VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE III.

 

 

I

Tous les pays compris entre le Bosphore de Thrace, la Propontide, le mont Taurus et la mer de Chypre, étaient soumis en une seule campagne. L’hiver, rude à supporter pour des Grecs dans ces gorges et sur ces sommets de la Cappadoce et du Pont, commandait à un général économe de la vie et de l’amour de ses soldats un repos de quelques mois pour retremper les corps et les âmes. De plus, la passion de pays et la vanité de raconter tant d’exploits pressaient les Macédoniens et les Grecs de revoir leurs foyers avant de reprendre une nouvelle course plus lointaine encore en Asie. La gloire n’est une récompense qu’à la condition d’en jouir avec ses proches et ses compatriotes. La vanité martiale est un des éléments de l’héroïsme : Alexandre le savait par lui-même ; il compatissait à cette glorieuse faiblesse dans ses soldats.

Enfin la Macédoine, source principale de son recrutement, était dépeuplée par les longues guerres de Philippe : un pays s’illustre en s’épuisant ; mais, pour obvier à cette dépopulation de la Macédoine, un grand nombre de généraux, d’officiers et de soldats d’Alexandre, s’étaient mariés, quoique très jeunes, pendant l’hiver qui avait précédé l’expédition d’Asie. Séparés de leurs jeunes épouses, dans toute l’ardeur de leur passion conjugale, ils brillaient du désir de revoir, ne fût-ce qu’un moment, leurs chers foyers. Alexandre, qui ne partageait pas encore cette légitime faiblesse, la comprenait et la respectait dans ses compagnons. Comme roi de Macédoine il devait veiller à réparer les brèches que Philippe et lui-même avaient faites à la population de leur royaume ; comme général, méditant une campagne indéfinie en durée et en distance,’il devait prévenir la nostalgie, cette maladie de la distance chez ses soldats ; il fallait leur montrer dès le premier pas que l’expédition ne serait jamais pour eux une expatriation sans retour, et que, chaque fois qu’ils seraient fatigués de le suivre, ils pourraient aller, par des routes faciles et sûres, se reposer dans leurs familles et y raconter leur gloire et la sienne. Ces récits enthousiastes de ses soldats ne pouvaient qu’accroître son propre nom en Grèce et provoquer d’autres Macédoniens, d’autres Thraces on d’autres Thessaliens, à venir s’enrôler dans sa phalange.

Il autorisa donc tous ceux de ses généraux, de ses gardes et de ses Macédoniens, qui désiraient revoir leurs jeunes épouses, à aller passer l’hiver en Macédoine. Trois mille soldats profitèrent avec reconnaissance de ce congé. Deux de ses plus intimes favoris, Cœnus et Méléagre, nouvellement mariés, furent chargés de les conduire et de lui ramener au printemps le plus de fantassins et de cavaliers qu’ils pourraient rencontrer dans les montagnes. Cléandre, général athénien, reçut la même autorisation et la même mission pour le Péloponnèse. Le vieux Parménion, dont les camps étaient la famille, reçut, à la place de ces généraux absents, le commandement général de la cavalerie thessalienne et des enrôlés grecs. Il eut ordre de s’avancer de plus en plus, mais lentement, pendant l’hiver, au cœur des provinces intérieures dominées ou fermées par le mont Taurus. Quant à Alexandre lui-même, il laissa le mont Taurus, déjà blanchi de neige, sur sa gauche, entre Parménion et lui. Il marcha, avec une sage lenteur cette fois, vers la Lycie et la Pamphylie, pour soumettre et pour organiser toutes les villes maritimes de cette longue et riche côte qui regarde Rhodes et Chypre sur la mer.

II

Cependant le repos, si nécessaire aux armées après tant de marches et de combats, est souvent funeste à leur esprit militaire et à leur discipline. C’est dans les longs loisirs des quartiers d’hiver que se groupent et s’enveniment les mécontentements, les oppositions, les ambitions militaires, germes de séditions, parmi les soldats, de conspirations parmi les généraux. Alexandre allait l’éprouver au commencement de son commandement et de son règne, comme il devait l’éprouver plus sûrement à la fin de sa vie. L’envie s’attache à la gloire naissante plus encore qu’à la gloire acquise et consacrée, parce qu’elle espère l’anéantir plus facilement dans son germe. Philippe était mort, sous la main de ces rivaux envieux de ses prospérités, au sein de sa cour de Macédoine ; son fils était déjà menacé de la même mort et par les mêmes mains dans son camp d’Asie.

Arrien raconte ainsi l’événement.

Un général grec de l’armée confédérée, nommé Alexandre, fils d’Érope, homme de haute naissance et de haute ambition, nourrissait une animosité de vieille date contre la maison royale de Macédoine. On dit qu’il aspirait lui-même au trône de Philippe. Bien qu’une telle ambition paraisse inexplicable dans le cœur d’un Grec, ennemi naturel des Macédoniens, quelques circonstances rapportées obscurément dans les histoires et dans les Mémoires des contemporains d’Alexandre sembleraient justifier cette imputation. La plus forte de ces présomptions résulterait de ce que deux frères de ce général, Héromène et Arabée, avaient été complices du meurtre de Philippe et punis de mort, avec Pausanias, pour ce forfait. Le fils d’Érope, bien qu’il fût aussi coupable que ses frères, avait été épargné par Alexandre, parce que, au moment où ce jeune roi entrait au palais pour s’emparer du trône après avoir harangué le peuple, le fils d’Érope, soit enthousiasme réel, soit affectation d’amitié, était entré avec lui dans le palais en couvrant le fils de Philippe de son bouclier. Cette circonstance démentirait assez la pensée d’usurper un trône sur lequel il poussait ainsi le fils de Philippe. Mais Alexandre était alors un adolescent qui n’avait pas donné encore le secret de son génie. Peut-être le fils d’Érope espérait-il gouverner impunément la Macédoine sous le nom du prince jeune et assujetti à son ascendant.

III

La reconnaissance avait vaincu le sentiment filial dans Alexandre. Non seulement il avait laissé vivre le complice présumé des assassins de son père, mais il avait espéré l’enchaîner à force de faveurs dans sa cour et de grades dans son armée. Il lui avait donné d’abord le commandement des troupes de la Thrace, puis le commandement de la cavalerie thessalienne, puis enfin le commandement des hétaires grecs d’élite, enrôlés comme auxiliaires dans l’armée d’Asie. Le fils d’Érope les commandait encore en second au moment où Parménion reçut ce corps sous son commandement général, en se séparant du roi pour envahir les vallées intérieures du Taurus. Cette humiliation s’aigrit jusqu’au crime dans le cœur du fils d’Écope.

Il parait que, pendant le séjour d’hiver d’Alexandre à Pergues, sur le littoral d’Asie, un certain Amynthas, transfuge macédonien à l’armée des Perses, fut chargé de pressentir Darius, de la part du perfide Grec, sur la résolution de tuer le fils de Philippe et de délivrer à la fois la Perse d’un si dangereux ennemi, la Grèce d’un si impérieux protecteur. On demandait, en retour d’un tel service, l’investiture du trône de Macédoine pour le général des hétaires. Les eunuques ministres de Darius prêtèrent, dit-on, l’oreille et la main à ce crime. Ils envoyèrent au camp de Parménion un affidé persan, nommé Asisinès, sous prétexte de conférer avec le satrape de Phrygie, mais en réalité pour exciter le fils d’Érope à l’accomplissement du meurtre d’Alexandre.

Parménion découvrit le véritable objet de la mission du Persan ; il en obtint l’aveu de sa négociation, et l’envoya à Alexandre pour que ce prince éclairât lui-même ce mystère de ténèbres et se vengeât lui-même si le crime paraissait démontré. Le Persan, arrivé à Pergues, avoua tout à Alexandre. Ce prince avait déjà des soupçons ; son cœur magnanime les avait écartés jusque-là. Des lettres de sa mère Olympias lui disaient de se défier d’un complot dont un de ses généraux, qu’on ne nommait pas, était le complice. Ces lettres avaient été négligées. Un prodige assez naturel dans ces villes d’Asie, où les fenêtres ouvertes laissent les hirondelles familières nicher sous les plafonds des maisons, fit plus, selon Arrien, que les avertissements d’Olympias.

Alexandre, dit cet historien, dormait, après le lever du soleil, sur sa couche. Une hirondelle voltigea autour de sa tête en gazouillant avec un bruit inusité. Elle s’était abattue à plusieurs reprises çà et là sur sa couche en redoublant son babil importun. Alexandre, accablé de fatigue, ne s’éveillait point ; cependant, incommodé par ses cris, il étendit la main pour l’écarter ; mais, loin de s’envoler, elle vint se percher sur sa tête, et ne cessa de chanter que lorsqu’il fut entièrement éveillé. Frappé de ce prodige, il consulte le devin Avistandre de Telmisse, qui répondit que sans doute un ami d’Alexandre lui dressait des embûches, mais qu’elles seraient découvertes ; que l’hirondelle était la compagne, l’amie de l’homme, et le plus babillard des oiseaux.

Alexandre rapprocha alors, ce discours du devin de celui de Persan. Il envoie aussitôt Amphotère, un de ses confidents, vers Parménion, avec quelques habitants de Pergues pour le conduire. Déguisé sous le vêtement des indigènes, Amphotère se rend en secret près de Parménion, expose de vive voix sa commission ; car on n’avait pas cru que la prudence permit de la confier par écrit. Le général des hétaires est arrêté et jeté en prison.

Alexandre, à qui on remit le fils d’Érope, ne précipita pas sa vengeance. Soit doute sur là réalité du crime, soit souvenir d’une ancienne amitié, sentiment qui fut toujours si puissant sur son âme, soit respect pour l’opinion des Grecs de son armée et des Grecs du Péloponnèse, sur lesquels le fils d’Érope exerçait un grand ascendant, par son nom, par sa maison, par son courage dans les combats, Alexandre se contenta de le tenir enfermé à la suite de l’armée, jusqu’à ce qu’une lumière plus complète fût faite par le temps sur son crime. Le fils d’Écope ne subit son supplice qu’après trois ans de captivité et d’enquêtes. L’élève d’Aristote se montra, dans cette circonstance, supérieur à ces impatiences de sûreté personnelle, à ces satisfactions de vengeance qui constituent le tyran. L’histoire, qui aura plus tard à lui reprocher des accès de colère, ne lui reprochera du moins aucune préméditation dans le meurtre ; il frappa deux fois, provoqué dans l’ivresse par l’ivresse, il pardonna toujours et il n’assassina jamais : égal en clémence à César, supérieur en innocence à Napoléon.

Dans les motifs presque surhumains qui lui firent ajourner la punition de la trahison et de la conjuration du général de la cavalerie grecque, les historiens anciens nous paraissent avoir omis un des plus vraisemblables. Alexandre ne se méfiait pas de Parménion comme général, mais il s’en méfiait comme sujet ; Parménion ayant été le premier et le seul dénonciateur du complot de son subordonné, et n’ayant produit en preuve du crime que le témoignage d’un vil espion persan venu dans son camp et peut-être appelé par lui pour perdre un rival, Alexandre craignit sans doute au premier moment que la dénonciation de Parménion ne fût une embûche, et il suspendit sagement le supplice de peur de frapper un rival de Parménion au lieu de punir un vrai coupable. Des preuves lentement venues de Macédoine et de Perse justifièrent plus tard Parménion et convainquirent Alexandre. Le fils d’Érope fut exécuté trois ans après son crime ; mais ce crime alors était si évident que les Grecs mêmes ne murmurèrent pas contre le supplice.

IV

Jusqu’au printemps Alexandre borna ses opérations militaires à balayer le Pont, la Cappadoce, la Lydie, la Carie, toutes les provinces en deçà ou au delà du Taurus, des corps avancés ou des places fortes des Persans. Il marchait parallèlement à son aile gauche, commandée par Parménion, communiquant avec ce général par les gorges étroites qui descendent du Taurus vers la mer.

Lui-même de temps en temps remontait avec des détachements d’élite ces gorges et franchissait les montagnes pour assaillir les postes innombrables des Persans. C’est ainsi qu’il rentra un moment en Phrygie en escaladant les dernières places, et nomma son général Antigone satrape de Phrygie, avec quinze cents Argiens pour la tenir soumise derrière lui. Il fit sa jonction à Gordes avec Parménion. Ce général, pendant l’hiver, avait été renforcé par quelques milliers de fantassins grecs et par quelques centaines de cavaliers thessaliens ramenés de Macédoine par Ptolémée, Cœnus et Méléagre, impatients de nouveaux exploits. Parménion rendait ainsi à Alexandre une armée plus nombreuse et plus ardente à la victoire que celle dont il avait reçu le commandement en automne. La jonction des deux armées à Gordes fut le signalée par deux circonstances, l’une puérile, l’autre politique, qui occupent dans les historiens grecs plus de place qu’elles n’en méritent en réalité.

Arrien, plus grave, ne mentionne même pas la première ; nous les laisserons raconter par Plutarque, historien populaire, plus curieux quelquefois d’anecdotes que de sens dans le récit des événements.

De là, dit Plutarque, Alexandre alla soumettre ceux des Pisidiens qui s’étaient révoltés, subjugua la Phrygie, et, ayant pris la ville de Gordien, qui en était la capitale, et où était le palais de l’ancien Midas, il vit là le char si célèbre de Gordias, dont le joug était lié d’une écorce de cormier avec un merveilleux artifice, et on lui dit une ancienne tradition, qui courait depuis longtemps parmi ces Barbares, et qu’ils croyaient comme en point de religion, que les destins promettaient l’empire de la terre à celui qui délierait ce nœud. Voilà d’abord Alexandre persuadé que c’est lui que cette aventure regarde. Ce nœud était fait avec tant d’adresse, et le lien faisait tant de tours et de retours, qu’il était impossible de découvrir ni où il commençait ni où il finissait, ni d’apercevoir les deux têtes de la courroie. Alexandre, après plusieurs tentatives, voyant qu’il ne pouvait le délier, le coupa avec son épée, et au lieu de deux bouts il en fit voir plusieurs. Mais Aristobule écrit qu’il le délia facilement, après avoir ôté la cheville qui attachait le joug au timon et tiré ensuite à lui le joug.

Étant parti de Gordium il alla soumettre la Paphlagonie et la Cappadoce. Là il apprit la mort de Memnon, qui, de tous les lieutenants que Darius avait du côté de la mer, était le plus redoutable et celui qui pouvait lui donner le plus d’affaires et l’arrêter plus longtemps. Cette nouvelle le confirma dans la résolution de marcher sans délai vers les hautes provinces de l’Asie.

L’admiration affectée par les historiens pour ce prétendu coup de génie du Macédonien nous a toujours paru ou une adulation, ou une niaiserie historique, présentée alors aux enfants comme un exemple de haute sagesse. Le problème des Gordiens n’était pas de trancher ce nœud, mais de le dénouer ; en le tranchant Alexandre ne faisait qu’éluder le problème au lieu de le résoudre. Son coup d’épée sur le joug n’était donc qu’une brutalité ou un sophisme.

L’anecdote relative au médecin Philippe, racontée avec une extase unanime par le même historien et par tous les autres, à la suite du nœud gordien, a le même caractère à nos yeux. La magnanimité n’est qu’apparente où le danger n’est qu’imaginaire. Laissons encore parler ici Plutarque.

La confiance et l’audace que ce songe avait inspirées à Darius s’accrurent considérablement sur ce qu’il se figura que le long séjour qu’Alexandre faisait dans la Cilicie était un effet de sa peur. Mais ce long séjour était causé par une grande maladie qui, selon les uns, lui était venue de ses travaux et de ses grandes fatigues, et, selon les autres, de s’être baigné dans le Cydne, dont l’eau est froide comme la glace. Aucun de ses médecins n’osait entreprendre de le secourir ; car, persuadés que le mal était plus fort que tous les remèdes, ils craignaient les reproches et le ressentiment des Macédoniens s’ils avaient le malheur de ne pas le guérir. Mais Philippe, son premier médecin, Acarnanien de nation, voyant que le roi était en très grand danger, et se confiant en l’amitié que ce prince lui témoignait, et d’ailleurs faisant réflexion qu’il y avait de la honte et de l’ingratitude à refuser, pour secourir un si bon maître dans un extrême péril, de s’exposer à quelque danger, en éprouvant les plus extrêmes remèdes et en le secourant jusqu’au dernier moment de sa vie, au hasard même de se perdre et de périr avec lui, il entreprit de lui donner une médecine qui ferait un prompt et puissant effet. Il l’exhorta donc à attendre avec patience, car il fallait trois jours pour la préparer et à la prendre quand elle serait prête. Il n’eu t pas de peine à le persuader, tant ce prince avait d’impatience de guérir pour se rendre à la tête de son armée.

Sur ces entrefaites il reçoit une lettre de Parménion, qui lui écrivait du camp pour l’avertir de se donner bien garde de confier sa santé à Philippe, parce que, gagné et corrompu par les grands présents de Darius et par la promesse qu’il lui avait faite de lui donner sa fille en mariage, il avait promis de l’empoisonner. Alexandre, ayant lu cette lettre, ne la communiqua à aucun de ses amis et la mit sous son chevet.

Le temps étant venu, Philippe arrive dans la chambre du prince avec tous les autres médecins, portant la médecine dans une grande coupe. Alexandre tire la lettre de dessous son chevet, la donne à lire à Philippe, et en même temps il prend la coupe et l’avale sans hésiter, et sans témoigner ni le moindre soupçon, ni la plus légère inquiétude. C’était véritablement un spectacle admirable, et aussi touchant qu’aucun dénouement de tragédie, de voir d’un côté Alexandre boire la médecine, et de l’autre Philippe lire la lettre, et de les voir se regarder tous deux, mais d’un air bien différent. Le roi, avec un visage gai et ouvert, marquait à son médecin l’amitié dont il l’honorait et la confiance qu’il avait en lui, et le médecin s’élevait contre cette calomnie atroce, tantôt appelant les dieux à témoin et tendant les mains au ciel, et tantôt se jetant sur le lit de son maître et le conjurant d’avoir bonne espérance et de s’abandonner à ses soins.

Le remède, s’étant rendu d’abord le plus fort, abattit à tel point les forces du malade qu’il perdit la parole et tomba dans de si grandes faiblesses qu’il n’avait presque plus ni pouls ni sentiment ; mais il fut si promptement et si efficacement secouru par son médecin qu’il reprit peu à peu ses forces, de sorte qu’en trois jours il fut en état de se faire voir aux Macédoniens, dont les frayeurs ne cessèrent que quand ils l’eurent vu de leurs propres yeux.

Ce récit est dénué de véritable critique dans Plutarque comme dans tous ses prédécesseurs. Comment supposer qu’un jeune prince à qui sa mère a donné pour tuteur et pour second père de sa vie un vieux médecin, consommé dans son art et accrédité par sa longue fidélité à la maison royale de Macédoine, pût devenir l’empoisonneur du héros dont il est responsable à sa mère, à lui-même et au monde ? Comment s’extasier d’admiration devant un malade qui, sur la foi d’une lettre anonyme, ne fait pas supplicier son médecin et son ami ? Qu’Alexandre ait bu le breuvage avant ou après avoir regardé le visage de Philippe, le prétendu héroïsme est aussi vain avant qu’après. Alexandre aurait été aussi fou de soupçonner Philippe que Philippe aurait été fou d’empoisonner son héros et son pupille. L’histoire, sous peine de tomber dans la puérilité et dans la déclamation, doit réserver son admiration pour la vertu et non pour l’apparence. La critique n’ôte rien à la vertu ; seulement elle enseigne à la discerner, et par là même elle lui donne plus de prix en lui donnant plus de vérité.

V

Après sa jonction au cœur de la Phrygie montagneuse avec Parménion, Alexandre s’avança par plusieurs colonnes dans la haute Cilicie, province qui confine avec la Syrie par deux défilés dont l’un s’appelait et s’appelle encore les Portes de fer. La capitale de la Cilicie maritime était Tharse, ville somptueuse et opulente, fameuse par le règne et par le bûcher de Sardanapale. On y admirait encore en ce temps-là son tombeau. Le satrape perse Arsame abandonna cette capitale et toute la Cilicie maritime à l’approche d’Alexandre. Le jeune conquérant aurait pu être arrêté dans sa course, s’il n’eût été qu’un voluptueux, par l’épitaphe qu’on lisait encore sur le tombeau de Sardanapale. Cette épitaphe, écrite en assyrien, disait aux yeux : Sardanapale, roi d’Assyrie, fils d’Amecyndaras, a bâti Tharse et Anchyale en un jour, et il est là ! Or toi, étranger, mange, bois et abandonne-toi au plaisir, car toutes les autres choses humaines n’ont aucune valeur ! » Cette appréciation salomonienne et orientale de la vie par les sens seuls n’était pas de nature à corrompre la philosophie héroïque et stoïque d’Alexandre ; ce que le voluptueux Assyrien évaluait au prix du plaisir, l’ambitieux Macédonien l’évaluait au prix de la gloire. L’un et l’autre se trempaient ! un vrai philosophe l’aurait évalué au prix de la vertu. Mais, du temps d’Alexandre, la vertu se confondait avec la gloire.

La gloire l’attendait non loin de Tharse ; mais, si l’on veut se convaincre même de la vanité des exploits militaires les plus mémorables, il faut lire dans les différents historiens de l’antiquité les manœuvres militaires qui précédèrent la bataille d’Issus et le récit de cette bataille elle-même. Que ne donnerait pas la postérité pour avoir sur cette campagne et sur cette bataille, des détails aussi précis, aussi techniques et aussi topographiques que ceux dont l’historien de l’empire de Napoléon, M. Thiers, élucide les batailles de Wagram ou de Leipsick ? Polybe lui-même, le plus militaire des historiens, avoue que les dispositions des deux armées, au moment oit elles se heurtèrent au débouché des doubles défilés de Cilicie, ne sont pour lui que ténèbres contradictoires, inconséquence. Nous-même, qui avons visité les sites, nous ne pouvons recomposer dans notre imagination les manœuvres et la bataille. La terre, la mer, les défilés, l’espace, tout résiste à une claire intelligence de ces masses en mouvement dont Alexandre et surtout Darius couvraient l’étroit espace. Pour éclaircir, autant que ces obscurités le permettent, le champ de bataille d’Issus, laissons parler d’abord Polybe.

Callisthène raconte, dit-il, qu’Alexandre avait déjà passé les détroits et ce qu’on appelle, dans la Cilicie, les pyles ; que Darius, ayant pris sa route par les pyles Amaniques, était entré avec son armée dans la Cilicie, et que ce prince, averti par les habitants du pays qu’Alexandre s’avançait vers la Syrie, se mit à le suivre ; qu’arrivé près des détroits il campa sur les bords du Pinare ; que le poste qu’il occupait, depuis la mer jusqu’au pied de la montagne, n’avait pas plus de quatorze stades ; que le fleuve venant des montagnes, entre des côtes escarpées, traversait obliquement cet espace, et allait ensuite se décharger dans la mer par une plaine entourée de collines escarpées et de difficile accès.

Callisthène ajoute ensuite que, Alexandre étant revenu sur ses pas pour aller au-devant des ennemis, Darius et ses généraux avaient rangé toute leur phalange en bataille dans l’endroit où il avait d’abord campé ; que le monarque perse s’était couvert du Pinare, qui coulait près de son camp ; qu’il avait rangé la cavalerie sur le bord de la mer, auprès d’elle les mercenaires le long du fleuve et les peltastes, au pied des montagnes.

Mais comment ces troupes pouvaient-elles être postées devant la phalange, le fleuve passant auprès du camp ? Cela est difficile à concevoir, surtout si l’on fait attention à leur nombre. Au rapport même de Callisthène il p avait trente mille chevaux et autant de mercenaires : il est aisé de savoir combien ce nombre de troupes devait occuper d’espace. La meilleure méthode de ranger la cavalerie est celle sur huit de hauteur ; il faut laisser, sur le front, une distance convenable pour faciliter ses différentes évolutions. Ainsi un stade ne peut contenir que huit cents chevaux ; dix stades, huit mille ; quatre stades, trois mille deux cents ; de sorte que, dans quatorze stades, il ne peut tenir que onze mille deux cents chevaux. Si vous rangez ces trente mille chevaux, peu s’en faut qu’étant divisés en trois corps ils ne soient les uns sur les autres. Où étaient donc alors les mercenaires ? Derrière la cavalerie, peut-être ? Mais Callisthène ne le dit pas, puisque selon lui, au contraire, les mercenaires eurent affaire dans le combat aux Macédoniens ; d’où l’on doit nécessairement conclure que la moitié du terrain, du côté de la mer, était occupé par la cavalerie, et l’autre moitié, du côté des montagnes, par les mercenaires. On peut encore juger par là sur quelle hauteur était rangée la cavalerie et combien le fleuve était éloigné du camp.

Callisthène ajoute que, les Macédoniens s’étant avancés, Darius, qui était au centre de son armée, appela à lui les mercenaires d’une des ailes. Cela n’est point aisé à comprendre : il fallait que la cavalerie et les mercenaires fussent joints ensemble au milieu de ce terrain ; or, Darius se trouvant là parmi les mercenaires, comment et pourquoi les appelait-il ? Enfin il dit que la cavalerie de l’aile droite fondit sur Alexandre, que ce prince en soutint le choc avec vigueur et attaqua ensuite à son tour ce même corps, et que le combat devint alors très vif. Cet historien a sans doute oublié qu’entre Darius et Alexandre il y avait un fleuve, et surtout tel que celui qu’il venait de décrire.

Il n’est pas plus judicieux sur ce qui regarde Alexandre. Selon lui ce prince passa en Asie avec quarante mille hommes de pied et quatre mille cinq cents chevaux, et, pendant qu’il se disposait à entrer dans la Cilicie, il lui vint de Macédoine un renfort de cinq mille hommes d’infanterie et de huit cents de cavalerie. Qu’on ôte de ce nombre trois mille fantassins et trois cents chevaux, pour différents usages : c’est le plus qu’on puisse en détacher de l’armée ; il lui restait donc quarante-deux mille hommes de pied et cinq mille chevaux. Alexandre, avec cette armée, ayant passé les détroits, apprit que Darius était dans la -Cilicie et qu’il n’était éloigné de lui que de cent stades. Aussitôt il revient sur ses pas et repasse les détroits, la phalange faisant l’avant-garde, la cavalerie le corps de bataille, et les équipages l’arrière-garde. Dès qu’il fut dans la plaine il forma la phalange, et la mit sur trente-deux de profondeur, après avoir marché quelque temps sur Suze, et, quand il fut près des ennemis, sur huit.

Ce récit est encore plus absurde que le précédent. En marchant sur dix-huit de hauteur avec les intervalles ordinaires, de six pieds entre chaque rang, un stade contient seize cents hommes ; par conséquent dia stades en contiendront seize mille et vingt stades trente-deux mille. On voit par là qu’Alexandre mettant son armée sur seize de hauteur, il fallait que le terrain fût de vingt stades ; et néanmoins il lui restait encore à poster toute sa cavalerie et dix mille fantassins.

Callisthène dit ensuite que, lorsque Alexandre fut à quarante stades de l’ennemi, il mena contre eux son armée de front. Cela est insoutenable Où trouver, surtout dans la Cilicie, une plaine de vingt stades de largeur et longue de quarante stades, pour faire marcher de front une phalange armée de sarisses ? D’ailleurs à combien d’embarras cette sorte d’ordonnance n’est-elle pas sujette ? Pour le prouver le témoignage de Callisthène suffit : il assure que les torrents qui se précipitent des montagnes creusent tant d’abîmes dans la plaine que la plupart des Perses y périrent en fuyant.

Certes Alexandre aurait-il voulu par là faire face aux ennemis, en quelque endroit qu’ils parussent ? Rien n’est moins en état de faire face qu’une phalange dont le front’ est désuni et rompu. Il était beaucoup plus aisé de se ranger en ordre de marche que de présenter de front, et sur une seule ligne droite, une armée éparse et divisée, et de 1la mettre aux mains sur un terrain couvert de bois et sillonné par des ravins. Alexandre devait alors former plutôt deux ou quatre phalanges (à la queue les unes des autres) ; on aurait pu leur trouver des passages, et il n’aurait pas fallu beaucoup de temps pour les ranger en bataille. Et d’ailleurs qui empoche qu’on ne se fasse informer, par des avant-coureurs, de l’arrivée des ennemis, longtemps avant qu’ils soient en présence ? Sans parler des autres fautes, il en commet ici une remarquable, en menant l’armée de front dans une plaine, et ne la faisant pas précéder par la cavalerie, qui marche sur une même ligne avec les gens de pied.

Mais voici la plus forte de toutes les bévues. Lorsque, dit-il, Alexandre fut près des ennemis, il rangea son armée sur huit de hauteur. Il est donc évident que la phalange, d’après Callisthène, avait nécessairement quarante stades de longueur. Que l’on serre les rangs de telle sorte qu’ils se touchent les uns les autres : il faudra toujours que le terrain qu’occupait cette même phalange eût vingt stades de longueur. Cependant il dit qu’il n’en avait que quatorze et qu’une partie était proche de la mer, l’autre sur l’aile droite ; qu’entre la bataille et les montagnes on avait laissé un espace raisonnable pour n’être pas sous le corps qui était posté au pied de la montagne. A la vérité (pour couvrir l’armée contre ce corps), il lui en oppose un autre en forme de tenaille ; mais aussi laissons-nous pour cela dix mille hommes de pied, c’est-à-dire plus qu’il n’en demande. Il s’ensuit de tout cela que, selon cet historien, la phalange avait au plus onze stades de longueur, et, conséquemment, dans cet espace, on avait serré, bouclier contre bouclier, trente-deux mille hommes sur trente de hauteur. Néanmoins, à l’heure du combat, la phalange était sur huit de hauteur, au rapport du même Callisthène. De pareilles contradictions sont inexcusables. On ne peut ajouter foi à ce qu’il rapporte. Après avoir remarqué l’intervalle qu’il y avait entre chaque homme, déterminé la grandeur du terrain, compté le nombre des troupes, il ne pouvait mentir sans perdre tout moyen de justification.

Il serait trop long de montrer toutes les bévues dans lesquelles il est tombé ; j’en relèverai seulement quelques-unes. Il dit qu’Alexandre, en mettant son armée en bataille, la disposa de manière qu’il pût combattre avec, le corps que commandait Darius, de même que Darius voulait se battre contre Alexandre, mais qu’ensuite il changea de sentiment ; et il n’apprend ni comment l’un et l’autre pouvaient connaître en quelle partie de leurs armées ils étaient, ni où Darius se retira de nouveau. Comment encore la phalange en bataille est-elle montée sur le bord d’un fleuve qui, presque partout, est escarpé et couvert de buissons ? On ne doit pas mettre de si grandes sottises sur le compte d’Alexandre, que l’on sait avoir appris et exercé, dès son enfance, le métier des armes. On ne peut donc en accuser que Callisthène, qui, à cause de son impéritie dans l’art de la guerre, n’a pas su distinguer l’impossible d’avec le possible.

Cela dit par un maître de la guerre et de la critique historique, que dirions-nous de la bataille d’Issus qui ne soit décrédité 0’avance dans les historiens incompétents qui la décrivent ? Bornons-nous à ce qui est à peu près avéré. Quinte-Curce, quelquefois crédule, toujours circonstancié, raconte très bien, d’après les contemporains d’Alexandre et de Darius, sinon le choc, au moins les approches des deux armées.

VI

La mort naturelle de Memnon, seul général capable de disputer l’Asie à Alexandre, avait décidé Darius, grand général avant d’être roi, à conduire lui-même ses armées à la rencontre du conquérant grec. Il s’avança lentement, comme un homme qui remue la masse énorme d’un tel empire, de Persépolis, capitale de la Perse, à Babylone, capitale des conquêtes qu’il avait annexées à la Perse. Il assigna Babylone comme point de ralliement et de concentration à tous ses satrapes. Le nombre était tel, assurent les Arabes et les Grecs, qu’on ne pouvait les dénombrer homme à homme. Darius, pour se rendre compte de leur multitude, fit mesurer et borner par des fossés un espace qui contenait dix mille hommes. Il compta combien de fois cet espace se remplissait et se vidait sous ses yeux par les troupes accourues des frontières les plus reculées de la Perse. Une journée entière, depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, suffit à peine pour ce dénombrement, dont dix mille combattants étaient l’unité.

Toute prodigieuse que paraisse au premier regard une telle revue, elle n’est pas invraisemblable : D’abord une armée orientale ne se composait pas seulement des combattants, mais de leur suite, de leurs vassaux, de leurs esclaves, de leurs troupeaux ; dont une partie les suivait en campagne : grandes migrations plutôt qu’armées. Ensuite rien n’assure que les satrapes, jaloux de grossir par l’apparence la masse dit contingent qu’ils amenaient au roi de Perse, ne fissent pas passer plusieurs fois les mêmes troupeaux d’hommes dans l’enceinte des dix mille, sous les yeux éblouis du prince. Enfin l’empire des Perses était, à cette époque, si vaste et si peuplé de hordes belliqueuses, depuis la mer Caspienne, l’Oxus et l’Indus, jusqu’à l’Arabie, à l’Assyrie, à la Médie, qu’un faible recrutement dans chacune de ces provinces aurait encore suffi pour produire une masse disproportionnée à toutes nos expéditions modernes, excepté aux expéditions napoléoniennes en Russie et en Saxe.

En réduisant par une moyenne critique, prise dans chacun des historiens de la campagne d’Asie, cette multitude en un nombre maniable pour Darius, on conjecture plus qu’on ne le sait que l’armée des Perses ne dépassait guère deux cent mille combattants. Les serviteurs, les esclaves, les porteurs de tentes, les meneurs de bagages, les chameliers, les conducteurs d’éléphants, les femmes de la suite des reines ou des satrapes, devaient, d’après les usages d’Asie, s’élever à un nombre à peu près égal, en sorte que la totalité de la multitude qui couvrait la Syrie autour de Darius et de son armée pouvait s’évaluer à quatre ou cinq cent mille âmes, sans que le nombre des vrais combattants fût aussi disproportionné qu’on le dit aux forcés d’Alexandre.

Quelles que soient les causes nouvelles des victoires ou des défaites que l’invention des armes à feu ait pu apporter dans le sort des batailles, il p a une certaine proportion du nombre à la force des combattants qu’il est impossible de dépasser sans tomber dans la fable. Napoléon, dans ses commentaires écrits à Sainte-Hélène sur ses propres campagnes, admet qu’une armée bien aguerrie et bien commandée peut combattre un contre deux, et, dans certaines circonstances, un contre trois. Mais au delà de cette proportion, deux contre trois, proportion déjà prodigieuse, il considère la défaite de l’armée inférieure en nombre comme inévitable.

Alexandre, déjà fort de quarante-deux mille soldats, après avoir rallié Ephestion, reçu les renforts de Macédoine amenés par Ptolémée et Méléagre au nombre de six mille Macédoniens, et enrôlé à sa suite quelques milliers de Grecs ioniens, ne pouvait pas compter moins de soixante mille combattants sur le champ de bataille d’Issus. En admettant donc que ses Macédoniens aient combattu un contre quatre, on ne peut évaluer à plus de deux cent quarante mille hommes l’armée de Darius. Ce nombre est conforme à peu près, au reste, à l’évaluation des contingents que chaque province de l’empire avait envoyés à Babylone, évaluation trop circonstanciée dans Clitarque et dans Arrien peur être imaginaire. Quinte-Curce l’exagère à peine.

Selon cet historien : L’infanterie était composée de deux cent cinquante mille hommes, dont il y avait soixante-dix mille Perses, cinquante mille Mèdes, dix mille Barcaniens armés de haches à deux tranchants et de légers boucliers faits à peu près comme des rondaches ; quarante mille Arméniens, autant de Derbices armés de piques ou de bâtons durcis au feu ; outre huit mille hommes de la mer Caspienne et deux mille autres des contrées d’Asie les moins belliqueuses, avec trente mille Grées, toute brave jeunesse que Darius avait à sa solde ; car, pour les Bactriens, Sogdiens, Indiens, et tous ces autres peuples qui habitent le long de, la mer Rouge, dont les noms même lui étaient inconnus, il fut si pressé qu’il n’eut pas le temps de les assembler. Pour sa cavalerie, elle étant de trente-deux mille chevaux perses, dix mille Mèdes, deux mille Barcaniens armés de même que leur infanterie, sept mille Arméniens, presque autant d’Hyrcaniens, bons gendarmes comme le peuvent être ces peuples, deux mille d’Arbèles, et deux cents chevaux de la mer Caspie, et quatre mille de gens ramassés de toutes sortes, ce qui faisait en tout plus de soixante mille chevaux.

On peut croire aussi que Darius, guerrier consommé avant d’être élevé au trône, n’était pas assez inexpérimenté du danger de conduire un troupeau au carnage, au lieu d’une armée solide au combat, pour avoir engagé sur un champ de bataille si étroit un peuple sans l’espace pour ses mouvements et sans issue pour sa retraite.

VII

On voit au contraire, par la situation qu’il avait prise dans une plaine accidentée, à l’entrée de la Syrie et au débouché des montagnes de la Cilicie, protégé d’un côté par la mer, de l’autre par le flanc escarpé des montagnes, et avec une large retraite assurée derrière lui par l’Euphrate, que Darius était aussi bon tacticien qu’intrépide combattant. Il eût été insensé à lui d’aller plus loin au-devant d’Alexandre, affrontant des montagnards macédoniens, thessaliens ou étoliens, dans une guerre de montagnes : Le général le plus consommé de nos jours, commandant une armée de trois cent mille hommes, forte surtout en cavalerie et en machines de guerre, et opposé à un aventurier redoutable, ne commettrait pas l’imprudence de s’engager dans le Tyrol ou dans la Suisse, mais il attendrait, comme Darius, son ennemi à l’embouchure de la plaine, dans une position choisie d’avance et protégée par un fleuve devant lui, par une mer à droite, par des escarpements à gauche, par une route large et libre derrière lui.

C’est là littéralement ce qu’avait £ait Darius.  L’absence de pensées militaires et les faux mouvements que lui prêtent des historiens inintelligents de la bataille d’Issus, sont donc démentis d’avance par la prudence et par l’habileté de la position qu’il avait prise à Issus. C’est cette même prudence et cette même habileté très bien calculées qui avaient empêché le roi de Perse d’entrer depuis six mois en Cilicie et en Phrygie, où le nombre de ses fantassins, sa supériorité en cavalerie, en chameaux et en éléphants, aurait été contre Alexandre un embarras plus qu’une condition de victoire. Quant aux tâtonnements aveugles qu’Arrien et Quinte-Curce attribuent sans aucune critique à Darius avant la bataille, et qui auraient, selon ces historiens, engagé follement les Perses au delà des pyles du mont Amanus, ces faunes manœuvres sont également démenties par le récit qu’ils font ensuite eux-mêmes de la bataille ; car la bataille se livra précisément sur le site choisi à loisir par Darius, tel que nous venons de le décrire. Les prétendues marches en avant de Darius, par les pyles Amaniques, à la recherche d’Alexandre, pendant qu’Alexandre passe et repasse les pyles de Syrie aux portes de fer de la Cilicie, à la recherche d’une armée de six cent mille hommes qu’il ne peut découvrir, sont évidemment des mouvements d’avant-garde et des reconnaissances mutuelles, très mal compris par ces historiens et plus mai interprétés par leurs imitateurs. Diodore de Sicile et Plutarque se sont égarés eux-mêmes à la suite de ces historiographes sans critique. Ptolémée et Clitarque, écrivains militaires et compagnons d’Alexandre, dont les récits alors existants ont guidé Arrien, n’entrent dans aucun détail sur ces marches et ces contremarches. Ils représentent Alexandre forcé de déboucher en plaine par les défilés de Cilicie sur la plage de la mer ; ils représentent Darius, tel que nous l’avons nous-même représenté, attendant Alexandre en plaine, socs corps de bataille à Issas, couvert par le petit fleuve Pinare, sa droite étendue jusqu’à la montagne, sa gauche jusqu’à la mer.

Quinte-Curce, d’après Hérodote et Callisthène sans doute, décrit ainsi avec plus de vérité l’appareil des armées du roi de Perse au moment du combat. Quinte-Curce est épique ; dans tout ce qu’il raconte il faut douter ; dans tout ce qu’il écrit il faut admirer et citer.

C’était une ancienne coutume des Perses de ne faire marcher leur armée qu’après que le soleil était levé, et alors, avec la trompette, le signal était donné de la tente du roi, au-dessus de laquelle était arborée l’image resplendissante du soleil, enchâssée dans du cristal. Voici en quel ordre ils marchaient. Premièrement on portait du feu sur des autels d’argent en grande cérémonie : ils l’avaient en singulière vénération, l’appelant éternel et sacré ; et les mages venaient après ; chantant des hymnes à la façon du pays. Ils étaient suivis de trois cent soixante-cinq jeunes hommes vêtus de robes de pourpre, selon le nombre des jours de l’année, parce que les Perses font aussi leur année de pareil nombre de jours. Après venait un char consacré à Jupiter, tiré par des chevaux blancs et suivi d’un coursier d’extraordinaire grandeur, qu’ils appelaient le cheval du soleil. Ceux qui conduisaient les chevaux étaient vêtus de blanc et avaient des houssines d’or à la main. Dix chariots roulaient ensuite, tout étoffés d’or et d’argent. Puis marchait un corps de cavalerie composée de douze nations différentes d’armes et de mœurs ; et après elle ceux que les Perses appellent Immortels, au nombre de dix mille, surpassant en somptuosité tout le reste des Barbares. Ils portaient des colliers d’or et des robes de drap d’or frisé, avec des casaques à manches toutes couvertes de pierreries.

A quelque distance de là suivaient ceux qu’ils nomment les cousins du roi, jusqu’au nombre de quine mille ; mais cette troupe, trop mollement parée, tenait plus de la femme que du soldat et se montrait plus, curieuse en ses habits qu’en ses armes. Les doryphores venaient ensuite ; c’est ainsi qu’ils appelaient ceux qui avaient accoutumé de porter le manteau du roi. Ils marchaient devant son chariot, dans lequel il paraissait haut et élevé comme sur un trône. Les deux côtés du chariot étaient enrichis de plusieurs images des dieux, faites d’or et d’argent, et de dessus le joug, qui étain tout semé de pierreries, s’élevaient deux statues de la hauteur d’une coudée, dont l’une représentait Ninus et l’autre Bélus ; et entre deux était un aigle d’or consacré, déployant les ailes comme pour prendre son vol. Mais tout cela n’était rien en comparaison de la magnificence qui éclatait en la personne du roi. Il était vêtu d’une soie de pourpre mêlé de blanc, et par-dessus il avait une longue robe toute couverte d’or, où l’on voyais : deux éperviers, aussi d’or, qui semblaient fondre l’un sur l’autre et qui s’entre-donnaient du bec. Il portait une ceinture d’or comme les femmes, d’où pendait un cimeterre qui avait un fourreau tout couvert de pierres précieuses, si délicatement mises en œuvre qu’on eût dit qu’il n’était que d’une. Son ornement, du reste, était une tiare bleue, ceinte d’un bandeau de pourpre rayé de blanc, qui était la marque royale ou le diadème, que les Perses appellent cidaris. Dix mille piquiers suivaient son chariot, ayant leurs piques enrichies d’argent, avec les pointes garnies d’or. A ses côtés marchaient environ deux cents de ses plus proches parents, et trente mille hommes de pied faisaient l’arrière-garde de toutes ses troupes. Après suivaient les grands chevaux du roi, au nombre de quatre cents, que l’on menait en main. A cinq ou six cents pas de là venait, sur un chariot, Sysigambis, mère de Darius, et sa femme sur un autre. Toutes les femmes de la maison des reines suivaient à cheval. Quinze grands chariots, qu’ils appellent armamaxes, paraissaient ensuite, où étaient les enfants du roi avec ceux qui avaient soin de leur éducation, et une troupe d’eunuques, dont on ne fait pas pou d’estime en ce pays-là. Puis marchaient les concubines du roi, jusqu’au nombre de trois cent soixante-cinq, et toutes en équipages de reines. Elles étaient suivies de six cents mulets et de trois cents chameaux qui portaient l’argent, escortés d’une garde d’archers. Après venaient les femmes des parents du roi et celles de ses familiers, et derrière elles une grande troupe de goujats, de valets et d’autres gens de bagage, tous montés aussi sur des chariots. A la queue de tout étaient quelques compagnies armées à la légère, chacune conduite par ses officiers, pour empêcher les soldats de s’écarter.

Telle était l’armée de Darius ; mais qui aurait vu celle des Macédoniens, il y aurait bien trouvé de la différence. Il eût vu des hommes et des chevaux tout ruisselants, non pas d’or ni de pierreries bigarrées, mais d’acier et d’airain bien polis ; des troupes toujours prêtes à camper, à marcher ou à combattre, qui n’étaient embarrassées ni de bagages ni de gens inutiles, obéissant non seulement au signal, mais au moindre clin d’œil de leurs chefs, toujours largement fournies de vivres, et qui savaient toujours prendre leurs logements avec avantage. Aussi, quand ce vint le jour du combat, Alexandre n’eut que des soldats, Darius n’eut qu’une multitude.

La bataille s’engagea par un cri formidable que l’innombrable multitude des Perses poussa tout à la fois vers le ciel. L’armée d’Alexandre, encore à demi engagée dans-les défilés, p répondit par un cri pareil, répercuté et multiplié par les rochers avec tant de force que l’écho put faire illusion sur le nombre. Son ordre de bataille se formait à mesure que ses troupes débouchaient des montagnes. Sa phalange, véritable citadelle mouvante, formait son centre avancé sur le Pinare, en face d’Issus. Parménion, son général de confiance, commandait la droite de l’armée vers la mer ; position la plus exposée au choc d’une innombrable cavalerie, des chariots de guerre et des éléphants des Perses. Le fils de Parménion, le jeûne Nicanor, digne de son père et élevé dans les camps, commandait l’aile gauche, échelonnée sur les gradins presque inaccessibles des montagnes de Cilicie. De jeunes généraux, presque aussi jeunes que lui, Cœnus, Perdiccas, Ptolémée, Méléagre, séparés les uns des autres par des mamelons ou des ravines et livrés ainsi chacun à leur inspiration militaire presque personnelle, commandaient chacun un des corps de Nicanor. La cavalerie grecque et macédonienne était dispersée en avant et aux flancs des deux ailes.

Ces dispositions faites, Alexandre se porta à cheval devant le front de toute l’armée, et, parlant à chacun le langage qui convenait à l’heure, à la circonstance, à la race d’hommes, à la nature des armes, il ne leur fit pas de harangues, mais il leur jeta en passant un de ces mots qui résonnent le mieux au cœur du soldat, mot bref comme la minute, solennel comme la pensée, significatif comme le geste. Ce que l’on peut raisonnablement conclure de la harangue éloquente, mais diffuse, que lui prêtent les historiens rhéteurs de la Grèce, c’est qu’Alexandre leur adressa exactement, en leur montrant les plaines de la Syrie et l’horizon de la Perse devant eux, le même discours que Napoléon adressa aux siens en leur montrant de la main les plaines de la Lombardie en descendant des Alpes : Que tout cela serait à eux avant la fin du jour, avec les dépouilles de l’univers, s’ils étaient eux-mêmes dignes d’eux-mêmes. C’est le résumé pour ainsi dire des longues périodes inopportunes de Quinte-Curce et d’Arrien. On peut y croire. Les mêmes circonstances inspirent le même ordre du jour aux généraux de toutes les nations et de tous les âges.

IX

La concentration de l’armée macédonienne dans un espace un peu détendu de la mer aux montagnes donnait ai général une promptitude de mouvements et une facilité de rectifier ses dispositions, selon l’attaque ou la défense, qui parait avoir décidé la victoire plus encore que l’impétuosité et la valeur des troupes. La bataille fut en effet défensive pour Alexandre le matin, offensive après le milieu du jour. De tous les récits très confus qui nous sont restés, il parait que Darius lança le premier au delà du fleuve nue nuée de cavalerie sur l’aile gauche et sur l’aile droite des Macédoniens, et que cette masse intrépide fit reculer les troupes de Nicanor d’un côté et les troupes plus compromises de Parménion ; qu’Alexandre avait lancé lui-même la phalange au delà du Pinare sur la garde et sur l’infanterie de Darius ; que cette phalange inébranlable, mais enveloppée, n’avançait pas ; que Parménion fléchissait et se repliait écrasé sous les soixante mille chevaux persans, exposant Alexandre lui-même à être tourné sur son champ de bataille ; qu’enfin Nicanor, Perdiccas, Ptolémée, Amynthas, lieutenants d’Alexandre, à l’aile opposée, résistaient mal aux frondeurs hyrcaniens de l’armée persane ; qu’en un mot. le sort de la journée était compromis (comme à la bataille de Marengo, gagnée par le rapprochement accidentel de la réserve de Desaix et par l’intrépidité de la cavalerie de Kellermann), quand Alexandre, par une manœuvre non pas accidentelle, mais préméditée, obvia à tout, sauva Parménion, raffermit Nicanor, dégagea la phalange, et, imprimant lui-même et lui seul un mouvement rétrograde aux Perses, en [raina trois cent mille hommes dans le courant de déroute. qu’il avait déterminé par son génie et par son bras.

Il courut en effet lui-même à une réserve de six mille cavaliers thessaliens, macédoniens et grecs, qu’il avait postés en réserve sur une hauteur du côté des montagnes, derrière sa phalange et son infanterie. Il la fit descendre et filer inaperçue dans le creux d’un vallon qui s’inclinait vers la mer, et, débouchant en flanc sur la cavalerie déjà rompue et disséminée des Perses à la poursuite de Parménion, il refoula, écrasa, tua ou noya toute cette multitude sous une charge qui ne lui permit que de mourir ou de fuir.

A l’aspect de cette déroute de la cavalerie ennemie, principal nerf des armées persanes, les troupes échelonnées sur les gradins des montagnes sous Nicanor, et principalement les Argiens, montagnards intrépides, fondirent à leur tour sur les archers et sur l’infanterie arménienne de Darius ; l’infanterie persane, qui enveloppait jusque-là la phalange, s’ébranla et se dispersa sous leur choc. Tout se débanda sur la ligne de bataille de Darius rompue sous sa propre cavalerie en désordre. Alexandre, la poursuivant un des premiers à la tête de ses cavaliers thessaliens ; lança Perdiccas et Nicanor à droite, Parménion et Cratère à gauche dans la mêlée ; la phalange au centre pénétra jusqu’à Issus, dans le camp même du roi des rois.

Il changea de rôle alors ; la bataille remportée sans retour n’avait plus besoin d’une tête pour la gouverner, mais d’un bras pour l’achever. Il rassembla à la hâte autour de lui un groupe d’environ mille cavaliers d’élite, de ceux dont les chevaux thessaliens encore ardents pouvaient fournir une longue charge, et, montant lui-même sur Bucéphale, son meilleur cheval de guerre, il se lança les yeux fermés, à la tête de cet escadron, à travers cette mêlée sur les pas de Darius, espérant ou le combattre corps à corps, ou l’enlever à son armée et à son empire.

X

Darius, qui avait dirigé lui-même la bataille en général, avait vu d’abord avec la confiance du succès fléchir les Macédoniens sous le choc de ces soixante mille cavaliers ; puis, quand Alexandre, ramenant ses Thessaliens au combat, avait dispersé cette nuée et lancé lui-même la phalange sur l’infanterie des Persans, Darius, du haut de la tour mobile que portait l’éléphant royal, avait combattu lui-même devant les postes de son camp avec l’intrépide héroïsme d’un soldat et d’un roi. Ses gardes, enfoncés à coups redoublés par les piques compactes de la phalange macédonienne, étaient tombés en foule autour de lui, les blessés et les morts formant comme un retranchement autour de son éléphant.

On dit, mais rien ne l’indique dans les témoins authentiques de la bataille, qu’Alexandre et Darius s’approchèrent assez près l’un de l’autre dans cette mêlée pour se mesurer et se menacer corps à corps. Alexandre en effet avait reçu une légère blessure à la poitrine à travers sa cuirasse ; le javelot en sortant avait fait couler sur sa cotte de mailles un léger filet de sang ; mais le javelot était parti d’une main inconnue, et la blessure était superficielle. Occupé à enfoncer l’aile droite des Persans, la promptitude de la défaite du contre ne lui avait pas permis de revenir encore lui-même à Issus.

Quant au roi de Perse, dépassé déjà par ses ailes et pressé par les Macédoniens, il semblait ne plus combattre que pour sa vie ou pour sa gloire. Son frère Oxatsès, le voyant dans ce péril, rallia une poignée de combattants à cheval ou plutôt de victimes volontaires, et, couvrant Darius de leurs corps, Oxatsès et ses compagnons se firent tuer un à un jusqu’au dernier pour donner au roi le temps de fuir. Le roi, descendu de son éléphant blessé, était remonté sur son char, où il se montrait encore à ses sujets et à ses ennemis. Mais bientôt les chevaux qui traînaient le char, blessés et épouvantés par les javelots et par les piques des Macédoniens, s’étaient cabrés en soulevant le timon et ils allaient renverser le char. Darius alors, descendant du char et montant un cheval rapide qu’on lui réservait pour dernière ressource, détacha rapidement de sa tête les ornements royaux qui auraient pu le faire reconnaître et s’enfuit à toute bride à travers les niasses fugitives de son armée.

Il échappa ainsi à la poursuite d’Alexandre, soit que ce prince ne reconnût pas le roi de Perse sous le costume d’un simple cavalier fuyant devant ses escadrons, soit que la rapidité des chevaux persans, fils et rivaux des coursiers d’Arabie, dépassât de trop loin la course pesante. des chevaux de guerre de Thessalie.

Quoiqu’il en soit, Alexandre, après avoir poursuivi les débris de l’armée de Darius assez loin pour s’assurer qu’aucun ralliement n’était possible, rentra au pas dans le camp des Perses, livré depuis la bataille à tous les excès d’une armée ivre de vengeance, de dépouilles et de lubricité. Armes, chariots, éléphants, tentes, dépouilles, eunuques, esclaves, femmes surtout, qui suivaient en grand nombre les armées des Perses, tout était tombé à la merci des soldats. A peine les généraux, lieutenants d’Alexandre, avaient-ils pu protéger contre l’outrage et la mort les tentes sacrées du roi des rois.

Arrien porte à cent dix mille hommes, c’est-à-dire au tiers de l’armée de Darius, la perte des Persans dans cette bataille. Ce qui pourrait faire douter de l’immensité de ce carnage, c’est que tous les historiens contemporains, même ceux qui assistaient à la victoire, s’accordent à dire que l’armée d’Alexandre ne perdit que cinq ou six cents hommes, tant de la phalange que de la cavalerie. Une telle disproportion dans le nombre des morts des deux armées, qui combattirent avec une égale bravoure et avec les mêmes armes, n’est guère présumable. On ne pourrait l’expliquer que par un massacre des vaincus après la victoire ; mais Alexandre ne permit jamais ces égorgements de sang-froid, que permit César à son armée en Espagne, et qui ne furent imités que par les Gengis et les Timour, ces fléaux inintelligents de l’Asie. Alexandre, qui voulait vaincre et se faire pardonner ensuite la victoire par les vaincus, dans lesquels il voyait déjà des sujets, ne semait pas ainsi le sang entre les Perses et lui. Ces cent dix mille hommes perdus par les Perses furent sans doute les prisonniers ramassés ce jour-là et les jours suivants sur cet immense champ de bataille entre Issus et Antioche.

XI

Quoiqu’il en soit, le récit du retour d’Alexandre au camp, original et pathétique, un des plus tragiques et des plus épiques de l’histoire de monde, fait par Quinte-Curce, est trop resté dans la mémoire des hommes et dans les traditions des peintres et des poètes pour qu’il soit permis à un historien moderne de l’altérer. Les circonstances de ce récit sont trop unanimement rapportées et trop minutieusement décrites pour que l’authenticité n’en soit pas aussi frappante que la beauté. Nous le citerons donc en entier ici. Qui oserait ajouter ou retrancher à une telle scène d’histoire ? Celui-là serait indigne de la lire, plus indigne encore de l’écrire.

La mère et la femme de Darius, qui étaient prisonnières, attiraient les yeux et les cœurs de tout le monde. Lune, était vénérable non seulement par la majesté de sa personne, mais aussi à cause de son âge, et l’autre se faisait admirer par son excellente beauté, qui, pour toutes ces afflictions, n’était point changée et n’avait rien perdu de son éclat. Elle tenait entre ses bras son fils, qui n’avait pas encore atteint l’âge de axa ans, et qui était né dans l’espérance de posséder un jour cette grande fortune que son père venait de perdre. On voyait aussi deux jeunes princesses prêtes à marier, couchées dans le giron de la reine leur grand’mère, et qui, moins touchées de leur infortune que de la sienne, fondaient en larmes et se consumaient d’ennui. Il y avait autour d’elles quantité de dames de condition, qui, n’ayant plus d’égard à la bienséance ni à la dignité, déchiraient leurs robes et s’arrachaient les cheveux, appelant ces princesses leurs maîtresses et leurs reines : noms à la vérité qu’elles possédaient autrefois à juste titre, mais qui alors ne leur appartenaient plus. Toutes, oubliant leur propre misère, ne s’enquéraient glus que de Darius, de quel côté il avait combattu, et qu’elle avait été l’issue du combat, disant qu’elles ne croyaient pas être captives si le roi était en vie. Mais ce malheureux prince, changeant de chevaux à toute heure, se sauvait à la course et était déjà bien loin.

Il mourut en cette bataille, du coté des Perses, cent mille hommes de pied et dix mille de cheval, et du côté d’Alexandre il y en eut cinq cent quatre de blessés, et il ne fut tué en tout que cent cinquante de ses cavaliers et trois cents de ses fantassins, tant il eut bon marché d’une si mémorable et si grande victoire.

Le roi, lassé de poursuivre Darius, voyant que la nuit approchait et qu’il ne le pouvait atteindre, retourna au camp des ennemis, que les siens venaient de piller ; mais ils ne furent pas si tôt à table qu’ils entendirent un grand bruit dans la prochaine tente, avec des gémissements qui effrayèrent toute la compagnie ; de sorte que ceux mêmes qui étaient en garde devant le logis du roi coururent aux armes, craignant une émeute. Ce qui donna l’alarme fut la mère de Darius, avec sa femme et d’autres dames captives, qui pleuraient sa mort à la façon des barbares, avec des cris et des hurlements épouvantables ; car un eunuque, d’entre les captifs, étant par hasard devant leur tente, avait reconnu le manteau royal entre les mains d’un soldat, qui l’avait trouvé après que Darius l’eut jeté, comme nous avons dit, de peur d’être reconnu, et, s’imaginant qu’il l’avait tué, s’en était couru vers les reines leur porter la fausse nouvelle de sa mort.

On dit qu’Alexandre ayant su d’où procédait l’erreur, et considérant la fortune de Darius et la piété de ces princesses, se mit à pleurer, et commanda premièrement à Mythrènes, celui qui lui avait livré la ville de Sardes, de les Plier consoler, parce qu’il savait la langue persienne ; mais après, craignant que la vue de ce traître ne renouvelât leur colère et leur douleur, il leur envoya Léonnatus, l’un des principaux de sa cour, pour les assurer que celui qu’elles pleuraient comme mort était plein de vie. Léonnatus donc, ayant pris quelques soldats avec lui, s’en vint au pavillon des princesses et leur fit dire qu’il était, là de la part du roi. Mais ceux qui se trouvèrent à l’entrée, voyant des hommes armés, crurent que c’était fait de leurs maîtresses et coururent dans la tente, criant que leur dernière heure était venue et qu’on avait envoyé des gens pour les faire mourir. Ces pauvres princesses, n’osant les faire entrer et ne pouvant aussi les en empêcher, ne faisaient point de réponse, mais demeuraient là sans dire un mot, attendant la discrétion du vainqueur.

Enfin Léonnatus, après avoir longtemps attendu que quelqu’un vînt pour l’introduire, comme il vit que personne ne sortait, il entra dans la tente, laissa ses soldats à la porte, ce qui effraya encore davantage les princesses, voyant qu’il était ainsi entré de son autorité sans qu’on l’eût introduit ; et, se jetant à ses pieds, elles le prièrent qu’avant qu’on les fit mourir il leur fût permis d’ensevelir le corps de Darius à la façon de leur pays, et qu’après avoir rendu ce dernier devoir à leur roi elles mourraient sans regret. Léonnatus leur répondit que Darius était vivant, et que tant s’en faut qu’on leur voulût faire du mal qu’au contraire elles seraient traitées en reines, avec tout l’éclat et toutes les marques de leur première fortune. Alors Sysigambis, commençant à reprendre courage, souffrit que Léonnatus lui aidât à se lever. Le lendemain, Alexandre, après avoir fait ensevelir ceux de sen soldats qu’on avait trouvés parmi les morts, fit rendre les mêmes honneurs aux plus qualifiés d’entre les Perses qui avaient cité tués à la bataille, et permit à la mère de Darius de faire aussi enterrer, suivant la coutume et les cérémonies du pays, ceux qu’il lui plairait ; mais cette sage princesse, ménageant la faveur du roi, se contenta de donner sépulture à quelques-uns de ceux qui lui touchaient de plus près, et cela encore selon l’état de sa fortune présente, jugeant bien que cette pompe dont usent les Perses en leurs funérailles n’était pas de saison, et qu’elle ne serait pas bien reçue des victorieux, qui brillaient leurs morts tout simplement et sans somptuosité.

Ces obsèques achevées, il envoya vers les reines les avertir qu’il venait les visiter ; et, ayant fait retirer ceux qui le suivaient, il entra seul dans leur tente avec Ephestion. C’était son favori, et, comme ils avaient toujours été nourris ensemble, le roi l’aimait avec une passion extrême et lui confiait ses plus secrètes pensées. Cette confidence si étroite lui avait acquis la liberté de lui parler plus franchement qu’aucun autre ; de quoi, néanmoins, il savait user avec tant de discrétion et d’adresse qu’il savait le faire plutôt parce que le roi le voulait ainsi qu’autrement. Ils étaient du même âge, mais Ephestion était plus grand. et avait meilleure mine ; de sorte que les reines, le prenant pour le roi, lui firent à leur mode une profonde révérence ; mais quelques-uns des eunuques prisonniers leur montrant Alexandre, Sysigambis se jeta aussitôt à ses pieds pour lui demander pardon de la faute qu’elles avaient faites, s’excusant sur ce qu’elles ne l’avaient jamais vu. Le roi la prit par la main, et, la relevant : Non, ma mère, dit-il, vous ne vous êtes point trompée, car celui-ci est aussi Alexandre.

Certainement s’il eût pu se maintenir dans cette modération jusqu’à la fin de sa vie, je l’aurais estimé beaucoup plus heureux qu’il me semblait l’être lorsque, après avoir surmonté les nations et étendu ses conquêtes depuis l’Hellespont jusqu’à l’Océan, il imitait les triomphes de Bacchus. Il eût vaincu l’orgueil et la colère, deux vices qu’il ne sut dompter, et, au milieu des festins, il n’eut point trempé ses mains dans le sang de ses meilleurs amis, ni été si prompt à faire mourir, sans connaissance de cause, ces grands capitaines à qui il devait une grande partie de ses victoires. Il est vrai qu’en ce temps-là la fortune n’avait pas encore gagné lé dessus dans son esprit, et, comme elle ne faisait que de commencer à croître, il la porta modérément et avec beaucoup de sagesse ; mais à la fin il n’eut plus la force de la soutenir et fut accablé de sa grandeur. Il est certain qu’en ces premières années il se gouverna de sorte qu’il surpassa en bonté et en continence tous les rois qui avaient été avant lui.

Il se comporta aussi vertueusement envers les filles de Darius, princesses d’une excellente beauté, que si elles eussent été ses propres sœurs ; et pour la reine, qui était estimée, sans contredit, la plus belle femme de son temps, bien loin d’attenter à sa pudicité, il n’y eut sorte de soins qu’il n’apportât afin que, sous ombre de ce qu’elle était captive, personne ne fût si osé de s’émanciper en la moindre chose qui lui pût déplaire. Il fit aussi rendre aux femmes toutes leurs bagués et tout leur équipage ; et enfin il vécut si bien avec les reines qu’on peut dire que, de toute la splendeur et de tous les avantages de leur première dignité, rien ne leur manqua avec lui que la confiance, qu’on ne saurait prendre en un ennemi, quelque bon traitement qu’on en reçoive. Tellement que Sysigambis, ravie de la bonté de ce prince : Tu mérites, dit-elle, seigneur, que nous fassions pour toi les mêmes vœux et les mêmes prières que nous faisions autrefois pour Darius, puisque, à ce que je vois, tu ne le surpasses pas seulement en bonheur, mais aussi en clémence et en toutes sortes de vertus. Tu m’appelles ta mère, et tu m’honores encore du titre de reine ; et moi je confesse que je sais ta servante. Ce n’est pas que je ne sache de quel lieu je suis tombée et quel était le comble de la gloire où je me suis vue ; mais le joug de ton empire est si doux que le souvenir que j’ai de ma félicité passée ne me rend point insupportable l’état de ma fortune présente. Aussi, à dire le vrai, il y va de ta réputation qu’ayant le pouvoir que tu as sur nous tu en uses comme tu fais, et qu’il serve plutôt à faire paraître ta clémence qu’à te faire commettre rien qui soit indigne d’elle.

Le roi les conjura de ne se point affliger et prit le fils de Darius entre ses bras. Ce petit enfant, ne s’étonnant point d’un visage qu’il n’avait jamais vu, se mit à l’embrasser avec les deux mains, dont le roi se sentit touché ; et admirant son assurance, eu se tournant vers Éphestion : Que je voudrais de bon cœur, lui dit-il, que Darius eût en quelque chose du naturel de cet enfant !

Après cela, étant sorti de la tente des reines et ayant consacré trois autels sur le bord du fleuve de Pynare, l’un à Jupiter, l’autre à Hercule et le troisième à Minerve, il passa dans la Syrie, et envoya Parménion devant Damas, où étaient les trésors et les finances de la couronne.

XII

Alexandre, après ces moments donnés à la victoire et ces devoirs rendus à la pitié, se traça rapidement à lui-même un nouveau plan de campagne, plan dans lequel, en donnant ce qu’il fallait donner à la poursuite, il ne donna cependant rien à la témérité. Ce plan de sa troisième campagne fut exactement le même que celui qu’il avait conçu et exécuté après la bataille dg Granique.

Aussi habile à diviser ses troupes pour les opérations d’une longue expédition qu’habile à les concentrer sous sa main pour une bataille décisive, il envisagea sa conquête future avec le coup d’œil d’un fondateur plutôt qu’avec le coup d’œil d’un simple général. La jeunesse disparaît ici complètement, selon nous, sous la maturité. Jeune pour exécuter, ce grand homme avant l’âge était vieux pour concevoir.

La première pensée d’un aventurier caressé comme il l’était par la fortune devait être naturellement de suivre les amorces de cette fortune, et, vainqueur du roi des rois, de ne pas donner à ce vaincu le temps de revenir de sa défaite et de se former une seconde armée avec laquelle il vengerait la première. Il fallait, dans cette pensée, le suivre à marches précipitées à Antioche, à Damas, à Babylone, à Persépolis, le refouler dans les déserts d’Hyrcanie ou dans les marais de l’Indus, et prendre pour ainsi dire par surprise sa couronne et sa place dans le monde asiatique.

Pendant qu’Alexandre aurait conquis et régné dans les capitales de la Perse, qu’importait à sa puissance quelques résistances éparses et faibles sur le littoral de Syrie ou en Égypte ? La terreur de son nom aurait suffi pour contenir ou pour subjuguer sans autre armée Antioche, Alep, Sidon, Tyr et Memphis. La politique hâtive était donc d’avancer sur l’Assyrie, l’Arabie, la Perse, sans regarder et sans écouter derrière lui. Napoléon, proclamé à tant de titres le capitaine le plus éclatant des temps modernes, aurait sans aucun doute agi ainsi. Toutes ses campagnes attestent qu’il ne regardait que devant lui ; et c’est ce qui a fait qu’en 1812, en 1813, en 1814, il a retrouvé toute l’Europe armée derrière lui. Ce parti n’est sûr que quand on a fait un pacte avec la Victoire ; mais la Providence ne ratifie ce pacte qu’avec les vainqueurs prudents.

Alexandre, éclairé sans doute par la pensée, qu’il couvait en lui, de solidifier fortement sa base pour fonder un empire macédonien durable au centre de l’Asie, suivit un plan conforme à son grand dessein, plan beaucoup plus lent, mais infiniment plus militaire et surtout plus politique. Il ne s’inquiéta pas du temps, dût sa campagne durer autant que sa vie. Il divisa son armée victorieuse en deux corps, comme il avait fait au Granique. Il résolut de marcher, de même qu’il avait fait en Phrygie, sur des colonnes séparées l’une de l’autre par une chaîne de montagnes presque inaccessibles. En Phrygie cette chaîne de montagnes était le Taurus, en Syrie c’était le Liban.

En conséquence il donna à Parménion, dont la prudence rectifiait si bien ses impatiences, le commandement de la moitié de l’armée, avec ordre de poursuivre Darius par les vallées qui contournent le Liban jusqu’à Damas. Quant à lui il se réserva la tâche moins brillante et plus laborieuse de suivre, avec l’autre moitié de l’armée, les bords de la mer de Syrie jusqu’aux confins de l’Égypte, de subjuguer en passant les villes, les ports, les républiques, les royautés de Baryte, de Sidon, de Tyr, de Judée ; de remonter le Nil ; de s’attacher la mobile Égypte après l’avoir vaincue ou fascinée à Memphis ; de fonder une capitale intermédiaire à Alexandrie, et de ne reprendre la campagne de Perse qu’après avoir consolidé derrière lui l’Égypte et l’Asie Mineure.

Ce plan était d’un maître du monde et non d’un aventurier macédonien. Il dut étonner les Macédoniens et les Grecs s’il le leur laissa entrevoir ; mais en le laissant entrevoir il aurait découragé ses soldats et ses alliés, peu capables d’approuver de si longues pensées. Tout porte à croire qu’il ne le confia qu’à Éphestion, son frère de lait, c’est-à-dire un autre Alexandre.

XIII

Parménion partit aussitôt après les funérailles d’Issus et suivit pas à pas jusqu’à Damas les débris sans consistance et sans général de l’armée de Darius.

Damas, ville aussi antique que la fondation des premières sociétés d’hommes en Asie, était le grand dépôt des rois de Perse, quand ils portaient leurs armées au delà de l’Euphrate. Enceinte par des murailles, appuyée sur une citadelle, arrosée par sept cours d’eau dont le confluent remplissait ses fossés et arrosait ses riches campagnes, assise d’un côté sur les contreforts du Liban, appelés l’Anti-Liban, qui lui servent d’avant-poste, de l’autre au bord du grand désert de Mésopotamie qui en fait le port des caravanes, elle n’est accessible que par les larges vallées qui contournent le mont Liban après avoir serpenté au flanc du mont Amanus. La guerre, l’agriculture, le commerce, l’industrie, l’entrepôt des hommes, des trésors, des marchandises, avaient accumulé dans cette troisième capitale des grands rois une population aussi nombreuse qu’à. Babylone. Elle était la reine des villes de la Syrie.

Parménion arriva en peu de marches en vue de ses murailles. Darius, qui se sentait poursuivi de si près ou qui peut-être rougissait de traverser seul et découronné une capitale qu’il venait de traverser quelques jours avant à la tête de six cent mille hommes, avait évité Damas dans sa fuite. Il y avait ainsi laissé son trésor sous la garde de satrapes lâches ou infidèles. L’un d’entre eux, profitant à la fois de l’absence du roi et de la crédulité de Parménion, envoya à ce général un émissaire secret sous prétexte de concerter avec lui la remise du trésor royal aux mains des Macédoniens ; en réalité c’était pour dépouiller à la fois les Macédoniens et les Perses et pour s’enrichir lui-même du fruit de sa trahison. Sorti de Damas sous l’escorte de quelques Arabes, ce trésor de l’armée fut saisi par les coureurs de Parménion.

La description de ces dépouilles du roi des rois éblouit l’imagination dans les historiens grecs. L’or seul s’élevait à une somme qui dépassait quatre ou cinq cents fois tout le numéraire de la Macédoine et de la Grèce. On a dit avec raison dans nos temps civilisés que la terré appartient au plus riche ; on peut dire avec plus de raison que la terre appartient au plus pauvre. Alexandre commençait, depuis son premier pas au Granique, à trouver en Asie la solde des conquérants de l’Asie. Parménion envoya fidèlement ces dépouilles et ce trésor à Alexandre.

Il établit le gouvernement des Macédoniens à Damas, et ne poursuivit pas plus loin le roi des Perses, désormais abrité derrière ses déserts. Il se replia sur l’Anti-Liban, chaîne de montagnes inférieure en hauteur, qui renferme d’un côté l’opulente vallée de la Cœlé-Syrie ou Syrie Creuse, tandis que le mont Liban la renferme de l’autre côté. Cette vallée, dont Héliopolis était la capitale et qui étonne les regards par les gigantesques monuments de Balbek, court entre l’Arabie et la mer parallèlement à la Phénicie. Elle aboutit à la Palestine et à Jérusalem, que Parménion aperçut vraisemblablement avant Alexandre.

Pendant que Parménion établissait ainsi la domination et les postes avancés des Macédoniens sur le revers du Liban, jusqu’aux confies de la Mésopotamie déserte, Alexandre divisa encore sa propre armée en deux corps. Il chargea sa cavalerie, dont il n’avait aucun besoin pour un siège, de s’étendre pour fourrager dans toutes les régions de la Syrie plane qui s’étendent d’Alexandrette à Antioche, d’Antioche à ce qui forme aujourd’hui la province d’Alep. L’Oronte fertilise ces vallées. Riches dès cette époque en chevaux d’une beauté, d’une rapidité et d’une docilité classiques, elles étaient propres à lui remonter une cavalerie plus nombreuse qui allait lui devenir nécessaire en Égypte. C’est là sans doute une des raisons, mal entrevue par les historiens de cette campagne, qui engagea Alexandre à perdre tant de mois dans d’insignifiantes conquêtes sur la côte, de Syrie. Sidon, Tyr, Jérusalem n’étaient en effet que de puériles satisfactions d’orgueil pour un homme qui s’était donné l’Orient tout entier à parcourir et à posséder. Nous allons voir cependant qu’il y consuma plus de temps et plus d’efforts que pour la conquête des Indes. Or la possession d’une tribu de laboureurs, de Sidon et d’une poignée de marchands de Tyr valait-elle donc- à ses yeux les conquêtes de trois cents millions de sujets sur l’Euphrate, l’Oxus et l’Indus ? Les historiens qui le pensent font d’Alexandre un enfant au lieu d’en faire un grand homme. Quand on rencontre un mystère semblable dans les actions d’un vaste génie, il faut l’expliquer par une pensée digne de ce génie, et non par un orgueil sans but, sans motif, sans intelligence.

XIV

Les motifs sérieux, politiques, militaires, qui déterminèrent Alexandre, après la bataille d’Issus, à conquérir pied à pied l’étroit littoral de la Phénicie et la vallée d’Égypte, noirs paraissent avoir &é plus profonds et plus réfléchis.

Premièrement la Phénicie était la route de l’Égypte, et, bien que l’Égypte par elle-même n’eut point d’arasée et peu de gloire à lui offrir, l’Égypte était le pays des mystères ; c’était une espèce de sanctuaire des nations, d’où avaient découlé sur la Grèce elle-même les premières théogonies et les premières lumières de la civilisation antique. La conquête de l’Égypte, très facile à accomplir, ne fortifiait pas, mais elle consacrait pour ainsi dire un homme de gloire. Ce qui était vrai de nos jours, et ce qui engagea César et Napoléon à tenter, au début de leur renommée, leur expédition purement mémorable d’Égypte, était bien plus vrai du temps d’Alexandre. Les sages, tels que Pythagore, Homère, Aristote et Platon, allaient d’abord en Égypte pour y sanctifier leur poésie ou leur sagesse. Les conquérants y allaient pour y faire retentir de plus loin et plus divinement leur nom dans le monde occidental. De plus, Alexandre, qui préméditait la fondation d’un empire nouveau et universel, avait besoin d’y faire sacrer pour ainsi dire en sa personne ce nouvel empire par une sorte de généalogie divine dont il voulait recevoir le titre du Jupiter souverain des dieux au temple mystérieux de Memnon. Son pèlerinage à cette oasis cachée au fond des déserts de Libye n’avait certainement pas une autre signification dans son esprit.

Quand on rencontre un acte d’insensé dans la vie d’un homme d’un grand sens, cet acte n’est jamais une folie, mais une sagesse cachée à la foule. Il faut se défier des prétendues démences des hommes à grands desseins, Ces démences dont d’autant plus sages qu’elles paraissent plus folles à la postérité. La postérité n’est pas sous ce rapport au point de vue de l’antiquité ; elle n’a pas les croyances et les préjugés des peuples auxquels ces actes inexplicables aujourd’hui correspondaient dans leur temps. Le besoin de se montrer en Égypte et d’aller se faire reconnaître fils d’un dieu et héritier d’un monde par Alexandre, au désert de Libye, est la même pensée qui poussa plus tard Charlemagne à aller à Rome se faire reconnaître champion du christianisme en Occident et à se faire sacrer soldat et empereur du Dieu nouveau par un prêtre inspiré dans les ruines de Rome.

Quant aux Phéniciens, la pensée d’Alexandre n’était nullement religieuse, mais toute militaire et toute politique. Sans doute on ne peut comprendre aujourd’hui comment un conquérant si pressé de marcher et de vaincre s’arrête capricieusement tout un été devant une petite ville maritime, dont les remparts enceints par la mer ne lui fermaient pas même sa route vers l’Égypte. Mais si l’on se reporte aux circonstances et au temps, et si l’on réfléchit à l’importance de cette petite république maritime pour le conquérant de l’Asie, obligé de conserver ses communications avec l’Europe et obligé aussi de s’assurer un retour sûr et facile par la Phénicie vers la Grèce, on change de point de vue et on reconnaît une nécessité de situation dans ce prétendu caprice de gloire.

Les Phéniciens, aussi antiques et aussi célèbres dans les arts que les Égyptiens dans les lois et dans les cultes, avaient une renommée en Orient aussi ancienne que le monde. A ce titre pleur soumission exerçait sur l’esprit des peuples grecs et des peuples asiatiques un prestige qu’Alexandre ne pouvait pas négliger sans imprévoyance au commencement d’une campagne qui embrassait dans sa conception l’univers connu.

Les Phéniciens avaient de plus les plus habiles ouvriers dans tous les métiers et dans tous les arts qui pouvaient servir ou illustrer l’art de la guerre ou le luxe du trône. Alexandre ne voulait pas conquérir seulement, il voulait éblouir l’Asie ces ouvriers et ces artistes de la Phénicie étaient utiles à ses desseins militaires autant qu’à son commerce, à ses finances, à la décoration de son trône futur.

Les Phéniciens possédaient la plus puissante marine militaire et la plus riche marine marchande de la Méditerranée dans leur port. Alexandre n’avait qu’une misérable escadre de petits bâtiments grecs, enfouie dans la rade de Thessalonique en Macédoine. Cette escadre, malgré le ralliement des autres marines de la Grèce, ne suffisait pas même à tenir la mer devant la flotte du roi des rois. Elle suffisait si peu que, pendant que le Macédonien remportait les victoires du Granique et d’Issus sur lé roi de Perse lui-même, les amiraux et les généraux de Darius, assistés des Lacédémoniens, qui attaquaient Antipater, son lieutenant en Macédoine, opéraient une dangereuse diversion navale sur ses derrières.

On voit dans Arrien que des Grecs du parti opposé à Philippe, et même des Athéniens transfuges ou proscrits, l’unissaient aux amiraux et aux satrapes pour enfermer le fils de Philippe dans ses propres conquêtes. Ainsi Amyntas, Aristomède, Bianor l’Acarnanien, unis aux satrapes Pharnabase et Antophradatès, s’emparaient de l’île de Chio, qui domine le canal de Smyrne, y laissaient des garnisons de Grecs et de Perses coalisés, opéraient des débarquements à Halicarnasse et à Cos ; Agis, roi de Sparte, se mettait à la solde des satrapes et recevait leurs troupes étrangères au cap Ténare, boulevard du Péloponnèse ; enfin, pour comble d’audace, Amyntas, avec une flotte combinée de Grecs et de Perses, parcourait Rhodes, Chypre, et débarquait à Tripoli de Syrie huit mille hommes bientôt fortifiés dans ce port pour fermer la retraite à Alexandre.

Une situation si menacée par la mer commandait à ce général de s’assurer l’alliance des Phéniciens ou de trouver dans leur port de Tyr une flotte tout équipée pour balayer la flotte des Perses et pour rallier la sienne dans les mers de Chypre et de Lesbos.

Mais le motif principal qui détermina Alexandre .à perdre une année, s’il le fallait, devant Tyr et Sidon, plutôt que de laisser derrière lui ces écueils de sa conquête, fut sans aucun doute l’alliance intime et pour ainsi dire la parenté de Tyr et de Carthage. Ces deux républiques de même sang étaient solidaires de la domination des mers, l’une en Asie, l’autre en Afrique. L’une ne pouvait périr sans que l’autre fût amoindrie. Carthage était plus militaire, Tyr plus industrieuse. Alexandre ne se dissimulait pas que, s’il n’obtenait pas l’alliance des Phéniciens, il aurait pour ennemis non seulement les Phéniciens, mais encore les Carthaginois, plus aguerris encore sur la mer. Cette coalition navale des Perses, des Phéniciens, des Carthaginois, des Lacédémoniens, et des proscrits du Péloponnèse réfugiés sur leurs vaisseaux, aurait sapé par la base l’empire d’Alexandre en Asie pendant qu’il aurait élevé cet empire en Perse. Il fallait ou s’assurer de la mer, ou renoncer à la terre. Nous sommes étonné que des considérations si frappantes aient échappé à tous les historiens, mêmes militaires et politiques, tels que Plutarque, Arrien et Polybe, dans le récit des pensées et de l’expédition d’Alexandre. Elles expliquent, selon nous, l’obstination d’une armée devant un rocher du bord de la mer.

XV

Alexandre s’avança enfin avec son infanterie et ses machines de guerre par le littoral de la Syrie. Cette côte était couverte de villes libres, de petites royautés ou de républiques que l’on traversait dans l’espace d’un soleil à l’autre. Tout tomba ou tout s’inclina devant lui à son approche, même les princes et les petits Etats qui avaient d’abord joint leurs vaisseaux à la Botte des Perses.

Le fils du roi des Acadiens, Straton, pour réparer les torts de son père Gérostrate, apporta lui-même au général macédonien les insignes de la royauté, pour tenir de lui seul désormais la couronne. L’île d’Arados, semblable à Tyr, qui servait de capitale et de citadelle au royaume, obscure aujourd’hui sous le nom de Latakié, lui fut remise. Ainsi qu’il avait fait en Phrygie, en Cilicie, en Cappadoce, il n’enleva la souveraineté, le gouvernement ou la liberté à aucun des princes ou des peuples qui lui en apportèrent l’hommage. A la terreur de la conquête étrangère A se gardait bien d’ajouter la rupture des vieilles habitudes des peuples pour leurs gouvernements nationaux. Il ne conquérait que des alliances. Il n’imposait aucun tribut. On ne s’apercevait qu’il avait passé qu’à l’admiration laissée dans les âmes.

Ce fut à Latakié qu’il reçut, si l’on en croit Arrien et Diodore, très circonstanciés à cet égard, des manifestes et des propositions de Darius pour entrer en négociations sur l’Asie.

Darius offrait dans ces lettres une magnifique rançon pour la liberté de sa mère Sysigambis, de sa femme Statira et de ses filles. Le style en était à la fois digne, plausible et pathétique. Arrien, qui les avait lues, en reproduit en ces termes le sens :

Darius rappelait les termes du traité qui avait existé entre Artaxerxés et Philippe. Il accusait ce dernier de l’avoir rompu en attaquant, sans autre sujet de plainte, Arsès, fils d’Artaxerxés. Darius ajoutait que, depuis son avènement au trône des Perses, Alexandre n’avait point député pour renouveler leur ancienne alliance ; qu’au contraire il avait passé en Asie à la tête d’une armée et traité les Perses en ennemis ; que leur roi avait dei alors prendre leu armes pouls défendre sure pays et l’honneur du trône ; que la volonté des dieux avait décidé de l’issue du combat, mais que, roi, il redemandait à en roi sa mère, sa femme et ses enfants captifs ; qu’il implorait son amitié, et le priait d’envoyer des députés qui, réunis aux siens, Ménisque et Arsinsa ; recevraient et donneraient des gages réciproques d’alliance.

La réponse d’Alexandre, irréprochable dans les termes, respire cependant un désir mal caché de rendre la négociation illusoire en exagérant les griefs, en y mêlant l’outrage et en renchérissant la réparation. Les conditions étaient d’un vainqueur qui redoute la paix. Elles ne sont pas perfides, mais elles sont injurieuses à la majesté du roi des rois ; leur ton rappelle trop le ton des négociations pleines de sous-entendus et d’embûches de Napoléon avec la maison royale d’Espagne, quand il attirait à Bayonne le roi et les premiers de cette maison sous l’apparence d’une conciliation qui n’était dans son âme qu’un détrônement et une captivité. 0a y reconnaît mal la magnanimité d’Alexandre. Elles semblent respirer plutôt le génie grec et avoir été dictées par le conseil des diplomates de Philippe. Alexandre, en effet, menait avec lui des orateurs grecs et des politiques macédoniens. On entrevoit leur rédaction dans ces lettres ; on n’y sent plus le cœur jeune et franc d’un héros.

Vos ancêtres, dit Alexandre à Darius, vos ancêtres entrèrent dans la Macédoine et dans la Grèce, et les ravagèrent ; ils n’avaient reçu de nous aucun outrage. Généralissime des Grecs, j’ai passé dans l’Asie pour venger leur injure et la mienne. En effet, vous avez secouru les Périnthiens, qui avaient offensé mon père. Ochus a envoyé une armée dans la Thrace, soumise à notre empire. Mon père a péri sous lé fer des meurtriers que vous avez soudoyés, et partout dans vos lettres vous avez fait gloire de ce crime. Après avoir fait assassiner Arsès et Bagoas, vous avez usurpé le trône contre, toutes les lois de la Perse. Coupable envers les Perses, vous avez écrit ensuite des lettres ennemies dans la Grèce pour l’exciter à prendre les armes contre moi ; vous avez tâché de corrompre les Grecs à pria d’argent, qu’ils ont refusé, à l’exception des Lacédémoniens ; et, cherchant à ébranler, par la séduction de vos émissaires, la foi de mes alliés et de mes amis, vous avez voulu rompre la paix dont la Grèce m’est redevable. C’est pour venger ces injures, dont vous êtes l’auteur, que j’en ai appelé aux armes. J’ai d’abord vaincu vos satrapes et vos généraux, ensuite votre armée et vous-même. La faveur des dieux m’a rendu maître de votre empire ; vos soldats, échappés du carnage et réunis- auprès de moi, se louent de ma bienveillance ; ce n’est point la contrainte, mais leur volonté, qui les retient sous mes drapeaux. Je suis le maître de l’Asie ; venez me trouver à ce titre. Si vous concevez quelque crainte de ma loyauté, envoyez vos amis recevoir ma foi. Venez, et je jure non seulement de vous rendre votre mère, votre femme et vos enfants, mais encore de Voue accorder tout ce que vous me demanderez. Du reste, lorsque vous m’adresserez vos lettres, souvenez-vous que vous écrivez au souverain de l’Asie, que vous n’êtes plus mon égal, que l’empire est à moi. Autrement, si votre intention est d’en appeler à une autre bataille qui décidera entre vous et moi des titres de maître et de roi de l’Asie, cesses donc de fuir, car je vous atteindrai partout !

XVI

Il fit suivre cette réponse et ce manifeste d’une mesure politique à double portée, qui le popularisait en Grèce et qui préparait la défection dans l’armée de Darius. Il fit comparaître devant lui tous les Grecs du parti de Lacédémone ou de Démosthènes qui étaient allés avant la guerre négocier avec le roi de Perse contre lui, ainsi que les nombreux prisonniers des corps grecs à la solde de la Perse qu’il avait faits prisonniers à Issus. Il leur pardonna ; il enrôla ou renvoya dans leur patrie, en retint dans soit camp, tous ceux qui consentirent à se rallier au parti de la victoire. De ce nombre étaient des négociateurs et des orateurs très importants dans l’État de Lacédémone, dans l’État de Thèbes, même dans la république d’Athènes, tels qu’Eutyclès de Sparte, Iphicrate, fils du célèbre général athénien, Thessalicus et Dyonisadore, tous deux illustres par leurs victoires olympiques : Allez, dit-il à Thessalicus, je vous pardonne en considération de votre haute naissante ; et vous, dit-il à Dyonisadore, à cause de vos victoires aux jeux Olympiques ; et vous, en s’adressant à Iphicrate, à cause de l’affection particulière que je porte aux Athéniens et à cause de la gloire de votre père ! Iphicrate, touché et flatté, resta avec Alexandre, pour servir sous lui la cause d’Athènes en Asie. Il mourut pendant l’expédition, et Alexandre fit reporter ses cendres à Athènes.

On retrouve ici avec satisfaction la conduite et les paroles de Napoléon dans sa première campagne d’Italie, quand il rencontre à Milan ou à Venise d’illustres proscrits de la révolution française et qu’il leur rend une patrie dans son armée ou les biens confisqués dans leur patrie. La générosité ou la politique inspirent de même les deux généraux dans la même circonstance. L’un et l’autre se préparent des partisans personnels dans des ennemis de leur pays.

XVII

Après ces négociations rompues avec Darius, Alexandre continua sa route triomphale vers Biblos, Sidon et Tyr. Biblos ne lui donna qu’un triomphe facile, et Sidon un trône vacant à décerner. Le récit que fait Quinte-Curce, d’après Diodore, du passage d’Alexandre à Sidon, ressemble plus au poème pastoral qu’à l’histoire. Il est néanmoins si authentique et si conforme aux mœurs et au site de ce petit jardin de l’Asie Mineure, ombragé par les cèdres du Liban et borné par la mer azurée de la Phénicie, que nous ne pouvons nous refuser à le transcrire, dans la vie d’Alexandre, comme une halte de la guerre et de la politique, sous un figuier de la route, ou comme une page de Théocrite dans un volume de Thucydide.

Écoutons l’historien romain : son génie excelle à ces contrastes, les repos de l’histoire :

De là passant dans la Phénicie, il reçut la ville de Biblos en son obéissance, puis vint à Sidon, ville fameuse pour son antiquité et pour la renommée de ses fondateurs. Le roi qu’elle avait alors, nommé aussi Straton, étant attaché aux intérêts de Darius, ne se rendit pas tant de son bon gré que forcé par les habitants ; de sorte qu’il lui en coûta le royaume, et il fut permis à Éphestion d’établir en sa place celui d’entre les Sidoniens qui serait le plus digne d’une si grande fortune. Ce favori, qui était logé chez deux jeunes frères des plus qualifiés du pays, leur offrit la couronne ; mais ils la refusèrent, alléguant que, par les lois de l’État, nul ne pouvait monter à la souveraine puissance qui ne fût de sang royal. Éphestion, admirant cette grandeur de courage qui méprisait ce que les autres poursuivent à travers le fer et les flammes, s’écria : Ô âmes héroïques ! qui avez su comprendre les premiers combien c’est une chose plus glorieuse de refuser un royaume que de le recevoir, les dieux vous veuillent combler de toutes sortes de biens, et à jamais puissiez-vous jouir de la gloire que mérite une si haute vertu ! Mais au moins, leur dit-il, donnez-moi quelqu’un de votre main, qui se souvienne, quand il sera roi, que c’est vous qui lui avez mis la couronne sur la tête.

Ces généreux frères, voyant les brigues qui s’échauffaient, et que, par une trop grande avidité de régner, plusieurs faisaient servilement la cour aux favoris d’Alexandre, déclarèrent qu’ils ne connaissaient personne plus capable de cette dignité qu’un certain Abdalonyme, descendu de la tige royale, quoique d’une branche un peu éloignée, mais qui était tombé dans une si excessive pauvreté qu’il était contraint pour vivre de travailler à la journée en un jardin des faubourgs. Sa grande probité l’avait réduit, comme plusieurs autres, à cette extrême misère, dans laquelle ce bon homme, attentif à son travail, n’avait point entendu le bruit des armes qui avait alors ébranlé toute l’Asie. Voici donc venir avec les ornements royaux les deux frères dont nous avons parlé, qui trouvent Abdalonyme arrachant les mauvaises herbes de son jardin. D’abord l’ayant salué roi : Il faut, lui dit l’un des deux, que te quittes tout à cette heure, ces vieux haillons, pour prendre ces riches habits que je t’apporte. Ôte cette crasse et lave cette poussière amassée depuis si longtemps sur ton visage, et prends an cœur de roi ; mets en vue ta vertu, et porte-la à ce haut degré de fortune dont elle t’a rendu digne ; mais, après que te seras assis sur le trône royal et devenu souverain arbitre de la vie et de la mort de tous tes choyons, garde bien d’oublier l’état où ne te trouvons ; car sache que c’est la vertueuse pauvreté que l’on couronne aujourd’hui.

Il semblait à Abdalonyme que c’était un songe, et de fois à autre il leur demandait s’ils étaient bien sages de se moquer ainsi de lui. Mais, comme il tardait trop à leur gré, ils le lavent, ils le nettoient, et lui jettent sur les épaules une robe de pourpre brochée d’or, et, après lui avoir fait mille serments qu’ils ne se moquaient point, ils le conduisent au palais comme roi en cet équipage.

Aussitôt la renommée porta cette nouvelle partout. Les uns en témoignaient de la joie et les antres du dépit. Les riches ne cessaient .à ravaler ce prince dans la cour d’Alexandre, à cause -de sa bassesse et de sa pauvreté. Le roi commanda incontinent qu’on le fit venir ; et, après l’avoir longtemps considéré : Je regarde, dit il, que ta mine ne dément point le lieu d’où j’apprends que tu es sorti ; mais je te demanderais volontiers avec quelle patience tu as supporté ta misère.

Je prie les dieux, lui répondit-il, que je puisse aussi bien supporter la grandeur où je me vois élevé. Ces bras ont fourni à tous m’es désirs, et, tant que je n’ai rien eu, rien ne m’a manqué. — Cette réponse fit concevoir au roi une grande opinion de la vertu de cet homme ; si bien qu’il lui fit donner non seulement les précieux meubles que possédait Straton, mais encore une partie du butin qu’il avait fait sur les Perses, ajoutant même à. son État une des contrées voisines.

XVIII

Après cette restauration toute pastorale et toute poétique d’un trône agreste dans une petite capitale de bergers et de pécheurs, Alexandre fit traverser à son armée le cap de rochers taillés en gradins qui termine le mont Carmel sur la mer et qui sépare la plage de Sidon de la plaine de Tyr. L’armée macédonienne s’était recrutée à Sidon de quelques jeunes volontaires des montagnes du Liban et de la Palestine, éblouis par la gloire des armes qu’Alexandre faisait briller pour la première fois devant lui. Les Sidoniens étaient alliés des Tyriens, mais ils ne croyaient pas fausser l’amitié en se joignant à l’armée grecque, car les Tyriens eux-mêmes avaient envoyé des ambassadeurs portant une couronne et des tributs au conquérant.

Tyr, construite aujourd’hui sur une presqu’île de rochers qui tient au continent, en était séparée alors, selon tous les récits du siège, par un bras de mer de quelques stades de largeur. Une plaine longue, large, fertile, arrosée par les ruisseaux qui descendaient des collines et par des puits jaillissants, appelés puits de Salomon, servait de jardins et de séjour d’été aux habitants de Tyr, enrichis par le commerce de l’Orient. Les Tyriens ne songeaient pas, dans leur faiblesse militaire sur le continent, à disputer le passage de cette plaine à l’armée victorieuse de Darius. S’ils avaient eu cette audace, ils auraient commencé par construire une citadelle dont la nature a disposé merveilleusement le piédestal sur le cap du Carmel, Thermopyles infranchissables de la Phénicie. Mais, soit par le conseil des Carthaginois leurs alliés, dont trente des principaux citoyens étaient accourus avec des vaisseaux pour les soutenir, soit par orgueil d’une république qui n’avait jamais subi le joug d’un roi, soit par pressentiment des desseins d’Alexandre contre leur marine, rivale de celle des Grecs, les Tyriens avaient résolu d’interdire à l’armée grecque l’entrée de leur capitale.

XIX

Alexandre n’avait aucun prétexte spécieux pour violer cette juste susceptibilité des Tyriens. On lui livrait le passage, on lui offrait des couronnes, on lui payait des subsides ; son insistance pour occuper la capitale devenait légalement suspecte aux Phéniciens. La futilité même du prétexte qu’il donnait pour entrer dans la ville était de nature à accroître les suspicions des habitants. Il prétendait vouloir faire un sacrifice qu’il avait voué à Hercule, dans un temple de ce dieu, construit dans l’enceinte de ses murs. Le conseil lui répondait avec raison qu’il y avait un autre temple d’Hercule construit dans l’ancienne ville de Tyr, appelée Paléo-Tyr, et qu’il pouvait sacrifier sans obstacle dans ce sanctuaire. La négociation s’envenima de ces exigences et de ce refus. Alexandre, qui n’avait pas avoué aux Tyriens ses vrais motifs, fut plus franc dans le conseil de guerre de ses soldats, auxquels, selon l’usage des Lacédémoniens, il était obligé de rendre compte de ses desseins ; car, même sous l’omnipotence d’un g6néral et sons l’autorité absolue d’un roi, une certaine délibération républicaine était imposée, dans les grandes occasions, par les lois et par les mœurs, au chef de la confédération grecque.

Arrien, plus sabre de détails et plus authentique que Quinte-Curce, nous a conservé le discours littéral d’Alexandre au conseil de guerre pour décider son armée à l’assaut périlleux de Tyr ; on verra dans cette harangue militaire Alexandre, quelque brève qu’elle soit, que les motifs politiques que nous lui avons prêtés pour cette conquête et pour la conquête d’Égypte étaient fondés sur la vérité de la situation et sur le sens de ses propres pensées. Chacune de ses paroles laisse percer une de ses arrière-pensées.

Amis et camarades, dit-il à ses généraux et à ses soldats, nous ne pouvons tenter sûrement une expédition en Égypte tant que la flotte ennemie tiendra la mer, ni poursuivre Darius tant que nous ne serons pas assurés de Tyr et que les Perses seront maîtres de l’Égypte et de Cypros. Plusieurs considérations, mais, entre autres, l’état de la Grèce, font craindre que, l’ennemi reprenant les villes maritimes, tandis que nous marcherions vers Babylone et contre Darius, ne transporte la guerre dans nos foyers avec une flotte formidable, au moment oh les Lacédémoniens se montrent nos ennemis déclarés, et oh la fidélité des Athéniens est moins l’ouvrage de l’affection que de la crainte. Au contraire, la prise de Tyr et de toute la Phénicie enlève aux Persans l’avantage de la marine phénicienne et nous en rend maîtres ; car il n’est pas à présumer que les Phéniciens, nous voyant dans leurs murs, tournent contre nous leurs forces maritimes pour défendre une cause étrangère. Cypros se joindra ensuite à nous, ou peu de forces suffiront pour la conquérir. Notre flotte ainsi réunie à celle des Phéniciens, Cypros soumise, nous tenons l’empire de la mer, nous attaquons l’Égypte avec succès. Vainqueurs de ces contrées, la Grèce et nos foyers ne nous laissent plus d’inquiétude ; les Perses sont chassés de toutes les mers et repoussés au delà des rives de l’Euphrate ; nous marchons vers Babylone avec plus de gloire et d’assurance.

XX

De tels motifs étaient trop frappants pour des Grecs, jaloux de la supériorité navale de Tyr et de Carthage, pour ne pas entraîner un assentiment unanime. Le siège fut voté d’acclamation. Alexandre voyait de la gloire, ses généraux de l’ambition, les Grecs de la jalousie, les Macédoniens des dépouilles égales à l’opulence de la Phénicie.

Mais la plaine de Tyr, quelle que fût sa fertilité, ne pouvait nourrir longtemps une armée de soixante mille hommes et une cavalerie de dix mille. Alexandre envoya donc à Parménion l’ordre de rester dans la Cœlé-Syrie, derrière le Liban, pays, neuf et fécond en pâture ; quant à lui, il cantonna la plus grande masse de ses troupes sur les collines et dans les vallées de la Palestine qui confinent à la pleine de Tyr. Il ne garda avec lui devant Tyr que ka troupes strictement nécessaires au combat sur la brèche et aux travaux de circonvallation.

Ces travaux, selon les historiens contemporains, étaient immenses ; ils sont incompréhensibles aujourd’hui. L’opulente capitale de la Phénicie ne présente plus à l’œil du voyageur que d’étroits débris sur un écueil, un petit port à moitié comblé par des substructions renversées dans la mer, et une langue de terre de peu d’étendue pour rattacher l’écueil au continent, langue de terre qui est, dit-on, l’ouvrage de l’armée d’Alexandre. Nous avons campé nom même avec quelques chameaux sur ce champ de bataille de Tyr et d’Alexandre, où s’entrechoquèrent l’Asie et l’Europe. Les ruines n’y sont pas à la mesure des événements et des pensées.

XXI

Nous n’entrerons pas dans les détails de ce siège mémorable, décrit par Quinte-Curce avec la solennité d’un autre Ilion assailli par un autre Achille. L’événement ; tout important qu’il fût pour les futurs desseins du conquérant grec, n’est pas assez douteux pour intéresser de si loin une postérité qui ne s’intéresse qu’aux résultats. Une seule chose mérite d’être remarquée dans ce siège : c’est que la liberté même industrielle et commerciale trempe les âmes des citoyens plus fortement contre la conquête que la fidélité monarchique. Aucune des innombrables armées du roi des rois ne donna à Alexandre tant de peines et tant de temps à vaincre que cette poignée d’ouvriers et de matelots défendus par un fossé d’eau de mer sur un écueil de la côte de Phénicie.

XXII

La première opération d’Alexandre, qui manquait encore de vaisseaux, fut de construire une jetée pour unir le continent à la ville. C’était seulement par ce pont qu’il pouvait atteindre les murailles. L’intervalle entre la côte ferme et la ville n’était qu’un bas-fond marécageux qui n’avait de profondeur que sous les tours mêmes de la ville. a La côte, dit Arrien, présentait assez de rochers sous la main et les collines du Liban assez de bois sous la hache pour rendre cette opération facile. Ce fut une tranchée à découvert dont on pouvait mesurer la tâche par le nombre des stades qu’on avait à combler. Bien que le travail des Macédoniens fût inquiété de temps en temps par des sorties maritimes des défenseurs de Tyr, la chaussée artificielle, dont la construction était servie par une armée et dirigée par le plus habile des architectes militaires de la Grèce, s’avança bientôt jusqu’à une portée de trait des remparts. Les détails techniques donnés par Arrien, d’après Aristobule, qui assistait au siège, sont dépourvus des circonstances fabuleuses de Quinte-Curce et donnent une idée plus vraie de l’art de l’attaque et de la défense des places à cette époque. On y voit que toute la différence entre là guerre de sièges dans l’antiquité et l’art des Vauban et des Cohorn consiste en ce que les tranchées sont souterraines aujourd’hui et qu’elles étaient construites en plein soleil alors. S’abriter contre les projectiles de la place en la couvrant soi-même de ses projectiles était, de la plus haute antiquité comme de nos jours, tout l’artifice des assiégeants. Les anciens y étaient aussi consommés que les modernes.

XXIII

Le siége décidé, Alexandre résolut de former une jetée du continent à la ville. Du premier côté les eaux sont basses et fangeuses, et du côté de la place leur plus grande profondeur est de trois orgyes (5 mètres 54 centimètres) ; mais les matériaux étaient sous la main : des pierres en abondance et des bois pour les soutenir. On enfonçait facilement le pilotis dont la vase formait naturellement le ciment. Les Macédoniens se portaient à l’ouvrage avec ardeur ; la présence d’Alexandre les encourageait ; ses discours animaient leurs travaux, ses éloges les payaient de leurs plus grands efforts. A la pointe du continent le môle crût rapidement : il n’y avait nul obstacle de la part des flots et de l’ennemi ; mais, lorsqu’on approcha des murs, on trouva plus de profondeur, et, disposé plutôt pour le travail que pour le combat, on souffrit beaucoup des traits que les ennemis faisaient pleuvoir de haut des remparts. D’ailleurs les Tyriens, maîtres encore de la mer, détachaient de différents côtés des trirèmes qui venaient arrêter les travailleurs. Les Macédoniens placèrent à l’extrémité du môle avancé deux tours de bois, armées de machines ; on les couvrit de peaux pour les garantir des brandons enflammés. Les ouvriers furent alors à l’abri des flèches, tandis que des traits lancés du haut des tours écartaient facilement les vaisseaux qui venaient inquiéter les travailleurs.

Les Tyriens eurent recours à cet expédient. Ils remplirent un bâtiment de charge de sarments secs et d’objets qui s’embrasaient aisément ; ils élèvent vers la proue deux mâts qu’entoure une enceinte étendue et remplie de fascines, de torches, de poix, de soufre et d’autres matières excessivement combustibles ; ils ajustent à chaque mât deux antennes auxquelles ils suspendent des chaudières qui contiennent les plus incendiaires aliments ; on transporte à la poupe tout l’attirail de la manœuvre pour élever la proue par ce contrepoids. Ayant pris le vent qui poussait vers le môle, ils y dirigent ce brûlot attaché à des galères. Arrivé au pied des tours, on met le feu au brûlot, que les trirèmes poussent avec force contre la tête du môle ; les matelots se sauvent à la nage.

Cependant les flammes gagnent rapidement les tours ; les antennes brisées épanchent dans leur chute tout œ qui peut accroître l’embrasement. Les trirèmes des Tyriens, enveloppant le môle, faisaient pleuvoir sur les tours une grêle de traits pour empêcher qu’on y portât des secours. Dès que les habitants aperçoivent l’incendie, ils montent sur des barques, et, abordant le môle de tous côtés, détruisent facilement les travaux des Macédoniens et brûlent le reste des machines échappées aux premières flammes.

Alexandre fait recommencer un môle plus large, propre à contenir un plus grand nombre de tours, et ordonne aux architectes de construire de nouvelles machines. Cependant il part avec les Hypaspistes et les Argiens pour rassembler et retirer tous ses vaisseaux de la côte des Sidoniens, reconnaissant la prise de Tyr impossible tant que les assiégés tiendraient la mer.

XXIV

Impatient de fermer la mer aux Tyriens, Alexandre avait dépêché des ambassadeurs à Chypre, à Rhodes, à Biblos, à Sidon ; à tous les ports de l’Archipel et de la Grèce, pour rallier à sa propre flotte de Thessalonique un nombre de vaisseaux de guerre capable d’affronter hors leur port les navires de Tyr et de Carthage. La terreur de son nom, grossie par la bataille d’Issus, et la magnanimité politique avec laquelle il traitait les rois conquis, décida les rois de Chypre, de Sidon, de Biblos, les républiques maritimes de toutes les côtes de l’Archipel à embrasser sa cause. Cent quatre-vingts vaisseaux unis à l’escadre macédonienne firent voile vers Tyr pour seconder les assiégeants. Alexandre se réserva de les utiliser au blocus et à l’assaut aussitôt qu’il aurait réparé et agrandi la chaussée artificielle qui devait lui servir de champ de bataille.

Mais, prévoyant que la réunion des flottes et les travaux préliminaires du siége dureraient un certain nombre de jours, il prit avec lui un détachement de cavalerie d’élite, et il alla reconnaître lui-même, au delà du Liban et de l’Anti-Liban, les sites, les routes, les peuples de la Palestine et de l’Arabie. On a peu de détails sur cette excursion purement topographique d’Alexandre. On croit seulement que c’est en s’approchant ainsi de Jérusalem qu’il reçut une députation de Juifs venant implorer sa protection, et lui prédisant, selon l’habitude de leurs prophètes, un avenir mystérieux plein de ruines pour leurs ennemis les Perses et plein de grandeurs souveraines pour lui, instrument de la délivrance du peuple d’un Dieu inconnu.

XXV

Cette excursion d’Alexandre sur le Liban, dans l’Anti-Liban et dans les gorges de Palestine voisines de Tyr, ne fut que de onze jours. C’est le temps nécessaire pour aller de Tyr à Damas et pour en revenir. Les historiens ne parlent pas de sa présence dans cette ville ; mais il s’en approcha sans doute d’assez près pour la contempler du haut de l’Anti-Liban, pour mesurer à l’œil l’étendue de désert de la Mésopotamie, et pour étudier sa route militaire vers Babylone par des chemins moins stériles, et moins périlleux que ce désert.

A son retour dans la plaine de Paléo-Tyr, il trouva des flottes rassemblées dans le port de Sidon, à quelques heures de Tyr, et la chaussée relevée. Il y avait près de sept mois qu’il était arrêté dans sa course par cet écueil. Il s’impatientait de l’obstacle, mais il était résolu de le briser.

Il s’embarqua lui-même à Sidon sur la flotte et cingla vers l’embouchure du port des Tyriens qui regarde Sidon. Les habitants, consternés à l’aspect d’une escadre combinée qui couvrait le golfe de ses voiles, n’osaient l’affronter en pleine mer. Alexandre cerna les deux ports par cette ceinture de vaisseaux à l’ancre. Les Tyriens, nageurs habiles, coupent les câbles des ancres pendant la nuit ; quelques vaisseaux dérivent et sont jetés sur la côte. Les amiraux remplacent les câbles de chanvre par des chaînes de fer trouvées sans doute dans les arsenaux de Chypre et de Sidon. Il n’essaya point, dit Arrien, de forcer l’entrée du port qui regarde Sidon, trop étroite et défendue d’ailleurs par les trirèmes dont la proue menaçait ; il coule à fond trois galères avancées vers l’extrémité. Ceux qui les montaient regagnèrent à la nage l’île qui les favorisait. Alexandre vient jeter l’ancre près du môle qu’il avait élevé, et qui protégeait sa flotte contre les vents.

Le lendemain il fait attaquer la ville vers le port, en face de Sidon, par Andromaque, conduisant les bâtiments de Cypros ; il fait tenir par les Phéniciens l’espace au delà du môle, du côté qui regarde l’Égypte, et qu’il occupait lui-même. A l’aide d’une multitude d’ouvriers de Cypros et de Phénicie qu’il avait rassemblés, un grand nombre de machines étaient déjà dressées ; les unes furent placées sur le môle, d’autres sur les bâtiments de charge amenés de Sidon, quelques-unes enfin sur des trirèmes plus pesantes. On traîne les machines ; les trirèmes s’approchent des murs pour les reconnaître. Les Tyriens y avaient élevé des tours de bois en face du mile, du haut desquelles ils faisaient pleuvoir ‘des traits et des feux sur les machines et sur les vaisseaux pour les écarter de ce rempart, haut ‘de cent cinquante pieds, épais à proportion, et formé de larges assises de pierres liées entre elles avec du gypse. Les bâtiments de charge et les trirèmes qui devaient porter les machines aux pieds des murs étaient arrêtés par les quartiers de rochers jetés par les Tyriens pour en barrer l’approche. Alexandre ordonna de la débarrasser ; mais il était difficile d’ébranler ces masses, vu que les vaisseaux n’offraient qu’un point d’appui mobile. Les Tyriens, s’avançant d’ailleurs sur des vaisseaux couverts, se glissaient jusqu’aux câbles des ancres, qu’ils coupaient, et s’opposaient à l’abord de l’ennemi. Alexandre, couvrant de la même manière plusieurs triacontères, les disposa en flanc pour défendre les ancres de l’atteinte des Tyriens. Alors leurs plongeurs venaient couper les cordes entre deux eaux. Pour les éviter les Macédoniens sont réduits à jeter l’ancre avec des chaînes de fer.

Cependant à l’aide de câbles on tire des eaux les quartiers de pierre accumulés devant la place ; des machines les rejettent au loin, à une distance où ils ne peuvent plus nuire : l’approche des murs devient facile.

Dans cette extrémité les Tyriens résolurent d’attaquer les vaisseaux de Cypros qui menaçaient le port en face de Sidon. Ils tendent des voiles pour dérober à l’ennemi l’embarquement des soldats. Ils s’ébranlent à midi, à l’heure que les Macédoniens vaquaient à leur réfection, et qu’Alexandre avait quitté les vaisseaux stationnés de l’autre côté de la ville pour se rendre dans sa tente. Leur armement était composé de trois bâtiments à cinq rangs de rames, de trois autres à quatre rangs, et de sept trirèmes, tous montés d’excellents rameurs et de soldats bien armés, d’une valeur éprouvée, pleins d’ardeur pour le combat et exercés à l’abordage. Les rameurs filent lentement, sans bruit et sans signaux ; dès qu’ils sont à la vue des Cypriens, ils poussent un grand cri ; tous donnent le signal, précipitent la rame, fondent sur l’ennemi, dont ils surprennent les vaisseaux stationnaires, les uns dépourvus de forces, et les autres mis en défense à la hâte et en désordre. Au premier choc le bâtiment de Pnytagore, celui d’Androclès et de Pasicrate sont coulés à fond, les autres sont échoués sur le rivage.

Le hasard voulut qu’Alexandrie s’arrêta dans sa tente moins longtemps que de coutume et revint bientôt vers ses vaisseaux. A peine la sortie des galères tyriennes lui est-elle connue qu’il détache aussitôt celles dont il pouvait disposer autour de lui ; armées à la hâte, elles vont précipitamment s’emparer de l’embouchure du port pour, en fermer la sortie au reste des vaisseaux tyriens. Lui-même, avec ses bâtiments à cinq rangs et cinq trirèmes, lies premières armées, tourne la ville pour joindre l’ennemi sorti du port.

Les habitants, apercevant du haut des murs le mouvement qu’Alexandre dirige en personne, excitent les leurs à retourner, d’abord par de grands cris qui se perdent dans le tumulte, et ensuite par toutes sortes de signaux. Ceux-ci, s’apercevant trop tard de la poursuite d’Alexandre, regagnent le port à pleines voiles ; quelques vaisseaux échappent par la fuite ; ceux d’Alexandre, tombant tout à coup sur les autres, les mettent hors de manœuvre, et prennent, à l’embouchure même du port, un bâtiment de cinq rangs et un autre de quatre. L’action ne fut point sanglante ; les gens de l’équipage des vaisseaux capturés regagnent facilement le port à la nage.

La mer fermée aux Tyriens, on approche les machines de leurs murs ; en face du môle et de Sidon la solidité des remparts les rend inutiles. Alexandre, cernant alors toute la partie méridionale qui regarde l’Égypte, la fait attaquer de tous côtés : le mur fortement battu cède et s’ouvre ; on jette des ponts, et sur-le-champ en s’avance du côté de la brèche ; mais les Tyriens repoussent aisément l’ennemi.

Trois jours après, la mer étant dans le plus grand calme, Alexandre exhorte les généraux de son armée, et revient, avec ses vaisseaux chargés de machines, à l’attaque des murs, les ébranle du premier choc et en abat une grande partie. Il fait alors succéder aux premiers deux bâtiments qui portaient des ponts pour passer sur les ruines, montés l’un par les Hypaspistes sous le commandement d’Admète, l’autre par des Hétaires à pied sous celui de Cossus. Il se propose lui-même de pénétrer par la brèche avec les Hypaspistes ; il fait avancer ses trirèmes vers l’un et l’autre port, afin de s’en emparer au moment où les Tyriens courraient aux remparts. Les autres vaisseaux, chargés de machines et d’archers, tournent les murs avec ordre d’attaquer sur tous les points accessibles, ou du moins de se tenir toujours à la portée du trait, pour que les Tyriens, pressés de toutes parts, ne sussent où donner.

Cependant les vaisseaux commandés par Alexandre jettent leurs ponts ; les Hypaspistes montent courageusement à la brèche ; à leur tête Admète se distingue par des prodiges de valeur ; Alexandre lui-même les suit afin de partager leurs dangers et d’être témoin des exploits de chacun d’eux. Il se rend maître de cette partie des murs ; les Tyriens font peu de résistance dès que les Macédoniens combattent de pied ferme et n’ont plus le désavantage de gravir sur un rempart escarpé. Admète, qui monta le premier à la brèche, tombe percé d’un coup de lance au moment où il encourage les siens.

Alexandre s’ouvre alors un passage avec ses Hétaires, s’empare de quelques tours et de la partie intermédiaire des murs, et marche vers le palais le long des remparts, d’où l’on descendait facilement dans la ville.

Cependant sa flotte, réunie à celle des Phéniciens, attaque le port qui regarde l’Égypte et rompt les barrières, coule à fond tous les vaisseaux qu’elle y trouve, chasse les plus éloignés du rivage, brise les autres contre terre, tandis que les Cypriens, trouvant le port en face de Sidon sans défense, s’en emparent et pénètrent aussitôt dans la ville.

Les Tyriens abandonnent leurs murs au pouvoir de l’ennemi, se rallient dans l’Agénorium, et de là font face aux Macédoniens. Alexandre les attaque avec les Hypaspistes, en tue une partie et se met à la poursuite des autres. Il se fait un grand carnage, la ville étant prise du côté du port et les troupes de Cœnus entrées. Les Macédoniens furieux n’épargnaient aucun Tyrien ; ils se vengeaient de la longueur du siège et du massacre de quelques-uns des leurs, que les Tyriens, ayant faits prisonniers au retour de Sidon, avaient égorgés sur les remparts, à la vue de toute l’armée, et précipités dans les flots. Huit mille Tyriens furent tués. Les Macédoniens ne perdirent dans cette affaire que vingt Hypaspistes, avec Admète, percé sur le rempart dont il venait de s’emparer, et pendant tout le siége, quatre œuf.

XXVI

Tel est le récit bref et technique d’Arrien. La longueur d’un siège de sept mois par un homme comme Alexandre, qui mesurait l’univers par le temps nécessaire à le parcourir, atteste mieux que tous les assauts et toutes batailles navales les difficultés de la victoire et la joie du vainqueur ; il toléra plus qu’il n’autorisa les excès de meurtre et de pillage que la rivalité jalouse des Grecs de son armée exerça sur les malheureux vaincus. On voit que lui-même, à la tête des Macédoniens combattant encore dans la ville, reçut la capitulation des principaux citoyens, et qu’il encouragea les Sidoniens de son armée, amis et parents des Tyriens, à en sauver le plus grand nombre de la férocité des Grecs. U massacre n’était, comme on le voit, ni dans son caractère m dans sas politique. Si Tyr ne se releva jamais de ses ruines, ce ne fut pas la faute d’Alexandre ; ce fut le ressentiment et l’ingratitude de la Grèce contre la Phénicie.

La joie d’Alexandre fut comblée le jour même de sa victoire sur Tyr par de nouvelles propositions de paix apportées par les ambassadeurs du roi des rois à son camp. Darius lui faisait offrir une rançon royale pour la liberté de sa mère, de sa femme et de son enfant. Il ajoutait à ce trésor la possession de toute cette partie de l’empire qui s’étend du golfe d’Athènes jusqu’à l’Euphrate, c’est-à-dire une multitude d’îles et de royaumes qui composent toute l’Asie-Mineure, et la main d’une de ses filles.

Le sage Parménion fut d’avis d’accepter des propositions qui donnaient plus que satisfaction à la Grèce et qui auraient contenté tout autre qu’un demi-dieu. Je les accepterais si j’étais Alexandre. — Et moi, répondit Alexandre, si j’étais Parménion. — Allez dire à votre maître, répondit-il à son ambassadeur, que je n’ai pas besoin des trésors de Darius et que je ne veux point d’une portion d’empire l’empire tout entier et ses trésors sont à moi. Maintenant j’épouserai la fille de Darius sans son consentement si je le veux. S’il veut s’en fier à ma générosité, qu’il vienne lui-même se remettre entre mes mains.

Il fallait que le jeune Macédonien eut déjà un parti personnel bien dévoué et bien nombreux dans son armée, formée d’éléments considérables de la Grèce, pour oser afficher une ambition si superbe et si peu grecque devant ses soldats de toutes nations, et il est probable que le plus grand nombre de ses jeunes généraux, devenus ses compagnons et ses complices, avaient déjà oublié les intérêts de leurs diverses patries pour ne penser qu’aux conquêtes, aux royaumes, aux gouvernements de provinces qu’il leur prodiguai t sur sa route ou qu’il leur montrait en perspective. L’armée applaudit à son audace et blâma Parménion de sa prudence. Darius, épouvanté de tant d’ambition, ne songea plus à négocier, mais à se défendre.

Le traitement royal et respectueux dont Alexandre entourait la mère, la femme et les filles de Darius, était digne de ses promesses et de lui-même. Était-ce piété naturelle pour leur sexe et pour leur malheur ? Était-ce politique habile envers les Perses, dont il voulait conquérir les cœurs plus que les territoires ? Était-ce gage éventuel de quelque transaction future avec les différents partis dynastiques qui divisaient la Perse ? Était-ce enfin désir secret de s’affilier lui-même au sang royal de Persépolis en épousant la fille et en se portant pour héritier de l’empire ? on l’ignore ; les historiens n’en disent rien, mais on peut présumer quelques-uns de ces motifs ou tous ces motifs à la fois dans la conduite ambiguë d’Alexandre, qui garde des femmes en captivité, qui dépouille de sa mère, de son épouse et de ses filles un roi vaincu, et qui cependant traite ces femmes en mère et en reines, et semble les préparer à les traiter lui-même un jour en fils, en mari et en roi. Celui de tous les historiens d’Alexandre dans lesquels nous lisons les plus touchants égards du vainqueur pour ses captives ne le dit pas, mais il fait aimer son héros par le tableau pathétique, qu’il décrit à plaisir, de la famille de Darius traînée à la suite du jeune et respectueux Macédonien.

Comme Alexandre allait se mettre à table, après la bataille d’Issus, quelqu’un vint lui rapporter qu’on menait parmi les autres prisonniers la mère et la femme de Darius et ses deux filles, qui n’étaient pas encore mariées, et que, ayant aperçu le char et l’arc de Darius, elles s’étaient mises à faire des cris et des gémissements horribles, et à se déchirer la poitrine, dans la pensée que Darius était mort.

A cette nouvelle Alexandre fat quelque temps sans parler, plus touché des malheurs de ces princesses que sensible à son bonheur. Enfin il rompt le silence et donne ordre à Léonatus d’aller leur apprendre que Darius était vivant, et les assurer qu’elles n’avaient rien à craindre d’Alexandre ; car il ne faisait la guerre à Darius que pour la gloire de régner ; qu’elles seraient traitées en reines, et qu’elles recevraient de lui tout ce qu’elles auraient pu attendre de Darius même dans l’état le plus florissant.

Si ces paroles parurent douces et consolantes à ces princesses, les effets les surpassèrent, car elles furent servies avec tant de respect qu’il leur captivité prés elles ne pouvaient s’apercevoir de leur infortune, et elles éprouvèrent une humanité, une générosité et une politesse qu’elles n’auraient jamais osé espérer ; car Alexandre leur permit d’enterrer à la manière de leur pays tous les Perses qu’elles voudraient, et de prendre parmi les dépouilles tous les habits et tous les ornements dont elles auraient besoin pour honorer ces funérailles. Il leur donna autant d’officiers pour les servir qu’elles en avaient auparavant, ne leur retrancha rien des honneurs qu’on avait accoutumé de leur rendre, ni de l’état de leur maison, et leur assigna des pensions plus fortes que celles dont elles jouissaient dans leur plus grande fortune.

Mais la faveur la plus agréable, la plus grande et la plus royale qu’elles reçurent de lui, fut qu’étant captives, et ayant toujours vécu avec beaucoup de sagesse et de pudeur, elles n’entendirent jamais une seule parole déshonnête et n’eurent par lui un seul moment de soupçonner ou de craindre la moindre chose qui fût contre leur honneur. Elles eurent la consolation d’être dans le vamp d’Alexandre, non comme dans un camp ennemi, mais comme dans un saint temple, ou dans quelque lieu sacré destiné à être l’asile des vierges, et de vivre retirées sans être vues de personne et sans que qui que ce fût osât approcher de leurs appartements.

Cependant on dit que la femme de Darius était la plus belle princesse du monde, comme Darius était le plus beau de tous les princes, et de la taille la plus grande et la plus majestueuse, et que les princesses leurs filles leur ressemblaient. Mais Alexandre, trouvant sans doute qu’il était plus royal de se vaincre soi-même que de vaincre ses ennemis, ne leur toucha point ; sa continence était même si grande encore en ce temps-là qu’il ne connut aucune femme avant le mariage, excepté Barsine, qui, étant devenue veuve par la mort de son mari Memnon, fut prise près de Damas. Comme elle était fort belle, très savante dans les lettres grecques, qu’elle avait des mœurs douces et polies, et d’ailleurs beaucoup de naissance, étant fille d’Artabase, qui était du sang royal, Alexandre s’attacha à elle par la suggestion de Parménion, qui, comme l’écrit Aristobule, lui représenta qu’il ne devait pas laisser perdre l’occasion d’avoir les bonnes grâces d’une dame si accomplie, et dont la beauté était la moindre de ses perfections. Niais, pour toutes les autres captives, Alexandre, les voyant si belles ‘et d’une taille si noble, se contentait de dire en badinant que les Persiennes étaient le mal des yeux. Et, opposant à leur beauté et à leur bonne grâce la beauté de la continence et de la sagesse, il passait auprès d’elles comme auprès de belles statues inanimées, sans être ému.

Ayant été informé que deux de ses Macédoniens, qui étaient dans les troupes de Parménion, avaient violé les femmes de quelques soldats étrangers qu’il avait à sa solde, il écrivit à Parménion d’en faire informer, et, s’il se trouvait qu’ils fussent coupables, de les faire mourir sans rémission, comme bêtes féroces, nées pour le fléau des hommes. Et dans cette lettre on lisait ces propres paroles : Car pour moi on ne trouvera pas que j’aie seulement vu ni voulu voir la femme de Darius ; je n’ai pas même voulu souffrir que l’on parlât de sa beauté devant moi.

Il disait ordinairement qu’il ne se reconnaissait mortel qu’à deux choses, au sommeil et à l’amour, comme la lassitude et la volupté étant deux effets naturels de notre faiblesse.