Henri IV assiège Rouen
(11
nov. 1591). —
Groulart se rend auprès de lui. — On lui propose de nouveau la charge de
chancelier. — Ennuis de son séjour au camp. — Il se rend à Dieppe où il est
retenu par les vents contraires. — Histoire du Parlement pendant l'absence de
Groulart. — Procès entre la ville de Caen et l'Université. — Restauration du
collège du Bois. — Le prince de Parme contraint Henri IV à lever le siège de
Rouen. — Entrevue du roi et de Groulart à Saint-Aubin-le-Cauf. — Séjour de
Groulart e Dieppe. — Son retour à Caen. — État des esprits au milieu de
l'année 1592. — Les pamphlétaires politiques et religieux en Normandie
pendant la Ligue. — Le Doux Satiric. — Le
Francophile.
NOVEMBRE 1591 - MAI 1592.
Au mois
de novembre de l'année 1591, la pauvre Normandie servit de nouveau de champ
de bataille aux armées, et l'on vit l'heure où, sous les murs de Rouen,
allait se décider le sort, non-seulement de la province, mais de toute la
France. Au mois de mai précédent, sur les instances de Groulart, sur les
promesses d'argent faites par la Cour, le roi avait résolu d'assiéger Rouen.
La désunion des chefs, le mauvais état des remparts, l'insuffisance des
munitions pouvaient alors faciliter la prise de cette place si importante.
Mais Henri, après avoir reçu à Dieppe quelques renforts d'Angleterre, était
reparti au-devant des reîtres qu'on lui amenait d'Allemagne. Au lieu de
revenir aussitôt sur Rouen, selon sa promesse et son intérêt, il s'oublia
dans de nouvelles amours auprès de Gabrielle d'Estrées. Ces retards, le temps
qu'il mit encore à reprendre Noyon, sauvèrent les Rouennais. Villars, habile
et vaillant capitaine, prit le commandement de leur ville ; la population,
bien dirigée par lui, naturellement courageuse, répara les brèches des
remparts, en éleva rapidement de nouveaux, détruisit sans regret tout ce qui
pouvait nuire à la défense, tira du Havre d'abondantes provisions. Un grand
nombre de ligueurs de la Haute-Normandie, la noblesse du pays de Caux
notamment, se jetèrent dans la place, si bien que l'armée du roi, enfin venue
à Rouen, ne l'investit que le 11 novembre, avec
des incommodités infinies
; il y avait plus de gens de guerre dedans que dehors[1]. A cette
résistance inattendue, la mauvaise humeur du roi s'en prit tout d'abord au
Parlement qui lui avait conseillé l'entreprise. De tout temps, l'usage fut de
rendre garans ceux qui font des ouvertures
aux roys. Henri
envoyait à Caen messagers sur messagers pour sommer la Cour de fournir sans
retard les cinquante mille écus promis par elle, et commander à Groulart de
se rendre à l'armée en compagnie de MM. De Motteville et de Lanquetot, de la
Chambre des comptes. En même temps, des lettres de Biron exigeaient de
Pont-Audemer, de Caen, de Bayeux, des secours en draps, linge et effets de
campement. Il fallut dix jours aux Caennais pour réunir cent paires de draps,
cent couvertures et trente paillasses. Les Bayeusains, dont la contribution
était moitié moindre, eurent moitié plus de peine à l'acquitter. La ville, répondaient-ils, est pauvre et
dénuée de semblables ustensiles, et à grandes peines en sommes-nous venus à
bout. Le roi ne
s'en plaignait pas moins de ces retards, et traita même les échevins de Caen en
termes fort rudes[2]. Le
commerce était si bas qu'on ne put trouver dans le port un navire à fréter
pour Dieppe. Groulart, pour se rendre à Rouen, dut prendre la route de terre.
N'avançant qu'avec lenteur, au milieu de périls continuels, il fut
douloureusement affecté à la vue de tous ces petits châteaux qui, malgré les arrêts de la Cour, tenaient encore pour la Ligue et le
contraignaient, lui premier président, à prendre des chemins détournés. Parti
de Caen le 18 décembre, il n'atteignit Louviers que le 24, ayant mis huit
jours à faire trente lieues. Là, des lettres de M. d'Incarville lui
annoncèrent que Chiverny, celui-là même qui avait obtenu les sceaux, déjà
offerts à Groulart pendant le siège de Falaise, et qui s'était montré depuis
si hostile au Parlement, étant fort mal en Cour et en danger de perdre sa
charge, voulait au moins en sauver le prix ; il offrait au premier président
de la lui céder pour quarante mille livres comptant. M. d'O appuyait la
négociation, et promettait à Groulart qu'il rentrerait dans ses fonds en moins
d'un an. C'était la seconde fois qu'on lui faisait cette proposition, et,
tout en s'acheminant sur Rouen, il la retournait dans son esprit, ne sachant
trop si elle était sérieuse ou si l'on ne voulait pas le tenter. Arrivé au
camp, il trouva les choses changées de face, et Chiverny rentré en faveur. Il
crut devoir néanmoins s'en expliquer avec le roi ; il lui dit qu'il avait
bien découvert la ruse du chancelier, mais qu'il ne voulait pas s'élever par
de tels moyens à ces hautes fonctions. Le roi répondit, comme toujours, qu'il
approuvait fort sa conduite et la récompenserait. H ne reçut rien, et dut
faire dès lors cette réflexion, consignée plus tard dans ses Mémoires : Les affaires de Cour ne se peuvent traiter qu'avec
artifice, qui sont fort éloignez de mon naturel. Son
séjour au camp fut triste, plein de troubles et d'ennuis. Les gens de guerre
montraient peu de déférence envers les magistrats. Groulart remarquait, dans
l'armée royale elle-même, plusieurs traistres
qui espioient surtout les gens de robes longues, contre lesquels il semble
que toutes leurs menées soient dressées. La conduite du roi n'était guère moins étrange.
Par un singulier caprice, il voulut à plusieurs reprises emmener aux
tranchées Groulart, qui s'en défendait avec bon sens, sur ce qu'ignorant la
profession des armes, il ne pourrait dire si les travaux étaient bien ou mal
faits, et que, s'il y était blessé, il servirait de moquerie aux ennemis. Le
roi, soit fantaisie bizarre, soit malin désir de mettre un premier président
dans une position ridicule, n'en insistait pas moins. Sire, lui dit enfin Groulart, ne désirez-vous pas être
tenu et reconnu roi de France ? — Oui, répondit Henri, ne sachant où
il voulait en venir. — Apprenez donc à chacun
à faire son métier.
Le roi, qui se connaissait en heureuses saillies, se prit à rire et ne lui
reparla plus de visiter les tranchées[3]. Le
siège n'avançait pas. Des hauteurs environnantes, Groulart put contempler
cette ville courageuse, où la Ligue se défendait avec tant d'éclat ;
représentant du Parlement royaliste, il put voir, en tête des processions qui
sillonnaient les rues, les conseillers au Parlement ligueur vêtus de robes
noires, en signe de pénitence, afin d'inciter
le peuple à dévotion,
à prier Dieu qu'il lui plût envoyer heureux
succès aux affaires de la France[4]. Malgré les opinions et les
intérêts différents, il dut reconnaître leur énergie à réprimer les
conspirations, à les déjouer, à veiller eux-mêmes aux portes de la ville[5]. Des deux côtés, magistrats et
capitaines déployaient, par les armes ou par la pensée, sur les remparts ou
dans les délibérations, tout ce qu'il y avait en eux de courage, de
dévouement, d'abnégation. Le plus
souvent, Groulart, qui ne perdait pas une heure, assistait au Conseil royal[6] ou prêtait une oreille
attentive aux propos qu'on tenait dans le camp. Il y avait entendu, avec
grand scandale, le cardinal de Bourbon, blâmer les actions du roi et semer la
division entre ses serviteurs, prenant pour
subject la religion et estant à ce poussé par ces âmes foibles qui ne peuvent
gouster l'obéissance qu'on doibt à son prince, de quelque religion qu'il
fasse profession. L'esprit
hostile du cardinal était depuis longtemps notoire ; il l'avait montré à
Louviers en plein Conseil. Groulart n'en avertit pas moins le roi, comme
d'une découverte, le suppliant de ne point dire qui l'avait si bien informé.
Le Béarnais n'eut garde d'humilier Groulart, en lui déclarant que, depuis six
mois, il savait parfaitement à quoi s'en tenir. Tout au contraire, il se
montra très-reconnaissant de ce qu'il ne lui avait point celé une telle
affaire, et se leva même de son lit pour l'embrasser. Groulart,
un peu dépaysé au milieu de ce monde de la Cour, n'y demeura pas longtemps,
et revint à Dieppe, où le gouverneur, de Chattes, le reçut avec une
bienveillance infinie. Il avait hâte de retourner auprès de ce Parlement dont
il se sentait l'âme ; mais les vents d'ouest soufflaient avec tant de
violence que, pendant trois mois, aucun navire ne put prendre la mer. Du 15
janvier au 4 avril, Groulart fut contraint de rester à Dieppe, prisonnier des
vents, mais non pas inactif[7]. Pendant
son absence, que devenait le Parlement ? Dans ce que nous savons de ses actes
durant cette période, la personnalité la plus puissante qui s'y produise est
encore celle de Groulart. C'est toujours lui que l'on craint ou que l'on
invoque ; sans lui, rien ne se fait ; tout marche par lui. Pendant son séjour
à Caen, dans ses voyages en Cour, par ce qu'il accomplit, ce qu'il empêche,
ce qu'on n'ose faire sans lui, brille cette incontestable vérité : qu'il
était le plus puissant ressort du Parlement, le plus grand personnage et en
même temps le plus actif, le plus entreprenant, le plus courageux de la
province. Pendant ces quatre années, une seule chose lui a manqué, une force
militaire au service de ses résolutions et capable de les accomplir. Cette
influence de Groulart parut bien à propos d'un procès, alors pendant, entre
les échevins et l'Université. A la suite des discordes religieuses et par le
malheur des temps, notre Université était bien déchue de son antique
splendeur. Les élèves étaient rares ; les bons maîtres plus rares encore. Les
suppôts, presque tous étrangers à la ville, n'y faisant que passer, ne
prenaient point à cœur de soutenir la renommée de l'enseignement et la gloire
acquise par leurs prédécesseurs. Malgré d'heureuses exceptions, celle de Jean
Roussel, par exemple, cette décadence était le sujet des plaintes générales,
et lorsqu'en 1581 (21 avril), Henri III permit, par lettres-patentes, de lever
six deniers par minot de sel vendu dans tous les greniers de la province[8], on affecta ces revenus à la
restauration de l'Université. Une commission[9], chargée de ce soin, choisit
elle-même les nouveaux professeurs. Dans un règlement rédigé par elle,
approuvé ensuite par le Parlement (22 août 1586), elle établit que, chaque année
au 1er septembre, ces professeurs comparaîtraient devant le bailli et les
échevins de Caen, leur rendraient compte de leurs travaux et seraient,
suivant leur mérite, ou continués dans leur charge ou remplacés. Nommés et
destitués par le Corps de ville, le recteur n'avait aucune autorité sur eux,
si ce n'est d'exiger qu'ils prêtassent serment entre ses mains. Aussi
cherchait-il, par tous les moyens, à ressaisir son pouvoir. Or, au
mois de septembre 1591, comme il se trouvait dans la caisse municipale une
certaine somme provenant de l'impôt sur le sel, on résolut de l'employer à l'achat
d'une maison construite et employée jadis à usage de collège, puis
abandonnée, transformée en magasin, et que le secrétaire du roi, de Vienne, cherchait
à revendre. C'était le collège du Mont, dont on peut lire l'histoire dans les
Origines de Caen. Les échevins l'achetèrent, et se mirent en quête de bons
professeurs. Il s'en trouvait alors de très-capables, ayant enseigné même à
l'Université de Paris, avant les troubles de la Ligue, et entre eux tous, un
M. Claude Collin, ancien professeur de lettres grecques, qui fut désigné
comme principal, fonction qu'il avait déjà remplie au collège Sainte-Barbe à
Paris. Reçu par les échevins, il se présenta au recteur pour prêter le
serment ordinaire. Mais le recteur refusa de le recevoir, et, à l'appui de
son refus, présenta une requête à la Cour, prétendant qu'à lui seul
appartenait le droit d'acquérir le collège et d'en nommer le principal. Les
échevins répondirent que la véritable raison de son refus, c'était la
crainte, pour le collège du Bois, où il demeurait et professait lui-même, de
la concurrence d'un nouveau collège muni de savants maîtres et d'un habile
principal. Le procès fut porté devant le Parlement[10]. Groulart
et la Cour, peu favorables au Corps de ville, prétendirent de leur côté que,
l'acquisition du collège se faisant avec les deniers du roi, c'était au roi
d'en nommer le principal et les régents. Comme tout présageait un arrêt
contraire aux prétentions des échevins, ceux-ci résolurent d'assurer leur
succès par quelqu'autre moyen. Ils imaginèrent d'obtenir des lettres-patentes
du roi, évoquant à lui le procès, confirmant leur privilége et validant leur
choix. Ils rédigèrent eux-mêmes, en grand secret, le modèle de ces lettres et
envoyèrent en Cour un député, avec mission de travailler non moins
secrètement à les faire ratifier. Au
premier abord, ils purent croire à la réussite de leurs manœuvres. Le
procureur syndic, Le Sage, fat bien accueilli an camp de Rouen. Biron, que
l'envoi des provisions avait mis en plus belle humeur, lui dit que ceux de Caen étoient gens de bien et qu'il voulait leur faire
tout plaisir. D'O, de Vienne, plusieurs autres, promirent également leur appui ; il n'est
pas jusqu'à La Vérune, alors au camp et cherchant à se donner de l'importance, qui ne lui dit de
ne point étourdir le roi pour si peu, et que lui,
estant avecque Sa Majesté, le lui
expliqueroit mieux.
A tout cela il n'y avait qu'un obstacle, mais bien grand, la présence de
Groulart, très-résolu à ne point laisser passer les lettres-patentes et moins
encore celles d'évocation. Cette seule présence anéantissait de frayeur le
pauvre Le Sage : ses lettres aux échevins en 'sont toutes frissonnantes. Il
ferait bien quelque chose n'estoit que M. le
Premier Président est par de çà et assiste au dict Conseil... Il est impossible de rien faire qui vaille pendant qu'il y
sera.... sy mon dict sieur le Premier Président se survenoit par de
çà, peut estre obtiendroit-on tout ce qu'on demande. Les réponses des échevins ne
sont pas moins timides : ils n'osent parler de Groulart qu'en termes couverts
: Si le seigneur du quel escripvez,
s'absente du Conseil, vous essayerez d'obtenir... lesdites expéditions... pour le moins lettres de validation de ce qui a esté
jusqu'ici négocié. Toute
cette trame s'ourdissait dans l'ombre, du 1er au 4 janvier 1592. Le 9, Le
Sage eut comme une lueur d'espérance. J'ay
entendu que M. le Président se partiroit de ceste court pour s'en aller à
Dieppe, de quoy je suis bien aise[11]. Espoir trompé ; cette
négociation, menée avec tant d'art .et de prudence, ne put réussir. Il fallut
plaider. Le 18 avril 1592, un membre du Corps de ville, M. de Cahaignes,
avança quatre livres à Me. Bouchard, avocat, pour plaider à la Cour contre
les suppôts de l'Université, et une livre à Me. Baudry, plaidant pour les
bourgeois associés de l'échevinage dans cette acquisition[12]. Enfin, intervint un arrêt
décidant que ce collège, étant acheté des deniers du roi, il prendrait le nom
de collège royal du Mont (Regiomontanus), et que les chaires seraient à la nomination du roi. Quant à
Claude Collin, le professeur appelé de Paris, par exception à cet usage que
les petits sont victimes des débats des puissants, il ne perdit rien à ce
procès ; au lieu d'être nommé par les échevins, il le fut par le roi et
s'acquitta si bien de sa charge qu'en peu de temps son collège compta
vingt-deux pensionnaires et plus de huit cents externes. C'est dans ces
brillantes conditions qu'en 1607 il le remit, non sans peine, aux mains des
Jésuites[13]. On a vu
que Groulart, parti du camp royal, était retenu à Dieppe par les vents
contraires. Pendant ce temps-là, durait toujours le siège de Rouen, l'un des
plus beaux qu'offre l'histoire de cette guerre après le siège de Paris ;
Rouen, la ville aux longues et courageuses résistances, ne démentait pas sa
renommée. Les troupes régulières du roi, les Allemands, les Anglais dont les
chefs tenaient à honneur de ne céder en rien à l'intrépidité française,
trouvaient de rudes adversaires dans ces bourgeois qui, déposant l'aune pour
saisir l'arquebuse, se battaient comme de vieux soldats. Enfin, lorsque Henri
croyait au moins triompher d'eux par la détresse et la faim, il apprend que
le prince de Parme venait une fois encore lui arracher la victoire. Nous ne
pouvons que mentionner les opérations de cette courte, mais brillante
campagne, où le succès plana tour-à-tour sur les deux armées ; la hardiesse
des uns, l'habileté consommée des autres, les attaques fougueuses et les marches
savantes. On y vit en présence le système de la guerre faite avec le seul
courage, comme on la faisait au moyen-âge, comme on la faisait encore en
France, et celui de la guerre de stratégie dont les Farnèse posaient alors
les règles[14]. Toutes ces opérations furent,
pour les membres des Parlements, la cause de longues émotions, et fit battre
leurs cœurs d'espérance ou de crainte, au contre-coup des événements ; mais
plus qu'aucun d'eux, Groulart, resté à Dieppe, sur le théâtre de la guerre,
suivit avec anxiété ces mouvements des armées au milieu desquelles il se
trouva même enveloppé. Le roi,
qui s'était porté d'abord à la rencontre des Espagnols, avait dû battre en
retraite devant eux : blessé à Aumale, il s'était reployé sur Neufchâtel et
de là sur les environs de Dieppe, sur Saint-Aubin, où Groulart possédait une
belle maison de campagne, que les ligueurs avaient respectée, soit pour le
rendre suspect à son parti, soit par un de ces ménagements moins rares qu'on
ne le croirait au milieu même de guerres civiles. Le roi vint y loger (8 fév. 1592) et presqu'aussitôt demanda
Groulart auquel il fit bon accueil. Malgré la douleur assez vive que lui
causait sa blessure, il se promenait par la chambre, gardant cette gaieté
d'humeur qui faisait le fond de son caractère et soutenait la force de son
âme : Je veux, dit-il en souriant à Groulart, vous donner à dîner chez vous lundi. L'idée était plaisante. Mais
le lundi il avait bien d'autres affaires en tête. Le prince de Parme tournait
vers Dieppe, et il força le roi, qui ne jugeait pas prudent de courir devant
cet habile adversaire la chance d'un deuxième combat d'Arques, à décamper de
grand matin. Son
départ laissa Dieppe dans une périlleuse situation. Quand on y sut que
l'armée catholique avait pris Neufchâtel, on ne douta point qu'elle ne vînt
assiéger la ville et ne l'emportât d'assaut. Chacun était sur le qui-vive,
Groulart plus que personne. Malgré sa santé débile et une fièvre violente, il
assemble chez lui le gouverneur et les autres chefs, décide avec eux de faire
bonne défense et d'incendier le Pollet à la première apparition de l'ennemi.
Mais le prince de Parme et Mayenne, préférant, plutôt que de risquer une
bataille, laisser l'armée royale se consumer au siège de Rouen, qu'on venait
d'ailleurs de ravitailler, rebroussèrent chemin et firent semblant de vouloir
prendre Saint-Esprit-de-Rue, sur les frontières de Picardie. Cette
ville, en effet, ne fut pas attaquée. Le prince de Parme était logé dans les
environs, et la plupart des seigneurs de son armée dans Abbeville, entre
autres, de Bassompierre qui, tout récemment, avait sauvé du pillage la maison
de Groulart[15]. Celui-ci fit entendre au roi
que, s'il le trouvait bon, sous prétexte de remercier Bassompierre, il
enverrait Doublet, son secrétaire, qui rapporterait ensuite ce qu'il pourrait
remarquer : le roi y consentit, et l'on reçut par là beaucoup de bons avis.
Aussi Groulart, en consignant ce succès dans ses Mémoires, ajoute-t-il : Aux armées, il se commet, faute de bons espions, de grands
traits de clerc d'armes[16]. Mais bien que cet usage des
espions, toujours existant, n'ait jamais été plus fréquent qu'à cette époque,
peut-être ne voudrait-on pas que le loyal président, habitué à marcher au
grand jour, fût entré dans ces voies obscures, couvrant ainsi d'un faux semblant
de politesse l'espionnage de son valet. On aime mieux le voir seul, mais
portant, pour ainsi dire, tout le Parlement avec lui, mettre en accusation
Palleseuil, le gouverneur qui, par lâcheté, avait laissé prendre Neuchâtel.
Il l'aurait condamné : mais de Bouillon, celui qui fut fait maréchal de
France, s'y opposa d'autant qu'il estoit
huguenot et qu'ils se sçavent parer les uns les autres à point nommé[17]. Enfin, le 4 avril, le vent,
devenu plus favorable, permit à Groulart de s'embarquer pour Caen, sur le
navire d'un capitaine nommé Clémence. Il prit terre à Ouistreham et le
lendemain entra à Caen d'où, disait-il, il sera difficile de me tirer de longtemps, parole de voyageur mécontent
et fatigué, mais qui montre aussi combien il était loin encore de prévoir une
heureuse solution des affaires. Cette
désolante incertitude envahissait l'esprit des plus habiles, et nul n'aurait
pu dire où l'on allait. Il n'y avait même plus de mouvement. Le prince de
Parme s'était retiré ; Henri abandonné de la majeure partie de son armée et
de toutes les troupes étrangères, incapable de rien entreprendre, consacrait
ses loisirs à Gabrielle d'Estrées. On bataillait encore dans quelques
provinces ; mais il devenait de jour en jour plus évident, après le peu de
résultat de tant de combats, de la bataille d'Ivry, des siégea de Paris et de
Rouen, que la question ne serait pas tranchée par les armes. On voyait bien,
comme moyen suprême de salut, l'abjuration de Henri ; ses conseillers les
plus intimes le pressaient de s'y résoudre, lui peignaient l'Union
presqu'invincible ; un tiers-parti grandissant tous les jours, et pouvant
ruiner tout-à-coup ses dernières espérances. Mais ni ces conseils, ni les
stériles efforts de trois laborieuses campagnes, ni cet avenir gros de périls
ne pouvaient encore briser ce génie impérieux. Sans repousser l'idée d'une
abjuration, il ne décidait rien et différait toujours. Tandis
que la guerre languissait ainsi sur le champ de bataille, elle se continuait
entre les pamphlétaires, plus vive, plus ardente que jamais. Dans ces temps
où les journaux étaient inconnus, c'est par des pamphlets qu'on remuait les
masses. Ces petits livres, de quelques feuillets, imprimés à la hâte, ornés
parfois de grossières figures, étaient répandus quotidiennement par milliers
d'exemplaires. Les réformés avaient les premiers deviné et mis en œuvre cette
puissance de la presse. Henri IV la connaissait bien ; il avait soin de
donner souvent une sorte de bulletin de ses opérations et de l'envoyer aux
Parlements, avec ordre de le faire imprimer et distribuer à profusion. Parmi
les villes où se composaient et d'où l'on répandait ces écrits, Rouen et Caen
étaient au premier rang. Là on défendait la Ligue, ici on l'attaquait. A Caen,
deux imprimeurs bien connus, Lebas et le Chandelier, travaillaient presque
journellement à la publication de pamphlets anti-ligueurs. Il en paraissait
en prose, en vers, en français, en latin, sous toutes les formes, dans tous
les goûts. Chaque événement en faisait éclore trois ou quatre. A peine étaient-ils
imprimés que les colporteurs parcouraient les rues, les annonçaient au public
et en criaient le sommaire. C'est ainsi qu'on avait chanté la victoire de
Montpensier sur les Gauthiers, qu'à la mort de Henri III, on avait vendu les
Larmes à la mémoire du roi. Les frères d'Agneaux, traducteurs de Virgile,
firent déplorer à leur Muse les malheurs de la France. Après la bataille
d'Ivry, ce fut une explosion de dithyrambes. Une ode de du Bartas, entre
autres, fut imprimée à Caen. A côté des poésies paraissaient les brochures
politiques, un Discours sur la mort du Roi et le scandale qu'en a l'Église,
un autre sur l'obéissance due au Prince, ouvrages où l'expression,
forte, énergique, inspirée, s'élève parfois à une haute éloquence. On ne
publiait pas moins d'ouvrages de polémique religieuse. Le curé de
Saint-Eustache de Paris, Benoist, faisait imprimer à Caen des brochures qui
sentaient bien un peu l'hérésie, et où il ne paraissait pas convaincu des
erreurs des réformés. La lecture de tous ces pamphlets est ce qui révèle le
mieux l'esprit de l'époque, et le mouvement des idées[18]. Ne pouvant nous arrêter sur
tous, il en est un que nous examinerons plus en détail, parce que son origine
caennaise est constante, et que son auteur, homme d'une certaine réputation,
l'a dédié à Groulart. C'est Le Doux Satiric, ouvrage de Denis Pourée,
médecin de Caen, qui le fit imprimer vers 1592. Il
commence par un éloge de Groulart, éloge que nous reproduirons, car il est
vraiment mérité : Si tous ceux, lui dit-il, qui tiennent ou ont tenu rang en ceste monarchie depuis
vingt ans en ça avoient eu autant de sainctes intentions à la conservation
d'icelle comme vous, Monseigneur.... elle ne se verroit
maintenant ni si honteusement despouillée de son ancienne splendeur, et la
majesté de nos roys n'auroit été tant iniquement profanée par les dernières
révoltes ; ains plutost elle seroit superbement restablie en sa grandeur, et
nos souverains seroient respectez, comme ceux qui regnoient durant l'heureuse
saison de nos ancestres[19]. Puis Le Doux Satiric
commence son œuvre. Dès les premières pages, il est aisé de voir quel dessein
l'inspire et à qui il fait allusion. Il s'attaque à ces hommes indécis qui, se pensans maintenir d'une part et d'autre, ne se
declarent ouvertement : — Vrayement, s'écrie-t-il, les gens de bien ne leur
en donneront jamais de louange ; car, d'une part, il faut que ce soit la
crainte de perdre leurs biens ou une extresme envie de faire leur profit de
tous costez et de pescher (comme l'on dit) en eau trouble qui leur fait
couver ce venin, qui ne pourra finalement éclorre que leur ruine ou, à tout
le moins, qu'un mespris pour eux, des deux partys, à leur infamie[20]. Ces paroles n'étaient pas sans
hardiesse dans une ville où manifestement le tiers-parti comptait de nombreux
adhérents, et l'on peut y reconnaître une allusion au plus puissant de tous,
à La Vérune. Il n'est point, poursuit
l'auteur, il n'est point loisible à un sujet d'estre sans se déclarer. Si grande était alors
l'exaltation des esprits que Pourée enveloppe dans sa condamnation les
parents assez mauvais citoyens pour ne point s'armer contre leurs enfants. Il
cite, par une amplification de rhéteur, les farouches Romains immolant leurs
fils à la raison d'État : Pères, qui vous
estes tant oubliez, si vous aviez pris exemple sur ces vertueux et illustres
hommes... vous n'auriez encouru la vergogne et ne seriez tombez dans
la faute dont vous rougirez éternellement ! Meschans pères, la raison vous a
bien manqué ! l'infidélité vous a trop suivis[21]. Ainsi, dès ce temps-là, ce
dangereux despotisme des 'idées de l'antiquité, qui, deux siècles plus tard,
endurcit à la cruauté politique les cœurs de tant de Brutus, asservissait
déjà les esprits, et des chrétiens s'indignaient de ce que des chrétiens
gardassent encore quelque chose d'humain. Et ce n'était pas là une voix perdue
dans les bruits de la foule. Ces principes, cent autres voix les
proclamaient, et, dans le Parlement de Caen lui-même, on avait voulu les
transformer en loi. Un conseiller se récusant un jour pour ne point condamner
un de ses parents, alors accusé, on voulut décider que, pour raison d'amitié
ni de famille, on ne pourrait pas se récuser quand il s'agirait de ligueurs.
Par bonheur, ces sentiments se déracinent difficilement du cœur de l'homme,
et de nombreuses et belles actions, amis épargnés, parents défendus et
sauvés, malgré la différence des partis, donnaient à ces doctrines un heureux
démenti. Mieux
vaut l'exemple tiré de l'histoire romaine et cité par Pourée ares hommes qui,
par Mollesse ou frayeur, s'enfuyaient loin des villes menacées, comme ceux qui, ne jugeant pas bien en plaine campagne de
quel costé doibt tirer l'orage, se pensent garantie aux lieux où le ciel est
le plus serein ; sur lequel toutefois les orageux nuages roulant incontinent,
ils se trouvent sous la pluie aussitôt qu'ils la pensent éviter. Aussi les
généreux Romains ne se servirent jamais de ce moyen et n'ensevelirent sous la
crainte la générosité de leur courage, au temps que leurs plus redoutables
ennemis triomphoient de leur patrie et bastyssoient des trophées de leurs
ruines[22]. Ce sont là de belles pensées,
exprimées dans un beau style auquel le XVIIe siècle ajoutera moins qu'il ne
retranchera, tant il est vrai que c'est la passion qui échauffe et féconde
l'éloquence. Il semble qu'elles étaient alors une seconde et non moins vive
expression du blâme infligé par le Parlement aux conseillers timides qui
l'avaient abandonné au plus fort du péril. Après une admonestation à peu près
semblable à la noblesse, le traité se termine par une aspiration vers la
paix, suivie de ces mots : Laus Deo ! Nous nous sommes arrêté à ce pamphlet, parce que, dédié à Groulart, il fut très-certainement inspiré par lui et peut servir à révéler ses pensées. Il serait trop long d'exposer les réponses que prodiguèrent les ligueurs ; mais nous ne pouvons passer sous silence mie brochure sagement pensée, fortement écrite, qui, sans avoir été composée ni imprimée à Caen, au moins publiquement, y fut très-répandue, Le Francophile[23]. On a vu que le Parlement, malgré les promesses de pardon du roi, conservait une arrière-pensée de vengeance, et repoussait avec une rudesse inflexible les officiers, juges, conseillers même qui, après avoir failli, se ralliaient àl a cause de Henri IV, mesure trop rigoureuse, de plus impolitique ; car elle ne tendait à rien moins qu'à prolonger la lutte et à priver le roi des services d'une bonne moitié de ses sujets. Le Francophile réprouvait cette rigueur : Sont vertus également royalles de vaincre et de pardonner, disait-il au roi, comme aussi tous vos Parlemens, toutes vos Cours et toutes vos justices ordinaires s'y doivent rendre faciles et ne point retarder les effets excellents de cette royalle libéralité ni de ce royal bienfaict. C'est chose, Sire, qui importe à la grandeur et à la dignité de vostre Majesté, au bien de vostre Estat et à la candeur de vostre foy, que ces grâces, que ces paroles royalles de pardon, de restablissement, de restitution soient toujours royallement, c'est-à-dire, en toute rondeur et vérité, exécutées et accomplies. Et ici il m'échappera de dire à ceux qui s'y rendent, contre la volonté du prince, mal aisez et mal traictables, qu'ils doivent possible plus au hasard, au lieu, au temps d'avoir été exempts de ceste contagion, et que, s'ils se fussent trouvez enveloppez dans les mêmes incommoditez que ceux contre lesquels ils exercent des jugements si critiques, et desquels ils regardent l'affliction avec des yeux, un front et des sourcils si sévères, ils s'y fussent trouvez aussi empeschez. Qu'ils se souviennent qu'ils sont hommes, sujets à trébucher et à faillir comme les autres, et que, dans cette excellente méditation, ils détendent et détrempent ces plus qu'humaines rigueurs. Le bon sens et la générosité tenaient ce noble et beau langage, digne d'être entendu non-seulement par Groulart et par le Parlement, mais par quiconque a le malheur de vivre dans un pays divisé et dans un temps de révolutions. La haine est mauvaise conseillère : elle ouvre la porte aux misères ; elle s'oppose à ce qu'on la ferme jamais. Le Francophile terminait, comme Le Doux Satiric, par une exhortation à la paix. Attristé par le récit de tant de malheurs, on aime à saluer cette bonne pensée, commençant à germer et à fleurir dans l'esprit des hommes de bien qui, ne voyant d'aucun côté ni la justice absolue ni le salut de la France, appelaient la concorde à leur aide, et cherchaient à se réunir par une transaction, en adoptant ce qu'il se trouvait dans l'un et l'autre parti de salutaire et de juste. |
[1]
Mém. de Groulart, ch. III. — Houel, Annales des Cauchois, t. III,
p. 278. Rouen s'imposa un écu par muid de vin. Le Parlement ligueur, et la
Chambre des comptes firent des dons volontaires. — Mémor. de la Chambre des
compt. 1591-1592, f° 92, 93, 97. Archiv. de la Seine-Inférieure.
[2]
Mém. de Groulart, ch. III. Arch. de la ville de Caen, reg. 30,
lettre de Biron, f° 210 ; délibération des échevins, f° 212-220 ; lettre du
vicomte et des gens du roi, de Bayeux, f° 223 ; lettre d'Henri IV, f° 226.
Sully, Économies royales, ch. XXXIII.
[3]
Mémoires de Groulart, ch. III.
[4]
Reg. du Parlem. ligueur, 26 sept. 1591.
[5]
Reg. du Parlem. ligueur, 7 janv. 4591. De Thou., liv. I, chap. II,
passim.
[6]
Arch. de la ville de Caen, reg. 30, f° 207 et suiv.
[7]
Mémoires de Groulart, ch. III.
[8]
Huet, dans les Origines de Caen, p. 276, dit que l'impôt frappait
seulement le grenier à sel de Caen ; mais les registres de l'Hôtel-de-Ville
disent tous les greniers de la province. Voyez aussi, au sujet de l'Université,
M. de Bras, Antiguitez, etc.
[9]
Elle était composée de MM. Le Jumel, de Lisores, Anzeray, membres du Parlement,
et Jean Vauquelin, lieutenant-général au bailliage de Caen.
[10]
Arch. de la ville de Caen, reg. 30, f° 207. Huet, Origines de Caen,
p. 276.
[11]
Arch. de la ville de Caen, reg. 30, f° 240 et suiv.
[12]
Reg. de la ville, 30, f° 285.
[13]
Origines de Caen, p. 277. Dès le principe, on signale entre le collège
du Mont et le collège du Bois une rivalité jalouse. Le 27 février 1593,
Groulart dénonce au Parlement que les principaux régents des deux collèges
s'invectivent dans leurs discours et qu'ils estoient
tellement en combustion qu'ils estoient aux termes d'eu venir aux mains.
On les fit appeler pour leur interdire toute déclamation, représentation,
thèse, sans ordre de la Cour. Reg. secr., 27 février 1593.
[14]
Parmi les historiens modernes qui ont traité ce sujet, il faut citer M. de
Challambert. Hist. de la Ligue, ch. XVI.
[15]
C'était le père du maréchal de Bassompierre qui joua un assez grand rôle sous
Louis XIII.
[16]
Mém. de Groulart, ch. XII.
[17]
Mém. de Groulart, ch. XI.
[18]
Nous donnons en pièce justificative l'indication des brochures venues à notre
connaissance.
[19]
Le Doux Satiric, p. 4.
[20]
Le Doux Satiric, p. 13.
[21]
Le Doux Satiric, p. 25.
[22]
Le Doux Satiric, p. 27.
[23]
Le Francophile, pour très chrestien, très magnanime et très belliqueux
prince, Henri Auguste IIII, roy de France et de Navarre, contre les
conspirations du Roy d'Espagne, du Pape et des rebelles de France, avec
permission de Sa Majesté. MDLXXXXII.