La Saint-Martin
d'hiver de 1589. — État de Caen au mois de novembre de la même année ;
division parmi les habitants ; craintes d'une attaque des ligueurs. —
Groulart appelle le roi en Normandie ; lui suggère un plan de campagne ; lui
donne les moyens de l'exécuter. — Marche de l'armée du roi en Basse-Normandie
; prise d'Alençon, de Domfront, d'Argentan, de Falaise. — Groulart est mandé
au camp royal ; on lui propose la place de chancelier ; brillant accueil
qu'il reçoit du roi. — Conduite religieuse et politique tenue alors par Henri
IV. — Mesures prises par le Parlement pour tirer parti des victoires de
l'armée ; sa sévérité contre les ligueurs ; sou hostilité aux mesures de
clémence ordonnées par le roi. — Prise de Lisieux, de Honfleur, de
Pont-Audemer, d'Évreux, de Verneuil ; les armées en présence à Ivry. —
Efforts du Parlement pour grossir les rangs de l'armée royale ; procession
qu'il ordonne à la veille de la bataille. — Te Deum d'actions de grâces et
réjouissances publiques après la victoire d'Ivry.
NOVEMBRE 1589 - MARS 1590.
Sous le
coup de tant de douleurs et d'humiliations, la Saint-Martin d'hiver, cette
fête des Parlements, se passa sombre et triste. Un événement, d'ailleurs sans
importance, venait encore de blesser profondément la fierté de la Cour. Un de
ses présidents, Anzeray de Courvaudon, à son retour du village de ce nom où
il possédait une sorte de château, trouva sa maison occupée par un sieur de
Crèvecœur ; gentilhomme de l'armée de Montpensier, qui refusa brutalement de
se retirer. Le Parlement, indigné, se plaignit au duc, déclara qu'il
cesserait tout exercice jusqu'à pleine et entière satisfaction. Le Parlement
dut reprendre ses séances, interrompues pendant un jour, sans que justice eût
été rendue ; seulement, lorsqu'un mois après, Crèvecœur apporta des lettres
du roi, on reçut les lettres en laissant à la porte le messager[1]. Montpensier,
gouverneur de la province, était alors à Caen, où la gravité de la situation
l'avait fait accourir ; c'était un esprit loyal, actif, brave, comme toute la
grande noblesse de son temps, ayant surtout à cœur de relever l'honneur de sa
maison, qui s'en allait abattu par la
prospérité des Guises,
mais au demeurant d'une médiocre portée politique[2]. Il n'écoutait guère les
doléances du Parlement, et ne cherchait pas à maintenir le prestige moral
d'un corps dont il n'appréciait point les services. Il avait peine,
d'ailleurs, à faire respecter son propre pouvoir, et n'avait pu obtenir de La
Vérune qu'il retirât ses troupes de l'Hôtel-de-Ville. Les échevins qui, avec
raison, refusaient d'y siéger pendant cette occupation militaire, se
réunissaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Ils étaient au plus mal
avec le bailli. La division entre les habitants se prononçait de plus en
plus. Le Parlement savait qu'un certain nombre d'entre eux, notoirement suspects, s'étaient retirés au château, tandis qu'il
remarquait encore dans la ville grand nombre
d'hommes mal affectionnés au service du roi et qui ouvertement tiennent le
parti de la Ligue. La
situation empirait donc tous les jours. Aussi les ligueurs, instruits par
leurs espions, approchaient de la ville, guettant le départ de Montpensier,
tout prêts pour un coup de main. D'Aumale battait le Pays-d'Auge, prenait
Pont-Audemer, assiégeait Toupies. On disait avoir vu son avant-garde à
Saint-Sauveur-sur-Dives, à quelques heures de Caen. D'une autre part, de
Vicques et ses bandes étaient à Bayeux. On n'avait pas même de sûreté du côté
de la mer, et l'on craignait que Villars, le gouverneur du Havre, débarquant
à l'improviste à Ouistreham, n'enlevât Caen, comme plus tard il fit Honfleur.
Et qu'avait-on, pour résister à ces périls qui n'étaient point imaginaires ?
Un gouverneur suspect, quelques compagnies bourgeoises mal unies, et
Montpensier, qui, arrivant à peine, voulait déjà repartir pour rejoindre le
roi[3]. A la
nouvelle de son projet de départ, le Parlement, avec un instinct militaire
très-juste, le fit prier de demeurer, de sauver cette ville principal support de toute la Normandie. Les députés de la Cour et ceux
de l'Échevinage ajoutaient que, s'il partait, il ne leur restait qu'à le
suivre, en abandonnant la place aux Ligueurs. Le duc, après avoir tenu
conseil avec ses officiers, résolut d'attendre les ordres du roi, et dépêcha
vers lui Crèvecœur, pour lui exposer la situation. Groulart ajoutait la
proposition d'un plan de campagne. Il démontrait à Henri que, pour conserver
Caen, réduire les places ligueuses, conquérir la Normandie, il lui fallait
marcher sur Alençon, le prendre, opérer vers Falaise, également réduit, sa
jonction avec Montpensier ; qu'avec ce renfort et celui des Anglais, il
étonnerait les forces de la Ligue, les dissiperait, forcerait toutes ses
places ; que la Normandie était la base d'opération nécessaire pour attaquer Rouen
et Paris. Ce plan était vraiment très-sage et fait le plus grand honneur à
Groulart, dont le conseil eut, comme la suite le fera voir, une importance
capitale sur les destinées du pays[4]. L'anxiété
du Parlement, dans l'attente de la réponse du roi, était des plus vives, et
rendait les esprits de ses membres plus irritables. Les échevins, qui, on
doit le reconnaître, prenaient bien mal leur temps, avaient demandé deux
jours auparavant la vérification des lettres-patentes de translation ; on les
repoussa en alléguant qu'elles n'étaient pas revêtues du grand-sceau, et, du
même coup, on leur refusa de vérifier d'autres lettres qui transféraient à
Caen la foire de Guibray, et exemptaient les bourgeois des droits de
franc-fief et nouveaux acquêts[5]. Quelques jours après, le
Parlement appelait à sa barre le lieutenant du bailli, Vauquelin, et l'avocat
du roi, Laserre ; il accusa les membres de l'administration de la misère qui
dévorait la ville, leur reprocha durement l'avarice des Caennais, le prix
excessif des loyers et des vivres, prix qui en un an s'était quadruplé. On
insista sur ce qu'aucuns ont vendu le petit
sidre quinze et seize sols le pot à aucuns Anglois venus en ce royaume pour
le secours et service du roy, et le pot de lait dix sols, chose de mauvais
exemple et dont le roy se pourroit bien courroucer. Les pauvres administrateurs
Caennais écoutèrent humblement, et se retirèrent, comme d'usage, sans
répondre. Notons,
en passant, que la communauté d'infortune poussait à l'excès la compassion
des conseillers, surtout à l'égard des Anglais qui faisaient bien payer leurs
services[6]. En général, partout où ils
passaient, le prix des vivres augmentait aussitôt[7]. Quant aux Anglais dont il est
ici question, trainards de l'armée de Montpensier, ils avaient été recueillis
et soignés non sans peine à l'Hôtel-Dieu. Une fois guéris, ils étaient restés
là comme chez eux, allant se promener par la ville, revenant régulièrement à
l'heure des repas, et aucuns d'iceux le plus
souvent étant ivres font des insolences dans ladite maison, si bien qu'il fallut à la fin
les jeter à la porte[8]. Sur
d'autres chefs, les plaintes de la Cour n'étaient pas sans fondement. Dans
ces temps de guerre, où l'on cultivait peu, où l'on récoltait si rarement ce
qu'on avait semé, les denrées étaient rares et chères. La multitude des
réfugiés, Rouennais pour la plupart, entassés dans la ville, y faisait encore
augmenter le prix des vivres et des loyers. C'était au point que des
malheureux, au fort de l'hiver, logeaient dans les tours de l'enceinte. La
misère aigrit. Les pauvres de Caen s'en prenaient aux pauvres du dehors qui
leur faisaient concurrence ; ceux-ci à leur tour attaquaient l'avarice des
habitants de Caen ; ils étaient soutenus dans leurs plaintes par les
conseillers qui, au fond, étaient aussi pauvres qu'eux, ne recevant rien ni
de leur traitement ni de leurs fermages[9]. Ces
discussions, pour ainsi dire d'intérieur, ne détournaient pas l'attention du
Parlement des préoccupations plus graves qui le tourmentaient. On ne recevait
pas de nouvelles du roi. Enfin, le décembre, Crèvecœur revint : la Cour
refusa de recevoir le messager, en souvenir de l'offense qu'il avait faite au
président Anzeray ; mais elle prit et lut avidement ses dépêches. Crèvecœur
avait trouvé le roi au Mans, fort indécis, appelé en Bretagne, appelé en
Normandie, mal pourvu d'hommes et de munitions. Rien n'était encore résolu.
Aussitôt Groulart fait décider l'envoi de deux nouveaux députés chargés de
représenter au roi les périls et les souffrances du Parlement, son
impuissance à le servir, la nécessité impérieuse de sa venue[10]. Ce qui avait paru ébranler le
plus l'esprit du roi, c'était l'espérance de tirer quelques poudres
conservées au château de Caen ; mais, pour avoir ces poudres si nécessaires,
il fallait ranimer le dévouement royaliste de La Vérune, alors fort refroidy et au hasard prendre le parti contraire. Le fier président ne négligea
rien ; il s'inclina encore devant un homme dont il méprisait la faiblesse ;
il vanta même sa fidélité, enfin il lui persuada d'envoyer vers le roi un
capitaine investi de sa confiance. Prévenu par Groulart, Henri reçut l'envoyé
de La Vérune avec cet air de bonté et cette rondeur de manières, si
séduisante pour tous et en particulier pour les Normands. A son retour, le
capitaine, enchanté, décida La Vérune à livrer au roi toutes ses munitions de
guerre, et c'est grâce à ce secours, presque inespéré, que Henri put
entreprendre l'heureuse campagne si glorieusement couronnée à Ivry. Ainsi ce
petit fait, perdu dans l'histoire, à peu près ignoré, eut pourtant des
conséquences bien grandes. Les poudres obtenues par Groulart ne firent sans
doute pas à elles seules tout le succès ; mais sans elles qui peut dire ce
qui serait arrivé ? Il faut louer l'armée et les généraux qui en tirèrent si
bon parti, sans oublier toutefois l'homme actif et dévoué qui, sans être
soutenu par l'attrait de la gloire militaire, par l'excitation du courage
déployé au grand jour et la chaleur du combat, sut, dans l'ombre des
négociations, au prix de sa fierté même, préparer tous les éléments de la
victoire[11]. Le 16
décembre, Henri marchait sur Alençon. Si la
fortune nous veut rire,
disait-il à son départ, ni les mauvais temps
ni les mauvais chemins ne m'empêcheront pas de la suivre. Le 18, il prend la ville par
composition et en tire les dix mille écus qu'elle devait encore à Mayenne,
plus deux mille autres. à titre d'emprunt. A Mortagne, il en prend quinze
mille ; il en prendra encore à Lisieux. Je
vis bien à la huguenote,
disait-il en pensant à tous ces emprunts forcés, car j'entretiens dix mille étrangers et ma maison de ce
que j'acquiers chaque jour.
Il n'en faisait pas moins son chemin. Le 30 décembre, il est à Séez d'où il
écrit aux échevins de Caen qu'il va venir nettoyer les abords de leur ville. Le 7
janvier, il avait pris Argentan, investi Falaise, et, fier de son succès, il
déclarait que dans huit jours la Normandie
serait nette des ligueurs, et qu'ils n'y conserveraient que Rouen[12]. Les
services que venait de rendre Groulart, bien qu'échappant à l'œil du
vulgaire, avaient attiré les regards du roi. Par son ordre, M. d'O vint le
trouver à Caen pour l'emmener à Falaise. Tout en cheminant, celui-ci parla de
la charge de chancelier alors vacante et tenue en intérim par lui et par
Biron, c'est-à-dire par un militaire, chose
qui peut-être ne s'est jamais vue en France, disait son compagnon, tout scandalisé de ce
renversement des usages ; enfin, il donna à entendre à Groulart que le roi
pensait à lui confier les sceaux. La proposition était séduisante, mais le
courtisan y mit bientôt ses restrictions ; il fit entendre, à mots couverts,
que trop d'intégrité pourrait déplaire, que la Cour avait ses habitudes qu'il
ne faudrait pas heurter. Alors l'honnêteté du vertueux citoyen s'indigna ;
incapable de sacrifier sa conscience à l'ambition, il déclara hautement que
si on l'élevait à cette charge, il s'y
gouverneroit tout autrement. D'O ne répondit pas, et la conversation changea de sujet ; mais
les courtisans savaient à quoi s'en tenir, et comme ce n'était point là leur homme et qu'ils ne voulaient pas renoncer à leurs pillages, ils firent
tomber ce projet dont on ne parla plus à Groulart. On prit à sa place
Philippe Hurault de Chiverny, qui, apparemment ne fut point si scrupuleux et
s'acquitta de sa charge solo magno regni, au grand dommage du royaume[13]. Ainsi fut écarté du pouvoir un
homme non moins habile que loyal, et qui, dans l'ordre judiciaire, eût
peut-être accompli, au retour de la paix, ce que Sully fit avec tant d'éclat
pour les finances du royaume[14]. Groulart
n'en fut pas moins bien reçu par le roi. Celui-ci était tout heureux de la
prise d'une ville qui aurait pu l'arrêter longtemps. Brissac s'était mieux
défendu que les royalistes n'en répandirent le bruit. La ville emportée, il
s'était retiré dans le château, et c'est seulement lorsque le canon eut fait
brèche dans les remparts, qu'il consentit à se rendre. Falaise fut livré au
pillage, et. Brissac lui-même n'obtint la vie que par grâce[15]. Il paraît qu'à Paris les
ligueurs eurent d'abord peine à croire à sa défaite ; mais enfin il fallut
bien avouer ce nouveau succès du roi, fort important en ce qu'il donnait à
Caen et au Parlement de Normandie les coudées
plus larges[16]. Henri fêta donc Groulart,
l'accabla de ses compliments dont il était toujours prodigue, mais qui cette
fois étaient mérités, en grande partie du moins ; car il alla jusqu'à dire qu'il avoit eu très-agréable ce qui s'étoit passé à Caen à
son advènement à la couronne, et pourtant on a vu que l'adhésion du Parlement se fit attendre
longtemps. Au reste, il promit à Groulart que, le temps venu, il n'oublierait
pas ceux qui l'avaient aimé et loyalement servi, et celui-ci, qu'une faveur
royale, si légère qu'elle Mt, payait avec usure de toutes ses peines, se
confondit en remercîments, faisant telle réponse qu'un subject doit faire à son prince, ayant contentement
de voir ses services reçus de bonne part par son maistre, qui est une gloire
assez grande et récompense assez honorable. Le roi, avec une attention flatteuse, commanda à Mme
d'O de laisser son logis au Président, et lui fit devant Brissac lui-même si
grand accueil et si bonne chère, que Groulart, aussi modeste qu'enthousiasmé,
n'a point osé nous en faire le récit : Ce
serait vanité que de le dire[17]. Ainsi
le Béarnais, léger d'argent, riche de belles paroles, récompensait ses
serviteurs ; mais vif aux promesses, il était plus prompt encore à l'oubli.
Groulart en reçut par la suite de douloureuses marques dans ce même château
de Caen qu'il lui avait conservé. A quelques jours de là encore, Henri
trouvait à Saint-Pierre-sur-Dives un gentilhomme du lieu, Thomas Dunot, qui,
après avoir fortifié le bourg, le défendait avec une troupe de cavaliers
levés par lui dans la contrée. Dans une expédition récente, les ligueurs,
ayant emporté la place d'assaut et démoli sa maison, l'avaient attaché
lui-même à la queue d'un cheval, traîné ainsi jusqu'à Falaise, et ce n'est
qu'au prix d'une forte rançon qu'il avait pu sauver sa vie. Lorsque Henri
passa à Saint-Pierre-sur-Dives, son courageux partisan lui montra et son
manoir en ruines et son corps couvert de blessures. A son ordinaire, le
Béarnais fit étalage de sentiments généreux, promit beaucoup sans que Dunot,
ni ce jour, ni plus tard, ait jamais rien reçu[18]. La
pénurie de ses ressources, sans justifier complètement cet oubli des services
rendus, peut expliquer cette conduite du roi ; mais on comprend moins ce
double langage qu'il continuait de tenir en matière de religion. D'un côté,
il répondait aux catholiques qu'il se faisait instruire et n'attendait, pour
déclarer sa conversion, que le jour où il ne paraîtrait pas céder à la force
; de l'autre, il affirmait aux protestants qu'il ne songeait pas à changer de
croyance : bien pins, il leur donnait à entendre que s'il avait publié sa
fameuse déclaration du mois d'août dernier, ce n'était qu'afin de retenir à
son service les catholiques ébranlés. Il avait bien à sa suite, comme ses
prédécesseurs, un prêtre catholique, aumônier du roi, prédicateur de Sa
Majesté, mais en même temps, dans chaque ville où passaient ses armées, les
ministres protestants multipliaient leurs sermons. A Argentan, on l'avait vu
refuser, à cause de sa religion, d'entrer dans le couvent de Sainte-Claire
; à Falaise enfin, il venait de célébrer la Cène avec les Huguenots[19]. Le trouvant tout fier de ses
succès, dans l'espérance de triompher par lui seul, sans céder à aucune
condition, Groulart n'osa toucher ce point pendant son séjour près de lui ;
mais il n'est pas douteux qu'au milieu des caresses de la faveur royale, et
malgré sa large tolérance, il ne fût affligé de cette obstination, seul
obstacle réel à la pacification des troubles et que la force des choses
devait briser tôt ou tard. A son
retour à Caen, il annonça que le roi n'y viendrait pas. Encore qu'on fût
mécontent d'une garnison que Montpensier avait imposée à la ville, et que,
tout en sollicitant la venue du roi, on l'eût. prié de ne pas amener ses
troupes avec lui, habitants et échevins s'étaient mis en mesure de le
recevoir de leur mieux. Tableaux à la porte Millet, vers, chansons, discours,
beau linge de table, produit de cette industrie dont Caen était si fier, tout
était préparé. On s'était renseigné même sur ce qui était le plus agréable à
Henri ; on savait, par un envoyé de la ville, que ses couleurs étaient
d'incarnat bleu et blanc, et que les belles armes lui plaisaient plus
qu'aucune autre chose. On allait donc le fêter selon ses goûts. Mais le roi
était trop pressé de courir au secours de Meulan qu'assiégeait Mayenne ; on
se contenta de solliciter par lettres ces faveurs qu'on ne pouvait pas lui
demander de vive voix, et surtout la décharge des tailles, en considération
des grands frais qu'avait causés l'armée de Montpensier, et des nombreux
ravages commis depuis si longtemps par de Vicques[20]. De son
côté, le Parlement, rendu plus actif encore par ces succès de l'armée royale,
s'efforçait de mettre à profit sa victoire et d'assurer ses conquêtes.
Avait-elle repris une ville, aussitôt des conseillers étaient envoyés comme
commissaires, pour y informer de la conduite des juges et des officiers,
réorganiser une administration avec les uns, punir sévèrement la trahison des
autres : c'est ainsi que les conseillers Godefroy et Cabart eurent mission
d'examiner le bailliage d'Alençon ; MM. Le Cordier et Bouchard, la vicomté de
Bayeux. Le vice-bailli Daniel allait faire ses exécutions à Domfront, à
Lisieux, partout où il y avait quelqu'un à pendre et à étrangler. Avant même
qu'une ville fût prise, on signalait, de peur qu'ils n'échappassent, les
ligueurs qui s'y trouvaient enfermés. Des rebelles de Rouen étaient à Falaise
: on se hâte d'écrire au roi pour qu'il les arrête et les livre à la Cour qui
saura bien faire justice ; on punit corporellement les uns, on force les
autres à réparer le dommage causé par eux ; plusieurs même, par ordre du roi,
virent leurs biens saisis et vendus[21]. Ainsi, selon le flux on le
reflux des armées victorieuses, on pillait les autres, ou l'on était
dépouillé soi-même, sans que la fortune du vainqueur fût de beaucoup plus
heureuse que celle du vaincu. Ces
souffrances communes nourrissaient les vieilles colères qui, couvant dans les
cœurs, n'attendaient que le jour du triomphe pour éclater en actes de
vengeance. Henri, on doit le reconnaitre, était à la fois plus po-. Utique et
plus sage. Il avait publié des lettres-patentes promettant aux ligueurs qui
reviendraient à lui l'amnistie complète du passé. Mais la Cour, en les
enregistrant, fit cette importante réserve, que les autheurs et entremetteurs des barricades, que ceux qui avaient fomenté
et soutenu la rébellion en Normandie, exceptés de la clémence royale,
seraient frappés par la justice dès qu'il serait possible de les atteindre.
Toutefois, comme ces menaces auraient pu encourir le blâme du roi et engager
les ligueurs dans une lutte désespérée, on n'osa point les proclamer
hautement ; mais chaque conseiller jura de garder le silence, et le Parlement
ensevelit ses projets dans le secret de ses registres[22]. C'était là le contre-coup des
arrêts du Parlement ligueur de Rouen, arrêts non moins violents et non moins
absolus, par lesquels il défendait à tous de reconnaître Henri IV, et en même
temps commandait d'obéir à Mayenne, au nom de Charles X, roi de France[23]. C'est
un spectacle fort animé et plein de grandeur de voir ces hommes, arrachés au
calme recueillement de la justice, jetés au milieu des troubles et s'y
employant de tous leurs moyens, par la force, par la ruse, sans trêve ni
relâche, s'efforcer d'arrêter l'ennemi, de pousser leurs partisans au combat.
Le roi, quittant Falaise, marchait à pas précipités vers de nouveaux succès.
Lisieux, malgré les mille soldats et les cent gentilshommes de sa garnison,
était au premier coup de canon tombé en son pouvoir. Honfleur résista plus
vigoureusement ; mais Henri, laissant Montpensier attendre la reddition de la
place, poursuivit sa marche en avant, prenant sur son chemin, par lui ou par
ses lieutenants, Pont-Audemer, Évreux, Verneuil[24]. De son côté, Mayenne, pour
fermer au roi les abords de Paris, s'avançait à sa rencontre en tenant le
cours de la Seine et de ses affluents. Bientôt les deux armées allaient se
trouver en présence, et tous les regards se tournaient vers ces plaines du
Vexin-Normand, déjà tant de fois ensanglantées par ces guerres, et dans
lesquelles une nouvelle bataille allait peut-être décider du sort de la
France. A
l'approche de ce moment solennel, les deux chefs s'efforçaient de grossir
leurs rangs, et chacun poussait ses partisans inactifs ou attardés vers le
théâtre de la guerre. A Rouen, pour amoindrir l'effet des derniers triomphes
du roi, le Parlement ligueur ordonnait une enquête sur la conduite de
Longchamp et de Fresnay, accusés d'avoir rendu trop facilement Lisieux[25]. D'un côté punissant le,
traîtres, de l'autre il donnait l'ordre à tous les gentilshommes et gens de
guerre d'aller sur-le-champ rejoindre Mayenne. Les conseillers eux-mêmes,
prêchant d'exemple, se rendaient aux portes, excitaient les bourgeois à faire
bonne garde, payaient sur leurs gages la garnison des faubourgs, tandis que
de longues et fréquentes processions sillonnaient la ville, allant d'église
en église demander à Dieu le triomphe de la sainte Union[26]. Le
Parlement royaliste ne déployait ni moins de zèle ni moins d'activité. Il
avait déjà, par de nombreux arrêts, ordonné à la noblesse de se rendre à
l'armée de Montpensier ; et ses efforts, sans réussir complètement, n'en avaient
pas moins, en grande partie, été couronnés de succès. Bien que la plupart des
villes se fussent déclarées pour la Ligue, la noblesse, effrayée par cette
tempête populaire, qui menaçait de l'emporter, oubliait ses prétentions
aristocratiques et se serrait autour du roi pour se sauver avec lui. On
comptait parmi ses chefs des hommes d'une grande valeur : Canisy, Beuvron,
Thorigny, tous appartenant à cette race de nobles qui semblaient nés l'épée à la main[27]. Le Parlement n'épargnait ni
ses éloges aux gens de cœur, ni ses réprimandes aux retardataires, à ces
hobereaux casaniers qu'on ne pouvait émouvoir. Sur
des lettres du roi datées de la chaussée même d'Ivry, lettres pressantes et
appelant à lui l'arrière-ban, la Cour commanda de nouveau à tous les
gentilshommes du bailliage de Caen de monter aussitôt à cheval, de se réunir
à Livarot, d'en partir en toute hâte au secours du roi. Quiconque n'obéirait
pas serait déclaré ignoble et roturier, et le produit de ses biens
affecté au soutien de la guerre. Mais ce dernier appel, malgré sa vigueur, ne
fut point entendu. Ceux qui avaient bon courage tenaient depuis longtemps la
campagne, aux côtés du roi ; les autres, insouciants de ces menaces trop
souvent répétées, restèrent dans leurs maisons, ou ne prirent les armes que
pour les jeter lâchement à la première approche de l'ennemi[28]. S'il
était important de grossir l'armée du roi, il ne l'était pas moins d'affermir
et d'exalter le moral du peuple. Comme la Ligue avait ses fameuses
processions, les royalistes voulurent organiser les leurs. Le Parlement
arrêta que, pour obtenir du ciel le triomphe du roi, on ferait, le 13
février, une grande et solennelle procession. On enjoignit donc à l'official
d'avertir le clergé ; un docteur en théologie de l'Université, maître de
Bretteville, fut chargé du sermon ; tous les corps publics furent invités à
se joindre à la Cour, et les crieurs publièrent à son de trompe, par toutes
les rues et dans tous les carrefours, une défense aux habitants, sous peine
de vingt écus d'amende, de se livrer à aucune
œuvre méchanique pendant
la durée de la procession. Rien ne fut omis de ce qui pouvait donner à cette
démonstration le plus pompeux et le plus imposant caractère. Mais, le jour
venu, quand il fallut ordonner la marche de ces nombreuses autorités, les
rivalités mesquines, que la gravité des temps commandait d'oublier, se
soulevèrent toutes ensemble, plus vives que jamais. Le recteur refusa de se
joindre au cortège, prétextant du grand
nombre des membres de ladite Université, qui contient un grand lieu de sortie. La Chambre des comptes s'en
excuse également pour ne point céder le pas à la Cour des aides. Les autres
corps se décident à rejoindre le Parlement, assemblé d'abord dans l'église
Saint-Sauveur pour se rendre ensuite à l'église Saint-Pierre, où se faisaient
alors les cérémonies publiques. Tout allait bien ; mais, au moment de partir,
voilà qu'une discussion surgit entre les greffiers et les notaires : on se
hâte de l'apaiser. Presqu'aussitôt les officiers du Présidial et le Corps de
ville se querellent à leur tour ; le Corps de ville l'emporte, et l'on
croyait toutes les jalousies éteintes quand ces mêmes membres du Corps de
ville et les officiers du Présidial, ennemis naguères, se réunissent soudain
pour triompher des avocats et des procureurs du roi, qui prétendaient marcher
avant eux. Il est à croire qu'on ne serait jamais parti et que le jour se fût
consumé en disputes, si le Parlement, pour en finir, n'eût jugé sommairement
ces inextricables procès. Alors les victorieux prenaient le pas avec un air
d'orgueil, et les autres, contraints de céder, suivaient en murmurant et non
sans protester que de tels jugements ne tiraient point à conséquence pour
l'avenir. Enfin, la procession se mit en marche et parvint à l'église
Saint-Pierre. Là, nouveaux incidents : le Corps de ville et les chanoines du
Sépulcre se sont placés sur les hautes
chaises, ce qui a été trouvé indécent. Pour comble de malheur, dans cette cérémonie, où
l'on appelait la faveur du ciel sur les armes du roi, le prédicateur laisse
échapper dans son sermon plus d'une parole mal sonnante à des oreilles
royalistes. Les conseillers eurent besoin de toute leur dignité pour demeurer
calmes devant cette audace. Ils revinrent tout indignés, et le lendemain
Groulart fit dire au recteur qu'il eût, jusqu'à nouvel ordre, à s'abstenir de
la procession qu'il préparait, de peur qu'on n'y fit prédication aussi peu agréable que celle du jour d'hier et
qui tourneroit à scandalle[29]. Le
Parlement, irrité, n'en sévit que plus rudement contre les prêcheurs séditieux : les uns furent emprisonnés, les autres chassés ;
tous reçurent de sévères avertissements, et les registres de la Cour nous ont
conservé le détail de ces curieuses procédures qui trouveront place dans
cette histoire. L'attention
de la Cour et celle des populations était toujours fixée sur le mouvement des
deux armées royaliste et ligueuse. Un instant on crut que Rouen allait être
pris. D'Alègre, par un hardi coup de main, avait enlevé le vieux château ;
Henri IV, quittant le Vexin, s'y portait à marche forcée, et, à cette
nouvelle, les conseillers de Boislévêque et Godefroy se retirèrent pour
courir à Rouen sauver leurs maisons d'un pillage imminent[30]. Mais le succès des royalistes
n'avait eu qu'une durée éphémère, et, battus par une vigoureuse canonnade,
ils avaient dû rendre le château quelques heures après s'en être emparés (21 février). Le roi revint assiéger Dreux ;
Mayenne le suivit, et chacun attendit l'événement au milieu d'une anxiété
plus vive encore. On n'avait pas reçu à Caen de lettres du roi depuis le 27 février, et l'on y était fort incertain sur les mouvements des armées, quand, le 17 mars, un courrier arriva porteur d'une lettre pour le Parlement. On arrête aussitôt l'expédition des requêtes, on ouvre la dépêche ; elle annonçait le gain de la bataille d'Ivry. A cette bonne et joyeuse nouvelle l'enthousiasme enflamma tous les cœurs ; tous les magistrats se sentirent prêts à s'écrier, comme Pasquier le faisait à Tours : Victoire ! victoire ! victoire ! pour quoy ne crierois-je pas par tout l'univers la miraculeuse victoire d'Ivry[31]. Sans attendre d'autres détails ni les lettres du roi, la Cour s'assembla le dimanche 18 mars, nonobstant la fête, et décida qu'un Te Deum serait chanté le lendemain. Le lundi, en effet, elle se rendit à l'église Saint-Pierre, et là un Te Deum d'actions de grâces fut chanté à orgues et musiques, au bruit des détonations de l'artillerie du château. L'espoir d'une paix prochaine, fruit de la victoire, déjà sans doute endormait les haines politiques et confondait les cœurs dans la joie. La cérémonie religieuse terminée, Groulart alluma lui-même un feu de joie près de la porte de l'église ; d'autres feux brillaient en grand nombre dans tous les quartiers de la ville. Dans la rue Froide, des enfants firent un grand mannequin de cuir et de paille, et le brûlèrent en criant : Voilà, voilà la puante Ligue qui brûle ! Tout le reste de la journée se passa en réjouissances et en fêtes[32]. A ces transports de joie, à cet enivrement du succès, on eût dit que cette victoire donnait un dernier coup à la Ligue écrasée, que l'heure des récompenses était venue, et que, la guerre terminée, il n'en resterait que ce souvenir toujours bien doux de l'infortune courageusement supportée. Heureuse la France si elle eût pu trouver dès lors un terme à ses maux ! Mais elle était loin d'y atteindre, et l'on retomba bientôt de ces hautes espérances. |
[1]
Reg. secr., 3, 5, 6, 7 nov., 14 déc. 1589.
[2]
Discours sur la comparaison et ellection des deux partis qui sont pour le
jourd'hui en ce royaume, p. 32, Montauban, 1585.
[3]
Reg. secr., 28 nov. 1589. Arch. de la ville de Caen, Reg. 29, f°
65-67.
[4]
Reg. secr., 28 nov. 1589.
[5]
Reg. secr., 22 nov. 1559.
[6]
V. Rymer, Fœdera, VII, 80, 87, éd. 1742.
[7]
De La Ferrière-Percy, Journal de la comtesse de Sanzay, ad ann. 1593.
[8]
Reg. secr., 12 déc. 1589 ; 15, 16 janv. 1590. Arch. de la ville de
Caen, Reg. 29, f° 82, 90.
[9]
Reg. secr., 15, 18 nov. ; 19 déc. 1589. Arch. de la ville de Caen,
Reg. 29, f° 88.
[10]
Reg. secr., 11, 12 déc. 1589.
[11]
Mém. de Groulart, ch. II. On retrouve dans les Mém. de la Ligue
une de ces Batteries par lesquelles on tentait alors de se concilier les
gouverneurs de places, et en particulier La Vérune. On dit de lui et d'Aymar de
Chattes, gouverneur de Dieppe : Il se peut dire qu'ils
ne sont pas de ceulx qui sont justes, parce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de
faillir ; car leur vertu et loiauté a été combattue de toutes les tentations
qui peuvent séduire les plus résolus, dont la victoire leur est demeurée, avec
une grandissime recommandation de leur mérite. Mém. de la Ligue,
IV, p. 32.
[12]
Lettres missives de Henri IV, t. III, p. 105, 108, 115. — Davila, Delle
guerre civili, liv. X, sub fine. — Mémoires historiques sur Alençon et
ses seigneurs, par Odolant-Desnos, p. 351-352.
[13]
Philippe Hurault, comte de Chiverny, nommé en août 1590. Les chanceliers de
France, par Français Duchesne. Paris, 1680, p. 679.
[14]
Mémoires de Groulart, ch. II. Bien que ces faits ne nous soient connus
que par Groulart, narrateur intéressé, on ne saurait les révoquer en doute et
la narration porte le plus grand caractère de véracité.
[15]
V. Groulart, Mémoires, ch. II, et en sens contraire Davila, Delle
guerre civili, liv. X. — Langevin, Hist. de Falaise, p. 400. Chronologie
des évêques de Bayeux, Ms. de la bibliothèque de Caen, f° 403.
[16]
Mém. de L'Estoile, éd. Petitot, t. II, p. 27. — D'Aubigné, t. III, p.
226, éd. 1620.
[17]
Mémoires de Groulart, chap. II.
[18]
Le Cicérone de Saint-Pierre-sur-Dives ; Saint-Pierre 1830, p. 59-60.
[19]
Lettres au duc de Nevers, 12 et 21 décembre 1589, Portefeuille
Fontanieu, 392, Biblioth. impér. Notice sur l'abbaye royale de Sainte-Claire
d'Argentan, par M. Laurent, p. 87. Lettres missives de Henri IV, t.
III, 7 nov. 1589 ; 8 janv. 1590. Reg. secr. du Parl., 18 fév. 1590.
L'aumônier du roi était alors Me Denise, docteur en théologie, prieur de
l'Hôtel-Dieu de Bayeux.
[20]
Archives de la ville de Caen, Reg. 29, f° 82 v°, 83-85 v°. Dans une
lettre précédente, les échevins disent : La liberté
des trafic et négoce est interdite ; on ne peut plus sortir de la ville sans
être pris par les ennemis qui font des courses jusqu'aux portes. Ibid.,
f° 77 v°.
[21]
Reg. secr., 8, 9, 10, 13 janvier et 5 mars 1590. — Langevin, Histoire
de Falaise, p. 394, 492.
[22]
Retentum in mente Curie.... et juratum ab omnibus
de non revelando. Reg. secr., 17 déc. 1589 ; 29 janvier 1590.
[23]
Registre secret des délibérations de la Grand Chambre du Parlement ligueur,
18 décembre 1589.
[24]
Lettres missives, t. III, 1649-25 janvier 1590. Louis Du Bols, Hist.
de Lisieux, t. I, p. 195, dit que Lisieux n'ouvrit ses portes que le 22
janvier ; les lettres missives fixent la prise de Lisieux au 18 au plus tard ;
dès le 19, on la connaissait à Rouen.
[25]
Reg. secr. des délibérations de la Grand'Chambre du Parlement ligueur,
19 janvier 1590. — Fresnay prit la fuite ; Longchamp ne se défendit que par
lettres.
[26]
Reg. secr. des délibérations de la Grand'Chambre, 19 janvier, 8, 7
février, 9 mars 1590.
[27]
Parendo di user tutti nati con la speda in mana.
Relat. des ambass. vénitiens, t. II, p. 647.
[28]
Reg. sec., 9 fév., 6 mars 1590.
[29]
Reg. secr., 9, 10, 12, 13, 14 février 1590.
[30]
Reg. secr., 26 février 1590.
[31]
Pasquier, Lettres, livre XIV, lettre z.
[32]
Reg. secr., 17, 19 mars 1590.