HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Situation du Parlement en 1590. — Retour de la plupart des conseillers partis l'année précédente. — Aventures du conseiller Piperay. — Sévérité de la Cour pour eux ; examen qu'elle leur fait subir. —Jugement porté sur le Parlement de Caen, par un contemporain. — Part que prend la Cour aux affaires générales. — Esprit hostile d'une partie des habitants de Caen. — Opposition de La Vérune aux mesures de sûreté proposées par la Cour. — Soins apportés par le Parlement à la police municipale de Caen. — Arrêts remarquables sur la police des rues, — des marchés, — de la boucherie, — des pauvres. — Réorganisation administrative de la province par le Parlement. — Conseillers envoyés en mission dans les bailliages. — Tentative des ligueurs sur Lisieux. — Siège de Paris. — Remontrances du Parlement au roi. — Conduite à la fois humble et héroïque du Parlement.

AOÛT 1590 — NOVEMBRE 1590.

 

On se rappelle qu'au mois d'octobre de l'année précédente, effrayés par la défection imminente de La Vérune et la tournure menaçante que prenaient les affaires, saisis d'une sorte de panique, la plupart des membres du Parlement s'étaient enfuis de la ville, sans penser qu'en de telles circonstances le danger, partout le même, les attendait à chaque pas. A peine sortis des murs, ils s'aperçurent de leur faute. Trouvant les chemins fermés, des ennemis devant eux, derrière eux, à leurs côtés, n'osant avancer ni reculer et n'évitant une embûche que pour tomber dans une autre, la plupart avaient été pris et repris, maltraités, rançonnés pai les routiers sur terre, par les pirates sur l'Océan ; bien peu avaient pu gagner l'asile pour lequel ils désertaient leur poste. Vers le milieu de l'année 1590, remis de leurs terreurs, comprenant mieux la supériorité de l'union sur l'isolement, ils revinrent vers la Cour solliciter, en racontant leurs lamentables aventures, une admission nouvelle. Il serait fatigant de mentionner fous leurs récits ; toutefois celui du conseiller Piperay mérite entre tous d'être rapporté.

Parti de Caen et cheminant depuis plusieurs jours, il avait pu, sans trop d'encombre, gagner le parc de Planes, près Serquigny, lorsqu'il fut tout-à-coup rencontré et cerné par une vingtaine de cuirassiers, commandés par deux seigneurs du pays[1]. Au cri de : Qui vive ? il répond bravement : Vive le Roi !C'est bien vous que nous demandons, lui dit alors un des cuirassiers en le saisissant ; il faut venir à Rouen, au Conseil de l'Union. Ils l'entraînent ; à chaque pas, ils proféraient de terribles menaces contre le Parlement. Vous autres conseillers, disaient-ils à Piperay, vous faites plus de mal que les gens de guerre, en dégradant la noblesse qui ne veut suivre les hérétiques ; nous saurons bien nous venger et vous punir. Quant à vous en particulier, nous sommes bien avertis que le premier président vous a donné des mémoires pour faire des menées au pays. Arrivés au manoir du sieur de Serquigny, ils font monter le conseiller dans une chambre haute, l'y dépouillent de ses armes et de son argent, et l'y constituent prisonnier sous la garde de quelques soudards. Il se crut alors au dernier jour de sa vie. Voulait-il prendre un peu d'air et s'approcher d'une fenêtre, on lui criait aussitôt : Il est défendu de regarder par-là !Si je tenois ce gros homme, grommelait un autre, je lui mettrois une corde au cou ; mais, premier qu'il m'échappât, j'en aurois trois mille écus. — S'il ne veut venir à raison, reprenait un troisième, il faut lui donner un coup de pistolet dans la tête, ou bien le mener à Rouen. Et, comme ils le disaient, ils l'auraient fait, si Piperay, pour échapper à la mort, ne se fût obligé, devant les tabellions de Bernay, pour la somme de douze cents écus, dont, par bonheur, un sieur de Menneval se porta garant. Après avoir passé le carême à Bernay, et noué même avec les ligueurs quelques négociations dont il ne put très-bien se justifier, il s'était enfin décidé à rentrer à Caen, subissant pour y revenir non moins d'avanies que pour s'en éloigner[2].

La Cour, qui n'avait pas vu sans quelque honte cette défection de la plupart de ses membres, leur faisait subir à leur retour un sévère examen, les admonestait de mieux remplir leur devoir, de moins fréquenter les ligueurs ; et s'ils alléguaient leurs biens exposés, leur famille captive, Groulart répondait, avec une sévérité aiguisée d'ironie : qu'ils avaient voulu prendre la pie au son du tambourin. Il y en eut de repoussés ; le président de Lisores lui-même dut attendre plusieurs jours avant d'être admis. Mais le roi et le chancelier, moins sévères que le Parlement, donnaient à la plupart des fugitifs des lettres de créance qui emportaient leur admission. En même temps plusieurs membres qui, depuis la journée des Barricades, étaient restés dans leurs maisons, se déterminèrent enfin à rejoindre la Cour. Au mois de mai 1590, on y comptait quatre présidents, vingt-neuf conseillers, deux avocats du roi, et ce nombre augmentait de jour en jour. Dans une sorte d'appréciation de l'état du Parlement de France faite vers ce temps-là, on dit, du Parlement de Normandie : La plus grande et saine partie est transférée à Caen, où sont allez les premiers présidents et quasy tous les anciens et les principaux et la plus grande partie des conseillers et l'eslite des gens d'honneur et de maison, jusques au nombre de soixante ; il n'en est resté dans Rouen que dix-neuf, gens de peu[3]. Cette appréciation, bien qu'émanée d'un royaliste et trop méprisante pour les ligueurs, n'en est pas moins croyable en ce qu'elle dit du Parlement de Caen. S'il renfermait quelques esprits timides, plusieurs conseillers au dévouement douteux et chancelant, ses membres, pour la majeure partie, étaient fermes autant que dévoués et non moins honorables que courageux.

Tout éloignés qu'ils fussent du théâtre des grandes opérations de la guerre, ils ne laissaient pas d'y prendre part, et de secourir le roi dans la mesure de- leurs forces. L'armée royale assiégeait alors Paris, dont l'héroïque résistance bravait tout à la fois les douleurs du combat et celles de la faim. Le Parlement s'efforçait de donner au roi un secours indirect, en coupant les vivres aux ligueurs. Défense fut faite à tous les marchands de la province de trafiquer avec eux. A Caen, comme à Ouistreham, un lieutenant de l'amiral était chargé de l'inspection des navires qui prenaient la mer. Bi peu que leur destination fût suspecte, on les arrêtait. Pendant quelques mois, on ne voit que marchandises saisies et confisquées, à Caen, à Bayeux, à Isigny, partout où l'on peut atteindre les contrevenants ; mais cette mesure, comme beaucoup d'autres, était d'une exécution presque impossible. A la fin, les gardes chargés de la surveillance fermaient les yeux. Le roi lui-même, pour donner aux marchands le moyen de payer leurs impôts, rétablit la liberté du commerce, et, tant qu'une ville n'était pas investie, les provisions y venaient comme toujours, plus rares seulement, parce qu'on cultivait moins[4].

Le Parlement, impuissant à prendre une part plus directe aux affaires, employait la surabondance de son activité à surveiller l'intérieur de la ville, et à faire dans la police municipale tantôt des réformes nécessaires, tantôt d'heureuses innovations. La situation de Caen n'avait guère changé depuis un an ; c'était toujours la même misère engendrée par l'affluence des réfugiés et des pauvres, les mêmes désordres excités par les bourgeois secrètement ligueurs, on par leurs amis qui, chassés d'Argentan, d'Alençon, de Falaise, trouvaient chez eux un asile et des secours. Les rapports entre administrateurs et administrés s'aigrissaient de plus en plus. A chaque nouveau besoin d'argent, on convoquait les bourgeois ; de l'emprunt volontaire on en était venu à l'emprunt forcé. Ces procédés violents irritaient les esprits. Dans une requête adressée aux trésoriers généraux, les habitants déclarent qu'ils ne peuvent plus payer ; que depuis vingt mois la vicomté est pillée, ravagée, brillée par les ligueurs ; qu'on ne touche rien des fermages ; ce que laissent les ennemis, les soldats du roi s'en emparent. Ils ajoutent qu'il faut prendre en considération leurs peines journalières au service de Sa Majesté, les sommes énormes données pour construire les fortifications ou garder la ville, en toutes les quelles choses ils ne sont aucunement secourus par le corps commun ni eschevins. Ils terminaient par ce conseil, qui cachait une menace, qu'une nouvelle levée pourroit apporter quelque refroidissement au service de Sa Majesté, contentement et réjouissance aux ligueurs et rebelles, qui sont heureux de voir le roi s'aliéner les esprits, car il n'y a en France ville fidele ou françoise qui soit écrasée sous de plus lourds imposts[5]. On fit des perquisitions chez plusieurs habitants : on trouva des armes et des munitions de guerre cachées dans des lits[6]. L'administration elle-même, le Corps de ville, le bureau de la police, les officiers du présidial montraient une certaine hostilité an Parlement, exécutaient mal ses ordres, ou même ne les exécutaient pas. Depuis qu'on connaissait la résolution bien arrêtée de la Cour de retourner à Rouen, à la faveur de la paix, l'enthousiasme excité par sa venue était bien tombé. On était surtout mécontent d'un vice-bailli, nommé par elle, et qui, à toute occasion, sous prétexte que le pouvoir local n'était ni assez actif ni assez dévoué, usurpait ses attributions.

Au fond, la Cour n'aimait pas plus La Vérune que les échevins ; mais comme le gouverneur avait la force en main, elle le ménageait davantage. Moins enclin à la défection, il gardait toujours sa neutralité armée. Le Parlement le comblait de prévenances, respectait quiconque était muni de ses passeport, élargissait aussitôt tous les prisonniers qu'il réclamait[7]. Il ne s'en montrait pas moins raide dans son attitude, et souvent refusait son appui aux mesures décrétées par la Cour. Pour défendre sa position, il avait un répertoire de réponses d'où il ne sortait pas. Lui demande-t-on de changer les sergents-majors, gens suspects, il allègue que tel changement sera cause d'une révolte[8], et il les maintient. Une autre fois, on lui apporte une liste de proscription contre quinze ou seize citoyens. Voilà quatre ans, répond La Vérune, que je suis gouverneur de cette ville et de ce château de Caen ; que j'ai promis au roi, sur ma tête et sur mon honneur, de les conserver ; et, malgré tons les périls, je m'en suis bien et dûment acquitté, au contentement du roi ; je suis résolu à n'en chasser personne. Alors le président Le Bretel lui représente les dangers qu'ils font courir à la ville, les malheurs déjà causés par eux, protestant toutefois de sa profonde croyance à la fidélité du gouverneur. — Où voulez-vous les envoyer ? reprit La Vérune, un peu radouci ; les villes royalistes leur fermeront leurs portes, et, s'ils se tiennent aux champs, ils y seront en danger de leur vie. — S'ils veulent faire service au roi, réplique le président, ils pourront aller à la guerre dans une de ses armées. C'était une idée assez étrange d'offrir pour asile à des ligueurs l'armée du roi de Navarre. Aussi La Vérune ne répondit rien. Le président eut beau reprendre et développer de nouveau tous les arguments, lui rappeler les surprises de Verneuil, de Pacy-sur-Eure, de Nonancourt, il n'y sut rien gagner, et l'on ne voit pas en effet que personne ait été chassé de la ville. C'est cette conduite qui attira plus tard à La Vérune les éloges de Cahaignes, qui vante sa prudence et sa modération. Sans partager toute l'admiration du panégyriste, il faut louer cependant La Vérune d'avoir usé de son pouvoir avec de grands ménagements, et tempéré, parfois à propos, l'ardeur trop vive du Parlement[9].

La Cour ne fut guère plus heureuse dans ses innovations de police municipale ; elles n'en sont pas moins un sujet d'études très-curieux. Il est remarquable en effet, au milieu des guerres civiles et religieuses, quand l'ennemi est presque aux portes de la ville, cette ville elle-même pleine de troubles et de factions, de voir des magistrats exilés étendre sur sa police urbaine leur active surveillance, prendre même l'initiative de mesures dont l'autorité locale ne se fût pas avisée au milieu de la paix. Ce n'est pas toutefois qu'il y ait là un fait insolite ni une intervention inaccoutumée. L'édit d'Amboise (1572) autorisait, dans toute ville où siégeait un Parlement, la présence au bureau de la police d'un président et d'un conseiller[10]. Mais, dans la situation exceptionnelle du Parlement de Normandie réfugié à Caen, cette sollicitude prend un caractère tout particulier, et montre sous un nouveau jour l'activité de ces hommes et leur intelligence vraiment remarquable comme administrateurs.

Une des premières mesures qu'ils proposèrent concernait la propreté des rues de Caen. Cette partie si importante d'une bonne police, condition indispensable de la salubrité de l'air et du bel aspect d'une ville, était alors presque partout dans un déplorable abandon. On ne connaissait ni tombereaux ni entrepreneurs publics. Chacun était' obligé d'entretenir le pavé devant sa maison, de le nettoyer, d'en transporter les ordures hors de la ville ; de là un service mal rempli et des immondices s'amassant par les rues infectées. Pour qu'on songeât sérieusement à ce péril, il ne fallait pas moins qu'une contagion[11]. On avait bien plusieurs déclarations de police sur cette matière, mais qu'on n'observait pas[12]. Aussi les rues de Caen n'étaient pas mieux tenues que celles des autres villes ; aucune mesure n'était prise pour leur propreté, abandonnée à l'insouciance des bourgeois. — Ceux-ci prétendaient se décharger du balayage sur les habitants du hameau de la Folie, qui repoussaient une telle servitude. A cette époque même, un procès sur cette affaire était porté devant la Cour (sept. 1590), et, en attendant la décision, les uns et les autres, pour ne pas préjudicier à leurs droits, s'abstenaient soigneusement de faire le service. Aussi voit-on, par les registres municipaux, qu'il y avait un si grand amas de fumiers près de la Porte-au-Berger et de la Porte-Saint-Julien, n, qu'ils compromettaient la sûreté du château[13]. De là des émanations pestilentielles, et ces redoutables fléaux qui, à de trop courts intervalles, dépeuplaient la cité. Vers la fin de 1589, on y avait encore signalé la présence de la peste. Il devenait urgent de pourvoir à la salubrité publique.

Sur la proposition du président Le Jumel, le Parlement décida l'établissement d'un service de douze brouettes, destinées à enlever les immondices amoncelées dans les rues. L'adjudication de l'entreprise devait être faite au rabais par le bailli, et la somme nécessaire fournie par les propriétaires des maisons, à proportion de leur estendue sur la rue. Au cas où les bourgeois se refuseraient à payer, on devait faire l'adjudication au prix de douze livres, plus les fumiers. Mais il n'est pas d'idée, si simple qu'elle soit, qui, à sa première apparition, ne soit combattue par la routine et l'ignorance. Les échevins ne tinrent pas compte des arrêts du Parlement, et s'opposèrent même à ce qu'on affectât à ce service aucune partie de leur revenu, à ce qu'on levât aucune taxe sur les particuliers. Ils persistaient, avec un ridicule entêtement, à vouloir que chacun Mt contraint, comme par le passé, à balayer devant sa maison, qui est à dire qu'on ne parviendra jamais à ce but, de voir les rues et ville nettes. Alors Groulart, à qui il faut rapporter l'initiative de toutes ces mesures, désespérant de vaincre l'obstination des échevins, néanmoins n'abandonnant pas son projet, décida, pour commencer ce bon œuvre, qu'on prendrait deux cents livres sur les amendes de la police, pour acheter les brouettes et payer le premier quartier de leurs conducteurs[14].

Un peu plus tard, en octobre 1592, le Parlement, toujours par crainte de la peste, enjoint au lieutenant-général du bailli, de faire défense de nourrir des pigeons et corneilles, de jeter les immondices par les rues, et même de vendre des fruits, d'autant que cette année ils sont tous verreux. Un inconvénient non moins grave était causé par les bouchers dont les tueries, établies dans tous les quartiers de la ville, les infectaient tous de leurs émanations. Groulart s'en était vivement préoccupé, et voulait construire hors des murs un abattoir public. Pour l'établir, il jeta les yeux sur le pré des chapelains de Saint-Pierre, pré situé non loin de leur moulin, et qui se trouvait alors séparé de la ville[15]. Il fit demander les chapelains pour traiter avec eux de l'achat de ce pré. Tout d'abord ils refusèrent, alléguant qu'il venait d'une donation de saint Regnobert, fondateur de leur église, et qu'à ce titre ils devaient le conserver. Toutefois ce zèle reconnaissant n'allait pas si loin qu'avec mille ou douze cents livres et la rente de la tuerie, ils ne consentissent à aliéner ce précieux gage de la munificence de leur fondateur. Leurs conditions étant trop onéreuses, on dut chercher un autre emplacement[16]. On fit alors choix d'un pré appartenant à un nommé Le Sauvage, situé au dessoubz de l'abreuvoir et du pont Saint-Jacques, du costé des fortifications, sur le bord de la rivière. Cette fois ce furent les échevins qui déclarèrent n'avoir pas de fonds. On ne parvint à s'accorder, de part et d'autre, qu'en rejetant tous les frais sur les bouchers eux-mêmes ; mais comme il fallait encore une autorisation royale, chose longue en tous temps, et en ceux-là presque impossible à obtenir, il ne résulta encore des propositions de Groulart qu'un plan utile, et dont la réalisation se fit attendre à Caen pendant plus de deux siècles[17].

Une autre question de police qui n'excitait pas à un moindre degré l'attention du Parlement, c'était celle du commerce des denrées, surtout du blé et de la viande. Nous avons entendu les conseillers se plaindre presque en termes violents de la cherté des vivres et de l'avarice des marchands de Caen ; ils s'efforcèrent, par diverses mesures, de faire baisser ces prix trop élevés. Un arrêt de la Cour, pour les conserver dans les lieux qui en étaient bien pourvus, défendit l'exportation des grains de bailliage en bailliage. Il ordonna que, dans chaque moulin, il y aurait un banquart où l'on pèserait les blés, afin que les meuniers n'en pussent détourner ; il voulut même leur fixer un salaire, six deniers par boisseau, sans leur permettre de prendre du dit bled à leur discrétion[18]. On ordonna encore aux marchands de volailles et aux rôtisseurs de mettre prix à chacune pièce de poulaillerie et autres volatiles et gibier, tant à poil qu'à plumes, pour rabattre la regraterie et charté qui court, les laisser vendre en plein marché, à toute heure, à ce que les bourgeois puissent être fournis[19]. Cette règle de la vente sur le marché même est aujourd'hui généralement adoptée, comme pouvant seule assurer, dans l'intérêt général, la loyauté des transactions.

On, trouve encore, sur ces matières, un autre arrêt du Parlement, plus original que les précédents, plus hardi surtout, si l'on considère ces temps de corporations à privilége exclusif, d'autant plus curieux que nous l'avons vu de nos jours reproduit dans la même ville pour parvenir aux mêmes fins : A esté conclu et arresté l'arrest de la police contre les bouchers de ceste ville de Caen, contenant permission à tous aultres bouchers des aultres villes, bourgs et bourgades et villages d'apporter en ce bailliage, exposer en vente et débiter chairs, sans estre tenus de subir quelconques visitations des bouchers de ceste ville et gardes de leur mestier, d'autres que des officiers de la police, et deffences faictes de les troubler ne empescher[20]. On voulait par la concurrence déterminer l'abaissement des prix ; mais il y avait là une grave dérogation au principe de monopole, qui asservissait alors la liberté du commerce.

On éprouve quelque peine à toujours redire la même chose ; mais la désolante uniformité de cette histoire contraint de s'y résigner. Malgré ces préoccupations, les vivres restaient chers, et l'on était sans cesse dans un état voisin de la disette. Tous les jours la misère augmentait, sous les yeux du Parlement. Des villes pillées, des campagnes, en proie aux bandes de soudards, s'échappaient des malheureux qui venaient dans la ville accroître de leur misère la misère déjà si grande des habitants. La Cour voulut porter la main à ce mal du paupérisme, triste plaie de l'humanité, qu'on a tenté souvent de guérir, et par tous les remèdes, et qui cependant se perpétue de siècle en siècle sans se fermer jamais. Les premières mesures adoptées par le Parlement furent plutôt violentes que charitables ; le président Anzeray ne méditait rien moins que de chasser les gueux de la ville, les quels y sont en si grand nombre qu'il y a danger qu'ils ne l'infectent. Puis on revint à des pensées plus humaines, et, le 25 novembre 1590, les échevins de Caen, profitant d'une réunion du peuple, le prévinrent que le Parlement avait commandé de s'assembler pour aviser aux moyens d'établir un bureau de povres, tant des résidants que des passants et des étrangers, comme il est accoutumé ès bonnes villes.

Sur cet ordre, on fit une assemblée le 30 du même mois. Au seul aspect de la réunion, on eut pu deviner que ce nouveau projet n'avait pas l'approbation des plus riches bourgeois : presque tous y faisaient défaut. Quand on en vint à recueillir les opinions, l'hostilité se contint à peine. Le lieutenant-criminel, Malherbe, commença par déclarer qu'à son avis il faudroit prier Messieurs du Parlement de remettre leur proposition à un temps plus opportun, qu'en attendant on laissast les pauvres mendier aux portes des églises et des maisons, estant ainsy plus commodément sustentés ; qu'au reste, on dresseroit dans chaque paroisse une liste des pauvres pour délibérer plus à plein. Le lieutenant d'Augy se rallie à cette opinion, insistant plus particulièrement sur les paresseux qui mendient. Un autre membre veut que la charité soit exercée par les personnes à leur liberté. Enfin, un sieur des Ifs, s'accordant sur la nécessité de secourir les pauvres, demande qu'on y applique d'abord les biens ecclésiastiques. A ces divergences d'idées, on reconnut bientôt qu'il était impossible de rien arrêter. On choisit donc des délégués, chargés de préparer une solution, et parmi eux fut nommé le vénérable M. de Bras qui, jusqu'à ses derniers instants, travaillait aux intérêts de sa ville tant aimée[21]. Les choses en restèrent là. Dans les registres de l'échevinage on ne reparle de règlement sur les pauvres qu'au mois d'avril 1591, et seulement pour nommer une nouvelle commission. Malgré l'insistance du Parlement, bourgeois et échevins s'obstinaient au maintien du vieil état de choses, trop occupés d'ailleurs par les approches des élections du Corps de ville, approche qui inquiétait l'ambition des titulaires en enflammant celle des nouveaux candidats.

Le peu de succès de toutes ces mesures pourrait laisser croire que le Parlement, prompt à l'initiative, n'avait pas la même vigueur pour accomplir ses desseins. Mais qu'on se rappelle au milieu de quels événements ces projets se sont produits, et l'on s'étonnera bien plutôt de ce qu'on ait pu les concevoir. II fallait courir au plus pressé, sauver la ville avant d'en établir le bel ordre.

Groulart avait sans cesse l'œil au guet. Par ses soins, les conseillers étaient répartis dans les bailliages, où ils pouvaient pénétrer sans trop de périls. Leur mission, soigneusement définie par la Cour, était de faire comparaître devant eux les juges, les officiers, les échevins, d'examiner leur conduite, de prendre les rapports des gouverneurs des places et des bons bourgeois. Ils devaient alors maintenir les administrateurs fidèles, casser les autres ; faire saisir les propriétés des rebelles, soit laïques, soit ecclésiastiques ; vendre les meubles, louer les immeubles, contraindre les fermiers à verser le prix de leurs fermages dans les caisses du Domaine ; examiner la conduite des ligueurs ralliés et des nobles restés dans leurs maisons ; les contraindre à promptement s'équiper et à rejoindre Canisy,, sous peine d'amende et d'emprisonnement ; de plus, empêcher qu'on ne construisit des fortifications privées, et qu'on ne forçât le pauvre peuple à y faire à ses despens des fossés ou douves ; démolir les châteaux des ligueurs ; recevoir les plaintes, évoquer à eux la connaissance des procès, enfin forcer les vice-baillis et leurs lieutenants, archers, sergents et autres suppôts de la justice de les assister, requérir même l'appui des gouverneurs et des capitaines, avec pouvoir d'exécuter toutes ces instructions, nonobstant opposition, appellation, récusation, prise à partie et autres voyes quelconques, et sans préjudice d'icelles[22].

C'est en déployant cette vigueur, en montrant munis d'une puissance si étendue ses nombreux délégués, que le Parlement travaillait avec persistance à rétablir dans l'esprit des populations le prestige d'une autorité méconnue. Une menace de sédition retentit-elle dans une ville ? vite on y envoie un vice-bailli ou un prévôt. Des ligueurs tentent un coup de main sur Lisieux : on saisit les conspirateurs, et le lieutenant de Grieu, chargé d'instruire le procès, condamne trois misérables, Gilles Cochon, Jean-Jean, soldat, dit le caporal Quatre - Vents, et Pierre Anfric, bourgeois de Lisieux, à faire réparation honorable, tète et pieds nus, en chemise, tenant en main une torche ardente, devant le lieu de la juridiction et l'église cathédrale ; à y demander pardon à Dieu, au roi, à la justice, aux habitants de Lisieux, puis à être pendus et étranglés sur la place publique, avec exposition de leurs cadavres à la potence. Jean-Jean, avant d'être pendu, devait être torturé ; mais il paraît que tout ce sinistre appareil déployé contre quelques misérables, vulgaires instruments du complot, n'avait pour but que de cacher une protection donnée aux vrais coupables. La Cour envoie alors le vice-bailli Daniel, et aussitôt il rabaissa l'oreille de plusieurs bons verjus de cette ville qui croyoient que, les trois tués, le reste échapperoit[23]. Daniel était l'exécuteur ordinaire des sentences du Parlement ; où il paraissait, on était sûr de voir bientôt élever la potence.

Cependant le roi tenait Paris assiégé depuis six mois, et l'on suivait avec une douloureuse attention toutes les phases de ce siège étonnant, où un peuple, si léger et si frivole d'ordinaire, bravait avec une admirable constance les tortures de la faim et le fer de l'ennemi. Chaque jour on attendait la nouvelle de la prise de la ville, quand tout-à-coup, au moment même où circulaient des bruits de capitulation[24], on apprend que le duc de Parme avait rejoint Mayenne, que tous deux s'avançaient à la rencontre du roi, et que c'était l'heure de vaincre ou d'eslire le champ de bataille pour sépulture[25]. Le Parlement avait alors à la Cour deux députés qui, après s'y être rendus, non sans grandes difficultez, a voient trouvé le roi courtois, gracieux et de facile accès. Aussi avait-on résolu de profiter de ces bonnes dispositions, et rédigé un mémoire de remontrances. Il était composé de dix articles dont nous donnons la substance, et qui nous révèlent les prétentions et les désirs du Parlement :

1°. Supplier le roi de ne se rendre si facile à accorder mainlevée aux héritiers de ceux qui sont morts, portant les armes contre lui ;

2°. Laisser au Parlement la connaissance exclusive du crime de lèse-majesté ;

3°. Rétablir la Cour dans sa splendeur, dignité et autorité, ce qui est empêché par les évocations et commissions extraordinaires ;

4°. Lui donner une compagnie de trente hommes de cheval pour mettre à exécution par main forte, quand besoin sera, les ordonnances et arrêts de la Cour[26] ;

5°. Réduire sa Cour de Parlement à quarante-cinq membres, et l'autoriser à nommer ce qu'il en faudra pour parfinir ce nombre ;

6°. Obtenir une Chambre du Domaine pour la province de Normandie ;

7°. Attribuer aux officiers de sa Cour de Parlement de Normandie pareil indult, pour nomination sur les bénéfices de la province et dépendances de l'archevêché de Rouen, comme ont les officiers du Parlement de Paris ;

8°. Pourvoir au plus tôt aux provisions des bénéfices vacants ;

9°. Supplier Sa Majesté de faire profession de la religion catholique comme ont fait ses prédécesseurs rois ;

10°. Augmenter les gages[27].

Cette demande du changement de religion était déjà bien timidement reléguée à la fin des remontrances. Mais à peine l'y avait-on mise, qu'un courrier venant du camp royal apportait un discours de ce qui s'était passé à l'armée, depuis la jonction du prince de Parme et de Mayenne. Le roi y déclarait ne pouvoir réunir les principaux de l'État pour aviser au bonheur de la France, ni se conseiller avec Dieu sur la demande de ses bons sujets catholiques ; qu'il ne cesseroit de combattre qu'après avoir purgé le sol françois de ses ennemis. La Cour, à ce fier langage, comprenant que ce n'était pas l'heure des concessions, se hâta d'envoyer à ses députés l'ordre e d'user de dextérité et prudence, et de dilater lesdites remontrances, dont ne leur sont baillées que capita rerum, selon les occasions qu'ils trouveront se présenter à propos, l'opportunité et facilité de Sa Majesté pour le regard du neuvième article[28].

Ainsi ces hommes si fiers, ces hommes inflexibles, tremblaient devant la royauté et n'osaient prendre devant elle une parole un peu haute : singulier mélange de force et de faiblesse, de courage et de timidité ! Au même moment, ils exposaient leur vie et affrontaient tous les périls ; au même moment, non moins soigneux de leur dignité qu'aux jours de leur splendeur, ils protestaient contre les empiétements d'un Parlement voisin[29], contre les attaques à leur Charte normande. Dépouillés de ce somptueux appareil de grandeur dont ils s'environnaient d'ordinaire, réduits à un état voisin de la détresse, n'ayant plus même ces manteaux d'écarlate, symbole du pouvoir royal dont ils étaient revêtus[30], ils conservaient toujours le culte des traditions, célébraient la fête de Saint-Louis, le dévot roy de France, le 12 août, jour où la Normandie avait été affranchie de la domination anglaise[31], et malgré les revers, ils gardaient une foi inébranlable dans le succès de leur cause. La preuve en fut grande le jour où un conseiller du Parlement de Toulouse, de passage à Caen, se rendit aux Cordeliers, demandant à saluer la Cour et à prendre séance. La majeure partie de ce Parlement de Toulouse, la ville elle-même appartenaient à la Ligue ; les autres conseillers erraient chassés de ville en ville ; la Cour, en recevant le conseiller, n'en posa pas moins cette condition, que pareil honneur serait rendu à ses membres, au Parlement de Toulouse ; condition qui montrait bien et la dignité jalouse de ces hommes, et leur ferme espérance, et qui rappelait ces traits héroïques de la plus belle antiquité, où l'on achetait avec confiance le sol occupé par l'ennemi victorieux.

 

 

 



[1] Ils étaient commandés par les sieurs de Fontenay et de Nouant.

[2] Reg. secr., 1er juin 1590.

[3] Reg. secr., 14 juillet 1590, 29 avr. 1594. Bibl. imp., coll. de Meuse ; ms. 8951-8, f° 67.

[4] Reg. secr., 5 avril, 6 juillet 1590, 23 janvier 1594. En 1593, le Parlement se préoccupe encore du grand commerce de cidre, beurre, etc., qui se fait entre Bayeux, Isigny et Rouen.

[5] Cette pièce, dont on ne saurait méconnaître le caractère hostile, porte une quarantaine de signatures, dont aucune n'appartient à des membres du Corps de ville. C'est très-certainement la pièce qu'on voulait présenter aux trésoriers. Mais comment se fait-il qu'on la trouve dans les registres de la ville ? Elle aura sans doute été saisie ou livrée. Arch. de l'Hôtel-de-Ville de Caen, reg. 29, f° 184.

[6] Dans une élection du bureau de la police faite en avril 1590, François Malherbe, Jean de La Cour, vicomte de Caen, Jacques de Cauvigny, Jean de Boislambert, sont élus commissaires ; Gilles Le Vavasseur, Thomas Vasnier, Thimotée Vaudry, Noël de La Rue, Yves Capelle, Pierre Néel, intendants. Il parait qu'une autre compagnie du peuple avait nommé Nicolas Le Peltier, dit le capitaine Lafosse, et Raucher, syndic de la ville. De Boislambert fit annuler cette élection, accusant les deux candidats d'être criminels de lèse-majesté. Reg. secr., 6 avril 1590.

[7] Reg. secr., 24 mars 1590.

[8] Reg. secr., 17 juillet 1590.

[9] Reg. secr., 29 juillet 1590.

[10] Delamare, Traité de la Police, t. II, p. 17.

[11] Déclaration de François Ier (1529), de Charles IX (1568), de Henri III (1586).

[12] Delamare, Traité de la Police, liv. VI, lit. VIII, t. IV, p. 207.

[13] Reg. de la Ville de Caen, Reg. 29, f° 24, f° 113.

[14] Reg. secr., 25 mai, 23 juin 1590.

[15] V. le plan de Belleforest, n° 40.

[16] Reg. secr., 24 octobre 1592.

[17] Reg. secr., 1er. mars 1593.

[18] Reg. secr., 17 juillet, 17 août 1590. Enjoint aux boulangers de Rouen, faire leur pain blanc, bis et bien cuit, paistry et assaisonné comme il appartient, sous peine de punition corporelle. Reg. du Parlent. ligueur, 8 janvier 1594.

[19] Reg. secr., 17 août 1590.

[20] Reg. secr., 22 mai 1591.

[21] Arch. de la ville de Caen, Reg. 29, f° 130, 144, 145, 146. Reg. secr. du Parlem., 19 novembre 1590.

[22] Reg. secr., 11 août 1590.

[23] Reg. secr., 13 novembre 1590.

[24] Lettre du marquis de Beuvron. Reg. secr., 30 août 1590.

[25] Lettre de Thorigny. Reg. secr., 30 août 1590.

[26] C'était en remplacement des sergents de la Cinquantaine restés à Rouen.

[27] Reg. secr., 15 oct. 1590.

[28] Reg. secr., oct. 1590.

[29] Celui de Bretagne, à propos des ligueurs de Pontorson.

[30] A la Saint-Martin d'hiver de 1590, les présidents étaient sans manteaux, et les conseillers n'avaient ni robes rouges, ni chaperons, à raison des troubles et guerres civiles. Reg. secr., 12 nov. 1590.

[31] Reg. secr., 12 août 1590-1591.