HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME PREMIER

 

LIVRE DEUXIÈME.

 

 

I.

En se retraçant ainsi sommairement les circonstances qui avaient amené Louis XVI à convoquer son peuple pour partager son autorité législative avec la nation ou pour la disputer aux factions, on ne peut assez s'étonner de l'insignifiance des nécessités et de la petitesse des motifs qui avaient entraîné le roi à ce coup d'Etat contre la couronne. Un règne unanimement accueilli par l'espérance publique, une guerre navale aux Indes et en Amérique, antimonarchique mais glorieuse, quelques conflits d'autorité avec les parlements, corps sans racines dans le fond du pays, et qui n'usurpaient jamais que sur la faiblesse, enfin de légers embarras de finance qui pouvaient être remédiés par l'ordre et par l'économie dans les dépenses, que le crédit honnêtement provoqué suffisait à couvrir, et que la première administration de M. Necker avait réduite à un insignifiant déficit de quelques millions, voilà matériellement les seules causes qui avaient jeté le roi et le peuple dans une crise où le trône et le peuple allaient inévitablement périr ou se régénérer. Jamais la fatalité, mot vide de sens, dont les hommes se servent pour exprimer la force invisible des choses, n'avait apparu plus souverainement dans la destinée d'un roi.

 

II.

La reine Marie-Antoinette avait été un des instruments involontaires de cette fatalité. A. quiconque étudie avec impartialité le règne de Louis XVI, cette reine apparaît avec évidence comme le charme et le malheur de son mari Quelle que soit l'espèce d'inviolabilité dont les supplices de cette princesse, transformée et presque sanctifiée sur l'échafaud et avant l'échafaud, aient entouré Marie-Antoinette, il est impossible de comprendre l'histoire de la révolution sans peindre cette reine et. d'être vrai sans être juste. Elle a eu assez de courage, d'expiation et de vertu suprême dans ses derniers jours, pour qu'on puisse raconter les insuffisances d'esprit, les mobilités de caractère et les légèretés d'apparence de ses premières années, sans rien enlever de la pitié due à sa mémoire. Femme enivrante, reine inconsidérée, victime pathétique, ses charmes et ses défauts, ses fautes et ses malheurs, ses grandeurs et son échafaud laisseront à jamais cette figure tragique dans une limbe indécise, entre les reproches et l'admiration des hommes. Elle est de ces mémoires qu'on ne juge qu'à travers ses larmes.

 

III.

Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche, fille de Marie-Thérèse, éblouit la cour et la France en y apparaissant. Elle n'avait pas encore seize ans. Sa précoce beauté éclipsa celle de madame Dubarry, la favorite de Louis XV et la Phryné moderne. Mais la beauté de madame Dubarry était une beauté de courtisane ; celle de Marie-Antoinette était une beauté de princesse. La nature l'avait douée de tous les dons qui font regarder la femme et adorer la reine : une taille élancée, des mouvements de cygne dans la démarche et dans le port, une élégance qui n'enlevait rien à la majesté, des cheveux blonds et soyeux dont les teintes chaudes rappelaient les chevelures ondées de Titien, un front élevé et ovale comme ceux des filles du Danube, des yeux d'un azur liquide où le calme et l'orage de l'âme faisaient tour à tour dormir ou étinceler le regard, le nez légèrement aquilin, la bouche autrichienne de sa race, mélange de fierté et de sourire, un menton relevé, un teint coloré des frissons du Nord, une grâce irrésistible répandue comme une vapeur de jeunesse sur tous ses traits, et ne les laissant contempler qu'à travers une atmosphère de feu ou d'ivresse. Telle était Marie-Antoinette quand la politique du duc de Choiseul et l'ambition de Marie-Thérèse la donnèrent pour épouse à Louis XVI, alors duc de Berry.

 

IV.

Un prince de son âge et d'un autre caractère en aurait été enivré. Il resta froid, distrait et indifférent à tant de charmes. La nature approchait en vain le rayon de cette âme sans passion pour y allumer l'amour. La princesse ne fut longtemps, pour son mari, qu'une Dauphine à présenter avec ostentation dans les cérémonies publiques à l'admiration de la cour et du peuple. Aucune intimité habituelle, excepté celle de l'étiquette, ne charma et ne féconda cette union. Exclusivement adonné à la chasse ou à ses travaux manuels, le Dauphin abandonna sa jeune épouse aux hasards, aux oisivetés et aux vanités d'une cour qu'une courtisane régnante dominait. Des femmes fastidieuses par l'étiquette importune dont elles obsédaient la princesse, ou des femmes légères, adulatrices de ses penchants, furent les seules diversions de Marie-Antoinette à la négligence de son mari.

 

V.

Elle prit dans cet entourage, antipathique d'un côté, dangereux de l'autre, la lassitude de sa jeunesse, l'ennui de la gravité, l'impatience des plaisirs, la légèreté mutine d'un enfant à qui l'on montre et à qui l'on retire ses jouets. Elle compara avec tristesse la froideur morose et disgracieuse de son mari avec la beauté, les agréments, l'élégance et les assiduités des jeunes princes et des jeunes femmes de sa cour. Elle se lia innocemment, mais futilement, avec le comte d'Artois et son entourage. Les étourderies de cette société, dérobées aux regards du Dauphin ou tolérées par lui avec une apathique indifférence, devinrent l'amusement des courtisans, le chuchotement de Versailles, la rumeur de Paris.

La jeunesse, l'inexpérience, l'absence de tout conseil sévère, la soif des distractions interdites à son rang, les entraînements d'exemple, les complicités faciles des femmes à son service, jetèrent Marie-Antoinette dans des imprudences qui ressemblaient parfois à des légèretés. Elle fit à l'insu de son mari des courses nocturnes à Paris, pour voir les fêtes de l'Opéra. Elle y parut sous des habits de caractère ou de bergère, qui cachaient sa majesté sans cacher son nom ; la princesse se complaisait à y être reconnue ou devinée à la souplesse de sa taille et à la délicatesse de ses mains ; elle y entendait sana colère des hommages à sa beauté, qui flattaient son orgueil sans avoir le droit d'offenser son rang. Une fois même elle monta avec une seule suivante dans une de ces voitures banales qui stationnent sur les places publiques, s'amusant de comparer la majesté de son rang et la vulgarité de son costume et de sa suite. Ces légèretés, applaudies de ceux qui les partageaient, trahies à Versailles, chuchotées à Paris, grossies et incriminées par la malignité publique, devenaient l'entretien de la France et le reproche de l'Europe. On leur prêtait à tort des motifs qui les pervertissaient. On nommait les favorites, on désignait les favoris, on plaignait le Dauphin, on accusait le comte d'Artois, on se vengeait de la licence presque générale alors des mœurs en incriminant avec une sévérité morose les irréflexions de la jeunesse de cour.

L'opinion publique, d'abord idolâtre de Marie-Antoinette, concevait contre elle des impressions qui ne devaient plus s'effacer. Le parti politique et religieux opposé au duc de Choiseul, auteur du mariage avec une princesse autrichienne, se réjouissait de voir ainsi ses prophéties vérifiées et présageait des malheurs et des hontes à une union formée sous de si funestes auspices.

 

VI.

A la mort de Louis XV, la Dauphine, devenue reine, ne parut voir dans son rang qu'une domination plus absolue sur la cour et une plus large prodigalité pour ses caprices. La supériorité naturelle d'esprit et de caractère qu'elle avait sur son mari lui donna la confiance avec l'ambition de le gouverner. Elle prit la flatterie dont entourait ses charmes pour de l'empire. La passion tardive qui commença à cette époque à naître dans le cœur et dans les yeux du roi subjugua ce prince, chaste avec toutes les autres femmes. Elle conquit sur lui le double ascendant de l'âme et des sens. La naissance d'une première fille et l'espérance d'un fils héritier du trône confirmèrent sa puissance. Louis XVI asservi donna à la cour l'exemple de l'idolâtrie pour la jeune reine.

Elle accepta avec le délicieux orgueil de la beauté ce rôle d'idole et s'enivra de l'encens qu'on lui faisait respirer. Le roi était incapable de la guider ; ses tantes, filles de Louis XV, reléguées dans le palais de Meudon, n'avaient pas même l'autorité des conseils sur elle. Ses deux belles-sœurs, la comtesse de Provence et la comtesse d'Artois, aussi jeunes et inférieures en rang à la cour, n'avaient pour elle que des déférences publiques ou des blâmes importuns. Elle n'avait pour tout conseil grave qu'un prêtre de cour, l'abbé de Vermont, austère d'apparence, complaisant de langage, jaloux de crédit, conseiller d'ambition et non de vertu. Le duc de Choiseul avait désigné cet abbé subalterne mais diplomate pour aller à Vienne donner des leçons de français à l'archiduchesse destinée au trône de France, et pour l'instruire en même temps aux mœurs et aux manéges de la cour de Versailles. L'impératrice Marie-Thérèse avait remis le cœur et l'esprit de sa fille à ce mentor comme au confident le plus propre à maintenir, par l'ascendant de la Dauphine sur son mari devenu roi, l'alliance autrichienne avantageuse à son empire.

 

VII.

Marie-Antoinette, devenue Dauphine' et reine, écoutait à la fois, dans l'abbé de Vermont, le duc de Choiseul et sa mère. Elle lui avait conservé, sous un humble titre et sous une apparence modeste, la direction secrète de sa politique. II logeait au palais, il avait accès à toute heure auprès d'elle, il était l'oracle caché de ses résolutions. Moins elle réfléchissait, et plus elle avait besoin d'un homme qui réfléchissait et décidait pour elle. Le crédit mystérieux de l'abbé de Vermont, qui ne contrariait jamais les penchants du cœur, était souverain sur les choses d'État. Louis XVI, qui le voyait tous les jours et à toute heure chez sa femme, le subissait et le redoutait. En vingt ans, le roi ne lui avait adressé ni une parole ni un sourire ; il voyait en lui une espèce d'otage du duc de Choiseul, de représentant de la famille de la maison d'Autriche dans son palais, un droit réservé de la reine. Mais malgré tous les efforts de l'abbé de Vermont pour élever l'esprit de la jeune reine à quelque gravité d'étude, de lecture ou de réflexion politique, il avouait lui-même qu'il n'avait jamais pu lui faire lire un livre sérieux dans toute sa vie. Il avait bien pu lui donner l'ambition, jamais l'aptitude du gouvernement. Elle voulait bien régner, mais non fatiguer son esprit aux ressorts du règne. Cette irréflexion, qui faisait son charme, fut toujours le principal défaut de sa nature.

 

VIII.

La reine avait une autre passion, conséquence de cette habitude d'irréflexion et de cette impossibilité de mûrir : c'était la passion innocente mais effrénée de la liberté et du loisir. Toute représentation lui pesait. Élevée dans la simplicité familière du palais de Schœnbrünn, où les princes et les princesses ne revêtent leur dignité que les jours de cérémonie, la pompe obligée et le cérémonial contraint de la cour à Versailles étaient des chaînes qu'elle aspirait à déposer. Elle voulait bien donner quelques apparitions éclatantes à sa cour et à son peuple ; mais elle voulait se réserver son cœur, ses penchants, ses intimités, être femme pour elle-même après avoir été reine pour ses sujets. Un impérieux attrait l'inclinait à des sociétés intimes et à des amitiés exclusives. Elle avait la passion des favorites ; elle les choisissait comme choisit le regard, à l'agrément plus qu'à la solidité. Un coup d'œil décidait de son attachement, car cet attachement naissait de la beauté. Ces attachements avaient la promptitude, l'excès, l'abandon, les jalousies, les ruptures, les larmes, les raccommodements de l'amour. L'amitié était pour elle le bonheur ou le tourment de sa vie. Elle cherchait une amie comme on cherche son destin ; elle semblait se transformer toute entière dans la femme qu'elle aimait ; elle jouissait de descendre ; elle ne se réservait de la reine que les douceurs de combler de faveurs royales l'amie qu'elle rapprochait du trône ; elle intervertissait les rangs entre elle et ses favorites pour égaliser les sentiments. On la vit se jeter en larmes aux pieds d'une de ses amies, madame de Polignac, pour la conjurer de ne pas abandonner sa cour et de ne pas rejeter ses bienfaits.

 

IX.

Une princesse charmante et vertueuse, madame de Lamballe, fut son idole avant d'être victime de sa destinée. La reine l'éleva du premier mot aux fonctions de surintendante de sa maison, brisant violemment, pour la rapprocher ainsi d'elle, tous les droits et tous les murmures des personnes plus anciennement attachées à la cour. Cette affection, pure et désintéressée dans la princesse de Lamballe, fit pendant quelques mois le bonheur de Marie-Antoinette. Un an après, elle aperçut dans une fête de la cour une jeune femme de dix-huit ans, la plus belle et la plus attrayante des femmes de son temps : c'était la comtesse Jules de Polignac. Marie-Antoinette fut éblouie de cette apparition. Elle s'informa des motifs qui avaient dérobé jusque-là cette jeune personne à la cour. Elle apprit que la fortune restreinte de l'antique maison des Polignac les retenait dans l'obscurité de leur province. Elle combla de titres, de fonctions à la cour, de fortune, la distance qui séparait d'elle cette amie ; elle la rapprocha de la cour ; elle lui donna le premier rang dans sa maison ; elle lui demanda son affection, elle lui prodigua la sienne, elle fit régner madame de Polignac sur toutes ses volontés.

Elle créa à côté de la cour officielle une cour intime et personnelle, dont la favorite fut le centre souverain. Elle y parut moins en reine qu'en amie. Les parents, les amis, les adorateurs de madame de Polignac, devinrent la famille, la préférence, l'intimité familière de la reine de France. Ce fut là qu'elle voulut être adorée. Le roi lui-même y suivit sa femme. Ses ministres n'eurent d'empire que celui qu'ils empruntaient à la faveur de ce cénacle.

La noblesse murmura, le peuple soupçonna des mystères de perversité dans de simples excès de faveur. Les hommes les plus beaux et les plus séduisants de la cour recherchèrent et obtinrent en petit nombre l'accès de cette société. M. de Vaudreuil, M. de Lauzun, M. de Billon, M. de Bezenval, le prince de Ligne, M. de Fersen, le comte d'Adhémar, le duc de Coigny surtout, élite de la jeunesse et de l'élégance du temps, y vécurent en familiarité avec les deux amies. La malignité affecta de voir dans cette amitié privée de la reine un voile derrière lequel elle cachait des préférences transparentes et des intimités que rien n'altéra.

 

X.

Bientôt ce voile ne sembla plus assez épais. La reine, importunée de la pompe et du grand jour de ses palais, demanda au roi une maison rustique et retirée au milieu d'un jardin moderne, au bord des bois. Le roi lui donna complaisamment le Petit-Trianon. Elle y cacha sa vie avec madame de Polignac et un petit nombre d'amis. Elle y joua à la solitude et à la félicité champêtre ; la modicité de la maison, la rusticité des jardins, la nudité des ameublements, la suppression de tout cérémonial, la simplicité affectée des costumes ; faisaient oublier la reine dans la maîtresse de cette chaumière. Le roi lui-même n'y venait plus en roi, mais en particulier. Les délices des jardins, la culture des fleurs, les occupations rurales de la laiterie, les repas sous l'ombre des arbres, la musique cachée dans les bois, les illuminations réfléchies dans les eaux, les promenades à la clarté de la lune, les représentations théâtrales dans lesquelles la reine elle-même faisait applaudir ses charmes et sa voix dans des rôles tels que ceux de Rosine de la comédie de Beaumarchais, les heures entièrement consacrées aux soins de sa beauté, les modes élevées à l'importance des affaires d'État, les marchandes et les coiffeurs devenus de véritables ministres des vanités, le petit nombre admis, le grand nombre refusé, le mystère, les demi-confidences, les interprétations, ces calomnies de l'ignorance, firent de cette retraite une Caprée, et de ces mystères des crimes. Son innocence même fit dédaigner à la reine ces murmures de l'opinion.

 

XI.

Un coup de foudre la réveilla de ces enchantements : un mystère d'intrigue et de perversité à demi dévoilé par les débats d'un procès fameux, mais dont le temps n'a pas encore déchiré tous les voiles, éclata au sein de cette sécurité.

Dans la matinée du 13 août 1785, la reine essayait à Trianon le costume de Rosine, et se félicitait avec ses femmes de l'ivresse qu'elle exciterait le soir, dans ce rôle d'une comédie en vogue. Jamais son visage n'avait été plus serein. Une de ses confidentes, accourue de Paris, madame Campan, femme de sa domesticité intime, demanda, tout émue, à entretenir en secret la reine. Les femmes se retirèrent.

La reine, oubliant les habits de théâtre dont elle était à demi vêtue, suspendit un moment sa toilette ; elle s'assit sur un sofa pour écouter avec distraction ce qu'on avait d'urgent à lui dire.

 

XII.

La confidente lui raconta, d'un accent ému et précipité, que Bœhmer, joaillier de la couronne, était venu la veille la trouver dans une campagne près de Paris, où elle était en ce moment en congé dans sa famille ; que cet homme, alarmé jusqu'au délire sur le sort de sa fortune, lui avait demandé un entretien secret dans le jardin ; qu'il lui avait dit avoir remis, sur la foi d'un billet écrit et signé de la main de la reine, au grand aumônier, le cardinal prince Louis de Rohan, un collier de diamants du prix de seize cent mille francs ; que cette parure, sur le prix de laquelle Bœhmer n'avait reçu que trente mille francs, avait été remise de ses propres mains à une femme se disant investie de toute la confiance de la reine, le comtesse de Lamotte ; que les seize cent mille francs devaient être payés en différents termes ; que ces termes étaient arrivés ; que le cardinal, dans l'impossibilité de payer, renvoyait le joaillier à la reine ; que Bœhmer, sachant par le cardinal le désir de la reine de tenir cette acquisition secrète, avait parlé et écrit en termes ambigus à cette princesse pour lui rappeler son engagement et pour la supplier de penser à lui ; que la reine avait feint de ne pas comprendre ; qu'il n'entendait plus parler de remboursement ; qu'il avait lui-même des engagements de commerce arrivés à leur échéance dans peu de jours, et que s'il y manquait, faute de l'acquittement par la reine des engagements pris envers lui, il ne lui resterait que la banqueroute pour nécessité et la mort pour asile ; que dans cette extrémité il était venu supplier la femme de chambre de représenter sa détresse et son désespoir à sa maîtresse et de la conjurer de donner des ordres pour le prompt acquittement du prix du collier, à défaut de quoi il serait obligé de découvrir la vérité et de montrer les billets de la reine, gages de sa créance et de sa bonne foi.

 

XIII.

La reine, à ce récit, dans lequel il lui était impossible de comprendre autre chose que la démence du joaillier ou quelque mystère d'iniquité que la haine de ses ennemis, servie par la fourbe ou par l'imbécillité du grand aumônier, voulait faire rejaillir sur son nom, pâlit, rougit, s'étonna, se récria et finit par frémir d'indignation contre un pareil attentat à son rang et à son honneur. Elle retourna en vain dans ses conjectures avec sa confidente toutes les étranges circonstances de ce récit sans pouvoir y discerner l'ombre d'une hypothèse de nature à en expliquer l'énigme. Mais elle entrevit à l'instant le danger pour sa considération déjà si gravement atteinte par les suppositions et les calomnies de la haine.

Sa première pensée fut d'envoyer chercher Bœhmer et de lui demander à lui-même l'explication de ce mystère ; puis elle réfléchit qu'une entrevue préalable sur un pareil sujet, avec un homme qui était peut-être victime, mais peut-être aussi complice de cette obscure conjuration, lui serait imputée à crainte ou à crime, et pourrait fonder d'odieux soupçons de connivence avec les machinateurs de sa ruine.

Elle renonça à ce dessein ; elle congédia les femmes de sa toilette et remit à un meilleur jour la représentation annoncée ; elle envoya chercher son conseiller intime, l'abbé de Vermont, ne voulant prendre aucune résolution avant d'avoir consulté l'oracle. L'abbé de Vermont n'hésita pas à voir dans cette aventure un piège sinistre ou un péril mystérieux à conjurer promptement pour sa protectrice. Il l'engagea à faire appeler le baron de Breteuil.

 

XIV.

Le baron de Breteuil, ministre de la maison du roi, dans le ressort duquel étaient les mesures d'Etat, la haute police, les lettres de cachet, les détentions arbitraires, était, de tous les ministres, le plus personnellement affidé à la reine. Elle l'inspirait et il lui répondait du conseil du roi. Le ministre, l'abbé de Vermont et la reine, enfermés ensemble dans un des cabinets de Trianon, se consultèrent, avec un mystère commandé par la gravité de l'outrage, sur le parti le plus opportun à prendre pour préserver la majesté royale, étouffer le scandale ou faire retomber avec justice la calomnie sur les calomniateurs. Il y en avait deux : le secret ou l'éclat.

Le secret pouvait tout couvrir ; on désintéressait le joaillier de lu somme qu'il avait perdue en croyant livrer à la reine ses diamants, sans doute livrés à des imposteurs. On examinait sans bruit l'intervention imputée au grand aumônier dans cette escroquerie inexplicable ; on le respectait s'il 4tait innocent, on l'exilait s'il était coupable. Les lettres de cachet, sorte de justice préventive et souveraine attribuée par l'usage au pouvoir royal, avaient étouffé sans doute bien d'autres iniquités.

Ce parti paraissait, au premier abord, le plus sage, et il épargnait à la reine bien des angoisses et au roi lui-même bien des dégradations de majesté. Si la reine eût été, aux yeux de ses sujets, investie de cette inviolabilité de respect qui interdit même le soupçon du peuple sur la vertu de sa souveraine, l'abbé de Vermont, le baron de Breteuil, le roi, la reine elle-même, auraient infailliblement adopté ce parti du silence, qui ensevelissait tout.

Mais ce silence ne pouvait déjà plus être complet : les agents obscurs et plus ou moins nombreux de cette intrigue pouvaient parler ; Bœhmer et ses associés pouvaient parler ; madame de Lamotte et le cardinal pouvaient parler ; la famille de Rohan pouvait parler ! Que diraient-ils ? Que la reine, se sentant coupable, avait payé leur silence par l'acquittement spontané du collier ; que le roi, pour couvrir l'imprudence ou la déloyauté de son épouse, avait sacrifié un prince de l'Église et puni des innocents. Les déconsidérations et les rumeurs déjà accréditées contre la personne de la reine auraient trouvé partout une cour, un peuple, un clergé crédules, et l'opinion, tenue dans l'ignorance, aurait supposé des crimes où il n'y avait que de l'indulgence pour les criminels, et de la pudeur pour la royauté.

La reine avait le sentiment de son impopularité : on ne la croirait pas sur parole, et ce fut ne sentiment de la défiance publique qui lui fit chercher sa justification dans le bruit. On peut blâmer ce parti en considérant les suites déplorables de cette résolution ; mais quand on se reporte au temps, aux lieux, mit circonstances, aux inimitiés qui épiaient déjà Marie-Antoinette, aux calomnies qui envenimaient ses légèretés, il est impossible de l'accuser d'avoir revendiqué sa considération et son innocence dans un jugement. Le bruit l'exposait sans doute, mais le silence la perdait. L'éclat fut résolu. Le baron de Breteuil prépara tout pour saisir et pour attirer les coupables.

 

XV.

Le 15 août 1785, à midi, au palais de Versailles, le prince Louis de Rohan, cardinal et grand aumônier de France, sortant de la chapelle, où il venait d'accompagner la famille royale, en habits pontificaux, reçut l'invitation de se rendre dans le cabinet du roi. Louis XVI, la reine, les princes et les ministres l'attendaient comme un tribunal d'État prêt à le condamner ou à l'absoudre, selon ses réponses. Le cardinal n'avait aucun soupçon de la scène imposante où il allait figurer comme accusé. Les physionomies irritées ou sévères lui révélèrent en entrant la disgrâce et l'indignation de ses souverains.

« Vous avez acheté des diamants à Bœhmer ? » lui dit le roi du ton d'un juge qui interroge un coupable déjà convaincu. « — Oui, sire », dit en s'inclinant le cardinal. « — Qu'en avez-vous fait ? — Je croyais », répondit le cardinal en levant un regard timide mais confiant sur Marie-Antoinette, « qu'ils avaient été remis à la reine. — Qui vous avait chargé de cette prétendue commission ? » reprit le roi. « — Une dame appelée madame la comtesse de Lamotte-Valois, qui m'avait présenté une lettre de la reine, et j'ai cru faire ma cour à Sa Majesté en me chargeant de cette commission. »

Alors la reine, ne pouvant contenir son indignation, « Comment, monsieur », dit-elle, « vous à qui je n'ai pas adressé la parole depuis huit ans, vous avez cru que je vous choisissais pour une telle négociation et par l'entremise d'une pareille femme ! — Je vois bien », répondit humblement le cardinal, « que j'ai été cruellement trompé. Je paierai le collier. L'envie que j'avais de plaire à Votre Majesté m'a fasciné les yeux ; je n'ai pas vu la supercherie, je suis désespéré. »

Tirant alors de son sein un petit portefeuille qui contenait la prétendue lettre secrète de la reine à madame de Lamotte pour lui donner cette commission, il la présenta au roi, qui la parcourut d'un œil rapide et incrédule. « Eh quoi ! monsieur », dit le roi en montrant du doigt la fausse signature de sa femme, « comment un prince de la maison de Rohan et un grand aumônier de France a-t-il pu croire que la reine signait Marie-Antoinette de France, quand tout le monde sait que les reines ne signent jamais que leur nom de baptême ! »

Le roi alors lui montrant les lettres qu'il avait écrites lui-même à Bœhmer, lui demanda l'explication claire et franche de toute cette énigme. A ces mots, le cardinal, troublé jusqu'à l'évanouissement par la nécessité où il se croyait d'inculper la reine en face et en présence de son mari, ou d'avouer son intimité personnelle avec une intrigante dont il aurait été le jouet, pâlit, chancela et s'appuya sur la table, de peur de tomber sur le parquet. « Calmez-vous, monsieur le cardinal, » lui dit le roi avec bonté, « et passez dans la pièce voisine pour écrire ce que vous avez à me dire, »

 

XVI.

Le cardinal sortit, écrivit succinctement une déposition obscure et rentra pour la remettre dans les mains du roi.

C'était le moment pour le roi de couvrir de son indulgence un coupable qui confessait assez de sa faute pour justifier complétement sa souveraine, et qui, en laissant retomber toute cette intrigue sur la vile intrigante qui l'avait tramée, enlevait toute importance au scandale et tout motif à une plus haute publicité. La politique et l'indulgence conseillaient évidemment alors la longanimité. La passion conseilla autrement la reine et le baron de Breteuil. Elle haïssait dans le cardinal un homme qui l'avait desservie pendant son ambassade à Vienne, dans ses dépêches à la cour de France, et qui, pour empêcher son mariage, avait adressé sur elle à Louis XV des renseignements défavorables à son caractère.

Le baron de Breteuil n'avait de passion que la passion de servir celle de la reine, L'occasion de perdre un ennemi de sa souveraine parut, sans doute à ce ministre, plus pressante que celle de le justifier. En sortant du cabinet du roi, le baron de Breteuil fit arrêter le grand aumônier dans la galerie du palais.

La foule étonnée des courtisans et des officiers se pressa autour du cardinal, pendant qu'on appelait les gardes pour le conduire à la Bastille. Le cardinal profita de ce tumulte pour se retirer à l'écart ; il se baissa comme s'il avait eu quelque chose à rajuster à sa chaussure ; il écrivit au crayon deux mots à son secrétaire, l'abbé Georgel, et glissant ce billet dans les mains de son heiduque, il lui fit signe de porter en toute hâte ce papier à Paris.

Le fidèle heiduque, montant à cheval, devança à l'hôtel de son mettre les agents de M. de Breteuil chargés de saisir les papiers. L'abbé Georgel eut le temps d'anéantir les correspondances scandaleuses du cardinal et de madame de Lamotte. Il ne resta au procès que les accusés et les témoignages verbaux.

Le cardinal fut enfermé 4 la Bastille et l'instruction de son procès dévolue au parlement. C'était donner à un corps jaloux et ennemi l'orgueil de juger l'honneur de la couronne. L'instruction du procès dura six mois, pendant lesquels l'obscurité qui couvrait les interrogatoires et le mystère qui soutient les curiosités appelèrent les interprétations les plus irrespectueuses sur la personne et sur le rôle de la reine dans cette affaire. Le mystère tout entier qui innocentait cette princesse n'éclata qu'au dernier jour.

L'intrigue parut alors si compliquée et si inextricable, que la calomnie chercha encore à en exploiter les invraisemblances contre la reine, tant la crédulité même avait peine à croire à un tel prodige de ruse, de perversité et d'ineptie dans les auteurs du drame ténébreux que nous allons retracer.

 

XVII.

Le prince Louis de Rohan, cardinal et grand aumônier de France, était un homme jeune, beau, prodigue, débauché, ambitieux, mais d'une légèreté de mœurs qui n'allait pas jusqu'au cynisme, et d'une soif de faveurs qui n'excluait pas l'honnêteté de l'âme. La candeur de ses aveux, son repentir, le dévouement de la seconde moitié de sa vie à la réparation de sa renommée et à l'accomplissement de ses devoirs envers la monarchie écroulée, ont laissé sur son caractère plus d'indulgence et plus de pitié que de reproches et de colère. Né d'une maison princière, revêtu dès sa plus tendre jeunesse de la première dignité de l'Église et du palais, grand aumônier, évêque de Strasbourg, possesseur de vastes domaines au-delà du Rhin, doté de revenus ecclésiastiques et d'abbayes qui élevaient sa fortune au niveau des fortunes royales, il ne lui restait à convoiter en entrant dans la vie que les deux biens imaginaires qui deviennent la maladie des heureux du monde, la faveur et le pouvoir.

 

XVIII.

Sa famille et ses flatteurs lui avaient persuadé qu'un homme de sa naissance, de sa richesse et de son rang était né pour gouverner l'État. Les noms des princes de l'Église, Suger, le cardinal d'Amboise, Richelieu, Mazarin, Fleury, sous lesquels les rois de France avaient régné, aiguillonnaient son émulation. Sans avoir ni leur génie, ni leur labeur, ni leurs vertus, il aspirait à leurs destinées. Dans cette pensée, il avait voulu débuter dans la politique par une grande ambassade à Vienne. On avait accordé cette faveur à ses caprices. Il avait ébloui, scandalisé la cour austère de Marie-Thérèse d'Autriche par le luxe de sa représentation, par la légèreté de ses pensées et par la licence de ses mœurs. C'était le moment où Marie-Thérèse et le duc de Choiseul concertaient ensemble le mariage de la jeune archiduchesse Marie-Antoinette avec le Dauphin. Le cardinal ambassadeur, chargé de transmettre à la cour de France les détails confidentiels sur la personne, le caractère, les penchants de l'archiduchesse, avait étourdiment adressé à Paris des insinuations peu favorables à Marie-Antoinette. Il avait parlé légèrement des inclinations de celle qui devait être sa reine un jour.

Marie-Thérèse et sa fille, instruites, par leurs intelligences à la cour de Louis XV, des termes dans lesquels le cardinal avait parlé, en avaient conçu un légitime et ineffaçable ressentiment.

Le cardinal, rappelé promptement à Paris, avait obtenu de son droit, et de l'obsession de sa puissante maison, la place de grand aumônier ; mais ni le roi ni la reine ne lui avaient rendu la faveur en lui accordant la dignité. Ils le tenaient à distance, excepté dans les cérémonies officielles où son ministère l'appelait à la cour. L'énormité de ses dettes, le scandale de son luxe, l'équivoque de sa réputation, autorisaient cette répugnance et cet éloignement. La reine surtout, maîtresse déjà du crédit et des grâces, affectait envers le cardinal un silence expression du mépris. Cette disgrâce de sa souveraine, obstacle insurmontable aux pensées ambitieuses qui continuaient à travailler le prince Louis de Rohan, faisait le malheur et l'inquiétude de sa vie : Il s'efforçait de fléchir à tout prix cette sévérité de la reine. Son admiration pour la beauté de cette princesse affectait les formes d'un culte esclave pour devenir tout-puissant. Comme toutes les passions, cette passion de parvenir au pouvoir en reconquérant la faveur d'une femme égarait l'esprit du cardinal et le prédisposait à la plus aveugle crédulité.

Telle était la disposition de l'esprit et du cœur du prince Louis, quand une circonstance accidentelle, et qui ne tenait qu'au débordement habituel de ses mœurs, vint lui présenter une amorce à laquelle il se laissa séduire au premier mot.

 

XIX.

Il y avait alors à Paris une jeune femme d'une rare beauté et d'un esprit corrompu d'avance par la disproportion étrange entre sa condition natale et son nom. La grandeur de son origine, l'orgueil de ses souvenirs, l'infinité de son rang, la misère de son berceau, devaient la porter naturellement à rêver des aventures, des hasards, et jusqu'à des crimes qui lui rendissent une fortune au niveau de ses pensées.

Elle s'appelait la comtesse de Lamotte -Valois ; elle était née dans une chaumière de la Champagne d'une famille rurale et indigente, qui ne conservait de sa splendeur éteinte que des titres authentiques.de noblesse royale, attestant que cette famille descendait dé la dynastie des Valois. Ces titres, connus dans cette province et vérifiés par le généalogiste de la cour, avaient intéressé quelques nobles du voisinage. La charité publique avait fait les frais de l'éducation de l'orpheline. Un gentilhomme de Bar-sur-Aube, nommé le comte de Lamotte, simple gendarme dans la maison militaire du roi, espérant trouver un titre à l'attention de la cour dans le nom de sa femme, l'avait épousée. Jeune, belle, séduisante, ingénieuse, active, madame de Lamotte, unie à un époux qui sollicitait lui-même sa femme à l'intrigue et à la mendicité, n'avait pas tardé à s'insinuer dans quelques grandes familles et dans la domesticité de la cour, pour y revendiquer la protection et l'intérêt inspirés par sa figure et par son nom. La reine elle-même avait entendu parler d'elle et lui avait fait parvenir ses bienfaits. On disait même, mais rien ne le prouve, que madame de Lamotte lui avait été présentée. La jeune femme, exploitant astucieusement ces bienfaits de la reine, insinuait partout qu'elle jouissait de la protection de sa souveraine et doublait par cet artifice le crédit de ses sollicitations à la cour.

 

XX.

En quêtant ainsi une protection, elle parvint à l'audience du grand aumônier. Ce prince, ébloui de ses charmes, convaincu par la candeur de sa jeunesse, touché des contrastes entre son origine et son indigence, en devint éperdument épris. La comtesse trouva dans le cœur du prince une source inépuisable de prodigalités. Elle l'insinua dans tous ses secrets d'ambition. Elle vit que la passion de reconquérir à tout prix la faveur de la reine pour rétablir par le rang de premier ministre une fortune obérée et une considération perdue, était le rêve et presque la démence de sa vie. Ces confidences, qu'elle rapportait à son mari et à un cercle étroit de libertinage et d'intrigue dont elle était le ressort caché, firent naître dans son âme l'idée et le plan d'une des plus infernales machinations dont les annales de l'astuce humaine aient conservé le souvenir.

 

XXI.

Après avoir patiemment tendu ses fils avec ses affidés et préparé par d'habiles gradations la crédulité du cardinal au secret simulé qu'elle voulait lui confier, elle lui avoua sous le sceau du plus profond mystère qu'elle avait, à l'insu de tout le monde, des entrevues avec la reine ; que cette princesse, dont on connaissait l'entraînement vers des favorites, l'honorait de la plus affectueuse intimité ; qu'elle avait pris insensiblement sur son esprit et sur son cœur un ascendant dont la publicité aurait excité la jalousie de ses autres amies ; que le mystère couvrait sa familiarité et ses entretiens nocturnes dans les jardins du Trianon ; que clans ces entretiens le nom du cardinal revenait souvent par la pente qu'elle-même savait donner aux confidences de la reine ; que cette princesse était revenue ainsi peu à peu de ses préventions fatales contre le caractère et le talent de son grand aumônier ; qu'elle aspirait à utiliser ce caractère et ces talents pour la gloire du roi et pour le salut du royaume ; qu'elle était forcée par la politique à dérober sa faveur secrète sous une froideur et sous un silence affectés devant sa cour, mais qu'avant peu de temps elle manifesterait au grand jour ce qu'elle gardait dans l'ombre de ses desseins, et que dès à présent elle autorisait le cardinal à lui écrire pour elle seule la justification de sa conduite A Vienne, et à entrer en correspondance avec elle par l'intermédiaire unique de madame de Lamotte-Valois,

 

XXII.

L'ivresse du cardinal à ces aveux, présages de sa faveur et de sa puissance, sa confiance dans l'esprit de sa confidente, son respect pour le nom qu'elle portait, sa passion pour elle, doublée par sa passion de grandeur, remplirent son Arne d'un éblouissement de félicité. fi voulait croire, il avait besoin de croire, et il crut. Il rédigea pour la reine une apologie de sa conduite, dans laquelle il prosternait son âme à ses pieds ; il la sup. pliait de hâter l'instant où il lui serait enfin permis de s'y prosterner en réalité et de se dévouer sans réserve à la gloire et à la félicité de sa souveraine. Un petit billet à tranches dorme d'une écriture simulée de la reine lui fut remis en retour par madame de tomette. « J'ai lu votre lettre », lui disait-on l « je suis charmée de s ne plus vous croire coupable ; je ne puis vous accorder encore l'audience que vous désires ; quand les circonstances le permettront, je vous ferai prévenir.  Soyez discret I »

 

XXIII.

Cette correspondance et cette attente, habilement suspendues pour accroître et pour éluder l'impatience du grand aumônier, furent entretenues pendant de longs mois par madame de Lamotte. Elle s'en servit plusieurs fois pour faire connaître au cardinal de prétendues nécessitée d'argent éprouvées par la reine, et pour faire prévenir les désirs de la princesse par le cardinal, prodigue de son or pour mieux assurer sa future faveur. Elle s'appropria ses dons ; mais ces sommes, qui ne s'élevaient qu'à cent vingt mille francs, ne suffisaient pas à ses convoitises : elle rêvait une plus riche proie. Le hasard et le génie de l'intrigue la lui présentèrent et la jetèrent dans ses mains.

Deux joailliers de Paris associés, Bœhmer et Bassange, fournisseurs habituels des diamants de la cour, avaient rassemblé dans toute l'Europe une collection de diamants dont ils avaient composé un collier du prix de seize cent mille francs, qu'ils se flattaient de faire acquérir à la reine. La pénurie des finances, la répugnance du roi pour les dépenses de luxe, le peu de goût de la reine, assez belle de sa simplicité, pour les diamants, avaient jusque-là trompé l'espoir des joailliers ; mais le bruit de cette magnifique collection de brillants avait transpiré à la cour et dans Paris ; on parlait de ce collier comme, d'un prodige de la nature, de l'art et du luxe. Madame de Lamotte arrêta, sa pensée sur ce trésor, et elle résolut de se l'approprier en allumant jusqu'au délire l'ambitieuse crédulité du cardinal.

 

XXIV.

La feinte correspondance de la reine avec le prince de Rohan préludait merveilleusement à ce dessein. Madame de Lamotte commença par entretenir vaguement le cardinal du désir que lui avait exprimé la reine de posséder le collier des Bœhmer. Mais la reine, ajouta-t-elle, connaissant l'opposition du roi aux dépenses stériles, veut faire à son mari un mystère de cette acquisition. Elle a jeté les yeux sur vous pour vous confier la négociation de ce caprice, devenu pour elle une passion. Quand il sera temps et quand elle aura rassemblé les fonds nécessaires à cette acquisition, elle vous fera prévenir. Jusque-là, gardez-vous de parler ou d'agir.

 

XXV.

Le prince, de plus en plus ravi d'être choisi par sa souveraine pour négociateur secret d'une de ses fantaisies, devança dans sa pensée l'heure de rendre ce service à l'arbitre de sa fortune. La reine temporisant et faisant attendre son signal, il partit pour son évêché de Strasbourg.

Un autre piège l'attendait dans son palais de Saverne. Un homme mystérieux, dont l'existence est une énigme que le temps n'a pas encore expliquée et que le charlatanisme seul n'explique pas, Cagliostro, thaumaturge ambulant du XVIIIe siècle, fanatisait alors, par ses prodiges, par son éloquence, par sa philosophie et par ses libéralités, la ville de Strasbourg. Était-ce un instrument politique soldé par une puissance invisible pour surprendre les secrets de la France dans le cœur de son aristocratie infatuée de son génie ? Était-ce un alchimiste qui avait réellement retrouvé quelques-uns des secrets de la transmutation des métaux ? Était-ce un simple charlatan affilié à des escrocs de toutes les nations et se servant de ses prestiges sur l'imagination pour dérober à la crédulité des dupes l'or qu'il semait sur le peuple ? Nul ne le sait ; mais l'empire étrange et immense que Cagliostro exerçait alors en France sur la classe supérieure, opulente, lettrée et philosophique de la nation, faisait de cet étranger le mystère, l'étonnement et le prestige vivant de l'époque. La crédulité ne suffit pas pour expliquer son ascendant prodigieux sur l'opinion publique.

 

XXVI.

Un tel homme devait séduire surtout l'imagination active et l'esprit faible du cardinal de Rohan. Le bruit des prodiges que. Cagliostro opérait à Strasbourg était un des motifs qui faisaient prendre au cardinal la route de son évêché, et peut-être ce bruit était-il parti de là pour exciter plus directement la curiosité du crédule pontife.

Quoi qu'il en soit, à peine le cardinal était-il arrivé à sa résidence épiscopale et princière de Saverne, que, sans pudeur pour son sacerdoce et pour son rang, il fit témoigner par Je baron de Planta, son ancien secrétaire d'ambassade et son confident, à Cagliostro, le désir de le voir. Cagliostro, en homme d'autant plus désiré qu'il se prodiguait moins, répondit au baron de Planta avec la fierté d'un philosophe que son génie égale à tout : « Si le cardinal est malade, qu'il vienne, et je le guérirai ; s'il se porte bien, il n'a pas besoin de moi, et je n'ai pas besoin de lui, »

 

XXVII.

Cette réponse, loin d'offenser le prince, ne fit qu'irriter davantage son impatience d'être l'adepte de l'homme mystérieux. Il se rendit à Strasbourg, il vit Cagliostro. Son imagination prévenue lui fit éprouver en sa présence un de ces respects superstitieux qui subjuguent l'âme par les sens. Témoin des prodiges multipliés du maître et de ses libéralités sur les malades et sur les indigents qui assiégeaient sans cesse sa porte, confident de sa philosophie naturelle qui l'introduisait dans 'les arcanes d'une chimie et d'une alchimie miraculeuses, disciple de sa religion mystique qui substituait le théisme à la révélation, séduit surtout par la contemplation du trésor intarissable que le magicien étalait et répandait devant lui comme un homme qui puise sans compter à la source de l'opulence infinie, le cardinal entraîna Cagliostro à Saverne, s'honora d'être l'hôte d'un envoyé de la Providence, se livra sous sa direction aux opérations de l'alchimie, et répandant à son tour tous ses secrets dans l'âme de son maître, fit évoquer par lui les ombres du passé et les oracles de l'avenir.

L'habile alchimiste, heureux d'avoir conquis le plus opulent et le plus crédule des adeptes, flatta les vanités, les ambitions et les amours du prince. « Votre âme », lui dit-il, « est digne de la mienne, et vous méritez d'être le confident de tous mes secrets. La femme que vous aimez vous rendra l'affection d'une grande princesse, et cette faveur vous élèvera au rang suprême, où vos vertus et vos talents se répandront en bienfaits sur les hommes. » Les charmes et les séductions d'une Italienne de merveilleuse beauté et d'éternelle jeunesse que Cagliostro présentait comme sa femme, complice qui avait pour lui le dévouement d'une esclave, relevait encore aux yeux du cardinal les enchantements du maître.

 

XXVIII.

Il était dans toute la ferveur de son enthousiasme, quand un faux billet de la reine, apporté à Saverne par un courrier de madame de Lamotte, le rappela subitement à Paris. Le moment que je désire n'est pas encore venu », disait la lettre ; « mais je hâte votre retour pour une négociation secrète qui m'intéresse personnellement et que je ne veux confier qu'à vous. La comtesse de Lamotte vous dira de ma part le mot de l'énigme. »

Ivre d'espérance, il partit pour Paris, où Cagliostro et sa femme le suivirent. Tout atteste que le magicien lui-même, devenu le confident du prince, était dupe et non complice alors des ruses de la maîtresse du cardinal, et qu'il croyait sincèrement à la correspondance secrète de la reine et du grand aumônier. Il fondait vraisemblablement sur cette intelligence entre deux personnages aussi puissants l'espérance d'une fortune plus réelle que ses chimères.

 

XXIX.

Une lettre décisive de la reine attendait le cardinal à Paris. Cette lettre, signée Marie-Antoinette de France, lui donnait l'autorisation d'acheter pour elle un collier de diamants de dix-huit cent mille francs du joaillier Bœhmer.

Cette autorisation était un ordre pour lui. Il vole chez Bœhmer, lui montre le billet de la reine, il débat le prix, il fixe les termes, il remet un premier acompte de trente mille francs qui lui avait été remis à lui-même comme venant de la reine par madame de La-- motte, il signe le contrat de dix-huit cent mille francs de son nom, derrière lequel les joailliers voient celui de la reine. Une cassette renfermant l'opulente parure est apportée chez le cardinal par Bœhmer. Il attend impatiemment l'heure de la porter lui-même à Versailles et de recevoir dans quelques mots le prix de son zèle et le gage de la satisfaction de sa souveraine.

Les jours s'écoulent ; madame de Lamotte multiplie artificieusement ses absences à Paris. Elle prémédite et elle dispose un plan qui doit enlever d'avance à son amant toute espèce de doute sur la remise du collier à sa destination.

Elle raconte au cardinal que ses entrevues nocturnes avec la reine à Trianon sont de plus en plus fréquentes et longues, et que sa faveur n'a plus de bornes. Sous prétexte de convaincre le prince de la réalité de ces entrevues, elle le fait aposter une nuit, à la lueur d'une lune d'été, dans un des fossés extérieurs du jardin de Trianon, à quelque distance de la porte d'entrée. Après avoir placé ainsi le cardinal en observation, elle s'éloigne, elle se dérobe dans les ténèbres, elle feint d'entrer dans les jardins. Après de longues heures d'attente, le cardinal la voit revenir à lui, conduite respectueusement par un homme vêtu de la livra de la reine. Cet homme affecte de laisser entrevoir suffisamment sa figure par le prince, pour qu'elle se grave dans ses yeux ; puis, quittant madame de Lamotte à une certaine distance, il s'incline et retourne sur ses pas comme pour rentrer dans le palais,

Madame de Lamotte rejoint le prince et lui dit que cet homme est le valet de chambre de la reine, confident de leur intimité, qui l'introduit et qui la reconduit ainsi par l'ordre de sa maîtresse, Le cardinal imprime le visage de ce valet de chambre de la reine dans son souvenir et ramène madame de Lamotte à Paris.

 

XXX.

Le prétendu valet de chambre était un nomme Vilette, ami et commensal de M. et de madame de La, mette, confident et complice de leur infernal dessein. On va voir que ce visage de Vilette, entrevu ainsi à la demi-clarté de la lune, était la condition nécessaire un succès de l'escroquerie.

Le lendemain de cette feinte entrevue, madame de Lamotte dit au cardinal que la reine est pressée de recevoir secrètement sen collier, pour s'en parer au jour prochain d'une réception solennelle de cour. Elle invite le prince à l'accompagner à Versailles, dans un petit appartement qu'elle y habite quelquefois et où la reine enverra à minuit un de ses valets de chambre de non-fiance recevoir le précieux dépôt de ses mains.

Le cardinal part en effet pour Versailles, La nuit tombe ; madame de Lamotte fait cacher le prince dans un cabinet vitré ouvrant sur la chambre, afin qu'il puisse voir et entendre sans être vu la remise des diamants à l'envoyé de la reine. Minuit sonne, une voiture s'arrête à la porte de la maison, on frappe, on monte précipitamment l'escalier, un domestique de madame de Lamotte ouvre la porte de la chambre et dit à haute voix en annonçant un étranger ; « De la part de la reine t »

A ces mots, madame de Lamotte, affectant l'émotion et le respect, se lève et se dirige vers la porte ; elle s'incline en silence devant un inconnu vêtu de l'habit des valets de chambre de la cour. Le prétendu valet de chambre se tourne sans affectation du côté du cabinet vitré, afin que le cardinal, reconnaissant les traits qu'il a vus à Trianon, ne doute pas d'avoir devant ses yeux un messager de la reine, C'était Vilette ainsi déguisé. Madame de Lamotte lui remet avec mystère la cassette ; Vilette l'emporte à pas lents, remonte en voiture et paraît prendre la route de Trianon.

Le cardinal sort de sa retraite, assure madame de Lamotte qu'il e parfaitement reconnu le valet de chambre, la remercie du service immense lui a rendu en faisant de lui l'instrument d'un désir satisfait de sa souveraine, et retourne avec elle à Paris pour y attendre d'heure en heure son pardon de Marie-Antoinette, sa réconciliation avec la cour et la haute fortune promise à ses illusions par Cagliostro.

Pendant ces enivrantes perspectives, Vilette et son ami M. de Lamotte fuyaient avec la cassette vers Londres, où ils allaient de concert dépecer, vendre ou enfouir les diamants.

 

XXXI.

Cependant, le cardinal, étonné et s'impatientant de n'apercevoir encore sur le visage sévère de sa souveraine aucun signe d'intelligence, de faveur ou d'adoucissement pour lui, était reparti pour Saverne afin de tromper son ambition par le mouvement. Il ne doutait pas que le premier terme de cent mille écus, qui avait été fixé au 1er juillet, ne fût acquitté par la reine. Un faux billet de cette princesse, qui lui laissait entrevoir un prochain retour de faveur, et qui lui témoignait en même temps quelque embarras à rassembler les cent mille écus du premier terme, le rappelle à Paris.

Madame de Lamotte, désirant prolonger le plus possible son erreur, projetait de lui faire payer encore cette somme à la décharge de la reine.

De longues et artificieuses machinations, toutes fondées sur la prétendue correspondance entre la princesse et son grand aumônier, se combinèrent pour provoquer le cardinal à désintéresser lui-même les joailliers. Il possédait plus de dix-huit cent mille francs de rente, mais ses créanciers, ses prodigalités l'avaient obéré jusqu'aux derniers expédients. Il s'adressa vainement à un riche financier, M. de Saint-James, infatué, comme lui, de Cagliostro. Cagliostro prophétisa en vain à Saint-James des faveurs et des richesses sans bornes. Obéré lui-même, Saint-James ne put rien avancer.

L'échéance fatale approchait ; il fallait porter jusqu'à l'illusion d'une entrevue directe avec la reine la conviction du cardinal et sa joie, pour obtenir de lui un de ces efforts désespérés qui rendent tout facile au fanatisme du dévouement. Madame de Lamotte, son mari et Vilette osèrent concevoir et exécuter cette supercherie.

 

XXXII.

On voyait alors, dans une des promenades suspectes de Paris, au Palais-Royal, une jeune courtisane d'une rare et noble figure, dont la taille, la démarche, les traits rappelaient de loin la majesté de Marie-Antoinette. Son nom était Olive ; elle n'était ni plus artificieuse ni plus dépravée que le vulgaire des femmes de sa profession. Elle avait, au contraire, conservé un cœur simple et une Aine maternelle dans sa misère. La passion d'allaiter et d'élever un enfant, fruit d'une première faute, l'avait seule récemment jetée dans ce commerce de sa beauté.

Oliva avait attiré l'attention de madame de Lamotte. Avec la promptitude et la divination de l'astuce, cette femme perverse avait conçu, du premier coup d'œil, le parti qu'elle pouvait tirer de cette ressemblance pour infatuer davantage la victime qu'elle enlaçait avant de l'immoler. Elle concerta avec son mari et avec Vilette, tous deux ses moteurs et ses instruments à la fois, un subterfuge dont la crédulité pouvait seule inspirer l'audace à la ruse. Elle voulut convaincre le cardinal qu'il avait eu une entrevue nocturne avec sa souveraine. Un religieux, minime du couvent de Paris, borné, ambitieux et débauché, dont les faveurs de madame de Lamotte achetaient le silence, le père Loth, vivait presque en commensal dans sa maison. Le père Loth aspirait à être caissier de son couvent ; madame de Lamotte était parvenue, par ses sollicitations auprès du grand aumônier, à le faire prêcher une fois à Versailles devant le roi un sermon qu'on était parvenu à lui faire apprendre par cœur et qu'il avait récité de mémoire. Sûre de la servilité et de l'imbécillité de ce moine, madame de Lamotte ne prenait pas la peine de se cacher de lui dans ses entretiens avec Lamotte et avec Vilette. Le moine entrevoyait assez de mystères et il entendait assez de demi-mots pour deviner le reste. C'est par les révélations du père Loth, arrêté en même temps que madame de Lamotte, que M. de Breteuil connut les préliminaires de cette machination.

 

XXXIII.

La comtesse attira chef elle, par l'entremise de Vilette, la courtisane ; elle tenta par une modique somme d'avoir gon concours dans une aventure qu'elle lui dépeignait comme innocente en elle-même, qui serait agréable à la reine et qui lui assurerait, lui dit-elle, sa reconnaissance et ses bienfaits.

Il ne s'agissait que de profiter, pour une intrigue de cour, de la ressemblance que la nature avait mise entre les traits d'une pauvre fille et ceux de l'épouse du roi, de revêtir le costume le plus habituellement porté par cette princesse, de se laisser conduire par un affidé, sous cette apparence, dans un bosquet réservé des jardins de Versailles, et d'y jouer un rôle muet en présence d'un inconnu qui tomberait à ses pieds. L'innocence de l'acte, la facilité du rôle, la grandeur de la récompense, séduisirent sans peine Olivet. On la dressa, on la styla, en la costuma, on lui fit faire dans le salon de madame de Lamelle les répétitions de la scène au milieu des rires des conjurés, dont le père Loth ne comprenait qu'à demi le sens. On mit dans ses mains un portrait et une fleur qu'elle devait présenter à l'inconnu. On mit sur ses lèvres le petit nombre de paroles qu'elle aurait à prononcer à demi-voix.

 

XXXIV.

Pendant que Vilette et Lamotte achevaient de dresser ainsi la courtisane, la comtesse de Lamotte préparait de son côté le cardinal au bonheur qui l'attendait à Versailles. La reine, lui disait-elle, consentait enfin à lui rendre ses bonnes grâces ; peu d'obstacles et peu de jours le séparaient encore du moment où la reine ferait éclater par une élévation au rang de premier ministre la confiance et la faveur secrète qu'elle avait pour lui, et, pour lui en donner un gage anticipé, mais d'autant plus cher qu'il serait plus intime, elle lui permettait d'avoir une entrevue avec elle, la nuit qui lui serait indiquée, dans les jardins de son palais.

Il faut savoir, pour se rendre compte de la vraisemblance de ce prétendu rendez-vous de la reine de France, à une pareille heure et dans un pareil lieu, que Marie-Antoinette, les princesses ses belles-sœurs, et quelques femmes de leur cour, avaient pris l'habitude de ces promenades nocturnes, en costume d'été, au clair de lune, sur la terrasse, dans les jardins et dans les bosquets du parc de Versailles. Ces dérogations au costume et à la gravité du rang suprême, et ces rencontres fortuites des princesses avec les promeneurs d'un rang moins élevé, bien qu'innocentes en elles-mêmes, étaient un des reproches que l'opinion publique adressait avec le plus d'ombrage à la jeune reine.

Le cardinal, trop enivré pour sonder l'invraisemblance d'une telle rencontre entre une souveraine et un homme de sa profession et de sa dignité, n'avait pas hésité à croire ce qu'il désirait avec le délire de la passion.

 

XXXV.

Le soir de la nuit fixée pour la scène, M. de Lamotte conduisit la courtisane costumée à Versailles. Il l'aposta à quelque distance du lieu où il -devait rester caché lui-même dans la profondeur du bosquet. Madame de Lamotte, revêtue d'un domino noir, sorte d'habit convenu comme à Venise, qui dérobait le visage et la taille d'une femme, conduisit le cardinal sur la terrasse du château. Il avait dépouillé le costume ecclésiastique, qu'il portait rarement hors de ses fonctions. Une redingote militaire et un chapeau rabattu sur les yeux ne laissaient pas, dans les ténèbres, reconnaître le pontife sous l'apparence du courtisan. Le baron de Planta, compagnon et confident de sa vie, l'accompagnait. La comtesse, les laissant sur la terrasse, feignit d'entrer dans le palais pour rapporter au cardinal les derniers ordres de la reine. Elle revint bientôt saisie d'une feinte émotion. « Je sors de chez la reine, lui dit-elle précipitamment ; elle est très contrariée : elle ne pourra point, comme elle l'espérait, prolonger l'entretien : la comtesse de Provence et la comtesse d'Artois lui ont demandé de l'accompagner à la promenade. Rendez-vous vite, néanmoins, au bosquet convenu ; elle s'échappera, et malgré le peu d'instants qu'elle pourra dérober aux princesses, elle vous donnera des témoignages non équivoques de sa protection et de sa faveur. »

 

XXXVI.

Le cardinal s'évada rapidement à ces mots, laissant madame de Lamotte et le baron de Planta attendre son retour sur la terrasse. Il pénétra dans l'ombre du bosquet. Une femme, vêtue du costume de la reine, lui apparut dans l'attitude de l'inquiétude et de l'attente. L'élégance de la taille, la majesté du buste, la dignité de la pose, la fidélité de l'imitation du costume, l'ovale des traits, la blancheur, la délicatesse des mains, tout était semblable à Marie-Antoinette dans cette apparition. L'obscurité de l'heure et l'ombre des arbres voilaient les différences. Le cardinal se précipita aux pieds de la fausse reine. Il se confondit en actions de grâce de son bonheur et en serments de sa fidélité. Il colla ses lèvres sur la main qu'on lui tendait avec bonté. « Je n'ai qu'une minute à vous donner, » lui dit-on d'une voix dont flexion, à peine entendue, ne pouvait révéler l'accent. « Je suis contente de vous ; je vais bientôt vous élever au comble de la faveur ! »

En disant ces mots, et comme un gage de ses promesses, la reine remit silencieusement au cardinal une petite botte qui renfermait son portrait et une rose, témoignage plus familier et plus féminin encore d'une faveur intime ; puis, au bruit des pas de Vilette qui se rapprochait et comme si elle eût tremblé d'être surprise par les princesses, « Voilà madame la comtesse de Provence et madame la comtesse d'Artois. Il faut s'éloigner, » dit-elle au cardinal.

Au bruit importun qui abrégeait son bonheur, le cardinal sortit précipitamment de l'ombre du bosquet, emportant la rose et le portrait sur son cœur, et, rejoignant le baron de Planta et la comtesse de Lamotte, il se plaignit du contre-temps qui avait interrompu la plus belle heure de sa vie.

 

XXXVII.

Le lendemain, une lettre de la reine, apportée par la comtesse au cardinal, accusa les mêmes impatiences et les mêmes regrets. Le cardinal ne douta plus ni de son élévation ni de sa fortune.

C'est au moment où il se repaissait de ces ombres que Bœhmer, voyant approcher le terme du premier paiement des dix-huit cent mille francs, et commençant à s'alarmer du silence de la reine, avait, en révélant ses alarmes, fait éclater la machination et appelé la vindicte du roi et l'attention publique sur ce mystère de sottise et d'iniquité.

Le procès, fatalement commencé par l'arrestation du cardinal et livré au parlement par l'imprévoyance des ministres, remplit la France et l'Europe de conjectures et de rumeurs où l'esprit de parti, au lieu de plaindre la reine, mêla son nom aux plus indécentes suppositions. La vertu même, discutée ainsi pendant six mois, sortirait ternie par la discussion. L'opinion publique devint téméraire, même quand elle n'était pas injuste. La cour, excitée par la maison puissante de Rohan, prit parti pour le cardinal. Le clergé, dans des remontrances, sans disculper le pontife, revendiqua le privilége de le juger. La comtesse de Lamotte laissa filtrer, pour colorer ses impostures, les plus hideuses insinuations sur la reine. Ses propos, comme ses Mémoires depuis, salirent dans le bas peuple le nom et la couronne. Le parlement, fier de tenir entre ses mains l'innocence et la criminalité d'une souveraine, d'un prince de l'Église, associés dans ses débats aux souillures d'une scélérate et aux abjections d'une courtisane, fut perfide dans son arrêt. Il ne se prononça pas, par une réticence injurieuse, sur la réalité ou sur l'imposture de la signature de la reine dans les fausses lettres adressées au cardinal : il innocenta le pontife et la fille publique ; il condamna seulement madame de Lamotte et ses deux complices.

 

XXXVIII.

La reine pleura d'indignation et de pudeur outragée en lisant cet arrêt. Le roi reconnut trop tard la faute qu'il avait commise en livrant la vengeance de son épouse aux rivaux de son autorité. Il exila le cardinal le lendemain de son acquittement. Cet exil parut un attentat contre la justice. La reine, inquiète des menaces des pamphlets que Lamotte, réfugié à Londres, lui faisait adresser si on ne lui rendait pas sa femme, fit évader la comtesse de Lamotte de l'hospice où elle était enfermée après son supplice infamant. Cette évasion parut une crainte de révélation et un aveu d'intérêt pour une criminelle. Tout tourna contre cette infortunée princesse, même sa générosité. Elle s'indigna contre l'opinion publique qui se retirait d'elle. Elle se plongea de plus en plus dans l'intimité mal interprétée de quelques favoris. La haine courut entre la reine et la nation. L'Europe retentit du scandale d'un procès qui attestait dans les mœurs du temps et du royaume plus de corruption que Beaumarchais, l'Aristophane de l'aristocratie, n'avait osé en accumuler dans le Mariage de Figaro. Ce procès, en effet, qui rassemblait dans un seul tableau et qui faisait poser sur les mêmes bancs une reine et une fille publique, un cardinal et une femme marquée, un moine et des escrocs, semblait avoir, comme à dessein, rapproché ainsi tous les extrêmes du rang, de l'innocence, du crime et du vice de la société moderne, pour les embrasser à la fois du même regard et pour les flétrir du même mépris.

 

XXXIX.

La reine cependant avait semblé prendre plus d'empire sur son mari à mesuré qu'elle perdait plus de popularité dans l'opinion publique. Louis XVI, toujours bon, devenu plus sensible en avançant en âge, semblait vouloir compenser par sa tendresse et par sa déférence les sévérités et les injustices de l'opinion envers la compagne de sa vie. Quatre enfants qu'elle lui avait donnés, après une longue stérilité, la lui rendaient plus chère. Le premier de ces enfants était une princesse morte en naissant ; le second était un fils qu'une constitution maladive condamnait bientôt à mourir ; le troisième était Madame Royale, devenue plus tard duchesse d'Angoulême, que sa destinée devait élever si haut dans la pitié de l'histoire ; le quatrième était le futur Dauphin, depuis Louis XVII, qui ne devait connaître de la royauté que la captivité et le supplice, et ne porter son titre de roi qu'à la tombe.

 

XL.

La reine n'avait d'une femme politique que la volonté de régner ; toutes ses qualités étaient dans son caractère. Elle avait peu de lumières propres, et par conséquent point de constance dans les plans. Ces idées de gouvernement empruntées aux inspirations des favoris, qui se servaient d'elle dans l'intérêt de leur ambition, de leur crédit ou de leur fortune, changeaient avec ceux qui la conseillaient. Elle avait hérité de sa mère le goût de la domination, mais son irréflexion l'empêchait de rien mûrir. L'attrait du plaisir, le besoin de plaire, le charme d'être aimée de son intérieur, ne lui laissaient ni le temps ni la capacité des pensées politiques : Sa vie n'était qu'une perpétuelle distraction. D'autres se chargeaient de penser pour elle ; elle se chargeait seulement de vouloir. Son mari, au contraire, doué d'un grand bon sens, d'un esprit lent mais juste, d'une aptitude croissante au travail, manquait de volonté. Elle lui donnait les siennes ; mais il ne lui donnait pas sa sagesse. Plus modeste qu’il ne convient de l'être à un roi, il se laissait imposer par la supériorité présumée et par la fierté de sa femme autant que par l'amour qu'elle avait fini par lui inspirer. Bien qu'il eût un conseil des ministres, et quelquefois un premier ministre, qui semblaient retirer à eux avec une certaine jalousie l'autorité, le véritable gouvernement n'était jamais dans le cabinet du prince : il était dans le salon de la duchesse de Polignac et dans le petit cercle de courtisans qui entourait la reine.

 

XLI.

De peul ; d'offenser la susceptibilité du roi, la reine affectait cependant de rester étrangère et quelquefois même opposée aux ministères adoptés par son mari. L'impératrice sa mère lui avait recommandé ces dehors de déférence pour conquérir et pour conserver le cœur de Louis XVI. Elle lui avait fidèlement obéi. Ce n'était point à son instigation ouverte que M. de Maurepas, M. de Calonne, M. Necker, avaient été appelés à la direction des affaires. Marie-Thérèse lui avait insinué de paraître toujours désirer le retour du duc de Choiseul au poste de premier ministre, pour laisser à son mari l'orgueil et la responsabilité de ses ministères personnels ; mais ce regret de l'éloignement du duc de Choiseul avait été au fond moins réel qu'apparent. Un ministre si supérieur convenait peu à la cour de Vienne, qui voulait l'abaissement de la France. Un ministre si absolu convenait moins encore peut-être à une jeune reine qui voulait de l'ascendant sans rivalité dans sa cour. L'archevêque de Toulouse, M. de Brienne, avait été le seul premier ministre qu'on pût appeler sa créature. Sa funeste administration avait trop puni la reine de sa faveur pour lui. Malgré sa répugnance contre M. Necker, elle avait, dans la détresse des affaires, concouru au rappel de ce ministre, dont on espérait des miracles. Ce retour désespéré de la reine vers M. Necker avait un peu refroidi l'intimité politique qui existait entre elle et le comte d'Artois, ennemi de Necker et partisan de Calonne.

 

XLII.

Flottant à la merci des nécessités de l'État et des inspirations contradictoires de sa petite cour particulière, ainsi divisée en partis contraires, Marie-Antoinette ne pouvait qu'accroître par ses irrésolutions les irrésolutions du roi. Elle n'avait pas le regard assez étendu pour avoir aperçu de loin le péril des états généraux ; ce péril ne commençait à se révéler à elle qu'au moment où il était trop tard pour y échapper. Les avis des princes, qui avaient adressé au roi un mémoire contre cette résignation de la couronne, l'ébranlaient ; les premiers symptômes d'impopularité qui avaient éclaté contre elle à la procession des états généraux, lui présageaient des antipathies cruelles ; les hommages adressés au duc d'Orléans, son ennemi personnel, navraient son âme ; les débats sur la délibération par ordre ou par tête, qui se faisaient pressentir, l'embarrassaient par la nécessité de se prononcer ou pour les communes, ce qui aliénerait la cour, ou pour les classes privilégiées, ce qui aliénerait le peuple.

Elle revenait depuis quelque temps aux idées du comte d'Artois ; elle accusait les ministres de témérité, d'imprévoyance ou de connivence perfide avec les factieux ; elle chancelait dans ses pensées, elle-faisait chanceler l'esprit du roi sous toutes ses impressions oscillantes de femme.

Les états généraux n'avaient pas encore eu leur première séance, et déjà l'antipathie se déclarait en terreur concentrée dans l'âme de la reine, et en rumeurs sourdes dans l'esprit public. Sa fierté avait souffert dans la séance royale, où la majorité du peuple assemblé avait éclipsé la majesté du roi. Reine absolue, idole d'une cour, elle ne se dissimulait déjà plus qu'un pouvoir partagé n'était plus un pouvoir souverain, et que la nation allait faire évanouir la cour. Elle redoutait maintenant ce même ministre qu'elle avait contribué à rappeler ; elle l'accusait des illusions qu'elle avait partagées avec lui quelques mois auparavant, et se préparait à le sacrifier en pleine crise à ses terreurs et à ses ressentiments ; elle écoutait les conseils tardifs de force ; elle conseillait au roi de s'envelopper de sa noblesse et de son armée pour répondre avec énergie aux premiers empiétements des états généraux et aux premières agitations de Paris.

 

XLIII.

Le ministère, à l'exception de M. Necker, dont toute la force était dans la popularité, n'était pas de taille à se mesurer avec la nouvelle puissance qu'il avait évoquée. Aucun homme ne lui inspirait ces résolutions qui préviennent ou qui déplacent les crises. M. Necker ne s'était entouré que de médiocrités complaisantes, idolâtres sur parole de son génie. Ce génie consistait surtout dans l'orgueil. Sa seule force était de ne pas douter de sa force ; accoutumé, depuis quinze, ans à l'omnipotence dans le pouvoir, et, dans la retraite, à l'adulation de l'opinion publique, qu'il caressait pour en être caressé, il était fermement convaincu que sa popularité était un prestige devant lequel s'évanouiraient tous les obstacles, et qui suffirait à couvrir tour à tour le roi contre la nation, et la nation contre le roi. Aussi, sa politique ; si on peut appeler de ce nom une individualité si dominante, était tellement personnelle, que tout portait sur le crédit de l'homme unique, et que M. Necker disparaissant de la scène, il ne restait plus qu'un roi et une révolution face à face.

Cette situation, qu'il avait créée, n'avait d'autre solution qu'un grand arbitre entre la royauté et la nation. Cet arbitre, c'était M. Necker. Il se flattait d'être assez imposant pour ce rôle en s'appuyant tour à tour sur le peuple et sur les classes privilégiées, qui allaient infailliblement se combattre, et en interposant entre eux la personne du roi et sa propre popularité. Il ignorait que la popularité, quelque grande qu'elle soit, est comme l'air, une puissance qui élève, mais qui ne porte pas.

 

XLIV.

Paris fermentait déjà de toutes les passions qui allaient agiter les trois ordres dans lesquels l'opinion publique ne voulait plus reconnaître qu'une nation. Ces passions éclatèrent le lendemain de la séance royale à Versailles.

La noblesse et le clergé se réunirent séparément le 6 mai dans les salles de délibération de leurs ordres, salles qui leur avaient été assignées pour vérifier séparément les pouvoirs de leurs membres. Le tiers état, dont le nombre dépassait les proportions de toutes les enceintes, se réunit dans la salle principale attribuée la veille aux états généraux rassemblés. Soit imprévoyance de la cour, soit hasard, soit dessein, cette invasion, en apparence accidentelle, par les plébéiens seuls, de l'enceinte destinée à l'ensemble de la représentation des trois ordres, parut préjuger, par le fait, par l'importance et par le nombre, la supériorité ou plutôt l'unité indivisible de la nation sur les deux classes qui semblaient vouloir s'en séparer encore. Nul n'osa disputer à cette masse dominante des députés des communes une salle qu'ils remplissaient presque à eux seuls. Ils y entrèrent sans guide, sans indications et sans contestation, comme dans le siégé naturel de leur souveraineté.

La foule du public qui avait assisté la veille à la séance royale dans les tribunes de cette enceinte y pénétra comme de plein droit aussi à la suite des députés des communes. La publicité, cette âme des délibérations, cette émulation des tribunes, cette responsabilité des assemblées devant l'opinion, cette force qui igit d'intelligence avec l'opinion, s'y installa ainsi d'elle-même, et sans délibération, dès la première heure. La conséquence naturelle de cette publicité était le retentissement libre des actes et des paroles par la presse rendant compte à l'opinion des discours.

Le gouvernement, étonné et indécis, essaya de contester ce compte rendu des séances par l'impression au peuple. La tardive résistance du ministère fut emportée dès le premier jour par une lettre de Mirabeau à ses électeurs de Provence, à (fui il avait promis d'adresser le journal des délibérations.

« J'avais cru », dit le député de Provence dans sa lettre du 7 mai à ses commettants, lettre dans laquelle il se couvrait de son inviolabilité de député, « j'avais cru qu'un journal rédigé par les états généraux eux-mêmes vous informerait de nos actes. Grâce à une pareille feuille, je sentais moins strictement la nécessité d'une correspondance personnelle avec vous ; mais le ministre vient de donner le scandale et de supprimer le journal des états généraux et d'interdire la publication des écrits périodiques... Il est donc vrai que loin de chercher à affranchir la nation, on ne cherche qu'à river ses fers !... Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse ! La nation et le roi réclament unanimement le concours de toutes les lumières ! Et c'est alors qu'un ministre soi-disant populaire ose mettre effrontément le scellé sur nos pensées privilégiées, le trafic du mensonge, et traiter comme un objet de contrebande l'indispensable exportation de la vérité. N'est-il pas évident que ces actes des ministres sont un crime public ? La nation entière n'est-elle pas insultée dans cet arrêt où l'on fait dire au roi qu'il attend les observations des états généraux, comme si les états généraux n'avaient pas d'autres droits que de faire des observations ! Le crime de la feuille proscrite, c'est de n'avoir pas encensé l'idole du jour. Le règne de ces mesures est passé, il est temps qu'on prenne une autre allure ; ou, s'il est vrai qu'on n'ait assemblé la nation que pour consommer avec plus de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en affectant de vouloir la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous devons nous raidir ou nous envelopper la tête. »

Les électeurs de Paris, qui n'avaient pas encore achevé la rédaction de leurs mandats aux députés du tiers état de la capitale, s'insurgèrent d'eux-mêmes à cette voix ; avec l'irrésistible autorité de leurs fonctions et de leur nombre, ils décrétèrent la liberté provisoire de la presse périodique, pour informer le peuple des votes de ses députés. Le conseil des ministres accéda par le silence à cette souveraineté de l'opinion de Paris. Les séances des communes à Versailles devinrent tout à coup le forum français.

 

XLV.

Tout fut tumulte, confusion, inexpérience de la discipline des assemblées dans cette première séance. Les députés et les spectateurs s'interrogeaient du regard et de la voix sur l'attitude à prendre pour une nation qui entrait pour la première fois dans ses comices. Les groupes de députés se nouaient et se dénouaient dans la salle. Les conversations particulières élevaient un de ces bourdonnements vagues et sourds qui précèdent les délibérations régulières des assemblées. On s'entendait, on se concertait, on se montrait les hommes déjà connus, qui apportaient un nom tout fait, cl' une considération préexistante, dans cette foule anonyme. On se rapprochait d'eux, on leur demandait conseil, on les écoutait comme les premiers oracles de l'hésitation générale. Tout était nouveau à ces hommes nouveaux. L'esprit de corps, la première âme des assemblées, pénétrait peu à peu cette masse ; elle sentait le besoin d'imposer au roi, aux ministres, aux ordres privilégiés, au peuple lui-même, par la dignité de son attitude et par la régularité de ses délibérations. La pensée unanime était de protester contre l'absence des deux ordres privilégiés, qui semblaient ainsi affecter une existence et une souveraineté distinctes de la nation, de briser ces distinctions fatales de castes qui, en scindant l'assemblée, paralysaient la volonté du plus grand nombre, et de conquérir, dès le premier pas, l'unité de peuple par l'unité de délibération. Mais la violence était encore loin de la pensée des communes. Sûres de leur force, elles voulaient convaincre avant de commander.

 

XLVI.

Le plus âgé des membres de l'assemblée, nommé Leroux, monta au siège du président par l'autorité de sa vieillesse. Il choisit lui-même, parmi les députés les plus jeunes, six secrétaires pour l'assister dans l'œuvre difficile de discipliner une assemblée tumultueuse et inexpérimentée.

A peine avait-il obtenu le silence qu'un homme de bien déjà exercé à l'élocution par la pratique des assemblées administratives et par la culture de la poésie dans sa jeunesse, M. Malouet, demanda la parole. Son nom et son caractère, quoique sans éclat jusqu'à ce jour, jouissaient d'une de ces considérations modestes et laborieuses qui prédisposent les assemblées à l'attention plus que les grande renommées, objet de trop d'attente et de trop d'envie.

M. Malouet, pénétré du besoin de régénérer le royaume et d'introduire par l'action modérée de l'opinion les idées rénovatrices dans la forme et dans l’esprit du gouvernement, voulait, comme la presque unanimité de la France en ce moment, opérer cette révolution sans faire d'autres ruines que les abus et les iniquités du vieil ordre de choses.

La scission entre les différentes classes qui se présentaient pour composer les états généraux lui paraissait le prélude certain d'une catastrophe du trône. Car si les ordres ne se réunissaient pas, le roi serait obligé de choisir entre l'aristocratie et le peuple. Si le roi se prononçait pour l'aristocratie, il serait inévitablement vaincu avec elle, et s'il se prononçait pour le peuple, il cessait d'être roi pour devenir chef révolutionnaire, et il, serait entraîné lui-même bien au-delà des réformes par la révolution qu'il aurait suscitée.

M. Malouet, esprit froid, honnête, clairvoyant, prophétique par prévoyance, ne voyait qu'un palliatif à cette situation : la sagesse des trois ordres se conciliant d'eux-mêmes sous la pression de la nécessité pour former devant la couronne l'unité d'un conseil national. « Je propose », dit-il avec l'accent d'un conciliateur et non d'un tribun, « d'envoyer une députation aux deux ordres privilégiés, pour les inviter à se réunir aux communes dans la salle des réunions générales. »

 

XLVII.

Cet avis allait être adopté, quand le président des états du Dauphiné, Mounier, homme de bien aussi, mais que la popularité de Grenoble et de Vizille animait de plus d'audace que Malouet, s'opposa à cette proposition en s'adressant aux susceptibilités toujours frémissantes de l'esprit de corps, en soutenant que cette avance compromettait l'intérêt des communes, et qu'il était plus convenable d'attendre le résultat de la délibération des ordres privilégiés. Mounier, en parlant ainsi, ne pouvait manquer de l'emporter. L'orgueil des corps est la touche infaillible des orateurs qui veulent flatter au lieu de servir.

On leva la séance en ajournant toute délibération légale jusqu'après la vérification des pouvoirs, et en convenant que la réunion n'aurait jusque-là d'autre caractère que celui d'une conférence officieuse entre collègues d'une future assemblée.

 

XLVIII.

Pendant cette séance tronquée des "communes, la noblesse et le clergé délibéraient à part dans leurs comices particuliers. Le clergé avait décidé qu'il serait seul juge de la validité des pouvoirs des députés de son ordre. La noblesse, à l'exception des Châtillon, des Lien-court, des Lafayette, de quarante-cinq gentilshommes convaincus de la nécessité de changer le titre de noble contre celui de citoyen, avait revendiqué, comme le clergé, la vérification des pouvoirs par ordre.

Le bruit de ces deux délibérations se répand la nuit dans Versailles comme un prélude de scission fatale à la nation elle-ne/ne. A la conférence publique du lendemain 7 mai, Malouet, plus alarmé a plus pressant, renouvela sa proposition. Monnier engage un certain nombre des comices à se rendre individuellement et sans mission auprès des deux autres ordres pour les convaincre et les incliner à l'idée de la fusion des classes et à la vérification en commun. Ces négociateurs obtiennent seulement du clergé la nomination de commissions chargées de conférer avec ceux de la noblesse et du tiers état sur le schisme qui les divise. Les jours s'écoulent sans que ces commissaires, enchaînés par le mandat inflexible de leur ordre, parviennent à une transaction. Pendant ces stériles débats qui irritent l’impatience du peuple, le tiers état se prépare en silence à se constituer en représentation active et souveraine, sans néanmoins rompre encore le faisceau des trois ordres dans les états généraux. Les esprits s'allument. Chapelier, avocat de Rennes, accoutumé aux audaces de faction dans le parlement de Bretagne et aux rudesses de paroles dans le barreau, propose de sommer publiquement les deux ordres de se réunir aux communes ou de rejeter sur l'aristocratie la responsabilité des événements et l'odieux des lenteurs opposées aux bienfaits des états généraux. Le 15 mai, on délibère sur la proposition de Chapelier. Quelques-uns la jugent trop impérieuse. Boissy d'Anglas, illustré depuis par un héroïsme antique à la tribune sanglante de la Convention, modère l'ardeur des impatients. « Il viendra peut-être bientôt », s'écrie-t-il, « ce jour où non contents de sommer les ordres qui résistent à votre appel, vous vous constituerez non plus en ordres séparés, mais en chambre des communes, en assemblée nationale ; il viendra peut-être bientôt ce jour où l'on apprendra que les prières du peuple sont des ordres, que ses doléances sont des lois, et qu'il est à lui seul la nation ! Mais plus le parti que vous prendrez alors sera irrévocable, plus vous devez le faire précéder de propositions de concorde et de paix. Avançons lentement, pour n'avoir pas à reculer. »

On propose de donner huit jours à la réflexion des ordres dissidents et de désigner des commissaires pour conférer plus officiellement avec ceux de la noblesse et du clergé. A la séance du 18, on débat encore la proposition de Chapelier corrigée par celle de Rabaud de Saint-Etienne, ministre protestant de Nîmes, et par Boissy d'Anglas.

 

XLIX.

Un membre jusque-là silencieux se lève. C'était Mirabeau. Son nom équivoque circulant dans l'assemblée soulève un murmure. Sa figure, plus étrange que repoussante, scandalise les regards ; sa voix de tocsin remplit et fait tinter l'oreille. Il brave d'un front cicatrisé dédaigneusement rejeté en arrière la réprobation qui l'accueille ; il s'empare de la tribune comme un homme qui doit y régner un jour.

« Messieurs », dit-il par une ruse d'exorde qui dément d'avance les préventions de violence et de faction dont il est précédé, « on vous propose, d'une part, d'autoriser des conférences conciliatrices avec les commissaires du clergé et de la noblesse. M. Chapelier, d'une autre part, propose de convaincre la noblesse et le clergé de l'inconséquence de leur conduite et de les menacer de la conduite que nous tiendrons nous-mêmes s'ils persistent dans leur situation.

« Ce dernier avis, plus conforme, j'en conviens, aux principes que le premier, plus animé de cette môle énergie qui entraîne les hommes, même à leur insu, a cependant un grand inconvénient qui ne me paraît pas avoir assez frappé l'assemblée. Indépendamment de ce qu'il tend à nous faire porter un deuil avant que nous ayons une existence légale, il appelle par sa nature une réplique de la noblesse plus impérative et plus irréconciliable que celle que nous avons entendre hier. Nous serions par-là entraînés nous-mêmes à une scission précipitée d'avec les autres ordres, qui livrerait, si elle était irréfléchie et prématurée, la France aux plus grands désordres.

« D'un autre côté, la proposition d'autoriser simplement nos commissaires à conférer avec les ordres dissidents dissimule entièrement la conduite arrogante de la noblesse ; elle donne l'attitude d'une clientèle suppliante aux communes, qui, alors même qu'elles ne seraient pas bravées et presque défiées, doivent sentir qu'il est temps que le peuple ne soit plus protégé que par lui seul.

« Ces deux avis me paraissent également _exagérés, l'un en menaces, l'autre en condescendance. »

 

L.

Puis après s'être ainsi concilié l'oreille de la masse bien intentionnée de son auditoire, « Mais, messieurs », poursuit l'orateur, « peut-on se flatter de l'espoir des conciliations avec la noblesse, lorsqu'ils font précéder leur consentement à entendre nos commissaires de la fière déclaration qu'ils sont eux-mêmes irrévocablement constitués ? N'est-ce pas là joindre la dérision au despotisme ? Et que leur reste-t-il à concerter, du moment qu'ils s'adjugent d'avance à eux-mêmes toutes les prétentions ? Laissez-les faire, messieurs, ils vont vous donner à eux seuls une constitution, régler l'Etat, arranger les finances, et l'on vous apportera solennellement, comme hier, les extraits de leurs délibérations pour lois !... Non, on ne transige point avec un tel orgueil, ou l'on est bientôt esclave !...

« Si l'on veut absolument tenter encore les voies des négociations, c'est au clergé qu'il faut nous adresser, c'est au clergé, qui, soit par intérêt bien entendu, soit par politique déliée, affecte au moins le caractère de médiateur ; c'est au clergé, trop habile pour s'exposer le premier au coup de la tempête ; c'est au clergé, qui aura toujours une longue part à la confiance du peuple, et auquel il nous importera longtemps encore de la conserver.

« Cette conduite a l'avantage de fournir du moins un prétexte naturel à notre inaction, qui est encore prudente, et d'offrir à la partie du clergé qui fait des vœux pour la cause populaire l'occasion de se réunir à nous.

« Envoyez au clergé vos commissaires, messieurs, et n'envoyez pas à la noblesse. Prenez garde ! déjà on répand qu'il vaudrait mieux opiner par ordre que de s'exposer à une scission, ce qui revient à dire : Séparons-nous de peur de nous séparer ! On ajoute que le ministre désire, que le roi veut, que le royaume craint... Si le ministre est faible, soutenez-le contre lui-même, prêtez-lui vos forces. Le roi ? Un roi tel que le nôtre ne veut que ce qu'il a droit de vouloir !... Le royaume ? il craindrait s'il pouvait vous croire vacillants ! Qu'il vous sache fermes et unis, et il reprendra sa sécurité... On vous flatte que les classes privilégiées renoncent d'elles-mêmes à leurs exemptions pécuniaires, et quel intérêt alors, vous dit-on, de voter par tête plutôt que par ordre ? Messieurs, je comprendrais qu'on parlât ainsi si l'on s'adressait à ceux qui s'appellent les deux premiers ordres. Car, comme, une fois leurs privilèges pécuniaires sacrifiés, il ne leur resterait rien à défendre dans le domaine des intérêts, je ne leur trouverais plus une seule bonne raison à s'opposer à la délibération en commun s'ils étaient de bonne foi dans l'intention de se sacrifier. Or, puisqu'ils refusent la délibération en commun, ils nous autorisent, par cela seul, à douter de la sincérité du désintéressement qu'on nous annonce. Mais nous, nous qui, malgré leur fierté dédaigneuse, avons de grandes raisons de douter aussi qu'ils aient le privilége exclusif de l'instruction et des lumières, nous qui ne regardons pas l'Assemblée nationale comme un bureau de finances, nous qui croyons que travailler à la constitution du royaume est le premier de nos devoirs et le plus élevé de nos mandats, la renonciation aux privilèges pécuniaires ne nous désintéresse nullement du seul mode rationnel et national de délibérer. Ne compromettons pas ce principe, marchons avec une circonspection prévoyante, mais marchons !...

« La noblesse a rompu par le fait l'ajournement du roi. Nous devons en avertir le ministre pour constater que le provisoire est fini et pour annoncer ainsi, par la démarche la plus modérée et la plus respectueuse, que les communes vont exercer leur droit et conserver les principes. Laissons la noblesse continuer paisiblement la conduite orgueilleuse et usurpatrice qu'elle affecte ; plus elle aura fait de chemin, plus elle sera douée de torts devant la nation ! Plus les communes, qui ne veulent avoir aucun de ces torts, seront sûres de leur force, et par cela même de leur modération, plus l'esprit public se formera, et de lui seul viendront notre irrésistible puissance et nos durables succès. »

 

LI.

Cette proposition, qui, sous l'apparence d'une modération longanime, cachait une déclaration plus dédaigneuse et plus impérative de scission aux classes privilégiées, et qui déclarait au roi lui-même, par l'organe de son ministre, l'omnipotence des plébéiens, était trop prématurée pour être votée. On admira l'orateur, on vota la proposition des commissaires, qu'il avait cherché à éluder.

Or, quel était l'orateur qui venait de tenir un langage si viril, si décidé et si mesuré à la fois dans l'assemblée de plébéiens de son pays ? Cet orateur, dont la voix à partir de ce jour va remplir la tribune, et dont l'esprit va animer la nation, exige que l'histoire suspende un moment le récit des événements pour raconter l'homme, car l'homme lui-même ici est un événement. Il est impossible de comprendre la Révolution sans avoir compris son prophète, son tribun, son orateur, son homme d'État. Racontons donc rapidement Mirabeau.

 

LII.

La famille, source du sang, est aussi la source du génie et la première explication du caractère. Celle de Mirabeau était Étrusque. Elle avait gardé dans tous ses membres, de génération en génération, la sève latine, l'orgueil patricien, la langue oratoire, l'épée héréditaire, l'imagination florentine, les passions civiles, le cœur haut, la main prompte des grandes races de l'Italie républicaine. Le nem primitif de cette famille était Arighetti, d'où la corruption d'une langue étrangère qui prononçait mal les noms propres avait fait par abréviation Riquetti.

Les Arighetti, exilés de Florence par les proscriptions des guerres plébéiennes et patriciennes de cette république dans le XIXe siècle, avaient transporté leur noblesse et leur fortune dans les rochers de la Provence. Ils y avaient acheté des terres, construit des châteaux, fait la guerre, exercé les hautes magistratures, conquis le droit de nationalité. Ils y avaient mêlé leur sang par des mariages aux familles les plus aristocratiques du pays. Leur nom de Riquetti, auquel ils avaient ajouté celui do leur seigneurie de Mirabeau, dans les lagunes qui bordent la Durance, s'était illustré de siècle en siècle, tantôt dans les luttes populaires de Marseille, tantôt dans les expéditions navales de l'ordre de Malte, tantôt dans les guerres et à la cour de Louis XIV. Un grand caractère de race héroïque, d'étrangeté de mœurs, de fougue, d'imagination et de supériorité d'intelligence, marque de père en fils, jusqu'à l'aïeul de Mirabeau, tous les individus de cette famille. On y sent les compatriotes de Machiavel et du Dante, devenus Français dans leur vie commune, mais conservant dans la mémoire, dans l'amour, dans la guerre, dans la politique, l'accent de leur première langue et le feu de leur premier soleil. En relisant les correspondances domestiques de cette maison, écrites dans le style rude, fort, fruste, colossal et pour ainsi dire cyclopéen de la vieille Étrurie, on est convaincu que l'éloquence de Mirabeau est moins à lui qu'à toute sa race. La nature végète ainsi pendant des siècles pour produire un homme ; mais la sève complète qui éclate plus tard dans ces hommes se révèle de loin avec tous ses caractères dans les veines de ses ancêtres.

 

LIII.

Honoré de Mirabeau était l'Effilé de onze enfants nés du mariage de son père, le marquis de Mirabeau, avec Geneviève de Masson, héritière d'une ancienne et opulente famille du Limousin. Son père, le marquis de Mirabeau, homme remarquable mais démesuré d'orgueil, infatué de chimères, avait quitté de bonne heure la profession des armes pour se livrer avec fanatisme aux études problématiques alors de l'économie politique. Grâce à quelques sectaires qui l'enivraient de leurs adulations, il se croyait sincèrement le révélateur d'une vérité nouvelle et l'apôtre de la félicité publique. Cette vérité ne consistait que dans une réglementation plus libre des impôts et du commerce, propre à accroître le revenu net des terres, et dans des procédés parcimonieux de consommation alimentaire, propres à accroître le pain, nourriture de l'homme. L'invention de quelques procédés économiques du blé dans la mouture et dans la purification des farines, invention ostentatoirement proclamée dans ses livres et appliquée dans ses terres, était célébrée par lui comme une sorte d'alchimie humanitaire qui élevait leur auteur au rang des Triptolème et des demi-dieux.

On voit que cette science, toute matérialiste dans son but et dans ses moyens, réduisait la félicité publique à une ration plus ou moins grande de subsistances pour chaque individu de l'espèce, et que cette philosophie sans élévation, sans moralité et sans âme, n'était au fond qu'une arithmétique du blé, du pain et du revenu. Elle était propre à engraisser des brutes plus qu'à former des hommes et à discipliner des peuples.

Mais le charlatanisme plus ou moins sincère du marquis de Mirabeau faisait de cette science l'arcane des sages et la panacée du genre humain. On lui avait libéralement donné, les uns par dérision, les autres par conviction, le nom de Mirabeau l'ami des hommes, du titre d'un de ses livres intitulé ainsi. Il vivait sur ce nom dans une espèce d'auréole formée autour de lui par la crédulité des ignorants, par le fanatisme complaisant de ses adeptes et par le perpétuel enivrement de sa propre vertu. Il était le type de cette hypocrisie d'humanité que la philosophie du' siècle tendait à substituer à l'hypocrisie de religion, dont le manteau avait été déchiré par Molière dans la comédie du Tartuffe. Sous l'un ou l'autre de ces manteaux on pouvait s'arroger la vénération des hommes en nourrissant sous ces dehors toutes les perversités ou toutes les faiblesses d'un cœur corrompu. L'ami des hommes, enveloppé de sa renommée de philanthropie et d'humanité, faisait retentir de ces deux mots toutes ses pages. Il s'abritait comme une idole sous la sainteté de ses principes ; il en intimidait la cour et les ministres par son crédit de grand seigneur ; il en captait le peuple de son voisinage par la recherche d'une orgueilleuse popularité. Il réduisait à passer pour blasphémateur quiconque aurait douté de sa sagesse.

 

LIV.

Mais sous cette philanthropie verbeuse 'et banale, qui n'avait d'entrailles que pour le genre humain, il cachait le cœur d'un despote, la domination d'un tyran sur sa famille. Ses, sensibilités publiques lui semblaient compenser suffisamment ses duretés domestiques. Il faisait dans ses rêves le bonheur du monde et dans ses actes le malheur des siens, le crédit que lui donnaient à la cour sa naissance, sa fortune, sa renommée de profondeur, ses adulations indirectes aux favoris de la favorite madame de Pompadour, lui servant à obtenir des ministres l'autorité et les rigueurs de l'État pour opprimer sa propre maison.

La soif de la renommée qu'il voulait cultiver de plus près, l'ambition de s'élever par la rumeur publique au ministère, les intérêts de sa secte enfin, l'avaient rapproché de Paris. Il avait laissé à un de ses frères, le bailli de Mirabeau, le gouvernement de sa terre de Mirabeau en Provence. Il s'était établi dans son autre terre du Pignon, aux environs de Nemours, quelquefois dans une maison de campagne à Argenteuil, plus voisine encore de Paris.

Des dissensions domestiques, motivées par l’ascendant passionné qu'une femme étrangère, madame de Pailly, avait pris sur son cœur, l'avaient séparé de sa femme après une union si féconde. Irrité des orages que la juste jalousie de cette épouse humiliée élevait avec éclat dans son intérieur, il avait fait exiler la marquise de Mirabeau dans une de ses terres du Limousin. Il l'avait privée de ses enfants en la bannissant de son toit ; il lui avait substitué insolemment sa maîtresse. Des accusations scandaleuses contre la prodigalité et contre les violences de la marquise de Mirabeau l'avaient armé de l'autorité du gouvernement sur elle. Des procès acerbes ébruitaient sans cesse entre l'époux et l'épouse ces dissensions. La femme et le mari se déshonoraient à l'envi dans ces récriminations publiques. Mais la secte et la popularité couvraient tout. On plaignait l'oppresseur et on s'indignait contre la victime. Le monde est souvent dupe de celui qui se plaint le plus haut.

 

LV.

Le marquis de Mirabeau avait gardé chez lui ses filles et ses fils orphelins de leur mère et livrés à la merci de la femme qui régnait dans sa maison sous son nom.

Soit antipathie contre la mère rejaillissant sur le fils, soit disgrâce naturelle d'un enfant dont une maladie cruelle avait enlaidi presque au berceau le visage, soit répugnance de la favorite madame de Pailly pour cet enfant, dont la ressemblance avec la marquise de Mirabeau lui était un reproche ; soit enfin haine irréfléchie mais fréquente d'un père dénaturé contre l'héritier qui doit prendre sa place un jour dam le gouvernement de la famille, le marquis de Mirabeau témoigna dès le berceau une aversion prophétique contre rainé de ses fils. Cet enfant était né proscrit ; il grandit dans l'indifférence, et de bonne heure dans l'inimitié de son père. On trouve les traces de cette inimitié anticipée du père contre l'enfant dès les premières années, dans les correspondances inédites du marquis de Mirabeau avec son frère et son confident le bailli de Mirabeau.

 

LVI.

« Je n'ai rien à te dire de mon énorme fils », écrit le père peu de mois après la naissance, « si ce n'est qu'il bat sa nourrice. Il est laid comme le fils de Satan », ajoute-t-il un an plus tard. « C'est un sable où rien ne reste », dit-il quand l'enfant a cinq ans. « Je l'ai remis aux mains de Poisson, qui m'est attaché comme un barbet. Remercie-le bien fort de l'éducation qu'il donne à ce marmot. Qu'il en fasse un ferme citoyen, c'est tout ce qu'il faut. Avec ces qualités, il fera trembler cette race de pygmées qui jouent les grands de la cour !... On fera jouer ce soir un rôle de comédie à un petit monstre qu'on dit être mon fils, mais qui fût-il celui de notre plus grand acteur, ne saurait être plus naturellement bouffon, mime et comédien. Son corps croît, son babil s'accroit, sa figure s'enlaidit à miracle ; laid avec recherche et prédilection, et, en outre, péroreur à perte de vue. Il est maladif ; s'il me fallait en refaire un autre, où diable trouver un échantillon de pareille étoffe ? Il est turbulent, et cependant doux et facile, mais d'une facilité qui tourne à l'ignarie. Semblable à Polichinelle, tout ventre et tout dos, mais très propre à faire, au besoin, la manœuvre de la tortue présentant l'écaille et se laissant frapper, ce gros monstre de Gabriel va gueusant partout pour faire l'aumône à des gueux, suivant en cela l'exemple de sa mère, malgré tout ce que je peux leur dire, qu'il n'y a rien de si contraire à mes principes. L'autre jour, dans une de ces fêtes qu'on donne chez moi et où l'on gagne des prix à la course, il gagna le prix, qui était un chapeau ; et se retournant vers un autre enfant qui avait un bonnet et lui mettant sur la tête son propre bonnet à lui, qui était encore bon, Tiens », dit-il au paysan, « je n'ai pas deux têtes ! » Ce jeune homme me parut alors l'empereur du monde ! Je ne sais quoi de divin transpira rapidement dans son visage ; j'y rêvai, j'en pleurai ; la leçon me fut bonne. »

 

LVII.

Et, à quelques jours de là, comme se repentant de son émotion, le père écrit à son frère : « Cela ne fait que de naître, et le débordement est déjà complet : c'est un esprit de travers, fantasque, fougueux, importun, penchant au mal avant de le connaître et d'en être capable, un cœur superbe sous la jaquette d'un bambin ; un étrange orgueil, noble pourtant ; un embryon de matamore ébouriffé qui veut avaler tout le monde avant d'avoir douze ans !... un type profondément inouï de bassesse, de platitude absolue, une chenille raboteuse qui ne se déchenillera jamais ; mais avec cela une mémoire, une aptitude, une capacité précoces qui saisissent, ébahissent, épouvantent ! un quart d'homme, cependant, s'il en est jamais quelque chose. Il n'y a que les appétits brutaux auxquels on retrouve ces caractères-là ; il y a des écumes dans toute race. »

 

LVIII.

Ce fils, dont le père présageait et préparait ainsi la mauvaise destinée par tant de haine, vivait à la merci d'un domestique et d'un moine, dans la rude discipline d'une maison sans mère, et en présence des scandales d'un père avec une marâtre qu'il était obligé de flatter en la détestant. La fortune, quoique large en apparence, du marquis de Mirabeau, était tellement grevée de charges de famille, obérée de créanciers, dilapidée en procès et en dépenses dans l'intérêt de sa gloire et de sa secte, que la maison se ressentait de cette fastueuse indigence.

« Avec mes élégances et mes urbanités, dont vous avez coutume de rire, » écrit le marquis de Mirabeau à une femme confidente de madame de Pailly, sa maîtresse, « je n'ai ici que du pain bis, toujours mou ou dur, du vin trouble, de la vache au pot-au-feu, du cresson en salade pour tout rôti, des raisins flétris, des noix rances, et toujours des querelles à table qui m'apprennent à ravaler mon impatience-provençale, du bois vert, une chandelle qui nous sert à deux pour écrire et qui vacille par complaisance pour le rideau de ma fenêtre, qui lui en fait le signal en vacillant lui-même au vent froid... Et cependant, ma retraite est belle. A la vérité, les lieux, les prés, n'ont pas la figure du mois de mai ; les oiseaux se sont tus, les hirondelles ne sont pas près de revenir, et les oies sauvages passent si haut qu'elles ne sauraient distinguer un courtisan d'un honnête homme. Cependant, quand le calme règne, l'imagination rend aux champs plus que l'hiver ne leur ôte ; on se promène sur des pelouses sèches, on redouble le pas sans suer, et le feu tortu au retour, ayant le fagot pour base, les souches pour façade et les copeaux pour fronton, dissipe l'humidité, et vaut, quoi qu'on dise, mieux que le soleil. Mais la société ? dit-on. Eh ! n'ai-je pas mon capucin, à qui je démontrai hier que les puces, dont ils tiennent pépinières, sont très nuisibles à l'agriculture, puisque le temps que l'on emploie à les chasser est autant de perdu pour le travail ; que leurs barbes le sont encore davantage, attendu que la rosée du ciel et la graisse de la terre s'y attachent et sont par-là détournées de leur véritable destination, et que nos poches où ces mendiants puisent sont aux poches pleines des soixante fermiers généraux ce qu'étaient les vaches maigres aux vaches grasses de l'Ecriture ; que sais-je enfin ! Je dis tant de choses, que finalement je serai brûlé. »

 

LIX.

Passant de là à une scène pastorale, il peint le sommeil de madame de Pailly, surprise dans sa chambre, et qui repose, dit-il, les sourcils si ouverts, qu'on croit voir dormir la bonne conscience ; il raconte une de ces journées champêtres de seigneur populaire de terre, et il termine en disant avec la sécurité d'une âme pleine de sa propre satisfaction : « Une pensée me saisit chaque soir, en mettant la main sur le premier bouton de mon habit pour me déshabiller, et me dit : Voilà la démission d'un des jours qui te furent donnés. Qu'en as-tu fait ? — Voilà, madame, ce que j'ai fait de celle d'hier. »

Il revient à son fils aîné Gabriel. « L'aîné des garçons », dit-il à sa correspondante, « pourrait bien s'appeler en bon français un enfant mal né. Comme il va maintenant chez beaucoup de maîtres, et que, depuis le confesseur jusqu'au camarade, tous sont autant de correspondants qui m'informent, je vois le naturel de la bête, et je ne crois pas 'qu'on en fasse jamais rien de bon. Il faudrait que je le gardasse près de moi, car il me craint et ne craint que moi. Mais j'ai d'autres devoirs à remplir pour justifier la réputation non méritée que la Providence m'a dévolue en me payant en estime du monde. »

Il envoie en conséquence Gabriel à, l'académie d'Angers sous la tutelle d'un gouverneur aussi paternel qu'il l'était peu lui-même, nommé Segrais ; mais bientôt il se repent de l'avoir confié à des mains trop douces. « Tu connais », écrit-il au bailli son frère, « l'âme noble et presque romanesque de Segrais, si opposée au naturel entrant et presque dévorant de ce maraud. Segrain est saisi, il est fasciné, il vante cette mémoire qui absorbe tout, sans vouloir comprendre que le sable aussi reçoit toutes les empreintes sans en retenir aucune ; il magnifie la bonté de son cœur, qui n'est que flasque et banale, envers les petites gens à qui l'accouple un instinct de bassesse ; il loue son esprit de perroquet, enfin il me l'achève, et j'y vais pourvoir. »

 

LX.

Le père enleva en effet son fils trop heureux à la douce discipline de son gouverneur, il le jeta dans une maison d'enseignement sévère, en lui défendant d'y porter son nom.

« Ce monsieur », dit-il, « a récalcitré, pleuré, ratiociné en pure perte ; je lui ai dit de gagner mon nom et que je ne le lui rendrais qu'à bon escient. » Il lui interdit toute correspondance avec sa famille, sa mère, même avec son aïeul. Il apprend que la tendresse de sa mère a violé cette consigne de geôlier et a fait parvenir au pauvre Gabriel quelques secours d'argent. Il s'indigne contre le fils et la mère, « Fléau », dit-il, « qui me pourchasse depuis vingt ans et qui n'emploie ce que je lui ai laissé qu'à débaucher la partie véreuse de ma race. »

Dès l'âge de quinze ans et avant qu'aucun autre crime que ses disgrâces de corps et ses symptômes de génie servent de prétexte à de telles rigueurs, le marquis de Mirabeau songe à envoyer son fils languir ou périr loin de sa patrie. « Je veux chasser, » écrit-il, « ce fléau des lieux où il pèserait après moi. »

Il cède à regret à des sollicitations qui le fléchissent ; Gabriel entre avec son aveu comme volontaire 'dans le régiment commandé par le marquis de Lambert, le plus sévère des colonels de l'armée. « Ce jeune marquis de Lambert », dit-il, « est du bois dont on faisait les hommes du temps- passé, et dont la poitrine est de celles qui portaient des cuirasses ; il prétend qu'en forçant un homme à ne respirer que de l'honneur, on lui refait les poumons. J'en doute, mais il dit en avoir des exemples. »

 

LXI.

A peine entré dans cette rude école de la jeune noblesse française, Gabriel y respire la licence de mœurs, la jactance de bravoure, seule religion alors du soldat dans ces pépinières de vice et d'honneur. Ses passions, affranchies du regard paternel, éclatent par quelques fautes légères que l'indulgence aurait excusées ; il joue et perd quelques louis au jeu ; il supplante son colonel dans le cœur de la fille d'un armurier de Saintes dont la-beauté avait ébloui des yeux plus mûrs que les siens. Les femmes, qui ont l'instinct de la puissance du cœur dans ceux qui les aiment, lui pardonnent sa laideur apparente, et découvrent sous ses cicatrices la véritable beauté de l'homme, l'intelligence et la passion.

Lamour est toujours le premier à deviner le génie, La préférence de la fille de l'armurier pour le jeune officier fait tout le crime de Gabriel.

Le colonel sévit contre son rival ; Mirabeau exaspéré s'échappe, laisse une promesse de mariage à son amante, s'enfuit à Paris. Son père, pressé de le sur' prendre en faute, exagère cette légèreté jusqu'aux proportions d'un crime, et parle de le déporter dans les colonies hollandaises de Batavia, véritable condamnation à mort par l'insalubrité du climat et par l'impossibilité du retour.

« Vois, mon frère », écrit-il au bailli de Mirabeau, « si les excès de ce misérable ne méritent pas qu'il soit à jamais exilé de la société ! L'envoi aux colonies hollandaises est le meilleur de tous les moyens. On a la sûreté de ne voir jamais reparaître sur l'horizon un malheureux né pour la honte de sa race. L'espion qui s'est attaché à ses traces m'écrit qu'il est capable de tout. »

 

LXII.

Cet espion, sous le titre d'un serviteur de confiance, était un nommé Grévin, dont le bailli de Mirabeau lui-même disait à son frère : « L'homme à qui tu as confié ton fils, et qui a passé ici — au château de Mirabeau —, n'est guère capable, surtout digne d'un pareil emploi l »

Le père, néanmoins, affecte de s'en rapporter à ce délateur intime attaché à son fils ; il fait enfermer son fils dans le fort de l'île de Ré. « Si on le condamne, il sera tiré de là, » dit-il, « pour être transporté à Surinam. »

Et pendant que le marquis de Mirabeau sévit ainsi dans ses pensées contre les premières légèretés de son fils, il se vante de sa longanimité, de sa bonhomie et de sa paternité dans ses lettres à son frère.

« En général », »ui écrit-il, « on se figure, d'après ton auguste toussure, ta longue mine froide, tes cheveux blancs avant l'âge, et mon titre d'aîné, on se figure, quand on te connaît de vue et moi de bruit, que je dois être vénérable ; car vénération est aujourd'hui la politesse de ceux qui m'écrivent. Mais songe donc, et dis-leur donc, que je suis l'homme du gros bâton, qui fait le tour du Luxembourg en dix-sept minutes, qui n'a pas un cheveu gris, et qui a besoin d'un miroir ou de se tirer par la mouche vingt fois par jour pour se ramentevoir qu'il a plus de vingt ans ; qui est l'ami de tous ceux qui ne l'ont jamais vu ; qui, par lui-même ou par son ombre, n'a jamais été sur le chemin de personne ; qui n'a jamais fait peur ou embarras à qui que ce soit ; qui sent le mieux que le devoir de notre âge est d'apprivoiser, supporter tout ce qui est petit, et partant, la jeunesse, et de lui soutenir le menton, et qui s'en fait connaître et aimer dans un quart d'heure ! »

 

LXIII.

L'homme qui parle ainsi endurcit lui-même le colonel contre les fautes de son fils, qui sollicite de rentrer au régiment pour réparer ses torts. « Ce serait », dit son père au marquis de Lambert, « déplacer seulement le marteau de ce fou de prisonnier désespéré et d'amant passionné ; nous n'en tierons que quelque éclat d'un autre genre, funeste à sa famille. Je sais bien qu'une fois lâché, il se fera enfermer pour toujours trois mois après. »

Cependant il consent à le laisser sortir du fort de Ré, pour aller faire la campagne de Corse dans la légion de Lorraine, sous le colonel de Vioménil, depuis maréchal de France.

« Il s'embarque dans trois jours, » écrit son père, sur la plaine qui se sillonne elle-même, et Dieu veuille qu'il n'y rame pas quelque jour ! »

 

LXIV.

En traversant la Rochelle, le jeune prisonnier est insulté par un officier de son ancien régiment, et le blesse en duel d'un coup d'épée. Ce hasard aggrave, aux yeux du père, les torts de son fils. Il voit en lui le don Juan de sa maison ; « il s'en va sacrant, battant, blessant et vomissant une telle scélératesse, que jamais ne se vit rien de semblable. Ce misérable échapperait au diable, et il en a douze dans le corps ! » Or, pendant que le père dépeignait ainsi son fils, ce jeune homme, dont l'énergie faisait explosion par la bravoure et par l'amour, séduisait par ses grâces fortes, franches et tendres, le commandant et les geôliers eux-mêmes de l'fle de Ré.

Il passe enfin en Corse ; il y mêle l'étude à la guerre ; il se signale dans les rencontres ; il se distingue par des travaux statistiques et historiques sur l'Ile ; il conquiert l'affection de ses camarades, la considération de ses chefs, la faveur du maréchal de Vaux, général en chef de l'expédition. La guerre finie, il obtint la permission de s'embarquer à Toulon et de voir en passant son oncle, le bailli de Mirabeau, retiré, comme on l'a vu, dans le vieux château de ses pères.

 

LXV.

Le bailli, prévenu par les exagérations de son frère, croit recevoir un forcené, et trouve le plus accompli et le plus séduisant des disciples. Il prend pour ce neveu un cœur paternel ; sa vieillesse se rajeunit, ses préventions s'éclairent, son austérité s'amollit, son orgueil de race s'exalte aux présages d'une si fertile jeunesse. « Crois-moi », écrit-il à son frère l'ami des hommes, « je le crois très repentant de ses fautes passées ; il me paraît avoir le cœur sensible. Pour de l'esprit, je t'en ai parlé, le diable n'en a pas tant : Je te le répète, ou c'est le plus adroit et le plus habile imposteur de l'univers, ou ce sera le plus grand sujet de l'Europe, pour être général de terre ou de mer, ou ministre, ou chancelier, ou pape, tout ce qu'il voudra. Tu étais quelqu'un, à vingt ans, mais pas la moitié ! et moi qui cependant, sans être grand'chose, étais quelque chosette aussi alors, je n'étais pas digne de jouer auprès de lui le rôle de Strabon auprès de Démocrite. Je te le répéterai mille fois, si ce jeune homme ne me trompe pas, je ne sais s'il diffère des plus grands hommes autrement que par les circonstances. Tu connais la tête carrée de mon aumônier Castagny ? Eh bien ! il ouvre les yeux et il pleure de joie. Quant à moi, ce jeune homme m'ouvre la poitrine !... Ce qui me confirme dans l'impartialité de mon jugement sur lui, c'est que je lui trouve des défauts. J'ai pendant trois jours été dix heures par jour avec lui, et l'abbé Castagny environ treize heures. Je puis te jurer, ainsi que l'abbé, que nous n'y avons trouvé qu'un peu de fougue et de feu ; mais pas un mot qui ne dénotât droiture de cœur, élévation d'âme, force de génie, le tout peut-être un peu exubérant. »

 

LXVI.

« Défie-toi », épond le père, « son esprit vorace s'est trouvé à l'aise avec toi, en pleine indulgence ; mais défie-toi, tiens-toi en garde contre la dorure de sa langue. Pour manger dans la main, c'est le premier homme du- monde, mais sa tête est un moulin à vent et à feu ! Son imperturbable audace lui servira pour sa fortune. »

Le père interdit alors la carrière militaire à son fils. Il ordonna à son oncle de le tourner aux études économiques de sa secte. Mirabeau obéit en murmurant ; il eut bientôt sondé le vide de ces chimères et la vanité de ces théories où son père voulait enfermer un esprit juste, actif, universel. « Hélas ! » écrit-il à cette époque où l'instinct proteste en lui contre l'esprit de système, « ce que je suis le plus né, c'est homme de guerre, parce que là seulement je suis froid, calme, gai, sans impétuosité, et que je grandis au feu. »

« Il veut la guerre ! » répond le père obstiné. « La guerre ! et qu'il me dise où sont les armées de merluches ou de harengs ? et croit-il que j'aie des trésors pour lui faire donner des batailles comme Arlequin à Scaramouche ? S'il veut porter mon nom, qu'il sache au fond ma science. Dis à cette échine de loup qu'il lise les Économiques. J'en veux faire un homme rural. »

 

LXVII.

Le fils cède encore ; il s'adonne avec l'impétuosité de son esprit aux améliorations rurales de la terre de Mirabeau sous la surveillance de son oncle.

« J'en suis très content », écrit le bon et austère bailli, « si ce n'est qu'il use en huit jours ma provision de papier de huit mois. C'est une tête bien verte mais pleine de mouvement et de vie ; mais je n'y vois que de la verdeur qui je le crois, deviendra sève ; je ne le donne pas pour une tête bien mûre, mais pour une tête bien forte. Il s'échauffe et crie, puis il revient de lui-même, il entend raison, il note tout ce qu'il entend dire de neuf pour lui ; je crains seulement qu'on n'ait pas laissé assez d'évaporation aux fumées de l'esprit ardent de cet enfant, et qu'en le contenant sur toutes choses, on n'ait pour ainsi dire encombré le foyer. J'y vois une exubérance terrible ; il me paraît facile à devenir présomptueux ; cela est d'autant plus dangereux qu'il est impossible qu'il ne sente pas sa supériorité de génie sur ceux de son Age et sur les plus vieux que lui. C'est un moulin à idées et à pensées que cette tête, dont plusieurs sont très neuves.

« Tu trouveras comme moi que le fourneau est chaud, très chaud ; mais, cher frère, rappelons-nous cet âge-là et le salpêtre particulier à notre sang... Tout le monde l'aime ici parmi le menu peuple et mes domestiques.

« J'ai vu par la réception que lui ont faite en passant près de Mirabeau ses camarades et même les officiers supérieurs de son régiment, qu'ils l'aiment et l'estiment beaucoup ! C'est un' enfant 'terriblement vif ; mais bon, et qui a de l'esprit comme trois cent mille diables, et un enfant très brave, disent-ils tous. Il laisse ici sa réputation de bonté ; les paysans disent : Il a du cœur pour tous ; il est bouillant, mais il n'a pas d'orgueil. C'est un singulier contraste que celui de son enfantillage et de ses réflexions, de ses pensées et de ses écrits, qui paraissent être de deux figes. Il a du génie ; je lui crois de l'ambition. A vrai dire, il est dans Page d'en avoir.

« Je ne vis jamais de bohémien à qui le soleil, le vent, la pluie, la grêle, fissent moins de peur ; il est comme le pain d'orge, toute armoire lui convient. Il aime la guerre.

« Tu le ramèneras à tes études, bien que la matière soit froide pour entrer dans une tête si bouillante ; mais il est laborieux naturellement. Je lui ai donné tes idées et les miennes sur le travail, en lui répétant que rien ne fixe tant la vie, qui échappe si douloureusement et si vainement à la paresse et à la volupté ; que l'esprit se conserve et s'épure, tandis qu'on sent dépérir en soi le marc et la lie !... et qu'une des preuves de l'immortalité de l'âme, c'est l'esprit et le feu des. hommes, qui sont actifs dans la vieillesse, qui ne meurent que par l'écorce, et par cette portion matérielle qui leur est à charge.

« En politique, tu le trouveras, si tu tentes de sonder ses idées, pensant comme moi, c'est-à-dire, sauf ton respect, d'une manie diamétralement opposée à celle qu'étalent vos plumes urbaines et vénales relativement à l'ordre féodal, la plus forte des combinaisons de Charlemagne. Ton fils regarde, ainsi que moi, une aristocratie forte comme le seul corps qui puisse empêcher une monarchie d'être un despotisme oriental... Parce qu'il sent que ce respect, attaché à des races dont plusieurs se tiennent entre elles et forment une espèce de tribu, est le seul qui puisse imposer à un prince et retenir un roi, c'est-à-dire un homme à qui la plus vile portion de l'humanité a persuadé sa toute-puissance. Je ne t'en dis pas davantage sur cette aristocratie tant décriée par de séditieux plébéiens pires que Clodius et Gracchus, si ce n'est qu'elle était forte et qu'il leur plaît de l'appeler barbare ; elle est le seul frein du despotisme. C'est sur cela que ton fils est beau et entendu. »

On voit sous quelle âme virile, tendre et forte à la fois, le jeune Mirabeau respirait l'opposition aux ministres, l'indépendance des rois, l'orgueil et la souveraineté de sa race. Jamais, avant son père et son oncle, on n'avait retrouvé ce style exhumé de Rome et de Florence dans la langue de Montaigne. Style de famille enfoui dans des correspondances domestiques que Mirabeau lui-même rappela quelquefois dans ses harangues, mais qu'il n'égala jamais. Son oncle et son père trempaient à leur insu son génie dans l'antiquité.

 

LXVIII.

Rappelé en 1770 par son père, il fut employé par lui à des missions agricoles dans ses autres terres du Limousin. « Il faut bien lui donner force exercice », écrit le père, car que ferait-on de cette exubérance intellectuelle et sanguine ? Du reste, je me tiens en garde avec lui, car je sais combien l'élasticité de tête peut faire illusion sur un fond de fange. Il est possible, au reste, qu'un esprit juste, un bon cœur et une âme forte se dilatent dans cette enveloppe informe et grossière, mais il faut que tout cela soit pétri, manié, réglé, macéré ! Du reste, il dompterait le diable, et dans le bout du monde désert qu'il habite, il s'est déjà créé trois ou quatre diversions. — Avouez, monsieur le comte, disait hier mon domestique Luce à ton neveu l'ouragan, qu'un corps est bien malheureux de porter une tête comme celle-là ! — Je suis étonné de la quantité de besogne qu'il assume ; il faut qu'il soit homme rural pour ne pas être ruiné, homme national pour ne pas être indigne de ses pères, homme du monde pour correspondre à son état et à sa fortune, homme d'études pour satisfaire son goût et ses talents. Ajoute qu'il lui faut un exercice forcé et presque continuel pour échapper aux menaces de néphrétique. Laissons mûrir ce fruit âpre. »

 

LXIX.

Le jeune homme revient au Bignon à demi réconcilié ; son père le mène à Paris et le présente à la cour : il aborde avec une noble fierté toutes ces grandeurs de situation, supérieur déjà dans sa pensée aux rois_ et aux princes, qu'il mesure du haut de sa nature et, de son génie. Revenu au Bignon, il s'efforce de conquérir à tout prix la faveur perdue de son père ; il compose des vers et des scènes pour des fêtes de famille. « Mon oiseau de proie », écrit le père, « à la fois caressant et grondeur, se fait oiseau de basse-cour. Cet animal s'est institué artisan de fêtes. »

Ce calme est court. Le fils, de retour à Paris pour étudier sous les philosophes amis de son père, lui donne des ombrages nouveaux.

« Il travaille et bouquine comme un forcené, comme il fait tout. Ce jeune homme a la société laborieuse et harassante, un entêtement, une décision, un chaos dans la tête qui ne sera jamais débrouillé ; il ne doute de rien et ne sait seulement pas exactement son propre nom. Au reste, beaucoup de pénétration et de grandes portées. Au fond, je crains que le seul succès à espérer soit de réussir à l'éteindre. »

 

LXX.

Après un confinement prolongé dans un manoir du Limousin où la solitude et le travail avaient mâté son caractère et mûri sa raison, son père l'envoya à Aix, à la requête du bailli de Mirabeau, pour le marier. Le bailli de Mirabeau, parti pour Malte, laissa son neveu sans conseil et sans appui, au hasard de ses passions et de ses aventures. Son audace le servit.

Une belle et riche héritière, fille unique du marquis de Marignan, âgée de. dix-huit ans, objet de l'ambition et de la rivalité des gentilshommes les plus opulents de la province, promise tour à tour au comte de Valbelle et au marquis de Lavalette, était à la veille de son mariage avec ce dernier prétendant. Mirabeau parait, séduit, se déclare, parvient, à force d'intrigue, d'éclat et d'amour, à faire congédier son rival, ravit le cœur et obtient la main de mademoiselle de Marignan.

Après avoir triomphé, il veut éblouir. Réduit par son père à une modicité de ressources qui contraste avec son nom, privé de la fortune de sa femme, dont les parents gardent la jouissance, Mirabeau anticipe par de faciles emprunts sur une opulence future. Il couvre sa femme de parures et de diamants ; il égale son luxe à son rang. Bientôt assiégé de créanciers, il est obligé de fuir. Il se -retire avec madame de Mirabeau dans le château désert de sa famille, à Mirabeau. Il y fait des réparations, des cultures, des tentatives désordonnées d'amélioration, qui achèvent de l'obérer et qui aliènent de plus en plus son père. Il est injustement accusé par des subalternes de dilapider les forêts paternelles. Un ordre d'exil dans la petite ville de Manosque le proscrit du château de sa famille. Indigné de cette proscription arbitraire et imméritée, il y écrit l'essai sur le despotisme, première protestation de sa plume contre une tyrannie privée qui deviendra plus tard une protestation politique contre la tyrannie du gouvernement.

 

LXXI.

Le père répond à ce tri de révolte par une interdiction qui prive son fils de l'administration de ses propres biens. Son interrogatoire devant le juge de Manosque finit en vain par la plus filiale adjuration à la tendresse et à l'indulgence de son tyran. Un soupçon fondé d'infidélité de cœur contre sa femme, qui avait impudemment reçu à Manosque des lettres d'un de ses premiers adorateurs, aigrit l'âme de Mirabeau ; il pardonne cependant et il se tait. Il fait plus : il s'échappe de Manosque et il court à Grasse pour favoriser généreusement le mariage du séducteur de sa femme avec la fille d'une riche famille de la province. Il rencontre en route un autre gentilhomme, le baron de Moans, qui avait récemment insulté à Grasse la propre sœur de Mirabeau, madame de Cabris. Emporté ' par la colère et par l'honneur, Mirabeau demande satisfaction par les armes. Le baron de Moans refuse le combat. Mirabeau venge sa sœur de l'insulte et lui-même du refus par un sanglant outrage.

Moans demande à son tour vengeance aux lois. Le procès ébruite la désobéissance de Mirabeau à la lettre de cachet qui le confinait à Manosque. Son père et le ministre lui font un crime impardonnable de cette légèreté, dont la cause était honnête. On l'arrache à sa femme, à son enfant mourant ; on le jette au château d'If, écueil muré dans la rade de Marseille. On ajoute à la solitude de cet écueil et de ce cachot l'interdiction de communiquer au dehors et la défense d'écrire. On n'excepte de cette séquestration hermétique ni son oncle le Bailli, revenu de Malte, ni sa femme, ni sa sœur, ni son frère ; on le confond dans la prison avec des scélérats, écume des mers.

Le gouverneur du château d'If, moins implacable que son père, élude ces sévérités, adoucit cet isolement, ferme les yeux sur quelques correspondances et sur quelques visites. Il sollicite par des lettres touchantes au marquis de Mirabeau la grâce de son prisonnier ; il atteste sa patience et son repentir. « Il ne m'a jamais donné », écrit-il, « ni à personne au château, le moindre sujet de plainte ; il a soutenu avec toute la modération possible toutes les altercations que je lui ai quelquefois suscitées pour éprouver sa fougue. Il emporterait l'estime et l'amitié de toute la citadelle. »

Le père restait sourd à ces supplications impartiales.

 

LXXII.

Cependant l'amour, qui fut toute sa vie le piège et la consolation de Mirabeau, le consolait dans sa captivité. Une femme de condition servile, mais jeune et séduisante, épouse du cantinier de l'île, vivait libre dans la forteresse. Cette femme avait été séduite par sa compassion pour l'innocent prisonnier : elle s'était dévouée à lui jusqu'à la fuite. Cette liaison, ébruitée par cette fuite, avait fait accuser Mirabeau d'avoir conseillé le départ furtif de la cantinière de la maison de son mari et mêlé l'infamie du rapt au crime de l'amour.

L'accusation était une calomnie, et le mari lui-même en attestait la fausseté. On transféra néanmoins Mirabeau au fort de Joux, prison d'État voisine de la petite ville de Pontarlier, sur les frontières du Jura et de la Suisse.

Tout indique que le choix de cette forteresse et la facilité pour le prisonnier de s'évader en pays étranger avaient pour secret motif la tentation qu'on voulait lui donner d'aggraver ses fautes en s'exilant lui-même hors de sa patrie.

Un gentilhomme d'une illustre maison, le comte de Saint-Mauris, commandait la forteresse. « Sois sûr », écrivait le père au bailli, qui lui reprochait timidement ces excès de rigueur, « sois sûr qu'il file sa corde et qu'il finira avant peu par une réclusion perpétuelle dans laquelle je serai bien servi. »

 

LXXIII.

« Hélas ! » écrivait de son côté le prisonnier au bailli son oncle, « si je connaissais un meilleur cœur et une tête plus juste que la vôtre, et une âme plus tendre pour les siens, je m'adresserais à cet être privilégié pour demander à mon père dans quel temps il compte faire cesser l'état réellement déplorable où je languis depuis tant d'années. L'est pour une affaire malheureuse, mais honnête au fond (sa rencontre avec M. de Moans), que j'ai été emprisonné. Dois-je perdre l'espoir de faire oublier quelques légèretés et de transmettre à Mon fils un nom qui n'aura pas perdu par une seule faute la considération que vous et mon père lui avez acquise ? Relevez-moi donc ; daignez nie relever de la fermentation terrible où je suis. L'activité, qui peut tout, devient turbulente, se retourne contre nous-même et peut devenir dangereuse quand elle n'a ni objet ni emploi. Veut-on me jeter dans la démence ou dans la frénésie ? Je sens que ma santé m'échappe ; ma tête bouillonnante souffre d'autant pins que je fais plus d'efforts pour la contenir. Dans un mois, des montagnes de neige vont m'ensevelir dans ce sauvage pays, dénué de ressources morales. »

L'oncle attendri communique ces plaintes au père et intercède par ses insinuations autant que par Ses paroles.

Le père répond au bailli : « Il joue la maladie. » Il accuse la mère de son fils de lui avoir fait parvenir un mot de tendresse dans sa prison. « Cette méchante et scélérate femelle », écrit-il, « est parvenue à faire tenir une lettre à son fils, bien qu'il soit sous le verrou dii roi et de la loi. Mais qu'y faire ? Il est impossible de se démarier ni de se dépaterniser, et quand l'une serait à la Salpêtrière et l'autre au pied de l'échafaud, ils ne se débaptiseraient pas pour gela. Tu vois bien, ajoutait-il en laissant échapper le motif de sa haine, que j'ai intérêt de le tenir en prison, do crainte qu'il ne vienne ici seconder sa mère. »

Mirabeau, qu'une main douce pouvait relever, était repoussé ainsi, par la froide férocité d'un père, on dans le désespoir du ressentiment ou dans les délires de l'impénitence. Son cœur, non sans lie mais sans venin, le sauva de la haine et le précipita dans l'amour. Il touchait à la crise de sa vie. La cause de sa félicité et de sa perte respirait à son insu à quelques pas de sa prison.

 

LXXIV.

Un vieillard d'une famille noble et riche de sa province, le marquis de Monnier, président à la cour des comptes de Dôle, habitait la petite ville de Pontarlier, dominée par le fort de Joux. Ce vieillard, âgé de soixante-quinze ans, de vie intègre, de mœurs austères, de piété scrupuleuse, mais d'un esprit étroit, obstiné et vindicatif, avait fait, quelques années avant cette époque, retentir malheureusement son nom et le déshonneur de son foyer domestique dans un procès scandaleux livré en entretien à la malignité publique.

Sa fille unique d'un premier mariage, âgée de seize ans, s'était éprise, à l'insu de ses parents, d'un jeune mousquetaire, gentilhomme de sa province, nommé M. de Valdahon. Des escalades nocturnes, favorisées par des serviteurs confidents de ces amours, introduisaient le jeune homme jusque dans l'appartement de la jeune fille où dormait la mère. Une insomnie de cette mère lui fit surprendre une de ces entrevues. M. de Valdahon s'était évadé par une fenêtre et dérobé à la poursuite des domestiques imprudemment initiés par la mère au déshonneur de sa fille.

Mademoiselle de Monnier, livrée ainsi par ses parents à l'éclat de la honte, avait été jetée dans un couvent, le séducteur poursuivi devant les tribunaux. Les deux amants, fidèles à leur tendresse, avaient soutenu contre monsieur et madame de Monnier des procès dont le talent des avocats, le drame de l'aventure, la passion et le malheur des victimes, l'inflexibilité du père et de la mère, avaient accru la rumeur publique. Ils avaient fini par attendrir leurs juges et par obtenir leur union, malgré la résistance des parents offensés.

Madame de Monnier était morte. Le marquis de Monnier, toujours irrité contre sa fille et contre son gendre, et décidé à les priver du moins de son héritage, s'était remarié à un âge où le mariage lui promettait plus de vengeance que de félicité domestique.

Il avait épousé Sophie de Ruffey, fille d'un président au parlement de Dijon, d'une des familles les plus considérées de la Bourgogne : le marquis de Ruffey était un homme littéraire, ami du grand écrivain Buffon.

Sophie, prédestinée à la couche d'un vieillard, avait 61 épouser à seize ans M. de Buffon, âgé déjà de plus de soixante-cinq ans. Le génie et la beauté de ce grand homme avaient effacé aux yeux de Sophie la disproportion de l'âge ; elle avait désiré cette union ; des circonstances domestiques en avaient rompu la négociation.

« Je m'en consolai, » écrit-elle, a parce qu'il attribuait l'amour à une grossière satisfaction des sens, et que je n'y voyais qu'une heureuse union des âmes. Ces doctrines matérialistes m'enlevèrent mon attrait pour les vieillards. »

La famille de Ruffey, néanmoins, l'avait accordée au marquis de Monnier, plus âgé de dix ans que M. de Buffon, et qui ne rachetait pas, comme le philosophe, sa vieillesse par son immortalité.

 

LXXV.

Sophie, devenue marquise de Monnier, vivait depuis quatre ans, triste mais irréprochable, d'une vie solitaire et sénile avec son mari, tantôt dans ses terres de Bourgogne, tantôt dans la petite ville de Pontarlier, où le marquis de Monnier régnait par le rang, la fortune et le respect de.la province.

La jeunesse, la grâce, la douceur et l'esprit de sa femme éclairaient ses jours avancés et donnaient du mouvement, de la gaîté et de l'attrait à sa maison. Il l'aimait de cet amour jaloux qui craint de perdre ce qu'il ne possède qu'en dépit de la nature. Cet amour, plus paternel que conjugal, ne lui avait pas donné de fruit. Trompé dans son espoir de frustrer, par la naissance d'un fils, madame de Valdahon de son héritage, il concentrait sur Sophie toutes ses tendresses, et il lui accordait quelquefois plus de liberté et plus de souveraineté dans sa maison qu'on ne pouvait en attendre d'un vieillard qui surveille son trésor. Sophie était née pour être l'idole des yeux, mais surtout du cœur de tous les âges. Des portraits et des traditions domestiques, conservés dans la maison même de l'auteur de cette histoire, que Sophie de Monnier habita quelques mois, au commencement de ses malheurs, nous permettent une grande fidélité de pinceau.

 

LXXVI.

Sophie de Monnier n'était pas une de ces beautés resplendissantes qui éblouissent de loin le regard : c'était une de ces beautés recueillies qui attirent et qui éternisent la passion. Elle ne s'ouvrait pour ainsi dire, comme la fleur pudique, que feuille à feuille ; mais quand elle était toute entière épanouie aux yeux, rien n'épiait le resplendissement et l'irradiation de sa figure. Blonde d'une de ces teintes trop ardentes et presque dorées qui reflètent le soleil comme un métal, cette couleur hasardée de sa chevelure répandait sur le recueillement de ses traits une auréole de feu. Son front élevé, arrondi, plein de réflexion, ses yeux d'un bleu profond, un peu proéminents sous les paupières, son nez court et relevé, ses lèvres sculptées, sa bouche ordinairement entr'ouverte, ses joues colorées de jeunesse, son épiderme velouté d'un duvet luxe du sang, son con large et ondoyant de plis gracieux comme les nœuds du jonc sous l'écorce, sa taille molle et flexible, quoique avec une stature ferme et bien assise, ses bras, ses mains, ses pieds modelés par une abondante nature avec la prodigalité de sève qui ajoutait la force à la grâce et que recouvrait une vive blancheur de carnation : telle était Sophie à l'âge où elle apparut à Mirabeau, véritable appât du regard pour un homme qui n'aurait cherché dans une femme que l'attrait sensuel de l'amour.

 

LXXVII.

Mais son charme le plus pénétrant était dans son âme. Cette âme se voilait ou elle éclatait tour à tour dans sa physionomie : la physionomie, cette langue muette parlée pour ceux qui savent la lire par tous les traits du visage et par toutes les attitudes du corps, révélait dans cette jeune femme une pensée sérieuse et un cœur solide dont le trouble ne serait jamais une légèreté, mais une passion. Elle n'avait de jeune que les années et de féminin que l'apparence. Réfléchie, méditative, concentrée, elle faisait rêver involontairement ceux qui la regardaient rêver elle-même. Elle condescendait par douceur et par sérénité de caractère aux enjouements momentanés de son sexe ; mais ces enjouements n'étaient que des explosions fugitives de l'âge. L'âme, comme une eau profonde, mobile à la surface, était immobile au fond. L'énergie de ses sentiments, autant que la sévérité de sa vie passée dans la société d'un vieillard, la défendait contre tout vain désir de plaire et contre toute futile séduction des yeux. Son cœur était lent à s'émouvoir, mais s'il venait jamais à être ému, on sentait qu'il ne s'apaiserait plus que dans la mort. Sa nature froide et imperméable était comme ces métaux à pores serrés et incombustibles qui s'échauffent difficilement à une légère chaleur, mais qui, une fois échauffés à une flamme ardente et continue, ne se refroidissent plus qu'en éclatant. Sa vie retirée, vide, monotone, consumée en solitudes et en pratiques pieuses commandées par l'âge et par la dévotion de son vieux mari, ne lui avait présenté que dans ses langueurs et dans ses songes l'étincelle qui devait l'allumer.

Le comte de Saint-Mauris, commandant du fort de Joux et ami de M. de Monnier, fréquentait sa maison, et quoique d'un âge qui lui interdisait l'espoir de séduire, il n'avait pu se défendre d'une certaine espérance d'intéresser madame de Monnier par l'ardeur et par la servilité d'une tardive passion. La laideur de Mirabeau rassurait le commandant contre toute rivalité.

 

LXXVIII.

Les fêtes du sacre de Louis XVI, célébrées à Pontarlier comme dans toute la France, obligèrent M. de Saint-Mauris à recourir au talent de son jeune prisonnier, pour écrire un récit des cérémonies civiles et militaires auxquelles il avait présidé comme commandant de la place. Mirabeau écrivit quelques pages imprimées à Genève par les soins de M. de Saint-Mauris sur cette consécration des rois par la religion, et sur les solennités qui avaient associé le cœur des peuples du Jura à la joie publique. Le commandant, flatté et reconnaissant de ce service, permit à son prisonnier de descendre de son donjon dans la ville, et l'introduisit lui-même comme un hôte intéressant par ses malheurs dans la société du marquis de Monnier.

Le génie de Mirabeau, qui embellissait sa laideur superficielle, la passion qui jaillissait de ses yeux, la jeunesse, l'énergie, la virilité contenue de son âme, la vibration musicale de son moindre accent, qui remuait le cœur d'une femme comme elle remua depuis l'âme des assemblées, la grâce de son élocution, la variété et la profondeur de ses connaissances à un âge que la captivité avait mûri, la persécution imméritée de son père, l'oubli de sa femme, ses torts légers, ses malheurs précoces, ses proscriptions de cachots en cachots, son isolement dans ce nid d'aigle enseveli dans les frimas et dans les nuages au sommet des rochers du Jura, tout, jusqu'à cette renommée d'audace et de perversité que démentait sa physionomie cordiale et ouverte, mais qui laissait à l'imagination attirée et intimidée d'une jeune femme le charme et le danger de percer un mystère et de sonder un abîme, fascinèrent Sophie.

 

LXXIX.

Mirabeau, de son côté, bouillant d'ardeur, refoulé par la rigueur de ses parents, recueilli par la solitude, aigri par l'injustice, attendri par l'adversité, séduit à la fois par la beauté, par le cœur, par l'esprit, par l'intérêt inattendu qui se changeait pour lui• en délicieuse pitié et en attrait mal combattu dans le cœur d'une Providence visible, sous la forme angélique d'une, jeuné et tendre amie, sentit éclore enfin en lui une passion qui s'emparait à la fois de son âme et de ses sens. Il n'avait éprouvé que les désirs ; il connut l'amour. Cet amour, répercuté comme la lueur de la flamme d'un cœur à l'autre, dévora bientôt ces deux vies.

La longue résistance qu'opposèrent à cet amour les vertus de Sophie et le respect de son amant, le nom d'amitié, sous lequel ils s'efforcèrent de se dérober à eux-mêmes leur entraînement l'un vers l'autre, ne faisaient que concentrer l'explosion de ce mutuel délire dans leurs cœurs. L'imprévoyance ou la complaisance paternelle de M. Monnier laissa la liberté la moins jalouse à cette dangereuse fréquentation ; la rivalité de M. de Saint-Mauris ajouta le danger du mystère au danger de l'intimité. Les lettres de Mirabeau incendièrent l'âme de Sophie ; lui-même se sentit transformé par le feu qu'il allumait dans une autre âme.

 

LXXX.

« Je cherchais un consolateur », écrivait-il, « et quel consolateur plus délicieux que l'amour ! Jusque-là je n'avais connu qu'un commerce de galanterie qui n'est point l'amour, qui n'est pie le mensonge et la profanation de l'amour. 0 la froide passion auprès de celle qui commençait à m'embraser ! J'ai les qualités et les défauts de ma nature. Si elle me rend ardent et fougueux, elle forme le cœur de feu qui alimente mon inépuisable tendresse ; elle me fait brûler de cette sensibilité précieuse et fatale qui est la source des belles imaginations, des impressions profondes, des grands talents, des grands succès, mais trop souvent des grandes fautes et des grands malheurs. Ce n'était plus ce violent emportement de la nature vers des voluptés sensuelles qui m'entraînait, ce n'était pas même le désir- de plaire à un juge d'un goût exquis qui m'excitait : je sentais trop pour avoir de l'amour-propre. La conformité de situation, la similitude des pensées, l'analogie des tristesses, le besoin réciproque d'une société intime, le charme d'une confidente que l'on maîtrise presque toujours plus qu'on n'en est maîtrisé, n'entraient presque point dans mes vues : de plus puissants attraits avaient remué mon cœur. Je trouvais une femme bien différente de moi, de toutes les vertus de sa nature sans aucun de ses défauts. Elle est douce, et elle n'est ni tiède ni nonchalante comme le sont les caractères si doux ; elle est passionnée, et n'est point facile ; elle est compatissante, et sa compassion n'exclut ni le discernement ni la fermeté. Hélas ! toutes les vertus sont à elle et toutes ses fautes sont à moi !... Je la trouvai, cette femme adorable et trop aimante, je l'étudiai trop complaisamment, je m'arrêtai trop à cette contemplation délicieuse, je sus ce qu'était cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence, et elle concentra tous les rayons épars de ma brûlante sensibilité ! »

On croit lire une strophe du Dante, quand le poète mystique raconte, en l'excusant, la chute de Francesca de -Rimini et de son amant.

Mirabeau et Sophie succombèrent comme eux. Ils se précipitèrent, comme eux, du ciel de l'amour innocent dans l'abîme de l'amour coupable, pour ne pas tomber l'un sans l'autre dans la faute et même dans l'expiation !

 

LXXXI.

Les suites de cette faute furent soudaines et terribles. La ville, jalouse du bonheur des deux 'amants et plus vigilante sur l'honneur du mari qu'il ne l'était lui-même, murmura. Le comte de Saint-Mauris envenima de sa rivalité personnelle ces chuchotements. Il resserra son prisonnier, et lui fit expier sa félicité par des tortures ; il sollicita l'ordre de lui interdire à l'avenir la ville de Pontarlier ; il fit préparer pour lui la tour de Grammont, cachot renommé de la forteresse pour l'âpreté de son site et l'horreur de son séjour. Mirabeau, averti, demanda à son père la faveur d'être enchaîné, pour s'enlever à lui-même la tentation de se 'venger sur son geôlier. Les prières de Sophie le fléchirent et le décidèrent à prévenir ces sévices et cette séparation par une évasion en Suisse, où elle ne tarderait pas à le suivre.

Mirabeau s'évada ; mais au lieu de fuir en Suisse, il se cacha dans la ville de Pontarlier, où le retinrent les facilités du commerce clandestin et les charmes de madame de Monnier. Le bruit de sa résidence à Pontarlier et de ses entrevues avec Sophie se répand de nouveau dans la province. La famille de Ruffey, pour dépayser madame de Monnier, l'appelle à Dijon. Mirabeau l'y suit en secret. Leur commerce, soupçonné et surveillé, éclate. Mirabeau, arrêté par ordre du roi, est enfermé au château de Dijon. Sophie, éloignée de Mirabeau, retourne à Pontarlier chez son mari. La séduction irrésistible de Mirabeau s'exerce à Dijon, comme à Joux et comme au château d'If, sur ceux qui le gardent. M. de Montherot, commandant du château de Dijon, gentilhomme au cœur militaire et compatissant, ne peut s'empêcher d'aimer, de plaindre, de servir ce jeune détenu. Il favorise sans scrupule les correspondances de Mirabeau avec madame de Monnier, sa famille, les ministres ; il écrit lui-même à M. de Malesherbes et au ministre de la guerre pour excuser son prisonnier et pour solliciter son élargissement. Il le laisse libre sur sa parole dans la ville de Dijon.

 

LXXXII.

Mirabeau profite de cette porte, que M. de Montherot lui ouvre à dessein, pour s'enfuir en Suisse. Il se rapproche de Sophie en se cachant à Verrière, hameau des montagnes helvétiques voisin de Pontarlier.

Au bruit de cette fuite, la famille de Ruffey et celle des Monnier resserrent Sophie dans une étroite captivité domestique à Pontarlier. Le désespoir et l'amour font trouver à la jeune épouse des complices parmi ses serviteurs pour correspondre avec Mirabeau. Elle le conjure de lui permettre de tout sacrifier à leur réunion. Elle franchit, la nuit, les murs du jardin de M. de Monnier, et, vêtue en homme, sous la garde d'un seul guide, elle gravit les montagnes qui séparent Pontarlier de la Suisse, passe les frontières et se réunit à Verrière à Mirabeau.

Ils y dérobent quelque temps leur nom et leur faute à la recherche de leurs deux familles. Ils s'y enivrent de solitude et de songes. Mais ni l'un ni l'autre n'ont emporté à l'étranger les ressources nécessaires à leur existence. La Suisse n'offre ni sûreté ni travail littéraire à Mirabeau. L'indigence les chasse en Hollande.

 

LXXXIII.

Mirabeau, encore inconnu de la renommée ou connu seulement par ses scandales de jeunesse, mendie noblement de l'ouvrage aux riches libraires de la Hollande, à qui la liberté de penser donnait, à cette époque, le monopole de la publication des écrits politiques ou philosophiques. Rebuté d'abord, il finit par obtenir l'impression de son Essai sur le despotisme ; il travaille jour et nuit sur tous les sujets pour dérober Sophie à l'indigence ; il prostitue même sa plume à ces libelles licencieux dont les presses vénales alors de la Hollande infectaient l'Europe. Il achète son pain au prix de sa pudeur. Il parvient, à force de veilles et de complaisances d'écrivain gagé, à vivre dans une laborieuse médiocrité, sous le nom de Saint-Matthieu, à Amsterdam.

« Combien », dit-il, « notre existence eût été triste pour des amants vulgaires ! Combien de privations pour toute autre femme ! Combien cette vie disetteuse qui se soutenait avec autant de douceur que de gaîté eût été amère ! L'étude occupait presque tout mon temps, et un homme qui aurait eu le double de mon âge aurait été moins sédentaire. J'avais des moments involontaires de tristesse et de préoccupation, mais un de tes sourires ramenait toujours la sérénité sur mon visage et la paix dans mon cœur. » « Ami », répond Sophie, « tu te refusais à ma présence de peur qu'elle ne te fit oublier tes livres ! Combien de fois ne t'arrachais-tu pas à mes yeux pour des travaux acharnés et pour des rechercher fastidieuses ! Rien ne t'était pénible quand il s'agissait de Sophie ! » « Ô mon père ! » reprend Mirabeau en atténuant ses fautes par l'aveu qu'il en fait à son père, « une heure de musique me délassait, et mon adorable amie, qui, élevée et établie dans l'opulence, ne fut jamais si gaie, si courageuse, si attentive ; si égale, si tendre que dans la pauvreté, embellissait ma vie ; ô mon père ! nous ne ressemblions guère à deux insensés qu'un étourdissement passager avait chassés de leur pays ! »

Ils logeaient chez un pauvre artisan d'Amsterdam et vivaient de la vie du mercenaire.

 

LXXXIV.

La mère de Mirabeau, qui connaissait seule le lieu de sa retraite, le conjurait de racheter sa faute et de reconquérir un état en France en se séparant de Sophie. Il consentait à tout, excepté à cet abandon. « Je suis lié », répondait-il, « par des nœuds d'autant plus sacrés, qu'ils sont repoussés du monde ; rien ne peut les relâcher dans ma conscience et dans mon cœur ; je serais plutôt portefaix en Hollande que de manquer à une femme dont j'ai entraîné la perte et qui a tout perdu généreusement pour moi t »

« Souvenez-vous », écrivait Sophie de son côté à ceux qui la suppliaient d'abandonner le compagnon de sa fuite et de se rouvrir ainsi la patrie, la famille et la fortune, « souvenez-vous de l'histoire de ce Sabinus qui, sous le règne de Vespasien, s'enferma avec sa femme dans un souterrain ; leur vie, passée loin de la société qui étourdit le bonheur, ressemble à celle que nous passions à Amsterdam. Ils vécurent neuf ans dans leurs cachots ; ils y donnèrent le jour à des enfants qui vécurent ; ils furent arrêtés ensemble, mais ils moururent ensemble. Ah ! ils ont été plus heureux que nous ! »

 

LXXXV.

Cependant M. de Monnier intentait en France un procès pour rapt au séducteur de sa femme e obtenait contre lui un jugement qui le condamnait à avoir la tête tranchée. L'arrêt était exécuté en effigie, et le portrait de Mirabeau était cloué à l'échafaud. Sophie, réputée moins criminelle, était déchue de ses titres de fille et d'épouse et condamnée à une réclusion' perpétuelle dans une maison de filles infâmes. Les deux coupables oublièrent ces vains supplices par contumace dans le sein d'un exil qu'ils croyaient sûr.

Mais le marquis de Mirabeau obtenait de la cour de Londres de réclamer de la Hollande l'extradition de Mirabeau. Il descendait de sa hauteur pour assouvir sa vengeance, se concertait avec de vils agents de la police secrète pour découvrir par eux la trace de Mirabeau et de Sophie et pour les enlever par trahison. Ce père cruel rougissait lui-même de ces manœuvres qui humiliaient le sang de sa race dans ses veines. « Ces gens-là », écrivait-il au bailli son frère, « usent, corrodent et brûlent le pavé même où ils marchent, et où je me brûle moi-même, moi qu'ils traînent aux gémonies par les cheveux et par les viscères ! »

La famille de Ruffey mettait à prix de son côté l'arrestation d'une fille déshonorée.

 

LXXXVI.

Ces pièges des deux familles dressés à Amsterdam par agents déguisés du gouvernement surprirent enfin les deux victimes. Ils furent trompés, alléchés, saisis, conduits ensemble, sous la garde d'agents de la force publique, en France. Le marquis de Mirabeau triompha de leur désespoir et regretta de n'avoir pu sévir plus cruellement. « J'aurais voulu qu'il fût possible de livrer ce misérable aux Hollandais », écrit-il dans ses confidences inédites au bailli de Mirabeau, « pour l'envoyer aux colonies d'où l'on ne sort plus. J'avais même intéressé les puissances au parti d'un exil aux grandes Indes : la réponse a été pourtant que cela ne se pouvait pas pour de si jeunes gens non mariés. Je l'ai donc fait clore ; ma conscience, que je sonde tous les jours devant Dieu sur ces gens-là, me disait qu'indépendamment des crimes qu'il va semant comme la paille au vent, son sort serait finalement de se faire rouer sous notre nom : et ce n'est pas pour subir cela que nos pères nous l'ont transmis avec ses avantages ; que bientôt il retomberait sur moi et sur les miens de tout le poids de son intrigue, de son fatal talent, de son âge, de ses mœurs, de sa scélératesse, de l'argent de ses dupes !... Ainsi donc, pour celui-là mon plan est fortement arrêté : c'est que l'autorité seule et moi nous sachions où il sera, et qu'à ma mort un billet cacheté l'apprenne à mon successeur. Crois-moi, mon frère, dans Babylone, Antioche et Paris, il n'y eut jamais que des pères méprisables qui pardonnèrent le mépris de la paternité. Et puisque le tribunal de famille n'existe plus, il faut avoir recours, pour châtier les enfants criminels, au despotisme barbare des lettrés de cachet. »

 

LXXXVII.

Puis, comme rougissant du contraste entre ses doctrines de philanthropie et ses pratiques de tyrannie, « Quand on m'exaltait tant », ajoute-t-il, « on me faisait hausser les épaules ; mais quand on voudrait m'humilier, mon sentiment intime résiste et contient en lui seul le poids de toute la colonne d'air extérieur !... Je sais que je suis, à les en croire, le Néron du siècle, que les femmes veulent me traiter comme Orphée et les avocats comme Romulus ; mais que m'importe ? Si j'étais sensible au toucher, il y a longtemps que je serais mort ! Qu'importe qu'ils essayent de me déchirer dans ma cuirasse d'honneur désormais trop dure et trop cicatrisée pour que de pareils coups puissent m'atteindre ! Le public n'est point mon juge, et tant que santé et volonté me dureront, je serai Rhadamante, puisque Dieu m'y a condamné. Au fait, je voulais gagner mon procès — contre sa femme — : il est gagné. Je voulais faire enfermer ces folles — sa femme et sa fille — : elles le sont ! Je voulais faire enfermer ce forcené : il l'est ! » Homme, ainsi que le lui disait plus tard son malheureux fils, qui avait entrepris de gouverner tous ses enfants par la terreur, comme si c'était du sang d'esclave qui coulât dans leurs veines

 

LXXXVIII.

Au moment où il exerçait ces sévices implacables sur tout ce qui l'entourait, l'Ami des Hommes décrivait en style pastoral des fêtes champêtres qu'il donnait au peuple de ses campagnes. « Et ces gens-là paient l'impôt ! s'écriait-il avec une pitié déclamatoire. Et l'on veut encore leur ôter le sel ! Et l'on appelle gouverner dépouiller ce peuple ! Et l'on croit pouvoir affamer toujours impunément ! Ah ! ces pensées sont consolantes pour celui qui a passé sa vie à prêcher la nécessité du soulagement des misérables ! de lever la barrière entre l'oppression et la révolte, de faire le traité de paix entre la force et la faiblesse ! »

 

LXXXIX.

Sophie, arrachée à Amsterdam à Mirabeau, tenta de s'empoisonner pour échapper à une séparation qui lui semblait pire que la mort. On lui permit de revoir Mirabeau pour prévenir son suicide. On les ramena ensemble jusqu'aux portes de Paris.

Mirabeau fut jeté au donjon de Vincennes. Sophie, destinée à la prison infâme de Sainte-Pélagie, fut enfermée, par pitié pour l'enfant qu'elle portait dans son sein, dans une maison de force d'un faubourg de Paris. On changea les noms des deux prisonniers, on s'efforça de leur faire perdre l'un à l'autre toute trace de leur existence et de leur séjour. Mais la passion, plus ingénieuse que la police, avait trompé d'avance toutes ces précautions contre les - correspondances. Les ministres mêmes de la rigueur des deux familles, attendris et corrompus par la pitié, furent les instruments de ces relations' entre les captifs.

« On m'a ôté mon nom », écrivait Sophie à son complice ; « je porte celui de Sophie, nom que tu m'as fait tant aimer. Nous sommes près de Ménilmontant. Mes fenêtres ouvrent sur ce faubourg, mais personne n'a vue sur le dehors. La maison est affreuse ; nous sommes sept femmes dans la même chambre ; je ne puis écrire que dans mon lit, derrière mes rideaux ; encore ai-je à craindre que le plus léger froissement de papier ne révèle mon occupation ; je trempe des clous dans du vinaigre pour faire de la rouille et une encre jaune ; je ne vis que de l'espoir de tes lettres. Je vois des facilités lieur m'échapper : les murs du jardin ne sont pas si élevés que le mur que j'ai franchi pour te rejoindre en Suisse ; mais, quand tout serait ouvert, je ne partirais pas, car je ne pourrais voler jusqu'à ton cachot ; et où irais-je sans toi ? Que je reçoive des lettres et qu'on me mette aux fers ! je baiserai mes chaînes à ce prix. Ah ! que nous aurions été heureux d'expirer en nous disant adieu ! Quel service nous rendrait celui qui retrancherait de nos vies le temps que nous ne devons plus passer ensemble ! Oui, il faut que je songe souvent à la promesse que je t'ai faite et à l'enfant qui va naître de moi pour supporter mes peines. Je les supporte, j'y résiste ; je ne suis pas malade, je désirerais être malade jusqu'à la mort si je vivais seulement pour moi. Peut-être saurai-je bien me rendre ma liberté, car, enfin, il faut un terme à tout. Tiens ! je te le dis, je le dis à nos bourreaux, patience ! je ne serai pas toujours condamnée à vivre !... »

 

XC.

Sophie faisait allusion dans ces paroles au moment où elle aurait mis au monde le fruit du trime conçu dans l'exil.

Ce moment approchait. On sépara l'enfant de sa mère, et madame de Monnier fut enfermée dans un couvent à Gien, pour y languir dans une plus décente captivité. Mirabeau, dont tout le monde, excepté le gouvernement et son père, ignorait la prison, attendrit de ses plaintes le cœur des administrateurs de la police. « Le régime du donjon est si atrocement sévère, » écrivait-il à M. Lenoir et à M. Boucher, à la fois ses geôliers et ses consolateurs, « qu'il est impossible que je n'y périsse pas si j'y reste plus longtemps. Aucune société, défense au porte-clefs qui nous sert de rester dans nos cachots au-delà du temps nécessaire pour nous apporter notre nourriture, et de nous adresser la parole ; une heure de promenade sur vingt-quatre, le tête-à-tête de la douleur ; point de livres, point d'instruments de travail manuel ; toute distraction, toute consolation arrachée avec la plus ingénieuse barbarie. Comprenez-vous qu'un homme jeune, qui a de l'âme, puisse durer à un genre de vie où ses passions, ses talents, ses pensées, ses lumières, ses sentiments mêmes les plus louables tournent à sa perdition ? »

On lui apprend enfin la naissance de sa fille dans le cachot de madame de Monnier, mais on lui refuse la vue de cet enfant. « Je voudrais tout abîmer », écrit-il par une voie mystérieuse à la mère ; « je me révolte contre l'univers. Je voudrais, dans ces moments, te faire un holocauste de tout ce qui n'est pas toi et moi ; mais bien différent de Jephté, j'en excepterais ma fille. »

Ce fruit du désespoir ne vécut pas. Les premières rigueurs du cachot de Mirabeau s'adoucirent, non par l'indulgence paternelle, mais par l'intérêt que ses lettres pleines de l'éloquence désespérée du suppliant inspirèrent à M. Lenoir, l'administrateur de la police, et à M. Boucher, intermédiaire entre le prisonnier et le gouvernement. On toléra les livres, le papier, l'étude, la correspondance même avec Sophie, à l'insu des deux familles.

 

XCI.

Ces lettres, aussi multipliées que les heures et aussi infatigables que l'espérance, aussi brillantes que les souvenirs, aussi déchirantes que le cri du supplicié sur l'échafaud, nourrirent de délire, pendant deux années de solitude, l'âme affamée du prisonnier.

Cette correspondance est le plus long cri de douleur, de passion, et quelquefois de génie, qui soit jamais sorti du cœur d'un homme. La pudeur y manque souvent, parce que ces lettres sont destinées à. être effacées aussitôt qu'écrites par les larmes brûlantes d'une autre captive comme lui, et à mourir ignorées entre le cœur qui les dicte et le cœur qui les inspire ; mais le feu immatériel de la passion y transforme plus souvent l'impure ardeur des sens en foyer de l'âme. Depuis les lettres impérissables d'Héloïse à Abeilard, l'amour n'avait pas fait une telle explosion dans la langue humaine. La contention obstinée d'une passion solitaire et contrariée qui s'efforce de percer les murs d'une prison et de se communiquer vivante et brûlante par la parole à l'objet d'un amour qu'il ne pouvait plus atteindre que par l'imagination, devait faire inventer à un prisonnier doué de l'âme de Mirabeau des miracles de langage par des miracles de passion, et faire de lui le plus éloquent des hommes.

La solitude et la persécution sont presque toujours et tout à la fois le martyre et le berceau des grandes facultés intellectuelles. Elles centuplent les forces en les concentrant. L'homme, en se repliant sur lui-même par la nécessité de la réflexion dans les longues captivités, y puise une énergie de volonté capable de soulever ensuite un monde. La Révolution, qui avait besoin d'un athlète d'intelligence dans Mirabeau, le fortifiait dans les cachots de Vincennes. Sa pensée se vengeait de son isolement et de son inaction, en se répandant sur toute chose religieuse, politique, morale, pour tout sonder et tout renouveler à son heure. C'était le Gellée de Vincennes, méditant, dans les intervalles de sa passion et de son supplice, la transformation du système politique des gouvernements.

 

XCII.

Mais si la persécution lui donna des forces, il est impossible de méconnaître qu'elle lui donna aussi des vices. Lassé et vaincu par la solitude, il descendit à d'ignobles fléchissements de caractère pour obtenir sa liberté. Il écrivit des livres obscènes pour acheter de ce commerce infâme quelques soulagements à la misère de Sophie et à son dénuement. Il prêta son éloquence anonyme à sa mère dans les écrits judiciaires qu'elle publiait pour sa défense contre son père, sorte de parricide d'esprit qu'aucun ressentiment ne pouvait excuser et qu'il ne tenta pas d'excuser lui-même quand sa conscience reprit sa clarté.

Il s'abaissa vis-à-vis de ce père à des supplications et à des adulations ironiques qui mentaient à ses sentiments et à son honneur. Il négocia sans la participation de sa victime l'abandon et la relégation de Sophie, qui se sacrifiait à lui au prix de sa liberté. Il flatta les haines et les amours de son père pour racheter à de mauvais prix sa faveur. Il sortit enfin, grâce à ces ignobles concessions de caractère et de cœur.

Trois ans de cachot l'avaient dompté, mais plus perverti qu'amélioré.

A peine hors des cachots, il eut à répondre de l'accusation capitale de rapt intentée contre lui par la famille de Monnier et à se faire réhabiliter de la peine de mort à laquelle le parlement de Besançon l'avait condamné.

Il menace alors la famille de Ruffey et la famille de Monnier du bruit de son nom, de la puissance de son talent et du scandale de ses révélations ; il finit par obtenir, à force de menaces, une transaction qui sauve sa tête, mais qui entache sa loyauté. Il y stipule cependant avant tout la liberté et l'existence indépendante de Sophie. Mais, tout cicatrisé encore des tortures de sa passion adultère, il veut contraindre, par un autre procès, sa propre femme outragée, tant il convoitait la fortune, à rentrer sous le toit conjugal et à reprendre son nom.

Il va plaider lui-même ce procès en Provence. Tantôt caressant, tantôt agressif, il consterne la famille de Marignan par ses poursuites juridiques, il s'emporte jusqu'à divulguer au monde les mystères de l'union domestique et à jeter sur sa femme l'ombre du déshonneur. Les tribunaux le condamnent et lui arrachent une épouse qu'il flétrit lui-même en la réclamant. Son père le rappelle et lui rend une paternité avare et conditionnelle, à la charge de négocier le silence de sa mère et de se faire le publiciste de ses théories économiques. Ses dettes l'écrasent, les conséquences de ses fautes le poursuivent, la déconsidération s'attache à son nom ; ses infidélités son oubli, les désordres de sa vie, lui enlèvent à la fin jusqu'à l'estime et bientôt jusqu'à l'amour de Sophie.

 

XCIII.

M. de Monnier était mort. Sa mort avait rendu à Sophie la liberté. Mais, poursuivie par l'éclat des scandales que Mirabeau avait déversés sur elle, et découragée de l'existence, Sophie était restée volontairement au couvent de Gien. Une petite maison attenante au monastère, qui avait été sa prison, lui permettait de vivre à la fois- dans la société des religieuses qui l'avaient consolée, et dans la société restreinte du monde. Deux prêtres, habitués du couvent, avaient cherché à abuser de son infortune, et leur obsession bruyante avait laissé transpirer jusqu'à Mirabeau d'odieuses calomnies sur sa victime.

Depuis que Mirabeau était libre, sous la surveillance de son père, une entrevue mystérieuse, favorisée par une religieuse du couvent de Gien, l'avait réuni un moment à madame de Monnier pour une explication mutuelle. Cette explication, en présence de la religieuse, complice et témoin, avait été déchirante, pleine de reproches, d'accusations, de colères, de larmes, presque tragique.

Après cette entrevue, Mirabeau et Sophie ne s'étaient jamais revus. Toute correspondance avait cessé entre ces amants dont les soupirs avaient traversé autrefois les murs de Vincennes. Sophie, trompée et flétrie, n'aspirait qu'à la tombe. Son cœur cependant, mal éteint, se ralluma, au feu d'un amour plus constant et plus pur, pour un jeune gentilhomme des environs de Gien, M. de Poterat. Elle avait trouvé en lui le dévouement absolu qu'elle avait en vain attendu de Mirabeau. Un prochain mariage allait les unir quand la mort lui enleva son dernier ami. M. de Poterat expira dans ses bras. Tout ce qu'elle avait aimé dans le monde lui était ravi par l'ingratitude ou par la tombe. Sa vie, sans passé et sans avenir, n'était plus pour elle qu'un supplice. Son âme ardente, qui avait toutes les forces de la passion, n'avait pas celle de la résignation. Après avoir rendu les devoirs funèbres à son fiancé, elle congédia, sous de vagues prétextes, ses amies et ses serviteurs, brûla ses lettres, écrivit ses dernières volontés d'un esprit froid et d'une main ferme, et, s'enfermant dans une alcôve dont elle ferma hermétiquement les portes, elle alluma le charbon du suicide et expira en serrant dans ses mains le portrait de l'époux qu'elle avait perdu.

On la trouva morte et les deux pieds enchaînés aux piliers de son lit, comme si elle avait voulu se prémunir ainsi elle-même contre les irrésolutions ou les rependra de l'agonie. Ainsi mourut cette femme intrépide qui avait ressenti et inspiré la plus tragique pas' sion du siècle, victime de son propre délire, victime surtout du délire, du génie et de l'ingratitude de Mirabeau.

 

XCIV.

Le bon et austère bailli de Mirabeau recevait encore de temps en temps son neveu dans sa solitude. Tour à tour indigné de ses déportements, attendri de ses repentirs, fasciné de son éclat, il cherchait à réconcilier plus indissolublement le. père et le fils pour l'honneur de sa maison, et rendait quelques témoignages indulgents sur le caractère du fils au père. Il conjurait son frère de quitter Paris et de venir en Provence reprendre la vie et les mœurs de sa race.

« Toi, dont le grand-père disait, il y a cent ans », lui écrivait-il, « qu'il n'y a plus d'honneur que dans les châteaux, est-ce donc ton devoir ou ton goût qui t'a porté à habiter Paris, le plus infect cloaque dont le soleil éclaire de ses rayons les noires vapeurs et les immondes reptiles... à venir humer l'air de cette vénale capitale où la transpiration même est corrosive et pestilentielle... où toi qui étais lumière, et qui t'es contenté de devenir reflet, tu n'étais bon à rien, vu ton aversion et ton incapacité pour le valetage, qui est là d'instinct aux gens de cour et de ville, à visage et à cœur de plâtre, comme le barbotage aux -oiseaux domestiques ? Tu as de belles terres en Provence, elles sont éfruitées, ton château est dépenaillé. Viens-y. Je ne perds pas de vue ton fils Honoré ; cependant je ne puis pas, en conscience, te dire de lui ce qu'il n'est pas : il est bien changé en mieux, je te dirai même qu'il me semble que cet homme a la partie de la tête qui nous manque, et je crois que c'est la meilleure, car nous ne sommes, nous, guère propres à faire des rêveurs et des républiques à Platon ; j'en suis donc content ; cependant, je dors sur lui l'œil ouvert, mais je crois que je pourrais le fermer ! »

 

XCV.

Le père n'obéit point aux conseils du bailli de Mirabeau. Il continua, à Paris et dans sa terre de Bignon, sa vie de secte et d'orgueil, toujours dur et parcimonieux envers son fils.

Mirabeau, livré à ses seules ressources, insuffisantes pour ses nécessités les plus modiques, chercha la fortune de son nom et ses moyens d'existence dans des travaux mercenaires qui déshonoraient même le travail. Sa plume banale et infatigable touchait à tout, même à la fange, pour en retirer un peu d'or. Tantôt pamphlétaire anonyme, tantôt publiciste gagé, souvent agent subalterne et désavoué des ministres dans les pays étrangers, quelquefois écrivain soldé de compagnies financières contre des compagnies rivales, son éloquence à gages lui donnait du bruit, du pain, de la gloire et du mépris.

Mais cette mêlée d'intérêts, d'idées, de finances, de politique, de littérature, de diplomatie, au milieu de laquelle il s'agitait, l'exerçait à la polémique et le prédestinait à son insu à la tribune. L'intrépide audace d'un caractère qui n'avait plus de pudeur, parce qu'il n'avait plus de considération à ménager, le rendait redoutable aux plus célèbres pamphlétaires et aux publicistes les plus accrédités du temps. Il s'attaquait du premier coup à Beaumarchais, et lui fermait la bouche par une apostrophe digne des Philippiques. Il servait et il menaçait tour à tour M. de Calonne ; il osait déchirer hardiment la popularité sur parole de M. Necker en finances, et profaner de ses sarcasmes l'idole de l'opinion publique ; il se liait d'amitié, d'intérêt et dé doctrine avec les écrivains anglais et génevois, précurseurs des nouveautés administratives ; il professait en politique des principes qui ruinaient d'avance les tyrannies, et en finance, dei doctrines qui sapaient les monopoles.

Les ministres comptaient avec lui ; il allait en leur nom étudier la Hollande et la Prusse. Il adressait des conseils de liberté aux Hollandais ; il écrivait un livre hardi sur la monarchie prussienne. Le grand Frédéric le recevait à Potsdam, l'entretenait de l'avenir de l'Europe, et mourait en lui léguant les prophéties de son génie. Sans cesse errant d'Allemagne en France, de France en Suisse, de Suisse en Hollande, de Hollande à Londres, de Londres à Paris, se dérobant d'une contrée à l'autre aux poursuites de ses créanciers, il tramait partout après lui les stigmates de ses vices, l'éclat de son talent et le mystère de ses nombreux amours.

 

XCVI.

Depuis sa rupture avec madame de Monnier, Mirabeau avait séduit et enlevé, dans un couvent de Paris, dont ses relations avec la Hollande lui avaient ouvert les portes, une jeune Hollandaise d'un âge tendre et d'une angélique beauté.

Elle se nommait Henriette Van Haren. Elle était fille naturelle d'un publiciste hollandais que Mirabeau avait fréquenté pendant son exil à Amsterdam. Son père, en mourant ; avait laissé une modique fortune à l'orpheline. Seule sur la terre et exposée à tous les pièges de l'innocence et de la beauté, elle s'était attachée à Mirabeau avec un abandon et une, constance qui lui faisaient supporter sans se plaindre l'indigence et le vagabondage de sa vie. Un fils était né à Mirabeau de cette union clandestine. Élevé pieusement par la tendresse de sa malheureuse mère, doué d'une partie des facultés de son père sans aucun de ses vices, c'est ce fils qui, sans avouer jamais sa naissance, devait un jour hériter de tous les papiers et de tous les secrets de Mirabeau et répandre une lumière complète sur sa mémoire.

Le nom de madame de Nehra, anagramme du nom de Haren, cachait et dévoilait à la fois le nom paternel de l'amie de Mirabeau. Madame de Nehra suivait son séducteur dans tous ses voyages, esclave volontaire et souvent victime de son amour, de sa misère et de son talent. « J'ai une compagne à mon triste sort », écrit Mirabeau à cette époque, en faisant allusion à madame de Nehra, « une compagne charmante, douce, dévouée, que sa beauté aurait infailliblement enrichie si ses excellentes qualités naturelles ne s'y étaient opposées. Elle est ce que vous l'avez vue, belle, douce, patiente, égale, courageuse, pénétrée de ce charme de sensibilité qui fait tout supporter, même les malheurs qu'elle produit. Vous verrez sa physionomie angélique, sa douceur pénétrante, la séduction magique qui l'environne ; je vous jure, mon ami, je vous jure dans toute la sincérité de mon âme, que je suis loin de l'égaler, et que cette âme est d'un ordre supérieur par la tendresse, la délicatesse et le besoin de se sacrifier à celui qu'elle aime !... »

 

XCVII.

Madame de Nehra lui servait de négociateur confidentiel avec ses amis et ses ennemis. Elle allait pressentir pour lui les dispositions des hommes puissants dont il avait à redouter la colère, attendrir ses créanciers par ses supplications, traiter en son nom avec ses libraires du prix modique de ses écrits, sa seule ressource, recevoir les subsides dont les ministres récompensaient ses travaux, ou lui ouvrir les portes des prisons pour dettes, sans cesse envoyée devant lui' pour sonder le terrain ou pour lui rapporter l'espérance. Au fond de l'infortune des hommes de génie et de passion on trouve toujours une femme pour soutenir leur courage ou pour tempérer leurs adversités.

« Il voyageait avec sa horde », écrit madame de Nehra en racontant l'existence nomade et orageuse de son ami, « composée de son amie, de son fils et de son chien favori ; il fréquentait dans les villes étrangères les savants, les hommes de lettres, les ministres, les libraires, quelquefois les aventuriers. » Quand il était séparé par nécessité de son amie, il lui écrivait des lettres pleines à la fois de ses études de publiciste, de ses tendresses et de sa misère.

« Gardez, enfouissez mes papiers », lui disait-il, « comme l'arche du Seigneur ; le bruit court à Berlin et en Allemagne que je courrais les plus grands risques en retournant à Paris. Écrivez-moi pour me rassurer sur votre santé plusieurs lettres par jour, car mes lèches ennemis ne manqueront pas de répandre ici que j'ai abandonné et peut-être tué ma jeune et charmante compagne d'infortune. Oh ! que je serai heureux de vous rejoindre, et que ces cruelles absences m'apprennent bien de quel prix et de quelle nécessité m'est votre société, et combien il est absurde de troubler son bonheur intérieur pour les misérables illusions du monde ! »

 

XCVIII.

Et ailleurs, en retournant en Prusse avec une mission secrète pendant l'assemblée des notables, « En traversant ces superbes campagnes », écrit Mirabeau à madame de Nehra laissée à Paris, « en traversant ces superbes campagnes qui avoisinent Strasbourg, en contemplant du haut des collines de Saverne les pays enchantés qu'on découvre de ce magnifique point de vue sur l'un et sur l'autre bord du Rhin, j'ai senti que si le démon voulait me tenter, il se garderait bien de me transporter sur une haute montagne. L'ambition sortait de mon cœur ; je me disais : Ah ! combien, désabusé des hommes et des choses, on serait heureux de cultiver ici son jardin et de ne vivre que pour une femme aimée et pour son fils ! »

Il anticipait quelquefois avec elle sur sa gloire en lui perlant de ses ouvrages, dont la rapidité nécessiteuse de la composition altérait le poli, mais où le public commençait à sentir le muscle de sa pensée. « Mon amie », écrivait-il, « quand l'ouvrage que je t'envoie parafant, je n'aurai que trente-huit ans ! J'ose le prédire, il me fera un nom !... Il se peut qu'il donne un jour à mon pays quelques regrets de laisser oisif un homme capable d'observer ainsi !... »

Enfin, après avoir achevé cet ouvrage sur la monarchie prussienne, il réussit à le vendre pour une somme modique au libraire Fauche-Bord de Neufchâtel. « J'ai le plus grand désir », dit-il, « de le montrer à mes amis et surtout à l'abbé de Périgord — depuis le prince de Talleyrand —, dont le coup d'œil d'aigle est infiniment nécessaire à sa perfection. Sondez les ministres l'archevêque de Brienne et M. de Malesherbes pour savoir s'il y a santé à moi de rentrer en France... Je me hâte, car l'horizon devient noir ! »

 

XCIX.

On voit par ce coup d'œil rapide sur la jeunesse de Mirabeau que la nature, la race, le sang, la famille, la persécution, l'amour, la captivité, la misère, la révolte continuelle du cœur contre la société et du génie contre les circonstances, les habitudes d'intrigue, les scandales, les repentirs, les châtiments, les rechutes, les vices mêmes contractés malgré l'honneur natif, dans les prostitutions de caractère d'une existence souvent abjecte, avaient préparé en lui un de ces hommes aguerris d'avance aux vices comme aux vertus des révolutions, qui participent à la. fois de la double trempe de Cicéron et de Catilina.

Son génie, étendu, fortifié et assoupli par des luttes si obstinées, et par des si divers de son talent, s'était élevé en lui à mesure que son caractère semblait s'être dégradé. Ses désordres, qui avaient eu tant d'influence sur son cœur, n'en avaient aucune sur son esprit. Son intelligence était si haute et si inaltérable que les fumées de ses passions ne s'élevaient pas jusqu'à sa raison. La justesse et la portée de son jugement le défendirent de l'utopie, de l'illusion et du sophisme. Il pouvait être tribun par circonstance, mais il était homme d'Etat par le despotisme involontaire et souverain que le bon sens exerçait sur lui. Ce jeune homme, encore inconnu, souriait avec pitié, du fond de son obscurité, aux fautes des ministres, aux déceptions des partis, aux illusions mêmes du peuple, et se sentait supérieur à ce monde des cours qui pesait sur lui. Il n'attendait que l'occasion d'y prendre sa place. Les états généraux la lui présentaient.

 

C.

Mirabeau, mal réconcilié alors avec son père toujours dur, devenu suspect à son oncle, dédaigné des ministres, qui croyaient avoir le droit de le traiter en subalterne puisqu'ils l'avaient soldé, repoussé en Provence par l'esprit de corps de la noblesse, où son odieux procès avec sa femme lui avait justement enlevé la considération dans sa caste, ne se flattait guère de retrouver une élection ; mais parvenu enfin à obtenir le consentement tacite et contraint de son père, il se résolut à tout tenter pour séduire ou pour dompter la noblesse de Provence. « Si elle veut m'empêcher d'arriver en Provence », écrivit-il de Paris à un de ses amis à Aix, « il faudra que l'on m'assassine comme Gracchus. »

« Je suis arrivé », écrit-il de sa province quelques jours après, « dans des conjonctures vraiment difficiles et contraires. Le peuple me poursuit de marques de confiance et d'enthousiasme très imprudentes pour sa cause même, car il met le comble à la rage des nobles, qui ont toutes les convulsions de Turnus expirant. Ces gens-là me feraient devenir tribun du peuple malgré moi ! »

 

CI.

Dans ces dispositions, il parait enfin le 21 janvier à l'assemblée des états de Provence, à Aix. La noblesse lui objecte, pour l'écarter, qu'il ne possède point de fief, signe du droit de candidature aux états généraux dans le pays. Il triomphe, mais par la terreur. La noblesse, humiliée de sa défaite, s'acharne à l'écarter au moins de l'élection. Il présente en vain les tempéraments les plus modérés. « Nous ne ferons pas entendre raison à la noblesse », écrit-il à cette date à M. de Caraman, commandant de la province et son ami : « elle est de trop mauvaise foi, trop ignorante et trop cupide. Nous n'apaiserons pas le peuple : ses demandes sont trop justes, et ces têtes cuites au soleil de la Provence sont trop calcinées. » Il s'efforça quelque temps en vain de discipliner et de modérer le parti populaire, pour lequel il s'était déclaré, mais dont il Redoutait la scission irrévocable avec les autres ordres.

« Je n'y puis rien », écrit-il à ses confidents ; « le peuple n'a ni plan ni lumières, il s'acharne avec fureur sur des inepties où il a tort, il mollit lâchement sur les points les plus importants où il a raison. Ce sont de sots enfants que les hommes ; c'est en vain que je m'efforce de les rallier : les esclaves volontaires font plus de tyrans que les tyrans ne font d'esclaves, et nul ne fait plus de mal au peuple que lui-même ! »

 

CII.

Irrité à la fin des dissensions entre les trois ordres des états de Provence, ordres déchirés par les mêmes divisions que celles qui allaient éclater dans les états généraux du royaume, il publie une adresse justificative 'de ses premiers discours, qui fut le premier éclat de cette éloquence dont il allait foudroyer l'aristocratie.

« Dans tous les pays, dans tous les Agen », disait-il au peuple pour capter sa faveur, au clergé pour le rattacher au peuple, à la noblesse pour la forcer à la réflexion, « dans tous les pays, dans tous les Ages, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime... Ainsi périt le dernier des Gracques de la main de patriciens ; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse !...

« Mais vous, communes ! écoutez celui qui porte vos applaudissements dans son cœur sans en être séduit ; soyez fermes et non obstinées, courageuses et non tumultueuses, libres mais non indisciples !... Pour moi qui, dans ma carrière publique, n'ai jamais craint que d'avoir tort, mais qui, enveloppé de ma conscience et armé de mes principes, braverais l'univers, soit que mes travaux et ma voix vous soutiennent dans l'Assemblée nationale, soit que mes vœux seuls vous y suivent, de vaines clameurs, des protestations injurieuses, des menaces implacables, toutes les convulsions, en un mot, des préjugés expirants ne m'en imposeraient pas !... Et comment s'arrêterait-il aujourd'hui dans sa course civique, celui qui, le premier d'entre les Français, a professé hautement ses opinions sur les affaires nationales dans un temps où les circonstances étaient bien moins urgentes et la tâche bien plus dangereuse ? Non, les outrages ne lasseront pas ma constance. rai été, je suis, je serai jus- qu'au tombeau l'homme de la liberté publique, l'homme de la constitution ! Malheur aux classes privilégiées, si c'est là plutôt être l'homme du peuple que celui des nobles, car les privilèges finiront, mais le peuple est éternel ! »

 

CIII.

Le peuple, à cette éloquence lyrique et virile à la fois, sentit qu'il avait une voix digne de sa cause ; la noblesse et le clergé frémirent et crurent imposer silence à cette voix en excluant par un arrêt Mirabeau des états, sous prétexte qu'il ne possédait que des terres privilégiées mais non point de fief réel en Provence. Cet outrage le refoula plus avant dans le cœur du peuple. Il ne pouvait suffire aux enthousiasmes qui l'assiégeaient. « C'est au point », écrit-il à cette époque, « que je ne puis travailler aux affaires publiques que la nuit. Vous savez le mot du cardinal de Retz : Les plus grands embarras d'un chef de parti se trouvent dans son parti ! » Les diatribes des partis opposés l'obsédaient en proportion de sa popularité dans les communes. « On me compare dans des pamphlets à un chien enragé. C'est une grande raison de m'élire, ai-je répondu en riant au peuple, si je suis un chien enragé, car le despotisme et les préjugés mourront de mes morsures ! Et bien des têtes se lèvent en mon absence, » ajoute-t-il, « qui bientôt, si je suis élu, s'abaisseront devant moi. Étrange et triste destinée que la mienne ! » s'écriait-il encore en se sentant écrasé sous ses gènes domestiques pendant qu'il soulevait un peuple, « étrange destinée que la mienne, d'être le moteur d'une révolution, et toujours entre un fumier et un palais ! Mes affaires privées exigent que je fasse huit cents lieues en un mois. »

 

CIV.

Il partit, il calma ses créanciers par des promesses ; revint à temps pour suivre sa candidature. Les triomphes qu'il reçut à son retour à Marseille et sur toute la route de Provence furent des séditions, délires de l'espérance que le peuple enivré de son talent plaçait en lui. Le peuple sentait qu'il avait arraché une force aux nobles et qu'avec Mirabeau il avait conquis la victoire. Les officiers municipaux des villes qu'il traversait accouraient au-devant de lui comme au-devant d'une puissance. Les populations entières jetaient des couronnes civiques sur ses pas et lui donnaient par anticipation les noms de libérateur du peuple et de père de la patrie.

« Je vois », disait-il, « comment les Hommes sont devenus esclaves : hi reconnaissance enthousiaste les a prosternés sous, la tyrannie. »

On voulait dételer les chevaux et traîner sa voiture à bras d'hommes. Les canons retentissaient de colline en colline à son approche. Les musiques et les danses populaires se formaient au seuil de sa maison. Les nobles, indignés, se cachaient pour ne pas être témoins des ovations de celui qu'ils avaient proscrit de leur ordre et que la patrie adoptait. Les illuminations prolongeaient ces jours de fêtes civiques.

« Haïssez l'oppression autant que vous m'aimez, mes amis », disait-il en tombant dans les bras des multitudes, « et vous ne serez plus opprimés. »

Les paysans se portaient en masse sous les fenêtres de sa femme, qui refusait de le voir, pour la supplier -de se réunir à lui. C'est une trop belle race, s'écriaient-ils, pour la laisser s'éteindre dans notre Provence ! Cent mille citoyens sortaient de Marseille et se portaient sur la route d'Aix pour lui faire cortége d'une ville entière le jour où il venait y briguer les suffrages.

 

CV.

L'éclat de son entrée dans la capitale du- Midi effaçait les souvenirs des entrées royales. Une révolte ayant éclaté quelques jours après à l'occasion des subsistances, le commandant de Marseille, impuissant à la réprimer par la force, conjurait Mirabeau, absent, d'imposer sa souveraineté d'enthousiasme à la province. Son retour, sa voix, ses mesures à la fois conciliantes et fermes devenaient des lois vivantes et relevaient l'autorité vaincue. « Vous voyez que j'ai réussi avec un rare bonheur », écrivait-il à Paris. « L'aristocratie, que j'ai sauvée, ne m'en hait que davantage. »

Vengé par le peuple de l'ostracisme de la noblesse, il fut élu député des communes aux états généraux. Malgré la haine de sa caste, qui voyait en lui un Coriolan de l'aristocratie, malgré le dédain des ministres, qui se souvenaient d'avoir eu en lui un stipendié de leurs intrigues, malgré la déconsidération que les égarements et les scandales de sa vie répandaient sur son nom, il eut dès le premier jour le pressentiment de sa puissance. Sa nature, disproportionnée par sa grandeur à tout ce qui le méprisait dans la cour, dans l'opinion, dans l'assemblée, lui prophétisait l'empire que tout le monde était disposé à lui refuser, mais qu'il était plus décidé encore à conquérir.

Tel était l'homme nouveau qui venait de parler pour la première fois devant l'assemblée avec tant de prudence et tant de mesure. Mirabeau était trop supérieur de génie aux circonstances pour se contenter du rôle facile et banal de tribun d'une assemblée : il y prenait du premier mot le rôle de politique, d'inspirateur et d'homme d'Etat.