DE LA MILICE ROMAINE

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA MARINE ET DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR MER

CHAPITRE III. — DES DIVERSES PARTIES ET DE L'ARMEMENT D'UN VAISSEAU DE GUERRE.

 

 

Carina, statumina, prora, puppia, alveus, sentina, parasemon, tutela, splustrum, gubernaculum, foramina, scalmi, modius, carbasa, ancora... Des armes du vaisseau : éperon, épotides, asser, tour.

 

Quelle que soit l'obscurité de toutes les questions qui ont rapport à la marine antique, nous savons cependant, d'après les écrivains romains, les noms des principales parties et des dépendances d'un ancien vaisseau.

On appelait canna la quille ou carène, dernière pièce de bois de la charpente, allant de l'avant à l'arrière et servant de corps pour le bâtiment tout entier ; statumina, les côtes ou pièces de bois qui fortifiaient les côtés ; picora, la proue, ou le devant ; puppis, la poupe, ou la partie de derrière ; alveus, la coque du vaisseau, et, par extension, dans les poètes, le vaisseau lui-même[1] ; sentina, la sentine, ou la cale, c'est-à-dire la partie creuse qui formait le fond du bâtiment, où s'introduisaient les voies d'eau, et quelquefois ces voies d'eau elles-mêmes : de là les expressions sentinam trahere[2], faire une voie d'eau ; sentinam exhaurire[3], travailler aux pompes pour la combattre[4].

Chaque vaisseau avait un nom particulier, inscrit ou peint sur la proue, comme Pistris, Scylla, Centaurus, etc.[5] On y sculptait même souvent une figure imitant la personne ou l'objet qui avait donné ce nom. C'est ce qu'on appelait parasemon[6] ou insigne[7]. On plaçait, au contraire, à l'arrière le génie tutélaire, tutela ou tutelare numen[8], sous la protection duquel on supposait qu'étaient placés l'équipage et le bâtiment, comme dans plusieurs pays catholiques on met chaque bâtiment sous la protection de quelque saint, qui lui sert de patron[9]. C'était quelquefois une petite statue placée sur le pont[10], quelquefois un portrait peint ou sculpté à la poupe[11]. La tutela était regardée comme sacrée parmi les marins[12] ; c'était près d'elle qu'on adressait les prières aux dieux et que l'on concluait les traités[13].

On plaçait aussi à la poupe un ornement, fait de planches de bois très-légères, qui ressemblait un peu aux plumes d'une aile d'oiseau, et qu'on nommait aplustre ou aplustrum (άφλαστον)[14] ; à l'extrémité de cet ornement flottait un pavillon[15]. Le vaisseau qui portait le commandant de la flotte, navis prætoria, avait un pavillon rouge, velum purpureum, et un flambeau qui servait à faire des signaux et à donner des ordres au reste de la flotte[16].

Les vaisseaux de transport n'avaient pas tous ces signes particuliers à l'avant et à l'arrière. Quand ils étaient employés au transport des grains et des provisions, on surmontait simplement leur mât d'une corbeille, corbis, et de là on leur donnait quelquefois le nom de navis corbita. Nous pouvons faire remarquer, en passant, que c'est probablement de ce mot corbis que vient notre nom moderne de corvette.

Enfin, c'était encore à la poupe qu'était placé le gouvernail, gubernaculum, et le pilote qui le dirigeait, gubernator. Quelques vaisseaux n'avaient qu'un gouvernail, tantôt à bâbord (gauche), tantôt à tribord (droite). Mais en général ils en avaient deux suspendus à leurs flancs, près de l'arrière, un de chaque côté. Végèce, à propos de la hache à deux tranchants, parle de ces gouvernails ainsi suspendus : Bipennis est securis habens ex utraque parte latissimum et acutissimum ferrum. Per has in medio ardore pugnandi, peritissimi nautæ vel milites, cum minoribus scaphulis, secreto incidunt funes, quibus adversariorum ligata sunt gubernacula[17]. Le gouvernail était une pelle à deux ailes ou une pelle n'ayant qu'une aile. Une barre était implantée dans la hampe, perpendiculairement au plan de la rame, et servait à mouvoir le gouvernail et à lui faire prendre des positions plus ou moins inclinées au plan vertical passant par le milieu de la quille ; on l'appelait clavus : clavus est quo regitur gubernaculum[18], dit quelque part Isidore de Séville. La hampe, à laquelle s'attachaient les ailes, prenait le nom de pertica, et chacune des ailes, celui de pinna[19].

Sur les côtés, on pratiquait des ouvertures, foramina, pour les rames dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Chaque rame, au moyen de cordes appelées stroppi ou struppi, était attachée et retenue à une pièce de bois, nommée scalmus, qui la maintenait toujours en place pendant qu'on la maniait. Pour désigner la force et la grandeur d'un bateau, on indiquait le nombre de ses scalmi ; c'est ainsi que nous lisons : actuaria (navis) decem scalmis[20], — navicula duorum scalmorum[21], — quatuor scalmorum navis[22].

Sous ces ouvertures, destinées à l'action des rames, étaient des ceintures ou préceintes, zone. On les faisait ordinairement de chêne, d'une épaisseur peu considérable, et légèrement ornées. Il y en avait deux ou trois : Héliodore[23] parle de la troisième préceinte, à propos d'un navire que sa charge enfonçait profondément dans l'eau : τ γρ χθος χρι κα π τρτου ζωστρος τς νες τ δωρ νθλιβεν.

Les vaisseaux des anciens n'avaient qu'un seul mât, malus ; il occupait le milieu du bâtiment, et le lieu où il était placé s'appelait modius[24]. On l'élevait au départ, et on l'abaissait dès qu'on se rapprochait des côtes ; au moment d'un combat, on l'enlevait quelquefois et on le couchait sur un des côtés du vaisseau, afin qu'il ne fût pas un embarras pour les combattants[25].

C'était au mât qu'étaient fixées les vergues, antennæ ou brachia, et celles-ci soutenaient les voiles, vela, qui y étaient attachées avec des cordes, funes ou rudentes. Aux deux extrémités des vergues, cornua, tombaient deux cordes, appelées pedes (bras de vergues), et, en les tirant vers la proue, on faisait tourner les voiles soit à droite, soit à gauche, pour les présenter au vent dans la position la plus favorable. Les voiles étaient généralement blanches, parce qu'on croyait que cette couleur portait bonheur[26]. Nous devons remarquer ici que les poètes anciens, qui se sont souvent servis des mots carina, puppis, etc., pour exprimer un navire tout entier, n'ont jamais donné au mot velum le sens qu'on donne souvent aujourd'hui au mot voile, lorsqu'on dit une voile, cent voiles, pour signifier un vaisseau, cent vaisseaux. Nous ne trouvons un exemple de carbasa, pris dans ce sens, que dans Rutilius Numatianus, Gaulois du commencement du cinquième siècle après Jésus-Christ, auteur d'un itinéraire en vers.

L'ancre, ancora, qui retenait les navires, fut d'abord de pierre, puis de plomb et de fer. Elle n'eut d'abord qu'une patte, mais, quand on l'eut perfectionnée, elle en eut deux, et ressembla à celle dont on se sert aujourd'hui. Les gros vaisseaux avaient plusieurs ancres, et les portaient à l'avant. Elles étaient lancées de la proue au moyen d'un câble, nommé ancorale[27], qui servait ensuite à les dégager du sol, lorsqu'il fallait les lever.

Avant de jeter l'ancre, on reconnaissait la profondeur de la mer au moyen de la sonde, nommée catapirates ou bolis. C'était un plomb, à l'extrémité duquel on fixait du suif, de la même façon que maintenant, pour s'assurer de la nature du sol, et voir s'il était de sable, de roc, de cailloux ou de coquilles, s'il était convenable ou non pour le mouillage[28].

On appelait retinacula ou oræ les cordes qui retenaient à terre un vaisseau[29]. Le sable, et tout ce qu'on plaçait dans le navire pour le lester, se nommait saburra[30].

Toutes ces différentes parties du gréement, cordages, voiles, rames, etc., se désignaient souvent sous le nom général d'armamenta.

Il nous reste à dire quelques mots de certaines parties additionnelles, spéciales aux vaisseaux de guerre, et qui augmentaient leur puissance dans les combats.

L'arme offensive, dont Pline attribue l'invention à Pisée, rostra navibus Piseus addidit[31], l'éperon, était une pointe d'airain solidement attachée dans le bas de l'étrave. Elle était destinée à agir sur les flancs des navires ennemis comme le bélier sur un mur, et elle était placée soit au niveau de la quille, soit même au-dessous, de sorte que chaque trou qu'elle perçait non-seulement endommageait le bâtiment ennemi, mais y ouvrait une voie d'eau. Cet éperon était quelquefois façonné en forme de corne ou de bec d'oiseau de proie, mais le plus souvent il était droit, à deux ou à trois dents, et représentait une tète d'animal, généralement une tète de pore. Quelque précaution qu'on prit pour le rendre inébranlable, il se perdait facilement dans les chocs violents : c'est ainsi que celui de la quadrirème d'Octave se perdit dans un abordage qu'elle fit avec la quinquérème de Vatinius : Itaque primus (Vatinius) sua quinqueremi in quadriremi ipsius Octavii impetum fecit. Celerrime fortissimeque contra illo remigante, naves adverse rostris concurrunt adeo vehementer, ut navis Octaviana, rostro discusso, ligno contineretur. Plutarque dit aussi que les vaisseaux de César craignaient d'aborder ceux d'Antoine[32], non-seulement par l'avant, à cause de leurs éperons d'airain plus solides, mais encore par le flanc, à cause de leurs planches très-épaisses et consolidées par des liens de fer. La solidité de l'éperon était donc essentielle pour l'abordage : avec cette arme, on s'élançait sur un vaisseau ennemi, on le perçait par la force de l'impulsion, puis, en ramant fortement en sens contraire, on se dégageait aussitôt afin de s'éloigner. C'est ce mouvement que peint Lucain, lorsqu'il représente deux vaisseaux de guerre qui s'éloignent l'un de l'autre, après s'être abordés par l'avant : Avec les rames, dit-il, ils ramènent leurs poupes en arrière et retirent leurs éperons,

Inhibent remis puppes, se rostra reducunt[33].

Au-dessus de l'éperon, de chaque côté du vaisseau, pour le défendre si l'éperon venait à se briser, étaient ordinairement les épotides. On appelait de ce nom grec d'έπωτίς une pièce de bois pointue dont l'extrémité était garnie de fer ou d'airain : elle se présentait comme une lance en arrêt à l'avant du vaisseau, qu'elle défendait, mais sa saillie était moins grande que celle de l'éperon, afin de laisser toute liberté à l'action de ce dernier.

Ainsi, l'éperon et les épotides agissaient sur mer contre les murailles d'un vaisseau, de la même façon que le bélier agissait sur terre contre les murs d'une ville assiégée.

Il y avait encore une autre arme navale ayant la même destination : c'est ce que Végèce[34] appelle asser, et ce que les Grecs nommaient ξυστόν ναμαχον[35]. C'était une pièce de bois ferrée aux deux bouts, longue, forte, et cependant déliée, qu'on pendait au mât comme une vergue, et qu'on mettait en branle au moment de l'abordage. Elle agissait comme un bélier, dit M. Jal[36], abattant, blessant, tuant les soldats et les matelots, et souvent perçant le corps du navire ennemi. Végèce la définit ainsi : Trabes subtilis ac longa, ad similitudinem antennæ, pendens in malo, utroque capite ferrato, pro vice arietis vi impulsa.

Avec ces instruments d'attaque, les vaisseaux de guerre avaient aussi des moyens de défense destinés à protéger les hommes qui les montaient. Telles étaient ces tours, propugnacula, qu'on élevait sur le pont avant d'engager l'action, et d'où on lançait des pierres et des dards[37]. Les soldats y étaient à l'abri comme derrière les murs d'une forteresse. Quelques navires étaient entièrement pontés : on leur donnait le nom de navis, tecta, strata ou constrata (ναΰς καταφράκτη) ; d'autres n'avaient d'abri qu'à la proue et à la poupe, où se plaçaient les combattants : on les appelait navus apertæ[38].

 

 

 



[1] Salluste, Jugurtha, 21 ; Properce, III, 7, 10.

[2] Sénèque, Epist., 30.

[3] Cicéron, de Senec., 6.

[4] Voir César, Bel. Civ., III, 28 ; Cicéron, Fam., IX, 15 ; Martial, IX, 19, 4 ; Suétone, Tibère, 51.

[5] Virgile, Æn., V, 116.

[6] Παράσημον, Herod., VIII, 89 ; Tite-Live, XXXVII, 29.

[7] Tacite, Ann., VI, 34.

[8] Ovide, Tristes, I, el. 3, 110 ; el. 9, 1 ; Perse, VI, 30 ; Silius Italicus, XIV, 411, 439.

[9] En Italie, les pécheurs ne se bornent pas à placer leur barque sous la protection d'un saint, en la baptisant de son nom : ils sculptent, à l'arrière, comme les marins de l'antiquité, une petite figure de saint plus ou moins grossière. Quand leur embarcation vient à périr, soit par vétusté, soit par naufrage, ils ont soin, autant que possible, de reclouer la sainte figure sur leur barque nouvelle. Voir Graziella, de M. de Lamartine.

[10] Pétrone, Satiricon, 108.

[11] Sénèque, ep. 76.

[12] Lucain, III, 510.

[13] Tite-Live, XXX, 36.

[14] Lucain, III, 586 ; Lucretius, IV, 439.

[15] Juvénal, X, 136.

[16] César, Bel. civ., II, 6 ; Pline, XIX, 1 ; Tacite, Hist., V, 22.

[17] Végèce, 15.

[18] Gubernaculum, πηδάλιον ; clavus, οΐαξ ; pertica, φθείρ ; pinna, πτερύγιον.

[19] Jal, Flotte de César, Virgil. nautic., § 5, et Gloss. articles : Barre du gouvernail et Gouvernail.

[20] Cicéron, Att., XVI, 3.

[21] Cicéron, Orat., II, 34.

[22] Velléius Paterculus, II, 43 ; etc.

[23] Héliodore, Liv. Ier.

[24] Isidore, XIX, 2.

[25] Lucain, III, 45 ; Virgile, Æn., V, 829 ; Cicéron, Verr., V, 34.

[26] Ovide, Her., II, 11 ; Catulle, LXIV, 225.

[27] Tite-Live, XXII, 19 ; XXVII, 30.

[28] Isidore, Orig., XXIX, 4, 10 ; Rich, Antiquités romaines.

[29] Virgile, Æn., IV, 580 ; Tite-Live, XXII, 19.

[30] Tite-Live, XXXVII, 14.

[31] Pline, VII, 57.

[32] Plutarque, Vie d'Antoine.

[33] Lucain, III, 859.

[34] Végèce, IV, 44.

[35] Homère, Iliade, XV, 387 et 677.

[36] Voir le Συστόν ναύμαχον.

[37] César, Bel. G., III, 14 ; Florus, IV, 11, 5 ; Pline, XXXII, 1.

[38] Tite-Live, XXX, 43 ; Hirtius, B. Alex., 11 ; Tacite, Ann., II, 6.