VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE PREMIER.

 

 

I

Si on nous demandait de présenter aux regards d’un monde nouveau, qui ne connaîtrait notre vieux monde que de nom, le plus bel exemplaire de l’homme dans la personne de sa plus grande individualité, nous n’hésitons pas à dire que nous lui présenterions la figure presque divine d’Alexandre.

Ce seul nom est le résumé le plus complet, le plus vaste et le plus éclatant, de l’humanité clans tout ce qui l’illustre ; l’homme de gloire par excellence ! Et pour comble de perfections, ce grand homme n’avait pas reçu seulement tous les dons de la nature et de la fortune, il avait reçu tous les bonheurs propres à mettre en évidence et en grandes actions ces dons de la destinée.

Il était né à une de ces époques où le poids d’un seul homme fait pencher un continent sous ses pas ou en élève un autre sous sa main ; il était né sur un trône, la plus belle place pour être regardé ici-bas ; il était né beau de corps, la plus grande avance sur l’amour et sur l’admiration qu’un homme illustre doive inspirer aux autres hommes.

Son père, qui voyait en ce fils toute sa postérité et, qui possédait toutes ses grandes qualités, moins ses grâces, avait employé un long règne et un génie obstiné à lui préparer une immense place dans l’histoire ; Philippe avait défriché le champ d’Alexandre.

La reine sa mère, Olympias, était une femme d’une âme haute et d’une tendresse virile qui lui faisait sucer la passion de la grandeur avec le lait.

Le peuple sur lequel il devait régner un jour, peuple encore à demi sauvage, n’était qu’une pépinière de soldats, qui de toutes les vertus n’avait que la seule vertu de la guerre, la bravoure et la discipline.

La Grèce, qu’il avait à dominer et à caresser tout à la fois, était le théâtre le plus éclatant et le plus retentissant pour l’émulation d’un héros ; les philosophes, les orateurs, les poètes, les démagogues étaient les échos préparés pour le drame d’Alexandre sur cette scène agitée et bruyante d’une civilisation de gloire et de liberté.

Les Perses et les Mèdes, qu’il allait avoir combattre, présentaient dans les deux Asies les plus grandes surfaces de puissance avec la plus grande faiblesse réelle de mœurs, d’organisation militaire et de résistance.

Son âme était plus grande encore que sa tâche ; une intelligence égale à tous les exercices de l’esprit humain ; une sensibilité qui savait s’émouvoir jusqu’aux larmes et se vaincre jusqu’au stoïcisme ; une ambition qui négligeait tout ce qui était indigne de lui pour ne s’attacher qu’à l’univers ; une générosité de caractère qui s’attendrissait sur les vaincus et qui ne voyait plus que des infortunes à consoler là où il ne comptait plus de rivaux à vaincre ; un amour tendre, mais respectueux, des femmes, dans lesquelles il avait appris à respecter l’image de sa mère ; des amitiés pures et fidèles avec les compagnons de sa jeunesse comme celles d’un soldat macédonien pour son égal ; un enthousiasme pour la poésie, cette réverbération de toute vertu et de toute gloire, qui allait jusqu’au culte d’Homère, la plus saine, la plus juste et la plus vaste des âmes qui ait jamais chanté les destins des hommes ; enfin, comme pour achever tant de dons et tant de bonheurs, le plus universel, le plus honnête et le plus politique des philosophes pour maître de sa jeunesse dans Aristote, seul digne d’un tel élève, comme Alexandre était le seul digne d’un tel instituteur ! Voilà le fils de Philippe et d’0-lympias. Et si vous voulez compléter ce tableau du plus heureux des grands hommes, ajoutez qu’il mourut jeune, comme Achille, son ancêtre, et qu’il disparut de la vie avant que rien eût pâli ni dans sa nature, ni dans sa fortune, ni dans l’éclat de sa gloire.

Telle est l’histoire que nous entreprenons de vous raconter. Dévoilons d’abord la scène des événements aux peux du lecteur.

II

La Macédoine est une contrée montagneuse et reculée située derrière la Grèce, au fond de la Méditerranée. Elle est bornée d’un côté par les hautes chaînes aux pieds desquelles coule l’Hèbre dans la profonde et large vallée d’Andrinople ; de l’autre côté par les cimes neigeuses de l’Épire et de l’Illyrie, qui bordent la mer Adriatique. Derrière la Macédoine s’ouvrent et se ferment tour à tour les vallons boisés de la Bulgarie et de la Servie, que le Danube sépare à peine de la Hongrie et de l’Allemagne. Devant la Macédoine la Grèce contiguë, en commençant par la Thessalie et la Livadie, descend vers les golfes sinueux de l’Archipel. La Macédoine ne communique elle-même avec cette mer que par le port et la ville commerçante de Salonique, au fond du golfe de ce nom. C’est en contournant ce golfe qu’elle se relève tout à coup comme une citadelle colossale par le mont Athos. Le port de Salonique lui permettait de lancer quelques bâtiments sur la mer et de lutter, quoique avec une immense infériorité navale, avec les nombreuses marines des différents États de la Grèce.

L’intérieur de la Macédoine, pays âpre et pastoral dans sa plus grande étendue, se compose de groupes de rochers revêtus de forêts et d’herbages, de défilés creusés par des torrents, de lacs qui remplissent les fonds des vallées, et de remparts presque perpendiculaires qui la rendent inaccessible aux conquérants.

C’est grâce à cette configuration du sol et au caractère aventureux et indomptable de ses habitants que Scanderberg, le second Alexandre, a contrebalancé pendant tant d’années à lui seul la puissance des Ottomans. Un large bassin arrosé et fertile au milieu de la Macédoine était livré à la culture et entourait la capitale fortifiée de Pilla.

Les peuples de cette contrée, qui ordinairement reproduisent dans leur caractère et dans leurs mœurs les traits de la terre qui les porte, étaient une race de fer et de granit à peine policée par leur contact avec la Grèce. Indomptés seulement jusqu’à Philippe, ils étaient devenus conquérants sous ce prince. Leur gouvernement était monarchique et représentatif, comme tous les gouvernements qui sortent du peuple, et qui, après avoir abdiqué une partie de leur liberté, dans l’intérêt de l’unité nationale, conservent encore dans leurs assemblées populaires quelque image de leur antique individualité de tribus. Mais sous la main habile et belliqueuse de Philippe ce gouvernement était devenu surtout militaire. La phalange macédonienne, première ébauche de la légion romaine, avait donné aux Macédoniens une supériorité comparable à celle que la discipline, la tactique et le maniement des troupes sur le champ de manœuvres donnèrent presque de nos jours aux Prussiens du grand Frédéric sur les armées encore mal constituées de l’Occident.

III

Philippe avait une autre ressemblance encore avec le grand Frédéric. Prince éclairé, lettré, ambitieux, diplomate, il était très supérieur à son peuple, et il se servait de la philosophie, des lettres, des arts, des peuples plus civilisés et plus corrompus que le sien, pour les flatter et les asservir tour à tour. Sa vie entière n’avait été qu’une lente et successive démolition de la Grèce. Tout ce qu’il n’avait pas pu réduire à sa domination sous le nom de protection, il l’avait dompté par les armes. La faiblesse, la rivalité de ces différentes républiques, mal reliées entre elles par le lien trop lâche de la confédération générale, lui avaient fait trouver trop d’alliés là où il n’aurait dû trouver que des ennemis naturels. Son or, dérobé à ses alliés, aussi puissant que ses armes, remplissait la Grèce de ses partisans. Des orateurs, des sophistes, des philosophes, des aristocrates ou des démagogues, complices de la servitude de leur pays, fomentaient partout un parti de Philippe à côté d’un parti patriotique.

Le nom de Philippe retentissait de toutes parts dans les assemblées publiques comme le nom du seul protecteur de la nationalité commune contre les perpétuels assauts des Perses. Une guerre éternelle existait entre l’Europe et l’Asie, à peine séparées par le canal de Sestos et par la mer étroite de l’Archipel. Philippe, aux yeux de la moitié de la Grèce, représentait l’Europe ; aux peux de l’autre moitié il représentait la servitude. Si l’on veut une image contemporaine de ce qu’était la Macédoine de Philippe pour la Grèce d’alors, on n’a qu’à se rappeler ce qu’était le nom de l’empereur de Russie Alexandre pour la Grèce moderne, à l’époque où elle cherchait un appui dans les Macédoniens du Nord contre la domination des Ottomans.

Mais Philippe avait sur Frédéric le Grand un caractère et des vues qui font du premier de ces princes une figure historique bien supérieure au second. Le grand Frédéric ne cherchait à faire de son peuple qu’une armée et de lui-même qu’un grand fondateur de puissance dans le monde. Ses vices le privaient de postérité, et cette absence de postérité le condamnait à un éclatant égoïsme. Philippe au contraire avait un fils ; il rêvait pour ce fils une grandeur héréditaire et pour la Macédoine une domination permanente sur la Grèce qui perpétuerait sa maison et sa nation au premier rang des trônes et des peuples ; aussi toutes ses entreprises étaient-elles marquées du sceau de la politique la plus vaste et de la prévoyance la plus lointaine. Il se sacrifiait constamment lui-même à cette prévoyance. Il ne vivait, il ne régnait, il ne négociait, il ne combattait que pour son fils. Il ne se considérait que comme le précurseur d’un plus grand homme que lui. Il ne voulait être que la pierre fondamentale, et, s’il le fallait, cachée dans la terre, d’un édifice dont sa postérité serait le couronnement.

C’est une chose curieuse à étudier dans le règne de Philippe que ce travail obstiné et souterrain d’un grand homme et d’un homme habile pour préparer un héros à sa maison, un maître à la Grèce, un conquérant à l’Asie. Plutarque, Machiavel et Montesquieu n’ont pas suffisamment compris ni suffisamment admiré cette abnégation de gloire personnelle pour grandir la gloire d’un descendant. La politique toute paternelle de Philippe méritait d’être récompensée par la Providence des ambitieux dans un fils digne de lui. II eut ce bonheur dd à son génie.

IV

Olympias, femme de Philippe, lui donna un fils qui fut Alexandre. Il naquit le sixième jour du mois d’août de l’année 556 avant l’ère chrétienne.

Olympias, par sa naissance, par sa beauté, par sa grandeur d’Ame, était digne d’être la mère d’Alexandre. Le caractère de la mère est presque toujours la meilleure prophétie de la destinée d’un grand homme. L’âme n’a point de germe sur la terre, mais le sein maternel couve le corps dont les organes sont destinés à être plus tard les instruments rebelles ou accomplis de cette Ame. Le sang de la mère est le premier lait des veines du fils.

Mais les prophéties contemporaines ou posthumes ne manquèrent pas en Macédoine et en Grèce à la naissance du fils de Philippe. La Grèce était attentive ; elle semblait pressentir que c’était le sort des républiques grecques qu’Olympias, descendante d’Achille, venait d’enfanter.

Les uns disent que Philippe avait eu un rave dans lequel il avait vu le sein d’Olympias scellé pendant sa grossesse d’un cachet divin sur lequel on voyait l’empreinte d’un lion ; les autres, que le roi des dieux lui-même, Jupiter, avait voulu avoir un fils mortel pour incarner en lui sa divinité, et qu’Olympias avait conçu d’un adultère divin ce futur dominateur de la. terre.

Ce qui justifiait cette opinion dans le crédule vulgaire, c’est qu’Olympias était affiliée par dévotion à la secte enthousiaste des femmes de Thrace et de Macédoine adonnées au culte d’Orphée. On sait que ce divin poète, premier révélateur en vers des mystères religieux et de la morale transcendante de l’Inde en Europe, avait été martyrisé par la populace fanatique de son temps, et que ses membres, déchirés par les femmes de Thrace, avaient été précipités dans les flots de l’Hèbre, où sa tête harmonieuse chantait encore en surnageant jusqu’à la mer. Les femmes de Macédoine, par commémoration du délire sacré d’Orphée, célébraient ses mystères. Elles se sentaient saisies de l’esprit mystique du poète ; et, pour accroître en elles ce pieux délire de l’esprit par le délire des sens, elles menaient des danses fougueuses dont le tourbillonnement exaltait leurs sens. Des serpents apprivoisés et endormis, qu’elles portaient en dansant dans dies corbeilles, se réveillaient à leurs cris, s’entrelaçaient aux thyrses qu’elles agitaient dans leurs mains, et quelquefois se glissaient dans leur sein pour se réchauffer à la chaleur de leur corps. Ces serpents étaient réputés divins.

Olympias en avait un plus familier, envers lequel elle professait un culte plus fervent et qu’elle introduisait habituellement dans sa couche. Philippe, qui répugnait au contact de ce reptile, s’abstenait souvent du lit d’Olympias et lui reprochait ce fanatisme envers cette prétendue incarnation de l’esprit de Jupiter. De là l’opinion populaire en Macédoine, et plus tard en Grèce et en Asie, qu’Olympias avait eu un commerce avec un dieu et qu’Alexandre n’était pas le fils de Philippe. Toutes les nations ont inventé de pareilles fables sur la naissance des héros ou des sages supérieurs à la mesure ordinaire de l’homme, tant elles ont été infatuées de l’idée naturelle d’attribuer une origine céleste à ce qui leur semblait plus grand que l’humanité.

Alexandre lui-même, non par crédulité, mais par politique, donna plus tard un corps à cette crédulité asiatique en se laissant attribuer volontiers cette filiation avec Jupiter qui déshonorait un peu la chasteté irréprochable de sa mère. De là ce mot spirituel d’Olympias disant avec un sourire à ses courtisans : Je ne sais pas pourquoi mon fils s’obstine ainsi à me brouiller avec Junon !

V

Une coïncidence historique plus réelle signala la nuit de la naissance d’Alexandre : le temple d’Éphèse fut incendié au moment précis où le fils d’Olympias venait au monde, comme un présage accidentel, mais frappant pour les esprits superstitieux, de la combustion de l’Asie, dont le temple était le monument le plus national et le plus universel.

Tous les bonheurs semblaient ainsi confluer à la fois le même jour sur la destinée de Philippe. Le temple d’Éphèse, orgueil des Grecs et trophée des Perses, ses ennemis, était enflammes ; son général favori, Parménion, remportait une victoire sur les Illyriens, ses rivaux en Grèce ; la ville grecque de Potidée se rendait à ses armes ; il remportait le prix de la course des chevaux aux jeux Olympiques ; et enfin il lui naissait un fils tant désiré pour hériter de tant de fortune et de tant de gloire !

VI

L’enfance d’Alexandre fut la promesse de sa vie. II y eut de la grandeur jusque dans sa puérilité. Philippe et Olympias épièrent les premières lueurs de sa vive intelligence pour la diriger non seulement vers la gloire, mais vers la vertu, gloire intérieure qui se suffit à elle-même et qui se nourrit de sa propre substance. Ils lui donnèrent pour gouverneur de son éducation un vieillard, parent d’Olympias, nommé Léonidas, et pour instituteur des premiers éléments des lettres un professeur d’Acarnanie, Lysimaque. Léonidas était chargé de former le caractère ; Lysimaque, d’enseigner l’esprit. L’un et l’autre étaient propres à leurs fonctions diverses, Léonidas par sa vertu, Lysimaque pas sa science : le premier, homme supérieur en grandeur d’action et de pensée ; le second, homme secondaire, mais doué du don spécial d’exciter l’appétit de savoir dans ses élèves.

Ces deux maîtres auraient pu suffire pour élever un grand prince à la Macédoine ; mais Philippe voulait élever dans son fils un maître à la Grèce, et peut-être au monde. Il fallait faire d’Alexandre un Grec plus qu’un Macédonien. La Grèce commençait à chanceler dans sa puissance sous les assauts répétés de Philippe, mais elle était encore et elle devait être longtemps le foyer de l’intelligence, de la civilisation et de la gloire humaine. On pouvait être puissant sans elle, on ne pouvait être populaire et immortel qu’en lui empruntant son génie et sa renommée.

Aussi Philippe, par une politique qu’on n’a pas assez admirée, voulut-il faire pour ainsi dire à la Grèce hommage de son fils, star de flatter ainsi la nation qu’il voulait enchaîner plus tard à sa maison. Il chercha à donner à son fils non plus un maître dans l’art de la guerre ou un maître dans l’art des lettres, mais un maître dans l’art de vivre, d’agir et de penser ; et il chercha ce maître non en Macédoine, mais en Grèce.

Il y avait alors à Stagire un philosophe élève de Socrate et de Platon, mais supérieur à Socrate en science et à Platon en logique ; vertueux, érudit, éloquent, politique à la fois, un de ces hommes universels que la nature fait naître à des intervalles de mille ans dans le cours des âges, comme pour faire une date dans l’histoire des idées, et pour éclairer pendant mille autres années les voies de l’intelligence humaine. Cet homme était Aristote.

Pour se faire une idée complète d’Aristote, il faudrait grouper en un seul homme de nos jours les cinq ou six hommes culminants dont un seul étonne par son génie notre faiblesse. Réunissez par la pensée Bacon, Machiavel, Pascal, Leibniz, Descartes, Voltaire et Buffon, vous aurez à peine recomposé, de toutes ces individualités, l’individualité prodigieuse d’Aristote. Analyste, logicien, expérimental comme Bacon, politique comme Machiavel, géomètre comme Pascal, inventeur de principes des choses comme Leibniz, explorateur de l’infini comme Descartes, écrivain de bon sens et faisant la lumière sous sa plume comme Voltaire, physicien et naturaliste comme Buffon, il n’y eut jamais un miroir plus étendu, plus net et plus profond de l’œuvre divine. Ajoutez, à tant d’intelligence et à tant de culture, la vertu comme base et comme fin de toute philosophie, de toute science et de toute vraie gloire, vous aurez compris Aristote. Il était alors dans la maturité saine des années, à cette période où la vie a tout apporté sans que la vieillesse ait rien emporté encore. Tel était le maître que la Providence semblait avoir préparé à Alexandre. Alexandre était de son côté le seul disciple digne d’un tel maître.

VII

Dès que Philippe songea à l’éducation virile et royale de l’enfant qui lui était né, il jeta les yeux sur Aristote. Un prince moins éclairé et moins hardi que Philippe aurait pu craindre qu’un Grec fût un mauvais instituteur pour un Macédonien, qu’un républicain fût un dangereux maître de pensée pour un roi, qu’un philosophe fût un funeste conseiller pour un conquérant. Il ne manqua vraisemblablement pas de courtisans médiocres à la cour de Macédoine pour faire à Philippe ces objections contre le choix qu’il se proposait de faire dans la personne d’Aristote ; mais ce prince pensa avec raison que le plus grand des philosophes devait être en même temps le plus grand des politiques, et qu’en donnant à son fils la grandeur d’âme il lui donnerait en même temps le plus grand des titres à la conquête et au gouvernement de l’univers. Philippe écrivit donc à Aristote plusieurs lettres pressantes dont il nous reste ce fragment, digne d’une éternelle mémoire :

Philippe à Aristote, salut ! Je vous fais savoir que j’ai un fils, et je ne remercie pas tant les dieux de me l’avoir donné que de l’avoir fait naître pendant que vous vivez. J’espère que, quand vous l’aurez instruit et que vous aurez pris soin de son éducation, il sortira de votre tutelle digne de vous et de moi, et capable d’hériter d’un grand empire ; car j’estime qu’il vaut mieux n’avoir point de fils que d’avoir engendré pour son malheur et pour sa honte le déshonneur de son propre a nom et du sang de ses ancêtres.

Cette lettre rappelle celle que l’impératrice Catherine II de Russie écrivit aux philosophes français d’Alembert et Diderot pour les conjurer de venir au fond de la Scythie diriger l’éducation de l’héritier du trône. Platon, le maître d’Aristote, avait reçu de Denys de Syracuse une mission aussi honorable pour le roi de Sicile que pour le philosophe d’Athènes.

VIII

Aristote, supérieur aux petites considérations de patrie quand il s’agissait de l’humanité tout entière, n’hésita pas à accepter les fonctions offertes par Philippe. Il ne craignit pas, en formant l’âme d’un roi de Macédoine, d’élever un ennemi plus dangereux pour son pays. Avec le tact souverainement politique dont il était doué ; il sentit que la Grèce anarchique et chancelante ne pouvait subsister sans appui, et que, puisqu’il fallait un tel appui à la Grèce, il valait mieux inspirer le patriotisme grec au fils de Philippe que de laisser des instituteurs étrangers élever dans Alexandre un barbare macédonien ennemi des lumières et des arts de la Grèce. Le roi avait été digne du philosophe, le philosophe fut digne du roi. L’enfant fut digne des deux.

Sa nourrice Hellaciné, femme d’un sang choisi parmi les plus nobles races de la Macédoine, son gouverneur Léonidas, son pédagogue Lysimaque, son tuteur intellectuel Aristote, concoururent à le perfectionner à l’envi, sous la sollicitude de sa mère Olympias, à lui former un corps sain, un esprit orné, une âme vertueuse. Les premiers symptômes de cette âme naturellement héroïque furent ses révélations de magnanimité. Son adolescence rappelait la jeunesse d’un dieu, disent les historiens et les orateurs contemporains cités par Arrien et par Plutarque. Une odeur suave, semblable aux parfums qu’on brille dans les temples, s’exhalait de sa bouche et de sa sueur.

Les statues et les bustes du sculpteur Lysippe, le seul des artistes grecs auquel il permit jamais de reproduire ses traits, pour qu’aucun ciseau maladroit ne défigurât en lui la nature, le représentent presque aussi beau que l’Apollon dieu de la beauté. Sa stature était moyenne, comme pour donner plus d’ensemble, plus d’harmonie et plus de force à ses membres ; son teint était d’une blancheur presque féminine, relevée par une rougeur pudique ; ses cheveux étaient d’un blond doré et naturellement bouclés sur sa tête et sur son cou ; son nez très aquilin ; sa bouche bien modelée, gracieuse, un peu plus ouverte qu’il ne convenait dans les proportions ordinaires de la figure humaine, mais telle qu’il convient dans les hommes destinés à l’éloquence ou au commandement des troupes, pour que la parole éclate dans une forte voix. Quant à ses yeux, les portraits d’Apelles le représentaient avec un œil bleu et l’autre noir ; mais les contemporains rapportent que la couleur ambiguë de ses yeux changeait avec la pensée qui transperçait dans ses regards, sombre avec la colère, azurée et sereine avec la bienveillance. L’œil en effet est la fenêtre de l’âme ; le reflet doit changer avec l’impression comme l’accent change avec le sentiment dans 4a voix.

La lutte, la course, l’équitation, l’exercice des armes avaient donné à son corps une élasticité, une rapidité, une adresse qui lui faisaient remporter sans effort tous les prix de la gymnastique des camps. Son seul défaut, qu’il avait contracté de Léonidas, son gouverneur, était de marcher trop vite pour ceux qui l’accompagnaient dans ses promenades. Il semblait comme soulevé et emporté d’avance vers le but qu’il voulait atteindre, -aussitôt qu’il l’apercevait. Son pied était, comme son âme, pressé d’arriver. Coureur de la fortune, il devançait l’espace et le temps. Sa tête dans la réflexion penchait un peu vers l’épaule gauche, attitude naturelle à d’autres hommes chargés de pensées qui fléchissent légèrement sous leur propre fardeau.

IX

Les perfections de son intelligence et de son âme se développaient en proportion de celles de son corps. Aristote et Olympias lui avaient inspiré une piété tendre et respectueuse pour la divinité, sous quelque nom qu’elle fût personnifiée dans les temples. Il leur brillait l’encens avec tant de prodigalité que Léonidas l’en reprit en badinant un jour. Attendez, lui dit-il, pour prodiguer ainsi les parfums d’Arabie, que vous ayez conquis le pays de l’encens et de la myrrhe.

La passion de la gloire, tardive dans César, était si précoce clans Alexandre qu’il s’affligeait presque au récit des victoires de son père, et qu’il s’écria un jour devant ses compagnons d’enfance : Mon père ne nous laissera donc rien à faire à notre tour, quand l’âge des armes sera venu pour nous ?

Les proscrits de la Perse, réfugiés à la cour de Philippe, admiraient les questions déjà graves qu’il leur adressait, non sur les vanités de la cour de Perse, mais sur la géographie, la population, la politique ; la constitution des armées de leur pays.

Cet enfant, disaient-ils entre eux, est déjà un grand prince ; le fils de notre roi n’est qu’un prince opulent !

Curieux de tout ce qui était sous le soleil, il employait son crédit sur son père à faire fournir à Aristote tous les moyens de connaître et de décrire son histoire naturelle des animaux. Les mineurs, les chasseurs, les pêcheurs de la Macédoine furent mis à la disposition du naturaliste pour lui communiquer tous leurs échantillons et toutes leurs observations sur les choses de leur profession. Cent ans après la mort d’Alexandre, dit Pline le Naturaliste, on trouvait encore dans les forêts de la Macédoine des cerfs auxquels le jeune prince avait fait mettre des colliers d’or afin qu’on pût connaître à ce signe après lui l’âge qu’auraient vécu ces animaux.

Il parait qu’Aristote lui enseignait sur les dieux ces doctrines secrètes qui élèvent la piété des sages au-dessus des superstitions du vulgaire, car il existe une lettre d’Alexandre dans laquelle ce prince devenu roi reproche doucement au philosophe d’avoir publié dans ses livres les mystères qu’il aurait voulu se réserver pour lui seul.

La constitution de la Macédoine, qui comportait la discussion dans les assemblées publiques, nécessitait l’exercice de l’éloquence dans le prince destiné à haranguer au besoin le peuple et les troupes. Son éloquence, moins littéraire et moins sénatoriale que celle de César, était plus vive, plus poétique et plus imagée. Tout héros est un poète, et un héros grec devait l’être deux fois. Sa passion pour Homère atteste assez qu’il était aussi poète que le chantre d’Achille. Cette passion allait jusqu’à l’adoration. Il n’y a pas une circonstance de sa vie dans laquelle il n’ait résumé sa pensée dans une citation d’Homère, le plus sage, le plus héroïque et selon lui le plus véritablement politique des poètes. Dès cette époque il ne s’endormait jamais sans un volume d’Homère sous son chevet, comme pour s’inspirer même dans son sommeil des émanations de ces pages divines. Il se fit faire sous la direction d’Aristote une édition plus complète et plus expurgée que les autres : on l’appela plus tard l’édition de la cassette. Lorsque ayant eu pour sa part des dépouilles de Darius la cassette d’or enrichie de pierreries de ce prince, il ne trouva digne d’être contenu dans ce chef-d’œuvre des lapidaires que le chef-d’œuvre du génie d’Homère.

Il confondait alors tellement la sagesse, la science, la vertu, la piété avec la vraie gloire, qu’il s’écriait souvent devant ses émules : Je dois plus à Aristote qu’à Philippe, mon père ; car je ne dois à Philippe que la vie, et je dois à Aristote l’usage vertueux de la vie.

C’est pour reconnaître ces fruits de l’éducation d’Alexandre dans son précepteur que Philippe, à la demande de son fils, rebâtit la ville de Stagire, patrie du philosophe, qu’il avait naguère ruinée dans sa guerre contre les Olynthiens, compatriotes d’Aristote.

Aristote, après avoir été son maître de sagesse, resta longtemps encore son ami et son conseil par ses lettres.

Un passage de cette correspondance d’Aristote avec son élève nous donne une idée exacte et honorable de l’éducation morale d’Alexandre par ce philosophe.

Ce que je crois le plus propre à faire votre bonheur et celui de tous les hommes qui vous a sont soumis, lui écrit Aristote de sa retraite de Stagire, c’est de vous souvenir qu’une si grande puissance vous a été donnée par la Providence non pour dominer les hommes, mais pour servir à leur utilité. Modérez la fougue de la colère à laquelle vous êtes enclin par cette considération qu’il ne faut jamais se livrer à la colère contre ceux qui sont inférieurs à vous et que vous n’avez point d’égal.

Il montrait un goût naturel pour tous les arts, à l’exception des arts futiles, tels que le pugilat et la déclamation théâtrale ; mais la médecine, qui soulage les maux du corps, et la poésie, qui charme en améliorant les âmes, avaient la préférence sur tous les autres arts. Sa passion pour Homère préoccupait tellement son esprit qu’un jour, voyant accourir à lui un de ses courtisans plein de joie, messager d’une bonne nouvelle : — Quelle nouvelle, s’écria-t-il, vient-il donc m’annoncer, digne d’une telle course, si ce n’est qu’Homère est ressuscité ?

La chasteté et la pudeur presque virginale qu’il montrait dans les années de son adolescence étaient telles que sa mère craignit longtemps qu’il ne fût insensible à l’amour des femmes et qu’il laissât le trône de Macédoine sans héritier.

Cette abstinence de tout commerce précoce et licencieux avec les concubines et les courtisanes fortifiait son âme autant que son corps. Il réservait ses passions pour l’étude et pour l’héroïsme. Le premier symptôme de supériorité de courage et d’adresse dont il étonna son père et l’armée est raconté avec trop de naïveté par Plutarque, d’après Diodore, pour que nous ne reproduisions pas l’anecdote dans les termes où elle nous a été transmise par l’antiquité.

Un certain Philonicus de Thessalie, ayant amené à Philippe un cheval nommé Bucéphale, qu’il voulait lui vendre treize talents, le roi, avec ses courtisans et ses écuyers, descendit dans la plaine pour le faire essayer. Ce cheval parut très rebours et très difficile ; les écuyers assurèrent qu’on ne pouvait espérer de s’en servir, parce qu’il ne pouvait pas souffrir qu’on le montât, qu’il ne pouvait supporter la voix de personne, et qu’il se cabrait dès qu’on l’approchait. Philippe, fâché qu’on lui présentât un cheval si farouche et si indomptable, commanda qu’on l’emmenât. Alexandre, qui était présent, entendant cet ordre, dit : Quel cheval ils perdent là, parce qu’ils ne sauraient s’en servir faute de hardiesse et d’expérience ! Philippe, qui l’entendit, ne dit rien d’abord ; mais, comme Alexandre répéta plusieurs fois la même chose et qu’il parut véritablement affligé qu’on renvoyât ce cheval, il lui dit : Jeune homme, tu reprends tes anciens comme si tu en savais plus qu’eux et que tu pusses mieux qu’eux te servir de ce cheval. — Oui, sans doute, je m’en servirai mieux qu’eux, répondit le prince. — Mais si tu ne t’en sers pas mieux, repartit Philippe, que payeras-tu pour la peine de ta folle témérité ?Je payerai le prix du cheval, répondit Alexandre.

Cette réponse vive fit rire toute l’assemblée, et, le roi et le prince étant convenus que celui qui perdrait payerait les treize talents, Alexandre s’approcha du cheval, prit les rênes et lui tourna la tête au soleil, ayant remarqué sans doute que, ce qui l’effrayait et l’effarouchait, c’était son ombre, qu’il voyait tomber devant lui et se remuer à mesure qu’il s’agitait. Pendant qu’il le vit, encore plein de colère, ronfler et souffler de toute sa force, il le caressait doucement de la voix et de la main. Ensuite, prenant adroitement son temps, il laissa tomber son manteau à terre, et, s’élançant légèrement, il sauta dessus, lui tint d’abord la bride haute sans le frapper ni le tourmenter ; et, quand il vit que sa férocité était domptée, qu’il n’était plus si furieux ni si menaçant, et qu’il ne demandait qu’à courir, il lui baissa la main et le poussa à toute bride, en lui parlant d’une voix plus rude et en lui appuyant les talons.

D’abord Philippe et toute sa cour étaient dans des transes mortelles et gardaient un profond silence ; mais quand le prince, après avoir fourni sa carrière, revint, la tête haute, tout fier et plein de joie d’avoir réduit ce cheval qui avait paru si indomptable, tous les courtisans se mirent à l’applaudir et à le féliciter, et l’on assure que Philippe versa des larmes de joie, et que, l’embrassant après qu’il fut descendu de cheval, et lui baisant la tête, il lui dit : Mon fils, cherche un autre royaume qui soit plus digne de toi, car la Macédoine est trop petite.

X

A seize ans, Philippe, occupé à faire la guerre aux Thraces vers Byzance, devenu plus tard Constantinople, lui laissa la régence du royaume, afin de l’exercer de bonne heure au gouvernement des peuples. Il ne se réservait que le métier de la guerre, laissant à son fils le métier de la politique. Il jouissait d’entendre les Macédoniens appeler son fils le Roi, et ne lui donner à lui-même que le titre de général de l’armée.

Cependant une fatale passion, conçue à cette époque par Philippe pour Cléopâtre, princesse à la fleur de l’âge et de la beauté, nièce d’Attalus, refroidit quelque temps la tendresse du fils pour le père, mais non du père pour le fils. Olympias, offensée et humiliée de ce que son mari se disposait à lui donner une rivale dans une seconde épouse, inspira facilement ses justes ressentiments à Alexandre. Le fils fut excusable d’avoir pris trop vivement la cause de sa mère. Au festin des noces de Philippe et de Cléopâtre, Attalus, dans la chaleur du vin, provoqua les convives à demander aux dieux qu’ils fissent bientôt naître de ces noces un héritier légitime au trône de Macédoine. — Eh quoi, scélérat ! lui dit Alexandre outragé dans sa naissance par un pareil vœu, penses-tu donc que je sois un bâtard ? Et en disant ces mots il lança à Attalus la coupe qu’il tenait à la main. Philippe, assis à une autre table, se levant de son siège et tirant son épée, s’élança contre son fils. On se précipita entre eux. Ils rougirent, quand les fumées du vin furent retombées, de cet accès de colère et d’ivresse. Mais Alexandre, pour soustraire sa mère à la honte de cette espèce de répudiation, l’emmena pendant quelque temps en Épire, où Olympias et son fils demandèrent asile aux Illyriens. Le philosophe Démoratus de Corinthe négocia une prompte réconciliation entre Philippe et Olympias. Philippe rappela son fils et sa première femme à Pella. Ces dissensions domestiques, plutôt palliées qu’éteintes, laissèrent néanmoins des germes de mort dans le cœur de Philippe.

Ce prince, infatigable d’exploits, après avoir subjugué Byzance, marcha vers les bouches du Danube et livra bataille aux Scythes de la mer Noire. Il y reçut une blessure dont il resta boiteux ; et comme il se plaignait, à son retour, de cette infirmité qui ralentissait sa marche : — Comment pouvez-vous vous affliger, lui dit son fils, d’une blessure qui vous rappelle à chaque pas une victoire ?

XI

Mais toutes ces expéditions de Philippe contre les Barbares n’étaient que le prélude et comme l’exercice de la domination qu’il aspirait à établir, tantôt par la diplomatie, tantôt par la guerre, sur la Grèce. La politique de tout son règne avait consisté à s’y faire des alliés de quelques-unes des républiques de la confédération pour l’aider à asservir les autres. Il était à demi parvenu à les dominer toutes. La rivalité de ces petits États était son plus puissant auxiliaire. La Grèce s’apercevait trop tard qu’en voulant se donner un allié elle s’était donné un maître. Elle affectait maintenant, pour sauver sa dignité à ses propres yeux, de choisir volontairement pour chef de ses armées celui qu’elle détestait en secret comme son oppresseur. Le conseil des Amphictyons, sorte de congrès souverain des représentants de la majorité des États grecs confédérés, l’avait nommé généralissime des contingents grecs pour rétablir par la force la concorde entre les États dissidents. Une rébellion des Locriens contre les décisions du congrès servit de prétexte à Philippe. Il franchit les frontières au printemps.

Les Athéniens, qui disputaient aux Lacédémoniens l’ascendant sur les conseils de la Grèce, étaient les partisans et les alliés ordinaires du roi de Macédoine. Cependant ils rougissaient, aux yeux des Lacédémoniens et des autres États, d’une déférence envers Philippe dans laquelle on pouvait voir une trahison de la patrie commune. Ils ne résistaient pas à la servitude, mais ils demandaient à cette servitude de sauver du moins les apparences de la liberté. Ils prièrent Philippe de suspendre les hostilités contre le Péloponnèse jusqu’au printemps, lui promettant d’apaiser les différends par les négociations pendant cet ajournement de la guerre. Pour toute réponse Philippe, appuyé par les Thébains, rivaux d’Athènes, entra dans la Phocide et s’empara des places fortes qui confinaient avec le territoire de Thèbes et d’Athènes.

A cette insolence le peuple humilié d’Athènes répondit par une clameur d’indignation : indignation impolitique parce qu’elle était trop tardive. Le plus éloquent des orateurs qui ait jamais manié le cœur de la multitude par des paroles souvent plus téméraires que sages, Démosthènes, tonna contre Philippe dans l’assemblée du peuple.

Philippe y était représenté par des ambassadeurs presque aussi éloquents que Démosthènes. L’un d’eux, Byzantin d’origine, nommé Python, parla aux Grecs le langage sévère, mais politique, de la nécessité ; il leur démontra qu’entre Athènes, sans autre force que ses orateurs, et Philippe, à la tête d’armées invincibles établies déjà dans le vestibule d’Athènes, la Grèce n’hésiterait pas plus que la fortune à se déclarer pour Philippe. Il les railla sur l’impuissance des belles paroles devant les bataillons des Macédoniens. Il leur montra la division de la résistance qu’ils reprochaient aux Thébains de n’avoir pas opposée à Philippe en se faisant tuer gracieusement pour les Athéniens immobiles. Il leur représenta que Philippe, véritable et seul soldat de la Grèce contre les Perses et contre leurs propres dissensions, leur était mille fois plus secourable, plus dévoué et plus utile que leurs orateurs et leurs sophistes. Il insulta par son nom le plus populaire, le plus dangereux de ces orateurs, Démosthènes. Prenez-y garde, dit-il en finissant ; la force des Macédoniens n’est pas dans Philippe seulement, elle est dans Alexandre, qui a déjà donné de telles marques de son génie qu’il ne sera inégal à aucune gloire.

Démosthènes, qui s’était posé depuis longtemps en adversaire personnel de Philippe et qui n’avait de responsabilité que celle de ses invectives, prononça à son tour une de ses plus éloquentes harangues contre le père d’Alexandre.

Après avoir tourné en dérision les éloges de Philippe faits à l’assemblée par ses partisans : Les Athéniens, dit-il, n’ignorent pas sa puissance, dont ils ont prévu les accroissements lorsqu’elle ne demandait qu’à naître ; et si alors un même esprit est animé tous les Grecs, nous y aurions donné ordre et empêché ce mal de s’étendre plus avant. Ainsi nous avons fait longtemps la guerre contre lui, non pas pour Amphipolis ou pour Halonèse, comme plusieurs ont pensé, mais pour le salut et la liberté de toute la Grèce, jusqu’à ce que ayant été abandonnés de tout le monde, attaqués par quelques-uns, nous avons été contraints de faire une paix plus nécessaire que glorieuse. Mais maintenant, comme je crois Minerve la protectrice de notre ville et Apollon Pythien le dieu de notre patrie, et tous les autres dieux de la Grèce, je crois qu’ils ont enfin ouvert les yeux en notre faveur, et qu’ils excitent le courage de tous ceux qui les adorent à la vengeance de la liberté que nos pères nous ont laissée.

Au moins je me persuade qu’Hercule n’a pas écouté sans colère les discours des députés qui font descendre Philippe de son sang. En effet, serait-il possible que ce Dieu voulût avouer pour l’un de ses descendants un prince impie et sacrilège, qu’étant Grec il reconnût un Macédonien, et qu’ayant été l’ennemi et l’exterminateur de la tyrannie il laissât croire qu’un tyran a pris de lui son origine ? car c’est par là principalement que les actions d’Hercule sont illustres et mémorables ; mais au contraire Philippe tient la Grèce assujettie sous une injuste domination, et a établi dans quelques villes des tyrans particuliers, Philistide dans Orée, Hipparque dans Érétrie et Taurosthènes dans Chalcide. Enfin les Eubéens, les Achéens, les Corinthiens, ceux de Mégare, les Leucadiens et ceux de Corcyre se sont déchirés pour nous et favorisent nos desseins. Les autres attendent l’événement, qui a été jusqu’ici l’unique et le plus puissant appui de la puissance de la Macédoine ; mais, aussitôt qu’il commencera à s’ébranler, elle tombera d’elle-même.

Et certes les Thessaliens, d’où Philippe tire aujourd’hui ses plus grandes forces de cavalerie, n’ont jamais suivi longtemps un même parti ; et les Illyriens, et les autres barbares qui sont voisins de la Macédoine, peuples naturellement superbes et irrités aujourd’hui par la nouvelle servitude où ils ont été réduits, achèveront pour nous la guerre, si les commencements ne sont pas heureux pour Philippe.

Travaillez donc avec nous de l’esprit et du courage à une entreprise si glorieuse ; et cependant mettez à part toutes les querelles qui naissent ordinairement d’une légère occasion entre des États voisins. La joie publique que produiront les bons succès convertira facilement les inimitiés particulières en bienveillance et en amitié ; ou, lorsque vous aurez le temps d’exercer vos passions sans rien appréhender d’ailleurs, vous reprendrez votre haine, pour le dommage peut-être et pour la honte les uns des autres, mais ce sera pour le moins sans attirer la perte publique. Voulez-vous ne point redouter les artifices de Philippe : fermez l’oreille à ses promesses et les mains à ses présents.

Si vous mettez la liberté au-dessus de toutes choses, si vous n’estimez rien davantage, ses tromperies et ses largesses seront vaines et inutiles, et, comme les discordes des Grecs ont élevé sa puissance, leur union la renversera. D’ailleurs, comme il est hardi et téméraire, on peut le prendre facilement, et, si cela peut arriver, il ne faut rien craindre des autres ; car, si cet esprit ambitieux recherche la gloire et l’empire, ceux qui sont aujourd’hui sous lui ne souhaitent que le repos ; si ce n’est peut-être que vous redoutiez Alexandre, parce que ses partisans vous méprisent de telle sorte qu’ils vous estiment assez lâches pour avoir peur du nom d’un enfant.

XII

Démosthènes l’emporta par la parole. Les Thébains furent assez téméraires pour reprendre les armes contre les Lacédémoniens. Thèbes fut saccagée, et ses principaux patriotes égorgés par les clients des Macédoniens. Athènes tremblait de subir le même sort. Démosthènes s’enfuyait, laissant à sa patrie de vaines paroles de liberté et tous les périls de la vengeance de Philippe. L’orateur s’était évidemment trompé d’heure. il ne faut conseiller à un peuple que la politique possible et non le suicide. La politique possible à cette époque, c’était l’alliance de la Grèce avec le redoutable voisin qu’elle avait imprudemment appelé dans ses propres foyers.

Philippe, en prince consommé dans l’art de ménager sa fortune, ne répondit aux invectives de Démosthènes et aux menaces des Athéniens que par des caresses. Il reconquit par sa magnanimité la popularité qu’il avait compromise par son invasion de la Phocide. Les orateurs athéniens, maîtres des cœurs par la parole, se déclarèrent pour lui dans le congrès de Corinthe, et le firent nommer chef de l’expédition combinée de la Grèce et de la Macédoine contre les Perses. En transportant ainsi la lutte d’Europe en Asie et en faisant de sa guerre personnelle contre les Perses une cause et une guerre grecque, Philippe dérobait la servitude des uns sous la gloire de tous. La Grèce lui vota, de peur et d’enthousiasme, tous les contingents de troupes et tous les subsides qu’il demanda pour l’expédition projetée.

XIII

Mais tant de sagesse dans l’ambition et tant de fortune lentement préparée à sa maison allaient échouer devant les dissensions domestiques dont le palais de Philippe était devenu le foyer depuis son second mariage avec la jeune Cléopâtre. Les ministres et les généraux de Philippe, irrités de l’ascendant qu’une épouse issue du sang des barbares prenait sur le roi, étaient entrés dans les ressentiments d’Olympias. La popularité du jeune Alexandre, idole du peuple et de l’armée, leur faisait craindre que Philippe n’appelât au trône après lui an des nombreux enfants illégitimes qu’il avait eus d’épouses et de concubines étrangères.

XIV

La cour de Pella était ainsi pleine de dissensions et d’intrigues, auxquelles Olympias, sœur du roi d’Épire, mêlait de véritables trahisons avec les ennemis extérieurs de Philippe. Elle les encourageait sous main à déclarer la guerre à son mari. Une pareille situation menaçait de se déclarer par un crime. Olympias en fut innocente peut-être ; Alexandre ne fut jamais soupçonné de parricide. Il était incapable même pour venger une mère qu’il adorait, d’un attentat contre la nature. Aristote et Léonidas lui avaient appris à fonder la gloire sur la vertu filiale et sur la piété envers les dieux.

Mais les agitations de cette cour, les jalousies de ces épouses, les inquiétudes de ce peuple, les mécontentements de ces généraux devaient involontairement susciter dans quelque ennemi secret de Philippe la pensée du crime et l’espérance de l’impunité.

Cet ennemi secret existait à la cour du roi dans la personne d’un des gardes du roi, nommé Pausanias. Ce jeune homme, ayant été enivré dans un festin par Attalus, oncle de Cléopâtre, avait été publiquement prostitué devant les convives aux outrages des courtisans de ce barbare. Pausanias demanda vainement vengeance à Philippe ; ce prince, indigné, mais craignant de mécontenter Attalus, son général, son allié et son parent, avait fermé les yeux sur ces excès ; il s’était contenté d’éloigner Attalus en l’envoyant en Asie avec Parménion et Amyntas, pour éclairer avec leur avant-garde l’armée qu’il se disposait lui-même à y conduire contre les Perses. Pour donner une demi-satisfaction à la victime de l’attentat, il avait élevé en grade Pausanias jusqu’au rang de commandant supérieur de ses gardes.

Pausanias, mal vengé par son maître, jura de se venger lui-même dans son honneur sur le prince qui lui paraissait se déclarer complice à Attalus en lui pardonnant. Il frappa Philippe, en plein théâtre, d’un coup de poignard dans le cœur. Philippe expira à ses pieds, aux peux de son peuple. Mais, grâce à sa politique prévoyante et consommée, rien ne mourut de ses desseins et de sa gloire.

XV

Cet assassinat ne parait pas, si l’on s’en rapporte à l’historien Justin, avoir excité dans la cour de Philippe et dans le peuple l’horreur et la réprobation qu’Alexandre ressentit en apprenant l’événement. Il était absent de Pella au moment du crime. La jalouse Olympias parut honorer le crime qui la vengeait d’une rivale. Elle fit jeter dans les flammes l’enfant que Philippe avait eu récemment de Cléopâtre, et elle envoya des bourreaux étrangler la jeune et malheureuse mère.

XVI

Un trouble immense saisit tous les esprits dans le peuple, dans l’armée, dans les alliés, au contrecoup soudain et inattendu du meurtre du roi. Olympias avait un parti, les frères d’Alexandre un autre ; les généraux Attalus, Parménion, Perdiccas, frère de Philippe, pouvaient prétendre à s’arroger la couronne. Les alliés se débandaient, les ennemis se déclaraient prêts à marcher sur ce royaume déchiré par tant de factions en espérance. On conseillait à Alexandre, menacé ou trahi de tous côtés, les négociations, les transactions, les faiblesses, les partages de pouvoir. Son génie et son caractère éclatèrent avec audace dès le premier jour. Avant de conquérir le monde il conquit sa royauté par sa résolution et par sa promptitude. A vingt ans, et sans autre parti que lui-même, il brava tout pour tout soumettre.

Il accourut à Pella ; il assembla le peuple avec cette éloquence intrépide et sommaire qui ne discute pas, mais qui commande.

Rien n’est mort de Philippe que le corps, dit-il à l’assemblée ; son droit, sa royauté, sa pensée et son génie vivent en moi. Quelques-uns ont pris le vide et l’ébranlement causés par ce meurtre pour une occasion de remuer, de convoiter, d’usurper, de trahir ! Qu’ils se détrompent et qu’ils tremblent ! L’expiation suivrait de près leur erreur !Macédoniens, ajouta-t-il, prêtez-moi seulement les mêmes cœurs et les mêmes bras que vous avez prêtés à mon père pendant tant d’années, avec une si grande gloire et de si grands accroissements pour la Macédoine. A proportion de votre zèle et de votre fidélité je vous remettrai toutes les charges et tous les impôts qui pèsent sur le pays, excepté le tribut de vos bras pour la guerre, notre salut, notre grandeur, notre renommée à tous !

Un peuple, entraîné par son esprit, par son ascendant, par son éloquence, lui décerna d’acclamation l’autorité royale. Il s’en saisit comme un homme à qui on ne l’arrachera qu’avec la vie. Affermir sa couronne et venger son père furent ses premiers actes. En peu de jours Attalus et Amyntas furent par ses ordres suppliciés par Parménion, leur collègue, instrument secret de la justice d’Alexandre. L’assassin Pausanias fut suspendu au gibet à la porte du palais. On dit qu’Olympias, dont le ressentiment contre Philippe survivait à Philippe même, eut l’impudeur de déposer de ses propres mains une couronne d’or sur la tête de l’assassin pendu au gibet. A toute autre qu’à sa mère Alexandre eût fait expier par la mort une telle glorification du crime ; il lui pardonna parce qu’elle était sa mère, mais il craignit toujours avec raison que cette complicité de cœur d’Olympias avec le meurtrier de son mari ne le fit soupçonner de connivence à ce parricide. Il s’étudia dès ce moment, et pendant tout le reste de sa vie, à rejeter de lui une ombre si odieuse et si funèbre. Après avoir vengé son père il lui voua un temple comme à un dieu mortel, fondateur de la Macédoine et précurseur de sa propre immortalité.

XVII

Après avoir rappelé l’armée de l’Asie, son premier soin fut de montrer à la Grèce toujours mobile que Philippe n’était pas mort tout entier, et qu’une main aussi ferme et aussi armée que la sienne allait s’étendre sur elle pour la soutenir ou pour la dompter.

Les Thessaliens, voisins immédiats de la Macédoine, avaient profité des troubles du royaume pour lever des troupes et pour s’avancer jusqu’à leurs frontières. Ils s’étaient postés en force aux passages de Tempé. Ils fermaient ainsi le chemin par lequel on entre de Macédoine en Thessalie. Ces deux contrées, dit Arrien, le Polybe des guerres d’Alexandre, sont séparées l’une de l’autre par les montagnes fameuses d’Olympe et d’Ossa. Le fleuve Pénée passe par les plaines qui sont à leurs pieds, et rend cette région si belle et si agréable qu’on a adressé des sacrifices solennels en reconnaissance à la divinité de ce ruisseau. On le voit couler à l’ombre entre des forêts délicieuses qui bordent ses rives des deux côtés, et, bien qu’il coule avec un grand bruit, le chant des oiseaux qui ne quittent jamais ces bois empêche qu’on n’entende le bruit des eaux.

Il y a là un sentier qui a la longueur d’environ cinq mille pas, où un cheval chargé ne pourrait passer qu’à peine, et que dix hommes armés peuvent facilement défendre contre quelque nombre que ce soit. Mais Alexandre, ayant pris son chemin par où les rochers passaient pour être le plus inaccessibles, fit tailler en tournoyant comme des degrés sur les côtés du mont Ossa et entra par cette porte dans la Thessalie.

Les Thessaliens ainsi tournés lui livrèrent à la fois la Thessalie entière, avec ses tributs et ses places fortes, ses contingents de troupes auxiliaires. Alexandre se souvint encore d’Homère dans l’ivresse de sa conquête ; il exempta à jamais le pays des Phthiotes, patrie d’Achille, chanté par le poète, de tout tribut et de toute levée d’hommes. On a vu plus haut qu’il comptait Achille parmi ses ancêtres. Olympias lui avait transmis du sang du héros.

XVIII

De là il s’avança sur la Béotie, intimida Thèbes et Athènes, et convoqua une seconde fois à Corinthe le congrès des États de toute la Grèce. Il y fut confirmé, les armes à la main, dans le titre de généralissime de la Grèce pour la guerre de Perse, titre dont les Amphictyons avaient déjà investi son père. .

C’est là qu’il voulut visiter Diogène, le philosophe cynique. Diogène conquérait le monde par le mépris comme Alexandre aspirait à le conquérir par la victoire ; sa maxime, vraie sous une de ses faces, était qu’on possède tout ce dont on sait se passer. Il vivait dans un faubourg de Corinthe, aspirant à s’égaler par l’abnégation aux plus vils des animaux. Un tonneau, qu’il roulait de place en place, était son palais. A peine leva-t-il les yeux sur Alexandre, et, comme le roi lui demandait s’il avait quelque faveur à implorer de lui : — Que tu te retires un peu de mon soleil, lui répondit le philosophe. Alexandre, se retournant vers sa suite et comprenant merveilleusement qu’il n’y avait pas de milieu, pour un caractère extrême comme le sien, entre tout posséder et tout mépriser, s’écria que s’il n’était pas Alexandre il voudrait être Diogène !

Il y a peu de paraboles asiatiques aussi frappantes de contraste et de vérité que cette parabole en action de cette rencontre à Corinthe entre le grand ascétique et le grand convoiteur de l’univers.

XIX

La sibylle de Delphes, organe sacré des prophéties religieuses et populaires, confirma par un oracle arraché violemment à ses lèvres le prestige du jeune maître de la Grèce. Lacédémone seule s’obstina dans sa liberté et refusa de concourir à la guerre nationale. Alexandre affecta de mépriser et de tolérer cette indépendance ; il refusa seulement sa part dans la gloire future à Lacédémone, en inscrivant dans la proclamation des hostilités aux Perses : La Grèce entière, moins Sparte. Honte éternelle qu’il voulait léguer aux sauvages enfants de l’Eurotas.

Avant de s’élancer sur l’Asie et pendant qu’il achevait en Grèce et en Macédoine ses préparatifs, il voulut purger les contrées limitrophes de la Macédoine et de la Grèce de tous les ennemis capables de troubler la paix de ces États pendant son absence. Il franchit le mont Hémus, qui sépare la Macédoine de la Thrace, et dispersa par une campagne de montagne tous les rassemblements de Thraces belliqueux, souvent en armes contre leurs voisins. Après les avoir vaincus sur l’Hémus et sur l’Hèbre, fleuve qui couvre et arrose la basse Thrace, il les enrôla comme troupes auxiliaires de son armée.

Au delà de l’Hèbre il combattit les Triballes et les Gètes, peuples demi-barbares qui habitaient entre le Bosphore de Thrace, l’Hèbre et les bouches du Danube dans la mer Noire. Une campagne poursuivie plus loin l’aurait mené, en suivant le cours du Danube, jusque chez les Huns et les Germains, aux sources de ce fleuve ; son but et sa gloire n’étaient pas là, non plus que sa politique ; il lui suffisait d’avoir refoulé pour longtemps les barbares par la terreur de son nom. Ce n’était là pour lui qu’une campagne de terreur, non de conquête. Il dressa un autel à Hercule, dieu de la force, sur le promontoire du Danube, et revint sans dépouilles, mais non sans accroissement de renommée, en Macédoine.

XX

Quelques expéditions courtes et décisives contre les illyriens, les Triballes et autres peuplades des montagnes qui bordent la Macédoine à l’occident, signalèrent son retour à Pella, sa capitale. La Grèce, encore mal soudée à sa cause, crut, sur la fausse nouvelle de sa mort, pouvoir secouer son frein. Thèbes osa lui déclarer une nouvelle guerre ; il y marcha avec les seuls Macédoniens de son armée. Six jours d’une invasion foudroyante à travers les montagnes l’amenèrent du mont Pélion sous les murs fortifiés de Thèbes. La Béotie tout entière soutenait les Thébains. Les bannis de toute la Grèce, ennemis de Philippe, s’étaient renfermés dans la ville et appelaient du haut de ses murs le Péloponnèse à la guerre sacrée.

Après deux assauts infructueux, Alexandre se vit un moment comme assiégé lui-même dans son camp retranché ; mais, les Thébains ayant osé le défier dans la plaine, la solidité mobile de la phalange macédonienne rompit leurs rangs. Ils prirent la fuite vers la ville ; la phalange s’y précipita sur leurs traces. Un affreux carnage vengea les revers et l’orgueil des Macédoniens. Les Grecs du parti d’Alexandre s’unirent à ses soldats pour massacrer tous lés illustres bannis qui avaient fomenté cette agression téméraire. Ce massacre plus civil que militaire, selon Arrien, ne ternit pas cependant le caractère du vainqueur. Tous les écrivains du temps s’accordent à l’attribuer aux Phocéens, aux Thespiens, aux Grecs d’Orchomènes, ennemis implacables des Thébains. Alexandre refusa même d’accepter sa part des dépouilles souillées du sang des vaincus. Il sépara politiquement les instigateurs de la guerre de ceux qui en avaient subi les désastres. Il ne fit vendre pour esclaves parmi les prisonniers que ceux dont les mauvais conseils avaient entraîné Thèbes et la Béotie dans cette révolte. Il ordonna d’épargner les temples et les monuments. Les murailles seules de la ville furent rasées sous ses yeux aux sons de la flûte. Plus tard il se repentit d’avoir ruiné Thèbes et arraché ce qu’il appelait dans sa langue poétique un des deux yeux de la Grèce.

XXI

Les Athéniens, spectateurs frémissants, mais immobiles, de la chute de Thèbes, présage de leur propre ruine, si Alexandre faisait un pas de plus, tremblaient dans leurs murs. Alexandre feignit de les croire dévoués à sa cause, mais dominés seulement par les orateurs démagogues qui leur soufflaient de vaines colères et de funestes conseils. Il leur envoya des ambassadeurs pour leur demander de lui livrer eux-mêmes les agitateurs d’Athènes, sous peine de subir le sort des Thébains. C’était une magnanime habileté à lui de séparer ainsi la cause des Athéniens de celle de leurs instigateurs et de les faire venger de leurs propres mains les insultes des démagogues aux Macédoniens.

Phocion, le plus sage et le plais respecté des patriotes athéniens, jugea, comme nous le jugeons nous-même, ce sacrifice nécessaire à sa patrie. Ce grand homme ne partageait ni la popularité ni les témérités de Démosthènes. Il exhorta le peuple à purger la ville des hommes dont la présence allait y attirer la foudre. Il conjura les orateurs eux-mêmes à offrir leur sang en rançon de leur patrie à l’exemple des filles de Lée et d’Hyacinthe. Démosthènes, désigné le premier par sa haine et par son génie : Athéniens, dit-il dans son discours désespéré, on vous trompe quand on s’efforce de vous persuader que vous éviterez les périls qui vous menacent en livrant vos meilleurs citoyens. Sachez que les perfides Macédoniens vous demandent de leur livrer principalement ceux dont le courage et la probité leur sont odieux, et, quand vous aurez éloigné ainsi pour leur complaire les protecteurs de la liberté publique, Alexandre et ses soldats se jetteront dans la ville sans âme et sans conseils, comme a les loups sur un troupeau qui n’a plus de chiens pour le garder !

Si l’on en croit Suidas et Diodore de Sicile. Démosthènes, plus inquiet de son propre sang que du sang de ses concitoyens, avait trop de motifs de ne pas se fier pour lui-même à la générosité d’Alexandre. C’était lui qui avait poussé la haine contre Philippe jusqu’à faire construire et dédier dans Athènes un temple à Pausanias, assassin de ce prince ; c’était lui qui ne cessait de déborder d’injures ou de railleries contre Alexandre, qu’il appelait tantôt un enfant, tantôt un étourdi, tantôt un brigand ; ce qui fit dire par représailles à Alexandre ce mot rapporté par Plutarque :

L’orateur Démosthènes, pendant que j’étais en Illyrie, m’appelait enfant ; maintenant que je suis en Thessalie, il m’appelle un jeune étourdi ; il faut donc aller lui montrer sous les murailles d’Athènes que je suis un homme !

L’opinion générale, trop justifiée par la turbulence et par les conseils suicides de ce grand orateur, était que Démosthènes, vendu à prix d’or à la cause des Perses, tournait habilement la colère de la Grèce contre le seul allié qui pût défendre sa patrie contre l’Asie. Si cette opinion est une calomnie, cette calomnie n’est que trop justifiée par toute la conduite de cet orateur. Il n’y eut pas un de ses discours qui ne tendit à l’affaiblissement de la nationalité grecque sous le prétexte de défendre la liberté, et, quand on voit un homme tel que Phocion regarder Démosthènes comme un illustre fléau de sa patrie et conseiller à Athènes une politique contraire, on ne peut s’empêcher de croire à la vertu et de se défier de la vaine éloquence.

XXII

Cependant, dans son impatience de terminer une guerre presque civile qui ajournait la grande pensée de sa jeunesse, l’expédition d’Asie, et dans son désir de relier fortement à lui la popularité nécessaire à ses desseins en Grèce, Alexandre transigea avec les Athéniens. Il leur laissa leurs orateurs Démosthènes et Lycurgue ; il n’exigea que le bannissement de Charidème, l’instigateur des plus sanglants outrages que les Athéniens avaient votés contre Philippe. Charidème, ne sachant pas plus posséder sa langue à la cour de Darius, son protecteur, que sur la place publique d’Athènes, sa patrie, finit par le supplice, aussi incapable de respecter un roi que de modérer un peuple.