VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE VII.

 

 

I

La mort de Bessus n’avait pas cependant étouffé les dernières tentatives d’indépendance parmi les vassaux ; du nord de l’empire. La géographie antique, rendue obscure parles changements de noms et de races dans la géographie moderne, rend très difficile l’intelligence des campagnes subséquentes d’Alexandre dans ces contrées aujourd’hui désertes ou infréquentées par les Européens. Ptolémée, Quinte-Curce, Justin, Diodore sont d’accord cependant avec Arrien pour attribuer après la mort de Bessus à Alexandre des campagnes dans la Sogdiane, contre les peuples indépendants de ces contrées, et quelques collisions avec les Scythes.

On a vu plus haut que ces peuples pasteurs et guerriers enrôlaient souvent leurs enfants dans les armées du roi des rois. Sans doute, depuis la bataille d’Arbelles, et surtout depuis la mort de Darius, Ies Scythes rentrés dans leurs déserts avaient évacué la Perse occupée par les lieutenants d’Alexandre ; mais le roi, qui redoutait leur reflux en Perse, avait résolu de les vaincre sur leur propre sol, afin de les assujettir ou de les rallier au nouvel empire, dont ces peuples limitrophes seraient toujours les ennemis s’ils n’étaient plus à sa solde.

En effet, pendant qu’Alexandre assiégeait, non loin du Tanaïs, une capitale nommée Cyropolis, fondée par Cyrus, les Scythes formaient une armée de secours au delà du Tanaïs pour inquiéter les Macédoniens.

Alexandre prévint leur attaque par l’assaut donné à Cyropolis. Exposé un des premiers, selon son impétuosité naturelle, aux coups des assiégés, il tomba évanoui et couvert de sang dans les bras de ses soldats, atteint d’une pierre à la tête. Il revint à lui assez vite pour relever le courage de ses soldats, emporta et incendia la ville.

A peine rétabli de sa blessure, il résolut, malgré les présages contraires, de passer le fleuve sous les peux des Scythes, campés sur l’autre bord ; il campa lui-même en face de leur nombreuse multitude et fit préparer douze mille radeaux pour porter son armée sur l’autre rive.

Ces peuples, qui sont évidemment confondus ici avec les tribus nomades ou sédentaires de la grande Tartarie, sont décrits ainsi par Diodore de Sicile et par les historiens qui le suivent :

Le Tanaïs sépare les Bactriens des Scythes de l’Europe, comme il fait l’Europe de l’Asie ; et, pour les Scythes voisins de la Thrace, ils sont tournés de l’orient vers le septentrion et ne confinent pas aux Sarmates, comme quelques-uns ont cru, mais en font une partie. Après, tirant tout droit, ils se vont joindre aux Alaunes, au delà du Danube, et bordent les extrémités de l’Asie du côté des Bactriens, qui, de tous les Asiatiques, sont les plus septentrionaux.

Plus avant, ce ne sont que forêts et que solitudes. Toutefois les terres qui regardent le Tanaïs et la Bactriane sont cultivées comme les pays les plus peuplés. Alexandre, qui n’avait point eu dessein d’attaquer les Scythes, comme il vit qu’ils faisaient des courses à sa vue avec beaucoup d’insolence, il ne le put souffrir plus longtemps, quoiqu’il fût encore fort malade de sa blessure, et ayant la voix très faible, à cause du peu de nourriture qu’il prenait et des douleurs qu’il endurait à la tête.

Les Scythes, intimidés par ces préparatifs, députèrent des orateurs à Alexandre. Les Scythes dont il est mention ici étaient sans doute ces Tartares très civilisés par leur contact avec les civilisations de la Chine et de l’Inde, et qui cultivaient la philosophie et les lettres, au cœur de la Tartarie orientale, bien avant que la Grèce connût l’éloquence et les arts. On s’étonne de leur style en parlant à Alexandre autant que de leur sagesse. Ce style et cette sagesse, dans la bouche de peuples que la Grèce appelait barbares, sont cependant aussi authentiques ici qu’un événement historique le fut jamais. Sainte-Croix lui-même, le critique le plus dépourvu des crédulités ou des superstitions des légendes grecques, n’hésite pas à reconnaître le langage prêté par Quinte-Curce aux députés scythes comme la traduction presque littérale de leur discours. Arrien en parle avec admiration, sans en donner autre chose que le sens. On n’a attaqué la vraisemblance de ce discours, dit le premier des critiques, que faute de connaissance et de réflexion.

Quinte-Curce y a peut-être ajouté quelques formes plus grecques et latines qu’orientales, mais le discours est vrai, et c’est la plus belle des harangues de Quinte-Curce. Ajoutons que cette harangue était ici à sa place, puisque c’était un peuple innombrable, parlant avant d’intenter ou de recevoir la guerre du plus grand des conquérants.

Laissons parler à notre tour ces Orientaux, dont les images fortes et neuves étonnèrent au bord du Tanaïs les généraux et les philosophes qui entouraient le Macédonien quand il reçut la députation. Nous empruntons la belle traduction de Sainte-Croix. Il a voulu cette fois traduire lui-même au lieu d’abréger.

Si les dieux, dit l’orateur de la députation, avaient voulu te donner un corps proportionné à l’ambition de ton âme, l’univers entier ne pourrait te contenir ; d’une main tu toucherais l’orient et de l’autre l’occident, et, peu satisfait encore, tu voudrais savoir le lieu où le soleil, divinité si puissante, va cacher l’éclat de ses rayons. C’est ainsi que tu désires ce que tu ne peux embrasser. De l’Europe tu passes en Asie, de l’Asie tu repasses en Europe, et, si tu soumets tout le genre humain, tu feras encore la guerre à la neige, aux rivières, aux forêts et aux bêtes féroces. Ignores-tu donc que les grands arbres sont longtemps à croître et qu’un instant suffit pour les déraciner ? C’est une folie de songer à leurs fruits sans en mesurer la hauteur. En voulant parvenir à la cime, prends garde de tomber avec lés branches que tu auras saisies. Quelquefois le lion sert de pâture aux plus petits oiseaux, et la rouille consume le fer. Rien de si fort qui n’ait à redouter l’agent le plus faible.

Qu’avons-nous à démêler avec toi ? Jamais nous n’avons mis le pied dans ton pays. N’est-il pas permis à des hommes qui vivent dans de vastes forêts d’ignorer qui tu es et d’où tu viens ? Nous ne pouvons être esclaves, et nous n’ambitionnons pas de commander. Afin que tu connaisses la nation scythe, voilà les dons que le Ciel nous a faits : une paire de bœufs, une charrue, des flèches et une coupe. Nous en faisons usage avec nos amis et contre nos ennemis. Nous donnons à nos amis le fruit du travail de nos bœufs, et la coupe nous sert à faire avec eux des libations aux dieux. De loin nous frappons nos ennemis avec la flèche et de près avec la lance. C’est ainsi que nous avons vaincu le roi de Syrie, ensuite celui des Perses et des Mèdes, et que le chemin nous a été ouvert jusqu’en Égypte.

Et toi, qui fais gloire de venir à la poursuite des brigands, tu es le brigand de toutes les nations où tu as pénétré. Tu as pris la Lydie ; tu as envahi la Syrie ; tu es maître de la Perse ; tu as subjugué la Bactriane ; tu menaces les Indiens ; et aujourd’hui tes mains insatiables et cupides s’étendent déjà sur nos troupeaux. Qu’as-tu besoin de richesses qui ne font que t’affamer ? Tu es le premier de tous qui se soit procuré la faim par la satiété, de manière que tu désires plus vivement à mesure que tu possèdes davantage. Ne te rappelles-tu pas depuis combien de temps tu es arrêté devant Bactres ? Pendant que tu soumets les Bactriens, les Sogdiens commencent à se soulever, et de tes victoires naît toujours la guerre. Quand tu serais le plus brave et le plus puissant des hommes, sache qu’aucun peuple n’aime une domination étrangère. Passe aujourd’hui le Tanaïs, et tu verras quelle étendue de pays occupent les Scythes ; néanmoins tu ne pourras jamais les atteindre. Notre pauvreté sera plus agile que ton armée, qui traîne après elle les dépouilles de tant de nations, et, lorsque tu nous croiras bien loin, tu nous trouveras dans ton camp ; c’est avec la même vitesse que nous poursuivons et que nous fuyons.

J’entends dire que les solitudes des Scythes ont passé, chez les Grecs, en plaisanterie proverbiale ; mais nous préférons ces déserts incultes aux villes et aux campagnes les plus opulentes. Ainsi, tiens bien la fortune à deux mains ; elle glisse facilement, et on ne peut la retenir malgré elle. La suite te fera voir, mieux que le présent, combien ce conseil est salutaire.

Mets donc un frein à ta prospérité : il te sera plus aisé de la diriger. -On dit, parmi nous, que la fortune est sans pieds, et qu’elle n’a que des mains et des ailes ; quand elle tend les mains, elle ne se laisse pas, en même temps, prendre les ailes. Enfin, si tu es un dieu, ton devoir est de faire du bien aux hommes, et non de ravir leurs propriétés. Si, au contraire, tu n’es qu’un homme, pense sans cesse à ce que tu es ; car il y a de la folie à t’occuper de choses pour lesquelles tu t’oublies toi-même. Tu pourras trouver de fidèles amis, en ceux que tu n’attaqueras point ; l’amitié la plus solide est entre les égaux, et nous regardons comme tels les hommes qui n’ont pas fait entre eux l’essai de leurs propres forces.

Ne compte jamais sur l’affection de ceux que tu auras vaincus : entre le maître et l’esclave, point d’amitié ; au sein même de la paix on conserve les droits acquis par la guerre. Ne crois pas que les Scythes jurent l’amitié : le respect pour leur parole, voilà leur serment ; cette précaution est digne des Grecs, qui signent des traités et prennent les dieux à témoin. C’est dans la bonne foi même que nous mettons la religion. Qui ne respecte pas les hommes trompe les dieux, et tu n’as pas besoin d’un ami dont l’attachement te serait suspect.

Au reste, nous t’offrons d’être les gardiens de l’Asie et de l’Europe. Sans le Tanaïs nous toucherions à la Bactriane. Au delà de ce fleuve nous occupons tout jusqu’à la Thrace, qui confine, dit-on, à la Macédoine. Voisins de tes deux empires, examine si tu veux que nous soyons tes amis ou tes ennemis.

Moins les peuples sont civilisés, observe ici M. de Sainte-Croix, plus leur langage est figuré, et quelquefois les métaphores sont plus hardies dans leur conversation qu’elles ne le sont dans notre poésie épique. Leurs harangues doivent donc être remplies d’images et de mouvements, et en cela il y a beaucoup de rapport entre les Scythes et les sauvages du Nouveau-Monde. Presque toutes les pensées du discours des Scythes sont puisées dans la nature ; les comparaisons sont pour la plupart tirées des objets sensibles, tels qu’ils se présentent journellement aux yeux d’un peuple sauvage. Tantôt c’est le coucher du soleil, la chute d’un arbre, la rouille qui dévore le fer ; tantôt c’est la guerre déclarée aux bois, aux rivières ; enfin la crainte de gémir sous un joug étranger.

II

De si belles paroles ne firent que suspendre un moment la guerre entre les Macédoniens et les Scythes. Ce qu’Alexandre voulait de ces peuples, ce n’était pas leur pays, mais leur admiration. Il voulait bien la paix avec eux, mais après la victoire. Il franchit le fleuve et combattit les Scythes.

Alexandre répondit en diplomate guerrier à ces maximes philosophiques. Il feignit d’entrer en négociations avec les Scythes, et il fil suivre les députés de l’autre côté du fleuve par un de ses généraux, avec une escorte de cavaliers, pour bien reconnaître les sites et la force des villes. Il se proposait, dit Arrien, de construire sur les bords du Tanaïs une autre Alexandrie. De même qu’il avait fait d’Alexandrie d’Égypte le nœud commercial de la basse Asie, de l’Afrique et de l’Europe, le port universel de la Méditerranée, de même il voulait faire de l’Alexandrie du Tanaïs le nœud commercial et militaire de la haute Asie, de la Scythie, de la Tartarie et des Indes, le port du désert. Mais ce projet ne fut qu’un de ces rêves qui traversent les têtes à grandes pensées et que les événements rapides comme la vie de l’homme emportent dans leur coursé.

Cependant il traversa le Tanaïs, il fondit sur les hordes innombrables de cavalerie tartare des Scythes qui formaient plus de masse que de résistance contre des troupes disciplinées, et dispersa tout comme de la poussière devant lui. Les villes des Scythes et des Tartares paraissent, d’après les historiens de son armée, lui avoir opposé plus d’obstacles. Il en prit sept ; mais les barbares, revenant sur lui avec une cavalerie plus nombreuse encore, firent éprouver à un de ses corps avancés la première grande défaite qu’il eût encore subie depuis son départ de Macédoine. Les écrivains militaires de- son armée eux-mêmes ne cherchent pas à la dérober.

Les barbares, disent-ils, profitant de la témérité des Macédoniens, les pressent et s’avancent sur eux jusque dans le fleuve, y rejettent ceux qui sont passés, écartent les autres du rivage à coups de traits, les prennent en tête, en flanc et en queue. Les Macédoniens enveloppés cherchent à se rallier dans une île du fleuve ; les Scythes et la cavalerie de Spitamène les cernent ; ils sont tous percés à coups de flèches ; on égorge le petit nombre d’entre eux faits prisonniers. Aristobule prétend que les Macédoniens donnèrent dans une embuscade disposée par les Scythes dans un jardin, qu’alors Pharnuque voulut se démettre du commandement et le céder aux autres chefs, comme s’entendant mieux au métier d’interprète qu’à celui de général, mais qu’il réclama en vain les généraux macédoniens au nom de leur amitié pour Alexandre ; qu’Andromaque, Caranus et Ménédème refusèrent de céder à ses instances, soit qu’ils craignissent de désobéir au roi ou de se charger d’une si grande responsabilité, n’ignorant pas qu’ils auraient alors personnellement à porter tout le poids de la défaite ; que les Scythes, profitant de ce trouble, les avaient alors accablés et massacrés, sans qu’il pût se sauver plus de quarante chevaux et de trois cents fantassins.

Profondément affligé de ce revers, Alexandre veut conduire l’armée contre Spitamène. Prenant avec lui la moitié de ses hétaires à cheval, tous les hypaspistes, les archers, les Argiens et le corps le plus léger de la phalange, il marche vers Maracande, devant laquelle Spitamène était retourné mettre le siège. Il parcourt l’espace de quinze cents stades en trois jours ; le matin du quatrième il arrive près de la ville.

Instruit de l’approche d’Alexandre, Spitamène, sans attendre son arrivée, lève le siège et prend la fuite. Alexandre le poursuit vivement ; il arrive sur le théâtre de la défaite des siens, fait ensevelir les morts à la hâte, et pousse les Scythes jusque dans leurs déserts. Revenant ensuite sur ses pas, il ravage tout leur territoire, extermine les barbares qu’il trouve sur les hauteurs et qui avaient pris parti contre les Grecs. Il parcourt ainsi tout le pays qu’arrose le Polytimèle jusqu’à l’entrée du désert où ses eaux disparaissent, ce qui lui est commun avec plusieurs autres grands fleuves, tels que 1’Épardus, qui arrose le pays des Mardes, l’Arius qui donne son nom à celui des Ariens, et l’Étymandre, qui coule chez les Évergètes, fleuves qui ne le cèdent point en grandeur au Pénée, dont les ondes, après avoir baigné la Thessalie, se précipitent dans la mer.

On voit par cette comparaison des historiens grecs avec le Pénée que ces fleures étaient des cours d’eau descendus du Caucase, souvent taris, et sans rapport avec le Nil ou l’Indus.

Ce fleuve du Polytimèle, en effet, allait, selon le géographe Strabon, se perdre dans les sables.

Ce fut à la suite de ces revers, de cette vengeance et de son retour vers la Bactriane, qu’Alexandre envoya Bessus, tout mutilé de son premier supplice, recevoir la mort à Ecbatane. Il avait réservé jusque-là cette satisfaction publique aux amis de Darius.

Ce fut alors aussi qu’il reçut, selon le plus grand nombre de ses biographes, cette visite en apparence fabuleuse, mais en réalité historique, de Thalestris, reine des Amazones, accompagnée de trois cents de ses héroïnes, accourue au bruit de ses exploits.

Thalestris désirait, comme la reine de Saba, avoir un fils du sang de ce demi-dieu dont le nom remplissait le Caucase et l’Asie d’un retentissement qui assourdissait la terre. On a révoqué en doute l’existence d’une peuplade de femmes excluant les hommes de leur territoire, ne s’en approchant que pour peupler leur société militaire, et faisant la guerre avec une virile intrépidité dans les crises de leur patrie. Cette incrédulité n’est que de l’ignorance. Tout se rencontre dans ces profondeurs de l’Asie sauvage, où les peuples vivent par tribus plus que par nation. Arrien est le seul des écrivains de l’expédition de Scythie qui dédaigne de parler de Thalestris, mais Arrien écrivait à une époque bien postérieure aux événements qu’il raconte, et il est vraisemblable qu’en voulant trop éviter la fable il a manqué ici à la vérité. Tous Ies autres écrivains contemporains, acteurs ou témoins de ces campagnes d’Alexandre en Scythie, en Tartarie, en Sogdiane, mentionnent la visite et la requête de Thalestris. M. de Sainte-Croix, le moins crédule des érudits, rend l’autorité de la science à cette prétendue fable. Les voyageurs modernes constatent, dans ces régions voisines de la Tartarie, l’existence de ces tribus de femmes équestres et héroïques. Nous en avons vu nous-même en Arabie des vestiges, et, dans la dernière guerre de Crimée, quand l’islamisme a appelé aux armes toutes les tribus, nos soldats ont vu quelques-unes de ces héroïnes conduire à cheval et en armes, du fond des déserts, des guerriers tartares à la défense de leur religion.

Quant aux témoignages historiques de l’antiquité sur cette visite de Thalestris à Alexandre, voici comment M. de Sainte-Croix les apprécie et les discute. Les mœurs sont aussi diverses que les contrées et que les races. En histoire il est aussi dangereux de tout croire que de tout nier.

Les victoires d’Alexandre, dit-il, avaient rendu son nom célèbre dans tout l’Orient. Thalestris, reine des Amazones, ayant envie de voir ce prince et d’en avoir un enfant, vint elle-même le trouver, accompagnée de trois cents de ses sujettes. Quinte-Curce et Justin fixent l’époque de son arrivée après la réduction de l’Hyrcanie. Le premier emprunte son récit de Clitarque, qu’il traduit ou embellit à sa manière ; Diodore la fixe au retour d’un second voyage que fit Alexandre dans cette contrée ; Plutarque, après le passage de l’Iaxarte, et Arrien en fait mention parmi les événements qui suivirent l’expédition des Indes. Les trois premiers historiens que je viens de citer regardent le voyage de Thalestris comme certain, et prêtent les mêmes motifs à cette reine.

Le nom des écrivains qui avaient adopté cette aventure, où la galanterie, selon eux, avait beaucoup de part, nous a été conserva par Plutarque. Les principaux de ces écrivains étaient Clitarque, Onésicrite, Polycrite, Antigènes et Ister. Les plus judicieux, tels qu’Aristobule, Charès, Ptolémée, Anticlide, Philon de Thèbes, Philippe l’Isangèle, Hécatée d’Érétrie, Philippe de Chalcis et Duris de Samos, la rejetaient comme une fable. Alexandre même, dans une lettre qu’il écrivit à Antipater, parlait de la proposition que lui avait faite le roi des Scythes de lui donner sa fille en mariage ; mais il ne disait rien des Amazones ni de leur reine. Plutarque ajoute qu’Onésicrite, récitant un jour, devant le roi Lysimaque, le quatrième livre de son histoire, où il faisait mention de l’aventure de Thalestris, ce prince, en éclatant de rire, s’écria : Où étais-je donc alors !

Arrien assure encore que Ptolémée, Aristobule et les auteurs les plus dignes de foi n’avaient point consigné dans leurs écrits ce singulier événement. Pour démontrer que les Amazones n’existaient plus au siècle d’Alexandre il s’autorise du silence de Xénophon, qui, dans son ouvrage sur la retraite des dix mille, parle des habitants de la Colchide et des bords du Phase sans nommer les Amazones, qu’on croyait avoir fixé autrefois leur demeure dans cette contrée. Cet argument n’est que négatif, et conséquemment ne décide point la question qu’Arrien généralise. Il me paraît invraisemblable, dit-il, que cette nation de femmes ait jamais existé, puisqu’un grand nombre d’écrivains attestent qu’Hercule fit une expédition contre elles, et qu’il enleva à Hippolyte, leur reine, son baudrier, qu’il emporta en Grèce. Ces écrivains ajoutent que les Athéniens, sous la conduite de Thésée, vainquirent les Amazones, qui avaient fait une invasion en Europe, et qu’ils les repoussèrent. Fêtes, monuments, tout rappelait à Athènes cette dernière tradition, qu’on ne peut entièrement rejeter. Peut-être étaient-ce seulement des femmes qui accompagnaient leurs maris, en habit militaire, ou y en avait-il quelques-unes qui commandaient les troupes des barbares de l’Asie ? Quoi qu’il en soit, Hippocrate ne parait pas douter de l’existence des Amazones, mais il ne fait d’elles ni une nation ni une armée. Selon lui elles étaient Sauromates et habitaient autour des Palus-Méotides. Ces femmes, ajoute-t-il, montent à cheval, tirent de l’arc, lancent le javelot de dessus le cheval, et se battent contre les ennemis tant qu’elles sont filles. Elles ne se marient point si elles n’ont tué trois ennemis, et ne vont point habiter avec leurs maris avant que d’avoir offert ce sacrifice prescrit par la loi. Dès qu’une fille est mariée, elle cesse d’aller à cheval, à moins qu’une expédition générale ne l’oblige à marcher avec tout le corps de la nation. Rien n’est incroyable dans ce récit que l’obligation de tuer trois hommes avant de se marier ; car il en serait résulté qu’un grand nombre seraient restées filles, et que la nation, d’abord très affaiblie, aurait fini par disparaître entièrement. Hippocrate prétend que les Amazones brillaient à leurs filles, dans l’enfance, la mamelle droite, au moyen d’une machine de fer fortement chauffée. Je crois que ce fait n’est pas plus vrai que la manière dont ces femmes estropiaient leurs enfants mâles. Arrien se contente de rapporter, comme une chose peu certaine, qu’elles avaient une mamelle plus petite que l’autre. Strabon se débarrasse de toutes ces questions en traitant de fable l’existence des Amazones, et quoique porté, comme stoïcien, à justifier en tout Homère, il réfute ce poète sur le secours que les Troyens reçurent des Amazones. Suivant Strabon, on voulait, de son temps, retrouver ces femmes guerrières chez les Gargaréens, peuple du Caucase. Les Tscherkesses, qui habitent le même pays, sont vraisemblablement leurs descendants, comme leur nom et encore plus leurs mœurs l’indiquent assez. Encore, aujourd’hui ils vivent séparés de leurs femmes, et la plupart laissent élever leurs enfants par des étrangers. Il ne serait donc pas étonnant, comme le conjecture un célèbre voyageur, qu’on eût pris pour une nation particulière leurs femmes, qui restent seules sur les parties les plus élevées des montagnes, tandis qu’en certaines saisons les hommes mènent une vie de nomades et de brigands, dans les plaines qui sont au pied du Caucase. On pourrait d’après cela croire, avec assez de fondement, que ces femmes, abandonnées à elles-mêmes, ont été forcées de pourvoir à leur propre défense, et que par là elles auront contracté l’esprit guerrier. On a prétendu que l’idée des Amazones n’est pas particulière à l’ancien monde, et qu’elle se trouve encore répandue dans une partie du nouveau. Niais, quand même ces femmes eussent existé, on ne peut pas dire qu’elles aient fait une nation à part. Peut-être quelques-unes auront vécu parmi les sauvages, où la dureté de leur condition les aura forcées à prendre, pendant un temps, un genre de vie qui devait tant répugner à leur cœur. Ayant besoin d’appui, et créées pour aimer, des femmes se seraient-elles isolées totalement, et n’auraient-elles ambitionné que le nom d’Aiorpathes, ou tueuses d’hommes ? D’ailleurs la nature ne leur a donné que le courage passif, source en elles d’actions héroïques, et bien préférable à cette valeur meurtrière, si féconde en crimes.

En regardant comme fabuleuse l’existence de la nation des Amazones, Strabon n’a point publié l’ambassade de Thalestris, que les historiens d’Alexandre faisaient arriver des bords du Thermodon jusqu’aux pyles Caspiennes, quoiqu’elles en fusent éloignées de plus de mille stades. Il montre toute la fausseté et même l’invraisemblance de cette ambassade, imaginée par Atropate. Ce satrape de la haute Médie envoya cent amazones à Alexandre, qui leur ordonna de retourner dans leur pays et d’annoncer à leur reine qu’il irait bientôt l’y trouver. Arrien, qui raconte ce fait, conjecture, avec beaucoup de vraisemblance, que ce fut Atropate qui fit venir quelques femmes barbares habillées en Amazones, sans doute pour amuser son maître, et c’est cette espèce de comédie qui aura donné lieu à l’épisode de Thalestris.

Cette dernière supposition nous semble à nous-même la plus vraisemblable. Le satrape, pour montrer à Alexandre une image des mœurs des contrées sauvages qu’il gouverne, lui aura envoyé, dans la personne de la belle Thalestris, une des reines, ou des filles de reine des Amazones. Les traditions du Caucase parlent encore de la race royale qui descend de cette union momentanée de Thalestris et du Macédonien, comme les traditions de l’Éthiopie parlent encore aujourd’hui de la descendance de Salomon et de la reine de Saba, qui était allée demander un fils à ce prince. Revenons aux événements de la guerre.

III

Alexandre, après ces longues et vaines excursions au nord de la Perse, dans le Caucase, dans la Tartarie, excursions qui ne paraissent avoir eu pour objet que la gloire et la diversion de son armée, revint à Ecbatane et à Persépolis. Il trouva encore une fois sur sa route de puissants renforts en infanterie macédonienne et en cavalerie thessalienne, qui recrutèrent et retrempèrent incessamment ses troupes.

On voit de plus dans Arrien que des contingents de Perses, levés dans tout l’empire par les satrapes ralliés à lui, formaient à son service des forces supérieures en nombre, et presque égales désormais en valeur, en discipline, en dévouement, à ses forces grecques et macédoniennes. Bientôt même ses troupes européennes furent en minorité dans la Perse. Il s’était créé en cinq ans un empire propre, où les soldats à l’aide desquels il l’avait conquis ne paraissaient plus que des auxiliaires des vaincus. Les Péloponnésiens et les Macédoniens disparaissaient insensiblement au milieu des Thraces, des Ciliciens, des Syriens, des Égyptiens, des Arméniens, des Assyriens, des Perses, et déjà même des Indiens, qui rivalisaient d’obéissance au nouveau maître de l’Asie. II s’en rapprochait lui-même par les mœurs, par le faste, par le costume, par la langue, afin d’effacer aux yeux de l’Asie son origine étrangère.

Quittant la bonne discipline, l’habit simple et la forme de vivre réglée des rois de Macédoine, comme des choses trop basses pour sa grandeur, il affecta le faste des rois de Perse, dont l’orgueilleuse pompe osait s’égaler à la gloire des dieux. Il voulait que les vainqueurs de tant de nations se prosternassent à ses pieds, les accoutumant à des services vils et abjects et les traitant en esclaves ; de sorte qu’il s’environna le front d’un diadème de pourpre mêlé de blanc, comme l’avait porté Darius, et prit la robe persienne, sans craindre même le présage, qu’on croit fatal au vainqueur, de prendre l’habit du vaincu. Il ne manquait pas de dire, pour le faire trouver bon, qu’il se parait des dépouilles de ses ennemis ; mais le mal est qu’il se revêtait aussi de leurs mœurs, et que l’orgueil de l’habit et de l’esprit se suivaient. Après, aux dépêches qu’il faisait en Europe il y apposait son cachet ; mais en celles d’Asie il se servait de l’anneau de Darius, montrant par là qu’une seule tête a bien de la peine à s’ajuster avec deux grandes couronnes.

Il obligeait aussi les grands de sa cour et ses capitaines de s’habiller à la persienne ; à quoi ils avaient grande répugnance, mais pas un ne loi eût osé contredire. Il avait fait un sérail de son palais, l’ayant rempli de trois cent soixante concubines, autant qu’en avait eu Darius, ainsi que de troupes d’eunuques. Les vieux soldats de Philippe, novices aux voluptés, détestaient tout haut ces dérèglements et ces mœurs corrompues par la contagion des barbares ; même c’était un langage tout commun dans l’armée, qu’on avait plus perdu que gagné par la victoire ; que c’était eux, en effet, qui se pouvaient dire vaincus, de se soumettre ainsi aux vices des étrangers ; qu’enfin ce serait là tout le fruit de leur longue absence, de retourner en leurs maisons équipés comme leurs esclaves ; que déjà ils avaient honte de voir qu’Alexandre, le roi de Macédoine, fût devenu satrape de Darius. Ce prince n’ignorait pas les mécontentements de sa cour et de son armée, qu’il essayait de regagner par ses bienfaits ; mais je n’estime pas que le prix de la servitude, quelque grand qu’il soit, tente une âme généreuse. De peur donc que la chose n’all&t plus avant, il fallait les occuper.

La Perse, l’Arménie, Babylone, la Syrie, l’Égypte, la Cappadoce, la Cilicie, la Phrygie, la Lydie, l’Ionie, administrées par les satrapes, les lieutenants, les gouverneurs ; les trésors de Babylone, d’Ecbatane, de Persépolis, les palais et les tentes du roi de Perse lui fournissaient, par leurs richesses entassées ou par les tributs réguliers, un trésor public qui centralisait, à Tharse sous Haspale ; ou à Persépolis sous sa propre main, l’opulence de trois continents. Il avait conquis en trois batailles l’or nécessaire à solder le monde. Sa cour surpassait déjà en luxe et malheureusement en voluptés celle des rois de Perse. L’Asie était éblouie, l’armée corrompue, la Grèce vendue ; les vieux Macédoniens seuls, se rappelant les mœurs sauvages de leur patrie, s’indignaient d’une mollesse qui semblait rougir, dans Alexandre et dans ses favoris, de leur origine. Ils se sentaient humiliés de leur isolement en Asie ; ils commençaient à comprendre qu’ils n’étaient que des instruments de victoire rejetés avec mépris après la conquête. Les étrangers, et surtout les Perses, partageaient les faveurs et les grades avec eux, sans avoir partagé les périls. Le sort et la justice paraissaient retournés ; les vaincus étaient caressés, les vainqueurs négligés : vicissitude ordinaire de tous les rois qui changent de parti, comme Henri IV, ou qui changent d’empire, comme Alexandre. Cette transformation, difficile, périlleuse, mais nécessaire, était évidemment la grande anxiété d’Alexandre en Perse après la pacification. Son embarras perce dans tous ses actes, l’un asiatique, l’autre grec ou macédonien. On voit qu’il accomplissait tantôt timidement, tantôt témérairement sa métamorphose, sans oser l’avouer et sans pouvoir la nier à ses compagnons. Ses prétendus vices, dont on l’accuse tant à cette époque de sa vie, n’étaient en réalité que des voiles qu’il jetait sur ses pensées pour dérober aux Macédoniens son changement prémédité de royaume. Il caressait les Perses en les imitant, il cherchait à corrompre les Macédoniens en les assouvissant de délices. On ne peut expliquer autrement les luxes, les pompes, les débauches de ce second séjour d’hiver à Persépolis dans un jeune homme en apparence ivre et efféminé jusqu’au scandale, et, qui allait se retrouver tout à coup, un an après, le plus sobre, le plus actif, le plus intrépide et le plus maître de son génie de tous les héros. Les historiens, presque tous du parti grec ou macédonien, c’est-à-dire du parti mécontent, semblent avoir pris ici pour des vices ce qui n’était encore que de l’embarras, de l’artifice et de la politique dans Alexandre.

IV

Il venait d’épouser Roxane, fille d’un roi barbare des bords de l’Oxus. Roxane avait paru dans un festin devant le roi au milieu d’un groupe de trente femmes barbares d’une éclatante beauté, plutôt en courtisane qu’en reine, les effaçant toutes par ses charmes et par les séductions de son esprit. Les filles mêmes de Darius, qui passaient pour les merveilles de la Perse, ne l’égalaient pas. Alexandre les traitait en reines plutôt qu’en captives ; il méditait d’en épouser une. Son mariage avec Roxane était un premier gage donné par lui aux peuples auxiliaires de la Perse ; c’était en même temps un prélude de son, anion avec l’héritière du sang du roi des rois ; enfin c’était un exemple qu’il donnait à ses généraux et à ses compagnons macédoniens, pour encourager entre les deux races grecque et asiatique des unions sur lesquelles il basait la grande fusion des deux empires dans sa personne. La passion prompte et irrésistible que lui inspira Roxane fut sans doute le premier de ces motifs. Cependant l’amour seul pouvait se satisfaire par un enlèvement ou par une violence ; ce fut la politique qui décida le mariage ; il fut le prétexte et l’occasion de fêtes triomphales qui éblouirent l’Europe et l’Asie.

Ce fut dans une de ces fêtes que le vin, qui délie les langues, laissa éclater parmi les vétérans macédoniens, compagnons habituels et même favoris d’Alexandre, ces mécontentements plus ou moins sourds qui travaillaient depuis quelque temps l’esprit de l’armée. Arrien, Plutarque, Quinte-Curce, tous d’après les autorités et les témoignages d’écrivains présents à ces scènes, racontent ainsi la plus tragique et la plus reprochée de ces débauches commencées dans la joie, continuées dans l’ivresse, terminées dans le sang. Nous laisserons ici parler Plutarque ; nul ne l’égale en naïveté et en saillies des personnages dans les anecdotes, ces ameublements de l’histoire.

Peu de temps après arriva encore le meurtre de Clitus, qui, à l’entendre raconter simplement, parait encore plus cruel et plus étrange que le supplice de Philotas ; mais, quand on vient à joindre ensemble et la cause de ce meurtre et l’occasion où il fut fait, on trouve que ce ne fut pas un dessein prémédité, mais l’effet d’une fatale aventure, le roi ayant malheureusement fourni pour prétexte à la mauvaise destinée de Clitus l’ivresse et la colère. Et voici comme cela arriva. Il était venu du côté de la mer des gens qui avaient apporté à Alexandre des fruits de la Grèce ; le roi, admirant la beauté et la fleur de ces fruits, fit appeler Clitus, à qui il voulait les montrer et en faire part. Clitus faisait par hasard ce jour-là un sacrifice ; il quitta donc wu sacrifice pour aller trouver le roi. Trois, des moutons, sur lesquels on avait déjà fait les effusions sacrées, le suivirent. Alexandre, informé de cet accident, le communiqua aux devins Aristandre et Cléomantis le Lacédémonien, qui assurèrent que c’était un très mauvais signe. Sur cela Alexandre ordonna qu’on sacrifiât promptement ces moutons pour le salut de Clitus, d’autant plus qu’il y avait trois jours que lui-même il avait eu en songe une vision assez étrange. Il lui sembla qu’il voyait Clitus, en robe noire, assis à sa table avec les fils de Parménion3 qui étaient tous morts.

Clitus n’attendit pas la fin de son sacrifice ; il alla souper chez le roi, qui, ce jour-là, avait sacrifié à Castor et à Pollux. Dès que la débauche fut échauffée et qu’on eut commencé à boire, quelqu’un se mit à chanter quelques vers d’un certain Pranichus, ou, selon d’autres, de Piérion, qui étaient faits contre les capitaines macédoniens qui depuis peu avaient été battus par les barbares, et on se divertissait ainsi, et on riait à leurs dépens. Les plus vieux de la troupe trouvaient cela très mauvais et blâmaient extrêmement et le poète et le chanteur ; mais Alexandre et ses courtisans, qui se plaisaient à entendre ces vers, ordonnèrent au musicien de continuer. Alors Clitus, déjà chargé de vin et naturellement brutal et opiniâtre, s’emporta et dit, entre autres choses, qu’il n’y avait rien de plus honteux et de plus indigne que de traiter ainsi et de brocarder, au milieu des ennemis, et d’ennemis barbares, des capitaines macédoniens qui valaient beaucoup mieux que ceux qui les brocardaient, quoiqu’ils eussent été malheureux dans quelques rencontres.

Alexandre lui ayant dit sur cela qu’il plaidait sa propre cause en appelant lâcheté un malheur, Clitus se lève, et, les yeux bouffis de vin et de colère : C’est pourtant cette lâcheté, lui dit-il, qui vous sauva la vie lorsque, tout fils de Jupiter que vous êtes, vous tourniez le dos à l’épée de Spithridate. C’est par le sang de ces Macédoniens et par ces blessures que vous êtes devenu si grand que, dédaignant Philippe pour père, vous voulez à toute force passer pour fils de Jupiter Ammon.

Alexandre, outré de cette insolence, lui répondit : Ah ! scélérat, en tenant tous les jours de tels discours contre moi , et en excitant les Macédoniens à la révolte, penses-tu que lu miras longtemps sujet de t’en réjouir ?

Ah ! vraiment, lui répliqua Clitus, dont l’insolence croissait toujours, vous avez raison ; nous n’avons pas grand sujet de nous réjouir de nos travaux, et nous sommes réduits à porter envie au bonheur de ceux qui sont morts avant que d’avoir vu les Macédoniens déchirés avec les verges des Perses, et obligés d’avoir recours à la faveur et à la protection de ces mêmes Perses pour avoir audience de leur roi.

Pendant que Clitus profère ces paroles sana aucun ménagement, et qu’Alexandre se lève pour se jeter sur lui et qu’il l’accable d’injures, les plus vieux font tous leurs efforts pour apaiser le tumulte. Alors Alexandre, se tournant vers Xénodochus le Cardianien et vers Artémius de Colophone : Ne vous semble-t-il pas, leur dit-il, que les Grecs sont parmi les Macédoniens comme des demi-dieux parmi des bêtes sauvages ?

Clitus, qui ne veut pas céder, crie qu’Alexandre dise tout haut ce qu’il veut, ou qu’il n’appelle point à sa table des hommes libres et qui ne savent dire que la vérité, ou qu’il passe sa vie avec des barbares et avec des esclaves, qui adoreront volontiers sa ceinture persienne et sa robe blanche.

A ces mots, Alexandre, ne pouvant plus retenir sa colère, prend sur la table une pomme qu’il jette à la tête de Clitus et cherche son épée ; mais Aristophane, un de ses gardes du corps, l’avait prévenu et la lui avait ôtée. Tous les autres l’environnent pour le retenir et le conjurer de s’apaiser ; mais lui, se démêlant de leurs mains, crie en langage macédonien, appelle à lui ses gardes, ce qui était le signe d’une grande émeute, et ordonne au trompette de sonner l’alarme. Comme le trompette différait ou refusait d’obéir, le roi lui donna un grand coup de poing sur le visage, et depuis ce temps-là le trompette fut fort estimé de tout le monde, comme ayant été seul la cause de ce que tout le camp ne s’était pas soulevé.

Comme Clitus continuait toujours, ses amis le poussèrent à grand’peine hors de la salle ; mais il y rentra incontinent par une autre porte, en chantant, avec une audace effrénée et avec un mépris très insolent, ce passage de l’Andromaque d’Euripide : Ô dieux ! la méchante coutume qui s’est établie en Grèce ! Quand une armée a érigé un trophée de la défaite des ennemis, on ne compte point que cette victoire soit l’ouvrage de ces troupes qui ont combattu, mais le général en remporte seul toute la gloire. Celui qui ne s’est pas plus exposé que tous ces milliers d’hommes, et qui n’a pas plus fait qu’un seul homme, est seul chanté comme vainqueur et jouit des travaux et de la gloire de tous les autres.

Le roi, ne pouvant plus retenir son ressentiment, que le vin aiguisait encore, saute à la javeline d’un de ses gardes, la lui arrache, et, dans le moment que Clitus passait près de lui pour se retirer et qu’il ouvrait la portière, il lui passe sa javeline au travers du corps. Clitus pousse un profond soupir, et avec un mugissement horrible il tombe mort. En même temps la colère du roi se dissipe ; il revient tout d’un coup à lui, et voit tout autour ses amis muets et saisis de crainte. Il se hâte d’arracher la javeline de ce corps qui était étendu à ses pieds et veut la tourner contre lui-même ; mais il en est empêché par ses gardes, qui, étant promptement accourus, lui saisissent les mains et l’emportent par force dans sa chambre.

Là il passa toute la nuit et le jour suivant à fondre en larmes. Et, après qu’il eut épuisé toutes ses forces à soupirer, à crier et à se lamenter, n’en pouvant plus, il demeura sans voix, étendu à terre, poussant seulement de temps en temps de profonds soupirs. Ses amis, qui craignaient les suites de ce silence, entrèrent par force dans sa chambre. Il ne fit pas grande attention à ce que tous les autres lui dirent pour le consoler ; mais, le devin Aristandre l’ayant fait souvenir et de la vision qu’il avait eue en songe, et du mauvais présage des moutons, et lui ayant fait entendre que tout ce qui venait d’arriver était réglé de tous les temps par le destin, et par conséquent inévitable, il parut un peu soulagé. Ce que voyant, ses amis firent entrer le philosophe Callisthène, parent d’Aristote, et Anaxarque, de la ville d’Abdère. Callisthène tâcha d’abord doucement, et selon les règles de la morale, de se rendre maître de sa douleur en s’insinuant peu à peu auprès de lui par ses discours et en tournant adroitement tout autour, sans toucher à la plaie et sans lui rien dire qui pût réveiller son affliction.

Mais Anaxarque, qui, dès le commencement, avait suivi dans la philosophie une route toute particulière, et qui avait la réputation de dédaigner et de mépriser tous ses compagnons, se mit à crier dès l’entrée : Quoi, est-ce cet Alexandre sur qui la terre entière a les yeux ? Et le voilà étendu sur le plancher, fondant en larmes, comme un vil esclave, craignant la loi et le blâme des hommes, lui qui doit être la loi des autres et la règle de toute justice, puisqu’il n’a vaincu que pour être seigneur et maître, et nullement pour servir et pour se soumettre à une vaine opinion !Ne savez-vous pas, continua-t-il en s’adressant à lui-même, ne savez-vous pas que Jupiter a auprès de lui, sur son trône, d’un côté la justice et de l’autre côté Thémis ? Pourquoi cela, sinon pour faire ; entendre que tout ce que le prince fait est toujours équitable et juste ?

Par ces discours et autres semblables, ce philosophe allégea véritablement l’affliction du roi, mais il le rendit plus orgueilleux et plus injuste. En même temps il s’insinua merveilleusement dans ses bonnes grâces, et lui rendit très insupportable et très odieuse la conversation de Callisthène, qui n’était déjà pas trop agréable, à cause de sa grande austérité.

Le flatteur ne devait pas tarder à recueillir lui-même les fruits empoisonnés de son adulation.

Mais la conscience d’Alexandre, réveillée par le meurtre lui-même, ne se laissa pas corrompre par le sophiste ; il se reprocha tant qu’il vécut un mouvement de fureur involontaire, dans lequel le vin avait eu plus de part que la passion. Meurtre cruel à son cœur, fatal à sa renommée, mais meurtre purement machinal, dont sa main fut coupable et dont sa volonté fut innocente. Comment comparer le coup de lance qui perça Clitus, dans une rixe de table entre deux guerriers également privés de leur raison, et le meurtre de sang-froid du fils des Condé, par des mains vénales, sur la tombe déjà creusée au fond d’un rossé ? Comment le comparer au meurtre de Charles Ier en Angleterre ou de Louis XVI en France, par la main d’un bourreau dirigée par Cromwell ou par la Convention ? Cependant on déifie Napoléon, on admire Cromwell, on innocente la Convention ! Ô justice à deux poids de l’histoire ! ... N’en ayons qu’une, et disons que Napoléon, Cromwell, la Convention commirent des cruautés, et que dans le meurtre de Clitus Alexandre ne commit qu’un malheur.

Ce malheur néanmoins et l’insolente ivresse de Clitus attestent à quelle aigreur était parvenu l’esprit public macédonien dans l’armée d’Alexandre. On voit clairement que ce ne fut pas le vin seulement, mais l’embarras de sa position devant ses vieux compagnons de guerre et ses compatriotes, qui poussa ce jour-là jusqu’au délire la main du fils de Philippe. Il possédait l’Asie, mais il ne possédait pas encore le consentement de son armée à son établissement définitif dans ses conquêtes. Il songeait déjà à se débarrasser des Macédoniens et à changer d’armée comme il avait changé de mœurs, de cour, de patrie et d’empire. Plutarque lui-même ne l’a pas assez remarqué. Machiavel ou Tacite auraient vu tout un horizon de politique à travers cet éclair de colère.

V

Pour faire diversion à ces mécontentements de l’armée macédonienne, Alexandre laissait déjà emporter son imagination et portait lui-même l’imagination de ses généraux grecs et perses vers les Indes. La Perse et les camps d’Alexandre étaient pleins des réalités, des merveilles et des fables que les rumeurs populaires répandaient dans l’esprit des soldats sur les richesses, les arts, les monuments de l’Hindoustan.

Ce pays, selon les voyageurs ou les conteurs de Perse, était le plus opulent de l’univers, non seulement en or, mais en perles, en pierres précieuses. On assurait que les boucliers des soldats y étaient d’or et d’ivoire. Alexandre, qui voulait, dit Diodore, n’être surpassé par personne, fit garnir les boucliers des siens de lames d’argent, mettre des alors d’or aux brides des chevaux, et enrichir les cuirasses les unes d’or, les autres d’argent. Cent vingt mille hommes ainsi armés et montés se préparaient par ses ordres dans toutes les villes de la Perse pour cette expédition.

On verra bientôt que ces cent vingt mille soldats d’élite, préparés ainsi par lui en apparence pour l’expédition des Indes, avaient aussi dans sa pensée une autre destination plus secrète. Ils devaient remplacer insensiblement sous ses ordres les vieilles troupes macédoniennes ou grecques lassées par la guerre, corrompues par le repos, décimées par les campagnes et par les armées. Il ajouta bientôt après à ces cent vingt mille hommes trente mille jeunes Perses pris dans les familles les plus élevées et les plus riches de l’empire, pour former un corps d’élite sous son commandement, mais surtout pour lui servir d’otages contre la révolte ou la désaffection de leurs parents, et pour lui garantir la fidélité de leurs provinces pendant la longue absence qu’il préméditait aux Indes. Napoléon, avant ses campagnes de Russie et de Saxe, employa exactement le même artifice et la même violence en enrôlant en corps d’élite dans ses armées la jeunesse noble et riche de la France, de la Hollande, de l’Italie, de tous les pays conquis. Il y a un certain génie des nécessités de situation qui inspire à tous les hommes les mêmes mesures dans les circonstances semblables, quoique dans des époques diverses. C’est le pléonasme des événements.

Ces mesures, dont les Macédoniens commençaient à percer le vrai sens, les aliénaient de plus en plus d’un maître qui paraissait rougir de ses soldats. Mais, ce qui porta jusqu’à la sédition l’esprit libre des Macédoniens, ce fut une puérilité d’étiquette affectée, à l’exemple des rois de Perse, par celui qui régnait maintenant sur le trône et qui voulait régner avec la même majesté et avec la même divinité que le roi des rois. C’est clans cette pensée, téméraire si l’on considère son armée européenne, politique si l’on considère son empire asiatique, qu’Alexandre se fit proclamer, en vertu de l’oracle d’Hannor, descendant de Jupiter, investi de son droit divin, et qu’il ordonna aux Européens comme aux Perses de l’adorer, c’est-à-dire de se prosterner jusqu’à terre quand ils paraissaient en présence du roi. Cette adoration, dont les écrivains ignorants ont fait une idolâtrie, n’était en réalité qu’un cérémonial de la cour des Perses ; elle n’impliquait nullement la divinité du prince. Les Espagnols d’une autre époque, qui ne parlaient qu’à genoux à leurs monarques, ne voyaient pas des dieux dans leurs rois, mais ils affectaient devant eux, par respect pour la majesté royale, l’attitude qu’on prend devant la Divinité.

Alexandre n’attachait certainement pas une autre idée à ce cérémonial imposé à l’armée et à l’empire ; mais ce cérémonial, auquel les Perses étaient habitués par leurs usages, humilia jusqu’à l’opprobre l’âme fière et libre des Macédoniens.

VI

Les Grecs, néanmoins, plus accoutumés ou plus flexibles aux usages de la servitude, se prêtaient avec complaisance à cette étiquette de la nouvelle cour militaire d’Alexandre. Les philosophes, les sophistes, les poètes de la Grèce qui suivaient l’armée, célébraient dans leurs discours ou dans leurs vers les droits de ce demi-dieu mortel aux respects extérieurs réservés aux dieux immortels. Un seul d’entre eux, le stoïcien Callisthène, contrastait, par la sévérité de son opposition, avec la souplesse des autres philosophes qui entouraient le roi. Callisthène était plus redouté d’Alexandre, parce qu’il était non seulement orateur, mais historien de l’expédition. Autant qu’on en peut juger à une telle distance de temps et de mœurs, il jouait auprès d’Alexandre en Asie à peu près le même rôle que Racine et Boileau jouaient auprès de Louis XIV en campagne, ou plutôt le même rôle que Voltaire jouait à Berlin dans la cour et dans la faveur littéraire du grand Frédéric. Les mêmes dissensions intestines qui agitaient à Berlin les convives du héros lettré de l’Allemagne agitaient à Persépolis la cour et la table d’Alexandre. Cette conspiration, ou plutôt cette opposition importune de Callisthène, qui devint tragique à la fin, de philosophique qu’elle était au commencement, rappelle exactement la colère du grand Frédéric contre Voltaire, la fuite de ce philosophe français de la cour et du royaume de son ami couronné, son arrestation à Francfort et les ressentiments qui aigrirent si malheureusement le roi et le poète. Rien n’est plus obscur et plus contradictoire dans les historiens d’Alexandre que cette prétendue conspiration de Callisthène. M. de Sainte-Croix seul l’éclaircit parla comparaison de tous ces textes, et il prouva jusqu’à l’évidence que jamais le sang du philosophe ne tacha les mains d’Alexandre.

Les rhéteurs de la cour du roi, et surtout l’orateur Anaxarque, ennemis de Callisthène, prirent un prétexte pour le perdre. Des Macédoniens lui ayant demandé un discours à la louange de leur nation, il parla sur ce sujet avec beaucoup d’éloquence. Rien n’y prête davantage, lui dit Alexandre, citant Euripide ; mais si vous voulez, ajouta-t-il, que nous admirions la supériorité de vos talents, censurez hardiment ces mêmes Macédoniens.

Callisthène n’aperçut pas le piège, et, après avoir attaqué tous leurs vices, il soutint que Philippe était moins redevable de sa puissance à fa valeur de ses troupes qu’aux funestes divisions qui troublaient alors la Grèce ; et il finit par cette réflexion, malheureusement trop vraie, d’un ancien poète, que, dans les temps de désordre, les lâches et les scélérats ont seuls part aux honneurs et aux récompenses. Ce trait et plusieurs autres du même genre indisposèrent beaucoup Alexandre. Au lieu de les rapporter, Arrien se contente de nous représenter Callisthène comme ayant des mœurs très sauvages, et de montrer surtout la contradiction qu’il y avait entre sa conduite et ses principes ; ce qui n’était pas difficile à l’égard d’un homme aussi vain ; car, de toutes les passions, la vanité est Belle qui nous rend le plus inconséquents.

Callisthène s’imaginait être le dispensateur de la gloire et le seul homme capable de transmettre à la postérité les hauts faits d’Alexandre. L’amour propre des sophistes que ce prince avait à sa suite fut irrité, et ils n’oublièrent rien pour desservir auprès de lui Callisthène. Ce philosophe perdit peu à peu son crédit, et il parait que, se voyant disgracié, il devint le défenseur des mœurs anciennes et des usages de ses pères, en s’opposant aux honneurs divins qu’on voulait rendre au conquérant macédonien. Il ne se souvenait donc plus d’avoir promis d’accréditer par ses écrits l’opinion qui faisait de ce prince un fils de Jupiter Ammon. Peut-être s’en repentait-il, et croyait-il qu’en changeant de langage et de conduite le philosophe ferait oublier le courtisan. Mais une marche si rétrograde se pardonne rarement, et la mort en est quelquefois la punition.

Anasarque, les sophistes grecs et les grands de Perse, de concert avec Alexandre, avaient résolu de décerner les honneurs divins à ce prince. La proposition en ayant été faite dans un repas, Callisthène prononça sur ce sujet un discours dont Arrien nous a conservé les principales idées. Il ne paraît pas les avoir supposées ; du moins la convenance, est parfaitement gardée. Après avoir fait sentir la différence qu’on devait mettre entre le culte des dieux et les hommages rendus aux grands hommes, Callisthène dit que, comme Alexandre ne permettrait pas qu’on usurpât les honneurs attachés à sa dignité, de même les dieux s’indigneraient qu’on s’arrogeât ceux qui leur appartenaient. S’adressant ensuite à Anaxarque, il l’engage à considérer qu’une pareille proposition pouvait convenir à Cambyse ou à Xerxès, et non au fils de Philippe, qui descendait d’Hercule et d’Éacus. Les Grecs, ajoute Callisthène, ne décernèrent point les honneurs divins à Hercule de son vivant, mais après sa mort, lorsque l’oracle de Delphes, consulté sur ce sujet, l’eut ainsi ordonné. Faut-il donc aujourd’hui que quelques hommes, dans un pays barbare, pensent comme des barbares ? Je dois, Alexandre, rappeler à ton souvenir la Grèce, pour laquelle tu as entrepris cette expédition qui lui soumet l’Asie. A ton retour exigeras-tu des Grecs, le peuple le plus libre de l’univers, qu’ils se prosternent devant toi ? ou en seront-ils dispensés, et les Macédoniens subiront-ils seuls alors cette humiliation ? ou bien encore les uns et les autres ne continueront-ils à t’honorer que suivant leur usage, et comme il convient à des hommes, tandis que les barbares le feront à leur manière, etc. ?

Ce discours eut l’effet qu’on devait en attendre ; les Macédoniens ne voulurent point se prêter à la cérémonie de l’adoration, tandis que les Perses s’y soumirent avec d’autant plus de facilité qu’elle était en usage chez eux depuis le règne «des Grecs. Quoique cette cérémonie ne passât pas à leurs yeux pour une marque d’idolâtrie, elle n’était pas moins étrangère aux mœurs des Macédoniens, et devait nécessairement leur paraître un acte humiliant et digne de vils esclaves. Mais il n’est guère possible d’accorder les écrivains entre eux sur plusieurs détails relatifs à cet événement. Plutarque rapporte les divers témoignages sans rien prononcer. La partialité d’Arrien en faveur d’Alexandre n’est au contraire que trop sensible. Je regarde, dit-il, comme juste la haine qu’Alexandre avait pour Callisthène, à cause de sa liberté inconsidérée et de son orgueil insensé. C’est pourquoi j’ajoute foi sans peine à ceux qui disent que ce philosophe entra dans la conjuration des jeunes gens contre Alexandre ou qu’il les ex-cita à la tramer. Quelle conséquence ! Arrien raconte ensuite cette conjuration, dont Hermolaüs, un des pages d’Alexandre, fut l’auteur.

Accompagnant ce prince à la chasse, il l’avait prévenu et avait tué devant lui un sanglier. Battu de verges et privé de son cheval à cause de cette étourderie, il en témoigna tout son chagrin à Sostrate, fils d’Amyntas, et le fit entrer dans ses projets de vengeance. Quinte-Curce dit la même chose ; mais il ajoute plusieurs circonstances et ne manque pas de saisir cette occasion pour mettre dans la bouche d’Hermolaüs et dans celle d’Alexandre des discours où il cherche à faire briller son éloquence. Il fait surtout bien parler Alexandre, qui répond à l’accusé avec autant de dignité que de sagesse. Dans tout le récit de Quinte-Curce on ne trouve pourtant rien à la charge de Callisthène. Il assure même que ce philosophe était innocent de l’attentat contre la personne du roi. Aussi, ajoute-il, nulle autre mort ne rendit Alexandre plus odieux aux Grecs, parce qu’il fit périr au milieu des tourments, et sans l’avoir entendu, un homme très recommandable par ses vertus et ses talents, qui l’avait rappelé à la vie lorsque après le meurtre de Clitus il persistait à vouloir se tuer. A la vérité il se ressentit de cette atrocité ; mais il n’était plus temps.

Quoique Plutarque rapporte tous les faits soit à la charge, soit à la décharge de Callisthène, sans en discuter aucun et sans rien prononcer, il paraît néanmoins s’intéresser beaucoup à ce philosophe. Il assure qu’Hermolaüs et ses complices, appliqués à la torture, ne dirent pas un seul mot contre Callisthène. Il cite des lettres écrites par Alexandre lui-même à Cratère, à Attalus et à Alcétas, qui confirment ce fait important. Si Ptolémée et Aristobule avaient eu connaissance de ces lettres, ils n’auraient pas sans doute donné un démenti formel à leur héros en avançant que les Conjurés accusèrent Callisthène de les avoir engagés dans leur entreprise criminelle.

L’envie seule de justifier Alexandre a pu leur dicter un pareil mensonge. Arrien, toujours disposé à se laisser entraîner par leur autorité, ne dissimule pas qu’un grand nombre d’écrivains s’étaient contentés de remarquer que la familiarité de Callisthène avec Hermolaüs avait fait naître des soupçons que la haine de ses ennemis érigèrent en preuves. Le même historien ajoute que quelques autres écrivains prétendaient qu’Hermolaüs, dans son discours, avait reproché à Alexandre la mort injuste de Philotas, celle plus injuste encore de Parménion et de ses amis, le meurtre de Clitus, le changement de costume et l’habillement à la manière des Mèdes, la tentative de se faire adorer à laquelle il n’avait pas renoncé, enfin ses veilles passées dans la débauche.

Les mêmes choses se lisent dans le discours que Quinte-Curce fait prononcer à Hermolaüs ; ce qui est très digne de remarque, puisqu’il en résulte que cet historien n’imaginait pas toujours les harangues dont il a rempli son ouvrage, et qu’il ne les composait pour l’ordinaire qu’après en avoir trouvé le sujet, soit dans Clitarque, soit dans d’autres écrivains qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous.

Peut-être verrait-on encore, dans le dix-septième livre de Diodore de Sicile, ces reproches faits par Hermolaüs à Alexandre, si la grande lacune de ce livre ne tombait pas précisément à l’endroit où il devait être question du meurtre de Clitus et de la conjuration qui causa la perte de Callisthène.

Ce philosophe fut-il condamné sans avoir été entendu, comme il résulte du récit de Quinte-Curce ? Cette question semble d’abord être décidée par la loi macédonienne, d’après laquelle aucune peine ne pouvait être infligée à un accusé sans que son procès lui eût été fait dans une assemblée de Macédoniens ; mais cette loi n’était point applicable à Callisthène. Dans le discours que Quinte-Curce met dans la bouche d’Alexandre, en présence de son armée, ce prince s’adresse à Hermolaüs.

A l’égard de ton Callisthène, aux yeux duquel tu parais un homme de cœur parce que tu as l’audace d’un brigand, je sais pourquoi tu voulais qu’on l’introduisit dans cette assemblée : c’était pour qu’il y débitât les mêmes horreurs que tu as vomies contre moi ou celles que tu lui as ouï dire. S’il était Macédonien j’aurais fait entrer avec toi un maître digne de t’avoir pour disciple ; mais, étant Olynthien, il n’a pas aujourd’hui un pareil droit.

Ptolémée assurait que Callisthène avait été appliqué à la torture, ensuite mis en croix. Quelques-uns prétendaient que, ayant été renfermé dans une cage de fer, on l’y laissa dévorer par les poux ; d’autres, qu’on lui avait coupé le nez, les oreilles et d’autres membres, supplices usités chez les Orientaux et les nations barbares, qui ne comptent pour rien la plus grande peine que la société puisse infliger s’ils n’y ajoutent la durée et l’intensité de la douleur.

Aristobule disait au contraire que Callisthène, chargé de chaînes, avait été traîné à la suite de l’armée et était mort de maladie. Suivant Charès, ce philosophe fut gardé sept mois aux fers, parce qu’Alexandre avait dessein de le faire juger devant un tribunal en présence d’Aristote, c’est-à-dire lorsque ce prince aurait été de retour dans la Grèce. Selon ce même Charès, au temps où Callisthène mourut d’inanition et de la maladie pédiculaire, Alexandre était occupé à la guerre des Malliens et des Oxydraques. Enfin Plutarque nous a conservé le fragment d’une lettre de ce prince à Antipater, dans lequel on lit :

Les jeunes gens ont été lapidés. Je châtierai moi-même le sophiste (Callisthène), les hommes qui me l’ont envoyé, et ceux qui reçoivent dans leur ville des personnes qui conspirent contre moi. Les derniers sont évidemment Démosthène et les autres démagogues d’Athènes, Aristote et les philosophes.

VII

On voit ici, d’après les paroles mêmes d’Alexandre plaidant sa propre cause devant l’assemblée des Macédoniens de son camp, que le gouvernement représentatif de Macédoine subsistait encore en Asie dans l’armée et que les procès même d’État étaient jugés avec publicité et liberté par le tribunal populaire ou militaire.

Alexandre gagna le procès contre les jeunes conspirateurs et contre Callisthène, leur complice. Il laissa exécuter les conspirateurs contre .sa vie ; il épargna Callisthène, dont la complicité n’était que morale. Il ne livra pas le, philosophe aux bourreaux ; il se contenta de l’emprisonner et de le réserver, comme on le lit dans une de ses lettres à Olympias, sa mère, pour être jugé à Athènes par ses concitoyens, et selon les lois de son pays. Cette lettre d’Alexandre à Olympias subsiste, et elle disculpe assez Alexandre du prétendu supplice du philosophe athénien, inventé par les calomniateurs macédoniens ou grecs de l’armée. Callisthène mourut de sa mort naturelle, plusieurs années après le procès, en revenant avec l’armée dans sa patrie.

On voit combien il faut se défier de l’histoire quand elle est écrite par l’esprit de parti. M. de Sainte-Croix lui-même nous semble avoir été trop influencé par les préjugés historiques qui ont rejeté si longtemps sur Alexandre le meurtre d’un philosophe et d’un historien en qui se personnifiait l’opposition macédonienne à l’établissement d’Alexandre en Asie. Ce procès politique distingua avec équité, et peut-être avec clémence, le crime d’assassinat, dans les jeunes émules d’Harmodius et d’Aristogiton, du crime d’opposition dans le philosophe. L’un fut puni par le fer, l’autre réprimé par la disgrâce et la captivité. Les lois de Pella furent respectées, même en Asie. Cette lutte entre le génie d’Alexandre et le mécontentement inintelligent de son armée compliqua ses difficultés, mais elle ne flétrit pas son caractère. Arrien le reconnaît comme nous.

Dans le discours que Quinte-Curce rapporte, d’après les notes de Clitarque, témoin des événements, Alexandre ne craint pas de révéler ses raisons pour changer l’étiquette, le costume et les mœurs, et pour les conformer aux pays qu’il veut s’attacher. Ses paroles sont dignes de ses actions :

On me reproche que j’introduits les mœurs des barbares parmi les Macédoniens : c’est que je vois des choses, en beaucoup de nations, que nous ne devons point avoir honte d’imiter ; il n’est pas possible de régir un si grand empire sans leur communiquer quelque chose du nôtre et prendre quelque chose du leur. Mais Hermolaüs n’est-il pas admirable de vouloir que je m’oppose à Jupiter quand il m’appelle son fils, comme si les réponses des dieux étaient en ma puissance et qu’il s’en fallut prendre à moi ? Il m’a honoré de ce nom ; j’ai cru que, de l’accepter, cela ne pouvait que a beaucoup aider à mes affaires, et je souhaiterais que les Indiens aussi me crussent un dieu ; car, à la guerre, tout dépend de la réputation, et souvent le mensonge autorisé n’a pas moins de force que la vérité.

Penseriez-vous de même que ce fût par orgueil que j’eusse enrichi vos armes d’or et d’argent ? Au contraire, mon intention a été de vous rendre ces matières-là viles, à force de vous les rendre communes, afin que les Macédoniens ne se laissent point vaincre à l’or, eux qui sont invincibles en tout le reste. Je veux, premièrement, éblouir les yeux de ces peuples qui ne s’attachent qu’aux choses basses et grossières, et après je leur ferai connaître que ce n’est point l’or ni l’argent qui nous mène, mais la conquête de tout le monde. Il est vrai qu’il n’a pas tenu à toi, parricide que tu es, que tu ne nous aies ravi cette gloire, et qu’en ôtant la vie à ton roi tu n’aies asservi les Macédoniens r à ceux qu’ils ont vaincus. Et maintenant tu me conjures de faire grâce à tes parents et à ceux de tes complices. La raison voudrait que vous ne sussiez point ce que j’ai résolu de faire, afin de vous faire mourir avec plus de regret, si tant est que des âmes si dénaturées aient quelque sentiment pour leurs proches ; mais il y a longtemps que j’ai aboli cette coutume d’envelopper les innocents avec les coupables, et vos parents peuvent s’assurer que je leur conserverai à tous le rang qu’ils ont eu jusqu’ici. Et pour ton Callisthène, qui te fait passer pour un grand homme à cause que tu ne vaux pas mieux que lui, je sais pourquoi tu as tant d’envie qu’il ait audience : c’est afin de me dire en face, et devant toute cette compagnie, les mêmes injures que tu m’as dites.

Les discours de César au sénat, ou de Napoléon au conseil d’État, n’ont ni plus de sens, ni plus d’éclairs de génie, mais ils n’ont pas cette franchise, qui met toute une armée dans la confidence du génie.

Ces paroles ne suffirent pas cependant à convaincre le mécontentement d’un parti de l’armée, et surtout des vétérans. Alexandre fut obligé de songer à licencier les incorrigibles ; mais il voulut que leur licenciement ressemblât à un triomphe, et que les vétérans reportassent en Macédoine et en Grèce, avec leurs blessures, des dépouilles et des trophées, l’enthousiasme de sa reconnaissance, et non les reproches de son ingratitude. Il ne l’oubliait jamais : sa puissance était en Asie, mais sa gloire était en Grèce.