HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

La Saint-Martin d'hiver de 1589. — État de Caen au mois de novembre de la même année ; division parmi les habitants ; craintes d'une attaque des ligueurs. — Groulart appelle le roi en Normandie ; lui suggère un plan de campagne ; lui donne les moyens de l'exécuter. — Marche de l'armée du roi en Basse-Normandie ; prise d'Alençon, de Domfront, d'Argentan, de Falaise. — Groulart est mandé au camp royal ; on lui propose la place de chancelier ; brillant accueil qu'il reçoit du roi. — Conduite religieuse et politique tenue alors par Henri IV. — Mesures prises par le Parlement pour tirer parti des victoires de l'armée ; sa sévérité contre les ligueurs ; sou hostilité aux mesures de clémence ordonnées par le roi. — Prise de Lisieux, de Honfleur, de Pont-Audemer, d'Évreux, de Verneuil ; les armées en présence à Ivry. — Efforts du Parlement pour grossir les rangs de l'armée royale ; procession qu'il ordonne à la veille de la bataille. — Te Deum d'actions de grâces et réjouissances publiques après la victoire d'Ivry.

NOVEMBRE 1589 - MARS 1590.

 

Sous le coup de tant de douleurs et d'humiliations, la Saint-Martin d'hiver, cette fête des Parlements, se passa sombre et triste. Un événement, d'ailleurs sans importance, venait encore de blesser profondément la fierté de la Cour. Un de ses présidents, Anzeray de Courvaudon, à son retour du village de ce nom où il possédait une sorte de château, trouva sa maison occupée par un sieur de Crèvecœur ; gentilhomme de l'armée de Montpensier, qui refusa brutalement de se retirer. Le Parlement, indigné, se plaignit au duc, déclara qu'il cesserait tout exercice jusqu'à pleine et entière satisfaction. Le Parlement dut reprendre ses séances, interrompues pendant un jour, sans que justice eût été rendue ; seulement, lorsqu'un mois après, Crèvecœur apporta des lettres du roi, on reçut les lettres en laissant à la porte le messager[1].

Montpensier, gouverneur de la province, était alors à Caen, où la gravité de la situation l'avait fait accourir ; c'était un esprit loyal, actif, brave, comme toute la grande noblesse de son temps, ayant surtout à cœur de relever l'honneur de sa maison, qui s'en allait abattu par la prospérité des Guises, mais au demeurant d'une médiocre portée politique[2]. Il n'écoutait guère les doléances du Parlement, et ne cherchait pas à maintenir le prestige moral d'un corps dont il n'appréciait point les services. Il avait peine, d'ailleurs, à faire respecter son propre pouvoir, et n'avait pu obtenir de La Vérune qu'il retirât ses troupes de l'Hôtel-de-Ville. Les échevins qui, avec raison, refusaient d'y siéger pendant cette occupation militaire, se réunissaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Ils étaient au plus mal avec le bailli. La division entre les habitants se prononçait de plus en plus. Le Parlement savait qu'un certain nombre d'entre eux, notoirement suspects, s'étaient retirés au château, tandis qu'il remarquait encore dans la ville grand nombre d'hommes mal affectionnés au service du roi et qui ouvertement tiennent le parti de la Ligue.

La situation empirait donc tous les jours. Aussi les ligueurs, instruits par leurs espions, approchaient de la ville, guettant le départ de Montpensier, tout prêts pour un coup de main. D'Aumale battait le Pays-d'Auge, prenait Pont-Audemer, assiégeait Toupies. On disait avoir vu son avant-garde à Saint-Sauveur-sur-Dives, à quelques heures de Caen. D'une autre part, de Vicques et ses bandes étaient à Bayeux. On n'avait pas même de sûreté du côté de la mer, et l'on craignait que Villars, le gouverneur du Havre, débarquant à l'improviste à Ouistreham, n'enlevât Caen, comme plus tard il fit Honfleur. Et qu'avait-on, pour résister à ces périls qui n'étaient point imaginaires ? Un gouverneur suspect, quelques compagnies bourgeoises mal unies, et Montpensier, qui, arrivant à peine, voulait déjà repartir pour rejoindre le roi[3].

A la nouvelle de son projet de départ, le Parlement, avec un instinct militaire très-juste, le fit prier de demeurer, de sauver cette ville principal support de toute la Normandie. Les députés de la Cour et ceux de l'Échevinage ajoutaient que, s'il partait, il ne leur restait qu'à le suivre, en abandonnant la place aux Ligueurs. Le duc, après avoir tenu conseil avec ses officiers, résolut d'attendre les ordres du roi, et dépêcha vers lui Crèvecœur, pour lui exposer la situation. Groulart ajoutait la proposition d'un plan de campagne. Il démontrait à Henri que, pour conserver Caen, réduire les places ligueuses, conquérir la Normandie, il lui fallait marcher sur Alençon, le prendre, opérer vers Falaise, également réduit, sa jonction avec Montpensier ; qu'avec ce renfort et celui des Anglais, il étonnerait les forces de la Ligue, les dissiperait, forcerait toutes ses places ; que la Normandie était la base d'opération nécessaire pour attaquer Rouen et Paris. Ce plan était vraiment très-sage et fait le plus grand honneur à Groulart, dont le conseil eut, comme la suite le fera voir, une importance capitale sur les destinées du pays[4].

L'anxiété du Parlement, dans l'attente de la réponse du roi, était des plus vives, et rendait les esprits de ses membres plus irritables. Les échevins, qui, on doit le reconnaître, prenaient bien mal leur temps, avaient demandé deux jours auparavant la vérification des lettres-patentes de translation ; on les repoussa en alléguant qu'elles n'étaient pas revêtues du grand-sceau, et, du même coup, on leur refusa de vérifier d'autres lettres qui transféraient à Caen la foire de Guibray, et exemptaient les bourgeois des droits de franc-fief et nouveaux acquêts[5]. Quelques jours après, le Parlement appelait à sa barre le lieutenant du bailli, Vauquelin, et l'avocat du roi, Laserre ; il accusa les membres de l'administration de la misère qui dévorait la ville, leur reprocha durement l'avarice des Caennais, le prix excessif des loyers et des vivres, prix qui en un an s'était quadruplé. On insista sur ce qu'aucuns ont vendu le petit sidre quinze et seize sols le pot à aucuns Anglois venus en ce royaume pour le secours et service du roy, et le pot de lait dix sols, chose de mauvais exemple et dont le roy se pourroit bien courroucer. Les pauvres administrateurs Caennais écoutèrent humblement, et se retirèrent, comme d'usage, sans répondre.

Notons, en passant, que la communauté d'infortune poussait à l'excès la compassion des conseillers, surtout à l'égard des Anglais qui faisaient bien payer leurs services[6]. En général, partout où ils passaient, le prix des vivres augmentait aussitôt[7]. Quant aux Anglais dont il est ici question, trainards de l'armée de Montpensier, ils avaient été recueillis et soignés non sans peine à l'Hôtel-Dieu. Une fois guéris, ils étaient restés là comme chez eux, allant se promener par la ville, revenant régulièrement à l'heure des repas, et aucuns d'iceux le plus souvent étant ivres font des insolences dans ladite maison, si bien qu'il fallut à la fin les jeter à la porte[8].

Sur d'autres chefs, les plaintes de la Cour n'étaient pas sans fondement. Dans ces temps de guerre, où l'on cultivait peu, où l'on récoltait si rarement ce qu'on avait semé, les denrées étaient rares et chères. La multitude des réfugiés, Rouennais pour la plupart, entassés dans la ville, y faisait encore augmenter le prix des vivres et des loyers. C'était au point que des malheureux, au fort de l'hiver, logeaient dans les tours de l'enceinte. La misère aigrit. Les pauvres de Caen s'en prenaient aux pauvres du dehors qui leur faisaient concurrence ; ceux-ci à leur tour attaquaient l'avarice des habitants de Caen ; ils étaient soutenus dans leurs plaintes par les conseillers qui, au fond, étaient aussi pauvres qu'eux, ne recevant rien ni de leur traitement ni de leurs fermages[9].

Ces discussions, pour ainsi dire d'intérieur, ne détournaient pas l'attention du Parlement des préoccupations plus graves qui le tourmentaient. On ne recevait pas de nouvelles du roi. Enfin, le décembre, Crèvecœur revint : la Cour refusa de recevoir le messager, en souvenir de l'offense qu'il avait faite au président Anzeray ; mais elle prit et lut avidement ses dépêches. Crèvecœur avait trouvé le roi au Mans, fort indécis, appelé en Bretagne, appelé en Normandie, mal pourvu d'hommes et de munitions. Rien n'était encore résolu. Aussitôt Groulart fait décider l'envoi de deux nouveaux députés chargés de représenter au roi les périls et les souffrances du Parlement, son impuissance à le servir, la nécessité impérieuse de sa venue[10]. Ce qui avait paru ébranler le plus l'esprit du roi, c'était l'espérance de tirer quelques poudres conservées au château de Caen ; mais, pour avoir ces poudres si nécessaires, il fallait ranimer le dévouement royaliste de La Vérune, alors fort refroidy et au hasard prendre le parti contraire. Le fier président ne négligea rien ; il s'inclina encore devant un homme dont il méprisait la faiblesse ; il vanta même sa fidélité, enfin il lui persuada d'envoyer vers le roi un capitaine investi de sa confiance. Prévenu par Groulart, Henri reçut l'envoyé de La Vérune avec cet air de bonté et cette rondeur de manières, si séduisante pour tous et en particulier pour les Normands. A son retour, le capitaine, enchanté, décida La Vérune à livrer au roi toutes ses munitions de guerre, et c'est grâce à ce secours, presque inespéré, que Henri put entreprendre l'heureuse campagne si glorieusement couronnée à Ivry. Ainsi ce petit fait, perdu dans l'histoire, à peu près ignoré, eut pourtant des conséquences bien grandes. Les poudres obtenues par Groulart ne firent sans doute pas à elles seules tout le succès ; mais sans elles qui peut dire ce qui serait arrivé ? Il faut louer l'armée et les généraux qui en tirèrent si bon parti, sans oublier toutefois l'homme actif et dévoué qui, sans être soutenu par l'attrait de la gloire militaire, par l'excitation du courage déployé au grand jour et la chaleur du combat, sut, dans l'ombre des négociations, au prix de sa fierté même, préparer tous les éléments de la victoire[11].

Le 16 décembre, Henri marchait sur Alençon. Si la fortune nous veut rire, disait-il à son départ, ni les mauvais temps ni les mauvais chemins ne m'empêcheront pas de la suivre. Le 18, il prend la ville par composition et en tire les dix mille écus qu'elle devait encore à Mayenne, plus deux mille autres. à titre d'emprunt. A Mortagne, il en prend quinze mille ; il en prendra encore à Lisieux. Je vis bien à la huguenote, disait-il en pensant à tous ces emprunts forcés, car j'entretiens dix mille étrangers et ma maison de ce que j'acquiers chaque jour. Il n'en faisait pas moins son chemin. Le 30 décembre, il est à Séez d'où il écrit aux échevins de Caen qu'il va venir nettoyer les abords de leur ville. Le 7 janvier, il avait pris Argentan, investi Falaise, et, fier de son succès, il déclarait que dans huit jours la Normandie serait nette des ligueurs, et qu'ils n'y conserveraient que Rouen[12].

Les services que venait de rendre Groulart, bien qu'échappant à l'œil du vulgaire, avaient attiré les regards du roi. Par son ordre, M. d'O vint le trouver à Caen pour l'emmener à Falaise. Tout en cheminant, celui-ci parla de la charge de chancelier alors vacante et tenue en intérim par lui et par Biron, c'est-à-dire par un militaire, chose qui peut-être ne s'est jamais vue en France, disait son compagnon, tout scandalisé de ce renversement des usages ; enfin, il donna à entendre à Groulart que le roi pensait à lui confier les sceaux. La proposition était séduisante, mais le courtisan y mit bientôt ses restrictions ; il fit entendre, à mots couverts, que trop d'intégrité pourrait déplaire, que la Cour avait ses habitudes qu'il ne faudrait pas heurter. Alors l'honnêteté du vertueux citoyen s'indigna ; incapable de sacrifier sa conscience à l'ambition, il déclara hautement que si on l'élevait à cette charge, il s'y gouverneroit tout autrement. D'O ne répondit pas, et la conversation changea de sujet ; mais les courtisans savaient à quoi s'en tenir, et comme ce n'était point là leur homme et qu'ils ne voulaient pas renoncer à leurs pillages, ils firent tomber ce projet dont on ne parla plus à Groulart. On prit à sa place Philippe Hurault de Chiverny, qui, apparemment ne fut point si scrupuleux et s'acquitta de sa charge solo magno regni, au grand dommage du royaume[13]. Ainsi fut écarté du pouvoir un homme non moins habile que loyal, et qui, dans l'ordre judiciaire, eût peut-être accompli, au retour de la paix, ce que Sully fit avec tant d'éclat pour les finances du royaume[14].

Groulart n'en fut pas moins bien reçu par le roi. Celui-ci était tout heureux de la prise d'une ville qui aurait pu l'arrêter longtemps. Brissac s'était mieux défendu que les royalistes n'en répandirent le bruit. La ville emportée, il s'était retiré dans le château, et c'est seulement lorsque le canon eut fait brèche dans les remparts, qu'il consentit à se rendre. Falaise fut livré au pillage, et. Brissac lui-même n'obtint la vie que par grâce[15]. Il paraît qu'à Paris les ligueurs eurent d'abord peine à croire à sa défaite ; mais enfin il fallut bien avouer ce nouveau succès du roi, fort important en ce qu'il donnait à Caen et au Parlement de Normandie les coudées plus larges[16]. Henri fêta donc Groulart, l'accabla de ses compliments dont il était toujours prodigue, mais qui cette fois étaient mérités, en grande partie du moins ; car il alla jusqu'à dire qu'il avoit eu très-agréable ce qui s'étoit passé à Caen à son advènement à la couronne, et pourtant on a vu que l'adhésion du Parlement se fit attendre longtemps. Au reste, il promit à Groulart que, le temps venu, il n'oublierait pas ceux qui l'avaient aimé et loyalement servi, et celui-ci, qu'une faveur royale, si légère qu'elle Mt, payait avec usure de toutes ses peines, se confondit en remercîments, faisant telle réponse qu'un subject doit faire à son prince, ayant contentement de voir ses services reçus de bonne part par son maistre, qui est une gloire assez grande et récompense assez honorable. Le roi, avec une attention flatteuse, commanda à Mme d'O de laisser son logis au Président, et lui fit devant Brissac lui-même si grand accueil et si bonne chère, que Groulart, aussi modeste qu'enthousiasmé, n'a point osé nous en faire le récit : Ce serait vanité que de le dire[17].

Ainsi le Béarnais, léger d'argent, riche de belles paroles, récompensait ses serviteurs ; mais vif aux promesses, il était plus prompt encore à l'oubli. Groulart en reçut par la suite de douloureuses marques dans ce même château de Caen qu'il lui avait conservé. A quelques jours de là encore, Henri trouvait à Saint-Pierre-sur-Dives un gentilhomme du lieu, Thomas Dunot, qui, après avoir fortifié le bourg, le défendait avec une troupe de cavaliers levés par lui dans la contrée. Dans une expédition récente, les ligueurs, ayant emporté la place d'assaut et démoli sa maison, l'avaient attaché lui-même à la queue d'un cheval, traîné ainsi jusqu'à Falaise, et ce n'est qu'au prix d'une forte rançon qu'il avait pu sauver sa vie. Lorsque Henri passa à Saint-Pierre-sur-Dives, son courageux partisan lui montra et son manoir en ruines et son corps couvert de blessures. A son ordinaire, le Béarnais fit étalage de sentiments généreux, promit beaucoup sans que Dunot, ni ce jour, ni plus tard, ait jamais rien reçu[18].

La pénurie de ses ressources, sans justifier complètement cet oubli des services rendus, peut expliquer cette conduite du roi ; mais on comprend moins ce double langage qu'il continuait de tenir en matière de religion. D'un côté, il répondait aux catholiques qu'il se faisait instruire et n'attendait, pour déclarer sa conversion, que le jour où il ne paraîtrait pas céder à la force ; de l'autre, il affirmait aux protestants qu'il ne songeait pas à changer de croyance : bien pins, il leur donnait à entendre que s'il avait publié sa fameuse déclaration du mois d'août dernier, ce n'était qu'afin de retenir à son service les catholiques ébranlés. Il avait bien à sa suite, comme ses prédécesseurs, un prêtre catholique, aumônier du roi, prédicateur de Sa Majesté, mais en même temps, dans chaque ville où passaient ses armées, les ministres protestants multipliaient leurs sermons. A Argentan, on l'avait vu refuser, à cause de sa religion, d'entrer dans le couvent de Sainte-Claire ; à Falaise enfin, il venait de célébrer la Cène avec les Huguenots[19]. Le trouvant tout fier de ses succès, dans l'espérance de triompher par lui seul, sans céder à aucune condition, Groulart n'osa toucher ce point pendant son séjour près de lui ; mais il n'est pas douteux qu'au milieu des caresses de la faveur royale, et malgré sa large tolérance, il ne fût affligé de cette obstination, seul obstacle réel à la pacification des troubles et que la force des choses devait briser tôt ou tard.

A son retour à Caen, il annonça que le roi n'y viendrait pas. Encore qu'on fût mécontent d'une garnison que Montpensier avait imposée à la ville, et que, tout en sollicitant la venue du roi, on l'eût. prié de ne pas amener ses troupes avec lui, habitants et échevins s'étaient mis en mesure de le recevoir de leur mieux. Tableaux à la porte Millet, vers, chansons, discours, beau linge de table, produit de cette industrie dont Caen était si fier, tout était préparé. On s'était renseigné même sur ce qui était le plus agréable à Henri ; on savait, par un envoyé de la ville, que ses couleurs étaient d'incarnat bleu et blanc, et que les belles armes lui plaisaient plus qu'aucune autre chose. On allait donc le fêter selon ses goûts. Mais le roi était trop pressé de courir au secours de Meulan qu'assiégeait Mayenne ; on se contenta de solliciter par lettres ces faveurs qu'on ne pouvait pas lui demander de vive voix, et surtout la décharge des tailles, en considération des grands frais qu'avait causés l'armée de Montpensier, et des nombreux ravages commis depuis si longtemps par de Vicques[20].

De son côté, le Parlement, rendu plus actif encore par ces succès de l'armée royale, s'efforçait de mettre à profit sa victoire et d'assurer ses conquêtes. Avait-elle repris une ville, aussitôt des conseillers étaient envoyés comme commissaires, pour y informer de la conduite des juges et des officiers, réorganiser une administration avec les uns, punir sévèrement la trahison des autres : c'est ainsi que les conseillers Godefroy et Cabart eurent mission d'examiner le bailliage d'Alençon ; MM. Le Cordier et Bouchard, la vicomté de Bayeux. Le vice-bailli Daniel allait faire ses exécutions à Domfront, à Lisieux, partout où il y avait quelqu'un à pendre et à étrangler. Avant même qu'une ville fût prise, on signalait, de peur qu'ils n'échappassent, les ligueurs qui s'y trouvaient enfermés. Des rebelles de Rouen étaient à Falaise : on se hâte d'écrire au roi pour qu'il les arrête et les livre à la Cour qui saura bien faire justice ; on punit corporellement les uns, on force les autres à réparer le dommage causé par eux ; plusieurs même, par ordre du roi, virent leurs biens saisis et vendus[21]. Ainsi, selon le flux on le reflux des armées victorieuses, on pillait les autres, ou l'on était dépouillé soi-même, sans que la fortune du vainqueur fût de beaucoup plus heureuse que celle du vaincu.

Ces souffrances communes nourrissaient les vieilles colères qui, couvant dans les cœurs, n'attendaient que le jour du triomphe pour éclater en actes de vengeance. Henri, on doit le reconnaitre, était à la fois plus po-. Utique et plus sage. Il avait publié des lettres-patentes promettant aux ligueurs qui reviendraient à lui l'amnistie complète du passé. Mais la Cour, en les enregistrant, fit cette importante réserve, que les autheurs et entremetteurs des barricades, que ceux qui avaient fomenté et soutenu la rébellion en Normandie, exceptés de la clémence royale, seraient frappés par la justice dès qu'il serait possible de les atteindre. Toutefois, comme ces menaces auraient pu encourir le blâme du roi et engager les ligueurs dans une lutte désespérée, on n'osa point les proclamer hautement ; mais chaque conseiller jura de garder le silence, et le Parlement ensevelit ses projets dans le secret de ses registres[22]. C'était là le contre-coup des arrêts du Parlement ligueur de Rouen, arrêts non moins violents et non moins absolus, par lesquels il défendait à tous de reconnaître Henri IV, et en même temps commandait d'obéir à Mayenne, au nom de Charles X, roi de France[23].

C'est un spectacle fort animé et plein de grandeur de voir ces hommes, arrachés au calme recueillement de la justice, jetés au milieu des troubles et s'y employant de tous leurs moyens, par la force, par la ruse, sans trêve ni relâche, s'efforcer d'arrêter l'ennemi, de pousser leurs partisans au combat. Le roi, quittant Falaise, marchait à pas précipités vers de nouveaux succès. Lisieux, malgré les mille soldats et les cent gentilshommes de sa garnison, était au premier coup de canon tombé en son pouvoir. Honfleur résista plus vigoureusement ; mais Henri, laissant Montpensier attendre la reddition de la place, poursuivit sa marche en avant, prenant sur son chemin, par lui ou par ses lieutenants, Pont-Audemer, Évreux, Verneuil[24]. De son côté, Mayenne, pour fermer au roi les abords de Paris, s'avançait à sa rencontre en tenant le cours de la Seine et de ses affluents. Bientôt les deux armées allaient se trouver en présence, et tous les regards se tournaient vers ces plaines du Vexin-Normand, déjà tant de fois ensanglantées par ces guerres, et dans lesquelles une nouvelle bataille allait peut-être décider du sort de la France.

A l'approche de ce moment solennel, les deux chefs s'efforçaient de grossir leurs rangs, et chacun poussait ses partisans inactifs ou attardés vers le théâtre de la guerre. A Rouen, pour amoindrir l'effet des derniers triomphes du roi, le Parlement ligueur ordonnait une enquête sur la conduite de Longchamp et de Fresnay, accusés d'avoir rendu trop facilement Lisieux[25]. D'un côté punissant le, traîtres, de l'autre il donnait l'ordre à tous les gentilshommes et gens de guerre d'aller sur-le-champ rejoindre Mayenne. Les conseillers eux-mêmes, prêchant d'exemple, se rendaient aux portes, excitaient les bourgeois à faire bonne garde, payaient sur leurs gages la garnison des faubourgs, tandis que de longues et fréquentes processions sillonnaient la ville, allant d'église en église demander à Dieu le triomphe de la sainte Union[26].

Le Parlement royaliste ne déployait ni moins de zèle ni moins d'activité. Il avait déjà, par de nombreux arrêts, ordonné à la noblesse de se rendre à l'armée de Montpensier ; et ses efforts, sans réussir complètement, n'en avaient pas moins, en grande partie, été couronnés de succès. Bien que la plupart des villes se fussent déclarées pour la Ligue, la noblesse, effrayée par cette tempête populaire, qui menaçait de l'emporter, oubliait ses prétentions aristocratiques et se serrait autour du roi pour se sauver avec lui. On comptait parmi ses chefs des hommes d'une grande valeur : Canisy, Beuvron, Thorigny, tous appartenant à cette race de nobles qui semblaient nés l'épée à la main[27]. Le Parlement n'épargnait ni ses éloges aux gens de cœur, ni ses réprimandes aux retardataires, à ces hobereaux casaniers qu'on ne pouvait émouvoir. Sur des lettres du roi datées de la chaussée même d'Ivry, lettres pressantes et appelant à lui l'arrière-ban, la Cour commanda de nouveau à tous les gentilshommes du bailliage de Caen de monter aussitôt à cheval, de se réunir à Livarot, d'en partir en toute hâte au secours du roi. Quiconque n'obéirait pas serait déclaré ignoble et roturier, et le produit de ses biens affecté au soutien de la guerre. Mais ce dernier appel, malgré sa vigueur, ne fut point entendu. Ceux qui avaient bon courage tenaient depuis longtemps la campagne, aux côtés du roi ; les autres, insouciants de ces menaces trop souvent répétées, restèrent dans leurs maisons, ou ne prirent les armes que pour les jeter lâchement à la première approche de l'ennemi[28].

S'il était important de grossir l'armée du roi, il ne l'était pas moins d'affermir et d'exalter le moral du peuple. Comme la Ligue avait ses fameuses processions, les royalistes voulurent organiser les leurs. Le Parlement arrêta que, pour obtenir du ciel le triomphe du roi, on ferait, le 13 février, une grande et solennelle procession. On enjoignit donc à l'official d'avertir le clergé ; un docteur en théologie de l'Université, maître de Bretteville, fut chargé du sermon ; tous les corps publics furent invités à se joindre à la Cour, et les crieurs publièrent à son de trompe, par toutes les rues et dans tous les carrefours, une défense aux habitants, sous peine de vingt écus d'amende, de se livrer à aucune œuvre méchanique pendant la durée de la procession. Rien ne fut omis de ce qui pouvait donner à cette démonstration le plus pompeux et le plus imposant caractère. Mais, le jour venu, quand il fallut ordonner la marche de ces nombreuses autorités, les rivalités mesquines, que la gravité des temps commandait d'oublier, se soulevèrent toutes ensemble, plus vives que jamais. Le recteur refusa de se joindre au cortège, prétextant du grand nombre des membres de ladite Université, qui contient un grand lieu de sortie. La Chambre des comptes s'en excuse également pour ne point céder le pas à la Cour des aides. Les autres corps se décident à rejoindre le Parlement, assemblé d'abord dans l'église Saint-Sauveur pour se rendre ensuite à l'église Saint-Pierre, où se faisaient alors les cérémonies publiques. Tout allait bien ; mais, au moment de partir, voilà qu'une discussion surgit entre les greffiers et les notaires : on se hâte de l'apaiser. Presqu'aussitôt les officiers du Présidial et le Corps de ville se querellent à leur tour ; le Corps de ville l'emporte, et l'on croyait toutes les jalousies éteintes quand ces mêmes membres du Corps de ville et les officiers du Présidial, ennemis naguères, se réunissent soudain pour triompher des avocats et des procureurs du roi, qui prétendaient marcher avant eux. Il est à croire qu'on ne serait jamais parti et que le jour se fût consumé en disputes, si le Parlement, pour en finir, n'eût jugé sommairement ces inextricables procès. Alors les victorieux prenaient le pas avec un air d'orgueil, et les autres, contraints de céder, suivaient en murmurant et non sans protester que de tels jugements ne tiraient point à conséquence pour l'avenir. Enfin, la procession se mit en marche et parvint à l'église Saint-Pierre. Là, nouveaux incidents : le Corps de ville et les chanoines du Sépulcre se sont placés sur les hautes chaises, ce qui a été trouvé indécent. Pour comble de malheur, dans cette cérémonie, où l'on appelait la faveur du ciel sur les armes du roi, le prédicateur laisse échapper dans son sermon plus d'une parole mal sonnante à des oreilles royalistes. Les conseillers eurent besoin de toute leur dignité pour demeurer calmes devant cette audace. Ils revinrent tout indignés, et le lendemain Groulart fit dire au recteur qu'il eût, jusqu'à nouvel ordre, à s'abstenir de la procession qu'il préparait, de peur qu'on n'y fit prédication aussi peu agréable que celle du jour d'hier et qui tourneroit à scandalle[29].

Le Parlement, irrité, n'en sévit que plus rudement contre les prêcheurs séditieux : les uns furent emprisonnés, les autres chassés ; tous reçurent de sévères avertissements, et les registres de la Cour nous ont conservé le détail de ces curieuses procédures qui trouveront place dans cette histoire.

L'attention de la Cour et celle des populations était toujours fixée sur le mouvement des deux armées royaliste et ligueuse. Un instant on crut que Rouen allait être pris. D'Alègre, par un hardi coup de main, avait enlevé le vieux château ; Henri IV, quittant le Vexin, s'y portait à marche forcée, et, à cette nouvelle, les conseillers de Boislévêque et Godefroy se retirèrent pour courir à Rouen sauver leurs maisons d'un pillage imminent[30]. Mais le succès des royalistes n'avait eu qu'une durée éphémère, et, battus par une vigoureuse canonnade, ils avaient dû rendre le château quelques heures après s'en être emparés (21 février). Le roi revint assiéger Dreux ; Mayenne le suivit, et chacun attendit l'événement au milieu d'une anxiété plus vive encore.

On n'avait pas reçu à Caen de lettres du roi depuis le 27 février, et l'on y était fort incertain sur les mouvements des armées, quand, le 17 mars, un courrier arriva porteur d'une lettre pour le Parlement. On arrête aussitôt l'expédition des requêtes, on ouvre la dépêche ; elle annonçait le gain de la bataille d'Ivry. A cette bonne et joyeuse nouvelle l'enthousiasme enflamma tous les cœurs ; tous les magistrats se sentirent prêts à s'écrier, comme Pasquier le faisait à Tours : Victoire ! victoire ! victoire ! pour quoy ne crierois-je pas par tout l'univers la miraculeuse victoire d'Ivry[31]. Sans attendre d'autres détails ni les lettres du roi, la Cour s'assembla le dimanche 18 mars, nonobstant la fête, et décida qu'un Te Deum serait chanté le lendemain. Le lundi, en effet, elle se rendit à l'église Saint-Pierre, et là un Te Deum d'actions de grâces fut chanté à orgues et musiques, au bruit des détonations de l'artillerie du château. L'espoir d'une paix prochaine, fruit de la victoire, déjà sans doute endormait les haines politiques et confondait les cœurs dans la joie. La cérémonie religieuse terminée, Groulart alluma lui-même un feu de joie près de la porte de l'église ; d'autres feux brillaient en grand nombre dans tous les quartiers de la ville. Dans la rue Froide, des enfants firent un grand mannequin de cuir et de paille, et le brûlèrent en criant : Voilà, voilà la puante Ligue qui brûle ! Tout le reste de la journée se passa en réjouissances et en fêtes[32]. A ces transports de joie, à cet enivrement du succès, on eût dit que cette victoire donnait un dernier coup à la Ligue écrasée, que l'heure des récompenses était venue, et que, la guerre terminée, il n'en resterait que ce souvenir toujours bien doux de l'infortune courageusement supportée. Heureuse la France si elle eût pu trouver dès lors un terme à ses maux ! Mais elle était loin d'y atteindre, et l'on retomba bientôt de ces hautes espérances.

 

 

 



[1] Reg. secr., 3, 5, 6, 7 nov., 14 déc. 1589.

[2] Discours sur la comparaison et ellection des deux partis qui sont pour le jourd'hui en ce royaume, p. 32, Montauban, 1585.

[3] Reg. secr., 28 nov. 1589. Arch. de la ville de Caen, Reg. 29, f° 65-67.

[4] Reg. secr., 28 nov. 1589.

[5] Reg. secr., 22 nov. 1559.

[6] V. Rymer, Fœdera, VII, 80, 87, éd. 1742.

[7] De La Ferrière-Percy, Journal de la comtesse de Sanzay, ad ann. 1593.

[8] Reg. secr., 12 déc. 1589 ; 15, 16 janv. 1590. Arch. de la ville de Caen, Reg. 29, f° 82, 90.

[9] Reg. secr., 15, 18 nov. ; 19 déc. 1589. Arch. de la ville de Caen, Reg. 29, f° 88.

[10] Reg. secr., 11, 12 déc. 1589.

[11] Mém. de Groulart, ch. II. On retrouve dans les Mém. de la Ligue une de ces Batteries par lesquelles on tentait alors de se concilier les gouverneurs de places, et en particulier La Vérune. On dit de lui et d'Aymar de Chattes, gouverneur de Dieppe : Il se peut dire qu'ils ne sont pas de ceulx qui sont justes, parce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de faillir ; car leur vertu et loiauté a été combattue de toutes les tentations qui peuvent séduire les plus résolus, dont la victoire leur est demeurée, avec une grandissime recommandation de leur mérite. Mém. de la Ligue, IV, p. 32.

[12] Lettres missives de Henri IV, t. III, p. 105, 108, 115. — Davila, Delle guerre civili, liv. X, sub fine. — Mémoires historiques sur Alençon et ses seigneurs, par Odolant-Desnos, p. 351-352.

[13] Philippe Hurault, comte de Chiverny, nommé en août 1590. Les chanceliers de France, par Français Duchesne. Paris, 1680, p. 679.

[14] Mémoires de Groulart, ch. II. Bien que ces faits ne nous soient connus que par Groulart, narrateur intéressé, on ne saurait les révoquer en doute et la narration porte le plus grand caractère de véracité.

[15] V. Groulart, Mémoires, ch. II, et en sens contraire Davila, Delle guerre civili, liv. X. — Langevin, Hist. de Falaise, p. 400. Chronologie des évêques de Bayeux, Ms. de la bibliothèque de Caen, f° 403.

[16] Mém. de L'Estoile, éd. Petitot, t. II, p. 27. — D'Aubigné, t. III, p. 226, éd. 1620.

[17] Mémoires de Groulart, chap. II.

[18] Le Cicérone de Saint-Pierre-sur-Dives ; Saint-Pierre 1830, p. 59-60.

[19] Lettres au duc de Nevers, 12 et 21 décembre 1589, Portefeuille Fontanieu, 392, Biblioth. impér. Notice sur l'abbaye royale de Sainte-Claire d'Argentan, par M. Laurent, p. 87. Lettres missives de Henri IV, t. III, 7 nov. 1589 ; 8 janv. 1590. Reg. secr. du Parl., 18 fév. 1590. L'aumônier du roi était alors Me Denise, docteur en théologie, prieur de l'Hôtel-Dieu de Bayeux.

[20] Archives de la ville de Caen, Reg. 29, f° 82 v°, 83-85 v°. Dans une lettre précédente, les échevins disent : La liberté des trafic et négoce est interdite ; on ne peut plus sortir de la ville sans être pris par les ennemis qui font des courses jusqu'aux portes. Ibid., f° 77 v°.

[21] Reg. secr., 8, 9, 10, 13 janvier et 5 mars 1590. — Langevin, Histoire de Falaise, p. 394, 492.

[22] Retentum in mente Curie.... et juratum ab omnibus de non revelando. Reg. secr., 17 déc. 1589 ; 29 janvier 1590.

[23] Registre secret des délibérations de la Grand Chambre du Parlement ligueur, 18 décembre 1589.

[24] Lettres missives, t. III, 1649-25 janvier 1590. Louis Du Bols, Hist. de Lisieux, t. I, p. 195, dit que Lisieux n'ouvrit ses portes que le 22 janvier ; les lettres missives fixent la prise de Lisieux au 18 au plus tard ; dès le 19, on la connaissait à Rouen.

[25] Reg. secr. des délibérations de la Grand'Chambre du Parlement ligueur, 19 janvier 1590. — Fresnay prit la fuite ; Longchamp ne se défendit que par lettres.

[26] Reg. secr. des délibérations de la Grand'Chambre, 19 janvier, 8, 7 février, 9 mars 1590.

[27] Parendo di user tutti nati con la speda in mana. Relat. des ambass. vénitiens, t. II, p. 647.

[28] Reg. sec., 9 fév., 6 mars 1590.

[29] Reg. secr., 9, 10, 12, 13, 14 février 1590.

[30] Reg. secr., 26 février 1590.

[31] Pasquier, Lettres, livre XIV, lettre z.

[32] Reg. secr., 17, 19 mars 1590.