HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Situation du Parlement au commencement de l'année 1591. — Conflit entre la Cour et la Chambre des comptes ; ses causes, ses développements, sa fin. — Continuation de la guerre en Normandie : les royalistes prennent Avranches et le Château-Gaillard ; les ligneurs, en revanche, s'emparent d'Honfleur et de Verneuil. — Secours d'argent accordé au roi par le Parlement, pour qu'il puisse assiéger Rouen. Élections du Corps de ville, à Caen, février 1591. — Troubles dans la ville. — Nouvelles démarches des échevins pour obtenir l'enregistrement des lettres-patentes. — Prise de Louviers par Henri IV. — L'évêque d'Évreux, Claude de Sainctes, est fait prisonnier ; son procès, sa condamnation, sa mort. — Condamnation des bulles du pape Grégoire XII, par le Parlement de Caen. — Contre-arrêt, du Parlement ligueur. — Prétention des protestants ; embarras qu'ils donnent à la Cour. — Déclaration du roi qui remet en vigueur l'édit de tolérance de 1579 ; approbation du Parlement de Caen.

JANVIER 1591 - SEPTEMBRE 1591.

 

Malgré sa fière attitude et ses constants efforts pour maintenir sa dignité première, le Parlement ne pouvait se défendre du discrédit dans lequel la confusion des affaires et l'indifférence du pouvoir militaire le laissaient de plus en plus tomber. Les juridictions rivales, enhardies par cet abandon, en profitaient pour se soustraire à toute dépendance et conquérir des droits nouveaux. De là de nombreux et perpétuels débats qui nous surprennent, habitués que nous sommes à voir notre administration moderne si admirablement ordonnée.

Les commencements de l'année 1591 furent signalés par un de ces conflits entre le Parlement et la Chambre des comptes, et, de part et d'autre, les esprits s'échauffèrent si vivement qu'il ne fallut pas moins que l'intervention du roi pour les pacifier. Il sembla ne s'élever qu'à propos d'une simple question de compétence ; mais la cause véritable, cause qui maintenait depuis de longues années entre les deux pouvoirs une hostilité permanente, c'était la différence d'origine de leurs membres, qui se méprisaient et s'enviaient mutuellement. Sous ces querelles de prééminence, se cachait une querelle de races, de noblesse et de bourgeoisie, de gens de robe et de gens de finance, semblable à celle qui divisa si longtemps l'aristocratie et le tiers-état. C'est là un point assez curieux et jusqu'ici presqu'inaperçu.

Leurs doctrines, leur conduite surtout montrent quelle haute opinion les membres du Parlement avaient d'eux-mêmes, et de quelle majesté ils se croyaient revêtus. A cet orgueil de la charge s'ajoutait celui de la naissance. Presque tous sortaient de bonnes familles, puissantes parfois, illustrées déjà dans ces mêmes fonctions, et les regardant comme un bien héréditaire. Sans repousser absolument de la Cour ceux qui partaient d'en bas, on grommelloit sur leurs réceptions. Les fils de gens de métier étaient mal vus, et derrière eux on répétait à demi-voix des dictons méprisants : Non generant aquilæ columbas, ou bien encore : Fortes fortibus creantur[1]. Les membres de la Chambre des comptes, au contraire, étaient presque tous fils de marchands. Si les pauvres ne pouvaient entrer au Parlement, les riches ne trouvaient aucun profit à le faire[2]. Les charges de finances, au contraire, étaient fort lucratives, et l'ambition suprême des négociants rouennais était d'en obtenir une pour leurs enfants. Ils les y jetaient, selon l'énergique expression d'un contemporain[3]. De là des différences saillantes entre les deux compagnies, l'une rapportant plus d'honneur, l'autre plus de fortune.

A des esprits déjà si enclins à la discorde, les prétextes ne font jamais défaut, et ils abondaient en ce temps-là. Les dissensions avaient éclaté dès 1589. La Chambre des comptes, installée aux Jacobins[4], avait refusé tout net de subir, en matière de foi politique, l'examen du Parlement. Elle ne paraissait pas à ses processions, faisait les siennes à part, chantait ses messes à part, affectait en toute occasion une sorte d'indépendance. Entre eux, tout était sujet de conflit ; les uns permettaient ce que défendaient les autres, et réciproquement. Cependant, si la Cour procédait parfois avec hauteur, elle déploya presque toujours plus de vrai dévouement et plus de grandeur d'âme que la Chambre des comptes. Ses membres, à l'exemple de leur premier président, savaient mieux souffrir et mieux se sacrifier. Si pauvres, si dénués de ressources qu'ils fussent, manquant presque du nécessaire, à chaque appel du roi, ils donnaient généreusement le peu qui leur restait. Bien loin de là, les gens de finances tenaient la bourse, et ni force ni prière n'en déliaient les cordons. Dans une récente contribution, la Chambre des comptes et les généraux des finances avaient enfin donné quelques écus, mais avec tant de lenteur et de si mauvaise grâce que la Cour, en mépris de ces gens, pleins de biens par eux amassés au maniement des finances du roi, tenant les grosses fermes du pays contre les ordonnances, et (qui) se veulent exempter de toutes subventions, les leur rendit avec dédain[5].

A quelque temps de là, vers les premiers jours de janvier 1591,1a Chambre des comptes vérifia un édit du roi sur les charges des officiers ligueurs, et rendit un arrêt sur cette matière. Aussitôt le Parlement y voit une usurpation, défend d'imprimer l'arrêt sous peine de cinq cents écus d'amende. La Chambre des comptes proteste, soutient que, s'il y a conflit, c'est au roi seul de juger, lequel saura bien par sa prudence qui des deux a le plus avancé ou retardé son service. Réplique du Parlement, prétendant que c'est par erreur, et prœter morem, que le chancelier avait envoyé cet édit à la Chambre, que Messieurs des Comptes n'auraient dû s'en occuper qu'après son enregistrement par la Cour, enfin qu'ils étaient personnes ignorantes de formes et réglements anciens, qui sont bien outrecuidées de vouloir entreprendre réglement sur l'authorité non-seulement de la Cour qui leur est supérieure, mais du roi. A ces vives paroles, on ajoute un arrêt non moins dur condamnant les actes faits par la Chambre des comptes à être biffés et lacérés en pleine audience, ceux qui les ont signifiés à payer cinquante écus d'amende, et un procureur à cinq cents écus pour paroles irrévérencieuses, avec menace de contrainte par corps et adjonction de remontrances au roi[6]. La Chambre n'en persiste pas moins dans ses prétentions, et deux de ses présidents se rendent chez La Vérune, le priant de les appuyer par la force. Mais le gouverneur, content d'être invoqué par les deux partis, craignant de se compromettre, avertit Groulart, et sur-le-champ la Cour défendit aux crieurs de publier quoi que ce fût par ordre de la Chambre des comptes[7].

On était au 4 février, et la querelle, durant depuis plus d'un mois, s'envenimait chaque jour. Groulart, qui souffrait de la goutte et ne pouvait sortir, envoya chercher le sieur de Quevilly, maitre des comptes, qui se rendit à son hôtel[8] où déjà se trouvait un conseiller du Parlement. Tous trois passèrent quelque temps à s'informer réciproquement des nouvelles politiques, à parler de la prise d'Honfleur par Villars, de celle d'Avranches par Montpensier ; puis, abordant plus directement l'objet de la réunion, Groulart entama un long discours sur l'autorité des Parlements, les origines du conflit, ses développements, disant que les plus courtes altercations étoient les meilleures ; que, si l'on n'y mettait fin, il prévoyait de grands désordres dans la ville et dans la province ; que la Cour ne souffrirait aucune atteinte à son autorité ; que, pour lui, il remettrait plutôt sa charge ez mains du roi. S'animant de plus en plus, il rappela que les essais de conciliation n'avaient été jusque-là que des feintes, que plusieurs membres de la Chambre des comptes avaient dit en public qu'il falloit tenir bon, et tenu d'autres discours aussi peu révérencieux ; il termina presque par des menaces.

Son adversaire, sans se laisser étonner à cette parole impérieuse, énuméra longuement à son tour les griefs de sa compagnie, reprochant à la Cour ses mépris journaliers, les insolences de ses huissiers, les indignités commises, surtout dans les marches publiques, à l'égard du second corps souverain de la province. Ces reproches mutuels auraient pu durer longtemps encore, si Groulart n'y avait coupé court par des propositions d'arrangement et d'annulation réciproque des actes blessants. On convint alors de nommer trois commissaires pour traiter de la paix. Mais, dès la première séance, après un nouveau discours du premier président, et une réplique non moins vive de M. de Motteville, Groulart demanda la suspension du débat jusqu'à ce qu'on eût un régie-ment du roi, estant la meilleure voie pour éviter sédition en la ville, inimitiés et rancune[9].

Le Parlement avait droit de compter sur l'appui du pouvoir ; mais, tout au contraire, arrive un arrêt du Conseil donnant gain de cause à la Chambre des comptes et défendant au Parlement de rien entreprendre sur elle. La Cour fut frappée de stupeur. On n'y voulait pas croire à l'existence d'un arrêt de si pernicieuse conséquence. On se refusait à admettre que le roi l'eût vu, qu'il eût permis qu'on abaissât ainsi l'honneur d'une Cour souveraine, que ses prédécesseurs avaient toujours respectée, qui venait encore de lui conserver la Normandie. L'arrêt, disait-on, avait été composé à Caen et expédié au chancelier Hurault de Cheverny, celui-là même qui avait eu la place offerte à Groulart, et qui, par tous les moyens, cherchait à nuire au Parlement. Enfin, on décida qu'on ferait au roi d'amples remontrances sur les services rendus par la Cour, sur le tort moral causé à la justice si les gens de finances pouvaient ainsi révoquer ses arrêts, sur les manœuvres du chancelier et des autres qui, depuis quinze ou vingt ans, travaillaient à la ruine de l'État et de la Justice[10].

En attendant, la Chambre des comptes triomphait. Elle envoya l'édit chez la veuve Le Bas pour qu'il y fût imprimé ; mais celle-ci, qui était imprimeur du Parlement, ne voulut point se compromettre. La Vérune, consulté de nouveau, indiqua Bénédic Macé, à qui des malveillants, disait-il à la Chambre des comptes, avaient fait perdre son titre d'imprimeur du roi en l'accusant d'être ligueur ; mais Bénédic Macé s'excusa, comme la veuve Le Bas, pour ne point blesser la Cour. La Chambre résolut alors de faire signifier son arrêt manuscrit à des présidents ou conseillers au Parlement, et l'huissier Lasne fut chargé de cette mission périlleuse. En effet, le président de Lisores à qui ce malheureux s'adressa, le malmena rudement, et, criant haro sur lui, le fit jeter en prison à la Conciergerie de la Cour[11].

A ce coup, la colère de la Chambre des comptes ne connut pas de bornes. Un de ses membres, revenant du Conseil du roi, répétait à qui voulait l'entendre, qu'on y était très-mécontent de la Cour, et que, d'après les propres paroles du chancelier, ces lettres étaient exprès pour bien faire entendre aux gens du Parlement qu'ils entreprenoient beaucoup, et qu'il les falboit retenir dans les limites de leur autorité. A l'entrée de Montpensier qui revenait d'Avranches, un président de la Chambre et quatre conseillers allèrent lui raconter ces débats. Le duc parut fort esmerveillé des façons d'agir de la Cour, surtout de ce qu'un président se fût abaissé à frapper un huissier ; il répéta même plusieurs fois : Il y a plus de folie que de sagesse à sa légèreté ; ce Parlement entreprend trop. Plus tard encore, après avoir en vain demandé l'élargissement de Lasne, il adressa à M. de Lisores ces sévères paroles : Vous m'aviez promis de faire sortir l'huissier de la Chambre des comptes, vous n'en avez rien fait ; vous disiez que vous étiez mon serviteur ; mes serviteurs tiennent leur parole comme leur maitre, vous n'avez tenu la vôtre, vous n'êtes donc point mon serviteur[12].

Que pouvait-on répondre à un homme irrité, et qui venait encore d'accorder, malgré la Cour, une amnistie complète aux ligueurs d'Avranches. On était d'ailleurs sous le coup de la colère du roi qui, irrité déjà du peu de progrès de ses affaires, tenu en échec depuis un mois sous les murs de Chartres, ne comprenait pas qu'au milieu de telles circonstances, on se querellât pour des questions si mesquines. Le 2'7 février, il écrivait au Parlement : Nous ne pouvons trouver bon telles divisions, mesme entre vous qui, par vos actions et déportements devez donner l'exemple d'une bonne concorde à tous nos autres subjets. Et après leur avoir recommandé l'union, il terminait par cette phrase significative : Nous ne vous en disons davantage. Quelques jours après, il appela près de lui le président Jumel et le conseiller Mahault avec l'huissier Lasne et plusieurs dignitaires de la Chambre des comptes, pour juger lui-même le conflit. Le Parlement excusa ses deux membres du mieux qu'il put et cessa toutes poursuites. Cette mesure sembla avoir apaisé l'irritation des deux partis. Mais on peut presqu'aussitôt constater l'effet moral de la condamnation du Parlement. Voyant qu'on pouvait lui désobéir sans danger et même avec succès, chaque fonctionnaire trancha du maître. C'est ainsi que les trésoriers de France permirent le trafic avec les villes liguées, et refusèrent de montrer les lettres qui les autorisaient à le faire. On les menaça encore d'un appel au roi ; mais de quel poids pouvait être cette menace, après un exemple si manifeste du peu d'égards du roi pour la Cour ?

Pendant cette petite guerre intestine, la guerre véritable ne s'était pas ralentie ; les rencontres, les sièges, les surprises de villes se multipliaient dans toute la province. Vers la fin de l'année 1590, Montpensier avait résolu de mener sa petite armée au sud-ouest de son gouvernement, et d'y porter un coup mortel à la Ligue en lui enlevant son appui principal, la ville d'Avranches. Comptant trouver les fortifications en ruine et mal défendues, il vint, au cœur de l'hiver (en décembre), investir la place qu'il croyait emporter tout d'un coup. Mais les deux Péricard, l'évêque et le capitaine, un grand nombre de nobles des environs s'y étaient enfermés, avaient ré- paré les remparts et tout disposé pour une vigoureuse résistance. Il fallut entreprendre un siège en règle sous la pluie et la neige, tantôt par un froid glacial, tantôt dais les boues d'un dégel, les soldats n'ayant à brûler que les charpentes et les boiseries des maisons du faubourg. Au bout d'un mois, l'artillerie, mise en batterie sur les hauteurs du Holbiche, ouvrit deux brèches dans l'enceinte, et l'assaut fut donné à la ville le 2 février 1591. Les royalistes ne purent y pénétrer malgré la bravoure de leur attaque ; mais les assiégés, n'en reconnaissant pas moins que l'heure était venue de céder, promirent de se rendre si, dans le délai de dix jours, ils n'étaient pas secourus ; et comme ils ne le furent point, ils ouvrirent leurs portes à Montpensier. Leur capitulation, d'ailleurs, fort honorable dans sa forme, était si avantageuse quant au fond, que le roi hésita presque à la ratifier. C'est un des monuments les plus curieux et les plus importants de l'histoire de la Ligue en Basse-Normandie[13]. Le duc, revenant à Caen prendre ses quartiers d'hiver, reçut les ovations des villes royalistes, délivrées d'un voisinage redoutable[14]. En effet, dans toute cette partie de la province, il ne restait aux ligueurs que le Mont-Saint-Michel, forteresse mieux située pour la résistance que pour l'agression.

C'est aussi vers ce temps-là que le Château-Gaillard se rendit à Henri IV[15]. Mais les succès du roi furent balancés par deux heureux coups de main des ligueurs. Le '1 février, Villars parvint à s'introduire dans Honfleur, s'en rendit maitre, et les pauvres habitants, que le capitaine royaliste de Salles avait rudement traités, ne firent que changer d'oppresseur. Grillon reçut le gouvernement de la place, y introduisit des bandes de Provençaux, et, aidé par quelques gentilshommes du pays et par le curé de Trouville, exerça ses pillages sur mer et sur terre[16]. Un mois après, Médavi et Tavannes s'emparaient de Verneuil dont le gouverneur, Morainville, vieux soldat sorti sans blessure de nombreux combats, fut frappé à mort d'un coup d'arquebuse (20 avril). Médavi lui succéda au nom de la Ligue, et conserva la place jusqu'en 1594, époque où il la rendit, ou plutôt où il la vendit au roi[17].

En ce moment, c'est-à-dire vers le mois de mai 1591, Henri se reposait de ses fatigues du siège de Chartres, ville qui lui avait coûté si cher et où il avait pu voir l'énergique répugnance qu'il inspirait aux esprits convaincus. Plus de huit cents habitants avaient préféré l'exil à la domination d'un roi huguenot. Mais son esprit, qui ne s'arrêtait jamais, méditait déjà d'autres campagnes, et, pour s'assurer des troupes qui ne l'abandonnassent point, il enrôlait force étrangers ; ses ambassadeurs parcouraient la Suisse, l'Allemagne, l'Angleterre. Le Parlement de Tours venait de s'imposer encore pour lui fournir les fonds nécessaires à de nouvelles entreprises. Dans un patriotisme, que ni le malheur des temps, ni l'inconstance de la faveur royale ne pouvaient ébranler, Groulart ne voulut pas que le Parlement de Normandie restât en arrière. Le 15 mai 1591, un mois à peine après la fin désastreuse de sa querelle avec la Chambre des comptes, il décida la Cour à se cotiser pour permettre au roi de lever une grosse armée d'estrangers, à condition qu'il assiégeât Rouen, afin que cette compagnie s'y puisse retirer, un chascun dans sa maison, terres et héritages au plus tôt. Puis, il indiqua les ressources qu'on pourrait obtenir des puissances amies, surtout de l'Angleterre où l'on désirait vivement la reprise du commerce avec Rouen ; enfin il exposa la situation de cette ville mal approvisionnée, mal commandée par un gouverneur détesté. Le Parlement avait douze mille écus à donner ; comptant sur l'aide bien problématique des bourgeois, il en promit cinquante mille, et le conseiller de Mathan eut mission d'exposer au roi les raisons données par Groulart. Henri accepta l'argent, parut goûter les raisons et promit d'assiéger Rouen[18].

C'est au moment même où présidents et conseillers étaient fort ennuyez de la longueur de la guerre et d'estre hors de leurs maisons, que les échevins de Caen s'avisèrent de requérir encore une fois l'enregistrement des lettres-patentes de translation. Ils voulaient sans doute se montrer dignes du choix des habitants en soutenant les intérêts de la cité. Leur élection était de fraiche date, et s'était accomplie, deux mois auparavant, avec des formes et au milieu de circonstances qui méritent d'être rapportées.

Le 24 février de cette année 1591, La Vérune qui venait sans doute d'être décoré, car il prend à cette occasion le titre de chevalier de l'ordre du roi, avait convoqué les bourgeois pour l'élection de six gouverneurs et échevins, d'un procureur des deniers d'octroi et des administrateurs tant de l'Hôtel-Dieu que de la Maladrerie. Au jour fixé, quatre cents bourgeois à peu près étaient réunis au présidial où siégeaient les échevins, les fonctionnaires publics, La Vérune et Montpensier lui-même, qui revenait alors du siège d'Avranches. Le duc prit d'abord la parole et exhorta l'assistance à déposer toute passion, toute faveur, toute envie dans les choix qu'elle allait faire ; à ne prendre que des gens de bien, bons catholiques et fidèles serviteurs du roi, amis de la paix et du repos de la ville. L'avocat du roi, de La Serre, succédant à Montpensier, insista sur les mêmes idées, puis disserta longuement sur l'origine de l'échevinage, sur les pouvoirs et la dignité de cette charge, et remercia, au nom du peuple, les échevins sortants. Enfin il proposa, comme ayant les qualités requises et des chances de succès, Tassin-Blouet, Tassin-Costé, Yves Levavasseur, Jacques Fillastre, La Mare, Allain et de Cahaignes. A n'en point douter, c'étaient les candidats royalistes.

Après ces discours, on recueillit les suffrages. Leur indépendance, leur manifestation au grand jour, l'animation même du vote prouvent une grande indépendance municipale. La Vérune vota le premier. Il ne prit de la liste proposée gliales quatre premiers candidats, et remplaça les deux autres par Guillaume Gosselin et Martin Garcet. Vauquelin adopte cette nouvelle liste avec substitution de Tassin-Blonet à de Cahaignes. De Caumont propose deux autres candidatures, et., profitant de ce que la parole lui était accordée, demande qu'on destitue le procureur-syndic Bancher, accusé d'avoir dit, en 1589, qu'il ne se soumettroit jamais à un roi hérétique. Bancher se défend et allègue ses nombreux services ; de Caumont réplique qu'être soupçonné suffit pour être exclu d'une charge publique. Des clameurs retentissent dans l'assemblée, et le trouble devient si grand que le vénérable M. de Bras se lève tout indigné, et réprimande vivement le peuple sur son insolence[19].

Le tumulte un peu apaisé, on continue l'élection : les uns adoptent la liste de La Vérune, les antres celle de Vauquelin. De Cahaignes, persuadé sans doute que, s'il se présentait comme candidat, c'est qu'il s'en jugeait plus digne que tout autre vote hardiment pour lui-même. Montpensier veut aussi proposer sa liste, exhortant les habitants à l'avoir pour agréable ; mais, tout au contraire, sur ce qu'il vouloit continuer de nommer, s'est enlevé une acclamation et murmure du peuple, comme voullant contredire la nomination d'aulcuns dudit nombre[20]. Il n'y avait d'autre moyen d'en finir que d'aller aux voix, et c'est ainsi que furent nommés par acclamation Lamare-Allain, de Cahaignes, Costé, Fillastre, Levavasseur Vaultier, comme gouverneurs ; Vauldry comme receveur ; Lubin Lesage, comme procureur ; Jacques Picot, Graindorge, Lesage, Le Fauconnier, comme administrateurs, les deux premiers de l'Hôtel-Dieu, les deux seconds de la Maladrerie. Aussitôt élus, les nouveaux fonctionnaires prêtèrent serment entre les mains de Montpensier et de La Vérune, et commencèrent leur tournée d'inspection. Tel est le spectacle animé que, vers la fin du XVIe siècle, présentait une élection de magistrats municipaux dans la ville de Caen. Soit qu'on y eût conservé plus vivantes qu'ailleurs les libertés locales, soit que l'agitation politique dans laquelle on était en ravivât l'amour, on voit que nos ancêtres savaient en user, les défendre, se soustraire à toute pression et manifester hardiment leur pensée[21].

C'était, au demeurant, un honneur bien lourd à porter que celui d'être échevin par ces temps de guerre civile. A chaque instant grondait une émeute, et l'on n'était jamais sûr du lendemain. Au milieu de la nuit, on était réveillé par des cris d'alarme : Tue ! Tue ! On nous tue ! Les gens prudents se tenaient renfermés ; les plus braves ouvraient leurs fenêtres, ils voyaient une bataille, des hommes morts, d'autres blessés, mais n'osaient descendre à leur secours[22]. L'émeute éclatait même en plein jour : un ligueur exalté parcourt les rues, portant une grande croix de bois et criant : Vive l'Union ! Courage catholiques ! Armez-vous contre un roi huguenot ! Il est pris et pendu. Mais ces exécutions elles-mêmes n'étaient pas sans danger. Le 20 mai 1591, on décapitait un sieur Philippe Borel de Boutem ont, condamné par la Cour comme ligueur. La foule était grande au lieu du supplice, et chacun, selon sa pensée, accusait ou défendait le patient. Au milieu de tous, un sieur Lemaître, dit Camilly, appartenant à une des plus anciennes familles de Caen, disait à haute voix que c'était grand'pitié d'ainsi condamner et mettre à mort les bons catholiques comme était le pauvre Boutemont. Un sergent de la compagnie du sieur de Caumont lui enjoint de se taire. — Je saurai bien te faire repentir, lui réplique aigrement Camilly. En effet, le soir venu, il sort de sa maison avec ses fils et ses neveux, ligueurs déclarés, et tous, la hallebarde au poing, se jettent sur une patrouille qui relevait des sentinelles. Le capitaine La Londe et son lieutenant sont blessés ; mais des renforts accourent ; Camilly et les siens sont arrêtés, désarmés, jetés en prison.

A peine le cas était-il parvenu à la connaissance du Parlement, que Messieurs de la Tournelle déclarèrent qu'il était digne de punition immédiate et exemplaire. Mais déjà La Vérune l'avait évoqué. La Cour, pour soutenir ses droits, commande aux juges du bailliage de faire l'instruction ; ils s'en défendent, et, pendant ces discussions, les accusés, loin d'être mis au secret, communiquent avec leurs amis du dehors. La Cour réclame auprès du gouverneur ; il refuse de céder, laissant assez voir sa partialité pour Camilly, et disant que le sergent avait commencé. On lui signifia alors qu'aucun conseiller ne l'assisterait dans la direction du procès ; c'est probablement ce qu'il désirait, se trouvant ainsi maître absolu du sort de ses protégés[23]. L'affaire n'eut pas d'autres suites.

C'est sur ces entrefaites, avons-nous dit, que les échevins poursuivaient l'entérinement des lettres-patentes de translation. Le Parlement remettait de jour en jour. Enfin, pour couper court à ces demandes, le 17 juin, on appela la requête, et la décision facile à prévoir fut que, pour la conséquence et pour l'importance, il sera différé d'en délibérer ; et leur sera dict qu'on y pourveoira en temps et lieu, ce que la Cour ne peut présentement, pour être chargée de grandes et importantes affaires[24]. De ces affaires, la plus importante était le siège à faire mettre devant Rouen, cette ville à reprendre, le repos du Palais à reconquérir, et Caen à quitter. Cette fois encore les échevins avaient mal choisi le moment, et compromettaient du même coup les autres faveurs royales dont ils demandaient l'enregistrement.

La Cour venait d'ailleurs d'être fortifiée dans ses espérances, par la prise de Louviers dont les royalistes s'étaient rendus maîtres par trahison (5 juin 1591)[25]. La joie était d'autant plus vive qu'on y avait saisi deux des chefs les plus considérables du parti ligueur, Fontaine-Martel et Claude de Sainctes, évêque d'Évreux. Aussitôt le Parlement envoya le conseiller Godefroid les réclamer. Si l'on en croit une correspondance contemporaine, il se passa alors entre Henri IV et Claude de Sainctes une scène assez curieuse. Le roi, toujours désireux de se rallier le haut clergé, se montra d'abord généreux. Après quelques reproches : Je veux, dit-il, oublier ce qui s'est passé et prier Dieu qu'il vous le veuille pardonner comme je fais. J'entends que vous retourniez à votre évesché, et que vous faciez votre devoir d'évesque ; surtout je vous défends que vous disiez du mal de moi. Claude de Sainctes répondit au roi qu'après Dieu, il lui serait obligé de la vie, qu'il reconnaissait sa clémence et serait désormais son serviteur. Puis, la nature de l'ardent controversiste reprenant le dessus, il lui demanda à disputer en sa présence contre deux de ses plus habiles ministres : Je m'assure, disait-il, que je vous ferai connaître avant que d'en partir que ce sont des trompeurs, imposteurs et pipeurs qui vous ont jusqu'à présent abusé, que ce n'est qu'hérésie ce qu'ils vous enseignent, et que nous tenons la vraie religion. Henri s'excusa sur son défaut de loisir[26].

C'est alors qu'arriva l'envoyé du Parlement, peu disposé à lâcher prise. Il était porteur d'une lettre par laquelle on réclamait ces factieux personnages, pour les juger et les condamner : ce dont tous vos sujets, disait-on au roi, recevront autant de contentement que ce sera de terreur à vos ennemis et rebelles, et à nous espérance certaine de voir, de bref, la fin de nos misères. On fouilla dans les papiers de l'évêque ; on y trouva des pièces approuvant, disait-on, l'assassinat d'Henri III et encourageant à celui de son successeur. Alors il ne fut plus question de le relâcher, et en l'envoya à Caen, pour y être jugé par la Cour. Par malheur, les débats de ce procès ne nous ont pas été conservés : on sait seulement que, devant ses juges, Claude de Sainctes, loin d'abandonner ses doctrines ligueuses, les soutint hardiment. De son côté, la Cour fut inflexible. Elle l'eût condamné à mort, sans l'intervention du cardinal de Bourbon et de plusieurs évêques, peut-être aussi sans la crainte de l'impression funeste qu'eût laissée le supplice d'un haut dignitaire de l'Église. Condamné à l'emprisonnement perpétuel, il fut renfermé dans le château de Crèvecœur, au diocèse de Lisieux, où il mourut peu de temps après. Des bruits d'empoisonnement circulèrent ; mais on ne saurait dire ce qu'il en fut, non plus que de la vérité des accusations portées contre lui. S'il ne se laissa pas égarer par la passion jusqu'à prêcher l'assassinat, on ne peut lui refuser l'honneur d'un grand courage et d'une foi sincère, qu'il défendait avec énergie, parce qu'il la croyait menacée. La Ligue en fit un martyr, et ses prédicateurs n'en tonnèrent qu'avec plus d'emportement contre le Béarnais[27]. Quant à l'autre prisonnier, Fontaine-Martel il fut à ce qu'il paraît sauvé par le crédit d'un de ses oncles, conseiller à la Cour[28].

Les descendants des légistes du XIIIe siècle n'avaient pas vu, sans une satisfaction secrète, un évêque livré à leur juridiction, et cette joie mal dissimulée perce encore dans l'historien de Thou, magistrat lui-même. Ce fut avec une ardeur plus vive encore qu'ils recommencèrent leur vieille lutte contre Rome, quand Grégoire XIV lança contre le roi de Navarre deux monitoires d'excommunication. L'un s'adressait plus particulièrement à la noblesse, l'autre à la magistrature ; tous les deux commandaient avec menace d'abandonner le parti du roi. Ils furent accueillis, par les magistrats surtout, avec une explosion de colère.

Les Parlements de Tours et de Châlons furent les premiers à répondre aux bulles pontificales ; ils le firent par des arrêts dont la violence allait jusqu'à l'outrage. Des deux côtés, on se trompait sur les temps, et ces armes, redoutables jadis, désormais impuissantes, ne produisaient plus qu'un vain bruit. Le Parlement de Caen, pour avoir mis plus de lenteur à préparer sa réponse, ne sut point la faire plus modérée. L'avocat général Thomas, celui-là même qui, en 1589, s'était montré si tiède partisan du roi de Navarre, s'enflamma de colère à cet attentat aux privilèges de l'Église gallicane. Son réquisitoire mérite une place entre les plus fougueux qui aient signalé les querelles de nos rois avec le Saint-Siège. On y vit reparaître l'éloge de ces fermes parlements qui, en pareils et moindres cas, avaient hardiment tenu tête aux papes ; celui de l'Église gallicane, exempte de toutes prétendues excommunications et interditz, comme les pontifes, mesme les plus ardents et audacieux, ont été contraints de le confesser ; puis les invectives contre la témérité de Grégoire XIV, contre ses libelles diffamatoires, scandaleux, en forme de bulles, contre son prétendu nonce, maistre Marsilianus. Enfin il conclut à l'appel comme d'abus, et à ce que le prétendu nonce fus, comme ennemy public et boutefeu, courra et poursuivy, pris vif ou mort, et que toutes relations fussent interrompues avec Rome. La Cour adopta ces conclusions, fit afficher son arrêt à la porte de toutes les églises, et, le jour même, un exemplaire de la bulle, où étaient peintes et figurées les armoiries du prétendu pape fut lacéré et brûlé sur la place Saint-Sauveur par la main du bourreau. Aussitôt, comme le Parlement ligueur de Paris avait répondu aux Parlements de Châlons et de Tours, celui de Rouen condamna, par un arrêt-conçu en termes non moins furieux, les blasphesmes du prétendu Parlement de Caen. Mais ni la proclamation des bulles, ni leur condamnation ne produisirent d'effets bien puissants : les partis tiraient de l'opinion publique une force que de tels ennemis ou de tels auxiliaires ne pouvaient ni beaucoup augmenter ni beaucoup amoindrir. Les arrêts de Parlement n'empêchaient pas les catholiques de repousser Henri IV et, malgré les bulles de Grégoire XIV, on vit le peuple ligué, quand le roi céda devant ses légitimes prétentions, s'empresser de le reconnaître, sans attendre qu'il fût absous à Rome[29].

Au moment où la Cour, procédant avec cette exagération d'ardeur contre un pouvoir réduit à des armes purement spirituelles, tenait éveillées les défiances des catholiques, elle était elle-même fort incertaine des mesures à prendre au sujet des protestants. Pour apprécier ces difficultés, il faut oublier nos principes modernes de tolérance religieuse, et se reporter au XVIe siècle, au temps où dominaient ces doctrines exclusives qui, depuis trente ans et plus, transportaient la France d'une aveugle fureur. Avec le roi de Navarre, disaient les ligueurs, le protestantisme, monté sur le trône, abusera de la puissance royale pour écraser la religion catholique. Tout au contraire, répondait le Parlement, il a juré de la maintenir et la maintiendra. Mais, pendant qu'il protestait ainsi de la modération du roi, les huguenots relevaient déjà la tête. Étaient-ils en force, comme à Pontorson et dans l'Avranchin, ils maltraitaient les catholiques et prétendaient à la domination[30]. Moins nombreux ailleurs, ils ne montraient guère moins d'arrogance, et, par une sorte de défi, chantaient leurs psaumes auprès des églises et sous les oratoires des ecclésiastiques. Les rigoureux édits de 1585 et de 1588 avaient toujours force de loi. Mais comment et dans quelle mesure devait-on les appliquer sous le gouvernement d'un prince protestant ? Question difficile. Le Parlement, aux contraventions signalées chaque jour, répondait par une promesse de poursuites qu'an fond il ne voulait, qu'il ne pouvait pas faire. Le roi, consulté par lui, pressé d'un côté par les évêques et la noblesse catholique, de l'autre par ses ministres réformés, ne pouvant rien sans les premiers, devant tout aux seconds, ne sachant que répondre, éludait toujours les questions.

En Normandie, les protestants reparaissaient donc partout[31]. A peine avait-on emprisonné l'évêque Claude de Sainctes, qu'ils établissaient un prêche à Évreux. Ils en avaient un dès 1591 à Allemagne, près Caen. Les religieux de Si-Étienne le font supprimer ; il est rétabli l'année suivante dans le Bourg-l'Abbé, près la porte de Bayeux[32]. Un protestant, conseiller au présidial de Caen, Beaulard, sieur de Lébisey, refuse de tendre sa maison sur le passage du Saint-Sacrement. La semonce que lui fit Groulart trahit son embarras : il s'attaque moins au religionnaire qu'au magistrat : Vous qui êtes juge et officier, lui dit-il, vous n'avez pas montré bon exemple, et la Cour pourroit vous condamner à grosse amende. Beaulard en fut quitte pour vingt écus[33]. Le clergé, furieux, dresse une liste de ceux qui avaient en ce point désobéi aux ordonnances ; mais la Cour défend aux officiers du bailliage d'y avoir égard, et récuse le témoignage du clergé comme partie adverse. On ne condamnait les contrevenants que sur leur aveu. Cette conduite, que les catholiques modérés traitaient de faiblesse, et les ligueurs de connivence, ne suffisait déjà plus aux prétentions des huguenots. Dès l'année précédente, sur ce qu'ils s'étaient plaints de violences faites à la liberté de leurs consciences, le roi, par une lettre conçue en termes fort vifs, mais fort ambigus, censura la conduite du Parlement et lui enjoignit d'aviser au maintien de la paix, jusqu'à ce qu'il pût éclairer ces questions[34]. Deux autres Cours s'étaient montrées moins sévères. Dès le mois d'août 1590, le Parlement de Tours avait décidé l'admission des protestants à toutes les charges de l'État[35] ; celui de Grenoble leur avait accordé l'exercice public de leur religion[36]. Enfin, en juillet 1591, sous la pression des puissances protestantes dont il attendait le secours, Henri révoqua les édits de 1585 et de 1588, et du même coup remit en vigueur ceux de 1577 et de 1580, en attendant, disait-il, qu'il pût réunir tous ses sujets par l'établissement d'une bonne paix en ce royaume[37].

A Mantes même, où le roi avait arrêté cette mesure, des protestations se firent entendre ; toutefois la plupart des prélats restèrent silencieux, tant ils craignaient qu'on accordât aux religionnaires des privilèges plus grands encore. Presque tous les parlements firent des difficultés ; celui de Caen hésita longtemps. Les gens du roi avaient toujours un prétexte pour différer l'enregistrement de cette déclaration. Sans oser heurter de front la volonté royale, il leur répugnait de faire aux protestants de si grandes concessions. Enfin, la Cour prit une sorte de moyen terme. Le 28 septembre, elle rendit un arrêt qui cassa l'édit d'union de 1588, en apparence parce qu'il blessait les anciennes loix et ordre de succéder à la couronne de France. Quant à celui de 1585, on le révoquait seulement en ce qui concernait l'exil, l'emprisonnement, la confiscation. Comme toutes les demi-mesures, celle-ci ne contenta ni les protestants, ni les catholiques, ni le roi ; car le Parlement s'était réservé le droit de faire des remontrances, réserve illusoire et dont il n'usa point. Il se contenta de faire réimprimer à Caen une sorte de critique de la déclaration, critique déjà publiée à Tours et à Châlons, et ce fut tout[38].

Cette résistance du Parlement, sa répugnance à donner aux protestants la liberté de conscience, est un des faits les plus remarquables de cette histoire. Quand des hommes restés fidèles à un prince protestant, se tenant assurés de sa loyale protection pour le catholicisme, ne voulant voir dans la Ligue qu'une révolte couverte d'un faux prétexte de religion, conservaient cependant de si vives défiances, on ne saurait croire ces craintes dépourvues de raison. On est convaincu du contraire pour peu que l'on pénètre dans l'esprit de ces temps, dans ce désir aveugle d'une domination exclusive, de l'unité dans la foi, dût-on l'obtenir par la force. Que serait-il advenu si Henri IV fût monté protestant et victorieux sur le trône de France ? Il serait téméraire et puéril de porter un jugement sur de pures hypothèses ; mais, à cette pensée, les Parlements royalistes eux-mêmes, saisis de crainte, se refusaient aux concessions de liberté religieuse, ne sachant plus, une fois entraînés sur cette pente, s'ils pourraient s'arrêter encore, et si, à l'intolérance des catholiques ne succéderait point l'intolérance des huguenots. Leurs yeux se tournaient vers l'Angleterre, y voyaient avec horreur les persécutions commandées par la protestante Élisabeth, et se reportaient alors effrayés sur l'avenir de la France.

 

 

 



[1] La Roche-Flavyn, Les treize Parlements, liv. VII, ch. XI.

[2] Ilz (les pauvres) ne sçauroient gagner la moitié de la rente que le prix apporté à l'achat de leurs estais leur aporteroit au denier seize, voire au denier vingt, sans prendre aucune peine. La Roche-Flavyn, Les treize Parlements, liv. VI, ch. XV.

[3] Si le Parlement est suivy d'une Chambre des comptes, il est peu douteux que les marchands y jettent leurs enfants ; l'exemple en est notoire à Rouan. Lettre d'un nommé Godefroy au duc de Nevers sur le projet d'établir un parlement à Moulins. Bibl. imp., Mss., ancien fonds, 909, f° 58.

[4] Huet, Origines de Caen, p. 156, éd. 1706.

[5] Reg. secret., 23, 30 août 1590.

[6] Reg. secr., 10, 24, 29 janv. 1591.

[7] Reg. secr ., 1er fév. 1591.

[8] Groulart habitait l'hôtel du défunt receveur La Lande. Reg. secr., 21 juin 1591.

[9] Ces discussions, où l'on voit se dessiner le caractère de Groulart, sont extraites du Plumitif de la Chambre des comptes de Normandie, séant à Caen. Archives de la Seine-Inférieure, B. 550, f° 7 à 20.

[10] Reg. secr., 11 février 1591.

[11] Plumitif de la Chambre des comptes, etc., f° 11, 15, 16.

[12] Plumitif de la Chambre des comptes, etc., f° 49.

[13] Delalande, Histoire des guerres de religion dans la Manche, p. 103. Nous avons retrouvé le texte de la capitulation. Il sert à rectifier de nombreuses erreurs. Ainsi il prouve que le gouverneur Péricard ne fut pas tué pendant le siège ; que ce siège eut lieu en décembre 1590, janvier et février 1591, et non pas en 1589 ; par conséquent, que de Vicques, tué à Pontorson au mois de septembre 1590, ne pouvait être à Avranches quatre mois après sa mort, comme on le donne à entendre. Archives de l'Empire, K. 105-1.

[14] A Vire qui, en 1590, avait été menacé deux fois par les ligueurs de l'Avranchin. Montpensier fut reçu au son de toutes les cloches ; les rues étaient pavoisées de bannières à ses armes et ornées d'arcs de triomphe. Notice sur le château de Vire, par M. Dubourg-d'Isigny. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, année 1836, p. 621-22.

[15] Masseville, Histoire de Normandie, t. V, p. 808.

[16] Masseville, Histoire de Normandie, t. V, p. 308. Les afflictions qui sont arrivées en la ville de Honfleur, etc. Chron. contemp., publiée par Labutte, Hist. de Honfleur.

[17] Ephémérides normandes, t. I, p. 266. Verneuil était situé dans la partie du Perche attachée administrativement à la Normandie ; il faisait partie du bailliage d'Alençon.

[18] Reg. secret., 15-21 mai I 59I. — Mém. de Groulart, chap. III.

[19] M. de Bras adopta la liste de Vauquelin, en y ajoutant Michel Graindorge. Ce vote est une grande recommandation pour ces candidats.

[20] Tassin-Blouet, Costé, Dupont, Vaultier, Gosselin, Levavasseur, Fillastre.... Le tumulte l'empêcha de nommer les autres.

[21] Arch. de la ville de Caen, Reg. 30, f° 1 à 19.

[22] Reg. secr., 24 mai 1591.

[23] Reg. secr., 21 mai 1591.

[24] Reg. secr., 17 juin 1591. Arch. de la ville de Caen, Reg. 30, f°. 29, v°.

[25] V. L'Étoile, t. II, p. 185-188. Palma Cayet, Chronologie novenaire. Le principal traître fut un ecclésiastique, Jean de La Tour, qui s'empara d'une clef et ouvrit la porte à fleuri IV. Une prébende de l'église cathédrale d'Évreux fut sa récompense. Le roi détesta sa perfidie. Le Chapitre ne pouvait soutenir sa présence. Seulement, comme il venait tous les ans à l'office de la semaine-sainte et de Pâques, les chanoines, qui ne pouvaient s'y opposer, firent le complot de s'absenter quand viendrait le psaume Benedictus, à Laudes, afin que le choriste lui portât l'antienne : Traditor autem qu'on chante à ce cantique, et le traître fut forcé de chanter. En vain se plaignit-il ; il en eut la confusion. — Hist. civ. et ecclés. de la comté d'Évreux, p. 384.

[26] Bibl. imp., dépt. des mss. S. G. F., 999, f° 13. On y voit aussi que les évêques de Bayeux et de Lisieux étaient dans Louviers, et que le roi les renvoya à leurs évêchés.

[27] Gallia christiana, t. XI, col. 642, 613. — Histoire civ. et ecclés. d'Evreux, p. 362.

[28] Reg. secr., 25 août 1590.

[29] Reg. secr., 12-13 août 1594. — Abrégé hist. du Parlem. de Rouen. Ms. de la bibliothèque de Rouen, f° 121. — Reg. du Parl. ligueur, 11 octobre 1591.

[30] Delalande, Histoire des guerres de religion dans la Manche, p. 151. — Gallia christiana, t. XI, col. 948. Ils y pillèrent plusieurs abbayes et en maltraitèrent les moines.

[31] Les villes, chasteaux et aultres places, que tiennent ceux de la nouvelle opinion. — Bibl. imp., coll. Fontanieu, ms. 403.

[32] Huet, Origines de Caen, p. 247.— Laffetay, Histoire du diocèse de Bayeux, t. Ier, p. 87.

[33] Reg. secr., 15 juin 1591.

[34] Reg. secr., 20 octobre 1590.

[35] Pasquier, Lettres, liv. XIV, lettre X.

[36] Bibl. imp., collect. Fontanieu, ms. 400, f° 30.

[37] Mém. de la Ligue, IV, 358.

[38] Reg. secr., 28, 27, 28 septembre 1591.