DE LA MILICE ROMAINE

 

DEUXIÈME PARTIE. — DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR TERRE

CHAPITRE VI. — DÉFENSE DES VILLES ASSIÉGÉES.

 

 

Fortifications. — Défense des places attaquées d'emblée par escalade. — Sorties dirigées contre les travaux de circonvallation et les tranchées. — Moyens employés pour empêcher le comblement du fossé. — Contre-mines. — Moyens de défense contre les machines. — Défense des brèches.

 

La première défense d'une ville assiégée est dans sa position et dans ses murs. Les anciens cherchaient donc pour leurs places des situations escarpées, inabordables aux tours et aux machines de guerre. Mais, quand leurs villes, par la nature du terrain, n'avaient pas ces avantages, ils tâchaient d'y suppléer par des enceintes doubles et triples : ils préféraient, pour plusieurs raisons, ces ouvrages multipliés aux terrasses que nous appelons remparts. D'abord, dans une escalade, l'ennemi qui parvenait au haut du mur se trouvait tout aussi embarrassé qu'en dehors, puisqu'il fallait retirer les échelles d'un côté pour descendre de l'autre, et qu'en descendant de cette façon il tournait le dos à l'assiégé, qui pouvait aisément le culbuter. Ensuite, leurs catapultes et leurs balistes, tirant horizontalement, n'auraient été d'aucun effet placées au haut du mur, tandis qu'elles étaient très-meurtrières quand on les plaçait au rez-de-chaussée, où l'on pratiquait des ouvertures de différentes formes pour en faciliter l'action. Enfin, les tours des assiégés qui dominaient le mur prenaient en flanc tous les assiégeants obligés d'y rester un certain temps pour manœuvrer leurs échelles avant de descendre, et l'effet de ces tours était d'autant plus terrible qu'il y avait moins d'espace entre elles. Aussi, avait-on soin de les rapprocher l'une de l'autre le plus possible : Les espaces d'entre les tours, dit Vitruve, doivent être tellement compassés, qu'ils ne soient pas plus longs que le trait d'une flèche, afin que les assiégeants soient repoussés plus facilement, étant battus également à droite et à gauche.

Cependant, quand les machines de siège furent devenues plus redoutables, on prit l'habitude de terrasser les murs afin de les rendre plus solides et plus capables de résistance. Il n'y a rien, dit Végèce[1], qui rende les remparts plus fermes que quand les murs sont soutenus par de la terre ; car alors ni le bélier, ni les mines, ni toutes les autres machines ne peuvent les ébranler. On construisit même des mura où la pierre, la terre et le bois confondus se fortifiaient mutuellement : la plus fameuse construction de ce genre se trouve clairement exposée dans les Commentaires de César. C'étaient des pièces de bois étendues par terre tout de leur long, qui ne présentaient que le bout, et qui étaient rangées à deux pieds l'une de l'autre, liées ensemble par des traverses ; leur distance était remplie intérieurement de terre et de fascines, et, à l'extérieur, de gros quartiers de pierre sur lesquels on mettait d'autres poutres comme les premières ; on continuait ainsi l'ouvrage, les pierres posant toujours sur les poutres, et les poutres sur les pierres, en forme d'échiquier. Ces rangs entrelacés rendaient l'ouvrage agréable à la vue et très-fort pour la défense, parce que le bois résistait à l'action du bélier et les pierres à celle du feu : de plus, les poutres étant ordinairement longues de quarante pieds, le mur avait quarante pieds d'épaisseur et ne pouvait être enfoncé ni démoli.

Les assiégés mettant ainsi en usage plus de moyens de défense, les assiégeants multiplièrent leurs moyens d'attaque : ils imaginèrent l'attaque environnante dont nous avons parlé, pour donner d'emblée l'escalade à tout le contour d'une place ; mais les assiégés, outre l'élévation de leurs murs et la position de leurs tours, ne manquèrent pas de nouvelles défenses. Ils employaient des rideaux de gros drap rembourrés qu'ils suspendaient au devant des parapets pour amortir et recevoir les traits de l'ennemi ; puis, à travers les créneaux des tours, ils faisaient tous leurs efforts, soit à coups de traits, soit à coups de main, pour renverser les assiégeants et les échelles, de sorte que ceux-ci, arrivant à la file et tout en chancelant, avaient à combattre contre des gens qui les attendaient de pied ferme et qui avaient, avec l'avantage du nombre, celui du terrain et des armes ; car les assiégés, outre les armes offensives ordinaires, en avaient d'autres bien plus terribles dans ces circonstances : ils jetaient horizontalement sur les échelles de grosses et longues poutres cylindriques qui roulaient jusqu'au bas, entraînant et écrasant tous ceux qui s'y trouvaient ou qui étaient au pied des murailles prêts à monter. Ils se servaient également de tonneaux remplis de pierres et de terre qui, par leur pesanteur, produisaient dans leur chute au milieu de leurs ennemis- des désastres épouvantables. Nous comprenons facilement que de tels moyens de défense contre l'escalade durent en rendre la pratique beaucoup plus rare et mettre l'ennemi dans la nécessité d'entreprendre des siégea réguliers.

C'était ordinairement le moment où l'ennemi commençait à assiéger la ville et à tracer ses lignes de circonvallation et ses tranchées, que les assiégés choisissaient pour opérer de vigoureuses sorties. Comme une grande partie des troupes ennemies était alors occupée à ces travaux, on espérait les trouver désarmées, et si l'on réussissait à ruiner le commencement de leurs circonvallations, on pouvait espérer aussi les décourager par un premier échec.

Les sorties étaient faites presque toujours pendant la nuit, et de différents côtés à la fois ; mais quelquefois elles avaient lieu le jour : alors, les assiégés sortaient en très-grand nombre, et c'était presque une bataille qu'on livrait. Avant de se voir enfermer dans leurs murs, ils voulaient courir cette chance de salut, persuadés qu'en n'entreprenant rien ils finiraient par être perdus sana espérance et sans gloire, tandis que dans l'action il y avait de la gloire à acquérir et quelque espérance de se sauver. Cependant les sorties, quelque vigoureuses qu'elles fussent, comme elles étaient presque toujours dirigées contre un ennemi très-supérieur en nombre, ruinaient quelques travaux, prolongeaient, de cette manière, la durée du siège, mais ne pouvaient presque jamais délivrer la ville assiégée.

Les lignes de circonvallation et les tranchées construites, les ennemis arrivaient donc jusqu'au fossé. Quand celui-ci était sec, nous avons vu comment ils le traversaient, et comment, après avoir ouvert la contre-escarpe, ils conduisaient des galeries de charpente jusqu'au pied du mur qu'ils voulaient saper. Les assiégés, au moyen de leurs catapultes, lançaient alors sur ces galeries des pierres d'un poids énorme, pour les briser, et des faisceaux de traits goudronnés et enflammés, pour les incendier. Quand le fossé ne pouvait être traversé, les ennemis le comblaient : tantôt ils se servaient de fascines et de troncs d'arbres, et les assiégés tâchaient d'y mettre le feu ; tantôt, pour s'en garantir, ils y mêlaient des pierres et de la terre, et les assiégés étaient obligés d'employer les galeries souterraines, au moyen desquelles ils venaient enlever au fossé autant de matériaux qu'on en employait au comblement. Quelquefois mente, les assiégés attendaient que le fossé fut en grande partie comblé : ils creusaient une vaste mine sous le comblement presque terminé ; ils la remplissaient de matières inflammables, et, quand les étançons calcinés s'écroulaient, le comblement, les machines et les soldats s'abîmaient dans le gouffre. Mais ce moyen ne manquait pas de danger; car, pour mener ainsi une galerie souterraine hors de la ville, il fallait de toute nécessité la faire passer sous les murs, et cela nuisait à la solidité d'une muraille qu'on devait au contraire affermir le plus possible.

Quand, malgré la défense, l'assiégeant était enfin parvenu à opérer le comblement, quand il dirigeait les machines de sape contre les murs, et qu'en même temps il s'efforçait de les miner pour opérer une brèche la plus large possible, on avait recours à de nouvelles ressources. Dès qu'on croyait les mines commencées, on entreprenait dans la place des travaux analogues, en sens contraire : comme dans nos sièges d'aujourd'hui, on opposait aux mines des contre-mines; on cherchait à prendre la position inférieure, ce qui est toujours un grand point dans ces sortes de travaux ; et, si l'on se rencontrait, les mineurs engageaient entre eux des combats souterrains, d'autant plus acharnés que l'espace était plus restreint[2]. Puis, l'ennemi momentanément repoussé, on travaillait immédiatement à boucher la mine où l'on jugeait le plus à propos, tantôt avec des sacs remplis de terre, et tantôt avec des portes qu'on jetait à la hâte devant l'ouverture.

Les machines de sape pouvant produire sur les murs le même effet que la mine, les assiégés savaient également en diminuer ou en arrêter l'action. Végèce, dans un chapitre où il traite particulièrement cette question, indique pour défense des ballots de laine ou de plumes que l'on opposait au bélier pour en rompre les coups ou les rendre inutiles[3]. Selon lui, on se servait souvent de grosses cordes en forme de lacs ; on les suspendait vis-à-vis du bélier, qu'on tâchait de saisir, et, une fois qu'on l'avait saisi, on l'élevait, on le tirait de côté et d'autre, pour le mettre hors de batterie, pour renverser et casser les poteaux qui le soutenaient. Quelquefois, à l'extrémité de la corde, au lieu d'un simple lacs, on attachait de gros ciseaux courbes et dentelés qui le pinçaient avec force et le saisissaient plus facilement. Quelquefois aussi on suspendait par des chaînes une longue pièce de bois à deux soliveaux assez semblables aux deux flèches d'un pont-levis ; lorsque le bélier commençait à jouer, on élevait la poutre suspendue, puis on la laissait retomber de tout son poids sur la machine, dont les coups étaient ainsi rompus.

Mais tous ces moyens, en retardant plus ou moins les travaux des assiégeants, les empêchaient rarement de pratiquer une brèche. Il pouvait alors arriver que les assiégés, abandonnant leurs premiers murs, prissent la résolution d'en construire de nouveaux par derrière. C'est ainsi que les Sagontins, loin de s'épouvanter de voir les Carthaginois livrer des assauts à travers des brèches où une cohorte entière pouvait entrer de front, se fortifièrent dans l'intérieur de leur ville : ils construisirent toujours de nouveaux retranchements, à mesure qu'ils perdaient les premiers, et se virent enfin, par la résistance la plus opiniâtre, enfermés dans un espace à peine capable de les contenir. Ce fut là, toutefois, un fait presque exceptionnel dans la défense des places. Au lieu d'abandonner la première brèche de cette façon, pour se protéger derrière de nouveaux murs, on la réparait ordinairement le mieux et le plus longtemps possible, pour la défendre jusqu'au dernier moment. Les assiégés, profitant de l'avantage de leur position, livraient aux assiégeants des combats dont la vivacité et l'acharnement sont à peine concevables ; ils faisaient un dernier effort, et parvenaient quelquefois, avant de succomber, à repousser plusieurs assauts. Nous en trouvons un grand exemple dans l'histoire du peuple d'Athènes, qui, assiégé par Sylla, repoussa deux fois l'assaut dirigé contre lui par ce général, et le força à changer son siège en blocus : il fut vaincu par la famine, mais non par l'ennemi.

 

 

 



[1] Végèce, IV.

[2] Nous trouvons une description de ce genre d'attaque et de défense dans le récit du siège d'Ambracie. Le consul, voyant qu'il ne pouvait rien avancer à force ouverte résolut de faire une mine; mais il couvrit auparavant avec des gabions et des mantelets l'endroit où il devait faire l'ouverture, de sorte qu'encore qu'on travaillât nuit et jour â cet ouvrage, les assiégés ne s'aperçurent point non-seulement qu'on creusait la terre, mais même qu'on la transportait, jusqu'à ce qu'enfin un morceau qu'ils découvrirent inopinément leur fit supposer ce qui se passait réellement. Ainsi, appréhendant que les ennemis ne se fussent déjà fait un chemin dons la ville par-dessous les murailles, ils firent dans l'intérieur un grand fossé, vis-à-vis du lieu où l'on travaillait. Lorsqu'ils eurent creusé aussi avent que pouvait aller la mine, ils mirent l'oreille en plusieurs endroits contre terre, entendirent le bruit des mineurs ennemis, et ouvrirent aussitôt une contre-mine qui allait droit à eux. Au reste, ce travail ne leur donna pas beaucoup de peine, car ils arrivèrent bientôt jusqu'au vide où ils trouvèrent les fondements de la muraille que les ennemis avaient suspendus sur de grosses pièces de bois. S'étant ainsi rencontrée, ils combattirent d'abord avec les outils dont ils s'étaient servis pour creuser ; puis, les soldats étant accourus avec leurs armes, on donna sous terre un combat sanglant et furieux...

[3] Josèphe, au siège de Jotapata, se servit d'un moyen semblable. Il fit emplir de paille quantité de sacs que l'on descendit avec des cordes du haut du mur, à l'endroit où le bélier avait frappé, et les coups que donna ensuite cette machine, ou ne portèrent plus, ou perdirent leur force en rencontrant une matière si molle et si facile à s'étendre. Cette invention, dit-il, retarda beaucoup les Romains, parce que, de quelque côté qu'ils tournassent leur bélier, ils y rencontraient ces sacs pleins de paille qui rendaient leurs coups inutiles. Mais les Romains finirent par se débarrasser de cet obstacle en coupant les cordes de tous les sacs au moyen de faux attachées à de longues perches.