I. En se
retraçant ainsi sommairement les circonstances qui avaient amené Louis XVI à
convoquer son peuple pour partager son autorité législative avec la nation ou
pour la disputer aux factions, on ne peut assez s'étonner de l'insignifiance
des nécessités et de la petitesse des motifs qui avaient entraîné le roi à ce
coup d'Etat contre la couronne. Un règne unanimement accueilli par
l'espérance publique, une guerre navale aux Indes et en Amérique,
antimonarchique mais glorieuse, quelques conflits d'autorité avec les
parlements, corps sans racines dans le fond du pays, et qui n'usurpaient
jamais que sur la faiblesse, enfin de légers embarras de finance qui
pouvaient être remédiés par l'ordre et par l'économie dans les dépenses, que
le crédit honnêtement provoqué suffisait à couvrir, et que la première
administration de M. Necker avait réduite à un insignifiant déficit de
quelques millions, voilà matériellement les seules causes qui avaient jeté le
roi et le peuple dans une crise où le trône et le peuple allaient inévitablement
périr ou se régénérer. Jamais la fatalité, mot vide de sens, dont les hommes
se servent pour exprimer la force invisible des choses, n'avait apparu plus
souverainement dans la destinée d'un roi. II. La
reine Marie-Antoinette avait été un des instruments involontaires de cette
fatalité. A. quiconque étudie avec impartialité le règne de Louis XVI, cette
reine apparaît avec évidence comme le charme et le malheur de son mari Quelle
que soit l'espèce d'inviolabilité dont les supplices de cette princesse,
transformée et presque sanctifiée sur l'échafaud et avant l'échafaud, aient
entouré Marie-Antoinette, il est impossible de comprendre l'histoire de la
révolution sans peindre cette reine et. d'être vrai sans être juste. Elle a
eu assez de courage, d'expiation et de vertu suprême dans ses derniers jours,
pour qu'on puisse raconter les insuffisances d'esprit, les mobilités de
caractère et les légèretés d'apparence de ses premières années, sans rien
enlever de la pitié due à sa mémoire. Femme enivrante, reine inconsidérée,
victime pathétique, ses charmes et ses défauts, ses fautes et ses malheurs,
ses grandeurs et son échafaud laisseront à jamais cette figure tragique dans
une limbe indécise, entre les reproches et l'admiration des hommes. Elle est
de ces mémoires qu'on ne juge qu'à travers ses larmes. III. Marie-Antoinette,
archiduchesse d'Autriche, fille de Marie-Thérèse, éblouit la cour et la
France en y apparaissant. Elle n'avait pas encore seize ans. Sa précoce
beauté éclipsa celle de madame Dubarry, la favorite de Louis XV et la Phryné
moderne. Mais la beauté de madame Dubarry était une beauté de courtisane ;
celle de Marie-Antoinette était une beauté de princesse. La nature l'avait
douée de tous les dons qui font regarder la femme et adorer la reine : une
taille élancée, des mouvements de cygne dans la démarche et dans le port, une
élégance qui n'enlevait rien à la majesté, des cheveux blonds et soyeux dont
les teintes chaudes rappelaient les chevelures ondées de Titien, un front
élevé et ovale comme ceux des filles du Danube, des yeux d'un azur liquide où
le calme et l'orage de l'âme faisaient tour à tour dormir ou étinceler le
regard, le nez légèrement aquilin, la bouche autrichienne de sa race, mélange
de fierté et de sourire, un menton relevé, un teint coloré des frissons du
Nord, une grâce irrésistible répandue comme une vapeur de jeunesse sur tous
ses traits, et ne les laissant contempler qu'à travers une atmosphère de feu
ou d'ivresse. Telle était Marie-Antoinette quand la politique du duc de
Choiseul et l'ambition de Marie-Thérèse la donnèrent pour épouse à Louis XVI,
alors duc de Berry. IV. Un
prince de son âge et d'un autre caractère en aurait été enivré. Il resta
froid, distrait et indifférent à tant de charmes. La nature approchait en
vain le rayon de cette âme sans passion pour y allumer l'amour. La princesse
ne fut longtemps, pour son mari, qu'une Dauphine à présenter avec ostentation
dans les cérémonies publiques à l'admiration de la cour et du peuple. Aucune
intimité habituelle, excepté celle de l'étiquette, ne charma et ne féconda
cette union. Exclusivement adonné à la chasse ou à ses travaux manuels, le
Dauphin abandonna sa jeune épouse aux hasards, aux oisivetés et aux vanités
d'une cour qu'une courtisane régnante dominait. Des femmes fastidieuses par
l'étiquette importune dont elles obsédaient la princesse, ou des femmes
légères, adulatrices de ses penchants, furent les seules diversions de
Marie-Antoinette à la négligence de son mari. V. Elle
prit dans cet entourage, antipathique d'un côté, dangereux de l'autre, la
lassitude de sa jeunesse, l'ennui de la gravité, l'impatience des plaisirs,
la légèreté mutine d'un enfant à qui l'on montre et à qui l'on retire ses
jouets. Elle compara avec tristesse la froideur morose et disgracieuse de son
mari avec la beauté, les agréments, l'élégance et les assiduités des jeunes
princes et des jeunes femmes de sa cour. Elle se lia innocemment, mais
futilement, avec le comte d'Artois et son entourage. Les étourderies de cette
société, dérobées aux regards du Dauphin ou tolérées par lui avec une
apathique indifférence, devinrent l'amusement des courtisans, le chuchotement
de Versailles, la rumeur de Paris. La
jeunesse, l'inexpérience, l'absence de tout conseil sévère, la soif des
distractions interdites à son rang, les entraînements d'exemple, les
complicités faciles des femmes à son service, jetèrent Marie-Antoinette dans
des imprudences qui ressemblaient parfois à des légèretés. Elle fit à l'insu
de son mari des courses nocturnes à Paris, pour voir les fêtes de l'Opéra. Elle
y parut sous des habits de caractère ou de bergère, qui cachaient sa majesté
sans cacher son nom ; la princesse se complaisait à y être reconnue ou
devinée à la souplesse de sa taille et à la délicatesse de ses mains ; elle y
entendait sana colère des hommages à sa beauté, qui flattaient son orgueil
sans avoir le droit d'offenser son rang. Une fois même elle monta avec une
seule suivante dans une de ces voitures banales qui stationnent sur les
places publiques, s'amusant de comparer la majesté de son rang et la
vulgarité de son costume et de sa suite. Ces légèretés, applaudies de ceux
qui les partageaient, trahies à Versailles, chuchotées à Paris, grossies et
incriminées par la malignité publique, devenaient l'entretien de la France et
le reproche de l'Europe. On leur prêtait à tort des motifs qui les
pervertissaient. On nommait les favorites, on désignait les favoris, on
plaignait le Dauphin, on accusait le comte d'Artois, on se vengeait de la
licence presque générale alors des mœurs en incriminant avec une sévérité
morose les irréflexions de la jeunesse de cour. L'opinion
publique, d'abord idolâtre de Marie-Antoinette, concevait contre elle des
impressions qui ne devaient plus s'effacer. Le parti politique et religieux
opposé au duc de Choiseul, auteur du mariage avec une princesse autrichienne,
se réjouissait de voir ainsi ses prophéties vérifiées et présageait des
malheurs et des hontes à une union formée sous de si funestes auspices. VI. A la
mort de Louis XV, la Dauphine, devenue reine, ne parut voir dans son rang
qu'une domination plus absolue sur la cour et une plus large prodigalité pour
ses caprices. La supériorité naturelle d'esprit et de caractère qu'elle avait
sur son mari lui donna la confiance avec l'ambition de le gouverner. Elle
prit la flatterie dont entourait ses charmes pour de l'empire. La passion
tardive qui commença à cette époque à naître dans le cœur et dans les yeux du
roi subjugua ce prince, chaste avec toutes les autres femmes. Elle conquit
sur lui le double ascendant de l'âme et des sens. La naissance d'une première
fille et l'espérance d'un fils héritier du trône confirmèrent sa puissance.
Louis XVI asservi donna à la cour l'exemple de l'idolâtrie pour la jeune reine. Elle
accepta avec le délicieux orgueil de la beauté ce rôle d'idole et s'enivra de
l'encens qu'on lui faisait respirer. Le roi était incapable de la guider ;
ses tantes, filles de Louis XV, reléguées dans le palais de Meudon, n'avaient
pas même l'autorité des conseils sur elle. Ses deux belles-sœurs, la comtesse
de Provence et la comtesse d'Artois, aussi jeunes et inférieures en rang à la
cour, n'avaient pour elle que des déférences publiques ou des blâmes
importuns. Elle n'avait pour tout conseil grave qu'un prêtre de cour, l'abbé
de Vermont, austère d'apparence, complaisant de langage, jaloux de crédit,
conseiller d'ambition et non de vertu. Le duc de Choiseul avait désigné cet
abbé subalterne mais diplomate pour aller à Vienne donner des leçons de français
à l'archiduchesse destinée au trône de France, et pour l'instruire en même
temps aux mœurs et aux manéges de la cour de Versailles. L'impératrice
Marie-Thérèse avait remis le cœur et l'esprit de sa fille à ce mentor comme
au confident le plus propre à maintenir, par l'ascendant de la Dauphine sur
son mari devenu roi, l'alliance autrichienne avantageuse à son empire. VII. Marie-Antoinette,
devenue Dauphine' et reine, écoutait à la fois, dans l'abbé de Vermont, le
duc de Choiseul et sa mère. Elle lui avait conservé, sous un humble titre et
sous une apparence modeste, la direction secrète de sa politique. II logeait
au palais, il avait accès à toute heure auprès d'elle, il était l'oracle
caché de ses résolutions. Moins elle réfléchissait, et plus elle avait besoin
d'un homme qui réfléchissait et décidait pour elle. Le crédit mystérieux de
l'abbé de Vermont, qui ne contrariait jamais les penchants du cœur, était
souverain sur les choses d'État. Louis XVI, qui le voyait tous les jours et à
toute heure chez sa femme, le subissait et le redoutait. En vingt ans, le roi
ne lui avait adressé ni une parole ni un sourire ; il voyait en lui une
espèce d'otage du duc de Choiseul, de représentant de la famille de la maison
d'Autriche dans son palais, un droit réservé de la reine. Mais malgré tous
les efforts de l'abbé de Vermont pour élever l'esprit de la jeune reine à
quelque gravité d'étude, de lecture ou de réflexion politique, il avouait
lui-même qu'il n'avait jamais pu lui faire lire un livre sérieux dans toute
sa vie. Il avait bien pu lui donner l'ambition, jamais l'aptitude du
gouvernement. Elle voulait bien régner, mais non fatiguer son esprit aux
ressorts du règne. Cette irréflexion, qui faisait son charme, fut toujours le
principal défaut de sa nature. VIII. La
reine avait une autre passion, conséquence de cette habitude d'irréflexion et
de cette impossibilité de mûrir : c'était la passion innocente mais effrénée
de la liberté et du loisir. Toute représentation lui pesait. Élevée dans la
simplicité familière du palais de Schœnbrünn, où les princes et les
princesses ne revêtent leur dignité que les jours de cérémonie, la pompe
obligée et le cérémonial contraint de la cour à Versailles étaient des chaînes
qu'elle aspirait à déposer. Elle voulait bien donner quelques apparitions
éclatantes à sa cour et à son peuple ; mais elle voulait se réserver son
cœur, ses penchants, ses intimités, être femme pour elle-même après avoir été
reine pour ses sujets. Un impérieux attrait l'inclinait à des sociétés
intimes et à des amitiés exclusives. Elle avait la passion des favorites ;
elle les choisissait comme choisit le regard, à l'agrément plus qu'à la
solidité. Un coup d'œil décidait de son attachement, car cet attachement
naissait de la beauté. Ces attachements avaient la promptitude, l'excès,
l'abandon, les jalousies, les ruptures, les larmes, les raccommodements de
l'amour. L'amitié était pour elle le bonheur ou le tourment de sa vie. Elle
cherchait une amie comme on cherche son destin ; elle semblait se transformer
toute entière dans la femme qu'elle aimait ; elle jouissait de descendre ;
elle ne se réservait de la reine que les douceurs de combler de faveurs
royales l'amie qu'elle rapprochait du trône ; elle intervertissait les rangs
entre elle et ses favorites pour égaliser les sentiments. On la vit se jeter
en larmes aux pieds d'une de ses amies, madame de Polignac, pour la conjurer
de ne pas abandonner sa cour et de ne pas rejeter ses bienfaits. IX. Une
princesse charmante et vertueuse, madame de Lamballe, fut son idole avant
d'être victime de sa destinée. La reine l'éleva du premier mot aux fonctions
de surintendante de sa maison, brisant violemment, pour la rapprocher ainsi
d'elle, tous les droits et tous les murmures des personnes plus anciennement
attachées à la cour. Cette affection, pure et désintéressée dans la princesse
de Lamballe, fit pendant quelques mois le bonheur de Marie-Antoinette. Un an
après, elle aperçut dans une fête de la cour une jeune femme de dix-huit ans,
la plus belle et la plus attrayante des femmes de son temps : c'était la
comtesse Jules de Polignac. Marie-Antoinette fut éblouie de cette apparition.
Elle s'informa des motifs qui avaient dérobé jusque-là cette jeune personne à
la cour. Elle apprit que la fortune restreinte de l'antique maison des
Polignac les retenait dans l'obscurité de leur province. Elle combla de
titres, de fonctions à la cour, de fortune, la distance qui séparait d'elle
cette amie ; elle la rapprocha de la cour ; elle lui donna le premier rang
dans sa maison ; elle lui demanda son affection, elle lui prodigua la sienne,
elle fit régner madame de Polignac sur toutes ses volontés. Elle
créa à côté de la cour officielle une cour intime et personnelle, dont la
favorite fut le centre souverain. Elle y parut moins en reine qu'en amie. Les
parents, les amis, les adorateurs de madame de Polignac, devinrent la
famille, la préférence, l'intimité familière de la reine de France. Ce fut là
qu'elle voulut être adorée. Le roi lui-même y suivit sa femme. Ses ministres
n'eurent d'empire que celui qu'ils empruntaient à la faveur de ce cénacle. La
noblesse murmura, le peuple soupçonna des mystères de perversité dans de
simples excès de faveur. Les hommes les plus beaux et les plus séduisants de
la cour recherchèrent et obtinrent en petit nombre l'accès de cette société.
M. de Vaudreuil, M. de Lauzun, M. de Billon, M. de Bezenval, le prince de
Ligne, M. de Fersen, le comte d'Adhémar, le duc de Coigny surtout, élite de
la jeunesse et de l'élégance du temps, y vécurent en familiarité avec les
deux amies. La malignité affecta de voir dans cette amitié privée de la reine
un voile derrière lequel elle cachait des préférences transparentes et des
intimités que rien n'altéra. X. Bientôt
ce voile ne sembla plus assez épais. La reine, importunée de la pompe et du
grand jour de ses palais, demanda au roi une maison rustique et retirée au
milieu d'un jardin moderne, au bord des bois. Le roi lui donna complaisamment
le Petit-Trianon. Elle y cacha sa vie avec madame de Polignac et un petit
nombre d'amis. Elle y joua à la solitude et à la félicité champêtre ; la
modicité de la maison, la rusticité des jardins, la nudité des ameublements,
la suppression de tout cérémonial, la simplicité affectée des costumes ;
faisaient oublier la reine dans la maîtresse de cette chaumière. Le roi
lui-même n'y venait plus en roi, mais en particulier. Les délices des
jardins, la culture des fleurs, les occupations rurales de la laiterie, les
repas sous l'ombre des arbres, la musique cachée dans les bois, les
illuminations réfléchies dans les eaux, les promenades à la clarté de la
lune, les représentations théâtrales dans lesquelles la reine elle-même
faisait applaudir ses charmes et sa voix dans des rôles tels que ceux de
Rosine de la comédie de Beaumarchais, les heures entièrement consacrées aux
soins de sa beauté, les modes élevées à l'importance des affaires d'État, les
marchandes et les coiffeurs devenus de véritables ministres des vanités, le
petit nombre admis, le grand nombre refusé, le mystère, les demi-confidences,
les interprétations, ces calomnies de l'ignorance, firent de cette retraite
une Caprée, et de ces mystères des crimes. Son innocence même fit dédaigner à
la reine ces murmures de l'opinion. XI. Un coup
de foudre la réveilla de ces enchantements : un mystère d'intrigue et de
perversité à demi dévoilé par les débats d'un procès fameux, mais dont le
temps n'a pas encore déchiré tous les voiles, éclata au sein de cette
sécurité. Dans la
matinée du 13 août 1785, la reine essayait à Trianon le costume de Rosine, et
se félicitait avec ses femmes de l'ivresse qu'elle exciterait le soir, dans
ce rôle d'une comédie en vogue. Jamais son visage n'avait été plus serein.
Une de ses confidentes, accourue de Paris, madame Campan, femme de sa
domesticité intime, demanda, tout émue, à entretenir en secret la reine. Les
femmes se retirèrent. La
reine, oubliant les habits de théâtre dont elle était à demi vêtue, suspendit
un moment sa toilette ; elle s'assit sur un sofa pour écouter avec
distraction ce qu'on avait d'urgent à lui dire. XII. La
confidente lui raconta, d'un accent ému et précipité, que Bœhmer, joaillier
de la couronne, était venu la veille la trouver dans une campagne près de
Paris, où elle était en ce moment en congé dans sa famille ; que cet homme,
alarmé jusqu'au délire sur le sort de sa fortune, lui avait demandé un
entretien secret dans le jardin ; qu'il lui avait dit avoir remis, sur la foi
d'un billet écrit et signé de la main de la reine, au grand aumônier, le
cardinal prince Louis de Rohan, un collier de diamants du prix de seize cent
mille francs ; que cette parure, sur le prix de laquelle Bœhmer n'avait reçu
que trente mille francs, avait été remise de ses propres mains à une femme se
disant investie de toute la confiance de la reine, le comtesse de Lamotte ;
que les seize cent mille francs devaient être payés en différents termes ;
que ces termes étaient arrivés ; que le cardinal, dans l'impossibilité de
payer, renvoyait le joaillier à la reine ; que Bœhmer, sachant par le
cardinal le désir de la reine de tenir cette acquisition secrète, avait parlé
et écrit en termes ambigus à cette princesse pour lui rappeler son engagement
et pour la supplier de penser à lui ; que la reine avait feint de ne pas
comprendre ; qu'il n'entendait plus parler de remboursement ; qu'il avait
lui-même des engagements de commerce arrivés à leur échéance dans peu de
jours, et que s'il y manquait, faute de l'acquittement par la reine des
engagements pris envers lui, il ne lui resterait que la banqueroute pour
nécessité et la mort pour asile ; que dans cette extrémité il était venu
supplier la femme de chambre de représenter sa détresse et son désespoir à sa
maîtresse et de la conjurer de donner des ordres pour le prompt acquittement
du prix du collier, à défaut de quoi il serait obligé de découvrir la vérité
et de montrer les billets de la reine, gages de sa créance et de sa bonne
foi. XIII. La
reine, à ce récit, dans lequel il lui était impossible de comprendre autre
chose que la démence du joaillier ou quelque mystère d'iniquité que la haine
de ses ennemis, servie par la fourbe ou par l'imbécillité du grand aumônier,
voulait faire rejaillir sur son nom, pâlit, rougit, s'étonna, se récria et
finit par frémir d'indignation contre un pareil attentat à son rang et à son
honneur. Elle retourna en vain dans ses conjectures avec sa confidente toutes
les étranges circonstances de ce récit sans pouvoir y discerner l'ombre d'une
hypothèse de nature à en expliquer l'énigme. Mais elle entrevit à l'instant
le danger pour sa considération déjà si gravement atteinte par les
suppositions et les calomnies de la haine. Sa
première pensée fut d'envoyer chercher Bœhmer et de lui demander à lui-même
l'explication de ce mystère ; puis elle réfléchit qu'une entrevue préalable
sur un pareil sujet, avec un homme qui était peut-être victime, mais
peut-être aussi complice de cette obscure conjuration, lui serait imputée à
crainte ou à crime, et pourrait fonder d'odieux soupçons de connivence avec
les machinateurs de sa ruine. Elle
renonça à ce dessein ; elle congédia les femmes de sa toilette et remit à un
meilleur jour la représentation annoncée ; elle envoya chercher son
conseiller intime, l'abbé de Vermont, ne voulant prendre aucune résolution
avant d'avoir consulté l'oracle. L'abbé de Vermont n'hésita pas à voir dans
cette aventure un piège sinistre ou un péril mystérieux à conjurer
promptement pour sa protectrice. Il l'engagea à faire appeler le baron de
Breteuil. XIV. Le
baron de Breteuil, ministre de la maison du roi, dans le ressort duquel
étaient les mesures d'Etat, la haute police, les lettres de cachet, les
détentions arbitraires, était, de tous les ministres, le plus personnellement
affidé à la reine. Elle l'inspirait et il lui répondait du conseil du roi. Le
ministre, l'abbé de Vermont et la reine, enfermés ensemble dans un des
cabinets de Trianon, se consultèrent, avec un mystère commandé par la gravité
de l'outrage, sur le parti le plus opportun à prendre pour préserver la
majesté royale, étouffer le scandale ou faire retomber avec justice la
calomnie sur les calomniateurs. Il y en avait deux : le secret ou l'éclat. Le
secret pouvait tout couvrir ; on désintéressait le joaillier de lu somme
qu'il avait perdue en croyant livrer à la reine ses diamants, sans doute
livrés à des imposteurs. On examinait sans bruit l'intervention imputée au
grand aumônier dans cette escroquerie inexplicable ; on le respectait s'il
4tait innocent, on l'exilait s'il était coupable. Les lettres de cachet,
sorte de justice préventive et souveraine attribuée par l'usage au pouvoir
royal, avaient étouffé sans doute bien d'autres iniquités. Ce
parti paraissait, au premier abord, le plus sage, et il épargnait à la reine
bien des angoisses et au roi lui-même bien des dégradations de majesté. Si la
reine eût été, aux yeux de ses sujets, investie de cette inviolabilité de
respect qui interdit même le soupçon du peuple sur la vertu de sa souveraine,
l'abbé de Vermont, le baron de Breteuil, le roi, la reine elle-même, auraient
infailliblement adopté ce parti du silence, qui ensevelissait tout. Mais ce
silence ne pouvait déjà plus être complet : les agents obscurs et plus ou
moins nombreux de cette intrigue pouvaient parler ; Bœhmer et ses associés
pouvaient parler ; madame de Lamotte et le cardinal pouvaient parler ; la
famille de Rohan pouvait parler ! Que diraient-ils ? Que la reine, se sentant
coupable, avait payé leur silence par l'acquittement spontané du collier ;
que le roi, pour couvrir l'imprudence ou la déloyauté de son épouse, avait
sacrifié un prince de l'Église et puni des innocents. Les déconsidérations et
les rumeurs déjà accréditées contre la personne de la reine auraient trouvé
partout une cour, un peuple, un clergé crédules, et l'opinion, tenue dans
l'ignorance, aurait supposé des crimes où il n'y avait que de l'indulgence
pour les criminels, et de la pudeur pour la royauté. La
reine avait le sentiment de son impopularité : on ne la croirait pas sur
parole, et ce fut ne sentiment de la défiance publique qui lui fit chercher
sa justification dans le bruit. On peut blâmer ce parti en considérant les
suites déplorables de cette résolution ; mais quand on se reporte au temps,
aux lieux, mit circonstances, aux inimitiés qui épiaient déjà
Marie-Antoinette, aux calomnies qui envenimaient ses légèretés, il est
impossible de l'accuser d'avoir revendiqué sa considération et son innocence
dans un jugement. Le bruit l'exposait sans doute, mais le silence la perdait.
L'éclat fut résolu. Le baron de Breteuil prépara tout pour saisir et pour
attirer les coupables. XV. Le 15
août 1785, à midi, au palais de Versailles, le prince Louis de Rohan,
cardinal et grand aumônier de France, sortant de la chapelle, où il venait
d'accompagner la famille royale, en habits pontificaux, reçut l'invitation de
se rendre dans le cabinet du roi. Louis XVI, la reine, les princes et les
ministres l'attendaient comme un tribunal d'État prêt à le condamner ou à
l'absoudre, selon ses réponses. Le cardinal n'avait aucun soupçon de la scène
imposante où il allait figurer comme accusé. Les physionomies irritées ou
sévères lui révélèrent en entrant la disgrâce et l'indignation de ses
souverains. « Vous
avez acheté des diamants à Bœhmer ? » lui dit le roi du ton d'un juge qui
interroge un coupable déjà convaincu. « — Oui, sire », dit en
s'inclinant le cardinal. « — Qu'en avez-vous fait ? — Je croyais »,
répondit le cardinal en levant un regard timide mais confiant sur
Marie-Antoinette, « qu'ils avaient été remis à la reine. — Qui vous avait
chargé de cette prétendue commission ? » reprit le roi. « — Une dame appelée
madame la comtesse de Lamotte-Valois, qui m'avait présenté une lettre de la
reine, et j'ai cru faire ma cour à Sa Majesté en me chargeant de cette
commission. » Alors
la reine, ne pouvant contenir son indignation, « Comment, monsieur »,
dit-elle, « vous à qui je n'ai pas adressé la parole depuis huit ans, vous
avez cru que je vous choisissais pour une telle négociation et par
l'entremise d'une pareille femme ! — Je vois bien », répondit humblement
le cardinal, « que j'ai été cruellement trompé. Je paierai le collier.
L'envie que j'avais de plaire à Votre Majesté m'a fasciné les yeux ; je n'ai
pas vu la supercherie, je suis désespéré. » Tirant
alors de son sein un petit portefeuille qui contenait la prétendue lettre
secrète de la reine à madame de Lamotte pour lui donner cette commission, il
la présenta au roi, qui la parcourut d'un œil rapide et incrédule. « Eh quoi
! monsieur », dit le roi en montrant du doigt la fausse signature de sa
femme, « comment un prince de la maison de Rohan et un grand aumônier de
France a-t-il pu croire que la reine signait Marie-Antoinette de France,
quand tout le monde sait que les reines ne signent jamais que leur nom de
baptême ! » Le roi
alors lui montrant les lettres qu'il avait écrites lui-même à Bœhmer, lui
demanda l'explication claire et franche de toute cette énigme. A ces mots, le
cardinal, troublé jusqu'à l'évanouissement par la nécessité où il se croyait
d'inculper la reine en face et en présence de son mari, ou d'avouer son
intimité personnelle avec une intrigante dont il aurait été le jouet, pâlit,
chancela et s'appuya sur la table, de peur de tomber sur le parquet. « Calmez-vous,
monsieur le cardinal, » lui dit le roi avec bonté, « et passez dans la pièce
voisine pour écrire ce que vous avez à me dire, » XVI. Le
cardinal sortit, écrivit succinctement une déposition obscure et rentra pour
la remettre dans les mains du roi. C'était
le moment pour le roi de couvrir de son indulgence un coupable qui confessait
assez de sa faute pour justifier complétement sa souveraine, et qui, en
laissant retomber toute cette intrigue sur la vile intrigante qui l'avait
tramée, enlevait toute importance au scandale et tout motif à une plus haute
publicité. La politique et l'indulgence conseillaient évidemment alors la
longanimité. La passion conseilla autrement la reine et le baron de Breteuil.
Elle haïssait dans le cardinal un homme qui l'avait desservie pendant son
ambassade à Vienne, dans ses dépêches à la cour de France, et qui, pour
empêcher son mariage, avait adressé sur elle à Louis XV des renseignements
défavorables à son caractère. Le
baron de Breteuil n'avait de passion que la passion de servir celle de la
reine, L'occasion de perdre un ennemi de sa souveraine parut, sans doute à ce
ministre, plus pressante que celle de le justifier. En sortant du cabinet du
roi, le baron de Breteuil fit arrêter le grand aumônier dans la galerie du
palais. La
foule étonnée des courtisans et des officiers se pressa autour du cardinal,
pendant qu'on appelait les gardes pour le conduire à la Bastille. Le cardinal
profita de ce tumulte pour se retirer à l'écart ; il se baissa comme s'il
avait eu quelque chose à rajuster à sa chaussure ; il écrivit au crayon deux
mots à son secrétaire, l'abbé Georgel, et glissant ce billet dans les mains
de son heiduque, il lui fit signe de porter en toute hâte ce papier à Paris. Le
fidèle heiduque, montant à cheval, devança à l'hôtel de son mettre les agents
de M. de Breteuil chargés de saisir les papiers. L'abbé Georgel eut le temps
d'anéantir les correspondances scandaleuses du cardinal et de madame de
Lamotte. Il ne resta au procès que les accusés et les témoignages verbaux. Le
cardinal fut enfermé 4 la Bastille et l'instruction de son procès dévolue au
parlement. C'était donner à un corps jaloux et ennemi l'orgueil de juger
l'honneur de la couronne. L'instruction du procès dura six mois, pendant
lesquels l'obscurité qui couvrait les interrogatoires et le mystère qui
soutient les curiosités appelèrent les interprétations les plus irrespectueuses
sur la personne et sur le rôle de la reine dans cette affaire. Le mystère
tout entier qui innocentait cette princesse n'éclata qu'au dernier jour. L'intrigue
parut alors si compliquée et si inextricable, que la calomnie chercha encore
à en exploiter les invraisemblances contre la reine, tant la crédulité même
avait peine à croire à un tel prodige de ruse, de perversité et d'ineptie
dans les auteurs du drame ténébreux que nous allons retracer. XVII. Le
prince Louis de Rohan, cardinal et grand aumônier de France, était un homme
jeune, beau, prodigue, débauché, ambitieux, mais d'une légèreté de mœurs qui
n'allait pas jusqu'au cynisme, et d'une soif de faveurs qui n'excluait pas
l'honnêteté de l'âme. La candeur de ses aveux, son repentir, le dévouement de
la seconde moitié de sa vie à la réparation de sa renommée et à
l'accomplissement de ses devoirs envers la monarchie écroulée, ont laissé sur
son caractère plus d'indulgence et plus de pitié que de reproches et de
colère. Né d'une maison princière, revêtu dès sa plus tendre jeunesse de la
première dignité de l'Église et du palais, grand aumônier, évêque de
Strasbourg, possesseur de vastes domaines au-delà du Rhin, doté de revenus
ecclésiastiques et d'abbayes qui élevaient sa fortune au niveau des fortunes
royales, il ne lui restait à convoiter en entrant dans la vie que les deux
biens imaginaires qui deviennent la maladie des heureux du monde, la faveur et
le pouvoir. XVIII. Sa
famille et ses flatteurs lui avaient persuadé qu'un homme de sa naissance, de
sa richesse et de son rang était né pour gouverner l'État. Les noms des
princes de l'Église, Suger, le cardinal d'Amboise, Richelieu, Mazarin,
Fleury, sous lesquels les rois de France avaient régné, aiguillonnaient son
émulation. Sans avoir ni leur génie, ni leur labeur, ni leurs vertus, il
aspirait à leurs destinées. Dans cette pensée, il avait voulu débuter dans la
politique par une grande ambassade à Vienne. On avait accordé cette faveur à
ses caprices. Il avait ébloui, scandalisé la cour austère de Marie-Thérèse
d'Autriche par le luxe de sa représentation, par la légèreté de ses pensées
et par la licence de ses mœurs. C'était le moment où Marie-Thérèse et le duc
de Choiseul concertaient ensemble le mariage de la jeune archiduchesse
Marie-Antoinette avec le Dauphin. Le cardinal ambassadeur, chargé de
transmettre à la cour de France les détails confidentiels sur la personne, le
caractère, les penchants de l'archiduchesse, avait étourdiment adressé à
Paris des insinuations peu favorables à Marie-Antoinette. Il avait parlé
légèrement des inclinations de celle qui devait être sa reine un jour. Marie-Thérèse
et sa fille, instruites, par leurs intelligences à la cour de Louis XV, des
termes dans lesquels le cardinal avait parlé, en avaient conçu un légitime et
ineffaçable ressentiment. Le
cardinal, rappelé promptement à Paris, avait obtenu de son droit, et de
l'obsession de sa puissante maison, la place de grand aumônier ; mais ni le
roi ni la reine ne lui avaient rendu la faveur en lui accordant la dignité.
Ils le tenaient à distance, excepté dans les cérémonies officielles où son
ministère l'appelait à la cour. L'énormité de ses dettes, le scandale de son
luxe, l'équivoque de sa réputation, autorisaient cette répugnance et cet
éloignement. La reine surtout, maîtresse déjà du crédit et des grâces,
affectait envers le cardinal un silence expression du mépris. Cette disgrâce
de sa souveraine, obstacle insurmontable aux pensées ambitieuses qui
continuaient à travailler le prince Louis de Rohan, faisait le malheur et
l'inquiétude de sa vie : Il s'efforçait de fléchir à tout prix cette sévérité
de la reine. Son admiration pour la beauté de cette princesse affectait les
formes d'un culte esclave pour devenir tout-puissant. Comme toutes les
passions, cette passion de parvenir au pouvoir en reconquérant la faveur
d'une femme égarait l'esprit du cardinal et le prédisposait à la plus aveugle
crédulité. Telle
était la disposition de l'esprit et du cœur du prince Louis, quand une
circonstance accidentelle, et qui ne tenait qu'au débordement habituel de ses
mœurs, vint lui présenter une amorce à laquelle il se laissa séduire au
premier mot. XIX. Il y
avait alors à Paris une jeune femme d'une rare beauté et d'un esprit corrompu
d'avance par la disproportion étrange entre sa condition natale et son nom.
La grandeur de son origine, l'orgueil de ses souvenirs, l'infinité de son
rang, la misère de son berceau, devaient la porter naturellement à rêver des
aventures, des hasards, et jusqu'à des crimes qui lui rendissent une fortune
au niveau de ses pensées. Elle
s'appelait la comtesse de Lamotte -Valois ; elle était née dans une chaumière
de la Champagne d'une famille rurale et indigente, qui ne conservait de sa
splendeur éteinte que des titres authentiques.de noblesse royale, attestant
que cette famille descendait dé la dynastie des Valois. Ces titres, connus
dans cette province et vérifiés par le généalogiste de la cour, avaient
intéressé quelques nobles du voisinage. La charité publique avait fait les
frais de l'éducation de l'orpheline. Un gentilhomme de Bar-sur-Aube, nommé le
comte de Lamotte, simple gendarme dans la maison militaire du roi, espérant
trouver un titre à l'attention de la cour dans le nom de sa femme, l'avait
épousée. Jeune, belle, séduisante, ingénieuse, active, madame de Lamotte,
unie à un époux qui sollicitait lui-même sa femme à l'intrigue et à la
mendicité, n'avait pas tardé à s'insinuer dans quelques grandes familles et
dans la domesticité de la cour, pour y revendiquer la protection et l'intérêt
inspirés par sa figure et par son nom. La reine elle-même avait entendu
parler d'elle et lui avait fait parvenir ses bienfaits. On disait même, mais
rien ne le prouve, que madame de Lamotte lui avait été présentée. La jeune
femme, exploitant astucieusement ces bienfaits de la reine, insinuait partout
qu'elle jouissait de la protection de sa souveraine et doublait par cet
artifice le crédit de ses sollicitations à la cour. XX. En
quêtant ainsi une protection, elle parvint à l'audience du grand aumônier. Ce
prince, ébloui de ses charmes, convaincu par la candeur de sa jeunesse,
touché des contrastes entre son origine et son indigence, en devint
éperdument épris. La comtesse trouva dans le cœur du prince une source
inépuisable de prodigalités. Elle l'insinua dans tous ses secrets d'ambition.
Elle vit que la passion de reconquérir à tout prix la faveur de la reine pour
rétablir par le rang de premier ministre une fortune obérée et une
considération perdue, était le rêve et presque la démence de sa vie. Ces
confidences, qu'elle rapportait à son mari et à un cercle étroit de
libertinage et d'intrigue dont elle était le ressort caché, firent naître
dans son âme l'idée et le plan d'une des plus infernales machinations dont
les annales de l'astuce humaine aient conservé le souvenir. XXI. Après
avoir patiemment tendu ses fils avec ses affidés et préparé par d'habiles
gradations la crédulité du cardinal au secret simulé qu'elle voulait lui
confier, elle lui avoua sous le sceau du plus profond mystère qu'elle avait,
à l'insu de tout le monde, des entrevues avec la reine ; que cette princesse,
dont on connaissait l'entraînement vers des favorites, l'honorait de la plus
affectueuse intimité ; qu'elle avait pris insensiblement sur son esprit et
sur son cœur un ascendant dont la publicité aurait excité la jalousie de ses
autres amies ; que le mystère couvrait sa familiarité et ses entretiens
nocturnes dans les jardins du Trianon ; que clans ces entretiens le nom du
cardinal revenait souvent par la pente qu'elle-même savait donner aux
confidences de la reine ; que cette princesse était revenue ainsi peu à peu
de ses préventions fatales contre le caractère et le talent de son grand
aumônier ; qu'elle aspirait à utiliser ce caractère et ces talents pour la
gloire du roi et pour le salut du royaume ; qu'elle était forcée par la
politique à dérober sa faveur secrète sous une froideur et sous un silence
affectés devant sa cour, mais qu'avant peu de temps elle manifesterait au
grand jour ce qu'elle gardait dans l'ombre de ses desseins, et que dès à
présent elle autorisait le cardinal à lui écrire pour elle seule la
justification de sa conduite A Vienne, et à entrer en correspondance avec
elle par l'intermédiaire unique de madame de Lamotte-Valois, XXII. L'ivresse
du cardinal à ces aveux, présages de sa faveur et de sa puissance, sa
confiance dans l'esprit de sa confidente, son respect pour le nom qu'elle
portait, sa passion pour elle, doublée par sa passion de grandeur, remplirent
son Arne d'un éblouissement de félicité. fi voulait croire, il avait besoin de
croire, et il crut. Il rédigea pour la reine une apologie de sa conduite,
dans laquelle il prosternait son âme à ses pieds ; il la sup. pliait de hâter
l'instant où il lui serait enfin permis de s'y prosterner en réalité et de se
dévouer sans réserve à la gloire et à la félicité de sa souveraine. Un petit
billet à tranches dorme d'une écriture simulée de la reine lui fut remis en
retour par madame de tomette. « J'ai lu votre lettre », lui disait-on l
« je suis charmée de s ne plus vous croire coupable ; je ne puis vous
accorder encore l'audience que vous désires ; quand les circonstances le
permettront, je vous ferai prévenir. Soyez discret I » XXIII. Cette
correspondance et cette attente, habilement suspendues pour accroître et pour
éluder l'impatience du grand aumônier, furent entretenues pendant de longs
mois par madame de Lamotte. Elle s'en servit plusieurs fois pour faire
connaître au cardinal de prétendues nécessitée d'argent éprouvées par la
reine, et pour faire prévenir les désirs de la princesse par le cardinal,
prodigue de son or pour mieux assurer sa future faveur. Elle s'appropria ses
dons ; mais ces sommes, qui ne s'élevaient qu'à cent vingt mille francs, ne
suffisaient pas à ses convoitises : elle rêvait une plus riche proie. Le
hasard et le génie de l'intrigue la lui présentèrent et la jetèrent dans ses
mains. Deux
joailliers de Paris associés, Bœhmer et Bassange, fournisseurs habituels des
diamants de la cour, avaient rassemblé dans toute l'Europe une collection de
diamants dont ils avaient composé un collier du prix de seize cent mille
francs, qu'ils se flattaient de faire acquérir à la reine. La pénurie des
finances, la répugnance du roi pour les dépenses de luxe, le peu de goût de
la reine, assez belle de sa simplicité, pour les diamants, avaient jusque-là
trompé l'espoir des joailliers ; mais le bruit de cette magnifique collection
de brillants avait transpiré à la cour et dans Paris ; on parlait de ce
collier comme, d'un prodige de la nature, de l'art et du luxe. Madame de
Lamotte arrêta, sa pensée sur ce trésor, et elle résolut de se l'approprier
en allumant jusqu'au délire l'ambitieuse crédulité du cardinal. XXIV. La
feinte correspondance de la reine avec le prince de Rohan préludait
merveilleusement à ce dessein. Madame de Lamotte commença par entretenir
vaguement le cardinal du désir que lui avait exprimé la reine de posséder le
collier des Bœhmer. Mais la reine, ajouta-t-elle, connaissant l'opposition du
roi aux dépenses stériles, veut faire à son mari un mystère de cette
acquisition. Elle a jeté les yeux sur vous pour vous confier la négociation
de ce caprice, devenu pour elle une passion. Quand il sera temps et quand
elle aura rassemblé les fonds nécessaires à cette acquisition, elle vous fera
prévenir. Jusque-là, gardez-vous de parler ou d'agir. XXV. Le
prince, de plus en plus ravi d'être choisi par sa souveraine pour négociateur
secret d'une de ses fantaisies, devança dans sa pensée l'heure de rendre ce service
à l'arbitre de sa fortune. La reine temporisant et faisant attendre son
signal, il partit pour son évêché de Strasbourg. Un
autre piège l'attendait dans son palais de Saverne. Un homme mystérieux, dont
l'existence est une énigme que le temps n'a pas encore expliquée et que le
charlatanisme seul n'explique pas, Cagliostro, thaumaturge ambulant du XVIIIe
siècle, fanatisait alors, par ses prodiges, par son éloquence, par sa
philosophie et par ses libéralités, la ville de Strasbourg. Était-ce un
instrument politique soldé par une puissance invisible pour surprendre les
secrets de la France dans le cœur de son aristocratie infatuée de son génie ?
Était-ce un alchimiste qui avait réellement retrouvé quelques-uns des secrets
de la transmutation des métaux ? Était-ce un simple charlatan affilié à des
escrocs de toutes les nations et se servant de ses prestiges sur
l'imagination pour dérober à la crédulité des dupes l'or qu'il semait sur le
peuple ? Nul ne le sait ; mais l'empire étrange et immense que Cagliostro
exerçait alors en France sur la classe supérieure, opulente, lettrée et
philosophique de la nation, faisait de cet étranger le mystère, l'étonnement
et le prestige vivant de l'époque. La crédulité ne suffit pas pour expliquer
son ascendant prodigieux sur l'opinion publique. XXVI. Un tel
homme devait séduire surtout l'imagination active et l'esprit faible du
cardinal de Rohan. Le bruit des prodiges que. Cagliostro opérait à Strasbourg
était un des motifs qui faisaient prendre au cardinal la route de son évêché,
et peut-être ce bruit était-il parti de là pour exciter plus directement la
curiosité du crédule pontife. Quoi
qu'il en soit, à peine le cardinal était-il arrivé à sa résidence épiscopale
et princière de Saverne, que, sans pudeur pour son sacerdoce et pour son
rang, il fit témoigner par Je baron de Planta, son ancien secrétaire
d'ambassade et son confident, à Cagliostro, le désir de le voir. Cagliostro,
en homme d'autant plus désiré qu'il se prodiguait moins, répondit au baron de
Planta avec la fierté d'un philosophe que son génie égale à tout : « Si le
cardinal est malade, qu'il vienne, et je le guérirai ; s'il se porte bien, il
n'a pas besoin de moi, et je n'ai pas besoin de lui, » XXVII. Cette
réponse, loin d'offenser le prince, ne fit qu'irriter davantage son
impatience d'être l'adepte de l'homme mystérieux. Il se rendit à Strasbourg,
il vit Cagliostro. Son imagination prévenue lui fit éprouver en sa présence
un de ces respects superstitieux qui subjuguent l'âme par les sens. Témoin
des prodiges multipliés du maître et de ses libéralités sur les malades et
sur les indigents qui assiégeaient sans cesse sa porte, confident de sa
philosophie naturelle qui l'introduisait dans 'les arcanes d'une chimie et
d'une alchimie miraculeuses, disciple de sa religion mystique qui substituait
le théisme à la révélation, séduit surtout par la contemplation du trésor
intarissable que le magicien étalait et répandait devant lui comme un homme
qui puise sans compter à la source de l'opulence infinie, le cardinal entraîna
Cagliostro à Saverne, s'honora d'être l'hôte d'un envoyé de la Providence, se
livra sous sa direction aux opérations de l'alchimie, et répandant à son tour
tous ses secrets dans l'âme de son maître, fit évoquer par lui les ombres du
passé et les oracles de l'avenir. L'habile
alchimiste, heureux d'avoir conquis le plus opulent et le plus crédule des
adeptes, flatta les vanités, les ambitions et les amours du prince. « Votre
âme », lui dit-il, « est digne de la mienne, et vous méritez d'être le
confident de tous mes secrets. La femme que vous aimez vous rendra
l'affection d'une grande princesse, et cette faveur vous élèvera au rang
suprême, où vos vertus et vos talents se répandront en bienfaits sur les
hommes. » Les charmes et les séductions d'une Italienne de merveilleuse
beauté et d'éternelle jeunesse que Cagliostro présentait comme sa femme,
complice qui avait pour lui le dévouement d'une esclave, relevait encore aux
yeux du cardinal les enchantements du maître. XXVIII. Il
était dans toute la ferveur de son enthousiasme, quand un faux billet de la
reine, apporté à Saverne par un courrier de madame de Lamotte, le rappela
subitement à Paris. Le moment que je désire n'est pas encore venu »,
disait la lettre ; « mais je hâte votre retour pour une négociation secrète
qui m'intéresse personnellement et que je ne veux confier qu'à vous. La
comtesse de Lamotte vous dira de ma part le mot de l'énigme. » Ivre
d'espérance, il partit pour Paris, où Cagliostro et sa femme le suivirent.
Tout atteste que le magicien lui-même, devenu le confident du prince, était
dupe et non complice alors des ruses de la maîtresse du cardinal, et qu'il
croyait sincèrement à la correspondance secrète de la reine et du grand
aumônier. Il fondait vraisemblablement sur cette intelligence entre deux
personnages aussi puissants l'espérance d'une fortune plus réelle que ses
chimères. XXIX. Une
lettre décisive de la reine attendait le cardinal à Paris. Cette lettre,
signée Marie-Antoinette de France, lui donnait l'autorisation
d'acheter pour elle un collier de diamants de dix-huit cent mille francs du
joaillier Bœhmer. Cette
autorisation était un ordre pour lui. Il vole chez Bœhmer, lui montre le
billet de la reine, il débat le prix, il fixe les termes, il remet un premier
acompte de trente mille francs qui lui avait été remis à lui-même comme
venant de la reine par madame de La-- motte, il signe le contrat de dix-huit
cent mille francs de son nom, derrière lequel les joailliers voient celui de
la reine. Une cassette renfermant l'opulente parure est apportée chez le
cardinal par Bœhmer. Il attend impatiemment l'heure de la porter lui-même à
Versailles et de recevoir dans quelques mots le prix de son zèle et le gage
de la satisfaction de sa souveraine. Les
jours s'écoulent ; madame de Lamotte multiplie artificieusement ses absences
à Paris. Elle prémédite et elle dispose un plan qui doit enlever d'avance à
son amant toute espèce de doute sur la remise du collier à sa destination. Elle
raconte au cardinal que ses entrevues nocturnes avec la reine à Trianon sont
de plus en plus fréquentes et longues, et que sa faveur n'a plus de bornes.
Sous prétexte de convaincre le prince de la réalité de ces entrevues, elle le
fait aposter une nuit, à la lueur d'une lune d'été, dans un des fossés
extérieurs du jardin de Trianon, à quelque distance de la porte d'entrée.
Après avoir placé ainsi le cardinal en observation, elle s'éloigne, elle se
dérobe dans les ténèbres, elle feint d'entrer dans les jardins. Après de
longues heures d'attente, le cardinal la voit revenir à lui, conduite
respectueusement par un homme vêtu de la livra de la reine. Cet homme affecte
de laisser entrevoir suffisamment sa figure par le prince, pour qu'elle se
grave dans ses yeux ; puis, quittant madame de Lamotte à une certaine
distance, il s'incline et retourne sur ses pas comme pour rentrer dans le
palais, Madame
de Lamotte rejoint le prince et lui dit que cet homme est le valet de chambre
de la reine, confident de leur intimité, qui l'introduit et qui la reconduit
ainsi par l'ordre de sa maîtresse, Le cardinal imprime le visage de ce valet
de chambre de la reine dans son souvenir et ramène madame de Lamotte à Paris. XXX. Le
prétendu valet de chambre était un nomme Vilette, ami et commensal de M. et
de madame de La, mette, confident et complice de leur infernal dessein. On va
voir que ce visage de Vilette, entrevu ainsi à la demi-clarté de la lune,
était la condition nécessaire un succès de l'escroquerie. Le
lendemain de cette feinte entrevue, madame de Lamotte dit au cardinal que la
reine est pressée de recevoir secrètement sen collier, pour s'en parer au
jour prochain d'une réception solennelle de cour. Elle invite le prince à
l'accompagner à Versailles, dans un petit appartement qu'elle y habite
quelquefois et où la reine enverra à minuit un de ses valets de chambre de
non-fiance recevoir le précieux dépôt de ses mains. Le
cardinal part en effet pour Versailles, La nuit tombe ; madame de Lamotte
fait cacher le prince dans un cabinet vitré ouvrant sur la chambre, afin
qu'il puisse voir et entendre sans être vu la remise des diamants à l'envoyé
de la reine. Minuit sonne, une voiture s'arrête à la porte de la maison, on
frappe, on monte précipitamment l'escalier, un domestique de madame de
Lamotte ouvre la porte de la chambre et dit à haute voix en annonçant un
étranger ; « De la part de la reine t » A ces
mots, madame de Lamotte, affectant l'émotion et le respect, se lève et se
dirige vers la porte ; elle s'incline en silence devant un inconnu vêtu de
l'habit des valets de chambre de la cour. Le prétendu valet de chambre se
tourne sans affectation du côté du cabinet vitré, afin que le cardinal,
reconnaissant les traits qu'il a vus à Trianon, ne doute pas d'avoir devant
ses yeux un messager de la reine, C'était Vilette ainsi déguisé. Madame de
Lamotte lui remet avec mystère la cassette ; Vilette l'emporte à pas lents,
remonte en voiture et paraît prendre la route de Trianon. Le
cardinal sort de sa retraite, assure madame de Lamotte qu'il e parfaitement
reconnu le valet de chambre, la remercie du service immense lui a rendu en
faisant de lui l'instrument d'un désir satisfait de sa souveraine, et
retourne avec elle à Paris pour y attendre d'heure en heure son pardon de
Marie-Antoinette, sa réconciliation avec la cour et la haute fortune promise
à ses illusions par Cagliostro. Pendant
ces enivrantes perspectives, Vilette et son ami M. de Lamotte fuyaient avec
la cassette vers Londres, où ils allaient de concert dépecer, vendre ou
enfouir les diamants. XXXI. Cependant,
le cardinal, étonné et s'impatientant de n'apercevoir encore sur le visage
sévère de sa souveraine aucun signe d'intelligence, de faveur ou
d'adoucissement pour lui, était reparti pour Saverne afin de tromper son
ambition par le mouvement. Il ne doutait pas que le premier terme de cent
mille écus, qui avait été fixé au 1er juillet, ne fût acquitté par la reine.
Un faux billet de cette princesse, qui lui laissait entrevoir un prochain
retour de faveur, et qui lui témoignait en même temps quelque embarras à
rassembler les cent mille écus du premier terme, le rappelle à Paris. Madame
de Lamotte, désirant prolonger le plus possible son erreur, projetait de lui
faire payer encore cette somme à la décharge de la reine. De
longues et artificieuses machinations, toutes fondées sur la prétendue
correspondance entre la princesse et son grand aumônier, se combinèrent pour
provoquer le cardinal à désintéresser lui-même les joailliers. Il possédait
plus de dix-huit cent mille francs de rente, mais ses créanciers, ses
prodigalités l'avaient obéré jusqu'aux derniers expédients. Il s'adressa
vainement à un riche financier, M. de Saint-James, infatué, comme lui, de
Cagliostro. Cagliostro prophétisa en vain à Saint-James des faveurs et des
richesses sans bornes. Obéré lui-même, Saint-James ne put rien avancer. L'échéance
fatale approchait ; il fallait porter jusqu'à l'illusion d'une entrevue
directe avec la reine la conviction du cardinal et sa joie, pour obtenir de
lui un de ces efforts désespérés qui rendent tout facile au fanatisme du
dévouement. Madame de Lamotte, son mari et Vilette osèrent concevoir et
exécuter cette supercherie. XXXII. On
voyait alors, dans une des promenades suspectes de Paris, au Palais-Royal,
une jeune courtisane d'une rare et noble figure, dont la taille, la démarche,
les traits rappelaient de loin la majesté de Marie-Antoinette. Son nom était
Olive ; elle n'était ni plus artificieuse ni plus dépravée que le vulgaire
des femmes de sa profession. Elle avait, au contraire, conservé un cœur
simple et une Aine maternelle dans sa misère. La passion d'allaiter et
d'élever un enfant, fruit d'une première faute, l'avait seule récemment jetée
dans ce commerce de sa beauté. Oliva
avait attiré l'attention de madame de Lamotte. Avec la promptitude et la
divination de l'astuce, cette femme perverse avait conçu, du premier coup
d'œil, le parti qu'elle pouvait tirer de cette ressemblance pour infatuer
davantage la victime qu'elle enlaçait avant de l'immoler. Elle concerta avec
son mari et avec Vilette, tous deux ses moteurs et ses instruments à la fois,
un subterfuge dont la crédulité pouvait seule inspirer l'audace à la ruse.
Elle voulut convaincre le cardinal qu'il avait eu une entrevue nocturne avec
sa souveraine. Un religieux, minime du couvent de Paris, borné, ambitieux et
débauché, dont les faveurs de madame de Lamotte achetaient le silence, le
père Loth, vivait presque en commensal dans sa maison. Le père Loth aspirait
à être caissier de son couvent ; madame de Lamotte était parvenue, par ses
sollicitations auprès du grand aumônier, à le faire prêcher une fois à
Versailles devant le roi un sermon qu'on était parvenu à lui faire apprendre
par cœur et qu'il avait récité de mémoire. Sûre de la servilité et de
l'imbécillité de ce moine, madame de Lamotte ne prenait pas la peine de se
cacher de lui dans ses entretiens avec Lamotte et avec Vilette. Le moine
entrevoyait assez de mystères et il entendait assez de demi-mots pour deviner
le reste. C'est par les révélations du père Loth, arrêté en même temps que
madame de Lamotte, que M. de Breteuil connut les préliminaires de cette
machination. XXXIII. La
comtesse attira chef elle, par l'entremise de Vilette, la courtisane ; elle
tenta par une modique somme d'avoir gon concours dans une aventure qu'elle
lui dépeignait comme innocente en elle-même, qui serait agréable à la reine
et qui lui assurerait, lui dit-elle, sa reconnaissance et ses bienfaits. Il ne
s'agissait que de profiter, pour une intrigue de cour, de la ressemblance que
la nature avait mise entre les traits d'une pauvre fille et ceux de l'épouse
du roi, de revêtir le costume le plus habituellement porté par cette
princesse, de se laisser conduire par un affidé, sous cette apparence, dans
un bosquet réservé des jardins de Versailles, et d'y jouer un rôle muet en
présence d'un inconnu qui tomberait à ses pieds. L'innocence de l'acte, la
facilité du rôle, la grandeur de la récompense, séduisirent sans peine
Olivet. On la dressa, on la styla, en la costuma, on lui fit faire dans le
salon de madame de Lamelle les répétitions de la scène au milieu des rires
des conjurés, dont le père Loth ne comprenait qu'à demi le sens. On mit dans
ses mains un portrait et une fleur qu'elle devait présenter à l'inconnu. On
mit sur ses lèvres le petit nombre de paroles qu'elle aurait à prononcer à
demi-voix. XXXIV. Pendant
que Vilette et Lamotte achevaient de dresser ainsi la courtisane, la comtesse
de Lamotte préparait de son côté le cardinal au bonheur qui l'attendait à
Versailles. La reine, lui disait-elle, consentait enfin à lui rendre ses
bonnes grâces ; peu d'obstacles et peu de jours le séparaient encore du
moment où la reine ferait éclater par une élévation au rang de premier
ministre la confiance et la faveur secrète qu'elle avait pour lui, et, pour
lui en donner un gage anticipé, mais d'autant plus cher qu'il serait plus
intime, elle lui permettait d'avoir une entrevue avec elle, la nuit qui lui
serait indiquée, dans les jardins de son palais. Il faut
savoir, pour se rendre compte de la vraisemblance de ce prétendu rendez-vous
de la reine de France, à une pareille heure et dans un pareil lieu, que
Marie-Antoinette, les princesses ses belles-sœurs, et quelques femmes de leur
cour, avaient pris l'habitude de ces promenades nocturnes, en costume d'été,
au clair de lune, sur la terrasse, dans les jardins et dans les bosquets du
parc de Versailles. Ces dérogations au costume et à la gravité du rang
suprême, et ces rencontres fortuites des princesses avec les promeneurs d'un
rang moins élevé, bien qu'innocentes en elles-mêmes, étaient un des reproches
que l'opinion publique adressait avec le plus d'ombrage à la jeune reine. Le
cardinal, trop enivré pour sonder l'invraisemblance d'une telle rencontre
entre une souveraine et un homme de sa profession et de sa dignité, n'avait
pas hésité à croire ce qu'il désirait avec le délire de la passion. XXXV. Le soir
de la nuit fixée pour la scène, M. de Lamotte conduisit la courtisane
costumée à Versailles. Il l'aposta à quelque distance du lieu où il -devait
rester caché lui-même dans la profondeur du bosquet. Madame de Lamotte,
revêtue d'un domino noir, sorte d'habit convenu comme à Venise, qui dérobait
le visage et la taille d'une femme, conduisit le cardinal sur la terrasse du
château. Il avait dépouillé le costume ecclésiastique, qu'il portait rarement
hors de ses fonctions. Une redingote militaire et un chapeau rabattu sur les
yeux ne laissaient pas, dans les ténèbres, reconnaître le pontife sous
l'apparence du courtisan. Le baron de Planta, compagnon et confident de sa
vie, l'accompagnait. La comtesse, les laissant sur la terrasse, feignit
d'entrer dans le palais pour rapporter au cardinal les derniers ordres de la
reine. Elle revint bientôt saisie d'une feinte émotion. « Je sors de
chez la reine, lui dit-elle précipitamment ; elle est très contrariée : elle
ne pourra point, comme elle l'espérait, prolonger l'entretien : la comtesse
de Provence et la comtesse d'Artois lui ont demandé de l'accompagner à la
promenade. Rendez-vous vite, néanmoins, au bosquet convenu ; elle
s'échappera, et malgré le peu d'instants qu'elle pourra dérober aux
princesses, elle vous donnera des témoignages non équivoques de sa protection
et de sa faveur. » XXXVI. Le
cardinal s'évada rapidement à ces mots, laissant madame de Lamotte et le
baron de Planta attendre son retour sur la terrasse. Il pénétra dans l'ombre
du bosquet. Une femme, vêtue du costume de la reine, lui apparut dans
l'attitude de l'inquiétude et de l'attente. L'élégance de la taille, la
majesté du buste, la dignité de la pose, la fidélité de l'imitation du
costume, l'ovale des traits, la blancheur, la délicatesse des mains, tout
était semblable à Marie-Antoinette dans cette apparition. L'obscurité de
l'heure et l'ombre des arbres voilaient les différences. Le cardinal se
précipita aux pieds de la fausse reine. Il se confondit en actions de grâce
de son bonheur et en serments de sa fidélité. Il colla ses lèvres sur la main
qu'on lui tendait avec bonté. « Je n'ai qu'une minute à vous donner, » lui
dit-on d'une voix dont flexion, à peine entendue, ne pouvait révéler
l'accent. « Je suis contente de vous ; je vais bientôt vous élever au
comble de la faveur ! » En
disant ces mots, et comme un gage de ses promesses, la reine remit
silencieusement au cardinal une petite botte qui renfermait son portrait et
une rose, témoignage plus familier et plus féminin encore d'une faveur intime
; puis, au bruit des pas de Vilette qui se rapprochait et comme si elle eût
tremblé d'être surprise par les princesses, « Voilà madame la comtesse de
Provence et madame la comtesse d'Artois. Il faut s'éloigner, » dit-elle au
cardinal. Au
bruit importun qui abrégeait son bonheur, le cardinal sortit précipitamment
de l'ombre du bosquet, emportant la rose et le portrait sur son cœur, et,
rejoignant le baron de Planta et la comtesse de Lamotte, il se plaignit du
contre-temps qui avait interrompu la plus belle heure de sa vie. XXXVII. Le
lendemain, une lettre de la reine, apportée par la comtesse au cardinal,
accusa les mêmes impatiences et les mêmes regrets. Le cardinal ne douta plus
ni de son élévation ni de sa fortune. C'est
au moment où il se repaissait de ces ombres que Bœhmer, voyant approcher le
terme du premier paiement des dix-huit cent mille francs, et commençant à
s'alarmer du silence de la reine, avait, en révélant ses alarmes, fait
éclater la machination et appelé la vindicte du roi et l'attention publique
sur ce mystère de sottise et d'iniquité. Le
procès, fatalement commencé par l'arrestation du cardinal et livré au
parlement par l'imprévoyance des ministres, remplit la France et l'Europe de
conjectures et de rumeurs où l'esprit de parti, au lieu de plaindre la reine,
mêla son nom aux plus indécentes suppositions. La vertu même, discutée ainsi
pendant six mois, sortirait ternie par la discussion. L'opinion publique
devint téméraire, même quand elle n'était pas injuste. La cour, excitée par
la maison puissante de Rohan, prit parti pour le cardinal. Le clergé, dans
des remontrances, sans disculper le pontife, revendiqua le privilége de le
juger. La comtesse de Lamotte laissa filtrer, pour colorer ses impostures,
les plus hideuses insinuations sur la reine. Ses propos, comme ses Mémoires
depuis, salirent dans le bas peuple le nom et la couronne. Le parlement, fier
de tenir entre ses mains l'innocence et la criminalité d'une souveraine, d'un
prince de l'Église, associés dans ses débats aux souillures d'une scélérate
et aux abjections d'une courtisane, fut perfide dans son arrêt. Il ne se
prononça pas, par une réticence injurieuse, sur la réalité ou sur l'imposture
de la signature de la reine dans les fausses lettres adressées au cardinal :
il innocenta le pontife et la fille publique ; il condamna seulement madame
de Lamotte et ses deux complices. XXXVIII. La
reine pleura d'indignation et de pudeur outragée en lisant cet arrêt. Le roi
reconnut trop tard la faute qu'il avait commise en livrant la vengeance de
son épouse aux rivaux de son autorité. Il exila le cardinal le lendemain de
son acquittement. Cet exil parut un attentat contre la justice. La reine,
inquiète des menaces des pamphlets que Lamotte, réfugié à Londres, lui
faisait adresser si on ne lui rendait pas sa femme, fit évader la comtesse de
Lamotte de l'hospice où elle était enfermée après son supplice infamant.
Cette évasion parut une crainte de révélation et un aveu d'intérêt pour une
criminelle. Tout tourna contre cette infortunée princesse, même sa
générosité. Elle s'indigna contre l'opinion publique qui se retirait d'elle.
Elle se plongea de plus en plus dans l'intimité mal interprétée de quelques
favoris. La haine courut entre la reine et la nation. L'Europe retentit du
scandale d'un procès qui attestait dans les mœurs du temps et du royaume plus
de corruption que Beaumarchais, l'Aristophane de l'aristocratie, n'avait osé
en accumuler dans le Mariage de Figaro. Ce procès, en effet, qui rassemblait
dans un seul tableau et qui faisait poser sur les mêmes bancs une reine et
une fille publique, un cardinal et une femme marquée, un moine et des escrocs,
semblait avoir, comme à dessein, rapproché ainsi tous les extrêmes du rang,
de l'innocence, du crime et du vice de la société moderne, pour les embrasser
à la fois du même regard et pour les flétrir du même mépris. XXXIX. La
reine cependant avait semblé prendre plus d'empire sur son mari à mesuré
qu'elle perdait plus de popularité dans l'opinion publique. Louis XVI,
toujours bon, devenu plus sensible en avançant en âge, semblait vouloir
compenser par sa tendresse et par sa déférence les sévérités et les
injustices de l'opinion envers la compagne de sa vie. Quatre enfants qu'elle
lui avait donnés, après une longue stérilité, la lui rendaient plus chère. Le
premier de ces enfants était une princesse morte en naissant ; le second
était un fils qu'une constitution maladive condamnait bientôt à mourir ; le
troisième était Madame Royale, devenue plus tard duchesse d'Angoulême, que sa
destinée devait élever si haut dans la pitié de l'histoire ; le quatrième
était le futur Dauphin, depuis Louis XVII, qui ne devait connaître de la
royauté que la captivité et le supplice, et ne porter son titre de roi qu'à
la tombe. XL. La
reine n'avait d'une femme politique que la volonté de régner ; toutes ses
qualités étaient dans son caractère. Elle avait peu de lumières propres, et
par conséquent point de constance dans les plans. Ces idées de gouvernement
empruntées aux inspirations des favoris, qui se servaient d'elle dans
l'intérêt de leur ambition, de leur crédit ou de leur fortune, changeaient
avec ceux qui la conseillaient. Elle avait hérité de sa mère le goût de la
domination, mais son irréflexion l'empêchait de rien mûrir. L'attrait du
plaisir, le besoin de plaire, le charme d'être aimée de son intérieur, ne lui
laissaient ni le temps ni la capacité des pensées politiques : Sa vie n'était
qu'une perpétuelle distraction. D'autres se chargeaient de penser pour elle ;
elle se chargeait seulement de vouloir. Son mari, au contraire, doué d'un
grand bon sens, d'un esprit lent mais juste, d'une aptitude croissante au
travail, manquait de volonté. Elle lui donnait les siennes ; mais il ne lui
donnait pas sa sagesse. Plus modeste qu’il ne convient de l'être à un roi, il
se laissait imposer par la supériorité présumée et par la fierté de sa femme
autant que par l'amour qu'elle avait fini par lui inspirer. Bien qu'il eût un
conseil des ministres, et quelquefois un premier ministre, qui semblaient
retirer à eux avec une certaine jalousie l'autorité, le véritable
gouvernement n'était jamais dans le cabinet du prince : il était dans le
salon de la duchesse de Polignac et dans le petit cercle de courtisans qui
entourait la reine. XLI. De peul
; d'offenser la susceptibilité du roi, la reine affectait cependant de rester
étrangère et quelquefois même opposée aux ministères adoptés par son mari.
L'impératrice sa mère lui avait recommandé ces dehors de déférence pour
conquérir et pour conserver le cœur de Louis XVI. Elle lui avait fidèlement
obéi. Ce n'était point à son instigation ouverte que M. de Maurepas, M. de
Calonne, M. Necker, avaient été appelés à la direction des affaires.
Marie-Thérèse lui avait insinué de paraître toujours désirer le retour du duc
de Choiseul au poste de premier ministre, pour laisser à son mari l'orgueil
et la responsabilité de ses ministères personnels ; mais ce regret de
l'éloignement du duc de Choiseul avait été au fond moins réel qu'apparent. Un
ministre si supérieur convenait peu à la cour de Vienne, qui voulait
l'abaissement de la France. Un ministre si absolu convenait moins encore
peut-être à une jeune reine qui voulait de l'ascendant sans rivalité dans sa
cour. L'archevêque de Toulouse, M. de Brienne, avait été le seul premier
ministre qu'on pût appeler sa créature. Sa funeste administration avait trop
puni la reine de sa faveur pour lui. Malgré sa répugnance contre M. Necker,
elle avait, dans la détresse des affaires, concouru au rappel de ce ministre,
dont on espérait des miracles. Ce retour désespéré de la reine vers M. Necker
avait un peu refroidi l'intimité politique qui existait entre elle et le
comte d'Artois, ennemi de Necker et partisan de Calonne. XLII. Flottant
à la merci des nécessités de l'État et des inspirations contradictoires de sa
petite cour particulière, ainsi divisée en partis contraires,
Marie-Antoinette ne pouvait qu'accroître par ses irrésolutions les
irrésolutions du roi. Elle n'avait pas le regard assez étendu pour avoir
aperçu de loin le péril des états généraux ; ce péril ne commençait à se
révéler à elle qu'au moment où il était trop tard pour y échapper. Les avis
des princes, qui avaient adressé au roi un mémoire contre cette résignation
de la couronne, l'ébranlaient ; les premiers symptômes d'impopularité qui
avaient éclaté contre elle à la procession des états généraux, lui
présageaient des antipathies cruelles ; les hommages adressés au duc
d'Orléans, son ennemi personnel, navraient son âme ; les débats sur la
délibération par ordre ou par tête, qui se faisaient pressentir,
l'embarrassaient par la nécessité de se prononcer ou pour les communes, ce
qui aliénerait la cour, ou pour les classes privilégiées, ce qui aliénerait
le peuple. Elle
revenait depuis quelque temps aux idées du comte d'Artois ; elle accusait les
ministres de témérité, d'imprévoyance ou de connivence perfide avec les factieux ;
elle chancelait dans ses pensées, elle-faisait chanceler l'esprit du roi sous
toutes ses impressions oscillantes de femme. Les
états généraux n'avaient pas encore eu leur première séance, et déjà
l'antipathie se déclarait en terreur concentrée dans l'âme de la reine, et en
rumeurs sourdes dans l'esprit public. Sa fierté avait souffert dans la séance
royale, où la majorité du peuple assemblé avait éclipsé la majesté du roi.
Reine absolue, idole d'une cour, elle ne se dissimulait déjà plus qu'un
pouvoir partagé n'était plus un pouvoir souverain, et que la nation allait
faire évanouir la cour. Elle redoutait maintenant ce même ministre qu'elle
avait contribué à rappeler ; elle l'accusait des illusions qu'elle avait
partagées avec lui quelques mois auparavant, et se préparait à le sacrifier
en pleine crise à ses terreurs et à ses ressentiments ; elle écoutait les
conseils tardifs de force ; elle conseillait au roi de s'envelopper de sa
noblesse et de son armée pour répondre avec énergie aux premiers empiétements
des états généraux et aux premières agitations de Paris. XLIII. Le
ministère, à l'exception de M. Necker, dont toute la force était dans la
popularité, n'était pas de taille à se mesurer avec la nouvelle puissance
qu'il avait évoquée. Aucun homme ne lui inspirait ces résolutions qui
préviennent ou qui déplacent les crises. M. Necker ne s'était entouré que de
médiocrités complaisantes, idolâtres sur parole de son génie. Ce génie
consistait surtout dans l'orgueil. Sa seule force était de ne pas douter de
sa force ; accoutumé, depuis quinze, ans à l'omnipotence dans le pouvoir, et,
dans la retraite, à l'adulation de l'opinion publique, qu'il caressait pour
en être caressé, il était fermement convaincu que sa popularité était un
prestige devant lequel s'évanouiraient tous les obstacles, et qui suffirait à
couvrir tour à tour le roi contre la nation, et la nation contre le roi.
Aussi, sa politique ; si on peut appeler de ce nom une individualité si
dominante, était tellement personnelle, que tout portait sur le crédit de
l'homme unique, et que M. Necker disparaissant de la scène, il ne restait
plus qu'un roi et une révolution face à face. Cette
situation, qu'il avait créée, n'avait d'autre solution qu'un grand arbitre
entre la royauté et la nation. Cet arbitre, c'était M. Necker. Il se flattait
d'être assez imposant pour ce rôle en s'appuyant tour à tour sur le peuple et
sur les classes privilégiées, qui allaient infailliblement se combattre, et
en interposant entre eux la personne du roi et sa propre popularité. Il
ignorait que la popularité, quelque grande qu'elle soit, est comme l'air, une
puissance qui élève, mais qui ne porte pas. XLIV. Paris
fermentait déjà de toutes les passions qui allaient agiter les trois ordres
dans lesquels l'opinion publique ne voulait plus reconnaître qu'une nation.
Ces passions éclatèrent le lendemain de la séance royale à Versailles. La
noblesse et le clergé se réunirent séparément le 6 mai dans les salles de
délibération de leurs ordres, salles qui leur avaient été assignées pour
vérifier séparément les pouvoirs de leurs membres. Le tiers état, dont le
nombre dépassait les proportions de toutes les enceintes, se réunit dans la
salle principale attribuée la veille aux états généraux rassemblés. Soit
imprévoyance de la cour, soit hasard, soit dessein, cette invasion, en
apparence accidentelle, par les plébéiens seuls, de l'enceinte destinée à
l'ensemble de la représentation des trois ordres, parut préjuger, par le
fait, par l'importance et par le nombre, la supériorité ou plutôt l'unité
indivisible de la nation sur les deux classes qui semblaient vouloir s'en
séparer encore. Nul n'osa disputer à cette masse dominante des députés des
communes une salle qu'ils remplissaient presque à eux seuls. Ils y entrèrent
sans guide, sans indications et sans contestation, comme dans le siégé
naturel de leur souveraineté. La
foule du public qui avait assisté la veille à la séance royale dans les
tribunes de cette enceinte y pénétra comme de plein droit aussi à la suite
des députés des communes. La publicité, cette âme des délibérations, cette
émulation des tribunes, cette responsabilité des assemblées devant l'opinion,
cette force qui igit d'intelligence avec l'opinion, s'y installa ainsi
d'elle-même, et sans délibération, dès la première heure. La conséquence
naturelle de cette publicité était le retentissement libre des actes et des
paroles par la presse rendant compte à l'opinion des discours. Le
gouvernement, étonné et indécis, essaya de contester ce compte rendu des
séances par l'impression au peuple. La tardive résistance du ministère fut
emportée dès le premier jour par une lettre de Mirabeau à ses électeurs de
Provence, à (fui il avait promis d'adresser le journal des délibérations. « J'avais
cru », dit le député de Provence dans sa lettre du 7 mai à ses
commettants, lettre dans laquelle il se couvrait de son inviolabilité de
député, « j'avais cru qu'un journal rédigé par les états généraux
eux-mêmes vous informerait de nos actes. Grâce à une pareille feuille, je
sentais moins strictement la nécessité d'une correspondance personnelle avec
vous ; mais le ministre vient de donner le scandale et de supprimer le
journal des états généraux et d'interdire la publication des écrits
périodiques... Il est donc vrai que loin de chercher à affranchir la nation,
on ne cherche qu'à river ses fers !... Vingt-cinq millions de voix
réclament la liberté de la presse ! La nation et le roi réclament
unanimement le concours de toutes les lumières ! Et c'est alors qu'un
ministre soi-disant populaire ose mettre effrontément le scellé sur nos
pensées privilégiées, le trafic du mensonge, et traiter comme un objet de
contrebande l'indispensable exportation de la vérité. N'est-il pas évident
que ces actes des ministres sont un crime public ? La nation entière
n'est-elle pas insultée dans cet arrêt où l'on fait dire au roi qu'il attend
les observations des états généraux, comme si les états généraux n'avaient
pas d'autres droits que de faire des observations ! Le crime de la feuille
proscrite, c'est de n'avoir pas encensé l'idole du jour. Le règne de ces
mesures est passé, il est temps qu'on prenne une autre allure ; ou, s'il est
vrai qu'on n'ait assemblé la nation que pour consommer avec plus de facilité
le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en
affectant de vouloir la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise,
et nous verrons alors si nous devons nous raidir ou nous envelopper la tête.
» Les
électeurs de Paris, qui n'avaient pas encore achevé la rédaction de leurs
mandats aux députés du tiers état de la capitale, s'insurgèrent d'eux-mêmes à
cette voix ; avec l'irrésistible autorité de leurs fonctions et de leur
nombre, ils décrétèrent la liberté provisoire de la presse périodique, pour
informer le peuple des votes de ses députés. Le conseil des ministres accéda
par le silence à cette souveraineté de l'opinion de Paris. Les séances des
communes à Versailles devinrent tout à coup le forum français. XLV. Tout
fut tumulte, confusion, inexpérience de la discipline des assemblées dans
cette première séance. Les députés et les spectateurs s'interrogeaient du
regard et de la voix sur l'attitude à prendre pour une nation qui entrait
pour la première fois dans ses comices. Les groupes de députés se nouaient et
se dénouaient dans la salle. Les conversations particulières élevaient un de
ces bourdonnements vagues et sourds qui précèdent les délibérations
régulières des assemblées. On s'entendait, on se concertait, on se montrait
les hommes déjà connus, qui apportaient un nom tout fait, cl' une
considération préexistante, dans cette foule anonyme. On se rapprochait
d'eux, on leur demandait conseil, on les écoutait comme les premiers oracles
de l'hésitation générale. Tout était nouveau à ces hommes nouveaux. L'esprit
de corps, la première âme des assemblées, pénétrait peu à peu cette masse ;
elle sentait le besoin d'imposer au roi, aux ministres, aux ordres
privilégiés, au peuple lui-même, par la dignité de son attitude et par la
régularité de ses délibérations. La pensée unanime était de protester contre
l'absence des deux ordres privilégiés, qui semblaient ainsi affecter une
existence et une souveraineté distinctes de la nation, de briser ces
distinctions fatales de castes qui, en scindant l'assemblée, paralysaient la
volonté du plus grand nombre, et de conquérir, dès le premier pas, l'unité de
peuple par l'unité de délibération. Mais la violence était encore loin de la
pensée des communes. Sûres de leur force, elles voulaient convaincre avant de
commander. XLVI. Le plus
âgé des membres de l'assemblée, nommé Leroux, monta au siège du président par
l'autorité de sa vieillesse. Il choisit lui-même, parmi les députés les plus
jeunes, six secrétaires pour l'assister dans l'œuvre difficile de discipliner
une assemblée tumultueuse et inexpérimentée. A peine
avait-il obtenu le silence qu'un homme de bien déjà exercé à l'élocution par
la pratique des assemblées administratives et par la culture de la poésie
dans sa jeunesse, M. Malouet, demanda la parole. Son nom et son caractère,
quoique sans éclat jusqu'à ce jour, jouissaient d'une de ces considérations
modestes et laborieuses qui prédisposent les assemblées à l'attention plus
que les grande renommées, objet de trop d'attente et de trop d'envie. M.
Malouet, pénétré du besoin de régénérer le royaume et d'introduire par
l'action modérée de l'opinion les idées rénovatrices dans la forme et dans l’esprit
du gouvernement, voulait, comme la presque unanimité de la France en ce
moment, opérer cette révolution sans faire d'autres ruines que les abus et
les iniquités du vieil ordre de choses. La
scission entre les différentes classes qui se présentaient pour composer les
états généraux lui paraissait le prélude certain d'une catastrophe du trône.
Car si les ordres ne se réunissaient pas, le roi serait obligé de choisir
entre l'aristocratie et le peuple. Si le roi se prononçait pour
l'aristocratie, il serait inévitablement vaincu avec elle, et s'il se
prononçait pour le peuple, il cessait d'être roi pour devenir chef
révolutionnaire, et il, serait entraîné lui-même bien au-delà des réformes
par la révolution qu'il aurait suscitée. M.
Malouet, esprit froid, honnête, clairvoyant, prophétique par prévoyance, ne
voyait qu'un palliatif à cette situation : la sagesse des trois ordres se
conciliant d'eux-mêmes sous la pression de la nécessité pour former devant la
couronne l'unité d'un conseil national. « Je propose », dit-il avec
l'accent d'un conciliateur et non d'un tribun, « d'envoyer une députation aux
deux ordres privilégiés, pour les inviter à se réunir aux communes dans la
salle des réunions générales. » XLVII. Cet
avis allait être adopté, quand le président des états du Dauphiné, Mounier,
homme de bien aussi, mais que la popularité de Grenoble et de Vizille animait
de plus d'audace que Malouet, s'opposa à cette proposition en s'adressant aux
susceptibilités toujours frémissantes de l'esprit de corps, en soutenant que
cette avance compromettait l'intérêt des communes, et qu'il était plus
convenable d'attendre le résultat de la délibération des ordres privilégiés.
Mounier, en parlant ainsi, ne pouvait manquer de l'emporter. L'orgueil des
corps est la touche infaillible des orateurs qui veulent flatter au lieu de
servir. On leva
la séance en ajournant toute délibération légale jusqu'après la vérification
des pouvoirs, et en convenant que la réunion n'aurait jusque-là d'autre
caractère que celui d'une conférence officieuse entre collègues d'une future
assemblée. XLVIII. Pendant
cette séance tronquée des "communes, la noblesse et le clergé
délibéraient à part dans leurs comices particuliers. Le clergé avait décidé
qu'il serait seul juge de la validité des pouvoirs des députés de son ordre.
La noblesse, à l'exception des Châtillon, des Lien-court, des Lafayette, de
quarante-cinq gentilshommes convaincus de la nécessité de changer le titre de
noble contre celui de citoyen, avait revendiqué, comme le clergé, la
vérification des pouvoirs par ordre. Le
bruit de ces deux délibérations se répand la nuit dans Versailles comme un
prélude de scission fatale à la nation elle-ne/ne. A la conférence publique
du lendemain 7 mai, Malouet, plus alarmé a plus pressant, renouvela sa
proposition. Monnier engage un certain nombre des comices à se rendre
individuellement et sans mission auprès des deux autres ordres pour les
convaincre et les incliner à l'idée de la fusion des classes et à la
vérification en commun. Ces négociateurs obtiennent seulement du clergé la nomination
de commissions chargées de conférer avec ceux de la noblesse et du tiers état
sur le schisme qui les divise. Les jours s'écoulent sans que ces
commissaires, enchaînés par le mandat inflexible de leur ordre, parviennent à
une transaction. Pendant ces stériles débats qui irritent l’impatience du
peuple, le tiers état se prépare en silence à se constituer en représentation
active et souveraine, sans néanmoins rompre encore le faisceau des trois
ordres dans les états généraux. Les esprits s'allument. Chapelier, avocat de
Rennes, accoutumé aux audaces de faction dans le parlement de Bretagne et aux
rudesses de paroles dans le barreau, propose de sommer publiquement les deux
ordres de se réunir aux communes ou de rejeter sur l'aristocratie la
responsabilité des événements et l'odieux des lenteurs opposées aux bienfaits
des états généraux. Le 15 mai, on délibère sur la proposition de Chapelier.
Quelques-uns la jugent trop impérieuse. Boissy d'Anglas, illustré depuis par
un héroïsme antique à la tribune sanglante de la Convention, modère l'ardeur
des impatients. « Il viendra peut-être bientôt », s'écrie-t-il, « ce
jour où non contents de sommer les ordres qui résistent à votre appel, vous
vous constituerez non plus en ordres séparés, mais en chambre des communes,
en assemblée nationale ; il viendra peut-être bientôt ce jour où l'on
apprendra que les prières du peuple sont des ordres, que ses doléances sont
des lois, et qu'il est à lui seul la nation ! Mais plus le parti que vous
prendrez alors sera irrévocable, plus vous devez le faire précéder de
propositions de concorde et de paix. Avançons lentement, pour n'avoir pas à
reculer. » On
propose de donner huit jours à la réflexion des ordres dissidents et de
désigner des commissaires pour conférer plus officiellement avec ceux de la
noblesse et du clergé. A la séance du 18, on débat encore la proposition de
Chapelier corrigée par celle de Rabaud de Saint-Etienne, ministre protestant
de Nîmes, et par Boissy d'Anglas. XLIX. Un
membre jusque-là silencieux se lève. C'était Mirabeau. Son nom équivoque
circulant dans l'assemblée soulève un murmure. Sa figure, plus étrange que
repoussante, scandalise les regards ; sa voix de tocsin remplit et fait
tinter l'oreille. Il brave d'un front cicatrisé dédaigneusement rejeté en
arrière la réprobation qui l'accueille ; il s'empare de la tribune comme un
homme qui doit y régner un jour. «
Messieurs », dit-il par une ruse d'exorde qui dément d'avance les préventions
de violence et de faction dont il est précédé, « on vous propose, d'une
part, d'autoriser des conférences conciliatrices avec les commissaires du
clergé et de la noblesse. M. Chapelier, d'une autre part, propose de
convaincre la noblesse et le clergé de l'inconséquence de leur conduite et de
les menacer de la conduite que nous tiendrons nous-mêmes s'ils persistent
dans leur situation. « Ce
dernier avis, plus conforme, j'en conviens, aux principes que le premier,
plus animé de cette môle énergie qui entraîne les hommes, même à leur insu, a
cependant un grand inconvénient qui ne me paraît pas avoir assez frappé
l'assemblée. Indépendamment de ce qu'il tend à nous faire porter un deuil
avant que nous ayons une existence légale, il appelle par sa nature une
réplique de la noblesse plus impérative et plus irréconciliable que celle que
nous avons entendre hier. Nous serions par-là entraînés nous-mêmes à une
scission précipitée d'avec les autres ordres, qui livrerait, si elle était
irréfléchie et prématurée, la France aux plus grands désordres. « D'un
autre côté, la proposition d'autoriser simplement nos commissaires à conférer
avec les ordres dissidents dissimule entièrement la conduite arrogante de la
noblesse ; elle donne l'attitude d'une clientèle suppliante aux communes,
qui, alors même qu'elles ne seraient pas bravées et presque défiées, doivent
sentir qu'il est temps que le peuple ne soit plus protégé que par lui seul. « Ces
deux avis me paraissent également _exagérés, l'un en menaces, l'autre en
condescendance. » L. Puis
après s'être ainsi concilié l'oreille de la masse bien intentionnée de son
auditoire, « Mais, messieurs », poursuit l'orateur, « peut-on se
flatter de l'espoir des conciliations avec la noblesse, lorsqu'ils font
précéder leur consentement à entendre nos commissaires de la fière
déclaration qu'ils sont eux-mêmes irrévocablement constitués ? N'est-ce pas
là joindre la dérision au despotisme ? Et que leur reste-t-il à concerter, du
moment qu'ils s'adjugent d'avance à eux-mêmes toutes les prétentions ? Laissez-les
faire, messieurs, ils vont vous donner à eux seuls une constitution, régler
l'Etat, arranger les finances, et l'on vous apportera solennellement, comme
hier, les extraits de leurs délibérations pour lois !... Non, on ne transige
point avec un tel orgueil, ou l'on est bientôt esclave !... « Si
l'on veut absolument tenter encore les voies des négociations, c'est au
clergé qu'il faut nous adresser, c'est au clergé, qui, soit par intérêt bien
entendu, soit par politique déliée, affecte au moins le caractère de
médiateur ; c'est au clergé, trop habile pour s'exposer le premier au coup de
la tempête ; c'est au clergé, qui aura toujours une longue part à la
confiance du peuple, et auquel il nous importera longtemps encore de la
conserver. « Cette
conduite a l'avantage de fournir du moins un prétexte naturel à notre
inaction, qui est encore prudente, et d'offrir à la partie du clergé qui fait
des vœux pour la cause populaire l'occasion de se réunir à nous. « Envoyez
au clergé vos commissaires, messieurs, et n'envoyez pas à la noblesse. Prenez
garde ! déjà on répand qu'il vaudrait mieux opiner par ordre que de
s'exposer à une scission, ce qui revient à dire : Séparons-nous de peur de
nous séparer ! On ajoute que le ministre désire, que le roi veut, que le
royaume craint... Si le ministre est faible, soutenez-le contre lui-même,
prêtez-lui vos forces. Le roi ? Un roi tel que le nôtre ne veut que ce qu'il
a droit de vouloir !... Le royaume ? il craindrait s'il pouvait vous croire
vacillants ! Qu'il vous sache fermes et unis, et il reprendra sa
sécurité... On vous flatte que les classes privilégiées renoncent
d'elles-mêmes à leurs exemptions pécuniaires, et quel intérêt alors, vous
dit-on, de voter par tête plutôt que par ordre ? Messieurs, je comprendrais
qu'on parlât ainsi si l'on s'adressait à ceux qui s'appellent les deux
premiers ordres. Car, comme, une fois leurs privilèges pécuniaires sacrifiés,
il ne leur resterait rien à défendre dans le domaine des intérêts, je ne leur
trouverais plus une seule bonne raison à s'opposer à la délibération en
commun s'ils étaient de bonne foi dans l'intention de se sacrifier. Or,
puisqu'ils refusent la délibération en commun, ils nous autorisent, par cela
seul, à douter de la sincérité du désintéressement qu'on nous annonce. Mais
nous, nous qui, malgré leur fierté dédaigneuse, avons de grandes raisons de
douter aussi qu'ils aient le privilége exclusif de l'instruction et des
lumières, nous qui ne regardons pas l'Assemblée nationale comme un bureau de
finances, nous qui croyons que travailler à la constitution du royaume est le
premier de nos devoirs et le plus élevé de nos mandats, la renonciation aux privilèges
pécuniaires ne nous désintéresse nullement du seul mode rationnel et national
de délibérer. Ne compromettons pas ce principe, marchons avec une
circonspection prévoyante, mais marchons !... « La
noblesse a rompu par le fait l'ajournement du roi. Nous devons en avertir le
ministre pour constater que le provisoire est fini et pour annoncer ainsi,
par la démarche la plus modérée et la plus respectueuse, que les communes
vont exercer leur droit et conserver les principes. Laissons la noblesse
continuer paisiblement la conduite orgueilleuse et usurpatrice qu'elle
affecte ; plus elle aura fait de chemin, plus elle sera douée de torts devant
la nation ! Plus les communes, qui ne veulent avoir aucun de ces torts,
seront sûres de leur force, et par cela même de leur modération, plus
l'esprit public se formera, et de lui seul viendront notre irrésistible
puissance et nos durables succès. » LI. Cette
proposition, qui, sous l'apparence d'une modération longanime, cachait une
déclaration plus dédaigneuse et plus impérative de scission aux classes
privilégiées, et qui déclarait au roi lui-même, par l'organe de son ministre,
l'omnipotence des plébéiens, était trop prématurée pour être votée. On admira
l'orateur, on vota la proposition des commissaires, qu'il avait cherché à
éluder. Or,
quel était l'orateur qui venait de tenir un langage si viril, si décidé et si
mesuré à la fois dans l'assemblée de plébéiens de son pays ? Cet orateur,
dont la voix à partir de ce jour va remplir la tribune, et dont l'esprit va
animer la nation, exige que l'histoire suspende un moment le récit des
événements pour raconter l'homme, car l'homme lui-même ici est un événement.
Il est impossible de comprendre la Révolution sans avoir compris son
prophète, son tribun, son orateur, son homme d'État. Racontons donc
rapidement Mirabeau. LII. La
famille, source du sang, est aussi la source du génie et la première
explication du caractère. Celle de Mirabeau était Étrusque. Elle avait gardé
dans tous ses membres, de génération en génération, la sève latine, l'orgueil
patricien, la langue oratoire, l'épée héréditaire, l'imagination florentine,
les passions civiles, le cœur haut, la main prompte des grandes races de
l'Italie républicaine. Le nem primitif de cette famille était Arighetti, d'où
la corruption d'une langue étrangère qui prononçait mal les noms propres
avait fait par abréviation Riquetti. Les
Arighetti, exilés de Florence par les proscriptions des guerres plébéiennes
et patriciennes de cette république dans le XIXe siècle, avaient transporté
leur noblesse et leur fortune dans les rochers de la Provence. Ils y avaient
acheté des terres, construit des châteaux, fait la guerre, exercé les hautes
magistratures, conquis le droit de nationalité. Ils y avaient mêlé leur sang
par des mariages aux familles les plus aristocratiques du pays. Leur nom de
Riquetti, auquel ils avaient ajouté celui do leur seigneurie de Mirabeau,
dans les lagunes qui bordent la Durance, s'était illustré de siècle en
siècle, tantôt dans les luttes populaires de Marseille, tantôt dans les
expéditions navales de l'ordre de Malte, tantôt dans les guerres et à la cour
de Louis XIV. Un grand caractère de race héroïque, d'étrangeté de mœurs, de
fougue, d'imagination et de supériorité d'intelligence, marque de père en
fils, jusqu'à l'aïeul de Mirabeau, tous les individus de cette famille. On y
sent les compatriotes de Machiavel et du Dante, devenus Français dans leur
vie commune, mais conservant dans la mémoire, dans l'amour, dans la guerre,
dans la politique, l'accent de leur première langue et le feu de leur premier
soleil. En relisant les correspondances domestiques de cette maison, écrites
dans le style rude, fort, fruste, colossal et pour ainsi dire cyclopéen de la
vieille Étrurie, on est convaincu que l'éloquence de Mirabeau est moins à lui
qu'à toute sa race. La nature végète ainsi pendant des siècles pour produire
un homme ; mais la sève complète qui éclate plus tard dans ces hommes se
révèle de loin avec tous ses caractères dans les veines de ses ancêtres. LIII. Honoré
de Mirabeau était l'Effilé de onze enfants nés du mariage de son père, le
marquis de Mirabeau, avec Geneviève de Masson, héritière d'une ancienne et
opulente famille du Limousin. Son père, le marquis de Mirabeau, homme
remarquable mais démesuré d'orgueil, infatué de chimères, avait quitté de
bonne heure la profession des armes pour se livrer avec fanatisme aux études
problématiques alors de l'économie politique. Grâce à quelques sectaires qui
l'enivraient de leurs adulations, il se croyait sincèrement le révélateur
d'une vérité nouvelle et l'apôtre de la félicité publique. Cette vérité ne
consistait que dans une réglementation plus libre des impôts et du commerce,
propre à accroître le revenu net des terres, et dans des procédés
parcimonieux de consommation alimentaire, propres à accroître le pain,
nourriture de l'homme. L'invention de quelques procédés économiques du blé
dans la mouture et dans la purification des farines, invention
ostentatoirement proclamée dans ses livres et appliquée dans ses terres,
était célébrée par lui comme une sorte d'alchimie humanitaire qui élevait
leur auteur au rang des Triptolème et des demi-dieux. On voit
que cette science, toute matérialiste dans son but et dans ses moyens,
réduisait la félicité publique à une ration plus ou moins grande de
subsistances pour chaque individu de l'espèce, et que cette philosophie sans
élévation, sans moralité et sans âme, n'était au fond qu'une arithmétique du
blé, du pain et du revenu. Elle était propre à engraisser des brutes plus
qu'à former des hommes et à discipliner des peuples. Mais le
charlatanisme plus ou moins sincère du marquis de Mirabeau faisait de cette
science l'arcane des sages et la panacée du genre humain. On lui avait
libéralement donné, les uns par dérision, les autres par conviction, le nom
de Mirabeau l'ami des hommes, du titre d'un de ses livres intitulé
ainsi. Il vivait sur ce nom dans une espèce d'auréole formée autour de lui
par la crédulité des ignorants, par le fanatisme complaisant de ses adeptes
et par le perpétuel enivrement de sa propre vertu. Il était le type de cette
hypocrisie d'humanité que la philosophie du' siècle tendait à substituer à
l'hypocrisie de religion, dont le manteau avait été déchiré par Molière dans
la comédie du Tartuffe. Sous l'un ou l'autre de ces manteaux on pouvait
s'arroger la vénération des hommes en nourrissant sous ces dehors toutes les
perversités ou toutes les faiblesses d'un cœur corrompu. L'ami des hommes,
enveloppé de sa renommée de philanthropie et d'humanité, faisait retentir de
ces deux mots toutes ses pages. Il s'abritait comme une idole sous la
sainteté de ses principes ; il en intimidait la cour et les ministres par son
crédit de grand seigneur ; il en captait le peuple de son voisinage par la
recherche d'une orgueilleuse popularité. Il réduisait à passer pour blasphémateur
quiconque aurait douté de sa sagesse. LIV. Mais
sous cette philanthropie verbeuse 'et banale, qui n'avait d'entrailles que
pour le genre humain, il cachait le cœur d'un despote, la domination d'un
tyran sur sa famille. Ses, sensibilités publiques lui semblaient compenser
suffisamment ses duretés domestiques. Il faisait dans ses rêves le bonheur du
monde et dans ses actes le malheur des siens, le crédit que lui donnaient à
la cour sa naissance, sa fortune, sa renommée de profondeur, ses adulations
indirectes aux favoris de la favorite madame de Pompadour, lui servant à
obtenir des ministres l'autorité et les rigueurs de l'État pour opprimer sa
propre maison. La soif
de la renommée qu'il voulait cultiver de plus près, l'ambition de s'élever
par la rumeur publique au ministère, les intérêts de sa secte enfin,
l'avaient rapproché de Paris. Il avait laissé à un de ses frères, le bailli
de Mirabeau, le gouvernement de sa terre de Mirabeau en Provence. Il s'était
établi dans son autre terre du Pignon, aux environs de Nemours, quelquefois
dans une maison de campagne à Argenteuil, plus voisine encore de Paris. Des
dissensions domestiques, motivées par l’ascendant passionné qu'une femme
étrangère, madame de Pailly, avait pris sur son cœur, l'avaient séparé de sa
femme après une union si féconde. Irrité des orages que la juste jalousie de
cette épouse humiliée élevait avec éclat dans son intérieur, il avait fait
exiler la marquise de Mirabeau dans une de ses terres du Limousin. Il l'avait
privée de ses enfants en la bannissant de son toit ; il lui avait substitué
insolemment sa maîtresse. Des accusations scandaleuses contre la prodigalité
et contre les violences de la marquise de Mirabeau l'avaient armé de
l'autorité du gouvernement sur elle. Des procès acerbes ébruitaient sans
cesse entre l'époux et l'épouse ces dissensions. La femme et le mari se
déshonoraient à l'envi dans ces récriminations publiques. Mais la secte et la
popularité couvraient tout. On plaignait l'oppresseur et on s'indignait
contre la victime. Le monde est souvent dupe de celui qui se plaint le plus
haut. LV. Le
marquis de Mirabeau avait gardé chez lui ses filles et ses fils orphelins de
leur mère et livrés à la merci de la femme qui régnait dans sa maison sous
son nom. Soit
antipathie contre la mère rejaillissant sur le fils, soit disgrâce naturelle
d'un enfant dont une maladie cruelle avait enlaidi presque au berceau le
visage, soit répugnance de la favorite madame de Pailly pour cet enfant, dont
la ressemblance avec la marquise de Mirabeau lui était un reproche ; soit
enfin haine irréfléchie mais fréquente d'un père dénaturé contre l'héritier
qui doit prendre sa place un jour dam le gouvernement de la famille, le
marquis de Mirabeau témoigna dès le berceau une aversion prophétique contre
rainé de ses fils. Cet enfant était né proscrit ; il grandit dans
l'indifférence, et de bonne heure dans l'inimitié de son père. On trouve les
traces de cette inimitié anticipée du père contre l'enfant dès les premières
années, dans les correspondances inédites du marquis de Mirabeau avec son
frère et son confident le bailli de Mirabeau. LVI. « Je
n'ai rien à te dire de mon énorme fils », écrit le père peu de mois
après la naissance, « si ce n'est qu'il bat sa nourrice. Il est laid comme le
fils de Satan », ajoute-t-il un an plus tard. « C'est un sable où rien
ne reste », dit-il quand l'enfant a cinq ans. « Je l'ai remis aux mains
de Poisson, qui m'est attaché comme un barbet. Remercie-le bien fort de
l'éducation qu'il donne à ce marmot. Qu'il en fasse un ferme citoyen, c'est
tout ce qu'il faut. Avec ces qualités, il fera trembler cette race de pygmées
qui jouent les grands de la cour !... On fera jouer ce soir un rôle de
comédie à un petit monstre qu'on dit être mon fils, mais qui fût-il celui de
notre plus grand acteur, ne saurait être plus naturellement bouffon, mime et
comédien. Son corps croît, son babil s'accroit, sa figure s'enlaidit à
miracle ; laid avec recherche et prédilection, et, en outre, péroreur à perte
de vue. Il est maladif ; s'il me fallait en refaire un autre, où diable
trouver un échantillon de pareille étoffe ? Il est turbulent, et
cependant doux et facile, mais d'une facilité qui tourne à l'ignarie.
Semblable à Polichinelle, tout ventre et tout dos, mais très propre à faire,
au besoin, la manœuvre de la tortue présentant l'écaille et se laissant
frapper, ce gros monstre de Gabriel va gueusant partout pour faire l'aumône à
des gueux, suivant en cela l'exemple de sa mère, malgré tout ce que je peux
leur dire, qu'il n'y a rien de si contraire à mes principes. L'autre jour,
dans une de ces fêtes qu'on donne chez moi et où l'on gagne des prix à la
course, il gagna le prix, qui était un chapeau ; et se retournant vers un
autre enfant qui avait un bonnet et lui mettant sur la tête son propre bonnet
à lui, qui était encore bon, Tiens », dit-il au paysan, « je n'ai pas
deux têtes ! » Ce jeune homme me parut alors l'empereur du monde !
Je ne sais quoi de divin transpira rapidement dans son visage ; j'y rêvai,
j'en pleurai ; la leçon me fut bonne. » LVII. Et, à
quelques jours de là, comme se repentant de son émotion, le père écrit à son
frère : « Cela ne fait que de naître, et le débordement est déjà complet
: c'est un esprit de travers, fantasque, fougueux, importun, penchant au mal
avant de le connaître et d'en être capable, un cœur superbe sous la jaquette
d'un bambin ; un étrange orgueil, noble pourtant ; un embryon de matamore
ébouriffé qui veut avaler tout le monde avant d'avoir douze ans !... un type
profondément inouï de bassesse, de platitude absolue, une chenille raboteuse
qui ne se déchenillera jamais ; mais avec cela une mémoire, une aptitude, une
capacité précoces qui saisissent, ébahissent, épouvantent ! un quart d'homme,
cependant, s'il en est jamais quelque chose. Il n'y a que les appétits brutaux
auxquels on retrouve ces caractères-là ; il y a des écumes dans toute race. » LVIII. Ce
fils, dont le père présageait et préparait ainsi la mauvaise destinée par
tant de haine, vivait à la merci d'un domestique et d'un moine, dans la rude
discipline d'une maison sans mère, et en présence des scandales d'un père
avec une marâtre qu'il était obligé de flatter en la détestant. La fortune,
quoique large en apparence, du marquis de Mirabeau, était tellement grevée de
charges de famille, obérée de créanciers, dilapidée en procès et en dépenses
dans l'intérêt de sa gloire et de sa secte, que la maison se ressentait de
cette fastueuse indigence. « Avec
mes élégances et mes urbanités, dont vous avez coutume de rire, » écrit le
marquis de Mirabeau à une femme confidente de madame de Pailly, sa maîtresse,
« je n'ai ici que du pain bis, toujours mou ou dur, du vin trouble, de la
vache au pot-au-feu, du cresson en salade pour tout rôti, des raisins
flétris, des noix rances, et toujours des querelles à table qui m'apprennent
à ravaler mon impatience-provençale, du bois vert, une chandelle qui nous
sert à deux pour écrire et qui vacille par complaisance pour le rideau de ma
fenêtre, qui lui en fait le signal en vacillant lui-même au vent froid... Et
cependant, ma retraite est belle. A la vérité, les lieux, les prés, n'ont pas
la figure du mois de mai ; les oiseaux se sont tus, les hirondelles ne sont
pas près de revenir, et les oies sauvages passent si haut qu'elles ne
sauraient distinguer un courtisan d'un honnête homme. Cependant, quand le
calme règne, l'imagination rend aux champs plus que l'hiver ne leur ôte ; on
se promène sur des pelouses sèches, on redouble le pas sans suer, et le feu
tortu au retour, ayant le fagot pour base, les souches pour façade et les
copeaux pour fronton, dissipe l'humidité, et vaut, quoi qu'on dise, mieux que
le soleil. Mais la société ? dit-on. Eh ! n'ai-je pas mon capucin, à qui
je démontrai hier que les puces, dont ils tiennent pépinières, sont très
nuisibles à l'agriculture, puisque le temps que l'on emploie à les chasser
est autant de perdu pour le travail ; que leurs barbes le sont encore davantage,
attendu que la rosée du ciel et la graisse de la terre s'y attachent et sont par-là
détournées de leur véritable destination, et que nos poches où ces mendiants
puisent sont aux poches pleines des soixante fermiers généraux ce qu'étaient
les vaches maigres aux vaches grasses de l'Ecriture ; que sais-je enfin ! Je
dis tant de choses, que finalement je serai brûlé. » LIX. Passant
de là à une scène pastorale, il peint le sommeil de madame de Pailly,
surprise dans sa chambre, et qui repose, dit-il, les sourcils si ouverts,
qu'on croit voir dormir la bonne conscience ; il raconte une de ces journées
champêtres de seigneur populaire de terre, et il termine en disant avec la
sécurité d'une âme pleine de sa propre satisfaction : « Une pensée me saisit
chaque soir, en mettant la main sur le premier bouton de mon habit pour me
déshabiller, et me dit : Voilà la démission d'un des jours qui te furent
donnés. Qu'en as-tu fait ? — Voilà, madame, ce que j'ai fait de celle d'hier.
» Il
revient à son fils aîné Gabriel. « L'aîné des garçons », dit-il à
sa correspondante, « pourrait bien s'appeler en bon français un enfant mal
né. Comme il va maintenant chez beaucoup de maîtres, et que, depuis le
confesseur jusqu'au camarade, tous sont autant de correspondants qui
m'informent, je vois le naturel de la bête, et je ne crois pas 'qu'on en
fasse jamais rien de bon. Il faudrait que je le gardasse près de moi, car il
me craint et ne craint que moi. Mais j'ai d'autres devoirs à remplir pour
justifier la réputation non méritée que la Providence m'a dévolue en me
payant en estime du monde. » Il
envoie en conséquence Gabriel à, l'académie d'Angers sous la tutelle d'un
gouverneur aussi paternel qu'il l'était peu lui-même, nommé Segrais ; mais
bientôt il se repent de l'avoir confié à des mains trop douces. « Tu
connais », écrit-il au bailli son frère, « l'âme noble et presque
romanesque de Segrais, si opposée au naturel entrant et presque dévorant de
ce maraud. Segrain est saisi, il est fasciné, il vante cette mémoire qui
absorbe tout, sans vouloir comprendre que le sable aussi reçoit toutes les empreintes
sans en retenir aucune ; il magnifie la bonté de son cœur, qui n'est que
flasque et banale, envers les petites gens à qui l'accouple un instinct de
bassesse ; il loue son esprit de perroquet, enfin il me l'achève, et j'y vais
pourvoir. » LX. Le père
enleva en effet son fils trop heureux à la douce discipline de son
gouverneur, il le jeta dans une maison d'enseignement sévère, en lui
défendant d'y porter son nom. « Ce
monsieur », dit-il, « a récalcitré, pleuré, ratiociné en pure perte ; je
lui ai dit de gagner mon nom et que je ne le lui rendrais qu'à bon escient. »
Il lui interdit toute correspondance avec sa famille, sa mère, même avec son
aïeul. Il apprend que la tendresse de sa mère a violé cette consigne de
geôlier et a fait parvenir au pauvre Gabriel quelques secours d'argent. Il s'indigne
contre le fils et la mère, « Fléau », dit-il, « qui me pourchasse
depuis vingt ans et qui n'emploie ce que je lui ai laissé qu'à débaucher la
partie véreuse de ma race. » Dès
l'âge de quinze ans et avant qu'aucun autre crime que ses disgrâces de corps
et ses symptômes de génie servent de prétexte à de telles rigueurs, le
marquis de Mirabeau songe à envoyer son fils languir ou périr loin de sa
patrie. « Je veux chasser, » écrit-il, « ce fléau des lieux où il pèserait
après moi. » Il cède
à regret à des sollicitations qui le fléchissent ; Gabriel entre avec son
aveu comme volontaire 'dans le régiment commandé par le marquis de Lambert,
le plus sévère des colonels de l'armée. « Ce jeune marquis de Lambert »,
dit-il, « est du bois dont on faisait les hommes du temps- passé, et
dont la poitrine est de celles qui portaient des cuirasses ; il prétend qu'en
forçant un homme à ne respirer que de l'honneur, on lui refait les poumons.
J'en doute, mais il dit en avoir des exemples. » LXI. A peine
entré dans cette rude école de la jeune noblesse française, Gabriel y respire
la licence de mœurs, la jactance de bravoure, seule religion alors du soldat
dans ces pépinières de vice et d'honneur. Ses passions, affranchies du regard
paternel, éclatent par quelques fautes légères que l'indulgence aurait
excusées ; il joue et perd quelques louis au jeu ; il supplante son colonel
dans le cœur de la fille d'un armurier de Saintes dont la-beauté avait ébloui
des yeux plus mûrs que les siens. Les femmes, qui ont l'instinct de la
puissance du cœur dans ceux qui les aiment, lui pardonnent sa laideur
apparente, et découvrent sous ses cicatrices la véritable beauté de l'homme,
l'intelligence et la passion. Lamour
est toujours le premier à deviner le génie, La préférence de la fille de
l'armurier pour le jeune officier fait tout le crime de Gabriel. Le
colonel sévit contre son rival ; Mirabeau exaspéré s'échappe, laisse une
promesse de mariage à son amante, s'enfuit à Paris. Son père, pressé de le
sur' prendre en faute, exagère cette légèreté jusqu'aux proportions d'un
crime, et parle de le déporter dans les colonies hollandaises de Batavia,
véritable condamnation à mort par l'insalubrité du climat et par
l'impossibilité du retour. « Vois,
mon frère », écrit-il au bailli de Mirabeau, « si les excès de ce
misérable ne méritent pas qu'il soit à jamais exilé de la société ! L'envoi
aux colonies hollandaises est le meilleur de tous les moyens. On a la sûreté
de ne voir jamais reparaître sur l'horizon un malheureux né pour la honte de
sa race. L'espion qui s'est attaché à ses traces m'écrit qu'il est capable de
tout. » LXII. Cet
espion, sous le titre d'un serviteur de confiance, était un nommé Grévin,
dont le bailli de Mirabeau lui-même disait à son frère : « L'homme à qui tu
as confié ton fils, et qui a passé ici — au château de Mirabeau —, n'est
guère capable, surtout digne d'un pareil emploi l » Le
père, néanmoins, affecte de s'en rapporter à ce délateur intime attaché à son
fils ; il fait enfermer son fils dans le fort de l'île de Ré. « Si on le
condamne, il sera tiré de là, » dit-il, « pour être transporté à Surinam. » Et
pendant que le marquis de Mirabeau sévit ainsi dans ses pensées contre les
premières légèretés de son fils, il se vante de sa longanimité, de sa
bonhomie et de sa paternité dans ses lettres à son frère. « En
général », »ui écrit-il, « on se figure, d'après ton auguste toussure,
ta longue mine froide, tes cheveux blancs avant l'âge, et mon titre d'aîné,
on se figure, quand on te connaît de vue et moi de bruit, que je dois être
vénérable ; car vénération est aujourd'hui la politesse de ceux qui
m'écrivent. Mais songe donc, et dis-leur donc, que je suis l'homme du gros
bâton, qui fait le tour du Luxembourg en dix-sept minutes, qui n'a pas un
cheveu gris, et qui a besoin d'un miroir ou de se tirer par la mouche vingt
fois par jour pour se ramentevoir qu'il a plus de vingt ans ; qui est l'ami
de tous ceux qui ne l'ont jamais vu ; qui, par lui-même ou par son ombre, n'a
jamais été sur le chemin de personne ; qui n'a jamais fait peur ou embarras à
qui que ce soit ; qui sent le mieux que le devoir de notre âge est
d'apprivoiser, supporter tout ce qui est petit, et partant, la jeunesse, et
de lui soutenir le menton, et qui s'en fait connaître et aimer dans un quart
d'heure ! » LXIII. L'homme
qui parle ainsi endurcit lui-même le colonel contre les fautes de son fils,
qui sollicite de rentrer au régiment pour réparer ses torts. « Ce serait »,
dit son père au marquis de Lambert, « déplacer seulement le marteau de
ce fou de prisonnier désespéré et d'amant passionné ; nous n'en tierons que
quelque éclat d'un autre genre, funeste à sa famille. Je sais bien qu'une
fois lâché, il se fera enfermer pour toujours trois mois après. » Cependant
il consent à le laisser sortir du fort de Ré, pour aller faire la campagne de
Corse dans la légion de Lorraine, sous le colonel de Vioménil, depuis
maréchal de France. « Il
s'embarque dans trois jours, » écrit son père, sur la plaine qui se sillonne
elle-même, et Dieu veuille qu'il n'y rame pas quelque jour ! » LXIV. En
traversant la Rochelle, le jeune prisonnier est insulté par un officier de
son ancien régiment, et le blesse en duel d'un coup d'épée. Ce hasard
aggrave, aux yeux du père, les torts de son fils. Il voit en lui le don Juan
de sa maison ; « il s'en va sacrant, battant, blessant et vomissant une telle
scélératesse, que jamais ne se vit rien de semblable. Ce misérable
échapperait au diable, et il en a douze dans le corps ! » Or, pendant que le
père dépeignait ainsi son fils, ce jeune homme, dont l'énergie faisait
explosion par la bravoure et par l'amour, séduisait par ses grâces fortes,
franches et tendres, le commandant et les geôliers eux-mêmes de l'fle de Ré. Il
passe enfin en Corse ; il y mêle l'étude à la guerre ; il se signale dans les
rencontres ; il se distingue par des travaux statistiques et historiques sur
l'Ile ; il conquiert l'affection de ses camarades, la considération de ses
chefs, la faveur du maréchal de Vaux, général en chef de l'expédition. La
guerre finie, il obtint la permission de s'embarquer à Toulon et de voir en
passant son oncle, le bailli de Mirabeau, retiré, comme on l'a vu, dans le
vieux château de ses pères. LXV. Le
bailli, prévenu par les exagérations de son frère, croit recevoir un forcené,
et trouve le plus accompli et le plus séduisant des disciples. Il prend pour
ce neveu un cœur paternel ; sa vieillesse se rajeunit, ses préventions
s'éclairent, son austérité s'amollit, son orgueil de race s'exalte aux
présages d'une si fertile jeunesse. « Crois-moi », écrit-il à son
frère l'ami des hommes, « je le crois très repentant de ses fautes
passées ; il me paraît avoir le cœur sensible. Pour de l'esprit, je t'en ai
parlé, le diable n'en a pas tant : Je te le répète, ou c'est le plus adroit
et le plus habile imposteur de l'univers, ou ce sera le plus grand sujet de
l'Europe, pour être général de terre ou de mer, ou ministre, ou chancelier,
ou pape, tout ce qu'il voudra. Tu étais quelqu'un, à vingt ans, mais pas la
moitié ! et moi qui cependant, sans être grand'chose, étais quelque
chosette aussi alors, je n'étais pas digne de jouer auprès de lui le rôle de
Strabon auprès de Démocrite. Je te le répéterai mille fois, si ce jeune homme
ne me trompe pas, je ne sais s'il diffère des plus grands hommes autrement
que par les circonstances. Tu connais la tête carrée de mon aumônier Castagny
? Eh bien ! il ouvre les yeux et il pleure de joie. Quant à moi, ce
jeune homme m'ouvre la poitrine !... Ce qui me confirme dans
l'impartialité de mon jugement sur lui, c'est que je lui trouve des défauts.
J'ai pendant trois jours été dix heures par jour avec lui, et l'abbé Castagny
environ treize heures. Je puis te jurer, ainsi que l'abbé, que nous n'y avons
trouvé qu'un peu de fougue et de feu ; mais pas un mot qui ne dénotât
droiture de cœur, élévation d'âme, force de génie, le tout peut-être un peu
exubérant. » LXVI. «
Défie-toi », épond le père, « son esprit vorace s'est trouvé à
l'aise avec toi, en pleine indulgence ; mais défie-toi, tiens-toi en garde
contre la dorure de sa langue. Pour manger dans la main, c'est le premier
homme du- monde, mais sa tête est un moulin à vent et à feu ! Son
imperturbable audace lui servira pour sa fortune. » Le père
interdit alors la carrière militaire à son fils. Il ordonna à son oncle de le
tourner aux études économiques de sa secte. Mirabeau obéit en murmurant ; il
eut bientôt sondé le vide de ces chimères et la vanité de ces théories où son
père voulait enfermer un esprit juste, actif, universel. « Hélas ! »
écrit-il à cette époque où l'instinct proteste en lui contre l'esprit de
système, « ce que je suis le plus né, c'est homme de guerre, parce que là
seulement je suis froid, calme, gai, sans impétuosité, et que je grandis au
feu. » « Il
veut la guerre ! » répond le père obstiné. « La guerre ! et
qu'il me dise où sont les armées de merluches ou de harengs ? et croit-il que
j'aie des trésors pour lui faire donner des batailles comme Arlequin à
Scaramouche ? S'il veut porter mon nom, qu'il sache au fond ma science. Dis à
cette échine de loup qu'il lise les Économiques. J'en veux faire un homme
rural. » LXVII. Le fils
cède encore ; il s'adonne avec l'impétuosité de son esprit aux améliorations
rurales de la terre de Mirabeau sous la surveillance de son oncle. « J'en
suis très content », écrit le bon et austère bailli, « si ce n'est qu'il
use en huit jours ma provision de papier de huit mois. C'est une tête bien
verte mais pleine de mouvement et de vie ; mais je n'y vois que de la verdeur
qui je le crois, deviendra sève ; je ne le donne pas pour une tête bien mûre,
mais pour une tête bien forte. Il s'échauffe et crie, puis il revient de
lui-même, il entend raison, il note tout ce qu'il entend dire de neuf pour
lui ; je crains seulement qu'on n'ait pas laissé assez d'évaporation aux
fumées de l'esprit ardent de cet enfant, et qu'en le contenant sur toutes
choses, on n'ait pour ainsi dire encombré le foyer. J'y vois une exubérance
terrible ; il me paraît facile à devenir présomptueux ; cela est d'autant
plus dangereux qu'il est impossible qu'il ne sente pas sa supériorité de
génie sur ceux de son Age et sur les plus vieux que lui. C'est un moulin à
idées et à pensées que cette tête, dont plusieurs sont très neuves. « Tu
trouveras comme moi que le fourneau est chaud, très chaud ; mais, cher frère,
rappelons-nous cet âge-là et le salpêtre particulier à notre sang... Tout
le monde l'aime ici parmi le menu peuple et mes domestiques. « J'ai
vu par la réception que lui ont faite en passant près de Mirabeau ses
camarades et même les officiers supérieurs de son régiment, qu'ils l'aiment
et l'estiment beaucoup ! C'est un' enfant 'terriblement vif ; mais bon, et
qui a de l'esprit comme trois cent mille diables, et un enfant très brave,
disent-ils tous. Il laisse ici sa réputation de bonté ; les paysans disent : Il
a du cœur pour tous ; il est bouillant, mais il n'a pas d'orgueil. C'est un
singulier contraste que celui de son enfantillage et de ses réflexions, de
ses pensées et de ses écrits, qui paraissent être de deux figes. Il a du
génie ; je lui crois de l'ambition. A vrai dire, il est dans Page d'en avoir. « Je
ne vis jamais de bohémien à qui le soleil, le vent, la pluie, la grêle,
fissent moins de peur ; il est comme le pain d'orge, toute armoire lui
convient. Il aime la guerre. « Tu
le ramèneras à tes études, bien que la matière soit froide pour entrer dans
une tête si bouillante ; mais il est laborieux naturellement. Je lui ai donné
tes idées et les miennes sur le travail, en lui répétant que rien ne fixe
tant la vie, qui échappe si douloureusement et si vainement à la paresse et à
la volupté ; que l'esprit se conserve et s'épure, tandis qu'on sent dépérir
en soi le marc et la lie !... et qu'une des preuves de l'immortalité de
l'âme, c'est l'esprit et le feu des. hommes, qui sont actifs dans la
vieillesse, qui ne meurent que par l'écorce, et par cette portion matérielle
qui leur est à charge. « En
politique, tu le trouveras, si tu tentes de sonder ses idées, pensant comme
moi, c'est-à-dire, sauf ton respect, d'une manie diamétralement opposée à
celle qu'étalent vos plumes urbaines et vénales relativement à l'ordre
féodal, la plus forte des combinaisons de Charlemagne. Ton fils regarde,
ainsi que moi, une aristocratie forte comme le seul corps qui puisse empêcher
une monarchie d'être un despotisme oriental... Parce qu'il sent que ce
respect, attaché à des races dont plusieurs se tiennent entre elles et
forment une espèce de tribu, est le seul qui puisse imposer à un prince et
retenir un roi, c'est-à-dire un homme à qui la plus vile portion de
l'humanité a persuadé sa toute-puissance. Je ne t'en dis pas davantage sur
cette aristocratie tant décriée par de séditieux plébéiens pires que Clodius
et Gracchus, si ce n'est qu'elle était forte et qu'il leur plaît de l'appeler
barbare ; elle est le seul frein du despotisme. C'est sur cela que ton fils
est beau et entendu. » On voit
sous quelle âme virile, tendre et forte à la fois, le jeune Mirabeau
respirait l'opposition aux ministres, l'indépendance des rois, l'orgueil et
la souveraineté de sa race. Jamais, avant son père et son oncle, on n'avait
retrouvé ce style exhumé de Rome et de Florence dans la langue de Montaigne.
Style de famille enfoui dans des correspondances domestiques que Mirabeau
lui-même rappela quelquefois dans ses harangues, mais qu'il n'égala jamais.
Son oncle et son père trempaient à leur insu son génie dans l'antiquité. LXVIII. Rappelé
en 1770 par son père, il fut employé par lui à des missions agricoles dans
ses autres terres du Limousin. « Il faut bien lui donner force exercice »,
écrit le père, car que ferait-on de cette exubérance intellectuelle et
sanguine ? Du reste, je me tiens en garde avec lui, car je sais combien
l'élasticité de tête peut faire illusion sur un fond de fange. Il est
possible, au reste, qu'un esprit juste, un bon cœur et une âme forte se
dilatent dans cette enveloppe informe et grossière, mais il faut que tout
cela soit pétri, manié, réglé, macéré ! Du reste, il dompterait le
diable, et dans le bout du monde désert qu'il habite, il s'est déjà créé
trois ou quatre diversions. — Avouez, monsieur le comte, disait hier mon
domestique Luce à ton neveu l'ouragan, qu'un corps est bien malheureux de
porter une tête comme celle-là ! — Je suis étonné de la quantité de besogne
qu'il assume ; il faut qu'il soit homme rural pour ne pas être ruiné, homme
national pour ne pas être indigne de ses pères, homme du monde pour correspondre
à son état et à sa fortune, homme d'études pour satisfaire son goût et ses
talents. Ajoute qu'il lui faut un exercice forcé et presque continuel pour
échapper aux menaces de néphrétique. Laissons mûrir ce fruit âpre. » LXIX. Le
jeune homme revient au Bignon à demi réconcilié ; son père le mène à Paris et
le présente à la cour : il aborde avec une noble fierté toutes ces grandeurs
de situation, supérieur déjà dans sa pensée aux rois_ et aux princes, qu'il
mesure du haut de sa nature et, de son génie. Revenu au Bignon, il s'efforce
de conquérir à tout prix la faveur perdue de son père ; il compose des vers
et des scènes pour des fêtes de famille. « Mon oiseau de proie », écrit
le père, « à la fois caressant et grondeur, se fait oiseau de basse-cour. Cet
animal s'est institué artisan de fêtes. » Ce
calme est court. Le fils, de retour à Paris pour étudier sous les philosophes
amis de son père, lui donne des ombrages nouveaux. « Il
travaille et bouquine comme un forcené, comme il fait tout. Ce jeune homme a
la société laborieuse et harassante, un entêtement, une décision, un chaos
dans la tête qui ne sera jamais débrouillé ; il ne doute de rien et ne sait
seulement pas exactement son propre nom. Au reste, beaucoup de pénétration et
de grandes portées. Au fond, je crains que le seul succès à espérer soit de
réussir à l'éteindre. » LXX. Après
un confinement prolongé dans un manoir du Limousin où la solitude et le
travail avaient mâté son caractère et mûri sa raison, son père l'envoya à
Aix, à la requête du bailli de Mirabeau, pour le marier. Le bailli de
Mirabeau, parti pour Malte, laissa son neveu sans conseil et sans appui, au
hasard de ses passions et de ses aventures. Son audace le servit. Une
belle et riche héritière, fille unique du marquis de Marignan, âgée de.
dix-huit ans, objet de l'ambition et de la rivalité des gentilshommes les
plus opulents de la province, promise tour à tour au comte de Valbelle et au
marquis de Lavalette, était à la veille de son mariage avec ce dernier
prétendant. Mirabeau parait, séduit, se déclare, parvient, à force
d'intrigue, d'éclat et d'amour, à faire congédier son rival, ravit le cœur et
obtient la main de mademoiselle de Marignan. Après
avoir triomphé, il veut éblouir. Réduit par son père à une modicité de
ressources qui contraste avec son nom, privé de la fortune de sa femme, dont
les parents gardent la jouissance, Mirabeau anticipe par de faciles emprunts
sur une opulence future. Il couvre sa femme de parures et de diamants ; il
égale son luxe à son rang. Bientôt assiégé de créanciers, il est obligé de
fuir. Il se -retire avec madame de Mirabeau dans le château désert de sa
famille, à Mirabeau. Il y fait des réparations, des cultures, des tentatives
désordonnées d'amélioration, qui achèvent de l'obérer et qui aliènent de plus
en plus son père. Il est injustement accusé par des subalternes de dilapider
les forêts paternelles. Un ordre d'exil dans la petite ville de Manosque le
proscrit du château de sa famille. Indigné de cette proscription arbitraire
et imméritée, il y écrit l'essai sur le despotisme, première protestation de
sa plume contre une tyrannie privée qui deviendra plus tard une protestation
politique contre la tyrannie du gouvernement. LXXI. Le père
répond à ce tri de révolte par une interdiction qui prive son fils de
l'administration de ses propres biens. Son interrogatoire devant le juge de
Manosque finit en vain par la plus filiale adjuration à la tendresse et à
l'indulgence de son tyran. Un soupçon fondé d'infidélité de cœur contre sa
femme, qui avait impudemment reçu à Manosque des lettres d'un de ses premiers
adorateurs, aigrit l'âme de Mirabeau ; il pardonne cependant et il se tait.
Il fait plus : il s'échappe de Manosque et il court à Grasse pour favoriser
généreusement le mariage du séducteur de sa femme avec la fille d'une riche
famille de la province. Il rencontre en route un autre gentilhomme, le baron
de Moans, qui avait récemment insulté à Grasse la propre sœur de Mirabeau,
madame de Cabris. Emporté ' par la colère et par l'honneur, Mirabeau demande
satisfaction par les armes. Le baron de Moans refuse le combat. Mirabeau
venge sa sœur de l'insulte et lui-même du refus par un sanglant outrage. Moans
demande à son tour vengeance aux lois. Le procès ébruite la désobéissance de
Mirabeau à la lettre de cachet qui le confinait à Manosque. Son père et le
ministre lui font un crime impardonnable de cette légèreté, dont la cause
était honnête. On l'arrache à sa femme, à son enfant mourant ; on le jette au
château d'If, écueil muré dans la rade de Marseille. On ajoute à la solitude
de cet écueil et de ce cachot l'interdiction de communiquer au dehors et la
défense d'écrire. On n'excepte de cette séquestration hermétique ni son oncle
le Bailli, revenu de Malte, ni sa femme, ni sa sœur, ni son frère ; on le
confond dans la prison avec des scélérats, écume des mers. Le
gouverneur du château d'If, moins implacable que son père, élude ces
sévérités, adoucit cet isolement, ferme les yeux sur quelques correspondances
et sur quelques visites. Il sollicite par des lettres touchantes au marquis
de Mirabeau la grâce de son prisonnier ; il atteste sa patience et son repentir.
« Il ne m'a jamais donné », écrit-il, « ni à personne au
château, le moindre sujet de plainte ; il a soutenu avec toute la modération
possible toutes les altercations que je lui ai quelquefois suscitées pour
éprouver sa fougue. Il emporterait l'estime et l'amitié de toute la
citadelle. » Le père
restait sourd à ces supplications impartiales. LXXII. Cependant
l'amour, qui fut toute sa vie le piège et la consolation de Mirabeau, le
consolait dans sa captivité. Une femme de condition servile, mais jeune et
séduisante, épouse du cantinier de l'île, vivait libre dans la forteresse.
Cette femme avait été séduite par sa compassion pour l'innocent prisonnier :
elle s'était dévouée à lui jusqu'à la fuite. Cette liaison, ébruitée par
cette fuite, avait fait accuser Mirabeau d'avoir conseillé le départ furtif
de la cantinière de la maison de son mari et mêlé l'infamie du rapt au crime
de l'amour. L'accusation
était une calomnie, et le mari lui-même en attestait la fausseté. On
transféra néanmoins Mirabeau au fort de Joux, prison d'État voisine de la
petite ville de Pontarlier, sur les frontières du Jura et de la Suisse. Tout
indique que le choix de cette forteresse et la facilité pour le prisonnier de
s'évader en pays étranger avaient pour secret motif la tentation qu'on
voulait lui donner d'aggraver ses fautes en s'exilant lui-même hors de sa
patrie. Un
gentilhomme d'une illustre maison, le comte de Saint-Mauris, commandait la
forteresse. « Sois sûr », écrivait le père au bailli, qui lui
reprochait timidement ces excès de rigueur, « sois sûr qu'il file sa corde et
qu'il finira avant peu par une réclusion perpétuelle dans laquelle je serai
bien servi. » LXXIII. « Hélas
! » écrivait de son côté le prisonnier au bailli son oncle, « si je
connaissais un meilleur cœur et une tête plus juste que la vôtre, et une âme
plus tendre pour les siens, je m'adresserais à cet être privilégié pour
demander à mon père dans quel temps il compte faire cesser l'état réellement
déplorable où je languis depuis tant d'années. L'est pour une affaire
malheureuse, mais honnête au fond (sa rencontre avec M. de Moans), que j'ai
été emprisonné. Dois-je perdre l'espoir de faire oublier quelques légèretés
et de transmettre à Mon fils un nom qui n'aura pas perdu par une seule faute
la considération que vous et mon père lui avez acquise ? Relevez-moi donc ;
daignez nie relever de la fermentation terrible où je suis. L'activité, qui
peut tout, devient turbulente, se retourne contre nous-même et peut devenir
dangereuse quand elle n'a ni objet ni emploi. Veut-on me jeter dans la démence
ou dans la frénésie ? Je sens que ma santé m'échappe ; ma tête bouillonnante
souffre d'autant pins que je fais plus d'efforts pour la contenir. Dans un
mois, des montagnes de neige vont m'ensevelir dans ce sauvage pays, dénué de
ressources morales. » L'oncle
attendri communique ces plaintes au père et intercède par ses insinuations
autant que par Ses paroles. Le père
répond au bailli : « Il joue la maladie. » Il accuse la mère de son
fils de lui avoir fait parvenir un mot de tendresse dans sa prison. « Cette
méchante et scélérate femelle », écrit-il, « est parvenue à faire tenir
une lettre à son fils, bien qu'il soit sous le verrou dii roi et de la loi.
Mais qu'y faire ? Il est impossible de se démarier ni de se dépaterniser, et
quand l'une serait à la Salpêtrière et l'autre au pied de l'échafaud, ils ne
se débaptiseraient pas pour gela. Tu vois bien, ajoutait-il en laissant
échapper le motif de sa haine, que j'ai intérêt de le tenir en prison, do
crainte qu'il ne vienne ici seconder sa mère. » Mirabeau,
qu'une main douce pouvait relever, était repoussé ainsi, par la froide
férocité d'un père, on dans le désespoir du ressentiment ou dans les délires
de l'impénitence. Son cœur, non sans lie mais sans venin, le sauva de la
haine et le précipita dans l'amour. Il touchait à la crise de sa vie. La cause
de sa félicité et de sa perte respirait à son insu à quelques pas de sa
prison. LXXIV. Un
vieillard d'une famille noble et riche de sa province, le marquis de Monnier,
président à la cour des comptes de Dôle, habitait la petite ville de
Pontarlier, dominée par le fort de Joux. Ce vieillard, âgé de soixante-quinze
ans, de vie intègre, de mœurs austères, de piété scrupuleuse, mais d'un
esprit étroit, obstiné et vindicatif, avait fait, quelques années avant cette
époque, retentir malheureusement son nom et le déshonneur de son foyer
domestique dans un procès scandaleux livré en entretien à la malignité
publique. Sa
fille unique d'un premier mariage, âgée de seize ans, s'était éprise, à
l'insu de ses parents, d'un jeune mousquetaire, gentilhomme de sa province,
nommé M. de Valdahon. Des escalades nocturnes, favorisées par des serviteurs
confidents de ces amours, introduisaient le jeune homme jusque dans
l'appartement de la jeune fille où dormait la mère. Une insomnie de cette
mère lui fit surprendre une de ces entrevues. M. de Valdahon s'était évadé
par une fenêtre et dérobé à la poursuite des domestiques imprudemment initiés
par la mère au déshonneur de sa fille. Mademoiselle
de Monnier, livrée ainsi par ses parents à l'éclat de la honte, avait été
jetée dans un couvent, le séducteur poursuivi devant les tribunaux. Les deux
amants, fidèles à leur tendresse, avaient soutenu contre monsieur et madame
de Monnier des procès dont le talent des avocats, le drame de l'aventure, la
passion et le malheur des victimes, l'inflexibilité du père et de la mère,
avaient accru la rumeur publique. Ils avaient fini par attendrir leurs juges
et par obtenir leur union, malgré la résistance des parents offensés. Madame
de Monnier était morte. Le marquis de Monnier, toujours irrité contre sa
fille et contre son gendre, et décidé à les priver du moins de son héritage,
s'était remarié à un âge où le mariage lui promettait plus de vengeance que
de félicité domestique. Il
avait épousé Sophie de Ruffey, fille d'un président au parlement de Dijon,
d'une des familles les plus considérées de la Bourgogne : le marquis de
Ruffey était un homme littéraire, ami du grand écrivain Buffon. Sophie,
prédestinée à la couche d'un vieillard, avait 61 épouser à seize ans M. de
Buffon, âgé déjà de plus de soixante-cinq ans. Le génie et la beauté de ce
grand homme avaient effacé aux yeux de Sophie la disproportion de l'âge ;
elle avait désiré cette union ; des circonstances domestiques en avaient
rompu la négociation. « Je
m'en consolai, » écrit-elle, a parce qu'il attribuait l'amour à une grossière
satisfaction des sens, et que je n'y voyais qu'une heureuse union des âmes.
Ces doctrines matérialistes m'enlevèrent mon attrait pour les vieillards. » La
famille de Ruffey, néanmoins, l'avait accordée au marquis de Monnier, plus
âgé de dix ans que M. de Buffon, et qui ne rachetait pas, comme le
philosophe, sa vieillesse par son immortalité. LXXV. Sophie,
devenue marquise de Monnier, vivait depuis quatre ans, triste mais
irréprochable, d'une vie solitaire et sénile avec son mari, tantôt dans ses
terres de Bourgogne, tantôt dans la petite ville de Pontarlier, où le marquis
de Monnier régnait par le rang, la fortune et le respect de.la province. La
jeunesse, la grâce, la douceur et l'esprit de sa femme éclairaient ses jours
avancés et donnaient du mouvement, de la gaîté et de l'attrait à sa maison.
Il l'aimait de cet amour jaloux qui craint de perdre ce qu'il ne possède
qu'en dépit de la nature. Cet amour, plus paternel que conjugal, ne lui avait
pas donné de fruit. Trompé dans son espoir de frustrer, par la naissance d'un
fils, madame de Valdahon de son héritage, il concentrait sur Sophie toutes
ses tendresses, et il lui accordait quelquefois plus de liberté et plus de
souveraineté dans sa maison qu'on ne pouvait en attendre d'un vieillard qui
surveille son trésor. Sophie était née pour être l'idole des yeux, mais
surtout du cœur de tous les âges. Des portraits et des traditions
domestiques, conservés dans la maison même de l'auteur de cette histoire, que
Sophie de Monnier habita quelques mois, au commencement de ses malheurs, nous
permettent une grande fidélité de pinceau. LXXVI. Sophie
de Monnier n'était pas une de ces beautés resplendissantes qui éblouissent de
loin le regard : c'était une de ces beautés recueillies qui attirent et qui
éternisent la passion. Elle ne s'ouvrait pour ainsi dire, comme la fleur
pudique, que feuille à feuille ; mais quand elle était toute entière épanouie
aux yeux, rien n'épiait le resplendissement et l'irradiation de sa figure.
Blonde d'une de ces teintes trop ardentes et presque dorées qui reflètent le
soleil comme un métal, cette couleur hasardée de sa chevelure répandait sur
le recueillement de ses traits une auréole de feu. Son front élevé, arrondi,
plein de réflexion, ses yeux d'un bleu profond, un peu proéminents sous les
paupières, son nez court et relevé, ses lèvres sculptées, sa bouche ordinairement
entr'ouverte, ses joues colorées de jeunesse, son épiderme velouté d'un duvet
luxe du sang, son con large et ondoyant de plis gracieux comme les nœuds du
jonc sous l'écorce, sa taille molle et flexible, quoique avec une stature
ferme et bien assise, ses bras, ses mains, ses pieds modelés par une
abondante nature avec la prodigalité de sève qui ajoutait la force à la grâce
et que recouvrait une vive blancheur de carnation : telle était Sophie à
l'âge où elle apparut à Mirabeau, véritable appât du regard pour un homme qui
n'aurait cherché dans une femme que l'attrait sensuel de l'amour. LXXVII. Mais
son charme le plus pénétrant était dans son âme. Cette âme se voilait ou elle
éclatait tour à tour dans sa physionomie : la physionomie, cette langue
muette parlée pour ceux qui savent la lire par tous les traits du visage et
par toutes les attitudes du corps, révélait dans cette jeune femme une pensée
sérieuse et un cœur solide dont le trouble ne serait jamais une légèreté,
mais une passion. Elle n'avait de jeune que les années et de féminin que
l'apparence. Réfléchie, méditative, concentrée, elle faisait rêver
involontairement ceux qui la regardaient rêver elle-même. Elle condescendait
par douceur et par sérénité de caractère aux enjouements momentanés de son
sexe ; mais ces enjouements n'étaient que des explosions fugitives de l'âge.
L'âme, comme une eau profonde, mobile à la surface, était immobile au fond. L'énergie
de ses sentiments, autant que la sévérité de sa vie passée dans la société
d'un vieillard, la défendait contre tout vain désir de plaire et contre toute
futile séduction des yeux. Son cœur était lent à s'émouvoir, mais s'il venait
jamais à être ému, on sentait qu'il ne s'apaiserait plus que dans la mort. Sa
nature froide et imperméable était comme ces métaux à pores serrés et
incombustibles qui s'échauffent difficilement à une légère chaleur, mais qui,
une fois échauffés à une flamme ardente et continue, ne se refroidissent plus
qu'en éclatant. Sa vie retirée, vide, monotone, consumée en solitudes et en
pratiques pieuses commandées par l'âge et par la dévotion de son vieux mari,
ne lui avait présenté que dans ses langueurs et dans ses songes l'étincelle
qui devait l'allumer. Le
comte de Saint-Mauris, commandant du fort de Joux et ami de M. de Monnier,
fréquentait sa maison, et quoique d'un âge qui lui interdisait l'espoir de
séduire, il n'avait pu se défendre d'une certaine espérance d'intéresser
madame de Monnier par l'ardeur et par la servilité d'une tardive passion. La
laideur de Mirabeau rassurait le commandant contre toute rivalité. LXXVIII. Les
fêtes du sacre de Louis XVI, célébrées à Pontarlier comme dans toute la
France, obligèrent M. de Saint-Mauris à recourir au talent de son jeune
prisonnier, pour écrire un récit des cérémonies civiles et militaires
auxquelles il avait présidé comme commandant de la place. Mirabeau écrivit
quelques pages imprimées à Genève par les soins de M. de Saint-Mauris sur
cette consécration des rois par la religion, et sur les solennités qui
avaient associé le cœur des peuples du Jura à la joie publique. Le commandant,
flatté et reconnaissant de ce service, permit à son prisonnier de descendre
de son donjon dans la ville, et l'introduisit lui-même comme un hôte
intéressant par ses malheurs dans la société du marquis de Monnier. Le
génie de Mirabeau, qui embellissait sa laideur superficielle, la passion qui
jaillissait de ses yeux, la jeunesse, l'énergie, la virilité contenue de son
âme, la vibration musicale de son moindre accent, qui remuait le cœur d'une
femme comme elle remua depuis l'âme des assemblées, la grâce de son
élocution, la variété et la profondeur de ses connaissances à un âge que la
captivité avait mûri, la persécution imméritée de son père, l'oubli de sa
femme, ses torts légers, ses malheurs précoces, ses proscriptions de cachots
en cachots, son isolement dans ce nid d'aigle enseveli dans les frimas et
dans les nuages au sommet des rochers du Jura, tout, jusqu'à cette renommée
d'audace et de perversité que démentait sa physionomie cordiale et ouverte,
mais qui laissait à l'imagination attirée et intimidée d'une jeune femme le
charme et le danger de percer un mystère et de sonder un abîme, fascinèrent
Sophie. LXXIX. Mirabeau,
de son côté, bouillant d'ardeur, refoulé par la rigueur de ses parents,
recueilli par la solitude, aigri par l'injustice, attendri par l'adversité,
séduit à la fois par la beauté, par le cœur, par l'esprit, par l'intérêt
inattendu qui se changeait pour lui• en délicieuse pitié et en attrait mal
combattu dans le cœur d'une Providence visible, sous la forme angélique
d'une, jeuné et tendre amie, sentit éclore enfin en lui une passion qui
s'emparait à la fois de son âme et de ses sens. Il n'avait éprouvé que les
désirs ; il connut l'amour. Cet amour, répercuté comme la lueur de la flamme
d'un cœur à l'autre, dévora bientôt ces deux vies. La
longue résistance qu'opposèrent à cet amour les vertus de Sophie et le
respect de son amant, le nom d'amitié, sous lequel ils s'efforcèrent de se
dérober à eux-mêmes leur entraînement l'un vers l'autre, ne faisaient que
concentrer l'explosion de ce mutuel délire dans leurs cœurs. L'imprévoyance
ou la complaisance paternelle de M. Monnier laissa la liberté la moins
jalouse à cette dangereuse fréquentation ; la rivalité de M. de Saint-Mauris
ajouta le danger du mystère au danger de l'intimité. Les lettres de Mirabeau
incendièrent l'âme de Sophie ; lui-même se sentit transformé par le feu qu'il
allumait dans une autre âme. LXXX. « Je
cherchais un consolateur », écrivait-il, « et quel consolateur plus
délicieux que l'amour ! Jusque-là je n'avais connu qu'un commerce de
galanterie qui n'est point l'amour, qui n'est pie le mensonge et la
profanation de l'amour. 0 la froide passion auprès de celle qui commençait à
m'embraser ! J'ai les qualités et les défauts de ma nature. Si elle me rend
ardent et fougueux, elle forme le cœur de feu qui alimente mon inépuisable
tendresse ; elle me fait brûler de cette sensibilité précieuse et fatale qui
est la source des belles imaginations, des impressions profondes, des grands
talents, des grands succès, mais trop souvent des grandes fautes et des
grands malheurs. Ce n'était plus ce violent emportement de la nature vers des
voluptés sensuelles qui m'entraînait, ce n'était pas même le désir- de plaire
à un juge d'un goût exquis qui m'excitait : je sentais trop pour avoir de
l'amour-propre. La conformité de situation, la similitude des pensées,
l'analogie des tristesses, le besoin réciproque d'une société intime, le
charme d'une confidente que l'on maîtrise presque toujours plus qu'on n'en
est maîtrisé, n'entraient presque point dans mes vues : de plus puissants
attraits avaient remué mon cœur. Je trouvais une femme bien différente de
moi, de toutes les vertus de sa nature sans aucun de ses défauts. Elle est
douce, et elle n'est ni tiède ni nonchalante comme le sont les caractères si
doux ; elle est passionnée, et n'est point facile ; elle est compatissante,
et sa compassion n'exclut ni le discernement ni la fermeté. Hélas ! toutes
les vertus sont à elle et toutes ses fautes sont à moi !... Je la
trouvai, cette femme adorable et trop aimante, je l'étudiai trop
complaisamment, je m'arrêtai trop à cette contemplation délicieuse, je sus ce
qu'était cette âme formée des mains de la nature dans un moment de
magnificence, et elle concentra tous les rayons épars de ma brûlante
sensibilité ! » On
croit lire une strophe du Dante, quand le poète mystique raconte, en
l'excusant, la chute de Francesca de -Rimini et de son amant. Mirabeau
et Sophie succombèrent comme eux. Ils se précipitèrent, comme eux, du ciel de
l'amour innocent dans l'abîme de l'amour coupable, pour ne pas tomber l'un
sans l'autre dans la faute et même dans l'expiation ! LXXXI. Les
suites de cette faute furent soudaines et terribles. La ville, jalouse du
bonheur des deux 'amants et plus vigilante sur l'honneur du mari qu'il ne
l'était lui-même, murmura. Le comte de Saint-Mauris envenima de sa rivalité
personnelle ces chuchotements. Il resserra son prisonnier, et lui fit expier
sa félicité par des tortures ; il sollicita l'ordre de lui interdire à
l'avenir la ville de Pontarlier ; il fit préparer pour lui la tour de
Grammont, cachot renommé de la forteresse pour l'âpreté de son site et
l'horreur de son séjour. Mirabeau, averti, demanda à son père la faveur
d'être enchaîné, pour s'enlever à lui-même la tentation de se 'venger sur son
geôlier. Les prières de Sophie le fléchirent et le décidèrent à prévenir ces
sévices et cette séparation par une évasion en Suisse, où elle ne tarderait
pas à le suivre. Mirabeau
s'évada ; mais au lieu de fuir en Suisse, il se cacha dans la ville de
Pontarlier, où le retinrent les facilités du commerce clandestin et les
charmes de madame de Monnier. Le bruit de sa résidence à Pontarlier et de ses
entrevues avec Sophie se répand de nouveau dans la province. La famille de
Ruffey, pour dépayser madame de Monnier, l'appelle à Dijon. Mirabeau l'y suit
en secret. Leur commerce, soupçonné et surveillé, éclate. Mirabeau, arrêté
par ordre du roi, est enfermé au château de Dijon. Sophie, éloignée de
Mirabeau, retourne à Pontarlier chez son mari. La séduction irrésistible de
Mirabeau s'exerce à Dijon, comme à Joux et comme au château d'If, sur ceux
qui le gardent. M. de Montherot, commandant du château de Dijon, gentilhomme
au cœur militaire et compatissant, ne peut s'empêcher d'aimer, de plaindre,
de servir ce jeune détenu. Il favorise sans scrupule les correspondances de
Mirabeau avec madame de Monnier, sa famille, les ministres ; il écrit
lui-même à M. de Malesherbes et au ministre de la guerre pour excuser son
prisonnier et pour solliciter son élargissement. Il le laisse libre sur sa
parole dans la ville de Dijon. LXXXII. Mirabeau
profite de cette porte, que M. de Montherot lui ouvre à dessein, pour
s'enfuir en Suisse. Il se rapproche de Sophie en se cachant à Verrière,
hameau des montagnes helvétiques voisin de Pontarlier. Au
bruit de cette fuite, la famille de Ruffey et celle des Monnier resserrent
Sophie dans une étroite captivité domestique à Pontarlier. Le désespoir et
l'amour font trouver à la jeune épouse des complices parmi ses serviteurs
pour correspondre avec Mirabeau. Elle le conjure de lui permettre de tout
sacrifier à leur réunion. Elle franchit, la nuit, les murs du jardin de M. de
Monnier, et, vêtue en homme, sous la garde d'un seul guide, elle gravit les
montagnes qui séparent Pontarlier de la Suisse, passe les frontières et se
réunit à Verrière à Mirabeau. Ils y
dérobent quelque temps leur nom et leur faute à la recherche de leurs deux
familles. Ils s'y enivrent de solitude et de songes. Mais ni l'un ni l'autre
n'ont emporté à l'étranger les ressources nécessaires à leur existence. La
Suisse n'offre ni sûreté ni travail littéraire à Mirabeau. L'indigence les
chasse en Hollande. LXXXIII. Mirabeau,
encore inconnu de la renommée ou connu seulement par ses scandales de
jeunesse, mendie noblement de l'ouvrage aux riches libraires de la Hollande,
à qui la liberté de penser donnait, à cette époque, le monopole de la
publication des écrits politiques ou philosophiques. Rebuté d'abord, il finit
par obtenir l'impression de son Essai sur le despotisme ; il travaille
jour et nuit sur tous les sujets pour dérober Sophie à l'indigence ; il
prostitue même sa plume à ces libelles licencieux dont les presses vénales
alors de la Hollande infectaient l'Europe. Il achète son pain au prix de sa
pudeur. Il parvient, à force de veilles et de complaisances d'écrivain gagé,
à vivre dans une laborieuse médiocrité, sous le nom de Saint-Matthieu, à
Amsterdam. « Combien »,
dit-il, « notre existence eût été triste pour des amants vulgaires ! Combien
de privations pour toute autre femme ! Combien cette vie disetteuse
qui se soutenait avec autant de douceur que de gaîté eût été amère ! L'étude
occupait presque tout mon temps, et un homme qui aurait eu le double de mon
âge aurait été moins sédentaire. J'avais des moments involontaires de
tristesse et de préoccupation, mais un de tes sourires ramenait toujours la
sérénité sur mon visage et la paix dans mon cœur. » « Ami », répond
Sophie, « tu te refusais à ma présence de peur qu'elle ne te fit oublier tes
livres ! Combien de fois ne t'arrachais-tu pas à mes yeux pour des travaux
acharnés et pour des rechercher fastidieuses ! Rien ne t'était pénible quand
il s'agissait de Sophie ! » « Ô mon père ! » reprend Mirabeau
en atténuant ses fautes par l'aveu qu'il en fait à son père, « une heure de
musique me délassait, et mon adorable amie, qui, élevée et établie dans
l'opulence, ne fut jamais si gaie, si courageuse, si attentive ; si égale, si
tendre que dans la pauvreté, embellissait ma vie ; ô mon père ! nous ne
ressemblions guère à deux insensés qu'un étourdissement passager avait
chassés de leur pays ! » Ils
logeaient chez un pauvre artisan d'Amsterdam et vivaient de la vie du
mercenaire. LXXXIV. La mère
de Mirabeau, qui connaissait seule le lieu de sa retraite, le conjurait de
racheter sa faute et de reconquérir un état en France en se séparant de
Sophie. Il consentait à tout, excepté à cet abandon. « Je suis lié »,
répondait-il, « par des nœuds d'autant plus sacrés, qu'ils sont repoussés du
monde ; rien ne peut les relâcher dans ma conscience et dans mon cœur ; je
serais plutôt portefaix en Hollande que de manquer à une femme dont j'ai
entraîné la perte et qui a tout perdu généreusement pour moi t » « Souvenez-vous »,
écrivait Sophie de son côté à ceux qui la suppliaient d'abandonner le
compagnon de sa fuite et de se rouvrir ainsi la patrie, la famille et la
fortune, « souvenez-vous de l'histoire de ce Sabinus qui, sous le règne de
Vespasien, s'enferma avec sa femme dans un souterrain ; leur vie, passée loin
de la société qui étourdit le bonheur, ressemble à celle que nous passions à
Amsterdam. Ils vécurent neuf ans dans leurs cachots ; ils y donnèrent le jour
à des enfants qui vécurent ; ils furent arrêtés ensemble, mais ils moururent
ensemble. Ah ! ils ont été plus heureux que nous ! » LXXXV. Cependant
M. de Monnier intentait en France un procès pour rapt au séducteur de sa
femme e obtenait contre lui un jugement qui le condamnait à avoir la tête
tranchée. L'arrêt était exécuté en effigie, et le portrait de Mirabeau était
cloué à l'échafaud. Sophie, réputée moins criminelle, était déchue de ses
titres de fille et d'épouse et condamnée à une réclusion' perpétuelle dans
une maison de filles infâmes. Les deux coupables oublièrent ces vains
supplices par contumace dans le sein d'un exil qu'ils croyaient sûr. Mais le
marquis de Mirabeau obtenait de la cour de Londres de réclamer de la Hollande
l'extradition de Mirabeau. Il descendait de sa hauteur pour assouvir sa
vengeance, se concertait avec de vils agents de la police secrète pour
découvrir par eux la trace de Mirabeau et de Sophie et pour les enlever par
trahison. Ce père cruel rougissait lui-même de ces manœuvres qui humiliaient
le sang de sa race dans ses veines. « Ces gens-là », écrivait-il au
bailli son frère, « usent, corrodent et brûlent le pavé même où ils marchent,
et où je me brûle moi-même, moi qu'ils traînent aux gémonies par les cheveux
et par les viscères ! » La
famille de Ruffey mettait à prix de son côté l'arrestation d'une fille
déshonorée. LXXXVI. Ces pièges
des deux familles dressés à Amsterdam par agents déguisés du gouvernement
surprirent enfin les deux victimes. Ils furent trompés, alléchés, saisis,
conduits ensemble, sous la garde d'agents de la force publique, en France. Le
marquis de Mirabeau triompha de leur désespoir et regretta de n'avoir pu
sévir plus cruellement. « J'aurais voulu qu'il fût possible de livrer ce
misérable aux Hollandais », écrit-il dans ses confidences inédites au
bailli de Mirabeau, « pour l'envoyer aux colonies d'où l'on ne sort
plus. J'avais même intéressé les puissances au parti d'un exil aux grandes
Indes : la réponse a été pourtant que cela ne se pouvait pas pour de si
jeunes gens non mariés. Je l'ai donc fait clore ; ma conscience, que je sonde
tous les jours devant Dieu sur ces gens-là, me disait qu'indépendamment des
crimes qu'il va semant comme la paille au vent, son sort serait finalement de
se faire rouer sous notre nom : et ce n'est pas pour subir cela que nos pères
nous l'ont transmis avec ses avantages ; que bientôt il retomberait sur moi
et sur les miens de tout le poids de son intrigue, de son fatal talent, de
son âge, de ses mœurs, de sa scélératesse, de l'argent de ses dupes !...
Ainsi donc, pour celui-là mon plan est fortement arrêté : c'est que
l'autorité seule et moi nous sachions où il sera, et qu'à ma mort un billet
cacheté l'apprenne à mon successeur. Crois-moi, mon frère, dans Babylone,
Antioche et Paris, il n'y eut jamais que des pères méprisables qui
pardonnèrent le mépris de la paternité. Et puisque le tribunal de famille
n'existe plus, il faut avoir recours, pour châtier les enfants criminels, au
despotisme barbare des lettrés de cachet. » LXXXVII. Puis,
comme rougissant du contraste entre ses doctrines de philanthropie et ses
pratiques de tyrannie, « Quand on m'exaltait tant », ajoute-t-il, «
on me faisait hausser les épaules ; mais quand on voudrait m'humilier, mon
sentiment intime résiste et contient en lui seul le poids de toute la colonne
d'air extérieur !... Je sais que je suis, à les en croire, le Néron du
siècle, que les femmes veulent me traiter comme Orphée et les avocats comme
Romulus ; mais que m'importe ? Si j'étais sensible au toucher, il y a
longtemps que je serais mort ! Qu'importe qu'ils essayent de me déchirer
dans ma cuirasse d'honneur désormais trop dure et trop cicatrisée pour que de
pareils coups puissent m'atteindre ! Le public n'est point mon juge, et tant
que santé et volonté me dureront, je serai Rhadamante, puisque Dieu m'y a
condamné. Au fait, je voulais gagner mon procès — contre sa femme — : il est
gagné. Je voulais faire enfermer ces folles — sa femme et sa fille — : elles
le sont ! Je voulais faire enfermer ce forcené : il l'est ! » Homme,
ainsi que le lui disait plus tard son malheureux fils, qui avait entrepris de
gouverner tous ses enfants par la terreur, comme si c'était du sang d'esclave
qui coulât dans leurs veines LXXXVIII. Au
moment où il exerçait ces sévices implacables sur tout ce qui l'entourait,
l'Ami des Hommes décrivait en style pastoral des fêtes champêtres qu'il
donnait au peuple de ses campagnes. « Et ces gens-là paient l'impôt ! s'écriait-il
avec une pitié déclamatoire. Et l'on veut encore leur ôter le sel ! Et
l'on appelle gouverner dépouiller ce peuple ! Et l'on croit pouvoir affamer
toujours impunément ! Ah ! ces pensées sont consolantes pour celui qui a
passé sa vie à prêcher la nécessité du soulagement des misérables ! de
lever la barrière entre l'oppression et la révolte, de faire le traité de
paix entre la force et la faiblesse ! » LXXXIX. Sophie,
arrachée à Amsterdam à Mirabeau, tenta de s'empoisonner pour échapper à une
séparation qui lui semblait pire que la mort. On lui permit de revoir
Mirabeau pour prévenir son suicide. On les ramena ensemble jusqu'aux portes
de Paris. Mirabeau
fut jeté au donjon de Vincennes. Sophie, destinée à la prison infâme de
Sainte-Pélagie, fut enfermée, par pitié pour l'enfant qu'elle portait dans
son sein, dans une maison de force d'un faubourg de Paris. On changea les
noms des deux prisonniers, on s'efforça de leur faire perdre l'un à l'autre
toute trace de leur existence et de leur séjour. Mais la passion, plus
ingénieuse que la police, avait trompé d'avance toutes ces précautions contre
les - correspondances. Les ministres mêmes de la rigueur des deux familles,
attendris et corrompus par la pitié, furent les instruments de ces relations'
entre les captifs. « On
m'a ôté mon nom », écrivait Sophie à son complice ; « je porte celui de
Sophie, nom que tu m'as fait tant aimer. Nous sommes près de Ménilmontant.
Mes fenêtres ouvrent sur ce faubourg, mais personne n'a vue sur le dehors. La
maison est affreuse ; nous sommes sept femmes dans la même chambre ; je ne
puis écrire que dans mon lit, derrière mes rideaux ; encore ai-je à craindre
que le plus léger froissement de papier ne révèle mon occupation ; je trempe
des clous dans du vinaigre pour faire de la rouille et une encre jaune ; je
ne vis que de l'espoir de tes lettres. Je vois des facilités lieur m'échapper
: les murs du jardin ne sont pas si élevés que le mur que j'ai franchi pour
te rejoindre en Suisse ; mais, quand tout serait ouvert, je ne partirais pas,
car je ne pourrais voler jusqu'à ton cachot ; et où irais-je sans toi ? Que
je reçoive des lettres et qu'on me mette aux fers ! je baiserai mes chaînes à
ce prix. Ah ! que nous aurions été heureux d'expirer en nous disant adieu !
Quel service nous rendrait celui qui retrancherait de nos vies le temps que
nous ne devons plus passer ensemble ! Oui, il faut que je songe souvent à la
promesse que je t'ai faite et à l'enfant qui va naître de moi pour supporter
mes peines. Je les supporte, j'y résiste ; je ne suis pas malade, je
désirerais être malade jusqu'à la mort si je vivais seulement pour moi.
Peut-être saurai-je bien me rendre ma liberté, car, enfin, il faut un terme à
tout. Tiens ! je te le dis, je le dis à nos bourreaux, patience ! je ne serai
pas toujours condamnée à vivre !... » XC. Sophie
faisait allusion dans ces paroles au moment où elle aurait mis au monde le
fruit du trime conçu dans l'exil. Ce
moment approchait. On sépara l'enfant de sa mère, et madame de Monnier fut
enfermée dans un couvent à Gien, pour y languir dans une plus décente
captivité. Mirabeau, dont tout le monde, excepté le gouvernement et son père,
ignorait la prison, attendrit de ses plaintes le cœur des administrateurs de
la police. « Le régime du donjon est si atrocement sévère, » écrivait-il
à M. Lenoir et à M. Boucher, à la fois ses geôliers et ses consolateurs, « qu'il
est impossible que je n'y périsse pas si j'y reste plus longtemps. Aucune
société, défense au porte-clefs qui nous sert de rester dans nos cachots au-delà
du temps nécessaire pour nous apporter notre nourriture, et de nous adresser
la parole ; une heure de promenade sur vingt-quatre, le tête-à-tête de la
douleur ; point de livres, point d'instruments de travail manuel ; toute
distraction, toute consolation arrachée avec la plus ingénieuse barbarie.
Comprenez-vous qu'un homme jeune, qui a de l'âme, puisse durer à un genre de
vie où ses passions, ses talents, ses pensées, ses lumières, ses sentiments
mêmes les plus louables tournent à sa perdition ? » On lui
apprend enfin la naissance de sa fille dans le cachot de madame de Monnier,
mais on lui refuse la vue de cet enfant. « Je voudrais tout abîmer »,
écrit-il par une voie mystérieuse à la mère ; « je me révolte contre
l'univers. Je voudrais, dans ces moments, te faire un holocauste de tout ce
qui n'est pas toi et moi ; mais bien différent de Jephté, j'en excepterais ma
fille. » Ce
fruit du désespoir ne vécut pas. Les premières rigueurs du cachot de Mirabeau
s'adoucirent, non par l'indulgence paternelle, mais par l'intérêt que ses
lettres pleines de l'éloquence désespérée du suppliant inspirèrent à M.
Lenoir, l'administrateur de la police, et à M. Boucher, intermédiaire entre
le prisonnier et le gouvernement. On toléra les livres, le papier, l'étude,
la correspondance même avec Sophie, à l'insu des deux familles. XCI. Ces
lettres, aussi multipliées que les heures et aussi infatigables que
l'espérance, aussi brillantes que les souvenirs, aussi déchirantes que le cri
du supplicié sur l'échafaud, nourrirent de délire, pendant deux années de
solitude, l'âme affamée du prisonnier. Cette
correspondance est le plus long cri de douleur, de passion, et quelquefois de
génie, qui soit jamais sorti du cœur d'un homme. La pudeur y manque souvent,
parce que ces lettres sont destinées à. être effacées aussitôt qu'écrites par
les larmes brûlantes d'une autre captive comme lui, et à mourir ignorées
entre le cœur qui les dicte et le cœur qui les inspire ; mais le feu
immatériel de la passion y transforme plus souvent l'impure ardeur des sens
en foyer de l'âme. Depuis les lettres impérissables d'Héloïse à Abeilard,
l'amour n'avait pas fait une telle explosion dans la langue humaine. La
contention obstinée d'une passion solitaire et contrariée qui s'efforce de
percer les murs d'une prison et de se communiquer vivante et brûlante par la
parole à l'objet d'un amour qu'il ne pouvait plus atteindre que par
l'imagination, devait faire inventer à un prisonnier doué de l'âme de
Mirabeau des miracles de langage par des miracles de passion, et faire de lui
le plus éloquent des hommes. La
solitude et la persécution sont presque toujours et tout à la fois le martyre
et le berceau des grandes facultés intellectuelles. Elles centuplent les
forces en les concentrant. L'homme, en se repliant sur lui-même par la
nécessité de la réflexion dans les longues captivités, y puise une énergie de
volonté capable de soulever ensuite un monde. La Révolution, qui avait besoin
d'un athlète d'intelligence dans Mirabeau, le fortifiait dans les cachots de
Vincennes. Sa pensée se vengeait de son isolement et de son inaction, en se
répandant sur toute chose religieuse, politique, morale, pour tout sonder et
tout renouveler à son heure. C'était le Gellée de Vincennes, méditant, dans
les intervalles de sa passion et de son supplice, la transformation du
système politique des gouvernements. XCII. Mais si
la persécution lui donna des forces, il est impossible de méconnaître qu'elle
lui donna aussi des vices. Lassé et vaincu par la solitude, il descendit à
d'ignobles fléchissements de caractère pour obtenir sa liberté. Il écrivit
des livres obscènes pour acheter de ce commerce infâme quelques soulagements
à la misère de Sophie et à son dénuement. Il prêta son éloquence anonyme à sa
mère dans les écrits judiciaires qu'elle publiait pour sa défense contre son
père, sorte de parricide d'esprit qu'aucun ressentiment ne pouvait excuser et
qu'il ne tenta pas d'excuser lui-même quand sa conscience reprit sa clarté. Il
s'abaissa vis-à-vis de ce père à des supplications et à des adulations
ironiques qui mentaient à ses sentiments et à son honneur. Il négocia sans la
participation de sa victime l'abandon et la relégation de Sophie, qui se
sacrifiait à lui au prix de sa liberté. Il flatta les haines et les amours de
son père pour racheter à de mauvais prix sa faveur. Il sortit enfin, grâce à
ces ignobles concessions de caractère et de cœur. Trois
ans de cachot l'avaient dompté, mais plus perverti qu'amélioré. A peine
hors des cachots, il eut à répondre de l'accusation capitale de rapt intentée
contre lui par la famille de Monnier et à se faire réhabiliter de la peine de
mort à laquelle le parlement de Besançon l'avait condamné. Il
menace alors la famille de Ruffey et la famille de Monnier du bruit de son
nom, de la puissance de son talent et du scandale de ses révélations ; il
finit par obtenir, à force de menaces, une transaction qui sauve sa tête,
mais qui entache sa loyauté. Il y stipule cependant avant tout la liberté et
l'existence indépendante de Sophie. Mais, tout cicatrisé encore des tortures
de sa passion adultère, il veut contraindre, par un autre procès, sa propre
femme outragée, tant il convoitait la fortune, à rentrer sous le toit
conjugal et à reprendre son nom. Il va
plaider lui-même ce procès en Provence. Tantôt caressant, tantôt agressif, il
consterne la famille de Marignan par ses poursuites juridiques, il s'emporte
jusqu'à divulguer au monde les mystères de l'union domestique et à jeter sur
sa femme l'ombre du déshonneur. Les tribunaux le condamnent et lui arrachent
une épouse qu'il flétrit lui-même en la réclamant. Son père le rappelle et
lui rend une paternité avare et conditionnelle, à la charge de négocier le
silence de sa mère et de se faire le publiciste de ses théories économiques.
Ses dettes l'écrasent, les conséquences de ses fautes le poursuivent, la
déconsidération s'attache à son nom ; ses infidélités son oubli, les
désordres de sa vie, lui enlèvent à la fin jusqu'à l'estime et bientôt
jusqu'à l'amour de Sophie. XCIII. M. de
Monnier était mort. Sa mort avait rendu à Sophie la liberté. Mais, poursuivie
par l'éclat des scandales que Mirabeau avait déversés sur elle, et découragée
de l'existence, Sophie était restée volontairement au couvent de Gien. Une
petite maison attenante au monastère, qui avait été sa prison, lui permettait
de vivre à la fois- dans la société des religieuses qui l'avaient consolée,
et dans la société restreinte du monde. Deux prêtres, habitués du couvent,
avaient cherché à abuser de son infortune, et leur obsession bruyante avait
laissé transpirer jusqu'à Mirabeau d'odieuses calomnies sur sa victime. Depuis
que Mirabeau était libre, sous la surveillance de son père, une entrevue
mystérieuse, favorisée par une religieuse du couvent de Gien, l'avait réuni
un moment à madame de Monnier pour une explication mutuelle. Cette
explication, en présence de la religieuse, complice et témoin, avait été
déchirante, pleine de reproches, d'accusations, de colères, de larmes,
presque tragique. Après
cette entrevue, Mirabeau et Sophie ne s'étaient jamais revus. Toute
correspondance avait cessé entre ces amants dont les soupirs avaient traversé
autrefois les murs de Vincennes. Sophie, trompée et flétrie, n'aspirait qu'à
la tombe. Son cœur cependant, mal éteint, se ralluma, au feu d'un amour plus
constant et plus pur, pour un jeune gentilhomme des environs de Gien, M. de
Poterat. Elle avait trouvé en lui le dévouement absolu qu'elle avait en vain
attendu de Mirabeau. Un prochain mariage allait les unir quand la mort lui
enleva son dernier ami. M. de Poterat expira dans ses bras. Tout ce qu'elle
avait aimé dans le monde lui était ravi par l'ingratitude ou par la tombe. Sa
vie, sans passé et sans avenir, n'était plus pour elle qu'un supplice. Son
âme ardente, qui avait toutes les forces de la passion, n'avait pas celle de
la résignation. Après avoir rendu les devoirs funèbres à son fiancé, elle
congédia, sous de vagues prétextes, ses amies et ses serviteurs, brûla ses
lettres, écrivit ses dernières volontés d'un esprit froid et d'une main
ferme, et, s'enfermant dans une alcôve dont elle ferma hermétiquement les
portes, elle alluma le charbon du suicide et expira en serrant dans ses mains
le portrait de l'époux qu'elle avait perdu. On la
trouva morte et les deux pieds enchaînés aux piliers de son lit, comme si
elle avait voulu se prémunir ainsi elle-même contre les irrésolutions ou les
rependra de l'agonie. Ainsi mourut cette femme intrépide qui avait ressenti
et inspiré la plus tragique pas' sion du siècle, victime de son propre
délire, victime surtout du délire, du génie et de l'ingratitude de Mirabeau. XCIV. Le bon
et austère bailli de Mirabeau recevait encore de temps en temps son neveu
dans sa solitude. Tour à tour indigné de ses déportements, attendri de ses
repentirs, fasciné de son éclat, il cherchait à réconcilier plus
indissolublement le. père et le fils pour l'honneur de sa maison, et rendait
quelques témoignages indulgents sur le caractère du fils au père. Il
conjurait son frère de quitter Paris et de venir en Provence reprendre la vie
et les mœurs de sa race. « Toi,
dont le grand-père disait, il y a cent ans », lui écrivait-il, « qu'il
n'y a plus d'honneur que dans les châteaux, est-ce donc ton devoir ou ton
goût qui t'a porté à habiter Paris, le plus infect cloaque dont le soleil
éclaire de ses rayons les noires vapeurs et les immondes reptiles... à venir
humer l'air de cette vénale capitale où la transpiration même est corrosive
et pestilentielle... où toi qui étais lumière, et qui t'es contenté de
devenir reflet, tu n'étais bon à rien, vu ton aversion et ton incapacité pour
le valetage, qui est là d'instinct aux gens de cour et de ville, à visage et
à cœur de plâtre, comme le barbotage aux -oiseaux domestiques ? Tu as de
belles terres en Provence, elles sont éfruitées, ton château est dépenaillé.
Viens-y. Je ne perds pas de vue ton fils Honoré ; cependant je ne puis pas,
en conscience, te dire de lui ce qu'il n'est pas : il est bien changé en
mieux, je te dirai même qu'il me semble que cet homme a la partie de la tête
qui nous manque, et je crois que c'est la meilleure, car nous ne sommes,
nous, guère propres à faire des rêveurs et des républiques à Platon ; j'en
suis donc content ; cependant, je dors sur lui l'œil ouvert, mais je crois
que je pourrais le fermer ! » XCV. Le père
n'obéit point aux conseils du bailli de Mirabeau. Il continua, à Paris et
dans sa terre de Bignon, sa vie de secte et d'orgueil, toujours dur et
parcimonieux envers son fils. Mirabeau,
livré à ses seules ressources, insuffisantes pour ses nécessités les plus
modiques, chercha la fortune de son nom et ses moyens d'existence dans des
travaux mercenaires qui déshonoraient même le travail. Sa plume banale et
infatigable touchait à tout, même à la fange, pour en retirer un peu d'or.
Tantôt pamphlétaire anonyme, tantôt publiciste gagé, souvent agent subalterne
et désavoué des ministres dans les pays étrangers, quelquefois écrivain soldé
de compagnies financières contre des compagnies rivales, son éloquence à
gages lui donnait du bruit, du pain, de la gloire et du mépris. Mais
cette mêlée d'intérêts, d'idées, de finances, de politique, de littérature,
de diplomatie, au milieu de laquelle il s'agitait, l'exerçait à la polémique
et le prédestinait à son insu à la tribune. L'intrépide audace d'un caractère
qui n'avait plus de pudeur, parce qu'il n'avait plus de considération à
ménager, le rendait redoutable aux plus célèbres pamphlétaires et aux
publicistes les plus accrédités du temps. Il s'attaquait du premier coup à
Beaumarchais, et lui fermait la bouche par une apostrophe digne des
Philippiques. Il servait et il menaçait tour à tour M. de Calonne ; il osait
déchirer hardiment la popularité sur parole de M. Necker en finances, et
profaner de ses sarcasmes l'idole de l'opinion publique ; il se liait
d'amitié, d'intérêt et dé doctrine avec les écrivains anglais et génevois,
précurseurs des nouveautés administratives ; il professait en politique des
principes qui ruinaient d'avance les tyrannies, et en finance, dei doctrines
qui sapaient les monopoles. Les
ministres comptaient avec lui ; il allait en leur nom étudier la Hollande et
la Prusse. Il adressait des conseils de liberté aux Hollandais ; il écrivait
un livre hardi sur la monarchie prussienne. Le grand Frédéric le recevait à
Potsdam, l'entretenait de l'avenir de l'Europe, et mourait en lui léguant les
prophéties de son génie. Sans cesse errant d'Allemagne en France, de France
en Suisse, de Suisse en Hollande, de Hollande à Londres, de Londres à Paris,
se dérobant d'une contrée à l'autre aux poursuites de ses créanciers, il
tramait partout après lui les stigmates de ses vices, l'éclat de son talent
et le mystère de ses nombreux amours. XCVI. Depuis
sa rupture avec madame de Monnier, Mirabeau avait séduit et enlevé, dans un
couvent de Paris, dont ses relations avec la Hollande lui avaient ouvert les
portes, une jeune Hollandaise d'un âge tendre et d'une angélique beauté. Elle se
nommait Henriette Van Haren. Elle était fille naturelle d'un publiciste
hollandais que Mirabeau avait fréquenté pendant son exil à Amsterdam. Son
père, en mourant ; avait laissé une modique fortune à l'orpheline. Seule sur
la terre et exposée à tous les pièges de l'innocence et de la beauté, elle
s'était attachée à Mirabeau avec un abandon et une, constance qui lui
faisaient supporter sans se plaindre l'indigence et le vagabondage de sa vie.
Un fils était né à Mirabeau de cette union clandestine. Élevé pieusement par
la tendresse de sa malheureuse mère, doué d'une partie des facultés de son
père sans aucun de ses vices, c'est ce fils qui, sans avouer jamais sa
naissance, devait un jour hériter de tous les papiers et de tous les secrets
de Mirabeau et répandre une lumière complète sur sa mémoire. Le nom
de madame de Nehra, anagramme du nom de Haren, cachait et dévoilait à la fois
le nom paternel de l'amie de Mirabeau. Madame de Nehra suivait son séducteur
dans tous ses voyages, esclave volontaire et souvent victime de son amour, de
sa misère et de son talent. « J'ai une compagne à mon triste sort »,
écrit Mirabeau à cette époque, en faisant allusion à madame de Nehra, « une
compagne charmante, douce, dévouée, que sa beauté aurait infailliblement
enrichie si ses excellentes qualités naturelles ne s'y étaient opposées. Elle
est ce que vous l'avez vue, belle, douce, patiente, égale, courageuse,
pénétrée de ce charme de sensibilité qui fait tout supporter, même les
malheurs qu'elle produit. Vous verrez sa physionomie angélique, sa douceur
pénétrante, la séduction magique qui l'environne ; je vous jure, mon ami, je
vous jure dans toute la sincérité de mon âme, que je suis loin de l'égaler,
et que cette âme est d'un ordre supérieur par la tendresse, la délicatesse et
le besoin de se sacrifier à celui qu'elle aime !... » XCVII. Madame
de Nehra lui servait de négociateur confidentiel avec ses amis et ses
ennemis. Elle allait pressentir pour lui les dispositions des hommes
puissants dont il avait à redouter la colère, attendrir ses créanciers par
ses supplications, traiter en son nom avec ses libraires du prix modique de
ses écrits, sa seule ressource, recevoir les subsides dont les ministres
récompensaient ses travaux, ou lui ouvrir les portes des prisons pour dettes,
sans cesse envoyée devant lui' pour sonder le terrain ou pour lui rapporter
l'espérance. Au fond de l'infortune des hommes de génie et de passion on
trouve toujours une femme pour soutenir leur courage ou pour tempérer leurs
adversités. « Il
voyageait avec sa horde », écrit madame de Nehra en racontant
l'existence nomade et orageuse de son ami, « composée de son amie, de son
fils et de son chien favori ; il fréquentait dans les villes étrangères les
savants, les hommes de lettres, les ministres, les libraires, quelquefois les
aventuriers. » Quand il était séparé par nécessité de son amie, il lui
écrivait des lettres pleines à la fois de ses études de publiciste, de ses
tendresses et de sa misère. « Gardez,
enfouissez mes papiers », lui disait-il, « comme l'arche du
Seigneur ; le bruit court à Berlin et en Allemagne que je courrais les plus
grands risques en retournant à Paris. Écrivez-moi pour me rassurer sur votre
santé plusieurs lettres par jour, car mes lèches ennemis ne manqueront pas de
répandre ici que j'ai abandonné et peut-être tué ma jeune et charmante
compagne d'infortune. Oh ! que je serai heureux de vous rejoindre, et que ces
cruelles absences m'apprennent bien de quel prix et de quelle nécessité m'est
votre société, et combien il est absurde de troubler son bonheur intérieur
pour les misérables illusions du monde ! » XCVIII. Et
ailleurs, en retournant en Prusse avec une mission secrète pendant
l'assemblée des notables, « En traversant ces superbes campagnes »,
écrit Mirabeau à madame de Nehra laissée à Paris, « en traversant ces
superbes campagnes qui avoisinent Strasbourg, en contemplant du haut des
collines de Saverne les pays enchantés qu'on découvre de ce magnifique point
de vue sur l'un et sur l'autre bord du Rhin, j'ai senti que si le démon
voulait me tenter, il se garderait bien de me transporter sur une haute
montagne. L'ambition sortait de mon cœur ; je me disais : Ah ! combien, désabusé
des hommes et des choses, on serait heureux de cultiver ici son jardin et de
ne vivre que pour une femme aimée et pour son fils ! » Il
anticipait quelquefois avec elle sur sa gloire en lui perlant de ses
ouvrages, dont la rapidité nécessiteuse de la composition altérait le poli,
mais où le public commençait à sentir le muscle de sa pensée. « Mon amie »,
écrivait-il, « quand l'ouvrage que je t'envoie parafant, je n'aurai que
trente-huit ans ! J'ose le prédire, il me fera un nom !... Il se peut
qu'il donne un jour à mon pays quelques regrets de laisser oisif un homme
capable d'observer ainsi !... » Enfin,
après avoir achevé cet ouvrage sur la monarchie prussienne, il réussit à le
vendre pour une somme modique au libraire Fauche-Bord de Neufchâtel. « J'ai
le plus grand désir », dit-il, « de le montrer à mes amis et
surtout à l'abbé de Périgord — depuis le prince de Talleyrand —, dont le coup
d'œil d'aigle est infiniment nécessaire à sa perfection. Sondez les ministres
l'archevêque de Brienne et M. de Malesherbes pour savoir s'il y a santé à moi
de rentrer en France... Je me hâte, car l'horizon devient noir ! » XCIX. On voit
par ce coup d'œil rapide sur la jeunesse de Mirabeau que la nature, la race,
le sang, la famille, la persécution, l'amour, la captivité, la misère, la
révolte continuelle du cœur contre la société et du génie contre les
circonstances, les habitudes d'intrigue, les scandales, les repentirs, les
châtiments, les rechutes, les vices mêmes contractés malgré l'honneur natif,
dans les prostitutions de caractère d'une existence souvent abjecte, avaient
préparé en lui un de ces hommes aguerris d'avance aux vices comme aux vertus
des révolutions, qui participent à la. fois de la double trempe de Cicéron et
de Catilina. Son
génie, étendu, fortifié et assoupli par des luttes si obstinées, et par des
si divers de son talent, s'était élevé en lui à mesure que son caractère
semblait s'être dégradé. Ses désordres, qui avaient eu tant d'influence sur
son cœur, n'en avaient aucune sur son esprit. Son intelligence était si haute
et si inaltérable que les fumées de ses passions ne s'élevaient pas jusqu'à
sa raison. La justesse et la portée de son jugement le défendirent de
l'utopie, de l'illusion et du sophisme. Il pouvait être tribun par
circonstance, mais il était homme d'Etat par le despotisme involontaire et
souverain que le bon sens exerçait sur lui. Ce jeune homme, encore inconnu,
souriait avec pitié, du fond de son obscurité, aux fautes des ministres, aux
déceptions des partis, aux illusions mêmes du peuple, et se sentait supérieur
à ce monde des cours qui pesait sur lui. Il n'attendait que l'occasion d'y
prendre sa place. Les états généraux la lui présentaient. C. Mirabeau,
mal réconcilié alors avec son père toujours dur, devenu suspect à son oncle,
dédaigné des ministres, qui croyaient avoir le droit de le traiter en
subalterne puisqu'ils l'avaient soldé, repoussé en Provence par l'esprit de
corps de la noblesse, où son odieux procès avec sa femme lui avait justement
enlevé la considération dans sa caste, ne se flattait guère de retrouver une
élection ; mais parvenu enfin à obtenir le consentement tacite et contraint
de son père, il se résolut à tout tenter pour séduire ou pour dompter la
noblesse de Provence. « Si elle veut m'empêcher d'arriver en Provence »,
écrivit-il de Paris à un de ses amis à Aix, « il faudra que l'on
m'assassine comme Gracchus. » « Je
suis arrivé », écrit-il de sa province quelques jours après, « dans
des conjonctures vraiment difficiles et contraires. Le peuple me poursuit de
marques de confiance et d'enthousiasme très imprudentes pour sa cause même,
car il met le comble à la rage des nobles, qui ont toutes les convulsions de
Turnus expirant. Ces gens-là me feraient devenir tribun du peuple malgré moi !
» CI. Dans
ces dispositions, il parait enfin le 21 janvier à l'assemblée des états de
Provence, à Aix. La noblesse lui objecte, pour l'écarter, qu'il ne possède
point de fief, signe du droit de candidature aux états généraux dans le pays.
Il triomphe, mais par la terreur. La noblesse, humiliée de sa défaite,
s'acharne à l'écarter au moins de l'élection. Il présente en vain les tempéraments
les plus modérés. « Nous ne ferons pas entendre raison à la noblesse »,
écrit-il à cette date à M. de Caraman, commandant de la province et son ami :
« elle est de trop mauvaise foi, trop ignorante et trop cupide. Nous
n'apaiserons pas le peuple : ses demandes sont trop justes, et ces têtes
cuites au soleil de la Provence sont trop calcinées. » Il s'efforça quelque
temps en vain de discipliner et de modérer le parti populaire, pour lequel il
s'était déclaré, mais dont il Redoutait la scission irrévocable avec les
autres ordres. « Je
n'y puis rien », écrit-il à ses confidents ; « le peuple n'a ni plan ni
lumières, il s'acharne avec fureur sur des inepties où il a tort, il mollit
lâchement sur les points les plus importants où il a raison. Ce sont de sots
enfants que les hommes ; c'est en vain que je m'efforce de les rallier :
les esclaves volontaires font plus de tyrans que les tyrans ne font
d'esclaves, et nul ne fait plus de mal au peuple que lui-même ! » CII. Irrité
à la fin des dissensions entre les trois ordres des états de Provence, ordres
déchirés par les mêmes divisions que celles qui allaient éclater dans les
états généraux du royaume, il publie une adresse justificative 'de ses
premiers discours, qui fut le premier éclat de cette éloquence dont il allait
foudroyer l'aristocratie. « Dans
tous les pays, dans tous les Agen », disait-il au peuple pour capter sa
faveur, au clergé pour le rattacher au peuple, à la noblesse pour la forcer à
la réflexion, « dans tous les pays, dans tous les Ages, les aristocrates ont
implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle
combinaison de la fortune, il s'en est élevé un dans leur sein, c'est
celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la
terreur par le choix de la victime... Ainsi périt le dernier des Gracques de
la main de patriciens ; mais, atteint du coup mortel, il lança de la
poussière vers le ciel en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière
naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour
avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse !... « Mais
vous, communes ! écoutez celui qui porte vos applaudissements dans son
cœur sans en être séduit ; soyez fermes et non obstinées, courageuses et non
tumultueuses, libres mais non indisciples !... Pour moi qui, dans ma carrière
publique, n'ai jamais craint que d'avoir tort, mais qui, enveloppé de ma
conscience et armé de mes principes, braverais l'univers, soit que mes
travaux et ma voix vous soutiennent dans l'Assemblée nationale, soit que mes
vœux seuls vous y suivent, de vaines clameurs, des protestations injurieuses,
des menaces implacables, toutes les convulsions, en un mot, des préjugés
expirants ne m'en imposeraient pas !... Et comment s'arrêterait-il
aujourd'hui dans sa course civique, celui qui, le premier d'entre les
Français, a professé hautement ses opinions sur les affaires nationales dans
un temps où les circonstances étaient bien moins urgentes et la tâche bien
plus dangereuse ? Non, les outrages ne lasseront pas ma constance. rai été,
je suis, je serai jus- qu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme
de la constitution ! Malheur aux classes privilégiées, si c'est là plutôt
être l'homme du peuple que celui des nobles, car les privilèges finiront,
mais le peuple est éternel ! » CIII. Le
peuple, à cette éloquence lyrique et virile à la fois, sentit qu'il avait une
voix digne de sa cause ; la noblesse et le clergé frémirent et crurent
imposer silence à cette voix en excluant par un arrêt Mirabeau des états,
sous prétexte qu'il ne possédait que des terres privilégiées mais non point
de fief réel en Provence. Cet outrage le refoula plus avant dans le cœur du
peuple. Il ne pouvait suffire aux enthousiasmes qui l'assiégeaient. « C'est
au point », écrit-il à cette époque, « que je ne puis travailler
aux affaires publiques que la nuit. Vous savez le mot du cardinal de Retz : Les
plus grands embarras d'un chef de parti se trouvent dans son parti ! »
Les diatribes des partis opposés l'obsédaient en proportion de sa popularité
dans les communes. « On me compare dans des pamphlets à un chien enragé.
C'est une grande raison de m'élire, ai-je répondu en riant au peuple, si je
suis un chien enragé, car le despotisme et les préjugés mourront de mes
morsures ! Et bien des têtes se lèvent en mon absence, » ajoute-t-il, « qui
bientôt, si je suis élu, s'abaisseront devant moi. Étrange et triste destinée
que la mienne ! » s'écriait-il encore en se sentant écrasé sous ses gènes
domestiques pendant qu'il soulevait un peuple, « étrange destinée que la
mienne, d'être le moteur d'une révolution, et toujours entre un fumier et un
palais ! Mes affaires privées exigent que je fasse huit cents lieues en un
mois. » CIV. Il
partit, il calma ses créanciers par des promesses ; revint à temps pour
suivre sa candidature. Les triomphes qu'il reçut à son retour à Marseille et
sur toute la route de Provence furent des séditions, délires de l'espérance
que le peuple enivré de son talent plaçait en lui. Le peuple sentait qu'il
avait arraché une force aux nobles et qu'avec Mirabeau il avait conquis la
victoire. Les officiers municipaux des villes qu'il traversait accouraient au-devant
de lui comme au-devant d'une puissance. Les populations entières jetaient des
couronnes civiques sur ses pas et lui donnaient par anticipation les noms de
libérateur du peuple et de père de la patrie. « Je
vois », disait-il, « comment les Hommes sont devenus esclaves : hi
reconnaissance enthousiaste les a prosternés sous, la tyrannie. » On
voulait dételer les chevaux et traîner sa voiture à bras d'hommes. Les canons
retentissaient de colline en colline à son approche. Les musiques et les
danses populaires se formaient au seuil de sa maison. Les nobles, indignés,
se cachaient pour ne pas être témoins des ovations de celui qu'ils avaient
proscrit de leur ordre et que la patrie adoptait. Les illuminations
prolongeaient ces jours de fêtes civiques. « Haïssez
l'oppression autant que vous m'aimez, mes amis », disait-il en tombant
dans les bras des multitudes, « et vous ne serez plus opprimés. » Les
paysans se portaient en masse sous les fenêtres de sa femme, qui refusait de
le voir, pour la supplier -de se réunir à lui. C'est une trop belle race,
s'écriaient-ils, pour la laisser s'éteindre dans notre Provence ! Cent mille
citoyens sortaient de Marseille et se portaient sur la route d'Aix pour lui
faire cortége d'une ville entière le jour où il venait y briguer les
suffrages. CV. L'éclat
de son entrée dans la capitale du- Midi effaçait les souvenirs des entrées
royales. Une révolte ayant éclaté quelques jours après à l'occasion des
subsistances, le commandant de Marseille, impuissant à la réprimer par la
force, conjurait Mirabeau, absent, d'imposer sa souveraineté d'enthousiasme à
la province. Son retour, sa voix, ses mesures à la fois conciliantes et
fermes devenaient des lois vivantes et relevaient l'autorité vaincue. « Vous
voyez que j'ai réussi avec un rare bonheur », écrivait-il à Paris.
« L'aristocratie, que j'ai sauvée, ne m'en hait que davantage. » Vengé
par le peuple de l'ostracisme de la noblesse, il fut élu député des communes
aux états généraux. Malgré la haine de sa caste, qui voyait en lui un
Coriolan de l'aristocratie, malgré le dédain des ministres, qui se
souvenaient d'avoir eu en lui un stipendié de leurs intrigues, malgré la
déconsidération que les égarements et les scandales de sa vie répandaient sur
son nom, il eut dès le premier jour le pressentiment de sa puissance. Sa
nature, disproportionnée par sa grandeur à tout ce qui le méprisait dans la
cour, dans l'opinion, dans l'assemblée, lui prophétisait l'empire que tout le
monde était disposé à lui refuser, mais qu'il était plus décidé encore à
conquérir. Tel était l'homme nouveau qui venait de parler pour la première fois devant l'assemblée avec tant de prudence et tant de mesure. Mirabeau était trop supérieur de génie aux circonstances pour se contenter du rôle facile et banal de tribun d'une assemblée : il y prenait du premier mot le rôle de politique, d'inspirateur et d'homme d'Etat. |