HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

Obstination des Ligueurs fanatiques et des mauvais Français. — Le clergé se rallie à Henri IV, et prêche en sa faveur. Résistance des gouverneurs de place, de Villars, de Médavi, de Grillon, etc., qui veulent se faire acheter. — Rancune des Parlements contre les Ligueurs. — Sully négocie avec Villars la soumission de Rouen. — A Caen, le Parlement est insulté à l'Université et au Présidial. — Pour faciliter la reddition de Rouen, la Cour se porte garant des obligations du roi. — Conditions auxquelles se rend Villars. — Rouen sollicite le retour du Parlement. — Lettres-patentes du roi, qui rétablissent le Parlement, la Cour des Aides, la Chambre des comptes à Rouen. — Dernières réserves faites en secret par la Cour à l'amnistie accordée par le roi. — Retour triomphal du Parlement à son palais de Rouen. — Derniers troubles en Normandie. — Réduction de Honfleur et du Mont- Saint- Michel. — Pacification de la province.

JUILLET 1593-1596.

 

Après les belles journées du 26 et du 30 juillet, après ces actions de grâces et ces transports de joie, on voudrait avoir terminé cette histoire et ne plus entendre de voix discordantes. L'abjuration de Henri avait du même coup enlevé sa cause et son but à la guerre. Mais, ce n'est pas le moindre malheur des troubles sociaux que de jeter les hommes dans une obstination insensée, qui leur fait prolonger une lutte sans raison, et infliger au pays d'inutiles douleurs. Après la messe de Saint-Denis, tous les ligueurs sincères devaient déposer leurs armes ; les royalistes aller au-devant d'eux, leur tendre la main et prendre pour devise, à l'imitation du roi : Union et oubli. La plus grande gloire de Henri est d'avoir admirablement compris et généreusement exercé sa mission de pacificateur ; d'avoir oublié toutes les injures, éteint en lui toutes les rancunes pour embrasser tous ses sujets dans une commune affection. Mais, des deux côtés, tous ne s'élevèrent pas à cette hauteur de pensée. Les royalistes, encore aigris par la souffrance, voyant avec peine leurs adversaires jouir d'une égale faveur, poussaient Henri dans la voie impolitique et odieuse de la vengeance, tandis que des ennemis acharnés continuaient de nourrir des préventions aveugles ou des haines insensées[1].

Au mois de juillet 1593, avant la messe de saint Denis, le curé de Saint-Germain d'Argentan avait prêché : qu'il ne fallait plus parler de Henri de Bourbon, et que le roi d'Espagne avait été couronné roi de France. Les bourgeois répétaient ces propos ; les juges, malgré la dénonciation du gouverneur, refusaient d'en informer[2]. Même après l'abjuration du roi, tous les ecclésiastiques ne se tinrent point pour satisfaits. Les chanoines du Saint-Sépulcre de Caen, bien qu'avertis, ne vinrent pas à un Te Deum chanté après la réduction de Lyon. Pendant le carême de l'année 1594, certains prédicateurs firent encore des sermons plus belliqueux que chrétiens. Le gardien des Cordeliers déclamait à Saint-Pierre contre le roi, en présence des conseillers du Parlement. Il ajoutait même, par défi, qu'il y avoit des oreilles délicates qui pourroient censurer ce qu'il voulloit dire, mais quand il y en auroit qui auroient les oreilles aussy grandes et ouvertes que Midas, il diroit, comme il avoit dict : que quand Dieu vouloit affliger son peuple, il luy envoyoit des rois hypocrites. Groulart, devant qui il avait prononcé ces impudentes paroles, vint les dénoncer à la Cour, comme étant plus que jamais de très-périlleux exemples, au moins dignes de grande animadversion. Mandé à la barre, le cordelier n'osa répondre franchement. On lui reprocha d'avoir été vu ivre et trébuchant par les rues[3].

11 ne faudrait pas, toutefois, sur ces exemples, juger la conduite de tout le clergé. Tandis que des esprits bornés ou pervers livraient ces Combats désespérés, les ecclésiastiques, que le seul intérêt de la religion attachait à la Ligue, revenaient au roi et conviaient le peuple à le reconnaître. Le curé de Saint-Pierre de Caen, jadis si ardent ligueur, avait été le premier à parler en chaire en faveur de Henri IV. Plusieurs évêques de la province, celui de Sées, celui de Coutances, après avoir puissamment contribué à la conversion du roi, revenaient annoncer à leur troupeau le rétablissement de la paix[4]. Dans Avranches, ville où frémissaient encore les passions de la Ligue, l'archidiacre Jean Guiton de Carnet, à son retour de Saint-Denis, racontait ce qu'il avait vu et, à sa parole, les dernières défiances tombaient, les esprits s'ouvraient au respect, les cœurs à l'amour.

Les chefs d'armée et les gouverneurs de place montraient moins de bonne foi. Pour plusieurs, la guerre, était une voie ouverte à d'ambitieuses espérances ; pour' tous, c'était un bon métier dont la paix allait leur enlever les profits. Les premiers voulaient continuer la lutte ; les seconds, vendre leur soumission. Ils tenaient encore bon nombre de villes ou de châteaux fortifiés. Dans la Basse-Normandie il leur restait seulement le Mont-Saint-Michel que les huguenots de Pontorson venaient d'attaquer sans succès (29 janv. 1594) ; mais, dans l'ouest de la province, Médavi occupait Verneuil, Grillon, Honfleur ; Fontaine-Martel, l'ex-gouverneur de Louviers, Neufchâtel. Pont-Audemer, le Havre, Montivilliers, Rouen appartenaient à Villars, qui tranchait du souverain dans la Haute-Normandie. Trop faibles pour attaquer, ils étaient aussi trop forts pour qu'on pût les réduire sans de grands sacrifices d'hommes et d'argent. Plusieurs conseillers du roi lui proposaient de les acheter pour parvenir plus tôt à la pacification du royaume. Mais la fierté des parlements se révoltait contre ces expédients, humiliation du droit devant la force. Déjà, quand le roi avait conclu les dernières trêves, traitant avec Mayenne de puissance à puissance, le Parlement de Caen avait hésité à les publier dans leur teneur. Enfin, il fut arrêté, au secret de Messieurs, qui ont juré de non revelare, que les ditz articles ont été publiez et registrez, attendu l'injure des temps et sans approbation d'aulcun parti, ou reconnaissance d'autre puissance que de la majesté du roy très-chrétien, Henry quatre[5]. Là encore, il y avait un souvenir de cette autre réserve faite en secret par la Cour à l'amnistie complète que le roi accordait aux Ligueurs. Si ce profond respect pour l'autorité emporte une idée de grandeur, ces réticences et ce refus de pardon partaient de sentiments moins nobles, et contre lesquels le Francophile avait éloquemment protesté. Heureusement pour sa gloire, à peine le Parlement fut-il échappé aux malheurs de l'exil, que sa sévérité se fondit aux rayons de la paix. Il usa de principes plus humains en recevant des conseillers, au zèle chancelant, et qu'il avait jadis repoussés. De Cahaignes et Turgot, accusés d'un peu de faiblesse au service du roi, profitèrent les premiers de ces doctrines de pardon et d'oubli[6].

Une courte campagne de Henri, en Haute-Normandie, n'eut d'autre résultat que la prise de Dreux, où Montpensier reçut une blessure au visage ; elle montra plus évidemment encore la nécessité d'en finir par des négociations. Groulart, après avoir vu le roi à Dieppe, revint lui-même avec cette persuasion, et l'on commença dès lors à traiter sérieusement avec Villars de la réduction de Rouen[7]. Dès le mois d'août 1593, Louise de L'Hôpital, sœur du marquis de Vitry, qui avait rendu Meaux à Henri IV, aussitôt après l'abjuration, insinua cette pensée au gouverneur de Rouen[8]. Le premier février de l'année suivante, Sully reçut les pouvoirs nécessaires pour traiter avec lui. D'un caractère énergique et conciliant à la fois, il était bien choisi pour négocier avec Villars, assez hautain par nature, et qui subissait de mauvaises influences. Mais à Rouen, comme dans toute la France, Sully trouvait un puissant auxiliaire dans le peuple, qui ne voulait plus que la paix. Ce fut au milieu des applaudissements de la foule qu'il entra dans Rouen, le 1er. mars 1594. A peine arrivé, il entama les négociations qui se présentèrent difficiles, compliquées et durèrent plus d'un mois[9].

Si Rouen se rendait au roi, le Parlement ne devait point tarder beaucoup à revenir y prendre séance. Pour ses membres, le séjour à Caen n'avait jamais été qu'un exil, et déjà ils se disposaient au départ. Les Caennais ne se dissimulaient plus le peu de valeur des lettres de translation, et leurs rapports avec les magistrats rouennais avaient pris un caractère de malveillance. En octobre 1593, le président Le Jumel ayant réglé, en les diminuant, les gages des suppôts de l'Université, deux professeurs de médecine, Desprez et de Cahaignes, l'invitèrent poliment à assister à leurs cours ; il s'y rendit sans défiance ; alors ils se prirent à déclamer contre lui, usant d'invectives et propos insolents et pleins de calomnie contre l'honneur et l'authorité de la Cour. Le Parlement se montra très-irrité par ces indignités, et principalement commises aux oreilles d'une jeunesse assez prompte à recueillir telles invectives. Pendant trois jours, on ne s'occupa que de cette affaire, qui cependant n'eut pas d'autres suites[10]. Le 22 novembre 1593, on trouvait encore à la porte de la cohue, au bailliage de Caen, un placard injurieux pour le Parlement et en particulier pour Groulart. On ne put en découvrir les auteurs[11].

II est permis de ne point croire que les échevins soient descendus à de tels moyens, pour se venger de leur déception. En ce moment même, ils avaient à combattre pour leurs propres prérogatives. Une ordonnance royale venait d'établir que les officiers du roi pourraient, à l'avenir, être nommés aux places d'échevins et de gouverneurs municipaux. Ce nouvel empiétement du pouvoir central sur l'indépendance des communes provoqua de vives résistances. A Caen, le 15 février 1594, plus de mille personnes, des plus considérables de la ville, se réunirent pour protester, et prièrent le Parlement de ne point enregistrer l'ordonnance. L'émotion était si grande, que les gens du roi, après avoir sollicité cette faveur, n'osèrent en soutenir la concession[12]. Malgré ces embarras, les échevins tentèrent un suprême effort pour conserver dans leur ville le Parlement, la Cour des aides, la Chambre des comptes, ou l'une au moins de ces juridictions. On envoya trois députés vers le roi pour lui rappeler ses promesses, la fidélité des Caennais, les dépenses par eux faites pour donner des habitations convenables aux membres de ses compagnies ; mais on ne faisait pas grand fonds sur le succès de leur mission, car on avisait dès lors aux avantages qu'on demanderait en compensation de ces pertes[13].

Avant même que les députés se fussent mis en route, le contrôleur-général des finances, d'Incarville, apportait à la Cour d'importantes propositions. Il annonçait que les négociations pendantes entre Sully et Villars, avaient fait, depuis six semaines, d'heureux progrès, mais que le roi désirait avoir l'avis et subvention de ses bons et fidèles serviteurs. Villars avait été nommé amiral de France par la Ligue ; d'un autre côté, Biron, élevé à cette même dignité par le roi, venait de prêter serment en cette qualité devant le Parlement de Caen lui-même. Néanmoins, ce dernier consentait à se démettre de sa charge, si le roi lui remboursait vingt mille écus ; en : outre, par une défiance, que la réputation de fortune du Béarnais rend plus facile à comprendre, il exigeait une caution. Le roi priait donc le Parlement et la Cour des aides de lui en servir, les assurant qu'ils n'y perdraient rien. Son envoyé termina l'exposition de sa demande par cette phrase, d'une irrésistible puissance, qu'il ne fallait user de retards, parce que les choses en étaient à ce point, qu'avant quinze jours, l'on sera libre de retourner en sa maison, qui est la charge principalle qu'il avoit du roi de dire à cette Compagnie. Presqu'aussitôt les quatre présidents se portèrent caution[14]. Toutefois certaines conditions posées par Villars les blessaient profondément.

Bans le traité, intérêts religieux, intérêts politiques et privés, tout était prévu. On s'occupait d'abord des premiers. Après avoir obtenu l'abjuration du roi, les ligueurs rouennais exigeaient encore, qu'il n'y eût dans les cinq villes de Rouen, du Havre, de Barfleur, de Verneuil, de Pont-Audemer, d'autre exercice que de la religion catholique ; que des catholiques seuls y fussent investis du pouvoir. Ils songeaient ensuite à couvrir le passé : ils stipulaient une amnistie complète, la validation des actes du Parlement, de la Cour des aides, de toutes les autres administrations de la Ligue, avec défense de jamais invoquer contre eux leur conduite antérieure. Un autre article avait plus particulièrement en vue la rancune présumée du Parlement royaliste ; il confirmait les Ligueurs dans les dignités, offices, estats, charges dont ils jouissoient avant les troubles, sans qu'il leur fallust prendre de nouvelles provisions, malgré les arrests contraires et les délibérations secrètes. L'intérêt local dictait encore deux autres conditions : pendant trois ans, les villes ligueuses ne pourraient être chargées d'impôts particuliers et extraordinaires ; Rouen resterait sans garnison, et l'on démolirait le Vieux-Château. Enfin, Villars ne se montrait pas oublieux de ses propres affaires, et recevait, avec la confirmation de ses pouvoirs si étendus, la somme de 715.430 livres. C'est Groulart qui nous donne ce chiffre précis dans une longue énumération de traités semblables, qu'il consigna dans ses Mémoires avec une sorte de honte. Par la même composition, Médavi recevait 44.000 livres pour Verneuil, et Fontaine-Martel 16.000 pour Neufchâtel[15].

Le lendemain de la reddition de Paris, Sully reportait à Rouen la ratification du traité. Arrivé près de Villars, il lui jeta autour du cou l'écharpe blanche des royalistes, et le gouverneur, proclamant la fin de toute division, cria : Vive le roi ! La foule l'imite, et les canons, qui avaient lancé tant de boulets à Henri IV, tonnent en son honneur. Sans retard, on écrit au roi, pour obtenir le rétablissement de la Cour de Parlement et des autres compagnies. Après avoir défendu les actes de son Parlement ligueur, c'était un glorieux hommage que Rouen rendait au Parlement royaliste, en proclamant que le retour de ses membres, avec l'homme éminent qu'ils avaient à leur tête, serait moins la réunion de deux parties séparées que le rétablissement de la Cour[16].

Les vœux du Parlement de Caen avaient devancé les sollicitations des Rouennais. Dès le 1er avril, un messager arrivait à Caen, rapide comme un porteur d'heureuses nouvelles. Il racontait les événements accomplis à Rouen le mercredi dernier, le cri de : Vive le roi ! poussé par Villars, les réjouissances, la soumission complète de la ville. La Cour reconnaissante lui fit surie-champ un cadeau et inscrivit son nom dans les registres ; il s'appelait Jacques Hubert[17]. Le lendemain, le Parlement fit chanter un Te Deum, allumer des feux de joie, puis il parcourut en procession les rues de la ville. Deux jours après, une dépêche de d’Incarville, engageait la Cour à faire ses préparatifs de départ, et, le 12 avril, des lettres-patentes du roi transféraient de nouveau le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des aides, dans la ville de Rouen, nonobstant toutes lettres, défenses et mandements à ce contraires. Dès le 15,1a Cour était prête à partir, et des députations firent ses adieux à Montpensier et à La Vérune. Dans une dernière audience, les nouvelles lettres de translation furent enregistrées et les parties ajournées au Palais-de-Justice de Rouen.

A cette même séance, on prit encore une résolution secrète. Bien que le roi eût, dans ces mêmes lettres de translation, commandé l'oubli du passé et l'union dans l'avenir, on décida que les conseillers restés à Rouen ne pourraient rentrer dans l'exercice de leurs fonctions qu'après s'être purgés par serment de ces trois chefs d'accusation : assassinat d'Henri III, conspiration contre Henri IV, emprisonnement des conseillers royalistes après la journée des barricades de Rouen. Pour assurer ce droit d'examen et mieux marquer encore sa supériorité sur le Parlement ligueur, Celui de Caen avait obtenu du roi que, jusqu'à son retour, on cesserait, à Rouen, de rendre la justice. Les cœurs n'étaient pas encore purifiés de toute rancune, mais elle allait se dissiper au milieu de la joie du retour[18]. Déjà, au sein du Parlement lui-même, des voix généreuses s'étaient fait entendre. Plaise à Dieu, y avait dit un jour le conseiller, de Boislévêque, après une longue dissipation des mauvais conseils et entreprises des méchants, nous favoriser et imprimer dans nos cœurs une loi d'amnistie, et, par une renaissance de l'observation des bonnes lois, oster de nous tout levain de vengeance et inimitiés particulières ! Attendons ce bien de la main de Dieu.

Présidents et conseillers étaient convenus de partir en plus grand nombre que faire se pourroit, pour l'honneur de la Cour. Le 18 avril, ils se mirent en route avec une escorte fournie par La Vérune et Fervaques ; car Grillon tenait toujours dans Honfleur et aurait pu inquiéter le voyage de la Cour. A Pont-Audemer, une autre escorte d'honneur, envoyée par Villars, l'attendait, et, le 19, elle fit son entrée dans Rouen, une entrée triomphale ! On la reçut avec des transports de joie ; la cité, bien qu'appauvrie par ses longues guerres, jeta comme un voile de fête sur ses blessures encore ouvertes, et parut recouvrer, avec son Parlement, son heureuse fortune. Mais le plus beau spectacle dans ces belles journées, ce fut de voir les magistrats, divisés jadis, maintenant réunis, à l'exception de deux ou trois hommes dont nul ne regrettait l'absence, tout heureux de se retrouver ensemble, venir tour-à-tour sceller leur réconciliation, et prêter, entre les mains de Groulart, tout rayonnant de joie, un même serinent de fidélité au prince qui allait travailler avec autant de zèle que de succès au bonheur de la France.

 

Le retour du Parlement à son palais accoutumé marquait en Normandie le retour de la paix. Honfleur seul, ou plutôt Grillon, son gouverneur, résistait encore. Après un siège vigoureusement soutenu, quand déjà la brèche s'ouvrait aux remparts, Grillon se rendit et trouva le moyen de se faire donner quinze mille écus[19]. Le Mont-Saint-Michel, vainement attaqué par la force ou par la ruse, arbora de lui-même l'étendard royal, et Henri IV, pratiquant son admirable politique, laissa le gouvernement de la place au brave Kérolent, qui la lui avait rendue (2 nov. 1596)[20]. Le reste fut l'affaire de la maréchaussée dont les compagnies travaillèrent tant et si bien qu'elles desnicherent et nettoyerent une infinité de petites retraictes à voleur, qui estoient en divers endroicts de cette grande province[21]. Ce fut dans la presqu'île de Cotentin, que ces bandes de pillards opposèrent la plus longue et la plus vigoureuse résistance. Un imitateur de du Tourps, un sieur de Rafoville, battait la campagne pillant, brûlant, assassinant, puis se retirait avec son butin dans une redoute qu'il avait prise, tout armée de ses canons, sur le commandant royaliste. Il y fut enfin forcé par Canisy (18 janv. 1595). Deux ans après, ce même Rafoville, ayant commis de nouveaux brigandages, fut décrété de prise de corps par le Parlement et condamné à payer au seigneur de Castel-Saint-Pierre, dont il avait ruiné la maison, la somme de six mille écus d'or[22]. Ce fut là sans doute une des dernières causes, issues des troubles de la Ligue, qui nécessitèrent l'intervention du Parlement. A partir de 1596, la Normandie fut, sinon parfaitement heureuse, du moins tranquille, et, l'émulation déployée par elle dans la guerre, trouvant un champ non moins vaste et plus fécond dans les belles-lettres, y lança l'élite de ses hommes éminents, la nombreuse et brillante troupe de ses savants, de ses littérateurs, de ses poètes, qui tous atteignirent à la célébrité, mais dont trois couvrirent leur province de gloire, Malherbe, Mézeray, et le poète dont le nom ne fera qu'un dans tous les siècles avec l'épithète la plus simple comme la plus noble, le grand Corneille.

 

Arrivée à ce point, notre tâche est remplie. On a dit de plusieurs historiens que, parvenus au terme de leur course, ils se sentaient pris de tristesse en quittant un monde au milieu duquel ils avaient longtemps vécu. Cela tient sans doute à ce qu'une époque plus heureuse et leur puissant génie étaient un soutien pour eux en même temps qu'un attrait. Pour nous, nous aurions voulu hâter la marche de cet humble récit, et précipiter les événements vers la paix. Si l'on s'émeut encore en lisant les calamités qui ont affligé des nations disparues du monde, comment ne serait-on pas affecté par ces douleurs qui, il y a deux siècles, tourmentaient notre province et la France ? Nous les avons connues nous-mêmes ; car, longtemps endormies, alles ont eu dans notre âge un terrible réveil. Ces questions de la souveraineté du peuple affirmée par les prédicateurs de la Ligue, du libre examen réclamé par les protestants, du droit divin et de l'autorité absolue que défendaient Henri IV et Groulart, ont reparu sous d'autres formes en 1789, et ne sont pas complètement résolues.

Toutefois, l'étude de ces temps misérables ne laisse pas d'être utile, surtout si l'on remarque combien ils furent féconds en caractères puissants et marqués d'une forte empreinte. Les conseillers au Parlement, par exemple, dans l'un et dans l'autre parti, déployèrent les mêmes qualités de constance, de dévouement, d'abnégation, et cette vertu si précieuse, commune alors, plus rare depuis, du courage civil. La foule du peuple se modelait sur eux, et c'est avec la même persévérance qu'on vit le peuple des grandes villes subir la misère, la famine, les désolations d'un long siège, sans découragement, presque sans murmures. C'est un malheur sans doute que d'avoir à déployer cette fermeté politique au milieu des guerres civiles ; mais plus malheureux encore, et moins dignement malheureux, les peuples qui ne savent plus que subir en silence le cours des révolutions, et tendre la tête au joug du plus fort !

Enfin, de cette tristesse même il sort comme une fleur de consolation. Après avoir vu, dans cette seule province de Normandie, tant de combats acharnés, d'actions féroces, de doctrines exaltées, les crimes les plus affreux érigés en exploits, le corps de l'État prêt à se dissoudre, la foi catholique grandement menacée, deux grands principes ne semblant avoir de salut que dans la ruine l'un de l'autre ; lorsqu'on revoit ensuite ces éléments, en apparence inconciliables, se réunir ; ce que les causes diverses avaient de juste triompher peu à peu ; à tant de maux succéder le calme, la prospérité, l'alliance de l'autorité et de la religion ; la France, enfin sortie de cette épreuve plus vivace et plus forte, s'avancer vers la plus belle période de son histoire, qui méconnaîtra l'intervention d'une main divine dirigeant toutes nos actions, même les pires, au meilleur résultat ? Encore que cette vérité soit vulgaire, il est parfois utile et toujours fortifiant de reposer ses regards sur elle. Pour des hommes vivant à une époque non moins tourmentée, elle éclaire d'un rayon d'espérance les obscurités de l'avenir.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Les protestants eux-mêmes s'efforçaient d'empêcher le pape d'envoyer son absolution. V. de Thou, liv. CVIII ; — Davila, liv. XIV ; Mémoires de la Ligue, t. V, p. 204.

[2] Reg. secr., 20 juillet 1593.

[3] Reg. secr., 20 janv. 1594. Cela n'empêcha point qu'il ne réclamât des échevins de Caen quelque pièce d'argent honnête pour sa prédication. Arch. de la ville, reg. 34.

[4] Gallia christiana, t. XI.

[5] Reg. secr., 14 août 1593.

[6] Reg. secr., 16, 21 fév. 1596.

[7] Mémoires de Groulart, ch. V.

[8] Lettres missives de Henri IV, t. IV, p. 27.

[9] Économies royales, ch. XLV.

[10] Traduit en justice, et sommé d'apporter par écrit ce qu'il avait dit sur ses gages, il le fit en latin. Serait-ce parce que le latin, dans les mots, brave l'honnêteté ?Reg. secr., 12, 13, 14 octobre 1593.

[11] Reg. secr., 22 novembre 1593.

[12] Arch. de l'Hôtel-de-Ville de Caen, reg. 32, f° 209, 218, 249.

[13] Arch. de l'Hôtel-de-Ville, reg. 88, f° 49, 54, 55, 106.

[14] Reg. secr., 23, 28 mars 1594.

[15] Mémoires de Groulart, ch. VII.

[16] Économies royales, ch. XLIV.

[17] Reg. secr., 1er avril 1594. Il reçut 12 écus ½.

[18] Reg. secr., 15 avril 1594.

[19] V. dans l'Histoire de Honfleur, par Thomas, p. 75, le récit d'un contemporain : Afflictions qui sont arrivées dans la ville et faubourg de Honfleur. Ce récit ne parle pas des conditions de la reddition. Masseville dit que Grillon dut payer une indemnité, tandis que Groulart, dans ses Mémoires, déclare qu'il reçut 15.000 écus. Cette dernière autorité est la plus croyable.

[20] Delalande, Histoire des guerres de religion dans la Manche, p. 203.

[21] Palma Cayet, Chronologie, nov., p. 640.

[22] Delalande, Histoire des guerres de religion dans la Manche, p. 197.