Obstination des
Ligueurs fanatiques et des mauvais Français. — Le clergé se rallie à Henri
IV, et prêche en sa faveur. Résistance des gouverneurs de place, de Villars,
de Médavi, de Grillon, etc., qui veulent se faire acheter. — Rancune des
Parlements contre les Ligueurs. — Sully négocie avec Villars la soumission de
Rouen. — A Caen, le Parlement est insulté à l'Université et au Présidial. —
Pour faciliter la reddition de Rouen, la Cour se porte garant des obligations
du roi. — Conditions auxquelles se rend Villars. — Rouen sollicite le retour
du Parlement. — Lettres-patentes du roi, qui rétablissent le Parlement, la
Cour des Aides, la Chambre des comptes à Rouen. — Dernières réserves faites
en secret par la Cour à l'amnistie accordée par le roi. — Retour triomphal du
Parlement à son palais de Rouen. — Derniers troubles en Normandie. —
Réduction de Honfleur et du Mont- Saint- Michel. — Pacification de la
province.
JUILLET 1593-1596.
Après
les belles journées du 26 et du 30 juillet, après ces actions de grâces et
ces transports de joie, on voudrait avoir terminé cette histoire et ne plus
entendre de voix discordantes. L'abjuration de Henri avait du même coup
enlevé sa cause et son but à la guerre. Mais, ce n'est pas le moindre malheur
des troubles sociaux que de jeter les hommes dans une obstination insensée,
qui leur fait prolonger une lutte sans raison, et infliger au pays d'inutiles
douleurs. Après la messe de Saint-Denis, tous les ligueurs sincères devaient
déposer leurs armes ; les royalistes aller au-devant d'eux, leur tendre la
main et prendre pour devise, à l'imitation du roi : Union et oubli. La plus
grande gloire de Henri est d'avoir admirablement compris et généreusement exercé
sa mission de pacificateur ; d'avoir oublié toutes les injures, éteint en lui
toutes les rancunes pour embrasser tous ses sujets dans une commune
affection. Mais, des deux côtés, tous ne s'élevèrent pas à cette hauteur de
pensée. Les royalistes, encore aigris par la souffrance, voyant avec peine
leurs adversaires jouir d'une égale faveur, poussaient Henri dans la voie
impolitique et odieuse de la vengeance, tandis que des ennemis acharnés
continuaient de nourrir des préventions aveugles ou des haines insensées[1]. Au mois
de juillet 1593, avant la messe de saint Denis, le curé de Saint-Germain
d'Argentan avait prêché : qu'il ne fallait plus parler de Henri de Bourbon,
et que le roi d'Espagne avait été couronné roi de France. Les bourgeois
répétaient ces propos ; les juges, malgré la dénonciation du gouverneur,
refusaient d'en informer[2]. Même après l'abjuration du
roi, tous les ecclésiastiques ne se tinrent point pour satisfaits. Les
chanoines du Saint-Sépulcre de Caen, bien qu'avertis, ne vinrent pas à un Te
Deum chanté après la réduction de Lyon. Pendant le carême de l'année 1594, certains
prédicateurs firent encore des sermons plus belliqueux que chrétiens. Le
gardien des Cordeliers déclamait à Saint-Pierre contre le roi, en présence
des conseillers du Parlement. Il ajoutait même, par défi, qu'il y avoit des oreilles
délicates qui pourroient censurer ce qu'il voulloit dire, mais quand il y en auroit
qui auroient les oreilles aussy
grandes et ouvertes que Midas, il diroit, comme il avoit dict : que quand Dieu vouloit
affliger son peuple, il luy envoyoit
des rois hypocrites.
Groulart, devant qui il avait prononcé ces impudentes paroles, vint les
dénoncer à la Cour, comme étant plus que jamais de très-périlleux exemples, au moins dignes de grande
animadversion.
Mandé à la barre, le cordelier n'osa répondre franchement. On lui reprocha
d'avoir été vu ivre et trébuchant par les rues[3]. 11 ne
faudrait pas, toutefois, sur ces exemples, juger la conduite de tout le
clergé. Tandis que des esprits bornés ou pervers livraient ces Combats
désespérés, les ecclésiastiques, que le seul intérêt de la religion attachait
à la Ligue, revenaient au roi et conviaient le peuple à le reconnaître. Le
curé de Saint-Pierre de Caen, jadis si ardent ligueur, avait été le premier à
parler en chaire en faveur de Henri IV. Plusieurs évêques de la province,
celui de Sées, celui de Coutances, après avoir puissamment contribué à la
conversion du roi, revenaient annoncer à leur troupeau le rétablissement de
la paix[4]. Dans Avranches, ville où
frémissaient encore les passions de la Ligue, l'archidiacre Jean Guiton de
Carnet, à son retour de Saint-Denis, racontait ce qu'il avait vu et, à sa
parole, les dernières défiances tombaient, les esprits s'ouvraient au
respect, les cœurs à l'amour. Les
chefs d'armée et les gouverneurs de place montraient moins de bonne foi. Pour
plusieurs, la guerre, était une voie ouverte à d'ambitieuses espérances ;
pour' tous, c'était un bon métier dont la paix allait leur enlever les
profits. Les premiers voulaient continuer la lutte ; les seconds, vendre leur
soumission. Ils tenaient encore bon nombre de villes ou de châteaux
fortifiés. Dans la Basse-Normandie il leur restait seulement le
Mont-Saint-Michel que les huguenots de Pontorson venaient d'attaquer sans succès
(29
janv. 1594) ; mais,
dans l'ouest de la province, Médavi occupait Verneuil, Grillon, Honfleur ;
Fontaine-Martel, l'ex-gouverneur de Louviers, Neufchâtel. Pont-Audemer, le
Havre, Montivilliers, Rouen appartenaient à Villars, qui tranchait du
souverain dans la Haute-Normandie. Trop faibles pour attaquer, ils étaient
aussi trop forts pour qu'on pût les réduire sans de grands sacrifices
d'hommes et d'argent. Plusieurs conseillers du roi lui proposaient de les
acheter pour parvenir plus tôt à la pacification du royaume. Mais la fierté
des parlements se révoltait contre ces expédients, humiliation du droit
devant la force. Déjà, quand le roi avait conclu les dernières trêves,
traitant avec Mayenne de puissance à puissance, le Parlement de Caen avait
hésité à les publier dans leur teneur. Enfin, il fut arrêté, au secret de Messieurs, qui ont juré de non revelare, que les ditz articles
ont été publiez et registrez, attendu l'injure des temps et sans approbation
d'aulcun parti, ou reconnaissance d'autre puissance
que de la majesté du roy très-chrétien, Henry quatre[5]. Là encore, il y avait un
souvenir de cette autre réserve faite en secret par la Cour à l'amnistie complète
que le roi accordait aux Ligueurs. Si ce profond respect pour l'autorité
emporte une idée de grandeur, ces réticences et ce refus de pardon partaient
de sentiments moins nobles, et contre lesquels le Francophile avait
éloquemment protesté. Heureusement pour sa gloire, à peine le Parlement
fut-il échappé aux malheurs de l'exil, que sa sévérité se fondit aux rayons
de la paix. Il usa de principes plus humains en recevant des conseillers, au
zèle chancelant, et qu'il avait jadis repoussés. De Cahaignes et Turgot,
accusés d'un peu de faiblesse au service du roi, profitèrent
les premiers de ces doctrines de pardon et d'oubli[6]. Une
courte campagne de Henri, en Haute-Normandie, n'eut d'autre résultat que la
prise de Dreux, où Montpensier reçut une blessure au visage ; elle montra
plus évidemment encore la nécessité d'en finir par des négociations.
Groulart, après avoir vu le roi à Dieppe, revint lui-même avec cette
persuasion, et l'on commença dès lors à traiter sérieusement avec Villars de
la réduction de Rouen[7]. Dès le mois d'août 1593,
Louise de L'Hôpital, sœur du marquis de Vitry, qui avait rendu Meaux à Henri
IV, aussitôt après l'abjuration, insinua cette pensée au gouverneur de Rouen[8]. Le premier février de l'année
suivante, Sully reçut les pouvoirs nécessaires pour traiter avec lui. D'un
caractère énergique et conciliant à la fois, il était bien choisi pour
négocier avec Villars, assez hautain par nature, et qui subissait de
mauvaises influences. Mais à Rouen, comme dans toute la France, Sully
trouvait un puissant auxiliaire dans le peuple, qui ne voulait plus que la
paix. Ce fut au milieu des applaudissements de la foule qu'il entra dans
Rouen, le 1er. mars 1594. A peine arrivé, il entama
les négociations qui se présentèrent difficiles, compliquées et durèrent plus
d'un mois[9]. Si
Rouen se rendait au roi, le Parlement ne devait point tarder beaucoup à
revenir y prendre séance. Pour ses membres, le séjour à Caen n'avait jamais
été qu'un exil, et déjà ils se disposaient au départ. Les Caennais ne se
dissimulaient plus le peu de valeur des lettres de translation, et leurs
rapports avec les magistrats rouennais avaient pris un caractère de
malveillance. En octobre 1593, le président Le Jumel ayant réglé, en les
diminuant, les gages des suppôts de l'Université, deux professeurs de médecine,
Desprez et de Cahaignes, l'invitèrent poliment à assister à leurs cours ; il
s'y rendit sans défiance ; alors ils se prirent à déclamer contre lui, usant d'invectives et propos insolents et pleins de calomnie
contre l'honneur et l'authorité de la Cour. Le Parlement se montra
très-irrité par ces indignités, et
principalement commises aux oreilles d'une jeunesse assez prompte à
recueillir telles invectives. Pendant trois jours, on ne s'occupa que de cette affaire, qui
cependant n'eut pas d'autres suites[10]. Le 22 novembre 1593, on
trouvait encore à la porte de la cohue, au bailliage de Caen, un placard
injurieux pour le Parlement et en particulier pour Groulart. On ne put en
découvrir les auteurs[11]. II est
permis de ne point croire que les échevins soient descendus à de tels moyens,
pour se venger de leur déception. En ce moment même, ils avaient à combattre
pour leurs propres prérogatives. Une ordonnance royale venait d'établir que
les officiers du roi pourraient, à l'avenir, être nommés aux places d'échevins
et de gouverneurs municipaux. Ce nouvel empiétement du pouvoir central sur
l'indépendance des communes provoqua de vives résistances. A Caen, le 15
février 1594, plus de mille personnes, des plus considérables de la ville, se
réunirent pour protester, et prièrent le Parlement de ne point enregistrer
l'ordonnance. L'émotion était si grande, que les gens du roi, après avoir
sollicité cette faveur, n'osèrent en soutenir la concession[12]. Malgré ces embarras, les
échevins tentèrent un suprême effort pour conserver dans leur ville le
Parlement, la Cour des aides, la Chambre des comptes, ou l'une au moins de
ces juridictions. On envoya trois députés vers le roi pour lui rappeler ses
promesses, la fidélité des Caennais, les dépenses par eux faites pour donner
des habitations convenables aux membres de ses compagnies ; mais on ne
faisait pas grand fonds sur le succès de leur mission, car on avisait dès
lors aux avantages qu'on demanderait en compensation de ces pertes[13]. Avant
même que les députés se fussent mis en route, le contrôleur-général des
finances, d'Incarville, apportait à la Cour d'importantes propositions. Il
annonçait que les négociations pendantes entre Sully et Villars, avaient
fait, depuis six semaines, d'heureux progrès, mais que le roi désirait avoir l'avis et subvention de ses bons et fidèles serviteurs. Villars avait été nommé amiral
de France par la Ligue ; d'un autre côté, Biron, élevé à cette même dignité
par le roi, venait de prêter serment en cette qualité devant le Parlement de
Caen lui-même. Néanmoins, ce dernier consentait à se démettre de sa charge,
si le roi lui remboursait vingt mille écus ; en : outre, par une défiance,
que la réputation de fortune du Béarnais rend plus facile à comprendre, il
exigeait une caution. Le roi priait donc le Parlement et la Cour des aides de
lui en servir, les assurant qu'ils n'y perdraient rien. Son envoyé termina
l'exposition de sa demande par cette phrase, d'une irrésistible puissance,
qu'il ne fallait user de retards, parce que les choses en étaient à ce point,
qu'avant quinze jours, l'on sera libre de
retourner en sa maison, qui est la charge principalle
qu'il avoit du roi de dire à cette Compagnie. Presqu'aussitôt les quatre
présidents se portèrent caution[14]. Toutefois certaines conditions
posées par Villars les blessaient profondément. Bans le
traité, intérêts religieux, intérêts politiques et privés, tout était prévu.
On s'occupait d'abord des premiers. Après avoir obtenu l'abjuration du roi,
les ligueurs rouennais exigeaient encore, qu'il n'y eût dans les cinq villes
de Rouen, du Havre, de Barfleur, de Verneuil, de Pont-Audemer, d'autre
exercice que de la religion catholique ; que des catholiques seuls y
fussent investis du pouvoir. Ils songeaient ensuite à couvrir le passé : ils
stipulaient une amnistie complète, la validation des actes du Parlement, de
la Cour des aides, de toutes les autres administrations de la Ligue, avec
défense de jamais invoquer contre eux leur conduite antérieure. Un autre
article avait plus particulièrement en vue la rancune présumée du Parlement
royaliste ; il confirmait les Ligueurs dans les dignités, offices, estats,
charges dont ils jouissoient avant les troubles,
sans qu'il leur fallust prendre de nouvelles
provisions, malgré les arrests contraires et les
délibérations secrètes.
L'intérêt local dictait encore deux autres conditions : pendant trois ans,
les villes ligueuses ne pourraient être chargées d'impôts particuliers et
extraordinaires ; Rouen resterait sans garnison, et l'on démolirait le
Vieux-Château. Enfin, Villars ne se montrait pas oublieux de ses propres
affaires, et recevait, avec la confirmation de ses pouvoirs si étendus, la
somme de 715.430 livres. C'est Groulart qui nous donne ce chiffre précis dans
une longue énumération de traités semblables, qu'il consigna dans ses
Mémoires avec une sorte de honte. Par la même composition, Médavi recevait 44.000
livres pour Verneuil, et Fontaine-Martel 16.000 pour Neufchâtel[15]. Le
lendemain de la reddition de Paris, Sully reportait à Rouen la ratification
du traité. Arrivé près de Villars, il lui jeta autour du cou l'écharpe
blanche des royalistes, et le gouverneur, proclamant la fin de toute
division, cria : Vive le roi ! La foule l'imite, et les
canons, qui avaient lancé tant de boulets à Henri IV, tonnent en son honneur.
Sans retard, on écrit au roi, pour obtenir le rétablissement de la Cour de
Parlement et des autres compagnies. Après avoir défendu les actes de son Parlement
ligueur, c'était un glorieux hommage que Rouen rendait au Parlement
royaliste, en proclamant que le retour de ses membres, avec l'homme éminent
qu'ils avaient à leur tête, serait moins la réunion de deux parties séparées
que le rétablissement de la Cour[16]. Les
vœux du Parlement de Caen avaient devancé les sollicitations des Rouennais.
Dès le 1er avril, un messager arrivait à Caen, rapide comme un porteur
d'heureuses nouvelles. Il racontait les événements accomplis à Rouen le
mercredi dernier, le cri de : Vive le roi
! poussé par
Villars, les réjouissances, la soumission complète de la ville. La Cour
reconnaissante lui fit surie-champ un cadeau et inscrivit son nom dans les
registres ; il s'appelait Jacques Hubert[17]. Le lendemain, le Parlement fit
chanter un Te Deum, allumer des feux de joie, puis il parcourut en procession
les rues de la ville. Deux jours après, une dépêche de d’Incarville, engageait
la Cour à faire ses préparatifs de départ, et, le 12 avril, des
lettres-patentes du roi transféraient de nouveau le Parlement, la Chambre des
comptes, la Cour des aides, dans la ville de Rouen, nonobstant toutes lettres, défenses et mandements à ce
contraires. Dès le
15,1a Cour était prête à partir, et des députations firent ses adieux à
Montpensier et à La Vérune. Dans une dernière audience, les nouvelles lettres
de translation furent enregistrées et les parties ajournées au
Palais-de-Justice de Rouen. A cette
même séance, on prit encore une résolution secrète. Bien que le roi eût, dans
ces mêmes lettres de translation, commandé l'oubli du passé et l'union dans
l'avenir, on décida que les conseillers restés à Rouen ne pourraient rentrer
dans l'exercice de leurs fonctions qu'après s'être purgés par serment de ces
trois chefs d'accusation : assassinat d'Henri III, conspiration contre Henri
IV, emprisonnement des conseillers royalistes après la journée des barricades
de Rouen. Pour assurer ce droit d'examen et mieux marquer encore sa
supériorité sur le Parlement ligueur, Celui de Caen avait obtenu du roi que,
jusqu'à son retour, on cesserait, à Rouen, de rendre la justice. Les cœurs
n'étaient pas encore purifiés de toute rancune, mais elle allait se dissiper
au milieu de la joie du retour[18]. Déjà, au sein du Parlement
lui-même, des voix généreuses s'étaient fait entendre. Plaise à Dieu, y avait dit un jour le conseiller, de
Boislévêque, après une longue dissipation des mauvais conseils et entreprises
des méchants, nous favoriser et imprimer dans nos cœurs une loi d'amnistie,
et, par une renaissance de l'observation des bonnes lois, oster
de nous tout levain de vengeance et inimitiés particulières ! Attendons ce
bien de la main de Dieu. Présidents
et conseillers étaient convenus de partir en
plus grand nombre que faire se pourroit, pour
l'honneur de la Cour.
Le 18 avril, ils se mirent en route avec une escorte fournie par La Vérune et
Fervaques ; car Grillon tenait toujours dans Honfleur et aurait pu inquiéter
le voyage de la Cour. A Pont-Audemer, une autre escorte d'honneur, envoyée
par Villars, l'attendait, et, le 19, elle fit son entrée dans Rouen, une
entrée triomphale ! On la reçut avec des transports de joie ; la cité, bien
qu'appauvrie par ses longues guerres, jeta comme un voile de fête sur ses
blessures encore ouvertes, et parut recouvrer, avec son Parlement, son
heureuse fortune. Mais le plus beau spectacle dans ces belles journées, ce
fut de voir les magistrats, divisés jadis, maintenant réunis, à l'exception
de deux ou trois hommes dont nul ne regrettait l'absence, tout heureux de se
retrouver ensemble, venir tour-à-tour sceller leur réconciliation, et prêter,
entre les mains de Groulart, tout rayonnant de joie, un même serinent de fidélité
au prince qui allait travailler avec autant de zèle que de succès au bonheur
de la France. Le
retour du Parlement à son palais accoutumé marquait en Normandie le retour de
la paix. Honfleur seul, ou plutôt Grillon, son gouverneur, résistait encore.
Après un siège vigoureusement soutenu, quand déjà la brèche s'ouvrait aux
remparts, Grillon se rendit et trouva le moyen de se faire donner quinze
mille écus[19]. Le Mont-Saint-Michel,
vainement attaqué par la force ou par la ruse, arbora de lui-même l'étendard
royal, et Henri IV, pratiquant son admirable politique, laissa le
gouvernement de la place au brave Kérolent, qui la
lui avait rendue (2 nov. 1596)[20]. Le reste fut l'affaire de la
maréchaussée dont les compagnies travaillèrent tant et si bien qu'elles desnicherent et nettoyerent une infinité de petites retraictes
à voleur, qui estoient en divers endroicts de cette grande province[21]. Ce fut dans la presqu'île de
Cotentin, que ces bandes de pillards opposèrent la plus longue et la plus
vigoureuse résistance. Un imitateur de du Tourps, un sieur de Rafoville,
battait la campagne pillant, brûlant, assassinant, puis se retirait avec son
butin dans une redoute qu'il avait prise, tout armée de ses canons, sur le
commandant royaliste. Il y fut enfin forcé par Canisy (18 janv. 1595). Deux ans après, ce même
Rafoville, ayant commis de nouveaux brigandages, fut décrété de prise de
corps par le Parlement et condamné à payer au seigneur de
Castel-Saint-Pierre, dont il avait ruiné la maison, la somme de six mille
écus d'or[22]. Ce fut là sans doute une des
dernières causes, issues des troubles de la Ligue, qui nécessitèrent
l'intervention du Parlement. A partir de 1596, la Normandie fut, sinon
parfaitement heureuse, du moins tranquille, et, l'émulation déployée par elle
dans la guerre, trouvant un champ non moins vaste et plus fécond dans les
belles-lettres, y lança l'élite de ses hommes éminents, la nombreuse et
brillante troupe de ses savants, de ses littérateurs, de ses poètes, qui tous
atteignirent à la célébrité, mais dont trois couvrirent leur province de
gloire, Malherbe, Mézeray, et le poète dont le nom ne fera qu'un dans tous
les siècles avec l'épithète la plus simple comme la plus noble, le grand
Corneille. Arrivée
à ce point, notre tâche est remplie. On a dit de plusieurs historiens que,
parvenus au terme de leur course, ils se sentaient pris de tristesse en
quittant un monde au milieu duquel ils avaient longtemps vécu. Cela tient
sans doute à ce qu'une époque plus heureuse et leur puissant génie étaient un
soutien pour eux en même temps qu'un attrait. Pour nous, nous aurions voulu
hâter la marche de cet humble récit, et précipiter les événements vers la
paix. Si l'on s'émeut encore en lisant les calamités qui ont affligé des
nations disparues du monde, comment ne serait-on pas affecté par ces douleurs
qui, il y a deux siècles, tourmentaient notre province et la France ? Nous
les avons connues nous-mêmes ; car, longtemps endormies, alles ont eu dans
notre âge un terrible réveil. Ces questions de la souveraineté du peuple
affirmée par les prédicateurs de la Ligue, du libre examen réclamé par les protestants,
du droit divin et de l'autorité absolue que défendaient Henri IV et Groulart,
ont reparu sous d'autres formes en 1789, et ne sont pas complètement
résolues. Toutefois,
l'étude de ces temps misérables ne laisse pas d'être utile, surtout si l'on
remarque combien ils furent féconds en caractères puissants et marqués d'une
forte empreinte. Les conseillers au Parlement, par exemple, dans l'un et dans
l'autre parti, déployèrent les mêmes qualités de constance, de dévouement,
d'abnégation, et cette vertu si précieuse, commune alors, plus rare depuis,
du courage civil. La foule du peuple se modelait sur eux, et c'est avec la
même persévérance qu'on vit le peuple des grandes villes subir la misère, la
famine, les désolations d'un long siège, sans découragement, presque sans
murmures. C'est un malheur sans doute que d'avoir à déployer cette fermeté
politique au milieu des guerres civiles ; mais plus malheureux encore, et
moins dignement malheureux, les peuples qui ne savent plus que subir en
silence le cours des révolutions, et tendre la tête au joug du plus fort ! Enfin,
de cette tristesse même il sort comme une fleur de consolation. Après avoir
vu, dans cette seule province de Normandie, tant de combats acharnés,
d'actions féroces, de doctrines exaltées, les crimes les plus affreux érigés
en exploits, le corps de l'État prêt à se dissoudre, la foi catholique
grandement menacée, deux grands principes ne semblant avoir de salut que dans
la ruine l'un de l'autre ; lorsqu'on revoit ensuite ces éléments, en apparence
inconciliables, se réunir ; ce que les causes diverses avaient de juste
triompher peu à peu ; à tant de maux succéder le calme, la prospérité,
l'alliance de l'autorité et de la religion ; la France, enfin sortie de cette
épreuve plus vivace et plus forte, s'avancer vers la plus belle période de
son histoire, qui méconnaîtra l'intervention d'une main divine dirigeant
toutes nos actions, même les pires, au meilleur résultat ? Encore que cette
vérité soit vulgaire, il est parfois utile et toujours fortifiant de reposer
ses regards sur elle. Pour des hommes vivant à une époque non moins
tourmentée, elle éclaire d'un rayon d'espérance les obscurités de l'avenir. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
Les protestants eux-mêmes s'efforçaient d'empêcher le pape d'envoyer son
absolution. V. de Thou, liv. CVIII ; — Davila, liv. XIV ; Mémoires de la
Ligue, t. V, p. 204.
[2]
Reg. secr., 20
juillet 1593.
[3]
Reg. secr., 20 janv.
1594. Cela n'empêcha point qu'il ne réclamât des échevins de Caen quelque pièce d'argent honnête pour sa prédication. Arch.
de la ville, reg. 34.
[4]
Gallia christiana, t. XI.
[5]
Reg. secr., 14 août
1593.
[6]
Reg. secr., 16, 21
fév. 1596.
[7]
Mémoires de Groulart, ch. V.
[8]
Lettres missives de Henri IV, t. IV, p. 27.
[9]
Économies royales, ch. XLV.
[10]
Traduit en justice, et sommé d'apporter par écrit ce qu'il avait dit sur ses
gages, il le fit en latin. Serait-ce parce que le
latin, dans les mots, brave l'honnêteté ? — Reg. secr., 12, 13, 14 octobre
1593.
[11]
Reg. secr., 22
novembre 1593.
[12]
Arch. de l'Hôtel-de-Ville de Caen, reg. 32, f° 209, 218, 249.
[13]
Arch. de l'Hôtel-de-Ville, reg. 88, f° 49, 54, 55, 106.
[14]
Reg. secr., 23, 28
mars 1594.
[15]
Mémoires de Groulart, ch. VII.
[16]
Économies royales, ch. XLIV.
[17]
Reg. secr., 1er avril
1594. Il reçut 12 écus ½.
[18]
Reg. secr., 15 avril
1594.
[19]
V. dans l'Histoire de Honfleur, par Thomas, p. 75, le récit d'un
contemporain : Afflictions qui sont arrivées dans la ville et faubourg de
Honfleur. Ce récit ne parle pas des conditions de la reddition. Masseville
dit que Grillon dut payer une indemnité, tandis que Groulart, dans ses
Mémoires, déclare qu'il reçut 15.000 écus. Cette dernière autorité est la plus
croyable.
[20]
Delalande, Histoire des guerres de religion dans la Manche, p. 203.
[21]
Palma Cayet, Chronologie, nov., p. 640.
[22]
Delalande, Histoire des guerres de religion dans la Manche, p. 197.