu'il veut, c'est
attester par la banalité même du lieu l'irrespectuosité de la cour et
l'imperturbabilité de la nation. Un simple tréteau de bois, élevé de quelques
pieds au-dessus du niveau de la salle, lui sert de bureau et de tribune.
Aucun appareil n'est nécessaire à une séance qui ne doit être qu'une
acclamation. Les nombreux députés des communes se pressent en désordre sur
les pas de leur président et remplissent en silence l'enceinte ; le peuple,
qui s'engouffre à leur suite, se contient lui-même pour laisser l'espace à
ses représentants. La multitude encombre les galeries supérieures, les
fenêtres, les colonnes, les filets tendus autour de l'enceinte et jusqu'aux
combles presque inaccessibles de l'édifice. L'édifice entier paraît vivant. XXIII. Un
profond silence succède au tumulte de cette invasion. Bailly, d'une voix émue
et attristée, rend compte 4 ses collègues de l'obstacle inattendu et
injurieux que la force armée, par l'ordre du roi, ' oppose à la réunion des
communes dans le lieu de leurs séances. Le ton absolu et dédaigneux des
lettres du marquis de Brézé, qui signifie cet ordre au président de
l'Assemblée, ajoute la colère à l'étonnement. Ces lettres semblent avoir pour
intention de subalterniser la nation devant la cour. Elles soulèvent le seul
sentiment unanime des assemblées, l'orgueil de corps. Mais le corps ici,
c'est la nation. L'outrage qu'elle subit est l'outrage de chaque député. Les
opinions se confondent dans un ressentiment commun que chacun se presse et se
glorifie de laisser éclater. Mounier, Barnave, Chapelier, Target, se
répandent en plaintes ardentes contre l'insolence des conseillers et des
exécuteurs d'un tel affront. Il est
à leurs yeux l'annonce de desseins sinistres qui menacent la représentation
nationale et qu'il faut prévenir par un acte qui décourage de telles
violences en les devançant. Ils proposent de protester d'avance contre toute
dispersion violente des députés aux états généraux et de déclarer la
permanence de la nation en prêtant tous, et en signant tous, le serment de ne
pas se séparer jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et
affermie sur d'inébranlables bases, et de déclarer que partout où les députés
seront réunis, partout sera l'Assemblée nationale. XXIV. Ce
serment sort de tous les cœurs avant de jaillir de toutes les lèvres. Le
président ne revendique qu'un privilège, celui de le prêter le premier. « Je
jure, » dit-il, « de ne jamais me séparer de l'Assemblée nationale et de
me réunir à elle partout où l'exigeront les circonstances ; jusqu'à ce que la
constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides !
» Tous
les députés prêtent après lui le même serment entre ses mains, tous les bras
se dirigent vers Bailly comme pour protéger sous cette voûte de bras étendus
le droit sacré de la souveraineté nationale confié à l'intrépide résolution
de toutes ces poitrines. Le peuple, suspendu aux galeries et aux voûtes de l'enceinte,
retient sa respiration, de peur de troubler le mystère qui s'accomplit ; il
ne laisse éclater ses applaudissements dans un immense cri de Vive la nation
vive le roi ! qu'après que le dernier des membres de l'Assemblée a proféré
son serment à la patrie. Un seul d'entre eux, exception consciencieuse et
intrépide, Martin (d'Auch), refuse à haute voix de prêter le serment
national. Ses collègues l'interrogent, l'objurguent, le violentent en vain de
la voix, du visage, du geste : rien ne peut ébranler son scrupule héroïque
dans son âme. « Je déclare, » répond-il au président qui lui
demande les motifs de son opposition, « que je ne crois pas pouvoir
jurer d'exécuter des résolutions non sanctionnées par le roi ! » On respecte
son indépendance et on lui laisse signer son opposition unique au bas- de son
nom comme pour mieux attester l'unanimité de l'acte par l'isolement d'une
seule opposition. Après
quelques vaines tentatives de Barnave pour faire voter une adresse menaçante
au roi, on déclare à l'unanimité qu'il ne faut point préjuger par des
accusations anticipées les mesures et les paroles du roi à la séance royale
du lendemain, et qu'il y a plus de force et plus de majesté dans cet acte que
dans la plainte et dans la menace. L'Assemblée
se sépare en silence, emportant dans son cœur le sentiment de la force
invincible qu'elle a puisée dans son serment. Entrés sujets dans le jeu de
paume, les députés en sortent souverains. Le peuple, qui les salue de ses
acclamations au passage, semble reconnaître sur leurs fronts la souveraineté
du peuple dont ils viennent de se sacrer eux-mêmes. C'était la révolte de la
pensée nationale accomplie en un serment spontané, arraché par un hasard à
l'inspiration générale des communes. Mirabeau n'allait pas tarder à proclamer
la révolte de la représentation nationale toute entière, et Paris à consommer
la révolte du peuple. XXV. La
consternation sortit avec les députés des communes de la salle du jeu de
paume et répandit le trouble, l'hésitation, la terreur jusque dans Marly. Les
ministres, tremblant de frapper, honteux de fléchir, demandèrent au roi
vingt-quatre heures de plus pour délibérer. Le roi fit connaître au président
de l'Assemblée que la séance royale annoncée pour le lendemain n'aurait lieu
que le mardi 23 juin. L'Assemblée, sans s'arrêter à cette communication du
roi, résolut de se réunir, comme la veille, dans la salle du jeu de paume. Arrivée
aux portes, elle les trouva fermées. Le comte d'Artois, par un subterfuge
dédaigneux et puéril, avait loué la salle sous prétexte d'une partie de
paume, opposant insolemment ainsi les plaisirs d'un prince à la réunion des
représentants de la nation. L'Assemblée, sans s'émouvoir d'une puérilité trop
au-dessous d'elle et du prince, erra quelque temps dans les rues de
Versailles, cherchant un asile d'édifice en édifice, et finit par entrer dans
l'église Saint-Louis, où elle reçut l'ordre du clergé, qui passait enfin aux
communes. XXVI. Bailly,
après le long applaudissement qui accueillit le clergé dans le sein du
peuple, félicita les évêques. « Vous voyez, » leur dit-il, « la joie, vous
entendez les acclamations que votre présence fait éclater. C'est Lamour de
l'union et du bien public qui les inspire. Vous sortez du-sanctuaire,
messieurs, pour vous réunir à cette Assemblée nationale qui vous attendait
avec tant d'impatience. La France bénira ce jour mémorable ; elle inscrira
vos noms dans les fastes de la patrie. » Le
clergé s'associait ainsi à l'insurrection morale des communes illégalement
réunies contre les ordres du roi dans l'enceinte accidentelle où le tiers
état avait élevé son droit contre les prétentions du trône. Cette
complicité des deux ordres les plus nombreux et les plus populaires de l'État
et l'adjonction des quarante-sept députés les plus illustres et les plus
aimés de la noblesse, donnaient pour le lendemain une force d'impunité et une
autorité invincible à cette majorité des états généraux. Le
découragement et le désespoir étaient dans le cœur de la reine, des princes,
des courtisans, des ministres, et l'incertitude dans le cœur du roi., Mais la
séance royale si solennellement annoncée, les plans rédigés, les discours
préparés, l'attente universelle, la révolte des esprits montant d'heure en
heure, le serment du jeu de paume, la réunion du clergé aux communes, la
scission dans la noblesse, la désunion même dans les ministères, -ne
permettaient plus au roi de reculer sans avouer l'impuissance après avoir
affiché l'audace. On passa la nuit au palais à retoucher, à modifier, à
tempérer les actes et les paroles de la séance royale. XXVII. M.
Necker, sous prétexte que ces plans n'étaient plus les siens et que ces
paroles dénaturaient le coup d'État populaire dont il avait inspiré la
première idée, se renfermait inaccessible dans ses appartements. Le roi
espéra jusqu'au dernier moment que ce ministre se joindrait à son cortége et
le couvrirait de sa présence devant son peuple. Il déploya pour se rendre à
l'Assemblée toute la pompe civile et militaire de la royauté, comme pour
intimider les députés et le peuple par un simulacre de force matérielle en
proportion avec la force morale qu'il allait affronter. La cour entière était
convoquée au château. Une armée nombreuse campée dans les jardins de
Versailles appuyait la maison militaire rangée en bataille, précédait et
suivait le cortége sur toute la route qu'il avait à parcourir. Un
silence morne accueillit partout son passage. La physionomie du peuple était
une première protestation contre la violence que cette séance semblait
augurer dans la pensée du roi. Les députés des communes au contraire étaient
encouragés à la résistance par la complicité, par les regards et par les
gestes des innombrables spectateurs accourus de Paris. Ils s'avançaient en
silence, à pied, sous une pluie diluvienne qui attristait le ciel lui-même
des sombres auspices de la journée. Le roi
et les ministres, par une affectation de dédain traditionnelle dans le
cérémonial des états généraux, semblaient avoir voulu, dès le premier pas,
subalterniser les représentants des communes devant les deux premiers ordres,
et leur rappeler d'autant plus leur infériorité plébéienne qu'ils avaient
affecté plus d'omnipotence jusque-là. La porte d'honneur de la salle par
laquelle le roi, la noblesse et le clergé devaient entrer dans l'enceinte fut
interdite par les ordres du grand maître des cérémonies aux députés du tiers
état. Les pieds dans la boue, la tête sous la pluie, Bailly et les députés
des communes furent contraints de s'abriter, pour attendre le roi, sous un
chantier en planches élevé par des ouvriers mercenaires à côté de la salle
des états généraux. Un soulèvement d'indignation éclata à cet aspect dans la
multitude, et mille voix s'élevèrent pour signaler l'affront fait au peuple
dans ses représentants. « Monsieur le président, » s'écria
Mirabeau, « conduisez la nation au-devant du roi : elle y sera du moins à sa
place. » Bailly
fit menacer le grand maître des cérémonies de se retirer avec les communes
s'il persistait à les dégrader par une distinction humiliante et par une
attente subalterne devant le peuple. Les portes s'ouvrirent enfin. Les
députés, encore frémissants de l'outrage, se rangèrent pour attendre
l'événement. XXVIII. Le roi
parut entouré des princes, des ministres, des grands officiers de la
couronne. Tous les yeux cherchèrent M. Necker dans le cortège. Son absence,
interprétée comme une protestation muette contre les desseins de la cour,
imprima dès le premier coup d'œil dans les esprits un pressentiment de coup
d'État. Toutes les physionomies s'assombrirent, tous les cœurs se prémunirent
contre les explosions du sentiment que le respect et la tendresse encore
subsistant pour le roi pouvaient surprendre à l'Assemblée. Le roi lui-même, à
qui la reine, ses frères et ses conseillers avaient recommandé d'affermir son
attitude, avait pris le visage d'un maitre qui veut être obéi. Il promena un
regard assuré sur les députés, et d'un accent où le reproche se mêlait à la
volonté, il lut le préambule de la déclaration royale qu'il venait apporter à
son peuple. XXIX. « Messieurs,
je croyais avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le bien de mes
peuples, lors- que j'avais pris la résolution de vous rassembler, lorsque
j'avais surmonté toutes les difficultés dont votre convocation était
entourée, lorsque j'étais allé, pour ainsi dire, au-delà des vœux de la
nation, en manifestant à l'avance ce que je voulais faire pour son bonheur. « Il
semblait que vous n'aviez qu'à finir mon ouvrage, et la nation attendait avec
impatience le moment où, par le concours des vues bienfaisantes de son
souverain et du zèle éclairé de ses représentants, elle allait jouir des
prospérités que cette union devait lui procurer. Les états généraux sont
ouverts depuis près de deux mois, et ils n'ont point pu encore s'entendre sur
les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû
naître du seul amour de la patrie, et une funeste division jette l'alarme
dans tous les esprits. Je veux le croire et j'aime à le penser, les Français
ne sont pas changés. Mais pour éviter de faire à aucun de vous des reproches,
je considère que le renouvellement des états généraux, après un si long
terme, l'agitation qui l'a précédé, le but de cette convocation si différent
de celui qui rassemblait vos ancêtres, les restrictions dans les pouvoirs, et
plusieurs autres circonstances, ont dû nécessairement amener des oppositions,
des débats, des prétentions exagérées. « Je
dois au bien commun de mon royaume, je dois à moi-même de faire cesser ces
funestes divisions. C'est dans cette résolution, messieurs, que je vous
rassemble de nouveau autour de moi ; c'est comme le père commun de tous mes
sujets, c'est comme le défenseur des lois de mon royaume, que je viens en
retracer le véritable esprit et réprimer les atteintes qui ont pu y être
portées. « Mais,
messieurs, après avoir établi clairement les droits respectifs des différents
ordres, j'attends du zèle pour la patrie des deux premiers ordres, j'attends
de leur attachement pour ma personne, j'attends de la connaissance qu'ils ont
des maux urgents de l'Etat, que dans les affaires qui regardent le bien
général, ils seront les premiers à proposer une réunion d'avis et de
sentiments, que je regarde comme nécessaires dans la crise actuelle qui doit
opérer le salut de l'Etat. » Un des secrétaires lit ensuite la déclaration
suivante : DÉCLARATION DU ROI CONCERNANT LA
PRÉSENTE TENUE DES ÉTATS GÉNÉRAUX. Article
Ier. Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit
conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son
royaume ; que les députés librement élus par chacun des trois ordres, formant
trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec l'approbation du
souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être considérés
comme formant le corps des représentants de la nation. En conséquence, le roi
a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l'ordre du tiers
état le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu s'ensuivre, comme
illégales et inconstitutionnelles. II. Sa
Majesté déclare valides tous les pouvoirs vérifiés ou à vérifier dans chaque
chambre, sur lesquels il ne s'est point élevé ou ne s'élèvera pas de
contestation. Ordonne Sa Majesté qu'il en sera donné communication respective
entre les ordres. Quant aux pouvoirs qui pourraient être contestés dans
chaque ordre, et sur lesquels les parties intéressées se pourvoiraient, il y
sera statué pour la présente tenue des états généraux seulement, ainsi qu'il
sera ci-après ordonné. III. Le
roi casse et annule, comme anticonstitutionnelles, contraires aux lettres de
convocation et opposées à l'intérêt de l'État, les restrictions des pouvoirs
qui, en gênant la liberté des députés aux états généraux, les empêcheraient
d'adopter les formes de délibération prises séparément, par ordre ou en
commun, par le vœu distinct des trois ordres. IV. Si,
contre l'intention du roi, quelques-uns des députés avaient fait le serment
téméraire de ne point s'écarter d'une forme de délibération quelconque, Sa
Majesté laisse à leur conscience de considérer si les dispositions qu'elle va
régler s'écartent de la lettre ou de l'esprit de l'engagement qu'ils auraient
pris. V. Le
rai permet aux députés qui se croiront gênés par leurs mandats de demander à
leurs commettants un nouveau pouvoir ; mais Sa Majesté leur enjoint de
rester, en attendant, aux états généraux, pour assister à toutes les
délibérations sur les affaires pressantes de l'État, et d'y donner un avis
consultatif. VI. Sa
Majesté déclare que, dans les tenues suivantes d'états généraux, elle ne
souffrira pas que les cahiers ou mandats puissent être considérés jamais
comme impératifs ; ils ne doivent être que de simples instructions confiées à
la conscience et à la libre opinion des députés dont on aura fait choix. VII. Sa
Majesté ayant exhorté, pour le salut de l'Etat, les trois ordres à se réunir,
pendant cette tenue d'états seulement, pour délibérer en commun sur les
affaires d'une utilité générale, veut faire connaître ses intentions sur la
manière dont il pourra y être procédé. VIII.
Seront nommément exceptées des affaires qui pourront être traitées en commun
celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois
ordres, la forme de constitution à-donner aux prochains états généraux, les
propriétés seigneuriales et féodales, les droits utiles et les prérogatives
honorifiques des deux premiers ordres. IX. Le
consentement particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les
dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline
ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers. X. Les
délibérations à prendre par les trois ordres réunis, sur les pouvoirs
contestés, et sur lesquels les 'parties intéressées se pourvoiraient aux
états généraux, seront prises à la pluralité des suffrages ; mais si les deux
tiers des voix, dans l'un des trois ordres, réclamaient contre la
délibération de l'Assemblée, l'affaire sera rapportée au roi, pour y être
définitivement statué par Sa Majesté. XI. Si
dans la vue de faciliter la réunion des trois ordres, ils désiraient que les
délibérations qu'ils auront à prendre en commun passassent seulement à la
pluralité des deux tiers des voix, Sa Majesté est disposée à autoriser cette
forme. XII.
Les affaires qui auront été décidées dans les assemblées des trois ordres
seront remises le lendemain en délibération, si cent membres de l'Assemblée
se réunissent pour en faire la demande. XIII.
Le roi désire que, dans cette circonstance, et pour ramener les esprits à la
conciliation, les trois chambres commencent à nommer séparément une commission
composée du nombre des députés qu'elles jugeront convenable, pour préparer la
forme et la distribution des bureaux de conférences qui devront traiter les
différentes affaires. XIV.
L'assemblée générale des députés des trois ordres sera présidée par les
présidents choisis par chacun des ordres, et selon leur rang ordinaire. XV. Le
bon ordre, la décence et la liberté même des suffrages exigent que Sa Majesté
défende, comme elle le fait expressément, qu'aucune personne, autre que les
membres des trois ordres composant les états généraux, puisse assister à
leurs délibérations, soit qu'ils les prennent en commun ou séparément. Le roi
reprend la parole. « J'ai
voulu aussi, messieurs, vous faire remettre sous les yeux les différents
bienfaits que j'accorde à mes peuples. Ce n'est pas pour circonscrire votre
zèle dans le cercle que je vais tracer, car j'adopterai avec plaisir toute
autre vue de bien public qui sera proposée par les états généraux. Je puis
dire, sans me faire illusion, que jamais roi n'en a autant lait pour aucune
nation ; mais quelle autre peut l'avoir mieux mérité par ses sentiments que
la nation française ! Je ne craindrai pas de l'exprimer : ceux qui, par des
prétentions exagérées, ou par des difficultés hors de propos, retarderaient
encore l'effet de mes intentions paternelles, se rendraient indignes d'être
regardés comme Français. » Ce
discours est suivi de la déclaration que voici : DÉCLARATION DES INTENTIONS DU ROI. Article
Ier. Aucun nouvel impôt ne sera établi, aucun ancien ne sera prorogé au-delà
du terme fixé par les lois, sans le consentement des représentants de la
nation. II. Les
impositions nouvelles qui seront établies ou les anciennes qui seront
prorogées ne le seront que pour l'intervalle qui devra s'écouler jusqu'à
l'époque de la tenue suivante des états généraux. III.
Les emprunts pouvant devenir l'occasion -nécessaire d'un accroissement
d'impôts, aucun n'aura lieu sans le consentement des états généraux, sous
la-condition, toutefois, qu'en cas de guerre ou d'autre danger national, le
souverain aura la faculté d'emprunter sans délai jusqu'à la concurrence d'une
somme de cent millions, car l'intention formelle du roi est de ne, jamais
mettre le salut de son empire sous la dépendance de personne. IV. Les
états généraux examineront avec soin la situation des finances, et ils
demanderont tous les renseignements propres à les éclairer parfaitement, V. Le
tableau des revenus et des dépenses sera rendu public chaque année, dans une
forme proposée par les états généraux et approuvée par Sa Majesté. VI. Les
sommes attribuées à chaque département seront déterminées d'une manière fixe
et invariable, et le roi soumet à cette règle générale les fonds mêmes qui
sont destinée à l'entretien de sa maison. VII. Le
roi veut que pour assurer cette fixité des diverses dépenses de l'Etat, il
lui soit indiqué par les états généraux les dispositions propres à remplir ce
but, et Sa Majesté les adoptera si elles s'accordent avec la dignité royale
et la célérité indispensable du service public. VIII.
Les représentants d'une nation fidèle aux lois de l'honneur et de la probité
ne donneront aucune atteinte à la foi publique, et le roi attend d'eux que la
confiance des créanciers de l'Etat soit assurée et consolidée de la manière
la plus authentique. IX.
Lorsque les dispositions formelles annoncées par le clergé et la noblesse, de
renoncer à leurs privilèges pécuniaires, auront été réalisées par leurs délibérations,
l'intention du roi est de les sanctionner, et qu'il n'existe plus dans le
paiement des contributions pécuniaires aucune espèce de privilége et de
distinction. X. Le
roi veut que pour consacrer une disposition si importante, le nom de taille
soit aboli dans tout le royaume, et qu'on réunisse cet impôt, soit aux
vingtièmes, soit' à toute autre imposition territoriale, ou qu'il soit enfin
remplacé de quelque manière, mais toujours d'après des proportions justes,
égales, et sans distinction d'état, de rang et de naissance. XI. Le
roi veut que le droit de franc-fief soit aboli du moment où les revenus et
les dépenses fixes de l'État auront été mis dans une exacte balance. XII.
Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées, et Sa
Majesté comprend expressément sous le nom de propriétés les dîmes, cens,
rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les
droits et prérogatives, utiles ou honorifiques, attachés aux terres et aux
fiefs ou appartenant aux personnes. XIII.
Les deux premiers ordres de l'État continueront à jouir de l'exemption des
charges personnelles, mais le roi approuvera que les états généraux
s'occupent des moyens de convertir ces sortes de charges en contributions
pécuniaires, et qu'alors tous les ordres de l'État y soient assujettis
également. XIV.
L'intention de Sa Majesté est de déterminer, d'après les états généraux,
quels seront les emplois et les charges qui conserveront à l'avenir le
privilége de donner et de transmettre la noblesse. Sa Majesté, néanmoins,
selon le droit inhérent à sa couronne, accordera des lettres de noblesse à
ses sujets qui, par des services rendus au roi et à l'État, se seraient
montrés dignes de cette récompense. XV. Le
roi désirant assurer la liberté individuelle de tous les citoyens d'une
manière solide et durable, invite les états généraux à chercher et à lui
proposer les moyens les plus convenables de concilier l'abolition des ordres
connus sous le nom de lettres de cachet avec le maintien de la sûreté
publique, et avec les précautions nécessaires, soit pour ménager dans
certains cas l'honneur des familles, soit pour réprimer avec célérité les
commencements de sédition, soit pour garantir l'État des effets d'une
intelligence criminelle avec les puissances étrangères. XVI.
Les états généraux examineront et feront connaître à Sa Majesté le moyen le
plus convenable de concilier la liberté de la presse avec le respect de à la
religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens. XVII.
Il sera établi dans les diverses provinces ou généralités du royaume des
états provinciaux composés de deux dixièmes de membres du clergé, dont une
partie sera nécessairement choisie dans l'ordre épiscopal ; de trois dixièmes
de membres de la noblesse et de cinq dixièmes de membres du tiers état. XVIII.
Les membres de ces états provinciaux seront librement élus par les ordres
respectifs, et une mesure quelconque de propriété sera nécessaire pour être
électeur ou éligible. XIX.
Les députés à ces états provinciaux délibéreront en commun sur toutes les
affaires, suivant l'usage observé dans les assemblées provinciales que ces
états remplaceront. XX. Une
commission intermédiaire, choisie par ces états, administrera les affaires de
la province pendant l'intervalle d'une tenue à l'autre, et ces commissions intermédiaires,
devenant seules responsables de leur gestion, auront pour délégués des
personnes choisies Uniquement par elles ou par les états provinciaux. XXI.
Les états généraux proposeront au roi leurs vues pour toutes les autres
parties de l'organisation intérieure des états provinciaux et pour le choix
des formes applicables à l'élection des membres de cette assemblée. XXII.
Indépendamment des objets d'administration dont les assemblées provinciales
sont chargées, le roi confiera aux états provinciaux l'administration des
hôpitaux, des prisons, des dépôts de mendicité, des enfants trouvés,
l'inspection des dépenses des villes, la surveillance sur l'entretien des
forêts, sur la garde et la vente des bois, et sur d'autres objets qui
pourraient être administrés plus utilement par les provinces. XXIII.
Les contestations survenues dans les provinces où il existe- d'anciens états,
et les réclamations élevées contre la constitution de ces assemblées, devront
fixer l'attention des états généraux ; ils feront connaître à Sa Majesté les
dispositions de justice et de sagesse qu'il est convenable d'adopter pour
établir un ordre fixe dans l'administration de ces mêmes provinces. XXIV.
Le roi invite les états généraux à s'occuper de la recherche des moyens
propres à tirer le parti le plus avantageux des domaines qui sont dans ses
mains, et de leur proposer également leurs vues sur ce qu'il peut y avoir de
plus convenable à faire relativement aux domaines engagés. XXV.
Les états généraux s'occuperont du projet conçu depuis longtemps par Sa
Majesté de porter les douanes aux frontières du royaume, afin que la plus
parfaite liberté règne dans la circulation intérieure des marchandises
nationales ou étrangères. XXVI.
Sa Majesté désire que les fâcheux effets de l'impôt sur le sel et
l'importance de ce revenu soient discutés soigneusement, et que dans toutes
les suppositions on propose, au moins, des moyens d'en adoucir la perception. XXVII.
Sa Majesté veut aussi qu'on examine attentivement les avantages et les
inconvénients des droits d'aides et autres impôts, mais sans perdre de vue la
nécessité absolue d'assurer une exacte balance entre les revenus et les
dépenses de l'État. XXVIII.
Selon le vœu que le roi a manifesté par sa déclaration du 25 septembre
dernier, Sa Majesté examinera, avec une sérieuse attention, les projets qui
lui seront présentés relativement à l'administration de la justice et au
moyen de perfectionner les lois civiles et criminelles. XXIX.
Le roi veut que les lois qu'il aura fait promulguer pendant la tenue et
d'après l'avis ou selon le vœu des états généraux n'éprouvent pour leur
enregistrement et pour leur exécution aucun retardement ni aucun obstacle
dans toute l'étendue de son royaume. XXX. Sa
Majesté veut que l'usage de la corvée, pour la confection et l'entretien des
chemins, soit actuellement 'et pour toujours aboli de son royaume. XXXI.
Le roi désire que l'abolition du droit de mainmorte, dont Sa Majesté a donné
l'exemple dans ses domaines, soit étendue à toute la France, et qu'il lui
soit proposé les moyens de pourvoir à l'indemnité qui pourrait être due aux
seigneurs en possession de ce droit. XXXII.
Sa Majesté fera connaître incessamment aux états généraux les règlements dont
elle s'occupe pour restreindre les capitaineries, et donner encore dans cette
partie, qui tient de plus près à ses jouissances personnelles, un nouveau
témoignage de son amour pour ses peuples. XXXIII.
Le roi invite les états généraux à considérer le tirage de la milice sous
tous ses rapports, et à s'occuper des moyens de concilier ce qui est dû à la
défense de l'État avec les adoucissements que Sa Majesté désire pouvoir
procurer à ses sujets. XXXIV.
Le roi veut que toutes les dispositions d'ordre public et de bienfaisance
envers ses peuples que Sa Majesté aura sanctionnées par son autorité pendant
la présente tenue des états généraux, celles entre autres à la liberté
personnelle, à l'égalité des contributions, à l'établissement des états
provinciaux, ne puissent jamais être changées sans le consentement des 'trois
ordres pris séparément. Sa Majesté les place à l'avance au rang des
propriétés nationales, qu'elle veut mettre, comme toutes les autres
propriétés, sous la garde la plus assurée. XXXV.
Sa Majesté, après avoir appelé les états généraux à s'occuper, de concert
avec elle, des grands objets d'utilité publique et de tout ce qui peut
contribuer au bonheur de son peuple, déclare, de la manière la plus expresse,
qu'elle veut conserver en son entier, et sans la moindre atteinte,
l'institution de l'armée, ainsi que toute autorité, police et pouvoir sur le
militaire, tels qui les monarques français en ont constamment joui. Le roi,
avant de se retirer, prononce un troisième discours que nous transcrivons. « Vous
venez, messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vœux :
ils sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien public, et si, par
une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle
entreprise, seul je ferais le bien de mes peuples, seul je me considérerais
comme leur véritable représentant ; et, connaissant vos cahiers, connaissant
l'accord parfait qui existe entre le vœu le plus général de la nation et mes
intentions bienfaisantes, j'aurais toute la confiance que doit inspirer une
si rare harmonie, et je marcherais vers le but auquel je veux atteindre avec
tout le courage et la fermeté qu'il doit m'inspirer. « Réfléchissez,
messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions, ne peuvent
avoir force de loi sans mon approbation spéciale. Ainsi je suis le garant
naturel de vos droits respectifs, et tous les ordres de l'État peuvent se
reposer sur mon équitable impartialité. « Toute
défiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi, jusqu'à
présent, qui ai fait le bonheur de mes peuples, et il est rare peut-être que
l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils
s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits. « Je
vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre
demain matin chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y
reprendre vos séances. J'ordonne, en conséquence, au grand maitre des
cérémonies de faire préparer les salles. » XXX. Après
le départ du roi, presque tous les évêques, quelques curés et une grande
partie de la noblesse se Tentèrent per la même porte qui avait été ouverte
pour la cour. Les
autres députés restèrent à leur place, étonnés, incertains de ce qu'ils
devaient faire. Ils se regardaient, attendant un avis qui terminât leur
irrésolution. Mirabeau
se leva. « Messieurs !
» s'écria- t-il, « j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le
salut de la patrie, si les présents du despotisme n'étaient pas toujours
dangereux, Quelle est cette insultante dictature ? L'appareil des armes, la
violation du temple national pour vous commander d'être heureux ! Qui
vous fait ce commandement ? Votre mandataire ! Qui vous donne des lois
impérieuses ? Votre mandataire, lui qui doit les recevoir de nous, messieurs,
qui sommes revêtus d'un sacerdoce politique et inviolable ; de nous, enfin,
de qui seuls vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce
qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté de vos
délibérations est enchaînée. Une force militaire environne les états ! Où
sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande
qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous
vous renfermiez dans la religion de votre serment, et il ne nous permet de
nous séparer qu'après avoir fait la constitution ! » Alors
M. de Brézé s'avança vers l'Assemblée et prononça quelques mots d'une voix
basse et mal assurée. « Plus haut ! » lui cria-t-on. « Messieurs,
» dit alors le grand maître des cérémonies, « vous avez entendu les ordres du
roi. » Mirabeau
alors, « Oui, monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a
suggérées au roi ; et vous qui ne sauriez être son organe auprès des états
généraux, vous qui n'avez ni place ni droit de parler, vous n'êtes pas fait
pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque et
tout délai, je déclare que si l'on vous a chargé de nous faire 'sortir d'ici,
vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons
nos places que par la puissance des baïonnettes ! » XXXI. Ces
paroles contenaient une révolution. Mirabeau, en les prononçant, sentait la
France derrière lui. Un long silence laissa réfléchir l'Assemblée sur leur
signification. Le
président Bailly les adopta en se tournant à son tour vers le grand maitre
des cérémonies. « L'Assemblée
a arrêté hier, » lui dit-il, « qu'elle resterait séance tenante après la
séance royale. Je ne puis séparer l'Assemblée avant qu'elle- en ait délibéré
elle-même, et qu'elle en ait délibéré librement. « —
Puis-je, monsieur, » demanda le grand maitre, « porter cette réponse au
roi ? « —
Oui, monsieur, » répondit le président. Un
calme majestueux, signe plus menaçant de la force et de l'unanimité de
l'Assemblée que de tumultueux murmures, avait accueilli les paroles et les
déclarations du roi. On semblait éprouver plus de pitié que d'irritation
contre cette démonstration suprême d'une autorité déjà évanouie. Aucune
acclamation ne salua le prince à son départ. On attendit même, avec la
bienséance de la dignité du peuple et de la dignité du roi, que le prince fût
remonté dans ses voitures, pour qu'il ne fût pas témoin de la dérision de son
autorité. En vain quelques membres di clergé et de la noblesse
s'efforcèrent-ils de donner le signal et l'exemple de l'obéissance aux ordres
du monarque en quittant avec bruit leurs places et en se retirant sur les pas
de la cour. L'assemblée en masse, immobile et muette, feignit de n'avoir pas
même entendu la sommation des ministres. Le serment insurrectionnel du jeu de
paume encore sur les lèvres défendait à ceux qui l'avaient prêté de se
séparer tant que la constitution ne serait pas établie. XXXII. La
déclaration royale, bien qu'elle renfermât la plus grande partie des réformes
consenties par l'opinion publique, n'était pas une constitution. C'était une
volonté personnelle du roi, volonté aussi arbitraire que son pouvoir, aussi
précaire que sa vie, aussi révocable que sa pensée. Ce n'était pas pour
assister muette et obéissante à une vaine déclaration des intentions du
monarque et de ses ministres, que la nation, remuée depuis un demi-siècle
dans toutes ses profondeurs et évoquée de toutes ses professions et de tous
ses intérêts, avait envoyé l'élite de ses représentants à Versailles. C'était
pour discuter avec elle-même et avec son roi les dogmes de sa régénération,
pour entrer en possession inamissible des droits qui parlaient si haut dans
son cœur, et pour rapporter aux générations à venir une constitution
nationale, pacte immuable du peuple et du roi. La
séparation des états généraux en trois ordres, mentionnée par le roi dans le
premier article de sa déclaration, était le déni de cette unité et de cette
égalité de la nation, première aspiration du patriotisme et première passion
de la France. Ce seul article devait faire rejeter tous les autres, car il
était la sanction de la division de l'ordre religieux et féodal que le XVIIIe
siècle avait pour mandat de détruire. Une pareille injonction rangeait le
roi, révolutionnaire jusque-là, dans le parti de la contre-révolution. La
convocation des états généraux, commençant ainsi par la défense de se
modifier eux-mêmes et réduits au rôle d'enregistrer ment des volontés de la
cour, était une dérision de la couronne qui ne pouvait être répondue que par
la retraite ou par la révolte de la nation. M. Necker, en préparant un tel
choc de prérogatives entre le roi et les états généraux, avait montré ou une
impéritie bien profonde ou une bien criminelle insouciance de l'autorité du
roi. Les ministres qui, en s'emparant de son projet de déclaration, l'avaient
encore dénaturé en posant le roi non plus seulement comme arbitre, mais comme
parti dans la lutte entre les privilégiés et la nation, avaient aggravé sa
faute et compromis la couronne. Mais le plan même non modifié de M. Necker ne
pouvait pas avoir un meilleur résultat. Les états généraux ne se seraient pas
plus laissé déposséder par des caresses que par des menaces. Les rois
abdiquent, les corps jamais ! XXXIII. Ces
pensées bouillonnaient, depuis le départ du roi, dans les rangs de
l'Assemblée nationale. Il fallait donc revenir sur le serment du jeu de paume
et se retirer humiliés, frustrés et vaincus, ou avancer d'un pas de plus dans
la révolte nationale. On se regardait comme pour s'assurer que la pensée de
chacun était dans les yeux de tous. L'immobilité seule et même muette des
députés sur leurs sièges, après l'ordre qu'ils avaient reçu de se dissoudre,
était un premier défi à la royauté. Le marquis de Brézé, grand maitre des
cérémonies, chargé par le roi de faire évacuer la salle, vint provoquer
timidement le dernier affront. Apprenant l'imperturbable attitude des
communes, les ministres le chargèrent de réitérer formellement à l'Assemblée
l'injonction du roi. Le marquis de Brézé rentra seul dans la salle, et,
s'avançant avec embarras vers les députés, « Messieurs, » dit-il en
balbutiant quelques paroles mal articulées, « vous avez entendu les
intentions du roi ? ... » Bailly
ne le laissa pas achever. « Oui, monsieur, » lui répondit-il, « et
je vais consulter l'Assemblée pour savoir ce qu'elle a à faire. » Le marquis
de Brézé parut vouloir insister sur son message. Mirabeau alors se levant,
s'avançant de quelques pas, comme s'il eût_ été le champion du peuple, et
couvant d'un geste protecteur et impératif l'assemblée impassible derrière
lui, « Oui, monsieur, » reprit-il d'une voix où le respect et le
défi se confondaient dans le même _accent, « nous avons entendu les intentions
qu'on a suggérées au roi. » Il
appuya d'un ton et d'une physionomie ironique sur le mot suggérées ; puis
relevant furieusement la tête, et foudroyant d'un regard le courtisan
intimidé, « Et vous, monsieur, » ajouta-t-il en renforçant sa voix
jusqu'à la colère, « vous qui ne sauriez être son organe auprès des
états généraux, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni titre pour nous
rappeler son discours, allez dire à votre maitre que nous sommes ici par la
volonté de la nation, et que nous n'en sortirons que par la puissance des
baïonnettes ! » XXXIV. A ces
mots, par lesquels Mirabeau amplifiait et fortifiait sa première apostrophe,
l'Assemblée, se levant tout entière comme pour avouer son organe et pour
affirmer sa résolution, confirma par des applaudissements, des acclamations
et des gestes l'injonction de Mirabeau. Puis les députés s'assirent d'un mouvement
rapide et unanime, attestant par cette attitude la conquête de leur salle et
la ferme volonté de siéger malgré le roi. Le
grand maître des cérémonies se retira en saluant humblement l'Assemblée. N'osant
rien ordonner aux soldats qui remplissaient les abords de la salle, les
ministres firent ordonner aux ouvriers du garde-meuble qui avaient dressé
l'estrade d'entrer dans l'enceinte, de démeubler et de démolir à grand bruit
l'amphithéâtre sur lequel ils avaient élevé le trône, afin de contraindre,
par ce misérable subterfuge, les députés à évacuer leurs places. Mais
dédaigneux de ce puéril outrage et inattentifs à ce tumulte affecté, les
députés restèrent à leur place et poursuivirent leur délibération. Les
ouvriers, sensibles aux reproches qui leur étaient adressés par les
spectateurs, s'arrêtèrent bientôt comme devant un sacrilège, et, se
confondant avec le public, obéirent d'instinct au prestige de la majesté
nationale, jetèrent leurs outils et écoutèrent avec respect les orateurs. XXXV. Le
marquis de Brézé ne tarda pas à rejoindre le roi au château pour lui rendre
compte du mépris que l'Assemblée nationale faisait de ses ordres. Le roi se
promenait alors dans la galerie de Versailles avec ses ministres et ses
courtisans. L'heure sonnait enfin pour lui de venger ou d'abdiquer son
autorité. Il se fit répéter plusieurs fois le récit de la désobéissance des
députés, sans répondre, comme si une distraction volontaire l'eût empêché
d'entendre une chose légère et importune. A la fin, pressé de donner ses
ordres sur ce mépris de son autorité, « Ils
veulent donc absolument rester dans la salle et continuer leur délibération ? »
dit-il. « Eh bien ! qu'on les y laisse ! » Puis, levant les
épaules, geste trivial qui lui était familier, il affecta de mépriser ce
qu'il n'osait vaincre, parla d'autre chose, et poursuivit sa promenade à
travers les groupes de ses conseillers. Le
silence du peuple pendant qu'il allait à la séance royale, les murmures de
l'Assemblée pendant qu'il parlait, les visages plus séditieux encore que les
vociférations au retour, la froideur des troupes, l'absence surtout de M.
Necker, qui semblait avoir emporté avec lui toute la faveur publique dont il
couvrait autrefois son maure, avaient déjà retourné l'esprit du roi. Il
commençait à se repentir de l'acte de force que ses conseillers lui avaient
fait entreprendre, avant de l'avoir achevé. Pressentant qu'il allait fléchir,
il simulait l'indifférence avec lui-même et avec sa cour afin de cacher sa
faiblesse. La
reine, le comte d'Artois, le baron de Breteuil, les Polignac consternés se
retirèrent dans leurs appartements intérieurs pour déplorer la sédition des
communes, la complicité du peuple, la défection de Necker, la mollesse du
roi. Tout leur espoir était maintenant dans les troupes. Ils entourèrent le
roi, ils relevèrent son courage, ils le décidèrent à changer son ministère et
à faire appel à son armée contre son peuple. XXXVI. Pendant
ces agitations et ces conciliabules de la cour, l'Assemblée, abandonnée à
elle-même, s'affermissait dans son attitude et consommait sa résistance aux
ordres du roi. Après un de ces longs silences qui suivent toujours les
grandes explosions, un député théoricien et dissertateur, Camus, prit la
parole et démontra que les mandats de la nation à ses représentants leur
donnaient non-seulement le droit, mais le devoir de persister dans leur
œuvre. Il soutint que les ordres du roi en séance royale n imposaient pas
l'obéissance aux sujets, mais que ces ordres n'étaient autre chose qu'un
arrêt du conseil des ministres notifié aux états généraux, comme jadis aux
parlements, et qu'on pouvait délibérer, protester ou décliner ces arrêts. Barnave
parla sur ce texte en avocat rompu aux arguties du barreau. Un député de
Rennes, exercé aux révoltes parlementaires dans les agitations de sa
province, Glezen, parla en factieux. « Que les aristocrates triomphent
un jour, » s'écria-t-il, « le roi sera bientôt éclairé. La grandeur du
courroux égalera la grandeur des circonstances. Un coup d'autorité ne peut
nous effrayer. Nous saurons mourir ! » Des
noms prononcés pour la première fois dans la bouche du peuple, Pétion, Buzot,
Garat, Grégoire, se signalèrent par des motions énergiques. Sieyès
demanda à ses collègues s'ils étaient des mandataires du roi ou des
mandataires de la nation, et s'il y en avait un seul parmi eux qui consentit
à retourner vers ses commettants et à leur dire : « J'ai eu peur !... » « Nous
avons juré, » ajouta-t-il, « de rétablir le peuple français dans ses droits.
Notre œuvre est-elle accomplie ? Est-elle même ébauchée ? La nation nous
a-t-elle crié : C'est assez ! Nous a-t-elle révoqué nos mandats ? — Non, non
! » lui répondit-on de toutes parts. « Eh bien ! marchons ! » reprit-il.
« Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier ! » Cet
axiome courut de bouche en bouche et devint le proverbe de la résistance.
Mirabeau, qui voulait caractériser la souveraineté du peuple dans la personne
des députés dehors de la salle comme il l'avait proclamée dedans, demanda que
les députés fussent déclarés inviolables. Un décret énergique, portant des
peines capitales et infamantes contre tout individu ou tout pouvoir qui
attenterait à la personne d'un député, fut voté à sa voix par cinq cents voix
contre une imperceptible minorité. Ce même décret investissait l'Assemblée du
droit de rechercher et de frapper les traîtres ou les infâmes qui prêteraient
leurs armes ou leur ministère à ces attentats. Une
révolution toute entière s'était accomplie en une séance. Dépouillé de la
puissance législative au commencement, désobéi et défié au milieu, désarmé du
pouvoir exécutif à la fin, le roi n'existait plus comme roi à la clôture de
la séance. Le peuple, innombrable et tumultueux autour des murs de la salle
des états généraux, répondait par ses acclamations à l'écho des motions, des
discours et des votes qui transpiraient de l'enceinte dans la foule. Les
députés, en se séparant avec la promesse de se réunir le lendemain, tombèrent
dans les bras de la nation qui les avouait et dont la voix se faisait
entendre jusque dans l'intérieur du palais. XXXVII. Ces
mêmes voix appelaient à grands cris l'idole populaire, M. Necker. Son
absence, remarquée par la foule et interprétée par les agitateurs, faisait
craindre au peuple qu'on n'eût écarté du ministère le promoteur des réformes
et le précurseur de la révolution. On voulait le voir, on voulait l'entendre,
on voulait le reconquérir ou le venger. On voulait surtout punir par des
acclamations triomphales le roi et la reine de leur tentative avortée, en
exaltant jusqu'aux nues le nom de l'homme que l'opinion leur imposait comme
le tuteur de la couronne. Le
respect habituel pour la demeure royale s'évanouit devant le délire de la
multitude. Elle s'engouffra, malgré les consignes des gardes suisses et des
gardes-françaises, par les grilles ouvertes dans les vastes cours du palais,
invoquant à grands cris son sauveur, son père, son idole, M. Necker, et
faisant trembler et pâlir de ses vociférations frénétiques les cœurs du roi
et de la reine, et le visage des courtisans. Cette foule et ces cris,
sédition de l'amour et de l'enthousiasme pour un ministre imposé au roi dont
on réclamait seulement la présence, n'étaient ni assez menaçants ni assez
criminels pour être réprimés : ils étaient trop unanimes et trop fanatiques
pour être méprisés. Le roi et la reine les comprirent comme une sommation du
peuple qui fit rentrer pour un moment dans leur cœur les résolutions de force
adoptées le matin contre le ministre tout-puissant. Ils firent appeler M.
Necker, s'humilièrent devant lui et le conjurèrent de reprendre sa démission,
qu'il avait envoyée le matin au roi. Frappés d'impuissance sans lui devant
l'Assemblée, assaillis aux portes de leur palais par un peuple qui élevait le
nom de Necker jusqu'au ciel, ils sentirent que ce nom était leur refuge et
qu'il fallait subir encore quelques jours son odieux ascendant. XXXVIII. M.
Necker aimait le roi comme on aime l'empire qu'on exerce sur une âme faible.
Il régnait à deux titres sous son nom, sur lai cour par l'autorité dans le
peuple, sur le peuple par son autorité à la cour. Combinée et perpétuée dans
sa personne, cette double puissance était toute sa politique et tout son
orgueil. Aussi enivré d'illusions que la multitude qui vociférait encore son
nom, Necker se flattait de se maintenir ainsi souverain et immuable arbitre
entre une royauté et une nation qu'il avait placées face à face, prêtes à se
combattre, et qu'aucune puissance humaine n'était plus capable de séparer.
Plein de vanité, mais non de crimes, Necker n'était point factieux, ou plutôt
il était sa propre faction à lui-même. Son immense personnalité lui semblait
suffisante pour parer à tous les dangers et pour combler tous les abîmes. A
peine commençait-il à s'apercevoir des périls où son imprévoyance et sa
témérité avaient engagé son maitre. Mais sa confiance dans ses forces ne lui
laissait voir dans la situation que la gloire certaine d'en triompher.
Habitué depuis douze ans- à faire croire à son génie par l'habile manège de
ses adulateurs, il avait fini par y croire plus qu'eux. Dupe de sa propre
importance, à force de fasciner l'opinion, il s'était fasciné lui-même. Rien
ne lui paraissait au-dessus de sa mesure et de sa destinée. XXXIX. Il
venait d'échapper cependant à une première et rude déception de son
omnipotence en échappant à cette séance royale qu'il avait follement imaginée
comme un subterfuge tardif indigne à la fois du trône et de la nation. Les
altérations que les conseillers occultes de la reine et du roi avaient fait
subir à son plan lui avaient fourni un prétexte légitime d'absence. La
responsabilité de cette fausse et faible mesure ne tombait pas sur lui aux
yeux de l'opinion. Son bonheur était plus grand que son mérite. Ses ennemis
dans les conseils du roi étaient confondus ; le roi lui-même paraissait puni
d'avoir écouté une fois d'autres avis ; la reine était humiliée, les princes
consternés ; le peuple, qui croyait Necker entièrement étranger à la pensée
d'une séance royale, exaltait son nom comme un palladium de la royauté et de
la nation. Satisfait, enorgueilli, vengé, attendri, supplié par le roi et par
la reine, il céda en vainqueur généreux aux instances de son maitre, et
reprit sa démission, qui n'était point encore publique. Le
bruit s'en répandit dans la foule. Soit orgueil de jouir de plus près de son
triomphe, soit empressement de dissiper la multitude attroupée sous les
fenêtres du roi en l'entraînant à sa suite hors des cours, M. Necker, qui
pouvait se rendre des appartements royaux au ministère des finances par des
galeries intérieures, descendit dans la cour de- Marbre, tomba dans les bras
de la foule, y savoura une longue émeute d'amour, et fut porté ou reconduit
en triomphe sous les yeux du roi jusqu'à sa demeure, aux cris de Vive l'ami
et le père du peuple. ! Ainsi,
le même jour qui venait de voir l'abaissement du prince vit l'élévation du
ministre, phénomène constamment renouvelé pendant l'administration équivoque
de ce favori de la multitude, et qui démontrait une fois de plus à Louis XVI
que M. Necker, dans son conseil, était moins le ministre du roi que le
ministre de la popularité. XL. Le mot
de Mirabeau, le cri de la multitude, l'ovation de Necker, la consternation de
la reine, la rétractation du roi, le mépris de l'Assemblée pour les ordres de
la cour, avaient aboli le soir même l'autorité et jusqu'au souvenir de cette
ombre de coup d'État. La séance et les déclarations restèrent comme des
ruines de la royauté, que nul ne tenta de relever. L'Assemblée entra de plain-pied
dans sa carrière. Le clergé avait participé, comme nous l'avons vu, à la
révolte des communes. La noblesse, qui hésitait encore, vit le lendemain une
imposante minorité se détacher d'elle et passer aux communes à la suite du
duc d'Orléans. Soit excès de bonheur dans l'âme de ce prince à la première
humiliation qui le vengeait de la cour, soit émotion de trouble au premier
pas décisif qu'il faisait ainsi dans la voie des factions, soit défaillance
d'un corps qui n'avait pas l'audace de son âme, ce prince s'évanouit en
entrant dans la salle des états généraux. En le dépouillant de ses vêtements
pour lui faire reprendre l'usage de ses sens, on le trouva cuirassé, sous ses
habits, contre les poignards, qu'il redoutait sans doute, du parti qu'il
abandonnait pour passer dans celui du peuple. XLI. Les
nobles qui persistaient encore dans leur isolement conjuraient. le roi de
s'en fier à leur épée et de ne pas ratifier par un consentement- tacite la
confusion des ordres et l'omnipotence des communes. Mais M. Necker, emporté
par le mouvement • qu'il avait tenté de contenir, ne voyait déjà plus de
-salut qu'à le suivre. Il persuada au roi de conseiller ce qu'il ne pouvait
empêcher, et de résister aux vaines instigations de la noblesse. En vain le
duc de Luxembourg, président.de cet ordre, supplia le prince de ne pas ordonner
la réunion et de se réserver dans sa noblesse un contre-poids et une
résistance aux empiétements des deux autres ordres réunis. « Non, »
lui répondit le roi, « je ne veux pas laisser ma fidèle noblesse affronter
seule une lutte trop inégale. J'abandonne avec joie ma propre prérogative
pour épargner une goutte de sang. Imitez votre roi. Je ne veux pas qu'un seul
homme périsse pour ma querelle. Comme gentilhomme, je prie la noblesse de se
confondre avec les autres députés ; comme roi, je le veux ! » L'ordre
du roi et l'évidence d'une cause perdue accomplirent la fusion des trois
ordres dans la même salle. Les émotions du peuple de Versailles, qui
poursuivait de ses clameurs et de ses menaces ceux des nobles et des
ecclésiastiques qui étaient signalés comme fauteurs de la résistance à ses
volontés, commandaient plus impérieusement que le roi. L'archevêque de Paris
échappa deux fois à peine aux derniers outrages en se réfugiant dans l'église
Saint-Louis. On n'osait montrer une épée à la multitude, de peur d'exalter
encore sa passion. L'indiscipline des troupes chargées de la tranquillité de
Paris allait bientôt enlever au roi sa dernière force. XLII. Une
commotion électrique semblait associer la capitale à toutes les agitations de
Versailles depuis la journée du 23 juin. Les électeurs de Paris, qui
s'étaient constitués de leur propre mouvement en souveraineté délibérante
permanente et active, sous prétexte de leurs fonctions, nommèrent des
commissaires pour aller porter à Versailles, le 26 juin, des vœux, des
encouragements aux communes. Le même
jour, le club du café de Foy au Palais-. Royal fit signer à trois mille mains
une adresse à l'Assemblée pour la féliciter de son triomphe et pour la
rassurer, au nom de Paris, contre les tentatives du despotisme. Les
gardes françaises, corps privilégié de trois mille six cents hommes, qui
composaient exclusivement la garnison de la capitale, s'agitaient, dans leur
oisiveté, des contagions populaires qu'elles étaient chargées de contenir.
Aucune consigne ne peut arrêter la passion dominante d'un peuple aux portes
des casernes au commencement d'une révolution. Les soldats s'imprègnent des
séditions qu'on leur fait réprimer. Le seul moyen de conserver une armée
fidèle pendant la fermentation civile, c'est de la consigner dans les camps. XLIII. Les
gardes françaises, troupe d'élite, plus accoutumée que les autres corps au
contact de la population, mais aussi plus incorporée avec elle, venaient de
perdre le maréchal de Biron, aimé et vénéré du soldat. Leur nouveau chef, le
duc de Duchàtelet, n'avait pas le même empire sur son armée. Les officiers,
presque tous hommes de cour, ne voyaient leurs soldats que les jours de
parade. Les sous-officiers commandaient en leur absence. Rien n'était épargné
par les factions populaires et par les agitateurs du parti du duc d'Orléans
pour embaucher ce corps. L'or, le vin, les prostituées, les pamphlets
incendiaires pénétraient dans leur caserne, où le duc Duchàtelet les tenait
consignés depuis le 20 juin. Dans la soirée du 25, ils violèrent
tumultueusement leur consigne, franchirent leurs grilles en groupes nombreux,
et associant leurs sous-officiers à leur indiscipline, ils se répandirent
dans les jardins du Palais-Royal, comme pour fraterniser avec le peuple dans
ce foyer des agitations de Paris. XLIV. Accueillis
par la foule, à laquelle leur défection assurait d'avance l'impunité, ils
répétèrent avec l'accent de la révolte : Vive la nation ! vivent les communes
! vive l'Assemblée nationale ! et retournèrent dans leur caserne ivres de
caresses et de sédition. Des clubs militaires se formèrent dans leurs
compagnies. Les affiliés, presque aussi nombreux que les soldats, y prêtèrent
le serment de désobéir à tout ordre de leur chef qui commanderait de tourner
leurs armes contre la nation. Ces insubordinations soldatesques, ces
promenades militaires au Palais-Royal et ces orgies publiques qui
embauchaient d'heure en heure les soldats, découragèrent le roi, la reine et
les princes de la confiance qu'ils fondaient encore sur ce corps jadis
redouté du peuple. On
conseilla au roi d'abandonner Paris à lui-même et de faire avancer sans bruit
sur Versailles une armée intacte, composée surtout de troupes étrangères,
Suisses et Allemands, plus inaccessibles, par la différence de langue et de
mœurs, aux opinions et aux embauchages de la capitale, et d'en donner le
commandement au maréchal de Broglie. Le
maréchal de Broglie, vieux débris de la guerre de sept ans, était, après la
longue paix des deux derniers règnes, le seul nom qui rappelât la gloire et
qui imposât du respect aux troupes. Mais plus propre aux manœuvres et aux
combats d'une invasion en pays ennemi qu'aux mesures et aux ménagements d'une
campagne civile, il donna à son état-major, à Versailles, l'apparence,
l'activité et l'attitude irritante d'une armée en face de l'ennemi. Les
généraux qu'il avait sous ses ordres lui représentèrent en vain qu'une
capitale de huit cent mille âmes, où fermentait la pensée d'une nation
ombrageuse, ne pouvait pas être abordée comme une armée de Prussiens, et
qu'un roi qui voulait pacifier plutôt que vaincre son peuple devait déployer
une force imposante et défensive au lieu d'une force menaçante et provocante
entre lui et sa capitale. Le vieux maréchal, habitué à combattre plus qu'à
négocier, fit approcher par toutes les routes les régiments d'artillerie,
d'infanterie et de cavalerie dont les chefs lui répondaient avec le plus
d'assurance. Il manœuvra bientôt avec une armée de vingt-six mille hommes sur
Versailles et sur Paris. La confiance qu'il avait dans ses troupes se
communiqua au roi et à ses conseillers intimes. Le blocus de Paris, le renvoi
de Necker, la dissolution de l'Assemblée nationale et le rétablissement de la
constitution menacée furent franchement délibérés dans les conseils du
château. Le baron de Bezenval, officier général étranger qui commandait à la
fois les Suisses et la ville de Paris, conserva le commandement de
l'avant-garde. Le maréchal de Broglie, dont le quartier général était au
château de Versailles, avait fait un camp des jardins et des villages
d'alentour. Un régiment occupait l'Orangerie. Les mouvements rapides des
troupes, les conseils de guerre, les aides de camp galopant dans toutes les
directions pour porter des ordres, les convois, les canons, les munitions,
les ordres du jour, les plans de bataille, tout semblait calculé par le
maréchal pour imprimer le soupçon à l'Assemblée, la terreur à la capitale. La
cour et la nation se regardaient face à face, une armée suspecte entre deux. XLV. Une
lettre insultante du maréchal de Broglie au prince de Condé, colportée dans
Versailles et dans Paris et commentée par l'indignation populaire,
accroissait l'irritation des esprits. « Avec
cinquante mille hommes, » faisait-on dire au maréchal, « je dissiperais tous
ces discoureurs et cette foule d'imbéciles qui les écoutent, les
applaudissent et les encouragent ; une salve de mes canons aurait bientôt
dissipé tous ces dissertateurs et remis la puissance absolue qui s'éteint à
la place de cet esprit républicain qui se forme, » Les
protestations amères de la minorité de la noblesse contre la réunion des
ordres, répandues dans Versailles, augmentaient encore la fermentation. On y
voyait le manifeste de la cour préludant aux violences de l'armée. Tel
était l'état des esprits le 30 juin au soir, quand un jeune homme, montant
sur un banc au milieu des groupes passionnés d'alarmes et de ressentiments
qui encombraient le Palais-Royal, lut à haute voix une lettre des soldats des
gardes françaises prisonniers à l'Abbaye, prison militaire de Paris. Ces soldats
indisciplinés dénonçaient au peuple leur emprisonnement pour le crime de dévouement
à la nation. « A
l'Abbaye ! à l'Abbaye ! » s'écrie à l'instant la foule. « Courons
délivrer ces victimes du despotisme, coupables seulement d'avoir voulu
épargner le sang des citoyens ! » La
multitude, toute composée de la jeunesse lettrée et élégante des cafés et des
jardins, s'élance par toutes les issues, se grossit dans les rues des
ouvriers robustes qui rentrent des ateliers de travail, les arme de fusils,
d'outils et de barres de fer enlevées aux chantiers sur la route, entraîne
tout ce qu'elle rencontre dans son courant, et se répandant MI nombre de huit
à dix mille hommes autour des mura de l'Abbaye, enfonce les portes, force les
grilles, délivre les prisonniers, et veut les conduire en triomphe au
Palais-Royal. En vain
un escadron de dragons et un escadron de hussards accourent au galop, le
sabre nu, sur la colonne, pour lui enlever sa conquête. Le peuple s'ouvre,
accueille les dragons et les hussards par des acclamations et des caresses,
s'élance à la bride des chevaux, désarme les cavaliers par ses démonstrations
inoffensives, leur montre leurs camarades délivrés des cachots par la
fraternité du peuple, et les animant eux-mêmes contre les rigueurs de la
discipline, fait des complices de ses ennemis. Un
vieux soldat renfermé pour quelque crime militaire à l'Abbaye, depuis longues
années, les jambes enflées par le poids de ses chaînes, et les yeux éblouis
par la lumière, après la nuit de sa prison, était porté sur un brancard par
la multitude au milieu des gardes-françaises délivrés. Ce prisonnier excitait
par Ses gestes et par ses exclamations de joie la Compassion et l'enthousiasme
de la foule. Arrivé
au Palais-Royal, le Peuple dressa des tablés en plein air pour ses protégés
et leur sertit un repas triomphal. On disposa ensuite dei lits dans la selle
d'un théâtre populaire annexé au jardin, et on en fit une caserne somptueuse
point lés séditieux. Une illumination imposée aux rues voisines de l'Abbaye,
et de promenade tumultueuses de soldats embauchés, du peuple embaucheur et
des filles publiques, aux cris.de Vive la nation ! célébrèrent, une partie de
le nuit, ce premier triomphe des factions sur la discipline. XLVI. Cependant
les séditieux mêmes, encore timides, sentaient le besoin de se faire absoudre
par un pardon forcé du roi et par une absolution imposée de l'Assemblée
nationale. Une députation de la jeunesse du Palais-Royal se rendit le
lendemain à Versailles pour prier les députés d'intercéder auprès du roi en
faveur des gardes-françaises. L'Assemblée accepta sans hésiter ce rôle de
médiation entre la révolte militaire et la clémence dit roi. L'archevêque de
Paris, M. de Juigné, pressé de racheter, par une intervention agréable à la
multitude, l'impopularité dont il avait failli être la victime quelques jours
avant, alla porter au roi les vœux d'indulgence de l'Assemblée, le suppliant
de n'employer, pour le rétablissement de la paix dans Paris, que les moyens
infaillibles de douceur et de bonté naturels à son cœur, et de ne faire appel
qu'à la confiance méritée de son bon peuple. Le roi,
qui n'osait sévir, se contentai d'un simulacre d'obéissance. Il promit que le
pardon suivrait immédiatement la réintégration des soldats mutins à l'Abbaye.
Ils y rentrèrent un instant pour en ressortir, non pardonnés, mais
triomphants le même jour. Le duc Duchâtelet, leur commandant, donna sa
démission ; les troupes, encouragées par cette impunité et sûres de l'appui
de la bourgeoisie, s'ébranlèrent partout dans leurs garnisons, raisonnèrent
l'obéissance, refusèrent de marcher contre les séditions, imposèrent des lois
à leurs officiers, formèrent des clubs et des factions dans les casernes, et
écrivirent à l'Assemblée nationale des adresses contre les oppressions de la
discipline et contre l'iniquité des lois qui donnaient les grades par droit
de naissance à l’aristocratie. Les régiments suisses et allemands, et
quelques régiments de cavalerie, se préservèrent seuls de la contagion
générale. Le maréchal de Broglie s'étonna de ne plus reconnaître dans l'armée
révolutionnée les soldats passifs de ses vieilles guerres. Il décida le roi
avec d'autant plus d'instance à ne pas donner de temps à l'hésitation et à la
défection de l'armée. XLVII. Mais
déjà Paris devançait, par son attitude et ses rumeurs, les mesures que le
rassemblement des troupes lui faisait entrevoir dans les desseins trop
longtemps suspendus de la cour. Le club breton, qui avait pris ce nom de la
réunion des députés de Rennes envoyés à Paris pour protester contre la
dissolution des parlements, se changeait en club national, d'où partaient la
direction et l'exemple des mouvements d'opinion pour Paris, Versailles et les
villes capitales de toutes les provinces. Les réunions nocturnes, les discussions,
les motions, les correspondances, les affiliations y organisaient la
propagande qui fit bientôt après la toute-puissance du club des Amis de la
Constitution ou des Jacobins. C'étaient les états généraux des factions sans
mandat et sans responsabilité se constituant à côté et à l'ombre de
l'Assemblée nationale, pour l'inspirer et la dominer au nom de toutes les
factions dominantes. Ce club
breton comptait déjà parmi ses membres Sieyès, Barnave, las. Lameth,
Chapelier, le duc d'Aiguillon, Lanjuinais, les uns brûlant d'un pur
patriotisme, les autres altérés de popularité à tout prix, ceux-ci transfuges
de la cour, dévorés du besoin de vengeance, ceux-là fanatiques de liberté et
d'égalité pures, mais tous décidés à ne rien respecter de l'ancien édifice
monarchique, religieux et aristocratique, pour trouver sous ses ruines tes
bases primitives d'une société régénérée. XLVIII. Au-dessous
de ces clubs politiques dent les délibérations traçaient les grandes lignes
de la révolution encore indécise, des clubs inférieurs, des réunions
occultes, des pamphlétaires anonymes ou dont le nom éclatait pour la première
fois dans le tumulte. ; soufflaient la panique, le soupçon, la vigilance, la
colère, la fureur, la vengeance à la multitude. La séance liberticide du 23
juin, le renvoi prémédité des états généraux, l'emprisonnement ou le meurtre
des députés, l'expulsion prochaine de Ir Necker, la nomination encore cachée
d'un ministère conspirateur, le rassemblement des troupes, le blocus de
Paris, l'affairement de la capitale pour contraindre te peuple à vendre sa
liberté pour du pain, lm jactances du comte d'Artois, les vengeances
supposées de la reine, les complaisances sanguinaires du roi se !aimant
asservir jusqu'au meurtre de son peuple par mn assujettissement à m cour,
enfin l’imminence de l'envahissement de Paris par des soldat : étrangers,
instruments impassibles du carnage de kt capitale ; tels étaient les textes
quotidiens de ces orateurs et de ces pamphlets dans les théâtres, dans les
cafés, dans les groupes du Palais-Royal. Marat,
dans des brochures qui se succédaient coup sur coup comme le tocsin de
l'incendie, disait au peuple le 1er juillet, avec cet accent de confidence
efforcée qui lui donna depuis tant de crédit sur l'imagination populaire : « Ô
mes concitoyens ! observez la conduite des ministres pour régler la vôtre.
Leur objet est la dissolution de notre Assemblée nationale, leur moyen unique
la guerre civile I Les ministres, les aristocrates soufflent la sédition ;
ils vous environnent de l'appareil formidable des soldats et des baïonnettes
! Pénétrez leurs projets incendiaires ! los misérables ! ils se rendent
coupables d'un crime de plus en faisant approcher de Paris, dans un moment où
la disette du pain devient disque jour plus alarmante, soixante mille bouches
ennemies, qui, bravant la détresse et l'inquiétude publiques, vont mettre à
contribution votre subsistance, votre vie même !... laissez combler la mesure ; le jour de la
justice et de la vengeance arrivera... Vous frémissez ? Ce n'est pas tout
!... Ce bouleversement général provoque à l'instant l'arrêt de mort de
l'Assemblée nationale ! ... Laissez donc, laissez s'entasser autour de
vos murs indignés ces soldats, ces armes, ces munitions !... » XLIX. Ces
feuilles toutes palpitantes de la panique-et déjà teintes du sang futur
couraient de mains en mains et de bouche en bouche dans tous les lieux
publics. Ceux mêmes qui n'y croyaient pas affectaient d'y croire, les classes
riches et éclairées par opinion, le peuple ignorant par peur de la famine.
L'insurrection morale était unanime alors dans Paris. L'Assemblée nationale
était depuis cinq ans l'espérance, le salut, le fanatisme de toute la nation.
La défendre ou la venger des embûches de la cour, c'était se défendre et se
venger soi-même. On n'entendait qu'une voix, on ne voyait qu'un geste,
écarter les soldats, protéger l'Assemblée, désarmer la cour. On mêlait le
sarcasme à la fureur pour exciter dans le peuple le rire du mépris contre les
objets de l'indignation publique. On criait dans les rues les Lettres du
comte d'Artois et la Confession de madame de Polignac, calomnies
immondes contre le parti des favoris de la reine. On simulait des jugements
burlesques, préludes de jugements mortels contre les chefs de l'aristocratie,
cités par leur nom au tribunal de la place publique. On y condamnait à des
supplices dérisoires le comte d'Artois, le prince de Condé, madame de
Polignac, M. de Vaudreuil ; le prince de la Trémouille, les Foulon, les
Berthier, les d'Espréménil, les Maury, champions présumés de l'aristocratie
et du clergé et complices des projets de la cour. On attachait leur effigie à
des carcans sur le pont Neuf. On insultait, on menaçait, on huait dans les
promenades publiques les jeunes officiers _de l'armée de Versailles qui
osaient se montrer dans Paris. M. de Sombreuil et M. de Polignac
n'échappèrent à la mort dans le Palais-Royal 'qu'en se couvrant de leur
sabre. L. La
panique sur les subsistances associait le peuple indigent des ateliers et des
faubourgs à la passion publique qui ameutait la bourgeoisie.
L'approvisionnement de Paris pour le lendemain était tous les jours l'anxiété
de la veille. On se levait avant le jour pour prendre place dans la rue à la
porte des boulangers ; chaque four était un foyer de perpétuelle et
lamentable émeute de femmes implorant le pain du jour pour leurs enfants. Les
ouvriers perdaient la moitié du travail et de leur salaire pour attendre
l'aliment de leur vie. Le pain était aussi répugnant qu'il était rare et cher
pour l'artisan ; pétri de farines viciées et mélangées de substances
malsaines, il soulevait de dégoût même la faim. Le contraste entre le pain de
la capitale et le pain des troupes qu'on vendait hors de Paris excitait les
murmures des foules. On accusait à haute voix le roi de la détresse et de
l'empoisonnement du peuple. L'inaction de l'Assemblée, attribuée aux
obstacles que la cour opposait à ses délibérations et à la terreur qu'on
faisait peser sur les députés, tenait Paris dans cette fermentation tantôt tumultueuse
et tantôt muette qui précède toujours les grande, commotions. LI. Le roi
semblait hésiter lui-même devant l'accomplissement des résolutions extrêmes
mais tardives qu'on lui avait enfin inspirées. Cette immobilité menaçante
était propre à porter l'Assemblée à d'autres extrémités, Elle avait derrière
elle une capitale frémissante, devant elle une cour indécise et une armée
incertaine ; tout l'encourageait à l'audace. Une plus longue réserve allait
la décréditer elle-même dans la nation. Mirabeau,
qui aspirait de plus haut l'électricité de l'opinion publique et dont l'Aine
et la voix étaient le plus propres à les concentrer en nuées et à les (aire
éclater en foudre, demanda la parole è la séance du 8 juillet. Son front
consacré, aux yeux des tribuns, par l'apostrophe mémorable à M. de Brézé,
couvait les ressentiments de tout un peuple. La révolution future portait
déjà le nom du grand orateur ; on s'attendait à un second signal de lui et on
se d4osait à le suivre. « Messieurs,
» dit-il après s'être excusé d'interrompre l'ordre des discussions
secondaires, « le peu de moments que j'ai eus pour rassembler mes idées ne me
permettra pas de leur donner tout le développement nécessaire ; mais j'en
dirai assez pour éveiller votre attention. » Puis
rappelant les démarches de l'Assemblée près du roi, et les réponses
bienveillantes du monarque, et la temporisation apportée par l'Assemblée dans
ses actes, et l'aggravation des anxiétés publiques, « Cependant, » dit-il, «
quelle a été la suite de nos déclarations et de nos ménagements respectueux ?
Déjà un grand nombre de troupes nous environnent, et il en arrive davantage,
il en arrive disque jour ; elles accourent de toutes parts ; trente-cinq
mille hommes sont déjà répartis entre Paris et Versailles ; on en attend
vingt mille ; des tram d'artillerie les suivent ; des points sont désignés
pour les batteries ; on s'assure de toutes les communications, de tous- les
passages ; nos chemins, nos ponts, nos promenades sont changés en postes
militaires ; les préparatifs de la guerre, en » un mot, frappent tous les
yeux et remplissent d'indignation tous les cœurs !... Ainsi ce n'était
pas assez que le sanctuaire de la liberté eût été souillé ici par les soldats
; ce n'était pas assez qu'on eût donné en nous le spectacle inouï d'une
assemblée nationale astreinte à des consignes militaires et délibérant en
face des armes : il a fallu déployer tout l'appareil du despotisme, et
montrer plus de soldats menaçants à la nation, le jour où le roi lui-même l'a
convoquée pour lui demander des conseils et des secours, qu'une invasion de
l'ennemi n'en rencontrerait peut-être et mille fois plus du moins qu'on n'a
pu en réunir pour secourir, dans les Hollandais, des alliés martyrs de leur
fidélité à notre alliance !... Puisque cependant c'est à des hommes libres
que le roi veut commander, il est temps de faire disparaître ces formes
odieuses, ces procédés insultants, qui persuadent trop aisément à ceux dont le
prince est entouré que la majesté royale consiste dans les procédés
avilissants du maître à l'esclave !... « Et
pourquoi ces troupes ? Jamais le peuple n'a dû être plus calme, plus
tranquille, plus confiant ; tout lui annonce la fin de ses malheurs et la
régénération du royaume. Notre présence est la caution de la paix publique...
De quel œil ce peuple, assailli -de tant de calamités, verra-t-il tant de
soldats oisifs venir lui disputer les restes de sa subsistance ? Le contraste
de l'abondance des uns — car le pain est l'abondance pour celui qui a faim —
avec l'indigence des autres, de la sécurité du soldat, à qui la manne tombe
sans qu'il ait jamais besoin de penser au lendemain, et des angoisses du
peuple, qui n'arrache rien qu'au prix de ses sueurs, ce contraste est fait
pour porter le désespoir dans les cœurs ! Ajoutez, messieurs, que la présence
des troupes, frappant l'imagination de la multitude, excite une effervescence
universelle. Le peuple ému, alarmé, attroupé, se livre à des mouvements
tumultueux, et se précipite aveuglément dans le péril par peur du péril... « Quelle
est l'époque de la fermentation ? L'arrivée des troupes ! l'appareil de la
séance royale !... Que les conseillers de ces mesures désastreuses en
répondent !... Qu'ils nous disent s'ils sont sûrs de conserver la
discipline et la concorde entre les troupes nationales et les troupes
étrangères ; s'ils sont sûrs de réduire les soldats français à n'être que des
automates séparés d'intérêts, de pensée, de sentiments d'avec leurs
concitoyens... Enfin, ont-ils prévu, les conseillers de ces mesures, les suites
qu'elles peuvent entraîner pour la sécurité même du trône ? Ont-ils étudié
dans l'histoire de tous les peuples comment les révolutions ont commencé,
comment elles s'accomplissent ? Savent-ils avec quelle horreur ceux qui
auront allumé les flammes d'une sédition, d'une révolte peut-être, je le dis
en frémissant, mais je dois le dire, seront maudits par la nation ?... Mais,
messieurs, le temps presse, je me reproche chaque moment que mes paroles
pourraient enlever à vos urgentes délibérations, et j'espère que ces
considérations, plutôt indiquées que pressenties, mais dont l'évidence est
irrésistible, suffiront pour motiver la motion que j'ai à vous proposer. » LII. L'orateur
insiste pour qu'il soit rédigé une adresse au roi pour lui demander
l'éloignement de troupes. Un applaudissement unanime ratifie d'avance une
proposition qui répond à la pensée de tous. Chapelier, Lafayette, Sieyès,
appuient chacun de quelques mots la motion. Mirabeau s'exalte et s'enhardit
de l’appui que l'Assemblée lui prête. Il se lève de nouveau, et rangeant
habilement de son côté la noblesse militaire, qu'il flatte en la confondant
avec la nation toute entière et en la déclarant incapable de se faire complice
du despotisme, il dirige toute la colère de l'Assemblée vers le foyer
ténébreux de ces pensées perverses, concentrées dans le cercle rétréci des
conspirateurs du palais. Puis, montrant du geste le château d'où partent ces
mesures, « Non ! -ce n'est pas, » dit-il, « la noblesse que je redoute. Je
les connais, ces conseillers perfides de ces attentats tramés contre la
liberté publique, et je jure l'honneur et la patrie de les dénoncer un jour !
» LIII. L'Assemblée
le charge de rédiger lui-même l'adresse dont il vient de suggérer la pensée
et de développer les motifs. La
séance levée, Mirabeau s'enferme avec les deux ou trois confidents
auxiliaires habituels de ses travaux et médite, pendant une partie de la
nuit, l'adresse qui doit flatter le cœur du roi en intimidant ses ministres.
Il monte à la tribune le lendemain, encore tout agité de son insomnie, et lit
au milieu d'un profond silence la plainte mena ante du peuple à son roi : « Sire,
vous avez invité l'Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance. C'était
aller au-devant du plus cher de ses vœux. « Nous
venons déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes. Si nous
en étions l'objet, à nous avions la faiblesse de craindre pour nous-mêmes,
votre bonté daignerait encore nous rassurer, et même, en nous blâmant d'avoir
douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes, vous en
dissiperiez la cause, vous ne laisseriez pas d'incertitude dans la position
de l’Assemblée nationale. « Mais,
sire ; nous n'implorons pas votre protection, ce serait offenser votre justice
; nous avons conçu des craintes, et nous l'osons dire, elles tiennent au
patriotisme le plus pur, à l'intérêt de nos commettants, à la tranquillité
publique, au bonheur du monarque chéri qui, en nous aplanissant la route de
la félicité, mérite bien d'y marcher lui-même sans obstacle. « Les
mouvements de votre cœur, sire, voilà le vrai salut des Français. Lorsque des
troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous,
que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement. : Le roi
s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? S'il avait pu en douter,
n'aurait-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels ? Que veut dire
cet appareil menaçant ? Où sont les ennemis de l'État et du roi qu'il faut
subjuguer ? où sont les rebelles, les ligueurs qu'il faut réduire ? Une voix
unanime répond dans la capitale et dans l'étendue du royaume : Nous
chérissons notre roi ; nous bénissons le ciel du don qu'il nous a fait de son
amour. « Sire,
la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du
bien public. Si ceux qui ont donné ces conseils à notre roi avaient assez de
confiance dans leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment
amènerait le plus beau triomphe de la vérité. « L'État
n'a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône
mémo et ne respectent pas la conscience du plus pur, du plus vertueux des
princes. Et comment s'y prend-on, sire, pour vous faire douter de
l'attachement et de l'amour de vos sujets ? Avez-vous prodigué leur sang ?
êtes-vous cruel, implacable ? avez-vous abusé de la justice ? le peuple vous
impute-t-il ses malheurs ? vous nomme-t-il dans ses calamités ? ont-ils pu
vous dire que le peuple est impatient de votre joug ? qu'il est- las du
sceptre des Bourbons ? Non, non ! ils ne l'ont pas fait ; la calomnie du
moins n'est point absurde : elle cherche un peu de vraisemblance pour colorer
ses noirceurs. « Votre
Majesté a vu récemment tout ce qu'elle peut pour son peuple ; la
subordination s'est rétablie dans la capitale agitée ; les prisonniers mis en
liberté par la multitude, d'eux-mêmes ont repris leurs fers ; et l'ordre
public, qui peut-être aurait coûté des torrents de sang si l'on eût employé
la force, un seul mot de votre bouche l'a rétabli. Mais ce mot était un mot
de paix, il était l'expression de votre cœur, et vos sujets se sont fait
gloire de n'y résister jamais. Qu'il est beau d'exercer cet empire ! c'est
celui de Louis IX, de Louis XII, de Henri IV ; c'est le seul qui soit digne
de vous. « Nous
vous tromperions, sire, si nous n'ajoutions pas, forcés par les circonstances
: Cet empire est le seul qu'il soit aujourd'hui possible en France d'exercer.
La France ne souffrira pas qu'on abuse le meilleur des rois, et qu'on
l'écarte par des vues sinistres du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous
nous avez appelés pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour
opérer la régénération du royaume : l'Assemblée nationale vient vous déclarer
solennellement que vos, vœux seront accomplis, que vos promesses ne seront
point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs, ne retarderont
pas sa marche, n'intimideront pas - son » courage. « Où
est donc le danger des troupes ? affecteront de dire nos ennemis. Que veulent
leurs plaintes, puisqu'ils sont inaccessibles au découragement ? « Le
danger, sire, est pressant, est universel, et au-delà de tous les calculs de
la prudence humaine. « Le
danger est pour le peuple des provinces. Une fois alarmé sur notre liberté,
nous ne connaissons plus de frein qui puisse le retenir ; la distance seule
grossit tout, exagère tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime. « Le
danger est pour la capitale. De quel œil le peuple, au sein de la disette et
tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer les restes
de sa subsistance par une foule de soldats menaçants ? La présence des
troupes échauffera, ameutera, produira une fermentation universelle, et le
premier acte de violence exercé sous pré- texte de police peut commencer une
suite terrible de malheurs. « Le
danger est pour les troupes. Des soldats français approchés du centre des
discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent
oublier qu'un engagement les a faits soldats, pour se souvenir que la nature
les fit hommes. « Le
danger, sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui
n'auront un 'plein succès., une véritable permanence, qu'autant que les
peuples les regarderont comme entièrement libres. Il est d'ailleurs une
contagion dans les mouvements passionnés ; nous ne sommes que des hommes ; la
défiance de nous-mêmes, la crainte de paraître faibles, peuvent nous entraîner
au-delà du but ; nous serons obsédés de conseils violents, démesurés, et la
raison calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu
du tumulte, des désordres et des scènes factieuses. « Le
danger, sire, est plus terrible encore, et jugez de son étendue par les
alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des
causes bien moins éclatantes ; plus d'une entreprise fatale aux nations et
aux rois s'est annoncée d'une manière moins sinistre et moins formidable. « Ne
croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la-nation, et qui ne savent
que vous la représenter selon leurs vues : tantôt insolente, rebelle,
séditieuse, tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le
recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles. « Toujours
prêts à vous obéir, sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre
fidélité même nous ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours
de mériter les reproches que notre fermeté nous attire. « Sire,
nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de
votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos conseillers les ont
tirés ; renvoyez une artillerie destinée à couvrir nos frontières ; renvoyez
surtout les troupes étrangères, ces alliés de la nation que nous payons pour
défendre et non pour troubler nos foyers. Votre Majesté n'en a pas besoin. Eh !
pourquoi un monarque adoré de vingt-cinq millions de Français ferait-il
accourir à grands frais autour du trône quelques milliers d'étrangers ? « Sire,
au milieu de vos enfants, soyez gardé par leur amour. Les députés de la
nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminents de la royauté,
sur la base immuable de la liberté du peuple ; mais lorsqu'ils remplissent
leur devoir, lorsqu'ils cèdent à leur raison, à leurs sentiments, les
exposeriez - vous au soupçon de n'avoir cédé qu'à la crainte ? Ah !
l'autorité que tous les cœurs vous défèrent est la seule pure, la seule
inébranlable ; elle est le juste retour de vos bienfaits et l'immortel
apanage des princes dont vous serez le modèle. » LIV. M. dé
Clermont-Tonnerre lut cette adresse au roi le 10 dans la soirée. Le roi
l'entendit avec une dignité froide, comme le dernier accent d'une voix
importune, mais qui allait se taire pour jamais le lendemain. La dissolution
de l'Assemblée était arrêtée dans sa pensée. Il dédaigna de répondre lui-même
à l'orateur des états généraux. Le ministre de la justice répondit en sa
présence et en son nom. « Personne
n'ignore, » dit le roi par la bouche de son ministre, « les scènes
scandaleuses qui se sont passées et renouvelées à Paris et à Versailles sous
mes yeux et sous les yeux des états généraux. Il est nécessaire que je fasse
usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et pour maintenir
l'ordre dans la capitale et dans les environs. C'est un de mes principaux
devoirs que de veiller à la sûreté publique ; ce sont là les motifs qui m'ont
engagé à faire un rassemblement de troupes autour de Paris. Vous pouvez
assurer l'assemblée des états généraux que ces troupes ne sont destinées qu'à
réprimer ou plutôt à prévenir de nouveaux désordres, à maintenir la paix et
l'exercice des lois, à protéger même la liberté qui doit régner dans vos
délibérations. Toute espèce de contrainte doit en être bannie, de même que
toute appréhension de tumulte et de violence doit en être écartée. Il n'y
aurait que des gens mal intentionnés qui pussent égarer mes peuples sur les
vrais motifs des mesures de précaution que je prends ; j'ai constamment
cherché tout ce qui pouvait tendre à leur bonheur, et j'ai toujours droit de
compter sur leur amour_ et leur fidélité. Si pourtant la présence nécessaire
des troupes autour de Paris causait encore de l'ombrage, je me déciderais,
sur la demande des états généraux, à les transférer à Noyon ou à Soissons,
-et alors je me rendrais moi-même à Compiègne pour maintenir la communication
qui doit avoir lieu entre l'Assemblée et moi. » LV. L'hypothèse
extrême de la réunion de l'Assemblée à -Soissons ou Noyon était plus qu'une
menace, c'était une dérision que le baron de Breteuil avait mise dans la
bouche du roi : elle rappelait l'exil des parlements à Troyes. Une
dissolution franche et à main armée, sous le prétexte de l'agitation des
circonstances, eût semblé moins injurieuse à la nation. Elle voulait être
témoin et acteur dans sa propre cause. Ses députés, relégués dans une ville
obscure de province, sous la seule protection de la garde du roi, auraient
été libres ses séditions populaires, mais asservis à la couronne. M. de.
Clermont-Tonnerre et la députation dont il était l'organe entendirent cette
réponse avec tristesse et humiliation. L'Assemblée y vit une déclaration de
guerre. Un frémissement général en accueillit la communication. Les bruits
grossirent et se multiplièrent dans Versailles et dans Paris. On s'attendit à
tout. On
annonçait pour le surlendemain 13 une nouvelle séance royale plus impérieuse
que celle du 23 juin, dans laquelle Je roi ajournerait les états généraux. On
parlait du renvoi et de l'arrestation de M. Necker, de la convocation
d'élections nouvelles, de l'invasion de Versailles par l'armée concentrée
autour du palais de l'Assemblée, de l'emprisonnement à la Bastille des
députés signalés par leur crédit sur l'opinion et par leur insolence envers
la cour. Ces bruits, émanés du château, motivés par l'appareil militaire, par
le ministère occulte dont on entrevoyait les actes à travers le ministère
officiel encore existant, mais sans rapport avec le roi, se répandaient dans
Paris et tenaient la capitale dans une fièvre à laquelle chaque courrier de
Versailles apportait un redoublement. LVI. M.
Necker s'attendait d'heure en heure à être enlevé du ministère et conduit à
la Bastille. Le baron de Breteuil n'hésitait pas à proposer au roi cet
attentat contre son ministre, pour enlever son idole au peuple. Le roi, juste
et reconnaissant, se _refusait à cette défiance et à cette ingratitude. Il
répondait à ses conseillers de l'obéissance de M. Necker et de son
attachement à sa personne ; il affirmait que M. Necker, même congédié, était
incapable de le trahir, et qu'il garderait religieusement lui-même le secret
de son éloignement lorsque le roi jugerait convenable de lui demander sa
retraite. Le roi fit appeler le maréchal de Broglie et lui ouvrit son cœur
plein à la fois de tristesse et de résolution. « Monsieur
le maréchal, » lui dit le roi, « vous venez assister un monarque sans
finances, sans armée, car je ne me dissimule pas les progrès de l'esprit de
révolte dans les troupes. C'est à vous.de ranimer en elles les sentiments
d'honneur, de discipline et de fidélité. Ma dernière espérance est en vous ;
vous aurez comblé votre gloire et mes vœux si vous parvenez, sans répandre le
sang, à renverser les projets des factieux dont mon trône est menacé. » Le
vieux guerrier, qui ne comptait que les baïonnettes et qui ne soupçonnait pas
la force incompressible de l'opinion, répondit de tout au roi sur son épée.
Le comte d'Artois et les gentilshommes de sa cour confirmèrent le roi dans
son illusion. Le monarque inexpérimenté se croyait un parti invincible dans
la noblesse parce qu'il prenait l'attitude d'in chef de parti. LVII. La
première condition de l'accomplissement du plan militaire des par. tisans de
la reine et du comte d'Artois était l'expulsion de M. Necker : la présence de
M. Necker au château embarrassait l'exécution des mesures anti - populaires.
Le roi, habitué à recevoir les leçons et à subir l'orgueilleuse déférence de
ce ministre, ne pouvait se décider à lui demander sa démission. Il n'aimait
pas, mais il respectait M. Necker ; il le redoutait même comme un ministre
imposé plutôt que choisi. M.
Necker, qui avait grandi en prestige dans le peuple par chacune de ses
disgrâces à la cour, voyait s'amonceler l'orage sans s'en étonner. Réduit,
comme on l'a vu, au misérable expédient d'une déclaration royale, mesure dont
sa fortune et son habileté lui avaient enlevé la responsabilité, il sentait
dans les états généraux une puissance qui, dès le premier jour, éclipsait la
sienne. Écrasé entre le roi et l'Assemblée, il ne pouvait plus que
s'amoindrir et disparaître. Une disgrâce éclatante et un éloignement forcé
étaient le seul moyen d'échapper aux difficultés de la situation qu'il avait
créée, de laisser s'accomplir sans lui le choc inévitable de la couronne et
de l'Assemblée, et de retremper son importance perdue dans un exil qui
déroberait ses fautes sous les regrets des factions. LVIII. Avec
l'instinct de la faveur publique, qui était le seul génie de ce ministre, M.
Necker borda le premier la question de sa retraite avec le roi. « Je ne
puis me dissimuler, » dit-il à son maitre, « que des conseils autres que les
miens prévalent en secret dans l'esprit et dans le cœur de Votre Majesté. Ces
conseils neutralisent tout ce que je pourrais tenter dans un esprit différent
pour triompher des circonstances et pour rétablir l'accord du trône et de la
nation. Je supplie Votre Majesté de me permettre de me retirer de son
conseil, et pour que ma présence ne serve pas de prétexte aux agitations de
l'Assemblée et de la capitale, je propose au roi de garder le secret le plus
absolu sur ma retraite, jusqu'à l'heure où elle pourra être déclarée sans
danger, et de m'exiler moi-même hors de la France, heureux de servir Votre
Majesté par mon ostracisme comme je l'ai servie par mes travaux. » Le roi,
soulagé de l'embarras qu'il éprouvait à congédier son ministre, s'attendrit à
ces paroles, ne dissimula pas à M. Necker que sa présence au château serait
un obstacle aux plans de vigueur qu'il avait embrassés, le remercia de venir
ainsi au-devant d'une nécessité pénible à son cœur, et lui demanda sa parole
de ne pas ébruiter sa retraite jusqu'à ce qu'il eût touché la terre
étrangère. LIX. M.
Necker, fidèle à sa promesse, attendit, sans rien révéler même à sa famille,
le signal du roi. Ce prince lui envoya par un page, dans la soirée du 11
juillet, un billet qui ne contenait que ces mots : « Le moment est venu
; j'attends de votre attachement que vous cachiez à tous les yeux votre
départ ; la nécessité me force à mg séparer.de vous. » M.
Necker lut, sans changer-de visage, le billet du roi devant la foule d'amis
et de députés qui remplissaient son salon. Nul ne put entrevoir une émotion
dans ses traits. Il feignit de donner des ordres à ses secrétaires pour le
travail du lendemain avec le roi, congédia sans adieux ses familiers, et,
profitant des ténèbres pour s'éloigner de Versailles, seul avec sa femme,
compagne de toutes ses pensées et même de ses travaux, il atteignit les
frontières, et gagna Bruxelles avant que le bruit de sa disgrâce et de sa
fuite fût répandu dans son hôtel. A la même
heure, M. de Saint-Priest, M. de la Luzerne et M. de Montmorin, ses collègues
les plus affidés dans le ministère, reçurent ordre de remettre leurs
fonctions. Le nouveau ministère, composé sous la dictée de la reine et du
comte d'Artois, se composait du baron de Breteuil, président du conseil ; de
M. de Lagalaisière, homme inconnu, pour les finances ; du maréchal de
Broglie, pour la guerre ; de M. Foulon, homme acerbe et redouté, pour la
marine. Tous ces noms signifiaient la même pensée : le retour décidé et
prompt en arrière, le rappel des concessions obtenues de la faiblesse ou
arrachées par la violence, la menace aux états généraux, l'intimidation de
Paris, le déploiement de forces militaires, la guerre 'ouverte aux factieux. Le
baron de Breteuil prit à l'instant toutes les mesures propres à, assurer le
succès des coups qu'il méditait. Les troupes, au nombre de cinquante mille
combattants, se concentrèrent la nuit sur les avenues de Paris ; de fortes
avant-gardes occupèrent les défilés de Sèvres avec du canon ; des régiments
allemands poussèrent leur avant-poste jusqu'à la barrière du Trône. Pendant
toute la nuit du 11 au 12 juillet, les rues de la capitale retentirent du pas
des bataillons, des escadrons et du roulement des pièces de canon qui
traversaient la ville pour aller prendre position hors des murs et pour
imposer d'avance à la population par cet appareil irrésistible des armes. L'émotion
produite dans l'âme du peuple par cette espèce de revue nocturne des forces
de la cour éclata le lendemain dimanche 12 juillet au réveil des citoyens.
Les seuils des maisons, les rues, les places publiques, les jardins, se
remplirent d'une foule morne et inquiète, où chacun communiquait à voix basse
à chacun les sinistres conjectures de la nuit. A midi on ignorait encore à
Paris le renvoi et le départ de M. Necker ; sa présence dans les conseils du
roi rassurait un peu le peuple sur les périls que les agitateurs lui
dénonçaient : tant que ce ministre inspirerait le roi et contiendrait la
cour, on ne croyait pas à un attentat contre l'Assemblée nationale, qu'il
avait lui-même appelée autour du trône. Le renvoi de M. Necker était donc
dans l'opinion de Paris le seul prélude imminent de contre-révolution, mais
rien dans les lettres arrivées la "veille au soir de Versailles ne
faisait entrevoir le changement de ministère. On a vu avec quelle fidélité M.
Necker avait gardé lui-même au roi le secret de la conspiration contre lui.
On flottait à Paris dans une anxiété vague qui pesait sur les esprits sans
avoir le prétexte d'éclater. LX. Telle
était l'agitation sourde et morne de la capitale à midi, le 12 juillet,
surtout dans le jardin du Palais-Royal, d'où partaient et où aboutissaient
toutes les rumeurs de la ville, quand un jeune homme, arrivant de Versailles,
les vêtements en désordre et souillés de poussière, le front pâle, les lèvres
tremblantes, le geste effaré, s'élance en courant dans le jardin, proclame
d'une voix éteinte, de groupe en groupe, la fatale nouvelle, ameute autour de
lui la foule d'abord incrédule, qui refuse de le croire, et qui veut -le
précipiter dans le bassin comme un semeur de trouble, et n'échappe à la
première fureur du peuple qu'en appelant en témoignage du malheur public tous
ceux qui arrivent de Versailles après lui. La
nouvelle, en effet confirmée, court de bouche en bouche dans toutes les
allées et dans toutes les maisons publiques du jardin. Un silence
d'étonnement et d'horreur pèse un moment sur la multitude comme la réflexion
d'une ville. Chacun semble attendre de tous une résolution. Dans de tels
moments, celui qui ressent le plus la commotion électrique d'un peuple est
celui qui jette le premier cri, et celui qui jette ce premier cri est celui à
qui répond tout un peuple. Nul ne savait son nom avant cette heure, et ce nom
devient le nom d'un événement. La multitude anonyme se résume dans 'cet
homme, se lève, parle et agit en lui. Cet homme était Camille Desmoulins. LXI. Camille
Desmoulins, fils du lieutenant -général de Guise, né d'une honnête famille de
la bourgeoisie, richement doué-par la nature, remarqué avant l'âge par les
triomphes remportés sur ses condisciples dans ses études, passionné pour les
lettres, adorateur un peu superstitieux de la vertu antique, altéré de
gloire, fanatique de liberté, ne voyant dans l'histoire que le vertige des
grands mouvements populaires à imprimer par imitation à son siècle et les
statues des hommes- de mémoire à rivaliser, était doué surtout de cette
impressionnabilité nerveuse et, féminine qui reçoit et qui communique, avant
de les réfléchir, tous les spasmes de la passion publique. Une vanité
maladive, qui lui donnait le besoin de prendre un rôle dans toute scène, une
légèreté puérile, qui faisait tourbillonner son âme à tous vents, une
jeunesse oisive et licencieuse, consumée dans les lieux publics, un cœur
instinctivement humain, mais mou, sans courage, et qu'aucune conscience
rigide ne pouvait empêcher d'aller chercher au besoin la popularité dans le
crime, ou le salut dans la lâcheté, s'associaient dans Camille Desmoulins -à
ce caractère. Son visage le révélait au premier coup d'œil. Tout y était
évaporé comme son âme. L'irréflexion était écrite sur son front : c'était la
légèreté, l'émotion, le rire et les larmes, l'impression fugitive et
contradictoire de la foule ; quelque chose de trivial, de railleur et de
cynique jusqu'à la cruauté, achevait la ressemblance. LXII. Ce
jeune homme, jeté par ses parents dans les bis emplois du noviciat du barreau
de Paris, y avait pris, sous les dernières agitations du parlement,
l'habitude et le goût des tumultes du palais. Il s'y était lié d'amitié avec
toute la jeunesse turbulente qui préludait, &ms cette espèce de Fronde, à
la révolution. Il y suivait surtout Danton, homme plus fort que lui, qui
soulevait ces tumultes, mais qui ne s'y laissait pas entraîner, et qui
faisait de la sédition avec mépris pour les séditieux. Il avait lancé des
pamphlets et des feuilles volantes à la publicité contre la cour. Il s'était
senti remué aux premiers accents de Mirabeau comme par une voix de Clodius ou
de Catilina. Il avait reconnu l'éloquence antique, idole de sa jeunesse. Il
avait espéré un grand tribun, entrevu peut-être _un homme d'Etat. Servile
jusque dans son admiration, il s'était rangé, comme un écrivain auxiliaire et
comme un agent actif, parmi ces hommes secondaires qui prêtaient leur plume
et leur dévouement fanatique au tribun de Marseille ; il soufflait pour lui,
dans les groupes, le feu de l'enthousiasme, presque mêlé alors à la flamme de
la sédition, il écrivait sous son inspiration dans son laboratoire d'opinion
; il se faisait l'écho mobile et multiplié de son nom, de ses idées et de ses
discours, les répandant, les commentant, les popularisant dans les lieux
publics. La foule le connaissait de physionomie, comme elle connaissait
Danton et Saint-Huruge, ces Mirabeau de places publiques, orateurs de tous
les rassemblements. Seulement Camille Desmoulins ne possédait ni la voix
mugissante et le geste délirant, de Saint-Huruge, ni l'éloquence impérieuse
et entraînante de Danton, mais il plaisait au peuple par les défauts mêmes de
sa nature grêle et enfantine. Son enthousiasme était un peu l'enthousiasme de
Thersite, mais il suppléait à force d'esprit ce qui faisait défaut en lui aux
apparences des tribuns ; exposé aux railleries, il se moquait le premier de
lui-même ; il éclatait en sarcasmes à défaut de foudres ; il amusait le
peuple, il faisait rire les rassemblements, qu'il n'avait pas ordinairement
la puissance de faire frémir. Tel était alors Camille Desmoulins. LXIII. C'était
lui qui, venant de quitter le matin Mirabeau à Versailles, accourait apporter
le premier la nouvelle du renvoi de M. Necker. Mirabeau n'aimait pas M.
Necker. Mille fois supérieur par ses études économiques et par son génie à ce
faux grand homme, il le jugeait du haut de sa supériorité, et ne voyait dans
le financier de Genève qu'un de ces caprices de cour et de peuple, une de ces
créations de circonstance que le moindre choc ferait crouler de son
piédestal. Mais Mirabeau feignait pour un jour d'éprouver une grande
consternation de l'éloignement de ce ministre, afin de se servir contre la
cotir de l'émotion populaire que cette témérité allait soulever dans Paris. Camille
Desmoulins, soit qu'il fût un acteur, habile confident du mépris réel et de la
consternation feinte de Mirabeau, soit qu'il fût de bonne foi, épouvanté
jusqu'au délire des extrémités dont le renvoi de M. Necker était le présage,
portait sur son visage, dans sa pâleur, dans son tremblement, tous les signes
d'une indignation mêlée de terreur. Le
peuple le suivait en foule du côté du café de Foy pour recueillir de sa
bouche les détails de l'événement. On semblait attendre on ne sait quel
signal d'action. Quand le soleil d'été, en frappant sur un verre convexe oà
son rayon allumait dans les jours sereins l'amorce d'une petite couleuvrine
qui marquait au fronton de la galerie l'heure précise de midi à la multitude,
fit retentir ce coup de canon sur la tête du peuple, on eût dit le canon
d'alarme tonnant de lui-même dans le ciel. LXIV. A ce
bruit, un frisson courut sur la foule : il sembla que l'âme de la ville avait
éclaté. Camille Desmoulins s'élança sur une table apportée du café de Foy,
soutenue par mille bras qui lui en firent une tribune, et dominant de là le
jardin et la galerie, « Citoyens
! » dit-il, en surmontant avec peine un balbutiement naturel, mais qui, cette
fois, ajoutait à l'effet des paroles, parce qu'il paraissait l'émotion de la
terreur ; « citoyens ! vous n'avez pas un moment à perdre. J'arrive de
Versailles. M. Necker est renvoyé. Ce renvoi est le tocsin d'une
Saint-Barthélemy des patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses,
allemands, sortiront du champ de Mars, où ils campent, pour nous égorger. Il
ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre une
cocarde pour nous reconnaître ! » Aux
armes ! aux armes ! répond la foule. On fait de nouveau silence pour laisser
achever l'orateur. LXV. «
J'avais les larmes dans les yeux, » raconte Camille Desmoulins dans un de ses
pamphlets épiques où il revient sur sa vie révolutionnaire, « je parlais avec
une émotion que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut reçue
avec des applaudissements infinis. Je continuai. « Quelle couleur
voulez-vous arborer pour la cocarde ? » Quelqu'un s'écria : « Choisissez
vous-même ! — Voulez-vous, repris-je, le vert, couleur d'espérance ? ou le
bleu, couleur de l'Amérique régénérée et de la démocratie ? » Mille voix
s'élèvent : « Nous-voulons le vert, couleur de l'espérance ! » Alors je
m'écriai : « Amis, le signal est donné ! Voici les espions et les
satellites de la police qui me regardent en face ; je ne tomberai pas du
moins vivant entre leurs mains ! » Puis, tirant deux pistolets de ma poche et
les élevant aux regards du peuple, je dis : « Que tous les bons citoyens
m'imitent I » Je descendis étouffé d'embrassements ; les uns me serraient
contre leur cœur, les autres me baignaient de leurs larmes. Un citoyen de
Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant
on m'avait apporté un ruban vert ; j'en mis le premier à mon chapeau, et j'en
distribuai à ceux qui m'environnaient. Mais bientôt les rubans sont épuisés.
« Eh bien ! prenons ces feuilles inépuisables aux arbres sur nos têtes ! »
m'écriai-je. Et,
donnant l'exemple, le jeune tribun monte de nouveau sur une chaise ; arrache
tous les rameaux que sa main peut atteindre, les jette à la multitude, et, en
décorant lui-même son chapeau, arbore la première cocarde insurrectionnelle
de la Révolution. Le peuple l'imite : en un moment la terre est jonchée des
rameaux détachés des branches, et des milliers de têtes se parent des débris
du jardin. Ce signe de résistance à la tyrannie, arboré à la face du soleil
et qui dénonce ceux qui le portent à la vengeance des agents du roi, semble
leur défendre de reculer désormais dans l'obéissance. LXVI. On ne
peut douter que le génie politique de Mirabeau, qui savait ce que peuvent les
signes sur le peuple, n'eût inspiré à Versailles la provocation à la cocarde
faite par son jeune confident. Les couleurs arborées contre la couleur royale
voulaient des armes pour se défendre. Le cri : Aux armes I part de toutes les
lèvres à la fois, tous les bras se lèvent pour en demander et font d'avance
le geste de les brandir contre les soldats. On court de toutes parts pour
s'emparer de celles qui tombent sous la main ; on revient armé au
Palais-Royal, on se presse de nouveau autour de Camille Desmoulins, devenu le
chef des mouvements indécis de la journée et qui n'avait pas cessé de
retenir, d'apostropher, de recruter l'armée de l'émeute. Le jour
tombait ; les théâtres attenant au Palais-Royal s'ouvraient aux spectateurs
et commençaient leurs représentations. Camille Desmoulins y pénètre
successivement, précédé et suivi de groupes armés ; il harangue du haut des
loges les acteurs et les auditeurs de ces scènes populaires ; il leur fait
honte de leur sécurité et de leurs plaisirs au bord des calamités suprêmes ;
il les somme de s'unir aux défenseurs de la nation et de la liberté. Des
acclamations lui répondent ; les spectateurs sortent sur ses pas et se
répandent comme animés du même esprit dans le jardin. Une colonne immense
s'amoncèle derrière lui ; elle se dirige en se grossissant par les rues
populeuses qui conduisent du Palais-Royal à la Porte-Saint-Martin ; le
désœuvrement du dimanche, l'heure tardive du jour, la curiosité, la contagion
d'une même terreur et d'une même audace, en font bientôt une année confuse de
vingt ou trente mille hommes, suivie d'un innombrable cortége de femmes et
d'enfants. La
colonne, en débouchant par la porte Saint-Martin, tourne à gauche par le
boulevard comme pour embrasser, dans son circuit habilement tracé, le camp le
plus nombreux et le plus tumultueux du peuple ; la masse soulevée semble
défier de plus près ainsi les troupes de la cour déployées, mais immobiles,
aux Champs-Élysées et au champ de Mars. Parvenue
à la hauteur de la rue de Richelieu, la tête de colonne s'arrête ; l'armée a
une cocarde et des armes, il lui faut des chefs au moins en effigie.
L'amphithéâtre d'un statuaire en cire se trouve sur son passage. La foule y
reconnaît les bustes de M. Necker et du duc d'Orléans, le premier, idole de
l'opinion, le second, espoir et peut-être moteur de la sédition ; on s'en
empare, on voile leurs visages d'un crêpe noir, comme pour leur dérober
l'horreur de Fattentat médité contre la patrie ; on les porte en triomphe à
la tête de la colonne, on les offre à l'acclamation et à 1 :idolâtrie des
spectateurs. Cette foule n'était pas composée, comme dans les émeutes futures
de Paris, de prolétaires et de plèbe, lie ou écume des capitales, ballottée
aux secousses des révolutions, sans pensée. La décence des costumes,
l'élégance des coiffures, la richesse des armes, la dignité du maintien,
l'ordre de la marche, la nature des cris et des symboles, lui donnaient le
caractère d'une manifestation nationale et unanime. C'était le soulèvement
d'une classe entière déjà préparée par l'éducation et par l'aisance à faire
invasion dans ses droits, l'insurrection de la bourgeoisie, l'avènement de la
nation dans l'égalité sur les traces de son Assemblée nationale. LXVIL A
l'extrémité du boulevard et à la chute du jour, Camille Desmoulins, Danton,
les chefs de la jeunesse et la niasse de la bourgeoisie rentrèrent par les
rues latérales dans le Palais- Royal, pour continuer à échauffer pendant la
soirée les cafés, les clubs, les lieux publics de leurs voix. Ils
abandonnèrent à une populace infime et turbulente les bustes, qu'elle
continua à promener dans Paris. Cette masse, composée de cinq ou six mille
hommes sans modérateurs et sans guides, flotta alors de quartier en quartier en
ébranlant de ses clameurs les rues et en défiant les troupes du roi, dont un
régiment de dragons occupait la place Vendôme. A l'approche de la multitude
armée, à ses insultes, à ses menaces, une charge des dragons disperse la tête
de la colonne, fait rouler le buste décapité de Necker dans la boue, foule
aux pieds des chevaux et blesse de la pointe de ses sabres quelques hommes du
cortége ; le cadavre d'un soldat des gardes françaises, déserteur de son
régiment mêlé au peuple et désigné par son uniforme à l'indignation des
dragons, reste dans son sang sur la place. Un cri d'horreur jeté de rue en
rue par les fuyards sème l'épouvante et l'indignation dans Paria. LXVIII. Un peu
plus loin, sur la place Louis XV, devenue depuis la place de la Révolution,
la masse des citoyens et la masse des soldats sont en présence, séparés
seulement par la largeur de la place. M. de Bezenval avait répandu quelques
régiments de cavalerie sous les arbres des Champs-Élysées et les y tenait
depuis le matin impatients mais immobiles. Les citoyens accumulés dans le
jardin, sur les terrasses et au pont Tournant des Tuileries jetaient de là
des caresses, des défis, des acclamations aux soldats. Au bruit qui se répand
de la charge des dragons et d'un massacre de citoyens sur la place Yen-dôme,
le peuple du pont Tournant, plus enhardi qu'intimidé par le péril, ramasse
des pierres, traverse la place et les lance en provocation aux cavaliers
rangés en face sur l'avenue des Champs-Élysées. A cette insulte, le jeune
prince de Lambesc, -colonel du régiment Royal-Allemand, se laisse emporter
par la colère et par la fougue de l'âge : il s'élance au galop, le sabre à la
main, suivi de ses escadrons, sur les agresseurs, les atteint, les renverse,
les poursuit, et franchissant le pont Tournant au-delà de la place, il
charge, en pivotant sur sa gauche autour du grand bassin, jusque dans les
larges allées des Tuileries. La foule inoffensive des promeneurs, des
vieillards, des femmes et des enfants, étrangère à la sédition et surprise
dans sa sécurité, s'enfuit d'arbre en arbre pour échapper au galop des
cavaliers. Le sable est jonché de chaises brisées et de femmes tombées dans
leur fuite ; un vieillard, qui jetait des chaises derrière lui pour entraver
la course des chevaux, tombe frappé à mort d'un coup de sabre porté par le
prince de Lambesc. Le jardin, couvert de tronçons de bancs, de blessés foulés
aux pieds par les escadrons allemands, se vide par toutes les grilles. Les
promeneurs échappés aux charges se répandent en multipliant par leur récit le
nombre des victimes et en criant vengeance dans tous les quartiers de Paris.
Le peuple croit toucher à cette heure suprême de la guerre civile et des
massacres prédits d'heure en heure par ses agitateurs. LXIX. Il n'en était rien cependant. Le baron de Bezenval, qui commandait les troupes réunies au champ de Mars, non pour attaquer, mais pour contenir Paris, avait été frappé lui-même de stupeur et d'irrésolution devant l'attitude de la capitale. Plus homme de cœur que militaire, bien qu'il fût un de ces courtisans du cercle de la reine adulant les illusions de l'aristocratie et répondant avec jactance de la victoire de la force sur l'opinion, il s'était borné à envoyer un misérable renfort d'une trentaine de Suisses à M. de Launay, gouverneur de la Bastille, et à rester inerte au milieu de son armée au champ de Mars. Quelques régiments envoyés par lui le matin en observation aux Champs-Élysées, comme pour provoquer la sédition par leur présence sans l'abattre par leurs armes, était la seule manœuvre qu'il eût ordonnée à son armée depuis vingt-quatre heures, contre une capitale qui s'armait sous ses yeux. Les colonels de ces régiments n'avaient aucun ordre, et les détachements qui s'avancèrent jusque sur la place Vendôme et dans les Tuileries ne le firent qu'en répondant d'eux-mêmes aux injures et aux-attaques du peuple. Quant au général, n'osant entrer dans Paris pour y rétablir au moins la sécurité publique et l'autorité du roi, ni prendre même de fortes positions aux barrières, ni fortifier la Bastille et les Invalides, qu'il abandonnait derrière lui, il attendit, comme un général vaincu, les ténèbres pour déserter le champ de bataille. Il fit replier à minuit ses régiments des Champs-Élysées et du champ de Mars sur Versailles. Enfermé tantôt à l'Ecole-Militaire, tantôt aux Invalides et perdant les heures en timides conseils avec ses généraux, il assista, sans même les repousser, aux impérieuses sommations du peuple qui demandait qu'on lui livrât les armes de l'arsenal des Invalides, se contentant, pour toute réponse aux délégués de la révolte, de temporiser avec eux et de leur dire qu'il allait demander des ordres à Versailles. Tel fut le premier lieutenant du maréchal de Broglie dans cette campagne de la cour contre Paris. Que pouvait redouter désormais la nation d'une cour servie par de tels généraux, et des généraux choisis par une telle cour ? Ils n'avaient provoqué le rassemblement de l'armée autour du roi que pour livrer mi-mêmes les troupes à l'embauchage ou à la dérision de la capitale. |