HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME PREMIER

 

LIVRE PREMIER.

 

 

I.

Après avoir descendu le cours du temps jusqu'à nos jours, dans l'histoire des Girondins et dans celle de la Restauration, je remonte aujourd'hui ces années si pleines et si rapides pour raconter l'histoire de la première assemblée nationale française, qu'on a appelée par excellence l'Assemblée Constituante. Cette réunion d'hommes délibérant sur les ruines d'une monarchie qui s'affaissait fut le concile séculier de- la raison, le foyer des idées, l'écho de la parole, le bras de l'opinion pour discuter et promulguer les croyances modernes sur la société et sur le gouvernement des peuples. Après avoir respiré la philosophie politique du avine siècle dans les livres de ses apôtres, la France recueillit Cette philosophie dans un centre de force irrésistible pour tous et pour elle-même, et dans une explosion tour à tour majestueuse et terrible, elle accomplit la plus grande transformation intellectuelle, sociale et politique qui ait remué l'Occident depuis Charlemagne.

 

II.

L'esprit le plus convaincu, le plus ferme et le plus expérimenté ne peut s'empêcher de trembler en abordant un périlleux récit. Il éprouve le besoin d'implorer de celui qui donne ou qui retire l'inspiration et la lumière aux hommes, non pas seulement le génie pathétique de l'histoire, qui associe par la passion le cœur humain aux scènes que l'historien retrace, mais le don plus nécessaire à celui qui raconte les révolutions d'idées qu'à tout autre : L'ESPRIT DE DISCERNEMENT.

Ce n'est que par la vertu de cet esprit de discernement, qui est le sang-froid de l'histoire, que l'écrivain et le lecteur peuvent séparer, en contemplant ces grands drames, l'enthousiasme du fanatisme, la vérité de la chimère, la réforme du bouleversement, la modération de l'excès, la vertu du vice, la liberté de l'anarchie ; et ce n'est qu'en faisant cette séparation, avec un esprit juste, avec un cœur probe, et avec une main sévère, qu'on peut restaurer les principes sains de la Révolution et rendre une gloire légitime, parce qu'elle est pure, à l'esprit humain. Excuser une cause de ses erreurs ou de ses crimes, ce n'est pas la servir, c'est la retarder. La justice est la seule passion de la conscience. Le genre humain a une conscience, le plus divin des organes de l'humanité. Tant que cette conscience murmure contre les alliages que les illusions, les passions ou les vices mêlent à une vérité, cette vérité n'a pas encore conquis le monde, car quelque chose proteste en nous contre elle, et ce quelque chose, c'est Dieu.

Essayons donc de raconter la Révolution sans flatter ses faiblesses et sans pallier ses forfaits. C'est le seul moyen de restaurer ses vérités dans les âmes, de ramener le peuple à la foi en lui-même, l'intelligence aux principes, et le cœur des hommes de ce siècle à l'espérance, ce doigt de feu de la Providence qui montre le but aux nations !

 

III.

La grandeur de la Révolution française, c'est de n'être pas seulement une révolution de la France, mais une révolution de l'esprit humain. Sans remonter laborieusement et par d'obscures filiations à son origine, nous dirons cette origine en deux mots : la Révolution française est née dans le monde le même jour que l'imprimerie. Une machine matérielle, la presse, en multipliant l'aliment de l'intelligence, multiplia la pensée. Guttemberg fut le précurseur de la raison moderne. Armées de l'instrument mécanique qu'une providence cachée sous "apparence d'un hasard et d'une industrie venait de leur donner, la conscience et la raison travaillèrent sans relâche à leur double émancipation. L'une chercha Dieu dans les révélations de la nature ; l'autre chercha la justice dans les institutions politiques. Toutes d'eux s'unirent quelquefois pour saper en commun deux autorités, l'Eglise intolérante et l'Etat oppresseur, que le moyen âge avait coalisés contre elles. Tantôt victorieuses, tantôt vaincues, elles marquèrent de leur sang tous leurs pas vers leur but de liberté et de justice. Martyrisées sur les bûchers de l'inquisition en Espagne, opprimées en Italie, assassinées en France par la Saint-Barthélemy, apostasiées par Remi IV, proscrites par la révocation de l'édit de Nantes sous Louis XIV, la conscience et la-raison, immortelles de leur nature, avaient survécu. Elles avaient grandi en force dans ces épreuves ; elles avaient filtré comme les gouttes de leur propre sang ou comme les rayons de leur lampe funéraire à travers les murs de leurs cachots, dans l'esprit général de l'Europe ; elles étaient parvenues dans le XVIIIe siècle à une sorte de majorité latente sous le nom de philosophie ou de rationalisme, deux mots pour exprimer une même chose : l'intervention de la conscience libre dans la croyance, et l'intervention de la raison libre dans la réforme et dans le progrès de la société.

 

IV.

La philosophie du XVIIIe siècle, dans son sens le plus élevé et le plus moral, était donc le code, non rédigé encore, de la liberté religieuse et de la liberté civile. Elle se composait, dans sa généralité confuse et diverse, de tous les progrès rationnels que deux siècles de pensée, rendue plus active et plus communicative par la découverte de l'imprimerie, avaient fait faire à l'esprit humain. On y retrouvait, en la décomposant, l'esprit scrutateur de Bacon, l'esprit méthodique de Descartes, l'esprit discuteur de Luther, l'esprit évangélique de Fénelon, l'esprit généralisateur de Montesquieu, l'esprit conjectural de Buffon, l'esprit antisuperstitieux et profanateur des traditions de Voltaire, l'esprit prolétaire de J.-J. Rousseau. Ces grands tribuns du monde intellectuel, possesseurs par leurs livres de l'oreille, de l'âme et du cœur des peuples, leur avaient, successivement ou ensemble, apporté tous les éléments d'un ordre nouveau d'idées et d'institutions : la volonté de penser plutôt que de croire, l'exemple de la révolte contre les vérités sur parole, les faits historiques pour contredire les droits des princes à la possession divine du pouvoir absolu, les faits scientifiques pour confondre les ignorances traditionnelles de la multitude, la critique pour souffler sur les crédulités populaires, les modèles vrais ou imaginaires de civilisation, pour faire rougir les peuples par la comparaison de leur organisation servile avec ces types historiques ou fabuleux de perfection, comme dans le Télémaque ou dans le Contrat social, le rire de l'incrédulité et du dédain contre les institutions, pour encourager le siècle à porter la main sur les vieilles choses, l'éloquence pour indigner le peuple contre les supériorités, l'illusion même et la chimère pour lui donner par le mirage l'impatience d'atteindre, en renversant les obstacles, ce modèle de raison, de perfection et de justice auquel on tend sans cesse et qu'on n'atteint jamais.

 

V.

Telle était la philosophie du imite siècle, mieux nommée encore la philosophie révolutionnaire. A l'inverse des dogmes politiques ou religieux de l'antiquité, qui, nés des prodiges, avaient germé dans, les multitudes, plus accessibles à la crédulité et au fanatisme que le petit nombre des esprits d'élite, la philosophie révolutionnaire que nous venons de décrire, précisément parce qu'elle était discussion et raisonnement, avait commencé par envahir les classes supérieures de la société française et européenne, plus susceptibles que les autres, par le loisir et l'instruction, de recevoir et de multiplier le nouveau jour qui se levait sur l'Europe. Les rois, les cours, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, la classe des lettrés et des artistes, les femmes, qui sont l'imagination et l'enthousiasme de toutes les époques, avaient été les premiers adeptes de cette philosophie. Elle faisait jouir les uns du sentiment de leur supériorité d'intelligence sur les préjugés des multitudes, les autres du secret espoir de détrôner bientôt les supériorités de convention, pour inaugurer à leur place les supériorités naturelles du mérite et de la vertu ; elle prenait les uns par le raisonnement, les autres par l'imagination, ceux-ci par l'orgueil, ceux-là par le sentiment, tous par cette fascination involontaire qui porte l'homme aux choses nouvelles et dans lesquelles il croit apercevoir une vérité, même quand celte vérité, dont la splendeur l'attire, peut incendier l'ordre social dont les crédulités, les privilèges et les abus ont fait son propre patrimoine.

Ce dévouement désintéressé et même suicide à une vérité ruineuse mais irrésistible fut un des caractères les plus inexplicables et les plus glorieux de la philosophie révolutionnaire dans les hautes classes de la société française au avine siècle. La réforme de l'Église et de l'État y fut préméditée et accomplie par la conspiration de la cour, du haut clergé, de la noblesse et de la magistrature, classes qui n'avaient qu'à perdre dans leur écroulement ou à périr sous leurs débris. C'est la coalition des aristocraties qui donna l'idée, la passion, le signal et la force au peuple pour accomplir ensemble l’œuvre d'une régénération où la justice seule avait à vaincre, et où le peuple seul avait à recueillir les dépouilles. Il y a dans le genre humain une vertu secrète supérieure à tous ses vices et à tous ses intérêts. C'est la passion de la justice et de la vérité pour elle-même. Cette passion fut la vertu de la Révolution, française. En 1789 la France eut l'héroïsme de la vérité.

Mais cette passion de la vérité, de la justice et de la transformation nationale, n'était encore qu'une pensée commune en majorité dans les têtes pensantes, en minorité ou Seulement en instinct dans la multitude. Cette pensée inerte et dormante pouvait rester inactive pendant des siècles, dans de stériles aspirations, faute d'un levier pour remuer les institutions invétérées qui pesaient sur elle, dans l'autel exclusif, dans le trône absolu, dans les aristocraties, dans les privilèges, dans les inégalités de condition sociale, dans la législation, dans les chaînes de conscience et de liberté civile, dont les âges précédents avaient garrotté le monde. La Révolution n'était qu'une idée ; pour devenir un acte, il lui fallait une force exécutive. L'imprimerie et le XVIIIe siècle venaient de lui créer cette force exécutive ; cette force, c'était l'opinion.

 

VI.

L'opinion publique, puissance nouvelle sous les monarchies modernes, excepté sous la monarchie républicaine de l'Angleterre, était encore invisible, impalpable et muette en Europe. Aucune tribune, excepté la chaire sacrée, ne lui donnait la voix. Les lois mêmes lui interdisaient de parler dans les livres, sans l'autorisation de la censure ecclésiastique, de la censure des parlements et de la censure de la police. C'étaient les trois sceaux de l'esprit. L'opinion était légalement condamnée au silence, ou à ne parler, que selon la volonté des pontifes ou des rois. Mais l'invention de l'imprimerie, qui condense sur une page de papier cachée dans la main d'un enfant assez de pensées pour faire faire explosion à un monde, qui circule comme l'air, qui éclaire comme la lumière, qui parle dans le silence, et qui participe pour ainsi dire à l'immatérialité et à l'invisibilité de la pensée elle-même, avait trompé ces précautions du sacerdoce, de la magistrature, de l'aristocratie et du despotisme ; disons plus, les prêtres, les magistrats, les courtisans, les princes, les princesses, les rois eux-mêmes avaient été les complices de ces subterfuges de la pensée pour se répandre sous toutes les formes dans le commerce de la librairie. M. de Malesherbes et M. Lenoir, magistrats institués pour fermer les frontières aux œuvres des philosophes, avaient été les propagateurs confidentiels de leurs ouvrages les plus officiellement proscrits. L'Église et l'État répandaient d'une main les écrits qu'ils feignaient de repousser de l'autre. La France entière nageait dans un déluge de pensées écrites. Ces livres devenaient, par leur génie ou par leur scandale même, l'entretien continuel d'une nation où la conversation est le second besoin de l'existence et pour ainsi dire une institution sociale. En s'entretenant des ouvrages défendus et d'autant plus recherchée qu'ils étaient plus défendus, on remuait, à voix basse ou à haute voix, les questions religieuses, philosophiques, politiques, sociales, soulevées per l'écrivain. On s'interrogeait, on se répondait, on s'enthousiasmait ou on s'indignait ensemble ; aucune tyrannie n'était assez universelle, aucune police assez présente partout pour s'interposer entre les interlocuteurs ; une impression commune se formait, se trahissait, se concertait, au théâtre, dans les académies, dans les salons, dans les jardins publics, dans les cafés, comme à Athènes. On applaudissait ou l'on se soulevait ensemble, on se révélait les uns aux autres par le contact des sentiments semblables, on se comptait, on sentait sa force ; en calculait son nombre, on s'exaltait de son unanimité. Le sentiment d'une pensée en masse donnait l'audace à la pensée individuelle, la confiance aux novateurs, la timidité au gouvernement.

On peut définir ainsi l'opinion publique : la certitude que chacun a de retrouver son sentiment dans tous ; le soutien mutuel que des esprits qui doutent d'eux-mêmes tant qu'ils sont isolés se prêtent par la contiguïté des idées. De cette pensée commune à une volonté toute-puissante, il n'y a qu'un instant, un signal, un cri.

 

VII.

Mais pour que l'opinion, cette force exécutive de la philosophie du avine siècle, devint volonté et acquit l'énergie nécessaire à l'ébranlement du vieil édifice et à la construction des nouveaux plans, il fallait deux autres conditions

D'abord que l'opinion devint passion ;

Ensuite que le gouvernement offrit des occasions de renversement.

La jeunesse, l'inexpérience, les tâtonnements, les hésitations, les vertus mêmes d'un jeune roi inspiré tour à tour par une cour étourdie, par une épouse adorée mais futile, par des vieillards surannés ou par des aventuriers d'idées, ne tardèrent pas à faire naître les circonstances et les agitations.

Et quant aux passions, elles naissaient-tout naturellement de l'antagonisme des intérêts et des vanités que la situation réciproque des classes de la société française allait placer face à face dans la première crise des institutions. Intérêt du roi, de s'affranchir du contrôle des parlements pour reconquérir un pouvoir paternel mais absolu sur ses peuples ; intérêt de la noblesse des provinces, de déposséder la noblesse de cour, qui accaparait par la domesticité les faveurs royales et qui humiliait la noblesse des camps ; intérêt des parlements, de conserver la souveraineté de la justice héréditaire, de contrôler la couronne dans l'administration des finances et de capter une popularité souvent factieuse en se présentant comme les vengeurs du peuple et les tuteurs des rois ; intérêt du haut clergé, d'inspirer le roi, de posséder le sol, de gouverner les croyances, de garder le monopole des cultes et l'unité de foi ; intérêt du clergé inférieur, de monter à Nin tour aux grandes dignités et aux grands émoluments de l'Église réservés aux déshérités de la noblesse, que ces richesses et ces dignités dépravaient quelquefois jusqu'aux scandales ; intérêt de la noblesse en masse, de rester le premier corps de l'État, la caste exclusivement militaire du royaume, une nation dans la nation ; intérêt des plébéiens riches, de saper ces privilèges de la noblesse, du clergé, des parlements, d'affranchir ses professions, ses terres, son commerce, ses rotures, et de s'élever par l'égalité au rang de citoyens ; enfin, intérêt du peuple propriétaire ou prolétaire, de briser les servitudes et les exactions de la cour, de la noblesse, des parlements, des riches possesseurs de privilèges ou de tyrannies locales, et de n'avoir plus au-dessus d'eux qu'un chef, une loi, un roi.

 

VIII.

Tels étaient les intérêts opposés et envenimés qui allaient par leur conflit direct et rapproché dans une assemblée nationale allumer l'opinion publique. Le droit, le privilége, la justice, l'injustice, la possession, la convoitise, le besoin de conserver, la soif d'acquérir, l'envie dans le peuple, l'orgueil dans l'aristocratie, la prédominance dans l'Église, l'ambition dans le tiers état, l'avidité dans la cour, le gémissement dans le peuple, la popularité dans les tribuns de tous ces intérêts en présence, donnaient à la philosophie révolutionnaire une armée de passions suffisantes pour niveler le vieux monde et pour faire place à une nouvelle génération d'idées.

Mais sur toutes ces passions intéressées ou perverses, il faut le dire à la gloire de la nation et de l'humanité, une grande et unanime passion prévalait dans les âmes comme dans toutes les conditions : c'était la passion du bien public. L'enthousiasme de l'avenir avait saisi la France et la précipitait, avec la joie et avec le désintéressement d'une vertu publique, dans le creuset en ébullition où elle allait se consumer en se régénérant, victime volontaire, calculant pour rien ses sacrifices, ses agitations, ses dangers, ses supplices mêmes, pourvu que ces agitations, ces dangers, ces sacrifices profitassent après elle au triomphe de la raison, de la justice et de l'humanité !

Telle était l'opinion en France le jour de la convocation des états généraux. Nous dirons bientôt comment Louis XVI avait été amené à les convoquer.

 

IX.

Le 5 mai 1789 était le jour fixé pour l'ouverture des états généraux à Versailles. La veille de ce jour, le roi et le peuple devaient implorer la bénédiction de la Providence divine sur le grand acte de délibération qu'ils allaient accomplir. Lei cérémonies religieuses consacrées à cette invocation des lumières d'en haut devaient être célébrées la veille, 5 mai 1789, avec la solennité qui sanctifie les entreprises humaines et qui associe la religion à la politique. Le peuple de Paris, de Versailles, des villes et des campagnes voisines, appelé par la grandeur et par la nouveauté du spectacle, inondait les rues et les jardins de la résidence royale. Les députés des trois ordres de l'État, les nobles, les ecclésiastiques, les plébéiens, se rassemblèrent d'abord, par une déférence habituelle pour la majesté royale, dans l'église Notre-Dame pour attendre le roi. Ils sortirent ensuite processionnellement de ce temple et s'avancèrent séparés en trois groupes distincts, représentant les trois classes sociales qui divisaient encore la nation, vers l'église Saint-Louis, temple particulièrement affecté aux prières du roi. Les plébéiens marchaient les premiers, les nobles ensuite, le clergé après, dans l'ordre inverse de leur importance dans l'État.

Le roi, entouré de sa famille et de sa cour, s'avançait à pied, la tête découverte, derrière le dais d'or sous lequel le pontife portait l'hostie. Le comte de Provence, depuis Louis XVIII, et le comte d'Artois, depuis Charles X, tenaient chacun un des glands des cordons du dais. Une innombrable multitude répandue dans les rues, groupée aux fenêtres et jusque sur les toits de la ville, contemplait cette procession, moitié nationale, moitié religieuse, clans laquelle un peuple conduisait son roi et - un roi conduisait son peuple à la source des inspirations, dont le roi et le peuple sentaient un besoin égal avant de toucher à l'édifice social qu'ils allaient réformer.

Un recueillement pieux et confiant éclatait sur le visage du roi, une inquiétude mal déguisée sous la fierté sur les traits majestueux et irréfléchis de la reine, une assurance presque provoquante sur le front du jeune comte d'Artois, une gravité pensive et pleine de présages dans les yeux du comte de Provence. Le duc d'Orléans, premier prince du sang, semblait s'associer négligemment et par le seul devoir de son rang à ce cortége ; sa physionomie exprimait un léger dédain pour ce cérémonial, derrière lequel il adressait sa pensée et ses encouragements au peuple. Les costumes antiques, uniforme des inégalités sociales, étaient portés avec une égale ostentation par les représentants des trois ordres de la nation. Le clergé dans ses habits pontificaux, la noblesse avec l'habit brodé d'or, le chapeau à plumes blanches, l'épée, signe de sa vocation militaire ; les plébéiens, nommés alors le tiers état, en simple habit noir, d'une coupe rustique, avec un petit manteau de soie sur l'épaule. Mais la passion de l'égalité des conditions et de l'unité nationale, qui se révélait déjà dans la multitude, rendait le respect et la popularité inverses de l'éclat des costumes et de la prééminence du rang. Le peuple, s'ouvrant avec effort devant le cortége, applaudissait frénétiquement les communes, se taisait devant les nobles, murmurait devant le haut clergé, acclamait le roi comme pour l'attirer par des caresses au parti populaire, dédaignait le comte d'Artois, souriait au comte de Provence, se glaçait au passage de la reine, saluait avec des regards d'intelligence dans le duc d'Orléans un favori naissant ou un complice futur.

Les applaudissements affectés qui éclatèrent à la vue de ce prince et l'intention évidente des applaudissements se tournant en insulte contre la reine portèrent un tel coup au cœur de cette princesse, qu'elle pet, chancela, s'évanouit presque d'émotion entre les bras de ses femmes et que la procession fut un moment ralentie par ces défaillances. Pour un spectateur qui aurait eu la crédulité et l'intelligence des présages, cette attitude du peuple et ces symptômes de l'opinion populaire auraient prophétisé dès ce premier pas tous les événements de la Révolution.

Quand le cortége eut pris place dans l'église Saint-Louis pour assister aux mystères du sacrifice, l'évêque de Nancy, M. de la Fare, prélat de cour, qui voulait préjuger la supériorité de son ordre et la distinction des classes, tout en flattant le peuplé, commença son discours en priant le roi de recevoir les hommages du clergé, les respects de la noblesse, les très humbles supplications des communes. Un léger murmure, étouffé par la convenance du lieu, s'éleva à cette formule. L'orateur la racheta par des gémissements sympathiques sur les misères du peuple des campagnes, sur l'âpreté inexorable des collecteurs des impôts et par des louanges au cœur bienfaisant du prince. Cette attention à la misère et au soulagement du peuple firent éclater les premiers applaudissements des trois ordres devant le roi dans le temple de Dieu. Le roi y vit le gage de l'esprit de justice et de réparation qui allait inspirer ses états généraux comme il l'inspirait lui-même. Il ouvrit son cœur aux plus douces perspectives et rentra accompagné des mêmes ivresses dans son

 

X.

Le lendemain à midi les douze cents députés des trois ordres de la nation s'avancèrent en corps vers la salle que le roi leur avait fait préparer dans un des palais accessoires du sien, sur l'avenue de Paris. Le luxe de Louis XIV servait ainsi d'asile au peuple. Les députés se rangèrent en silence chacun dans l'espace destiné à la caste dont il faisait partie : le clergé à la droite du trône, la noblesse à gauche, les plébéiens en face. Le nombre des députés plébéiens, à cause de la double représentation qui leur avait été accordée pour établir l'équilibre numérique entre les deux ordres privilégiés d'un côté et la masse de la nation de l'autre, donnait, dès ce premier coup d'œil, aux représentants du peuple l'apparence et le sentiment d'une immense majorité. Deux mille spectateurs, parmi lesquels un nombre considérable de femmes de la cour, avides de spectacles et étonnées de nouveautés, dominaient du regard l'enceinte. Une estrade vide, surmontée d'un trône et d'un dais, attendait le roi et sa famille.

Le cortége royal qui précédait le roi entra revêtu des costumes, des insignes, des armes, appareil de l'antique monarchie. Les hérauts d'armes, les capitaines des gardes, les grands officiers de la couronne, les dignitaires de l'Église, les pairs du royaume, les conseillers d'État, les ministres, les princes, occupèrent les degrés inférieurs et les deux côtés de l'amphithéâtre. Le roi, suivi de la reine, apparut le dernier. Un cri unanime de Vive le roi ! le salua du respect de l'amour et de la reconnaissance anticipée de son peuple. Son cœur s'émut, son visage rayonna d'une majesté paternelle ; il salua d'une inclination de tête et d'un geste de main l'assemblée et les tribunes. L'enthousiasme s'attendrit à ces signes de confiance et de bonheur dans la physionomie du roi. Ce qui attachait les regards et l'âme de ce peuple à son souverain, ce n'était pas l'extérieur de Louis XVI, c'était son âme.

Louis XVI, quoique très jeune encore à cette époque, n'avait rien des grâces de la jeunesse, de la chevalerie, de son rang, de la beauté de sa race. Une obésité précoce alourdissait sa démarche, une timidité maladive embarrassait son attitude, une sorte de' claudication perpétuelle, en portant le poids de son buste tantôt à droite tantôt à gauche, enlevait toute majesté et toute virilité à sa stature ; sa taille était épaisse et courte, son épée le gênait au lieu de le décorer ; il portait mal l'habit des camps, uniforme des premiers princes de sa race ; ses yeux larges et bleus, mais éblouis et vacillants, ne fixaient rien d'un regard ferme : on sentait l'homme élevé à l'ombre et qui avait eu toujours entre la foule et lui le rempart des courtisans ; son front était court et fuyant, son nez lourd et incliné de travers, sa bouche détendue et molle, l'ovale de ses joues trop arrondi et sans muscles l'expression de sa physionomie insignifiante et plus rustique quo royale ; ses mouvements brusques et sans harmonie trahissaient au dehors une âme qui meut son corps avec peine et par secousses. L'ensemble de sa personne rappelait un honnête paysan arraché de sa glèbe, vêtu en prince par quelque dérision de la destinée et forcé de parlers à regret devant une multitude imposante. Mais cette rusticité même de l'apparence de Louis XVI était en ce Moment un des éléments de l'attendrissement qu'il excitait dans son peuple. L'honnêteté, la bonté, la candeur, la mollesse même de sa nature, répandaient sur sa physionomie un caractère de loyauté, de cordialité, de paternité qui détournait tout soupçon de violence ou de ruse dans l'imagination de ses sujets. Ce que voulait la France alors pour coopérer à sa pensée, cd n'était ni le génie, ni la guerre, ni la majesté sur le trône : c'était l'honnêteté, la droiture et la bonne intention. Toutes ces vertus étaient celles de Louis XVI, et à travers les disgrâces naturelles du roi, ses traits exprimaient avec une évidence touchante l'homme de bien.

 

XI.

La reine, par le contraste de sa noblesse, de son énergie mobile et de son éclatante beauté, faisait une impression contraire sur les yeux de la foule. On l'admirait, on l'encensait, mais on la redoutait. Déjà depuis longtemps sa popularité passagère avait fait place dans l'opinion publique aux ombrages, aux reproches, aux accusations, aux calomnies. Le peuple voyait en elle la supériorité de nature et d'intelligence, mais le génie superbe et dédaigneux des cours, la complice secrète de l'aristocratie, l'inspiratrice des conseils antipopulaires, la fatalité chère mais dominatrice du roi. Marie-Antoinette avait le sentiment de cette impopularité précoce. Des murmures significatifs de la multitude la lui avaient révélée la veille jusque dans les cours de son palais et sous l'ombre de son mari. Sa pâleur, sa fierté humiliée qui semblait demander justice ou grâce à son peuple, des larmes d'émotion qui voilaient l'éclat de ses beaux yeux, une inquiétude prophétique qui se révélait par un fond de tristesse sous une joie feinte, et par l'agitation de sa physionomie, attiraient tous les regards sur elle. Elle semblait vouloir les écarter.

Le comte de Provence, Monsieur, frère aîné du roi, avait une extrême ressemblance de buste avec son frère, mais les yeux rayonnaient d'intelligence, la bouche de grâce, la physionomie de finesse. On sentait la supériorité qui se voile de peur d'exciter les ombrages de la médiocrité. Il ne manquait à ce visage qu'un accent viril pour lui donner l'expression du génie.

Ce prince, philosophe dès son jeune âge, mais prince avant tout, cherchait à contre-balancer par des concessions savantes à l'esprit du siècle la popularité hostile et turbulente du duc d'Orléans. L'opinion lui tenait compte de ses avances, mais elle ne se livrait pas avec une pleine sécurité à lui. Elle redoutait son esprit, elle se défiait de sa sincérité ou de sa constance, elle craignait la ruse sous l'abandon.

Le comte d'Artois, le plus jeune des trois frères, dans toute la fleur de sa beauté, n'attirait que les regards des femmes, des courtisans et des militaires. Toute la grâce, toute l'élégance et toute la majesté de sa race étaient personnifiées en lui. Mais il n'imposait qu'aux yeux. La nature, qui s'était complue à lui composer l'extérieur d'un héros, avait oublié de lui en donner l'âme et le génie. Spirituel mais irréfléchi, généreux mais léger, naturellement brave mais amolli par les délices de la cour, idole des femmes, espoir dès opinions surannées, champion de la noblesse, incapable avant sa maturité de comprendre les idées nouvelles, il s'en vengeait en les dédaignant. Il s'était laissé donner le rôle de représentant des vieilles choses et d'adversaire des réformes à la cour. Toute sa politique consistait dans quelques mots chevaleresques jetés à un temps qui ne les comprenait plus, et dans quelques gestes de son épée opposée de loin aux factions futures : c'était l'ombre de François Ier derrière Louis XVI, en face de Mirabeau. Sa présence irritait sans intimider le peuple.

 

XII.

L'homme qu'on regardait le plus après le roi et un peu au-dessous de lui, c'était le premier ministre, M. Necker. Le visage dans M. Necker était l'homme. Orgueil, solennité, pompe vide des traits, front haut, œil assuré, bouche tendue et cherchant la grâce, physionomie étrangère où la gravité germanique luttait avec la superficialité française, satisfaction de soi-même, dédain d'autrui, bonhomie affectée, modestie feinte, attitude d'un serviteur qui protège son maitre, regard qui quêtait l'estime, sensibilité verbeuse et pleureuse, déplacée dans les affaires, philosophe équivoque qui se laissait caresser par l'athéisme et qui se prosternait devant les cultes d'État, enivrement visible d'une popularité de secte, honnêteté vraie, mais qui s'étalait comme un charlatanisme de parade et qui agitait avec ostentation, sur les moindres actes privés ou publies, l'affiche de la vertu ; rôle perpétuellement indécis entre le sujet loyal, le parvenu infatué et le factieux populaire ; tel était l'extérieur et tel était l'homme ; premier type des politiques de cette école doctorale, suffisante et rogue, qui agita et qui gouverna, depuis, deux règnes, filiation de Necker, scholastiques de la révolution.

Mais alors M. Necker livrait le roi à l'Assemblée nationale et se flattait de livrer bientôt l'Assemblée au roi. C'était son jour. Les yeux, les cœurs et les mains étaient à lui. On se repaissait de ce visage, sphinx du trône et de la France, qui renfermait le mystère de la situation.

 

XIII.

On parcourait de l'œil avec une curiosité moins vive mais pleine d'attente et inconnue l'assemblée des trois ordres. On se nommait, on se montrait du doigt cette élite, réelle alors, de la France, choisie avec un discernement intéressé par un suffrage à deux degrés et par trois castes Titi avaient recruté dans leur propre sein tout ce qu'elles avaient de considération, de lumières, de force, de talent, d'éloquence, de vertu, pour lutter entre elles et pour s'illustrer dans la lutte.

Les grandes dignités, les grands noms, les grandes magistratures, les grands talents, les grandes popularités, les grandes espérances : le duo d'Orléans, le premier prince du sang, la première opulence du royaume, et déjà le premier factieux du trône ; Matthieu de Montmorency, jeune homme ivre d'enthousiasme et d'espérance, qui devait se repentir un jour, mais qui ne se repentirait que d'un excès de vertu ; l'abbé Maury, tribun des autels, qui allait prêter au sacerdoce et à la monarchie une voix et un courage dignes de la grandeur de leurs dangers ; Lally-Tollendal, à qui la piété filiale avait révélé l'éloquence ; Clermont-Tonnerre, Virieu, Cazalès, Mounier, réformateurs loyaux et fidèles, marquant d'avance les limites où ils sauraient s'arrêter et mourir ; d'Espréménil, fanatique de l'esprit parlementaire de son corps, factieux alternatif du parlement, de la royauté, de la révolution et de la contre-révolution ; les Lameth, transfuges de la cour dans le parti da peuple ; Péthion, destiné par sa médiocrité à l'empire sur la multitude ; Robespierre, jeune alors, entrant, avec une foi implacable pour mobile et avec son obstination pour génie, dans la lice qu'il devait arroser de tant de sang, et enfin du sien ; Barnave, talent verbeux et dialectique, mais sans divinité en lui, selon le mot de Mirabeau, son dédaigneux émule ; Lafayette, en qui on ne soupçonnait pas encore un Cromwell, mais qu'on regardait avec le pressentiment vague qui s'attache aux grandes volontés ; Talleyrand, que la cour, l'Église et la Révolution se disputaient encore et qui devait les louer et les dominer toutes pour se dévouer à la seule fortune ; Mirabeau, enfin, descendu comme Marius dans les rangs du peuple pour y trouver le point d'appui que la noblesse lui avait refusé, homme qu'on se montrait tour à tour, dans les rangs des représentants de la nation, comme un scandale, et qu'on devait, avant peu de jours, s'y montrer comme un prodige.

Les chuchotements et les murmures s'élevaient ou s'affaissaient à ces visages et à ces noms pendant que le roi montait les degrés de son trône. Le grand maitre des cérémonies, M. de Brézé, annonça que le roi allait parler. Le silence d'un peuple qui attend son sort d'une parole suspendit la respiration de l'Assemblée, des spectateurs de l'armée et du peuple qui se pressaient contre l'enceinte, comme pour arracher aux murs extérieurs le secret de ce qu'ils entendaient au dedans.

 

XIV.

Le roi, debout et la tête découverte, déplia le discours qu'il avait écrit de concert avec son ministre, et dit :

« Messieurs, ce jour que mon cœur attendait depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des représentants de la nation à laquelle je me fais gloire de commander.

« Un long intervalle s'était écoulé depuis la dernière tenue des états généraux, et quoique la convocation de ces assemblées parût être tombée en désuétude, je n'ai pas balancé à rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force, et qui peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur.

« La dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore accrue sous mon règne : une guerre dispendieuse mais honorable en a été la cause ; l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a rendu plus sensible leur inégale répartition.

« Une inquiétude générale, un désir exagéré d'innovations, se sont emparés des esprits, et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fuser par une réunion d'hommes sages et modérés.

« C'est dans cette confiance, messieurs, que je vous ai rassemblés, et je vois avec sensibilité qu'elle a déjà été justifiée par les dispositions que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. L'espérance que j'ai conçue de voir tous les ordres réunis de sentiments concourir avec moi au bien général de l'État ne sera point trompée.

« J'ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchements considérables. Vous me présenterez encore à cet égard des idées que je recevrai avec empressement ; mais malgré la ressource que peut offrir l'économie la plus sévère, je crains, messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets aussi promptement que je le désirerais. Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances, et quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance, que vous me proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre permanent et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, qui assurera le bonheur du royaume au dedans et sa considération ku dehors, nous occupera essentiellement.

« Les esprits sont dans l'agitation ; mais une assemblée des représentants de la nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, messieurs, qu'on s'en est écarté dans plusieurs occasions récentes ; mais l'esprit dominant de vos délibérations répondra aux véritables sentiments d'une nation généreuse, et dont l'amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif. J'éloignerai tout autre souvenir.

« Je connais l'autorité et la puissance d'un roi juste au milieu d'un peuple fidèle et attaché aux principes de la monarchie ; ils ont fait l'éclat et la gloire de la France ; je dois en être le soutien et je le serai constamment.

« Mais tout ce qu'on peut attendre du plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu'on peut demander à un souverain, le premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l'espérer de mes sentiments.

« Puisse, messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité du royaume ! C'est le souhait de mon cœur, c'est le plus ardent de mes vœux, c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions et de mon amour pour mes peuples. »

 

XV.

L'assemblée toute entière éclata en respectueux applaudissements. Les peuples saluent ce qu'ils espèrent plus encore que ce qu'on leur livre. Le cœur du roi avait parlé, il répondait au cœur du pays.

Il y eut un moment de félicité complète dans cette harmonie d'aspirations communes qui en ne définissant rien laissait tout attendre. Ce moment, qui ne se retrouve pas deux fois dans la durée d'un siècle, ces embrassements pleins d'attraction réciproque et de larmes de tendresse entre un peuple et son gouvernement, ne dura que l'espace d'un enthousiasme. Le roi n'était pas encore assis sur son trône, que la réalité allait apparaître et contrister ces douces et fugitives illusions.

Le prince s'était couvert en s'asseyant. Le clergé, la noblesse et les plébéiens se regardèrent pour s'assurer si les ordres privilégiés par l'étiquette allaient jouir du droit de se couvrir à leur tour devant le roi assis. Ils voulaient effacer, en se couvrant tous au même moment, cette prééminence que les communes cessaient de reconnaître dans les aristocraties de l'Etat. Cette rivalité, visible dans les regards et dans les attitudes des trois ordres, les tint un instant debout dans l'hésitation et dans le défi mutuel de prévaloir l'un sur l'autre. Une légère rumeur prête à éclater en scandale s'éleva à ce prélude de préséance disputée parmi les spectateurs. Le roi aperçut du trouble dans l'assemblée, et un de ses ministres lui en ayant dit le motif à l'oreille, il se découvrit lui-même d'un geste en apparence irréfléchi, comme s'il dit été suffoqué par la chaleur de la saison et de la salle, et remit son chapeau à un de ses gentilshommes. Aucun sujet ne pouvant se couvrir devant le roi découvert, la lutte de préséance des ordres était par ce geste non vidée mais éludée. La rumeur tomba et les trois ordres s'assirent.

 

XVI.

Le chancelier, M. de Barentin, prit alors la parole au nom du roi. Il lut un discours prononcé d'une voix sourde et hésitante. C'était le programme complet, hardi, généreux de l'âme du roi devant son peuple. Louis XVI commençait par invoquer la justice et la reconnaissance de la nation sur un règne encore court, mais déjà plein de satisfaction de l'opinion publique et d'initiatives pour la félicité et la gloire du pays. La liberté des mers conquise par une marine restaurée et victorieuse sur toutes les mers, l'émancipation de l'Amérique encouragée par les subsides et payée par le sang français, la question et les tortures abolies dans les lois criminelles, le servage des paysans détruit, le commerce et les manufactures affranchis et protégés, les travaux publics, les canaux, les ports militaires décorant et fortifiant partout le royaume, l'économie enfin dans les dépenses personnelles du roi adoucissant, autant que le permettait la dignité du trône, le fardeau des impôts pour les classes rurales.

Après ce juste hommage que la conscience du roi se rendait à elle-même et que des murmures de reconnaissance attestaient dans l'assemblée, le chancelier, faisant pour ainsi dire lui-même la révolution par la main de la royauté, soulevait toutes les questions de réforme, de consentement d'impôts, d'égalité des classes, d'abolition des privilèges, de suppression des abus, d'imposition des terres de la noblesse et du clergé, de liberté de la pensée par la presse, d'adoucissement dans la législation criminelle et dans la législation civile, d'administration représentative provinciale et nationale. La nation elle-même semblait, dans ce discours, devancée par son roi dans tous ses désirs et jusque dans ses rêves de félicité publique.

Seulement le prince, par une imprévoyance déplorable, par une faiblesse fatale ou par une habileté funeste, laissait dans le vague et dans l'indécision la question qui dominait en ce moment toutes les autres, et qui, faute d'être résolue, allait jeter l'antagonisme et l'anarchie entre les trois castes de l'assemblée et entre cette assemblée et le roi lui-même : le mode de délibération et de votation dans les états généraux. Chacun des ordres qui les composait délibérerait-il séparément et opposerait-il ainsi aux deux autres un obstacle infranchissable aux résolutions des autres or, dres et au bien public ? Ou bien ces trois ordres, abdiquant dans l'intérêt commun leurs privilèges de corps, délibéreraient-ils par tête en assemblée générale et une, et donneraient-ils ainsi à leurs délibérations l'autorité d'une majorité, non de caste, mais de nation ?

« Un cri général, disait à ce sujet l'organe du roi, a demandé une double représentation dans cette assemblée en faveur de la classe plébéienne, la plus nombreuse et sur laquelle pèsent tous les impôts. Le roi a été au-devant de ce vœu ; mais, en déférant à cette demande, il n'a point changé la forme des anciennes délibérations des états généraux ; quoique la délibération en commun, en ne produisant qu'un seul vote, paraisse avoir l'avantage de mieux constater le vœu général, le roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s'opérer que du consentement des états généraux ; mais, quelle que doive être votre résolution sur cette question, on ne doit pas douter de l'accord la plus parfait. »

 

XVII.

Invoquant ensuite la sagesse des représentants de la nation, le chancelier attestait le zèle, la longanimité, la passion du bien public dans le prince qui provoquait ainsi les lumières, l'expression des griefs, la coopération de son peuple à la limitation même de son pouvoir. « Jamais », disait-il, « la bonté du roi ne s'est démentie dans ces moments d'exaltation où une effervescence qu'il pouvait réprimer a produit des prétentions exagérées dans quelques provinces ; il a tout écouté avec bienveillance, les demandes justes ont été toutes accordées ; il ne s'est point arrêté aux murmures indiscrets, il a tout couvert de son indulgence, il a pardonné jusqu'à ces maximes outrées à la faveur desquelles on voudrait substituer des chimères funestes aux principes inaltérables de la monarchie. Vous rejetterez, messieurs, avec indignation, ces innovations dangereuses que les ennemis du bien public voudraient confondre avec les changements heureux et nécessaires qui doivent amener cette régénération, le premier vœu du roi !... Représentants de la nation ! jurez tous au pied du trône, entre les mains de votre souverain, que l'amour du bien public échauffera seul vos âmes patriotiques ! Abjurez, déposez ces haines si vives qui depuis quelques mois ont alarmé la France et menacé la tranquillité publique ; que l'ambition de subjuguer les opinions et les sentiments par les élans d'une éloquence impétueuse ne vous entaille jamais au-delà des bornes que doit poser l'amour sacré du roi et de la nation Hommes de tous les âges, citoyens de tous les ordres, unissez vos esprits et vos cœurs, et qu'un serment solennel vous lie du nœud de la fraternité ! L'intention du roi est que vous vous rassembliez demain pour vérifier vos pouvoirs. »

 

XVIII.

C'était jeter témérairement ou artificieusement un appel dérisoire à la concorde, dans une assemblée où l'on venait de poser face à face, dans un antagonisme insoluble, les trois castes qui devaient s'entrechoquer et s'anéantir avant de se fondre en une nation. Était-ce une préméditation machiavélique du roi ? Était-ce l'arrière-pensée de M. Necker ? Le caractère de Louis XVI interdit même. le soupçon sur sa bonne foi ; quant à M. Necker, il est impossible de lui attribuer une impéritie d'homme d'État assez complète pour supposer que l'homme qui avait convoqué les états généraux ne se fût pas posé à lui-même la question que la France entière se posait depuis dix-huit mois, et s'il ne l'avait pas résolue, c'était sans doute parce qu'il n'avait pas osé ou pas voulu la résoudre. S'il ne l'avait pas osé, pourquoi convoquait-il les états généraux, témérité mille fois plus audacieuse ? et s'il ne l'avait pas voulu, quel pouvait être son motif de ne pas le vouloir ? La conjecture la plus indulgente ne peut en admettre qu'une : la pensée d'une division inévitable entre les trois corps de l'État dans l'Assemblée, pensée qui, en les opposant les uns les autres, les soumettrait tous à l'arbitrage nécessaire et souverain du roi. Le prince, fort de sa popularité et de celle de ses ministres, en se déclarant à propos favorable aux prétentions des communes, leur donnerait ainsi lui-même la victoire et la suprématie. Cette générosité du roi, attribuée à son ministre, élèverait M. Necker au sommet de la reconnaissance publique, et ferait de lui tout à la fois l'arbitre des trois ordres, le maire du palais et le tribun réformateur du peuple. -

Ou c'était là la pensée de M. Necker ou M. Necker n'avait point de pensée. Cette pensée n'était point criminelle dans ce ministre ; elle était même politique dans le sens vulgaire du mot ; elle pouvait être bien intentionnée pour le roi, mais elle était surtout personnelle. On verra bientôt que cette politique était en tout conforme au caractère de cet homme problématique, toujours flottant entre les intérêts de son orgueil et les devoirs de sa vertu.

 

XIX.

M. Necker prit la parole comme ministre des finances et comme ministre dirigeant après le chancelier.

La convenance, dans cette grande circonstance de la monarchie, lui commandait, ou de s'effacer modestement entre le roi et la nation, ou de ne prononcer que peu de paroles sur la situation financière du royaume, en remettant les chiffres et les détails à des séances d'affaires pour ne pas alanguir par des longueurs l'entrevue touchante et majestueuse du roi et de ses sujets, et pour laisser emporter au prince les justes enthousiasmes de son peuple. La vanité du ministre populaire l'avait conseillé autrement.

Il voulait que la séance royale fût surtout la séance de M. Necker, et que son nom, ses plans, ses maximes, ses services, ses chiffres, apparussent seuls au frontispice des états généraux.

Après un exorde plein de lui-même, de son émotion, de la défiance de ses forces, des témoignages qu'il rendait à ses intentions sans reproches, de ses phrases où une rhétorique emphatique couvrait mal des images puériles d'éloges protecteurs et déplacés, décernés face à face au roi, d'adulation aux états généraux, de sensibilité larmoyante, M. Necker lut et fit lire par un autre, quand sa voix fut éteinte, un discours de trois heures sur les finances, discours aussi fastidieux pour le roi que pour l'Assemblée et les spectateurs. L'ennui et l'assoupissement coulaient des lèvres de l'orateur. La France, accourue pour recevoir une impression du contact électrique de son roi et de ses représentants, emportait une leçon de comptabilité.

Le résultat de cet examen des finances du royaume constatait un déficit ou une infériorité de recettes sur tes dépenses de 56 millions. — « Messieurs, dit N. Necker en finissant et en attendrissant son style, le roi, en rassemblant les états généraux, a déjà satisfait à sa gloire ; mais il a besoin de vous pour obtenir les jouissances les plus chères à son cœur. Ah ! puisse le ciel accorder à notre auguste monarque une assez longue suite de jours pour voir encore, non-seulement l'aurore, mais le jour éblouissant de tant de prospérité ! puisse-t-il voir les premières moissons de cette terre chérie ! et nous, par notre amour, acquittons d'avance la dette de la postérité ! »

 

XX.

L'Assemblée, amortie par le poids de ce discours, retrouva à peine quelque enthousiasme pour saluer le départ du roi.

Ce prince rentra dans son palais aux acclamations de la multitude, qui semblait le récompenser de sa généreuse concession. La reine et le comte d'Artois eurent peu de part dans l'ovation populaire. La princesse, qui avait l'instinct du trône, s'enferma dans ses appartements pour gémir, avec madame de Polignac et ses conseillers intimes, d'une condescendance qui mettait désormais de niveau le trône et le peuple. Mais déjà l'attention publique se détachait du château pour s'attacher aux états généraux. Le peuple sentait que la souveraineté réelle s'était déplacée dans cette séance ; qu'en présence de la nation debout, la royauté disparaissait, et que le palais de Louis XVI ne renfermait plus que l'ombre de la monarchie ou un foyer de conspiration Contre le peuple. Le roi n'était plus roi, car il n'était plus seul au-dessus de son peuple.

La nuit fit passer Versailles, Paris et la France de l'enthousiasme de cette conquête à l'agitation qui saisit les âmes au bord de l'inconnu. Le roi seul se sentait soulagé, car il s'était enfin déchargé sur la nation et sur le hasard du poids des résolutions et des volontés, trop lourd pour sa faiblesse. Il chargeait la nation elle-même de penser et de vouloir ; il ne se réservait, dans sa pensée, que le rôle, selon lui, facile et doux, de retenir, de diriger et de conformer son gouvernement aux inspirations de son peuple.

 

XXI.

Racontons comment Louis XVI, héritier d'une monarchie souveraine absolue et obéie sous les deux règnes qui avaient précédé le sien, était arrivé à cette résignation volontaire et spontanée dès sceptres de Louis XIV et de Louis XV.

Louis XVI était le fils aîné du Dauphin fils de Louis XV. Ce Dauphin, qui ne devait jamais monter sur le trône, vivait, modèle de mœurs et de piété, dans son appartement du château de Versailles, au milieu des scandales de la cour de son père. Comme s'il avait eu le pressentiment de la brièveté de ses jours, il s'était donné tout entier à Dieu et à l'éducation de ses fils. C'est lui qui disait en recommandant Montesquieu et Tacite au gouverneur de ses enfants : « Mettez-les surtout en commerce assidu avec les historiens, car l'histoire seule ne flatte pas les princes, et elle donne seule aux enfants des rois, des leçons qu'on n'oserait pas faire à leurs pètes. »

Le Dauphin mourut à trente-six ans, sans regret du trône souillé par les désordres de son père. Le duc de Berri, son fils aîné, depuis Louis XVI, devint Dauphin par cette mort. Il n'avait pas atteint encore sa douzième année. Livrés à un gouverneur vertueux mais médiocre, le duc de Lavauguyon, le Dauphin et ses deux frères, le comte de Provence et le comte d'Artois, grandirent dans l'ombre des palais, loin des yeux de leur aïeul Louis XV, dont les voluptés entretenaient l'égoïsme. Ils ne reçurent pour leçons que les pratiques minutieuses d'une religion presque claustrale et les solennelles puérilités de l'étiquette. Les cérémonies d'église et de cour, la chasse et quelques lectures imposées sans discernement par leur précepteur, furent toute leur éducation. Une semblable discipline, incapable de former des princes, était moins propre encore à former des rois, à peine pourrait-elle faire des hommes.

 

XXII.

Rien dans la nature ingrate et dans l'aptitude bornée du jeune héritier du trône n'était propre à surmonter ces vices de son éducation. Il n'avait point de grands défauts, mais points de grands traits dans le caractère. Il n'avait pas môme ces qualités extérieures, superficielles et séduisantes qui rachètent, dans la jeunesse den princes, l'absence des solides vertus. La grâce, ce complètement du mérite et ce verni des vices, lui manquait ; il était gauche, brusque, boudeur, d'une parole brève, d'un geste prompt, d'une humeur provoquante, plus enclin à choquer qu'à plaire, adonné aux seuls exercices du corps, à la chasse ou à des travaux manuels de forge et de serrurerie qui lui donnaient l'apparence et le ton des hommes de peine. La nature semblait s'être trompée en faisant mitre sur les marches du trône un prince né pour le sillon ou pour l'atelier. L'honnêteté seule de son âme le marquait d'un sceau de supériorité morale. Il était né honnête homme. La droiture et la bonne intention étaient écrites dans tous ses actes comme dans sa physionomie ; de plus, il détestait les cours, où il était gêné et déplacé, et il aimait le peuple per conformité de nature autant que par devoir de situation. Si le peuple eût été juste, et si le cœur du Dauphin avait pu éclater à travers l'épaisseur et les disgrâces de sa personne, Louis XVI eût été plus justement populaire qu'Henri IV, cor si nenni IV était soldat, Louis XVI était peuple plus qu'aucun roi de sa race et peut-être plus qu'aucun homme de son royaume.

Louis XV le maria à seize ans à une princesse autrichienne, Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse. Cette princesse, qui n'avait elle-même que quinze ans et que la nature avait douée d'une beauté, d'une grâce et d'une intelligence faites pour décorer tous les trônes et pour fasciner tous les peuples, ne fut pendant longtemps pour le Dauphin, el) mari, qu'un don prématuré et importun de la destinée. L'amour n'était pas éclos encore dans cette lourde, froide et tardive nature. Un léger vice de conformation que sa pudeur l'empêchait de révéler et de corriger par les amura de l'art lui inspirait plus de répugnance que d'attrait pour la beauté. Les fêtes de son manage furent transformées en calamité publique par un incendie qui consuma l'échafaudage du feu de joie de Paris sur la place des Champs-Élysées, et qui, précipitant d'effroi la foule dans les rues voisines et dans les fossés des Tuileries, étouffa des centaines de femmes, de vieillards et d'enfants sous le poids de la multitude. Le préjugé national, déjà contraire à l'introduction d'une princesse autrichienne dans la couche d'un roi de France, s'assombrit comme d'un sinistre augure de ce désastre dont cette princesse était l'occasion. L'éclat, l'attrait, l'invincible séduction de la jeune princesse, triomphèrent cependant de ce présage sur les yeux de la cour et du peuple. Elle devint l'idole de la nation, sans cesser d'être indifférente au Dauphin. Sa charmante popularité rejaillit jusque sur ce prince. Les vices vieillis de Louis XV contrastaient de jour en jour davantage avec la jeunesse et l'innocence de ce couple.

 

XXIII.

Louis XV mourut à Versailles le 10 mai 1774 ; le Dauphin, la Dauphine, la famille royale, la cour, les gentilshommes, attendaient en silence son dernier soupir dans les salles qui précédaient sa chambre. Dans l'incertitude du moment où ce monarque cesserait de vivre et où l'étiquette commanderait au nouveau roi de quitter le palais du roi mort, on était convenu avec les chefs des écuries chargés d'amener les voitures, qu'une bougie qui brillait à une fenêtre de l'appartement royal serait éteinte au moment où la vie du mourant s'éteindrait de même, et que ce signal muet serait celui de l'entrée des équipages dans les cours du palais. A la minute où la bougie s'éteignit, le Dauphin, retiré seul avec la Dauphiné dans son appartement, entendit un bruit semblable à un roulement de tonnerre dans l'intérieur du palais. Il se leva troublé à ce bruit inusité qui se rapprochait de lui. C'étaient les pas précipités des milliers de courtisans et d'officiers de la couronne qui désertaient l'antichambre du roi mort pour se précipiter dans l'antichambre du roi futur. A cette rumeur, qui leur annonçait tumultueusement un règne de bruit et d'agitation comme sa première heure, le jeune roi et la jeune reine tombèrent instinctivement à genoux et s'écrièrent d'une même voix en joignant les mains : « Mon Dieu, protégez-nous ! nous régnons trop jeunes ! » Le roi n'avait pas vingt ans, la reine dix-neuf, et le royaume, affaissé sous les vices du règne, aurait demandé, pour se relever et se raffermir, le coup d'œil du génie, le cœur de l'héroïsme, la maturité d'un sage,

 

XXIV.

Le roi, la reine, la cour, partirent à l'instant pour Choisy, retraite royale préparée pour le deuil.

Depuis Louis XIV, le ministre était le règne. Le choix du ministre fut la première pensée du roi. L'administration décriée de Louis IV ne permettait pas de laisser, après sa sépulture, le gouvernement au duc d'Aiguillon, complice du règne scandaleux d'une courtisane, madame du Barry. Marie-Antoinette désirait rappeler au pouvoir le duc de Choiseul, homme d'État disgracié, mais populaire. Elle lui devait son titre de reine de France ; l'énergie et l'habileté du duc de Choiseul, quoique mêlées de légèreté, pouvaient retremper le pouvoir et rendre quelque grandeur à la politique. Ce ministre avait gouverné longtemps heureusement, hardiment. Il était tombé, avant sa réputation, sous une intrigue de courtisans. Sa chute avait rajeuni son crédit sur l'opinion. Sa témérité de main et sa résolution dans le maniement des affaires, sa pratique des choses et des hommes, son autorité eu Europe, son affiliation avec les philosophes, mettrai de l'opinion, qu'il flattait en les contenant, sa diplomatie dominatrice sur le clergé et sur le parlement, et, par-dessus tout, l'affection de Marie-Thérèse, mère de Marie-Antoinette, qui n'oubliait pas qu'elle devait au duc de Choiseul l'alliance de la France et la grandeur de sa fille, faisaient du duc de Choiseul l'homme prédestiné du nouveau règne. La France et l'Europe l'attendaient. La piété filiale du jeune roi l'écarta.

Le duc de Choiseul avait blessé la conscience du Dauphin père de Louis ITI par le bannissement des jésuites. Ce prince le regardait comme le précurseur du règne de la philosophie et comme le destructeur de la religion. Il avait laissé à son fils une note confidentielle, codicille de ses préjugés et de ses antipathies dans lequel il représentait au Dauphin le duc de Choiseul comme l'ennemi public, et lui recommandait de le tenir à jamais éloigné de ses conseils. Louis XVI, en lisant cette note, avait cru entendre à travers le tombeau l'ordre d'un père. Un autre ministre lui était indiqué dans ce codicille : c'était M. de Machault, homme pieux et lié aux jésuites, qui n'avait de supérieur que la vertu. Il pensa à lui confier son règne ; il lui écrivit de sa main pour l'appeler à Choisy. Le page chargé de porter la lettre était déjà à cheval. Une fille favorite de Louis XV, tante du roi, madame Adélaïde, princesse impérieuse et qui voulait s'assurer une influence dans le nouveau règne, conjura le roi d'appeler un autre guide pour son inexpérience. Ce ministre, d'une renommée de capacité plus imposante, était M. de Maurepas, fils de Pontchartrain, ministre de Louis XIV.

 

XXV.

M. de Maurepas, élevé dans les affaires, longtemps ministre pendant son Age mûr, vieilli dans la retraite, devait rapporter, selon la princesse, les traditions du grand règne et l'attitude d'une antique majesté au règne nouveau. Louis XVI, indécis et influencé par le dernier mot ; écrivit à M. de Maurepas. Il reprit la première lettre des mains du page, lui donna la seconde et le dirigea sur une autre route. Si le page était parti quelques minutes plus tôt pour porter le premier message, la crainte de faire un affront à M. de Machault aurait empêché Louis XVI de le rappeler. Un retard de quelques minutes dans l'équipement d'un cheval changea le sort d'une monarchie. La destinée des rois et des empires prend quelquefois l'insignifiante apparence d'un hasard. La gravité de M. de Machault aurait donné aux événements un autre cours que la légèreté de M. de Maurepas.

 

XXVI.

Le caractère de M. de Maurepas était cette légèreté sénile plus funeste que la légèreté de la jeunesse, parce qu'elle ne se corrige plus par les années, et qu'elle donne aux mauvais conseils l'autorité d'une longue vie. Ce ministre prit, en arrivant, sur le roi l'ascendant d'un mettre sur un disciple, d'un père sur un fils. Louis XVI, entièrement asservi par son respect pour ce vieillard, ne parut au conseil que pour ratifier aveuglément sa politique. Il fut interdit aux ministres secondaires de travailler avec le roi hors la présence du chef du conseil, afin de conserver l'unité de vue et de direction dans le gouvernement. M. de Maurepas prémunit surtout son royal élève contre le danger de laisser la reine prendre connaissance des actes de l'administration. Il lui montra l'influence intéressée et fatale de l'Autriche ; prête à épier ou à influencer la politique de la France dans le cœur de son roi par l'ascendant naturel d'une archiduchesse fille de Marie-Thérèse, dont les intérêts de fille étaient opposés à ses intérêts d'épouse. Il encouragea le roi à compenser cette exclusion nécessaire de la jeune reine de son conseil et de ses confidences par une liberté absolue et par les distractions les plus illimitées accordées systématiquement-à la princesse. La bonté du roi et son indifférence prolongée pour l'union conjugale, qui le rendait inaccessible à toute jalousie d'époux, ne concordaient que trop avec les susceptibilités inquiètes de M. de Maurepas. On donna en luxe, en liberté et en plaisirs à Marie-Antoinette tout ce qu'on lui refusait en crédit. On la traita en idole adorée de la cour, pour lui faire oublier qu'elle était reine. La tristesse qu'elle éprouvait de la négligence de son mari et de sa longue stérilité, l'adulation, le goût passionné des plaisirs, le sentiment de ses charmes méconnus par le roi, idolâtrés par les courtisans, l'ennui du cérémonial fastidieux de Versailles, les souvenirs de la vie familière, libre et intime du palais de Vienne, le besoin de chercher dans des amitiés ardentes l'occupation de cœur et les délices des confidences que l'amour lui refusait, enfin un caractère naturellement superbe et léger qui avait le besoin de recevoir un culte et qui changeait d'adorateurs, la jetèrent dans le goût et dans l'habitude des favorites. Nous verrons bientôt leur empire sur elle et sur le gouvernement, quand nous raconterons ces amitiés de la reine.

 

XXVII,

M. de Maurepas, longtemps éloigné des affaires, comme nous l'avons vu, croyait reprendre le gouvernement à.la période où il l'avait quitté vingt ans avant. N'ayant pas changé lui-même dans la solitude et dans les loisirs de sa retraite, il pensait que rien n'avait changé autour de lui. Il ignorait l'éclosion d'un nouvel esprit dans le siècle et la puissance de cette force nouvelle appelée l'opinion publique. Il était convaincu par les routines de sa jeunesse que la monarchie de Louis XIV, transmise tout entière avec le sang de ses descendants, était quelque chose de divin ou d'immuable comme une religion, que les mobiles mouvements de la pensée des sujets ne s'élèveraient jamais jusqu'aux fondements du trône absolu, et que tout le secret d'un premier ministre était de dédaigner ce vain tumulte d'idées nouvelles en satisfaisant à propos quelques intérêts ou quelques ambitions. L'homme de cour, après un certain temps, devient incapable de comprendre un peuple.

M. de Maurepas commença par populariser le prince par les libéralités qu'il lui conseilla. Le roi renonça, pour la reine et pour lui, aux subsides attribués par l'usage aux nouveaux règnes sous le nom de droit de joyeux avènement. Il annonça des réformes et des économies dans- les dépenses ; il appela au ministère des hommes recommandables par l'austérité de leurs mœurs, et qu'on appelait le parti des honnêtes gens de la cour. Le comte de Muy reçut le ministère de la guerre ; M. de Vergennes, diplomate studieux et versé dans la politique de l’Europe, les affaires étrangères ; un jeune administrateur du Limousin, M. Turgot, fut élevé au ministère de la marine. C'était une caresse aux économistes, secte née à la fin du dernier règne dans les salons de la maîtresse du roi, madame de Pompadour ; des méditations du docteur Quesnay. Les économistes étaient les philosophes pratiques de la finance ; ils avaient fait de la richesse des Etats une science dont le premier élément était la liberté du commerce et des industries. Dédaigneux de la religion et de la liberté politique, la prospérité publique était à leurs yeux le seul but des gouvernements. Enrichir le peuple, c'était, selon leur doctrine, autant que le moraliser. Ils étaient les matérialistes de la philosophie. Parmi leurs théories non encore expérimentées, les unes étaient vraies, les autres chimériques, mais toutes étaient neuves et prestigieuses, et l'attrait de la nouveauté et du mystère donnait un grand crédit à leur secte. Elle était le berceau d'une science qui a fait des progrès incessants depuis, mais qui n'est point encore achevée. M. Turgot associait en lui à sa foi dans cette science un mérite réel et des qualités éminentes.

 

XXVIII.

Juste, modéré, impartial, ami du peuple et aimé de lui, méprisant les agitations stériles que la rivalité ambitieuse des parlements et de la couronne avait suscitées à la fin du dernier règne, plus partisan de l'autorité royale que de cette oligarchie multiple et factieuse qui empiétait à la fois sur le peuple et sur le roi, M. de Turgot n'avait pas craint de siéger dans le parlement réformé, que le courage du chancelier Maupeou avait substitué aux anciennes cours révoltées et vaincues. Il avait, comme intendant du Limousin, administré avec bonheur cette province, d'après les principes libéraux de sa secte. Ses doctrines sur la liberté du commerce des grains, appliquées avec mesure sur une petite province, avaient enrichi le peuple. Son nom, prononcé avec bénédiction par ses administrés, s'était répandu en France. Les philosophes rédacteurs de l'Encyclopédie, code immense et confus de la raison moderne auquel il avait concouru, lui avaient fait une renommée de parti.

Le choix de Turgot était le programme d'une révolution dans l'administration du royaume. On le salua comme les peuples saluent les grandes espérances.

M. de Maurepas ne pouvait pas plus heureusement faire augurer le prélude d'un règne. L'abbé Terray, financier âpre et odieux, qui ne comptait la richesse de l'État que dans le trésor du fisc, et qui n'avait ni scrupule ni ménagement pour le remplir, conserva la direction des finances.

Le chancelier Maupeou, homme de génie, révolutionnaire aussi hardi au profit de la couronne que le cardinal de Richelieu, avait triomphé, à force d'audace, des anciens parlements. Il était parvenu à créer une justice nouvelle qui affranchissait à la fois le roi et le peuple de l'insolence et de l'aristocratie parlementaires. M. de Maurepas le laissa à son poste. Si le vieux ministre avait soutenu M. de Maupeou contre les murmures de la faction des vieux parlements, le gouvernement ainsi composé avait, dans M. Turgot, dans M. de Vergennes, dans le chancelier Maupeou, assez de lumières et assez de caractère pour s'imposer avec succès à l'opinion et pour assurer la victoire de la monarchie contre les parlements. Mais le roi et la reine, par la sensibilité même de leur Arne et par la candeur de leur jeunesse, avaient soif avant tout de l'applaudissement de leur peuple. Gouverner, pour eux c'était plaire. A leur entrée solennelle dans leur capitale, la froideur et les murmures du peuple, excités par les parlementaires, leur firent craindre de s'être trompés dans le choix de leurs ministres. Ils s'informèrent avec anxiété des causes qui assombrissaient la physionomie de la multitude. On leur dit que l'impopularité de l'abbé Terray et du chancelier Maupeou rejaillissait sur eux et leur aliénait les cœurs. M. de Maurepas n'hésita pas à sacrifier la couronne pour garder la faveur du roi. il congédia l'abbé Terray et le chancelier. ‘J'avais fait gagner un grand procès à la monarchie, dit en remettant les sceaux le ministre libérateur de la couronne. Le jeune roi veut reprendre le joug des parlements et remettre en question ce qui était décidé. Il en est bien le maître. » Et M. de Maupeou partit pour Peel.

 

XXIX.

Cette double faiblesse fut le signal d'une double sédition de joie dans le peuple. Le contrôleur général des finances échappa à peine par la fuite aux insultes de la populace. Les scribes et les clercs de l'ancien parlement soulevèrent la multitude autour du palais de justice, allumèrent des feux de joie, pendirent des mannequins revêtus des costumes des ministres congédiés, et ensanglantèrent leur triomphe par le meurtre de quelques officiers de police. Le règne s'ouvrait par des séditions triomphantes, triste rétribution des complaisances irréfléchies du pouvoir.

Un homme obscur, connu seulement pour sa résistance à la réforme du parlement sous le chancelier Maupeou, M. de Miromesnil, fut nommé chancelier. Turgot passa de la marine au ministère des finances. Il présenta ses plans à Louis XVI, qui s'émut jusqu'aux larmes à la perspective de la félicité de ses sujets, et qui jura à son ministre de le soutenir avec constance dans ses réformes. Le système représentatif et les assemblées provinciales de propriétaires pour consentir l'impôt, l'égalité des classes devant les contributions, la liberté de l'agriculture, du commerce, des professions faisaient partie des plans de Turgot. Le roi ne s'alarmait d'aucune nouveauté ni d'aucun sacrifice de son pouvoir, pourvu qu'il y vit la félicité publique.

Bientôt sourd aux représentations de Turgot, de ses tantes, de son frère le comte de Provence, et altéré avant tout de nouvelles bénédictions, le roi manqua à ses promesses et rappela les anciens parlements. C'était placer entre les réformes projetées par Turgot et la couronne des tuteurs jaloux, dominateurs, qui contrôleraient et briseraient toutes ses volontés.

Le roi crut que l'accent des paroles compenserait la faiblesse de l'acte. Il reçut les parlementaires avec un visage sévère. « Le roi mon aïeul, leur dit-il, a fait en vous exilant ce que le maintien de son autorité et les besoins de la justice dans le royaume exigeaient de lui. Je vous rappelle aujourd'hui à vos fonctions que vous n'auriez jamais dû quitter. Sentez le prix de mes bontés et ne les oubliez jamais. »

Les parlementaires ne sentirent que leur triomphe et sa défaite. La seule œuvre royale de Louis XV était répudiée par son successeur. Louis XVI allait avoir à combattre à la fois une démocratie naissante et une aristocratie invétérée, liguées dans les vieux parlements contre lui. Les parlementaires ne tardèrent pas h violenter la main qui les relevait. Leurs révoltes donnèrent constamment le texte, le signal et l'occasion aux séditions du peuple.

 

XXX.

Les réformes de Turgot et sa législation sur la liberté du commerce des grains, appliquées à des années de disette et coïncidant avec des paniques sur les subsistances, démentirent les économistes et déjouèrent les plans du ministre par des émeutes universelles. Ces émeutes s'élevèrent, en Bourgogne et en Bretagne, jusqu'à la gravité de guerre civile. Le peuple affamé apprit pour la première fois la route de Versailles, et vint plusieurs fois vociférer sa misère et ses insultes aux ministres sous les fenêtres du palais. Le roi ne' dissipa jamais ces attroupements qu'en leur cédant. On crut, non sans fondement, entrevoir la main du parlement et des meneurs ambitieux du clergé dans ces mouvements dirigés contre un ministre dont ces deux corps redoutaient les innovations.

M. de Malesherbes, président de la cour des aides et ami de Turgot, possédait le cœur du roi. Ils initiaient ensemble leur jeune disciple au rôle de prince réformateur. Ils introduisaient la philosophie dans le conseil. Ils proposaient les premiers au roi de s'appuyer contre les corps privilégiés, qui résistaient aux réformes, sur les états généraux, dont la voix étoufferait les murmures des abus.

Cette inclination du roi vers les deux novateurs inquiéta M. de Maurepas. Sa vieillesse s'alarmait des longues pensées et des mesures énergiques de gouvernement. Il craignait pour la monarchie les déplacements toujours dangereux de base, il craignait pour lui-même les soucis des difficultés : il voulait que le gouvernement vécût comme lui, de régime, de vieillesse et d'immobilité. Il fit ajourner les plans régénérateurs de M. de Malesherbes et de Turgot. Malesherbes se retira dans la solitude. Mais par une inconséquence qui attestait la légèreté du premier ministre, M. de Maurepas, après avoir repoussé les idées, rappela bientôt auprès du trône le philosophe exilé. M. de Malesherbes fut nommé ministre de la maison du roi, et renforça dans le conseil le parti de Turgot. Il chercha à promulguer en matière de conscience une tolérance d'état qui corrigeait les rigueurs de la révocation de l'édit de Nantes contre les protestants.

Ces premières atteintes à la tyrannie de l'Église exclusive révoltèrent l'assemblée du clergé. Ce corps, dans ses représentations au roi, regretta « ce temps où les hommes qui professaient un autre culte que celui de Louis XIV étaient obligés de chercher la solitude des déserts et les ténèbres de la nuit. Il accusa d'un monstrueux athéisme l'opinion des novateurs. »

Les représentants du clergé qui portaient au roi ces sommations si intempestives pour la foi étaient l'abbé Loménie de Brienne et l'abbé de Talleyrand, deux prélats futurs, dont l'incrédulité et les mœurs contrastaient avec le langage et présageaient les apostasies.

M. de Malesherbes ne répondit à ces murmures du clergé qu'en faisant appel à une puissance non encore constituée mais supérieure : l'opinion publique. « Il s'est élevé, dit-il, un tribunal indépendant de toutes les puissances et que toutes les puissances sont obligées de respecter : l'opinion ! et dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation entière par la voix de la presse, elle est au milieu du public dispersé ce qu'étaient les orateurs de Rome et d'Athènes au milieu du peuple assemblé. »

 

XXXI.

La mort du comte de May, ministre de la guerre, introduisit dans le conseil du roi un, autre novateur qui menaça la noblesse militaire des mêmes réformes dont le parlement et le clergé s'alarmaient.

C'était le comte de Saint-Germain, officier estimé, mais bizarre, sorte de Cincinnatus moderne arraché à son jardin pour réformer l'armée française. Il souleva contre lui tous les corps privilégiés de la maison militaire du roi. Il révolta le soldat en exagérant la discipline et en substituant les brutalités des coups de plat de sabre aux punitions qui respectaient l'honneur. L'impopularité du comte de Saint-Germain rejaillit sur Turgot et sur Malesherbes. Les économies de Turgot sur les dépenses de la cour ramenaient lentement l'équilibre dans les finances, mais le murmure des courtisans s'élevait de jour en jour plus unanime contre le ministère. Le roi, qui ne savait supporter aucun refroidissement de son peuple, cherchait déjà à remplacer ces ministres par un homme plus agréable à l'opinion. Une correspondance secrète que ce prince entretenait, à l'insu de ses ministres, avec un écrivain futile et intrigant, le marquis de Puai, lui indiqua l'homme de l'opinion.

 

XXXII.

Cet homme était M. Necker. Le roi trouva sa perte où il cherchait son salut. N. Necker fut la fatalité du règne.

M. Necker était étranger, comme la plupart des ministres qui ont suscité les grandes passions et les grandes fermentations populaires auteur des trônes. Il était fils d'un professeur de Genève, petite république municipale, mercantile et littéraire, ruche de travail et d'idées aux bords de la France, que l'activité industrieuse et le génie aventurier de ses habitants disséminaient dans toutes les capitales. Le nom de Jean-Jacques Rousseau avait illustré Genève ; les spéculations de ses banquiers l'enrichissaient. M. Necker était venu à Paris, comme ses concitoyens, pour faire fortune.

Il avait les instincts de la richesse, la probité, l'économie, l'aptitude aux chiffres, le don de l'heureuse spéculation. Ces instincts, développés par le travail dans une banque génevoise établie à Paris, et à laquelle il avait été bientôt associé, lui avaient donné d'abord l'indépendance, puis la fortune. Il l'avait agrandie dans des spéculations habiles avec la Compagnie des Indes. Cette fortune s'élevait à plusieurs millions. Ses succès en affaires lui avaient ébauché un nom dans ce monde mercantile, industriel et opulent, qui commençait alors à remuer les capitaux et le crédit de la France. Une femme active, ambitieuse d'importance, affamée de renommée pour son mari, qu'il avait épousée à Lausanne, rêvait pour lui une plus haute destinée que cette considération des comptoirs. Belle, vertueuse, lettrée, mais rappelant trop par le pédantisme de ses formes sa première vocation d'institutrice, madame Necker avait le ton et les prétentions d'une parvenue de renommée. Son cœur accessible à toutes les œuvres de bienfaisance, son culte sincère, vrai, quoique ostentatoire, pour son mari, son opulence charitable, sa maison ouverte à toutes les célébrités contemporaines, la sévérité de ses mœurs helvétiques, ses liaisons avec les philosophes, les poètes, les écrivains, les économistes du temps, son titre d'étrangère et de plébéienne enfin, qui donnaient plus de relief à son existence, avaient fait de sa maison un foyer d'opinion.

M. Necker, parvenu à la maturité de la vie et au repos, après la richesse acquise, s'exerçait par les conseils de sa femme à prendre rang parmi les écrivains. Il traitait pour l'Académie française des sujets où la politique et l'administration étaient associées à la littérature. Sa lourde et emphatique éloquence affectait la sensibilité de Jean-Jacques Rousseau sans en avoir l'entraînement. Les mots.de vertu, de religion, d'humanité, de philosophie, d'amour du peuple, de félicité publique, sanctifiaient ses livres aux yeux des financiers ; ses connaissances économiques, commerciales et administratives imposaient aux hommes de lettres. Les caresses de sa femme aux arbitres du goût littéraire préparaient ses succès. Le culte respectueux que madame Necker professait pour le génie de son mari était communicatif à toute sa société. On la croyait sur parole. M. Necker était devenu ainsi, aux yeux de l'opinion, un mystère de génie, de vertu et de capacité pratique, que nul ne sondait, mais que tous attestaient. Sa considération faisait secte dans Paris. C'était l'époque où un besoin de prodiges travaillait les imaginations lasses du présent, où Mesmer, Saint-Martin, Cagliostro, exerçaient leurs prestiges, et où une certaine dose de charlatanisme était nécessaire, même au mérite et à la vertu.

M. Necker, bien supérieur à ces thaumaturges, était devenu cependant comme eux, grâce à ces manèges de sectes, un de ces prophètes à qui la crédulité publique attribuait les miracles d'une alchimie politique.

 

XXXIII.

Le marquis de Pesai, lié avec madame Necker, ne cessait d'entretenir le jeune roi des ressources du génie de son Mécènes. Le roi en parla à M. de Maurepas. M. de Maurepas, embarrassé de M. Turgot et de M. de Malesherbes, qui soulevaient à la fois le parlement, le clergé et la noblesse, crut pouvoir passer sans danger ce caprice à l'opinion et au roi. En vain Louis XVI avait dit : « Je vois bien qu'il n'y a dans le royaume que M. Turgot et moi qui aimons le peuple. » Il songeait à le sacrifier à la résistance du parlement et des ordres privilégiés. M. de Malesherbes, découragé, aspirait de lui-même à la retraite ; l'égoïsme de la cour le faisait désespérer du bien public. Une altercation avec M. de Maurepas fut le prétexte de la démission de Malesherbes. — « Ah ! » lui dit Louis XVI en la recevant, « vous êtes plus heureux que moi, vous pouvez abdiquer ! » Le jeune prince était forcé, par son entourage, à refouler une à une dans son cœur toutes ces aspirations de félicités publiques. Turgot suivit son ami et mourut peu de temps après, de tristesse, sur la difficulté de faire du bien aux hommes. C'était le véritable apôtre de la Révolution opérée par la philosophie et par la couronne, au lieu de la Révolution faite par les passions et par le peuple. La Révolution régulière perdit en lui son précurseur, le peuple son ami, le roi son sauveur.

A peine ces deux ministres étaient-ils sortis du conseil, que M. de Maurepas se hâta de renverser, par la main d'hommes médiocres et complaisants, Amelot et Clugny, tout ce que Turgot et Malesherbes avaient ébauché. « On ne m'accusera pas, « dit-il en plaisantant lui-même de ses choix, « d'avoir choisi ceux-là pour leur esprit. » La mort ayant emporté Clugny au milieu de la crise des finances et à la veille de la guerre d'Amérique, M. de Maurepas appela Necker à la direction des finances. Le clergé protesta contre l'introduction d'un protestant, et la noblesse contre l'élévation d'un plébéien citoyen d'une république. « Je l'abandonnerai », répondit M. de Maurepas avec un sarcasme, « si le clergé veut payer les dettes de l'État. »

 

XXXIV.

C'était en 1776. L'Amérique, détachée de l'Angleterre, commençait la guerre de son indépendance contre sa mère patrie ; guerre civile et révolutionnaire-où le peuple américain s'insurgeait à la fois contre la nationalité et contre la monarchie. La Fiance hésitait sur le parti qu'elle avait à prendre dans cette grande discussion de famille. Turgot avait recommandé la neutralité et la paix. Necker pensait de même. L'opinion l'emporta sur les répugnances de ces deux hommes d'État, et décida le roi à fomenter et à soutenir, par la main d'une monarchie, la révolte d'une colonie et la naissance d'une république.

La haine contre l'Angleterre, la joie de ses revers, la déclaration philosophique des droits de l'homme proclamés pour la première fois au congrès de Boston le 10 mai 1775, fanatisaient la France. Les vertus de Washington enrôlaient des auxiliaires à la liberté jusque dans les cours de l'Europe. Les discours de Franklin, les théories démocratiques de Thomas Payne, avaient des échos dans tous les livres et dans tous les salons de Paris. Le marquis de Lafayette, jeune et glorieux transfuge de l'aristocratie, s'embarquait pour donner sa fortune 'et son sang à la cause de la régénération d'un peuple. Le génie invisible de la philosophie, de l'égalité, de la liberté, soufflait dans les esprits et pliait le gouvernement irrésolu sous l'entraînement général et irréfléchi d'une passion publique. Le roi lui-même, après deux années d'hésitation, signa l'alliance défensive et offensive avec une république qui n'existait pas encore. Necker, habile à remplacer les impôts par les emprunts et à masquer le déficit par le crédit, suffit glorieusement à la guerre. « Il a fait la guerre sans impôts ; c'est un Dieu ! » s'écriait la nation. « Peuple crédule ! » répondait Mirabeau, dont le génie entrevoyait l'abîme à travers le prestige ; « peuple crédule, hâtez-vous de l'admirer ! vos enfants le maudiront un jour !... »

Cette protestation solitaire d'un homme encore inconnu n'amortissait pas l'enthousiasme pour le ministre des finances. Necker s'avançait d'emprunts en emprunts vers la nécessité d'un remboursement qui nécessiterait à son tour l'appel au pays.

Le parlement, alarmé de cette dette mystérieuse et croissante, s'insurgea contre les emprunts qu'on lui présentait à enregistrer. D'Espréménil, un de ces hommes d'excès qui sont les débauchés de la parole, tantôt pour un parti, tantôt pour l'autre, prononça le mot menaçant de convocation de la nation et d'états généraux. Necker lui répondait en allumant, par le charlatanisme de la bourse, le fanatisme des prêteurs amorcés par l'agiotage, par des réformes modérées, par des économies ostentatoires et par l'ébauche des administrations provinciales, concessions aux provinces empruntées aux plans de Turgot.

L'importance de l'heureux ministre des finances importunait ses collègues et portait ombrage à M. de Maurepas. Bien que la reine le protégeât, Necker tremblait devant le premier ministre, maître exclusif de la confiance du roi. «Je me rappelle encore,» écrit-il après sa retraite, « de ce long et obscur escalier de M. de Maurepas que je montais avec crainte et mélancolie, incertain du succès, auprès de lui, d'une idée nouvelle que j'avais à lui soumettre. Je me représente encore ce cabinet en entresol placé sous les toits de Versailles, au-dessus de l'appartement du roi, et qui, par sa petitesse et sa situation, semblait véritablement un abrégé de toutes les vanités, de toutes les somptuosités et de toutes les ambitions. C'est là qu'il fallait entretenir de réformes et d'économies un ministre vieilli dans le faste et dans les usages de la cour. Je me souviens encore de l'espèce de pudeur dont j'étais embarrassé lorsque je mêlais à mes discours quelques-unes des grandes idées morales dont mon cœur était animé. »

 

XXXV.

Des ressentiments et des rivalités éclatèrent. Necker, pour se rendre plus cher au pays, plus inviolable à la disgrâce, publia pour la première fois un compte rendu à l'opinion de l'administration et de l'état des finances.

C'était reconnaître un autre maître et un autre juge que le roi et les parlements ; c'était déchirer le voile du conseil des ministres, et appeler les regards de la multitude sur les mystères du trésor et du gouvernement. C'était en même temps promulguer avant l'heure en son seul nom le programme administratif et sentimental de tous les vœux du bien public.

Cette adulation habile à l'opinion, quoique entremêlée des hommages inconvenants que le ministre se rendait partout à lui-Mie, et qu'il étendait même aux vertus de sa femme, fut accueillie en France et en Europe avec le fanatisme qui excuse tout, et avec l'enivrement qui déifie tout. Necker devint l'idole de l'espérance publique. Son compte rendu, masquant la dette arriérée de l'Etat, portait à dix millions la supériorité des revenus sur les dépenses, même en temps de guerre. Un tel résultat glorifiait l'administration du ministre et fit affluer deux cents millions d'emprunt nouveau dans le trésor.

 

XXXVI.

M. de Maurepas, justement inquiet d'une publicité qui transportait à l'opinion le contrôle de la royauté, et personnellement offensé de ce que M. Necker, sans daigner le nommer, rapportait toute la gloire de la situation à lui-même, railla le charlatanisme de ce rapport. Le roi conçut des inquiétudes. M. de Vergennes, homme de secret et de hiérarchie dans le gouvernement, démontra au prince le danger de livrer la France à la merci d'un étranger et la couronne à un républicain ; les financiers et les publicistes des partis hostiles ou indépendants du ministre des finances contestèrent, démentirent, bafouèrent l'œuvre et l'homme. La liberté de la presse naquit de fait de cette téméraire publicité.

Necker supporta mal la discussion qu'il avait provoquée. Il fit saisir et poursuivre les écrits de ses adversaires. II somma impérieusement M. de Maurepas de le couvrir d'une faveur éclatante et exceptionnelle du roi, en l'introduisant au conseil et en lui attribuant la supériorité sur les ministres de la guerre et de la marine. Déconcerté dans ses exigences par M. de Maurepas, M. Necker donna au roi sa démission ; il se retira, dans sa popularité et dans son opulence, au château de Saint-Ouen, à la porte de Paris. Sa maison devint le sanctuaire d'une idolâtrie de son génie et le foyer de l'opposition contre la cour. De là ses écrits, multipliés avec les circonstances, semèrent les murmures et la colère dans l'esprit de la multitude contre les privilégiés de la société. « Presque toutes les institutions civiles », dit-il, « ont été faites pour les propriétaires. On est effrayé en ouvrant le code des lois de n'y découvrir partout que cette vérité. On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois de garantie contre la multitude, comme ils auraient construit des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages !... Que nous importent vos lois de propriété ? nous ne possédons rien ! Vos lois de justice ? nous n'avons rien à défendre. Vos lois de li» bercé ? si nous ne travaillons pas, demain nous mourrons !... » Le ministre devenait tribun pour remonter au pouvoir sur les bras du peuple.

 

XXXVII.

On s'inquiétait à la cour de l'impossibilité de remplacer un ministre si cher au peuple.

« L'homme impossible à remplacer est encore à naître, » répondit M. de Maurepas à ceux qui lui parlaient de la difficulté de succéder à M. Necker. Il St nommer à sa place un parlementaire, M. Joly de Fleury, flattant ainsi les corps qu'il avait offensés sous M. Turgot et bravés sous M. Necker.

La guerre d'Amérique occupait les esprits. M. de Maurepas mourut avant les agitations que sa légèreté avait préparées à son jeune maitre. Louis XVI le pleura comme un père et le regretta comme une habitude. Ce ministre le soulageait de ses hésitations en prenant témérairement sur lui la responsabilité de sa politique. « Ah ! » dit le roi le lendemain de sa mort, « je n'entendrai plus tous les matins sur ma tête le bruit des pas de mon vieil ami ! »

Le roi tenta d'imiter Louis XIV en dirigeant lui-même son conseil, et il éprouva une secrète joie de marcher sans tuteur.

M. de Vergennes méritait et obtint le principal ascendant dans son cabinet. Le ministre des finances, agréable au parlement, obtint à Paris l'enregistrement de trente millions de nouveaux impôts. Ceux de Franche-Comté et de Bretagne résistèrent. Des troupes furent nécessaires pour dompter l'esprit parlementaire qui insurgeait la population de Rennes.

D'Ormesson succéda à Fleury dans la direction des finances. Honnête et scrupuleux, mais incapable, son impéritie laissa après sept mois les emprunts accrus de 340 millions ét le trésor public entièrement vide.

Il fallait un prodige pour prévenir la banqueroute imminente de l'État. Tous les aventuriers s'offrirent. La duchesse de Polignac, amie de prédilection de la reine, fit choisir Calonne, intendant de Lille. Calonne n'avait rien à risquer, ni en considération ni en crédit ; il avait la confiance de la témérité et l'aplomb du charlatanisme. Homme sans scrupules, sans système et sans parti, il s'en fiait à son esprit, à la faveur des courtisans, à l'agiotage des banquiers, à la crédulité des honnêtes gens, à la corruption des écrivains politiques, à l'imbécillité du peuple, et surtout au hasard et au temps, pour liquider après lui ses opérations. Tel était Calonne, le plus charmant des hommes funestes, véritable ministre de l'étourderie, dans une cour qui voulait dévorer le jour sans s'occuper du lendemain. Sa figure, sa séduction naturelle, sa grâce légère, qui contrastaient avec le pédantisme de Necker, l'impression de sa supériorité qu'il avait l'art d'inspirer aux autres, sa main ouverte à tous, sa profusion de faveurs, de promesses, d'illusions, son éloquence qui enchantait même le doute, le désignaient à la duchesse de Polignac comme le plus habile des expédients. Si l'on marchait à l'abîme, Calonne aurait du moins le mérite de le cacher jusqu'au dernier pas.

 

XXXVIII.

Calonne réussit à le dérober à Louis XVI, aux ministres, â la nation. Il eut dans les propos l'audace de sa légèreté dans les affaires. « L'économie est doublement funeste, » dit-il au conseil : « elle avertit les capitaux de ne pas s'offrir à un trésor obéré, et elle fait languir le travail, que la prodigalité vivifie. Un homme qui veut emprunter doit paraître riche, et, pour paraître riche, il faut éblouir -par ses dépenses. »

Cette théorie de la prodigalité, vraie pour un État, quand la prodigalité est mesurée sur les possibilités et reproductive de richesses, conduisit Calonne à des profusions insensées permises à la reine, aux princes, aux favoris, aux favorites, aux banquiers, aux manufactures, aux travaux publics. Tout était prospérité à la surface, péril et misère au-dessous. Calonne, pour étourdir l'opinion, livrait la France à la licence de la presse, et l’imagination publique aux prestiges de toutes les utopies. Les empiriques et les thaumaturges se disputaient la crédulité du peuple et des grands. Mesmer et Cagliostro exploitaient leur secte. Saint-Martin, Wesaupht, Saint-Germain, mêlaient leurs miracles à leur théosophie ; Beaumarchais traduisait, dans ses comédies et dans ses mémoires, la société, le pouvoir, la religion, la morale même en ridicule. Il apprenait à la société à rire d'elle-même devant le peuple. Montgolfier tentait la navigation des airs ; le goût des arts formait des musées ; l'amour des lettres et la passion des discussions politiques réunissaient les hommes d'intelligence dans des académies libres, dans des cercles, dans des clubs qui activaient et doublaient leurs forces ; la liberté des mœurs s'instituait avant la liberté des lois. Le roi creusait le port militaire de Cherbourg et rédigeait de sa propre main le plan et les instructions des voyages de découverte de Lapeyrouse.

Calonne suffisait à tout par des emprunts succédant à d'autres emprunts pour combler le vide du trésor. Noker avait provoqué le crédit, Calonne l'enivrait par l'agiotage. L'ivresse refroidie, la ruine apparut, les ressources manquèrent. Calonne sentit alors la nécessité de réformer profondément l'État dans l'intérêt des finances du royaume :

« Un royaume », écrivit-il, « composé de pays indépendants appelés pays d'État, de pays d'élection, de pays d'administrations provinciales, un royaume dont les provinces sont étrangères les unes aux autres, où, des barrières multipliées dans l'intérieur séparent et divisent les sujets d'un même souverain, où les classes les plus riches sont les moins contribuables, où les plus pauvres supportent tout le poids, où les privilèges rompent tout équilibre, est un royaume qu'il est impossible de bien gouverner On ne peut établir solidement les finances qu'en réformant la constitution ! Il faut reprendre en sous-œuvre l'édifice entier pour en prévenir la ruine !... Sire, le succès élèvera votre nom au-dessus des plus grands noms de cette monarchie dont vous mériterez ainsi d'être appelé le législateur. »

Calonne, après ce préambule révolutionnaire, remaniait dans ses plans toutes les institutions, et réformait, dans l'intérêt du roi, provinces, clergé, noblesse, parle-. ment. Il montrait dans ses vues le génie précurseur de la révolution ; il refaisait contre les privilèges ce que Richelieu avait conçu contre la féodalité. Le signal du remaniement du royaume partait du conseil du roi.

 

XXXIX.

Enfin Calonne avoua au roi le déficit immensément accru qu'il lui cachait avec tant d'art et tant de prodigalité depuis son entrée au ministère, et il ne lui montra pour combler cet abîme que les vices, les abus, les usages, les immunités d'impôt, les droits des provinces, les privilèges des corps, les inégalités des classes, à jeter courageusement dans le gouffre.

Louis XVI frémit et hésita. « Mais c'est du Necker que » vous me proposez là ! » dit-il à son ministre. « Oui, sire », répondit Calonne ; « mais dans l'état désespéré des choses, on ne peut rien vous présenter de mieux. » Calonne conclut en demandant au roi l'autorisation de convoquer l'assemblée des notables, sorte de représentation abrégée de la nation, qui lui servirait de point d'appui contre les classes et contre les provinces privilégiées, pour poser le levier des grandes réformes du royaume :

Louis XVI, à la fois effrayé et ébloui, donna son consentement et promit le secret à cette conspiration du gouvernement contre le gouvernement. Il garda ce secret même avec la reine. Il prépara en silence la convocation de cette assemblée délibérante composée de cent quarante-quatre noms, princes, ducs, pairs, archevêques, évêques, conseillers d'Etat, premiers présidents, procureurs généraux des parlements, députés élus des pays d'État, noblesse, clergé, tiers état, enfin officiers municipaux des villes principales. Il fit élaborer mystérieusement par ses ministres les plans de réformes à soumettre aux notables, et il divisa l'assemblée en bureaux séparés, présidés chacun par un des princes de la famille royale.

L'ordonnance de convocation éclata comme un coup de foudre le 29 décembre 1786.

« Je convoque », disait le roi dans le préambule de cet acte, « une assemblée composée de personnes et de diverses conditions des plus qualifiées de l'Etat, afin de leur communiquer mes vœux pour le soulagement de mon peuple. » C'était appeler la nation elle-même au ministère. Louis XVI ne vit dans cette innovation qu'une conférence paternelle d'un côté, filiale de l'autre, entre son peuple et lui. « Je n'ai jamais mieux dormi que cette nuit, » écrivit-il le lendemain à Calonne. Il croyait trouver dans son peuple le désintéressement et les vertus qu'il apportait lui-même à cette conférence avec ses sujets.

 

XL.

La reine s'irrita du mystère que le roi avait gardé. La cour se souleva d'avance contre les plans qui allaient l'atteindre. Les politiques qui survivaient du règne de Louis XIV et de Louis XV s'écrièrent que le roi avait donné sa démission. Les provinces murmurèrent contre une représentation arbitraire, restreinte, et en majorité privilégiée, pour décider sans le peuple des intérêts du peuple. Les écrivains creusèrent et envenimèrent la plaie de l'État découverte ainsi par le roi lui-même. Les différents ordres du royaume se concertèrent pour préserver avant tout l'inviolabilité de leurs privilèges et de leur caste. Les princes, frères eu parents da roi, songèrent à se populariser contre la couronne ou contre le ministère. à la tête des notables. Les esprits fermentèrent jusqu'à l'agitation dans Paris. La presse, autorisée par cette convocation à remuer toutes les questions de constitution ou de finances, déborda en livres, en brochures, en pamphlets, qui jetèrent le gouvernement à la publicité et bientôt au mépris de la multitude.

Le seul homme capable dans le gouvernement de contenir ou de réparer ce désordre d'idées, Vergennes, mourut. Il fut remplacé par M. de Montmorin, dont le mérite était dans l'amitié méritée de son maitre.

L'assemblée des notables s'ouvrit. Calonne, pour motiver ses plans et pour excuser ses fautes, leur fit un tableau sinistre de la situation des finances. Il déversa une partie du reproche sur Necker, qu'il accusa indirectement d'avoir masqué dans son compte rendu un déficit de quatre-vingts millions. Il proposa, pour rétablir l'équilibre, un subside territorial payé par l'universalité des terres, la suppression des immunités d'impôts pour les classes privilégiées, et des administrations provinciales empruntées à Turgot.

 

XLI.

Les notables, sans admettre ou refuser l'égale répartition des charges publiques, demandèrent préalablement à connaître les comptes de l'administration. Necker publia un démenti aux chiffres de Calonne ; l'opinion se passionna pour l'un ou pour l'autre des deux ministres. Dans l'impossibilité de s'entendre, M. de Lafayette et les notables du parti populaire demandèrent les états généraux, seule représentation souveraine capable de juger ce procès et d'imposer ses décisions au gouvernement. Le clergé refusa de se laisser imposer. L'archevêque de Toulouse, M. de Brienne, secrètement patronné par la reine, et à qui l'intrigue et l'ambition avaient fait une renommée de génie, fomenta et personnifia l'opposition contre Calonne. Calonne se défendit par des appels téméraires au peuple contre l'égoïsme des notables. Les états généraux devinrent le cri public. La reine, alarmée, obtint enfin du roi l'éloignement de Calonne. Elle fit exiler du même coup Necker à vingt lieues de Paris.

L'archevêque de Toulouse, Brienne, protégé de la reine, fut nommé, après quelques tâtonnements, ministre principal. L'assemblée des notables, qui avait vu devant elle soulever toutes les questions sans en résoudre une, s'évanouit dans l'indifférence publique et dans l'impatience des états généraux. Le seul art de Brienne fut de les ajourner par des mesures qui associaient ensemble les illusions de Turgot, les agiotages de Calonne, les popularités de Necker. En voulant imposer au parlement quelques-uns des édits refusés par les notables, Brienne éprouva devant ces corps les mêmes résistances qu'il avait éludées devant le clergé et la noblesse. Il fit faire au roi des coups d'autorité contre les parlementaires. Le peuple soutint le parlement par des séditions. D'Espréménil invoqua de nouveau les états généraux, cette menace suprême contre le trône et qui était aussi le suicide des parlements. « La Providence », lui répondit le président d'Ormesson d'un mot prophétique, « punira vos funestes conseils en exauçant vos vœux ! »

La cour n'éclatait pas moins contre quelques tentatives d'économie qui lui semblaient des attentats contre la propriété de ses profusions. Le roi exila le parlement à Troyes ; ses deux frères, le comte de Provence et le comte d'Artois, allèrent eux-mêmes en son nom faire enregistrer de force les édits contestés. L'un fut applaudi, à cause de son attitude populaire, à l'assemblée des notables, l'autre insulté à cause de sa partialité pour l'aristocratie.

 

XLII.

Le parlement exilé à Troyes y devint le foyer des oppositions et le but des hommages de l'opinion publique. « Paris », lui disait-on dans des adresses de condoléance, « la nation entière cherche en vous ses dieux tutéaites. »

Les parlements de province ressentirent comme une injure commune l'exil du parlement de Paris. « Les coups d'autorité », écrivirent-ils dans leur délibération factieuse, « les coups d'autorité sans cesse renouvelés, les exils, la contrainte et la force mises à la place de la justice, étonnent dans un siècle éclairé, blessent une nation idolâtre de ses rois, mais libre et fière, glacent les cœurs, et pourraient rompre à la fin les liens qui unissent le souverain aux sujets et les sujets au souverain ! »

Le roi et les parlementaires sensés aspiraient à une réconciliation. D'Espréménil et les parlementaires fanatiques de leur corps la repoussaient. « Vous êtes sortis de Paris couverts de gloire », s'écriait ce tribun de la magistrature, « et vous y rentrerez couverts de boue ! »

Duport, Robert de Saint-Vincent, Fréteau, conseillers au parlement, soutenaient ce jeune factieux dans ses audaces. Le roi céda et retira ses édits à des conditions honteuses pour son autorité. La rentrée triomphale des parlements dans Paris fut une insulte à la majesté royale. Le peuple, ameuté par les jeunes séditieux de la magistrature, y promena dérisoirement, y couvrit de fange et y brûla dans un prophétique supplice les images du baron de Breteuil, ministre de la maison du ni, de la duchesse de Polignac, épargnant à peine la reine elle-même dans ses simulacres de vengeance, et mêlant déjà le nom de la reine à toutes les imprécations populaires. Les parlementaires contemplaient avec une joie secrète ces délires de popularité qui leur annonçaient un triomphé factieux sur le trône, triomphe derrière lequel ils ne voyaient pas leur propre échafaud.

 

XLIII.

Enfin, le premier ministre, dans le désespoir de ses mesures qui avortaient toutes, résolut d'arracher un dernier emprunt de 400 millions au parlement, au prix de là convocation des états généraux ajournée à cinq ans. Le roi s'alarma, la reine frémit, les princes et les courtisans s'indignèrent. Brienne répondit à tout par la nécessité du trésor et par le long délai entre la promesse et l'exécution. Se fondant sur la mobilité du caractère national, il sourit des craintes qu'on affectait sur une mesure ajournée à cinq ans dans un pays où les années étaient des siècles. Il affirma au roi et à la reine que le déficit une fois comblé par les quatre cents millions obtenus des parlements, une bonne gestion des finances, le calme rendu aux esprits, les occasions de remontrance enlevées une fois pour toutes aux parlements et le murmure étouffé dans le peuple, d'heureuses et inévitables diversions entraîneraient l'opinion publique à d'autres courants d'idées, et que ce subterfuge de gouvernement serait oublié avec les circonstances qui y faisaient recourir.

 

XLIV.

Le roi et la cour, convaincus par ces sophismes de la légèreté, consentirent à tout promettre. Une séance royale fut assignée pour l'enregistrement par autorité à l'emprunt de quatre cents millions. Le roi y parla en maitre et revendiqua pour lui seul le pouvoir législatif sans dépendance et sans partage. Son ministre semblait compenser par les vaines maximes du pouvoir absolu la concession entière du pouvoir monarchique qu'il lui arrachait dans l'acte de convocation de la nation.

Cette concession suprême ne ferma pas la bouche aux tribuns du parlement devant le roi. Ils murmurèrent contre la violence de l'enregistrement, contre l'énormité de la somme, contre le délai de cinq années qui suspendait le bénéfice de la promesse.

« Vous nous parlez de cinq années », s'écria le vieux parlementaire Robert de Saint-Vincent, sans s'intimider devant la majesté royale ; « mais depuis le règne de Votre Majesté, les mêmes vues ont-elles présidé jamais cinq ans de suite à l'administration de vos finances ? Vous flattez-vous, ministre d'un jour, d'avoir le temps de réaliser les vôtres ? Cette faveur qui vous a élevé, vous flattez-vous qu'elle vous maintienne ? Sire, le remède aux plaies de l'État vous a été indiqué par votre parlement : c'est la convocation des états généraux ; mais cette convocation, pour être utile, doit être prompte. Pourquoi ce retard ? C'est que vos ministres veulent éviter cette assemblée dont ils redoutent le contrôle, mais leur espérance est vaine : les besoins de l'État vous forceront à les réunir d'ici à deux ans ! » ؏ Et comme un murmure s'élevait dans le groupe des courtisans qui entouraient le roi. — « Oh ! oui », reprit l'orateur populaire, « ils vous y forceront. Retranchez ce préambule dérisoire, parce qu'il est indigne de la majesté royale. »

 

XLV.

De telles paroles, prononcées en face du roi, clans tout l'appareil de sa force, semblaient faire entendre, sous la monarchie, l'éloquence républicaine. D'Espréménil y ajouta le pathétique et l'objurgation en conjurant le roi, avec larmes, de céder aux vœux de son peuple et de se jeter à l'instant dans les bras des états généraux.

Le roi ému balbutia quelques mots qui semblaient arracher ce consentement de son cœur.

Le duc d'Orléans changea la scène en se levant avec un embarras qui trahissait la timidité sous l'audace. « Sire », dit-il d'une voix tremblante et en perdant la mémoire du peu de paroles que ses conseillers lui avaient soufflées, « cet enregistrement est illégal, et il faudrait exprimer qu'il est fait par le commandement de Votre Majesté. »

Le roi, troublé par cette voix qui s'élevait de sa propre famille, et intimidé lui - même par l'appareil de sa propre souveraineté, se tut un instant ; puis d'une voix basse et avec un geste d'indifférence, « Cela m'est égal », répondit-il au prince, « vous êtes bien le maitre » ; et, se reprenant encore d'un ton plus ferme, « Vous vous trompez, cela est légal, parce que je le veux ! »

Le parlement, après la séance, fut mandé à Versailles pour voir déchirer la délibération et la protestation du duc d'Orléans. Le prince, qui venait de racheter aux yeux des Parisiens sa déconsidération précoce par une audace séditieuse, fut exilé dans une de ses résidences à Villers-Cotterêts. Les parlementaires accusèrent par une allusion transparente la reine de la sévérité du roi. Brienne affectait de la faire régner et de la compromettre dans sa cause en ne délibérant qu'en présence de cette princesse. Le clergé, soutenu par d'Espréménil, se souleva contre les édits de tolérance en faveur des protestants promulgués par le roi ; à la fois rebelle et maladroit, il implorait la liberté des votes d'impôts et l'oppression pour lés consciences. En répondant au duc de Luynes, qui défendait l'esprit philosophique des édits, d'Espréménil montra du geste l'image du Christ sur la tête de ses collègues. « Voulez-vous donc », s'écria-t-il, « le crucifier une seconde fois ? »

L'esprit d'opposition se grossissait de tous les partis, même du parti de l'Église dominante. Le parlement, sous l'inspiration de d'Espréménil et de Montsabert, deux de ses plus véhéments agitateurs, rédigea et signa à l'unanimité une déclaration prétendue des principes fondamentaux de la monarchie française, pré. Jude de l'insurrection nationale du Jeu de paume. Ces deux tribuns privilégiés y revendiquaient pour les états généraux seuls le droit de voter les subsides, l'inamovibilité des magistrats, la souveraineté des lois, la liberté individuelle des citoyens, le droit de résistance aux volontés arbitraires du roi. C'était le programme de la révolte contre la royauté souveraine.

Le ministre y répondit par l'arrestation à main armée et en pleine séance des deux agitateurs du parlement, d'Espréménil et Montsabert. Leurs collègues les couvrirent et refusèrent de les désigner à l'officier des gardes du corps chargé de les arracher sur leurs siégea. Le parlement resta trente-six heures cerné. D'Espréménil et Montsabert se désignèrent enfin eux-mêmes au commandant des troupes. « Pour ne pas exposer plus longtemps le sanctuaire des lois à la violence », dit d'Espréménil, « nous cédons à la force. » Puis se levant et se découvrant, il traversa, aux applaudissements du peuple attroupé, la haie des soldats. Ces drames préludaient à ceux de Versailles.

 

XLVI.

Pour confondre la magistrature et éluder les états généraux, M. de Brienne réveilla une vieille institution monarchique de simple apparat, nommée la cour plénière. Les membres de la magistrature désignés pour en faire partie protestèrent contre cette dérision de liberté, et l'institution avorta à sa première séance.

Les parlements de province imitèrent et dépassèrent les violences de celui de Paris. La Provence, le Roussillon, le Languedoc, la Bretagne, le Béarn, le Dauphiné, furent en feu. Une assemblée illégale de tous les ordres de cette dernière province se réunit séditieusement, malgré les défenses du roi, au château de Vizille, sous la présidence de M. Mounier, devenu plus tard président de l'Assemblée nationale. L'Église, animée du même souffle d'agitation que les parlements, la noblesse et le peuple, parla à l'assemblée du clergé le langage des tribuns. « Quand le cri public », dit-elle dans ses remontrances au roi, « commande au premier ordre de l'État de porter les vœux des autres ordres opprimés de l'État au pied du trône, il n'est plus seulement glorieux de parler, il est honteux de se taire. La nation ne voit dans votre cour plénière qu'un tribunal de cour dont elle redoute la complaisance. La gloire de Votre Majesté n'est pas d'être roi de France, mais roi des FRANÇAIS. »

 

XLVII.

Au milieu de ces agitations, les emprunts ne se réalisaient pas et le trésor était vide. Brienne, vaincu par la détresse, céda au cri public qu'il avait lui-même provoqué, et fixa la convocation des états généraux au 1er mai 1789. La joie de cette conquête rapprochée enivra la nation et apaisa un moment les murmures. Mais la pénurie croissante du trésor, menaçant, à peu de jours de distance, les services publics de suspension, et les créanciers de l'État de banqueroute, Brienne dépouilla jusqu'aux caisses des invalides, des hospices, pour suffire aux besoins urgents du moment. Il contraignit les fournisseurs et les créanciers à recevoir des billets de la banque au lieu de numéraire. La panique saisit tous les esprits, même le sien. Il offrit à Necker, chef de l'opposition et idole de la banque, la direction des finances. C'était désarmer l'opinion et livrer le gouvernement à la merci du novateur.

La reine, tour à tour inflexible et dominée par la nécessité, consentait à ce sacrifice pour conserver le premier ministre, son ouvrage, au pouvoir. Necker mit des conditions presque souveraines à son acceptation. La duchesse de Polignac et le comte d'Artois, irrités contre Brienne, qui leur disputait l'ascendant sur la reine, abandonnèrent ce ministre de malheur. Il tomba enfin, le 25 août 1788, aux acclamations du royaume et au désespoir de Marie-Antoinette et du roi, qu'il avait conduits aux extrémités de leur puissance et au bord d'un soulèvement général, mais il tomba encore en favori. Élevé le jour de sa chute à la dignité de cardinal, dignité que son impiété profanait, enrichi jusqu'à satiété des pontificats et des dépouilles de l'Église, ayant élevé sa maison aux plus hautes charges de la cour, du sacerdoce et de l'armée, il alla dans son archevêché de Sens contempler les ruines de l'État, qu'il avait 'sapé, et se préparer au suicide qui devait terminer ses jours.

 

XLVIII.

Les courriers qui apportèrent aux provinces la nouvelle de la chute de Brienne et du rappel de Necker aux finances furent couronnés de lauriers par le peuple. La France entière illumina ses villes et ses hameaux comme pour une victoire nationale. Necker, qui ne connaissait que la faveur de la multitude pour instrument de gouvernement, se hâta de la conquérir en sacrifiant toutes les mesures de son prédécesseur. Le rappel des parlements fut le signal d'agitations triomphales dans Paris qui ensanglantèrent le délire du peuple. Cet enthousiasme soutint Necker sur l'abîme creusé par la cour. Il trouvait le trésor vide et le peuple affamé par une disette. Mais la faveur publique et l'habileté d'expédients du financier consommé rappelèrent à l'instant le crédit et l'abondance. Necker donna le premier exemple du patriotisme en avançant sur sa propre fortune deux millions au trésor. Il satisfit l'impatience de l'opinion en avançant encore de six mois la convocation des états généraux. Il vécut de popularité et fit vivre la nation d'espérance et le roi d'illusion jusque-là. Mais, soit crainte de trancher par l'autorité royale les questions préliminaires sur la convocation des nouveaux états généraux, soit irrésolution et imprévoyance, le nouveau ministère sembla s'en rapporter au hasard du choc inévitable qu'il préparait ainsi entre les trois ordres de l'État et le peuple.

 

XLIX.

Les notables, convoqués de nouveau pour délibérer sur les formes de délibération des états généraux, refusèrent dans tous les bureaux, excepté dans celui que présidait le comte de Provence, frère du roi, d'accorder aux plébéiens un double nombre de représentants pour faire équilibre entre le peuple et les deux ordres privilégiés. Le parlement, qui avait le premier évoqué comminatoirement les états généraux, commença à trembler devant son œuvre. Il s'efforça d'en restreindre d'avance, mais tardivement, les attributions et les formes. L'opinion lui échappait déjà pour courir à une tribune plus imposante.

La noblesse et les princes protestaient en vain contre ce doublement de représentants des plébéiens. Necker, cédant au nombre, convainquit le roi et la reine de la nécessité de se populariser dans la masse de la nation, en rangeant le gouvernement du côté du peuple. Il fit déclarer par un simple arrêt du conseil des ministres que les députés des communes seraient en nombre égal au nombre total des deux premiers ordres. Mais le ministre n'osa rien préjuger sur la délibération des états généraux par ordres séparés ou en commun. C'était laisser en suspens la fédération ou l'unité du royaume, la guerre intestine ou l'harmonie dans la représentation.

 

L.

Les passions s'emparèrent de ce silence du gouvernement et 'préparèrent, par des discussions envenimées, la victoire des plébéiens contre les classes privilégiées. Une brochure de Sieyès- trancha la question dans son titre seul : « Qu'est-ce que le tiers état ou le peuple ? Tout ! »

Les nobles répondaient que la représentation de la patrie appartenait à ceux qui, comme la noblesse, versaient leur sang pour elle. « Et le sang du peuple est-il donc de l'eau ? » répliquaient les publicistes populaires. L'orage se formait dans tous les esprits.

C'est dans cette mêlée d'opinions, de vanités, d'intérêts, de rivalités et de haines que Necker convoqua enfin les états généraux pour le 27 avril, à Versailles. Le choix de la ville où la pensée publique allait éclater avait été l'objet des méditations des hommes sages et fit trembler les hommes prévoyants. Il était évident que la pression d'une capitale immense, plébéienne et turbulente, donnerait la prépondérance au peuple, l'hésitation à la cour, l'audace aux novateurs. Soit confiance du roi dans sa propre majesté, soit désir d'imposer aux yeux et aux esprits des députés des provinces par la pompe de la résidence et par l'appareil de la force militaire de la cour, soit impéritie des conseillers de la cour, soit enfin désir caché du premier ministre de faire délibérer les ordres privilégiés et le roi lui-même dans une résidence rapprochée du grand centre d'opinion publique, afin d'en recevoir de plus près le contre-coup, on avait choisi Versailles. Le palais des états généraux ne devait pas tarder à y dominer le palais de Louis XIV. Un peuple et une cour allaient s'y mesurer face à face. La France et l'Europe étaient attentives à cette entrevue.