DE LA MILICE ROMAINE

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA MARINE ET DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR MER

CHAPITRE IX. — SIÈGE DES VILLES MARITIMES.

 

 

Usage des vaisseaux pour l'attaque et la défense des villes maritimes. — Siège de Carthage par Scipion ; César à Alexandrie.

 

Nous nous sommes étendu assez longuement, dans la seconde partie de notre travail, sur l'attaque et la défense des villes en général. Nous devons cependant revenir rapidement sur ce sujet, dans cette troisième partie, pour dire quelques mots de l'attaque et de la défense des villes maritimes en particulier ; celles-ci, en effet, sont ordinairement assiégées en même temps par terre et par mer, et nous n'avons pu traiter ce dernier point dans la seconde partie. Nous en parlerons d'autant plus volontiers, que les siégea des places maritimes plaisent généralement plus que les autres : les événements y sont plus variés, les sorties qu'on fait par mer ne ressemblent en rien à celles qu'on fait sur terre, et l'art y trouve plus d'occasions de déployer toutes ses ressources.

Un des plus beaux sièges maritimes de l'antiquité fut celui de Rhodes par Démétrius Poliorcète. Les travaux ingénieux des assiégeants, la patience et le courage des assiégés, tout contribua à faire de cette action une des plus mémorables que puisse nous présenter l'histoire. Aussi, bien que cet événement soit en dehors des limites strictes de notre sujet, nous croyons utile de le rapporter ; l'art des sièges dans l'antiquité ne nous serait pas complètement connu, si nous négligions l'examen du chef-d'œuvre du plus renommé des anciens dans cette partie de la stratégie. Démétrius avait fait construire deux tortues sur deux bâtiments plats, pour approcher des endroits du port qu'il voulait battre. Ces deux machines, que nous pouvons appeler tortues flottantes, en les comparant à nos batteries flottantes, étaient protégées par de solides charpentes contre les traits et les pierres lancées du haut des murailles. Elles étaient précédées de deux bâtiments, sur chacun desquels avait été élevée une de ces tours-béliers à plusieurs étages que nous avons décrites ailleurs. Ces tours surpassaient en hauteur celles des Rhodiens qui défendaient l'entrée du port, et, de l'étage supérieur, on pouvait facilement tirer sur les défenses contre ceux qui osaient s'y montrer. De plus, Démétrius, espérant entrer dans la ville par le port, avait aligné sur le côté du môle un certain nombre de vaisseaux, sur lesquels il avait fait construire une galerie couverte, garnie d'une foule d'archers et de soldats qui devaient se précipiter sur le môle dès qu'on l'aurait emporté. Un plan si bien conçu, des préparatifs si extraordinaires, après une année entière de luttes renouvelées sans cesse, devaient échouer devant la valeur opiniâtre des Rhodiens. Par des sorties vigoureuses et faites à propos, les assiégés parvinrent à dégager leur port, dont les tours déjà avaient été ruinées et ne tenaient presque plus à rien.

Dans l'histoire des siégea maritimes entrepris par les Romains, nous ne voyons pas de travaux aussi grandioses que ceux de Démétrius à Rhodes, si ce n'est peut-être au siège de Carthage ; et encore, les Carthaginois, dont la défense par terre fut admirable, ne montrèrent pas du côté de la mer, pendant toute la durée du siège, l'énergie et l'habileté qu'on pouvait attendre de marins expérimentés.

Leur première tentative de défense au moyen de leur marine avait cependant parfaitement réussi. Car, Censorinus ayant fait passer la flotte romaine du côté de la haute mer, les Carthaginois préparèrent un grand nombre de petits bâtiments qu'ils remplirent de matières propres à s'enflammer. Ils attendirent le vent favorable, et, ce vent n'ayant pas tardé de souffler, ils s'avancèrent rapidement sur les navires ennemis, s'engagèrent au milieu d'eux avec leurs brûlots, et mirent le feu à toute la flotte, dont la plus grande partie fut consumée.

Ce premier succès semblait devoir les exciter à renouveler des sorties du même genre : il n'en fut rien. Croyant que les Romains ne pourraient jamais bloquer leur port complètement, ils ne dirigèrent plus leurs efforts de ce côté. Cependant Scipion avait pris le commandement du siège, qui avait si mal réussi à Censorinus, et il n'était pas homme à leur laisser longtemps l'ouverture d'un port qui leur permettait de se ravitailler sans cesse. Il résolut, pour les en priver, de construire une digue depuis la terre jusqu'au môle. C'était là une entreprise difficile, surprenante, et que les assiégés regardèrent d'abord comme impossible ; mais elle fut menée à honnie fin, et, dès lors, ils durent s'attendre à toute l'horreur d'une famine.

La nécessité leur rendit leur premier courage. Ils construisirent à la hâte un grand nombre de vaisseaux, et, avec autant de secret que de diligence, ils firent une nouvelle entrée à leur port du côté du levant. Les Romains, pleins de confiance depuis l'achèvement de leur digue, et persuadés qu'ils n'avaient plus rien à craindre désormais de la marine carthaginoise, virent tout à coup paraître devant eux une flotte tout équipée, créée et poussée hors du port comme par la main d'un' dieu. Leur surprise fut extrême, ainsi que leur désordre. Ils n'avaient fait aucun préparatif de défense, et ils auraient certainement essuyé une sanglante défaite, si l'indigne conduite du général carthaginois n'était venue inopinément les sauver. Loin de tirer tout le parti possible du suprême effort de sa patrie et de l'intrépidité de ses soldats, qui auraient dû l'encourager à tout oser, il se borna à montrer aux Romains le nombre de ses vaisseaux et de ses troupes, et rentra comme il était sorti, après une parade aussi ridicule qu'inutile.

Ce ne fut que trois jours plus tard qu'une seconde sortie fut tentée. Mais les choses avaient bien changé de face : Carthage avait perdu tous les avantages que lui auraient donnés, la première fois, la surprise et la frayeur de ses ennemis. Les Romains se tenaient désormais sur leurs gardes ; leurs navires étaient en état de résister à forces égales.

La rencontre des deux flottes fut terrible. Des deux côtés le courage alla jusqu'à la fureur, il y eut un affreux carnage de part et d'autre, et l'action dura toute la journée. On comprenait en effet que le salut ou la destruction de Carthage en dépendait : les uns voulaient défendre leur patrie, leur liberté au prix de leur sang ; les autres voyaient dans une dernière victoire l'assurance d'une gloire infinie et de l'empire des mers.

La nuit survint : il fallut que les Carthaginois se résolussent à rentrer au port. C'était une chose difficile ; car l'entrée fort étroite, ouverte récemment, ne permettait pas aux vaisseaux d'y passer en ligne : on ne pouvait y rentrer qu'à la file, et les vaisseaux ennemis étaient tout prêts à fondre sur les derniers dès que les premiers auraient franchi le passage. Ce ne fut qu'au milieu des plus grands périls et au prix de nombreux sacrifices que s'opéra le mouvement rétrograde devenu nécessaire.

Dès lors les Carthaginois ne purent plus se défendre du côté de la mer. Leur flotte n'avait pas été vaincue, mais elle était rentrée affaiblie, épuisée ; et les Romains, qui avaient bien pu fermer la grande entrée du port, ne devaient pas avoir beaucoup de peine à bloquer la nouvelle entrée, qui était très-étroite. Les assiégés durent donc diriger leurs derniers efforts du côté de la terre.

Nous trouvons encore dans les Commentaires de César, au sujet de la guerre d'Alexandrie, un exemple assez remarquable de l'usage des vaisseaux, chez les Romains, dans l'attaque et la défense des villes maritimes. Nous n'avons pas l'intention de raconter toute la guerre, nous ne citerons qu'un épisode maritime du siège de cette ville.

César s'était jeté dans Alexandrie : ses troupes n'étant pas assez nombreuses pour l'occuper tout entière, il s'était emparé du quartier qui bordait le port et qui renfermait les arsenaux de la marine égyptienne (navalia). Il en avait brûlé les vaisseaux pour ne garder que les siens, et, après avoir reçu quelque renfort, s'était établi au phare pour avoir dans cette position toute sa liberté d'action sur la mer, et pour recevoir plus facilement les convois et les approvisionnements qui devaient lui arriver de différents côtés.

Calvinus, avec la 37e légion, venait d'aborder sur les côtes d'Afrique, un peu à l'est d'Alexandrie : retenu par les vents contraires et commençant à manquer d'eau, il dépêche un petit actuaire vers César pour l'avertir de sa position, navigio actuario Ctesarem faciunt certiorem. César, voulant voir par lui-même ce qu'il faut faire, monte un vaisseau et se fait suivre de toute sa flotte, sans emmener de troupes, afin de ne pas dégarnir ses retranchements. Arrivé au lieu appelé Chersonèse, il fait descendre des rameurs pour puiser de l'eau ; ceux-ci s'écartent dans le désir de piller, et tombent entre les mains des ennemis qui apprennent par leur moyen que César est là, avec sa flotte, sans son armée. Aussitôt les Alexandrins croient tenir la victoire, ils arment tous les vaisseaux qu'ils ont encore sous la main et attendent la flotte de César à son retour. César, qui n'a pas de soldats et qui voit que la nuit est proche, refuse le combat et range sur la côte le plus de navires qu'il peut, pensant bien que l'ennemi ne viendra pas le chercher jusque-là. Mais un navire rhodien ; à l'aile droite, s'est éloigné des autres : les Alexandrins l'entourent, quatre navires pontés et des bâtiments légers non pontés s'élancent contre lui, magnoque impetu quatuor ad eam constratæ naves et complures apertæ contenderunt. Pour ne pas recevoir un affront sous ses yeux, César marche à son secours : le combat s'engage. Les Rhodiens, pour qu'on ne puisse leur imputer un échec, font tous leurs efforts et supportent le poids de l'action : tous se battent avec courage ; on prend aux Alexandrins une quadrirème, on en coule une autre à fond, deux autres perdent tous leurs soldats, et sur le reste de leurs navires un grand nombre d'hommes périssent. Si la nuit n'eût mis fin au combat, César s'emparait de toute la flotte : quod nisi nox præliurn diremisset, tota classe hostium Cæsar potitus esset. Il rentre dans le port avec son convoi, remorqué par sa flotte victorieuse.

Cependant Ganymède, commandant des troupes de Ptolémée depuis la mort d'Achillas, veut venger cette défaite. Il déclare dans le conseil qu'il remplacera les cent dix vaisseaux détruits par l'incendie, et même qu'il en augmentera le nombre. Il promet de former une autre flotte pour empêcher César de recevoir ses vivres et ses secours. Les Alexandrins, habitués dès leur enfance aux travaux de la mer, désirant combattre sur leur élément, se prêtent à son projet et s'empressent de faire de nouveaux préparatifs : en peu de jours, au grand étonnement de tous, ils ont vingt-deux quadrirèmes, cinq quinquérèmes, et un certain nombre de petits navires non pontés ; paucis diebus, contra omnium opinionem, quadriremes XXII, quinqueremes V confecerunt ; ad has minores apertasque complures adjecerunt ; ils les essayent dans le port, les chargent de soldats choisis et se tiennent prêts au combat-

César, de son côté, n'a que trente-quatre bâtiments, dont cinq quinquérèmes et dix quadrirèmes : mais il se fie à la valeur de ses troupes, Il promène sa flotte autour du phare, et la met en présence de l'ennemi, les Rhodiens à l'aile droite, les vaisseaux du Pont à la gauche. Entre les deux ailes, il laisse un espace de quatre cents pas pour la manœuvre, et place les autres bâtiments en seconde ligne et en réserve.

Les deux flottes étant séparées par un étroit intervalle, rempli de bas-fonds, chacun attend que l'autre commence à le passer. Mais Euphranor, commandant des Rhodiens, marin habile et courageux, s'offre à César pour passer le premier, et quatre galères de Rhodes s'avancent. Les Alexandrins les entourent ; elles soutiennent le choc, et se dégagent par une manœuvre habile, Elles y mettent tant d'adresse que, malgré la disparité du nombre, aucune n'expose jamais le flanc, ni ne perd ses rames : toutes présentent la proue à l'ennemi. Pendant ce temps, le reste de la flotte opère son passage en toute sûreté.

Alors commence, sous les yeux des deux armées de terre, un combat naval terrible, sans ordre, sans art, un combat à l'abordage où tout est livré au courage individuel. Les Romains y sont supérieurs : ils prennent une quinquérème et une birème avec leurs équipages, et, sans perdre eux-mêmes un seul navire, en coulent à fond trois de l'ennemi. Les Alexandrins s'enfuient vers la ville ; des hommes placés sur les môles et les édifices voisins protègent leur retraite.

César ; irrité de cet obstacle, résout de mettre tout en œuvre pour s'emparer de l'île et de la jetée qui y conduit. Il met sur des barques et des chaloupes, in navigia minora scaphasque imponit, dix cohortes, l'élite de son infanterie légère : puis, pour opérer une diversion, il fait attaquer par ses navires l'autre côté de l'île, promettant de grandes récompenses à celui qui l'occupera le premier. Les ennemis soutiennent d'abord le choc avec succès : ils combattent à la fois du haut des édifices et sur le rivage ; mais bientôt les Romains peuvent mettre pied à terre : la peur s'empare des Égyptiens, ils tournent le dos et s'enfuient vers la ville. Ceux mêmes qui du haut des maisons peuvent facilement se défendre Be précipitent 'dans la mer pour gagner la ville à la nage. Les soldats de César en tuent beaucoup et en font six cents prisonniers.

Quelques jours après, il est vrai, César fut moins heureux dans l'attaque d'un pont dont il voulait s'emparer : il y éprouva un grave échec, et fut forcé de fuir lui-même à la nage pour ne pas succomber avec les siens dans son embarcation. Mais nous n'entreprendrons pas le récit de ce nouvel épisode : nous croyons, par les exemples ci-dessus, avoir suffisamment démontré que les Romains surent très-bien se servir de leur marine, soit pour attaquer, soit pour défendre une place, et, de même que nous avons terminé la seconde partie de notre travail par un chapitre traitant de l'attaque et de la défense des villes en général, nous terminerons ici la troisième par ces quelques mots sur le siège des villes maritimes.