HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Situation de la France à la mort de Henri III. — Caractère et conduite du roi de Navarre. — Hésitation au sein du Parlement. — Henri de Navarre est reconnu roi de France. — Conduite des échevins de Caen ; leurs lettres au Roi. — Difficultés entre le Parlement et le Clergé. — Le Parlement censure l'Administration municipale. — Conduite indécise du gouverneur de Caen, La Vérune ; craintes qu'il inspire au Parlement. — Plusieurs conseillers effrayés se retirent de Caen. — La Vérune veut occuper militairement le pont Saint-Pierre ; combat entre ses troupes et les bourgeois ; La Vérune triomphe. — Représentations faites en vain par la Cour au gouverneur. — Hauteur avec laquelle le Roi reçoit les supplications de la Cour.

AOÛT-OCTOBRE 1589.

 

La mort de Henri III laissait plus qu'un régicide à venger, il y avait un trône à remplir. Le Parlement royaliste se trouvait aux prises avec ces difficultés, dont la prévision seule avait suffi pour diviser la France. Il allait avoir à choisir, pour sa province, entre l'acceptation d'un roi huguenot ou bien une révolution dans l'ordre légitime de succession à la couronne. Ces conseillers, si ardents la veille pour venger leur prince, mis en présence de ces questions, restèrent comme frappés d'épouvante. Pendant douze jours, du 6 au 18 août, ils demeurèrent muets, indécis, n'osant se prononcer, et l'hésitation de ces hommes énergiques est une preuve de la gravité des conjonctures qui peuvent seules l'expliquer.

II était évident que la Ligue avait à sa tête des fanatiques et des ambitieux ; il ne l'était pas moins que la grande masse du peuple était sincèrement convaincue du péril de sa religion et combattait pour elle. Plus tard quand la Ligue, victorieuse en fait, fut vaincue en principe, on put dire qu'elle ne se composait que d'ignorants, de nobles disetteux, de moines exaltés[1], mais de très-bons esprits ne se dissimulaient pas alors l'importance réelle des prétentions des ligueurs. Un homme d'un esprit juste et modéré, Villeroy, disait aux royalistes, en parlant du sacre des rois et de leur religion : De disputer si ces conditions sont nécessaires et essentielles à la royauté, ce serait possible chose à propos, si le différend avait à se vider dans une école... Mais tant y a qu'en la saison où nous sommes, vous n'imprimeriez jamais à la plupart des François qu'il est vraiement l'oint du Seigneur, s'il ne reçoit le sacre et l'onction en la même forme que ses prédécesseurs et avec le même serment. Et un autre personnage de ce temps, non moins modéré, disait également : Le sujet de la religion tenait les esprits du plus grand nombre[2]. Toutefois ce parti, fort pour repousser un prétendant, était incapable de donner un roi à la France qu'il allait bientôt jeter dans l'anarchie et livrer même à l'étranger. Telle était la situation bonne et mauvaise de la Ligue.

D'un autre côté, le prince que l'ordre naturel appelait au trône se présentait avec un singulier mélange de droits et d'incapacités, inspirant tout ensemble et de vives sympathies et d'énergiques répugnances. Doué d'un rare bon sens, d'un esprit vif et subtil, aimable en ses manières, y mettant cette sorte de rondeur que les Français prisent bien plus encore que la distinction, habile surtout à se parer de ses avantages, il enchantait comme homme tous ceux qui l'approchaient. De belle mine et bien fait de sa personne, ayant ce grand air des hommes de commandement, il prenait au besoin la majesté d'un prince. Non pas peureux, mais ayant à lutter, pour ainsi dire, contre la frayeur de son corps, il savait qu'un roi de France devait être brave et il s'était enhardi à la bravoure. Sa conduite dans ces troubles avait toujours été pleine d'habileté. Victime, il avait excité la pitié ; victorieux, il avait tendu la main à son ennemi vaincu, et, travaillant à ses propres affaires, il paraissait encore relever généreusement celles d'autrui. Mais sa religion dérobait aux yeux du plus grand nombre l'éclat naissant de ces belles qualités. Il possédait bien le moyen de dissiper toute crainte et de trancher le nœud en se faisant catholique, il donnait même à entendre qu'il en arriverait là ; mais était-il sincère ? Le plus grand nombre en doutait et le doute était permis. La franchise manquait à son langage ; il promettait aux uns de se faire catholique, aux autres de rester protestant. A la mort de Henri III, se trouvant demi-assis sur un trône tremblant, il résolut de continuer ce système d'équilibre, et de ne faire fléchir devant personne. son caractère impérieux. C'est dans cet esprit qu'il fit écrire au Parlement royaliste de Caen[3].

L'exposé de cette situation fait comprendre l'hésitation du Parlement. S'il renfermait des hommes comme Groulart, qui ne comprenaient pas ces âmes faibles qui ne sçauroient vivre sous un prince d'une religion différente de la leur[4], il en comptait d'autres dont les convictions étaient moins assurées. A la réception des lettres du roi, le 11 août, l'indécision régnait encore. On voulut attendre quelques jours. Le 18, arrivent de nouvelles lettres de Henri, qui promettait de se soumettre à la décision d'un concile et à la déclaration des princes du sang qui le reconnaissaient pour roi. Alors la Cour ordonna l'enregistrement des lettres, leur publication dans le bailliage, et en donna elle-même, toutes les Chambres réunies, une lecture solennelle[5]. Henri IV était dès-lors reconnu roi de France.

A cette reconnaissance, toutefois, on fit des restrictions, les unes secrètes, les autres publiques. On entendit l'avocat-général, Thomas de Verdun, déclarer qu'il attendrait pendant les six mois demandés par le roi pour s'éclairer et se convertir, mais qu'après, s'il ne se faisait catholique, luy Thomas ne luy seroit plus serviteur. Enfin la Cour ajouta à son acte d'adhésion une humble requête : suppliant la Cour Sa Majesté qu'il lui plaise faire profession de la religion catholique, apostolique et romaine, comme les rois ses prédécesseurs ont fait[6]. Toute la question était là ; c'était l'unique remède à tous les maux de la France, elle dut l'attendre bien longtemps.

L'esprit des habitants, que nous avons vu si exalté après l'assassinat de Henri III, paraissait déjà singulièrement refroidi. Les échevins, comme le Parlement, avaient reçu les dépêches officielles sur ces événements, plus une lettre particulière de leur protecteur, M. d'O, qui sollicitait leur adhésion au nouveau roi. Comme dans le sein de la Cour, il y eut chez eux un moment d'indécision. Les échevins étaient divisés Le procureur-syndic, entre autres, laissa percer sa défiance pour un prince hérétique. Néanmoins, la majorité décida qu'on reconnaîtrait le nouveau roi, qu'on réunirait le peuple pour arrêter les termes de la réponse à faire, et que le bailli de Caen, La Vérune, serait convoqué à cette assemblée générale. Mais La Vérune déclina cette invitation, prétendant qu'il avait écrit déjà en son particulier ; puis on décida de supprimer la réunion du peuple pour certaines considérations qu'on n'indique pas. Le fait, c'est que le parti ligueur était très-fort, et qu'on remarquait déjà les signes avant-coureurs d'une sédition[7].

Les échevins eurent peut-être encore d'autres raisons moins avouables pour ne point soumettre la rédaction de leur réponse à la sanction populaire. Ils n'hésitèrent pas, il est vrai, aussi longtemps que les conseillers au Parlement, mais cette hésitation apparaît plus louable qu'un tel empressement. Dès le 10 août, ils avaient préparé leur lettre d'adhésion, lettre d'un ton servile où l'intérêt privé se trahit sous les protestations de dévouement. Ils sont tout dévoués pour recevoir les commandements de Vostre Majesté et par même moyen recevoir ce qu'il vous plaira nous impartir de vos faveurs, grâces et libéralités, tant pour le dict général que pour nous en particulier.

Cette première rédaction leur parut à eux-mêmes si honteuse qu'ils n'osèrent l'envoyer. On en fit une seconde, au moins digne en la forme, où l'on n'entrait point en marché avec le roi qu'on allait même jusqu'à prier de se convertir. Mais, dans les instructions secrètes données au député, l'intérêt particulier reparut. Il devait réclamer surtout douze lettres d'anoblissement pour les douze membres de l'hôtel commun, soit pour en jouir par eux-mêmes, d'autant qu'il y en a qui en ont besoin, soit, pour ceux qui sont déjà de cette dignité, en gratifier leurs amis. Suivent les noms de ces citoyens désintéressés, avec un complément d'instructions sur la manière, soit de bien faire causer ces lettres sur le dévouement au roi, soit de les formuler en termes assez vagues pour être appliquées à qui bon semblerait. Nous voulons croire qu'au fond ils étaient dévoués sincèrement ; mais était-ce le moment d'escompter le prix de leur fidélité ? et quel succès pouvaient-ils attendre de leurs représentations auprès d'un prince dont ils mendiaient les faveurs ?

Ces lettres ne furent sans doute pas communiquées au Parlement. Elles renfermaient un point que ses membres, Rouennais pour la plupart, n'auraient pas approuvé, la demande du maintien perpétuel des Cours souveraines dans la ville de Caen. Malgré les termes formels des lettres de translation, les conseillers, se regardant comme des émigrés, n'attendaient que la paix et le triomphe pour retourner à leur palais de Rouen. De leur côté, les échevins Caennais le prévoyaient bien, et commençaient déjà, pour combattre cette résolution, une série de manœuvres qu'ils poursuivront pendant trois ans dans l'ombre et sans bruit, avec une infatigable persévérance.

Il fallait qu'ils trouvassent de grands avantages à fixer dans leur ville ces trois pouvoirs du Parlement, de la Cour des aides de la Chambre des comptes, pouvoirs qui les rejetaient au second rang et se montraient pour eux de sévères censeurs. Le Parlement surtout ne surveillait pas avec moins d'attention l'intérieur que le dehors, et, dans le même temps où les affaires générales excitaient ses plus vives inquiétudes, il luttait dans la ville contre trois puissances, ennemies envieuses, ou d'une fidélité chancelante, le clergé, le corps municipal et le bailli.

Les guerres religieuses avaient mis le clergé à de rudes épreuves. Les huguenots avaient pillé ses biens, ravagé ses monastères, renversé ses églises, tandis que le gouvernement, sous un prétexte de défense, le ruinait d'impôts[8]. A l'avènement d'un roi protestant, sous l'action de l'ambition théocratique de quelques-uns, des craintes religieuses du plus grand nombre, toutes les paroisses, tous les couvents, tous les chapitres se prononcèrent contre Henri de Bourbon. Où la Ligue régnait, il s'était déclaré pour elle. Le Chapitre de Rouen, ayant à sa tête le pénitencier Dadré, l'évêque de Lisieux, d'Escars, celui d'Évreux, Claude de Sainctes, celui d'Avranches, Péricard, combattaient ouvertement le prétendant[9]. Aux lieux où les royalistes dominaient, le clergé avait engagé une guerre sourde, mais incessante, qu'il faisait éclater parfois dans l'emportement des sermons ou jusque dans son silence, en refusant ses prières au prince hérétique.

Le Parlement et le pouvoir qu'il représentait ne reculaient pas. Les gens de robe, jaloux des gens d'église, leur contestaient toute intervention dans les choses temporelles, et prétendaient y dominer seuls. La Cour avait traduit les évêques à sa barre pour qu'ils y jurassent fidélité au roi. Un seul y vint, celui de Coutances, de Briroy, et encore on ne peut l'appeler évêque, puisqu'il n'avait été nommé que par le roi, et que son chapitre le repoussa jusqu'en 1597. Les autres continuèrent leur opposition[10]. Alors, le Parlement irrité, tout en défendant aux gens de guerre d'insulter les ecclésiastiques s'ils n'émeuvent le peuple à sédition, fit jeter dans ses prisons tous ceux qui se montraient hostiles et qu'il osait arrêter. Les curés de Vimoutiers, de Bois-Normand, l'abbé de Blanche-Lande étaient emprisonnés ou saisis dès le mois de juin. Rigueur inutile ! sons les yeux du Parlement, et sans qu'il osât l'empêcher, le curé de Saint-Pierre prêchait la Ligue et trouvait un appui en haut lieu[11].

Entre tous les membres du clergé les plus hostiles étaient les moines, et parmi les moines les Jacobins. Ceux de la ville, suivant les prescriptions de la Sorbonne, refusaient de prier en public pour le roi. On assurait même qu'au lieu de l'oraison pour le roi, ils en disaient une pour les princes catholiques, chefs des ligueurs, scandale irréparable, pour le moins digne d'une grande animadversion. Prêchaient-ils, leurs sermons enflammés de colère dénonçaient la tolérance des politiques pour les huguenots, et la tolérance était si peu la vertu de ce temps-là que le Parlement était obligé de répondre qu'il poursuivrait huguenots et politiques. Aussi, quand il pouvait le faire, se vengeait-il de ces prêcheurs ; mais sa sévérité, imitée avec moins de modération encore par les pouvoirs subalternes, inefficace comme répression, nuisait à la cause royale, en alarmant les catholiques jusque dans le parti du roi, en perpétuant les défiances des ligueurs vraiment religieux, surtout en rendant vraisemblables les récits exagérés qu'en faisaient les ennemis. C'est ainsi qu'ils transformaient l'expulsion de quelques religieux, chassés de Dieppe, en une persécution violente, qui avait aboli le catholicisme dans cette ville, livrée dès-lors à l'hérésie et à l'impiété[12].

Tout en faisant la guerre au clergé, le Parlement surveillait les échevins, s'emparait de l'administration municipale, et, à toute occasion, les traitait de fort haut. En général, les conseillers, membres des Cours souveraines, se croyaient bien au-dessus de ces échevins, jurats, capitouls, consuls et autres gens ne pouvant se dire ni quallifier magistrats... pour n'estre qu'officiers annuels, temporels et passagers, à peine se pouvant recognoistre que leur charge est passée et expirée[13]. A peine installé dans la ville, le Parlement avait imposé son contrôle à tous les fonctionnaires. Dès le 17 août 1589, il les fit venir à sa barre et les incrépa durement sur la négligence de leur police que plusieurs conseillers eurent pour mission de surveiller[14]. D'ordinaire, les échevins recevaient sans mot dire les injonctions et les réprimandes de la Cour, et n'opposaient qu'une résistance passive ; mais au-dessus d'eux était un autre pouvoir, moins facile à mater, parce qu'il avait en main la force, et devant lequel, au contraire, le Parlement dut plus d'une fois humilier sa fierté, le bailli, gouverneur du château et ville de Caen.

A la faveur des troubles et de la faiblesse de l'autorité centrale, les gouverneurs de ville s'étaient rendus presqu'indépendants. Chaque ville, villette et château a le sien, qui est tellement maitre de la place qu'il lui semble ne devoir respect ni révérence à aucun en la province[15]. Les habitants des villes étaient leurs sujets ; ils faisaient les importants et de quatre paroles, dit un contemporain, vous leur orrez dire la conservation de ma place[16].

En 1589, le gouverneur de Caen était Gaspar de Pelet, sieur de La Vérune, dont la famille prétendait remonter à Raymond, comte de Toulouse, un des héros de la première croisade. Le duc de Joyeuse, qu'il avait servi dans sa jeunesse, lui avait fait avoir le gouvernement d'abord du château de Caen, puis, après la bataille de Coutras, celui de la ville elle-même[17]. Bon militaire, il trouva la place toute désemparée, et bientôt la remit en état. Par son ordre, la milice fut réorganisée, chaque bourgeois dut être muni des armes et des instruments nécessaires en cas de siège. De huit en huit maisons, on devait tenir toute la nuit une lanterne allumée[18]. Quant à lui, il se renfermait avec une bonne garnison dans ce superbe château de Caen, apparent et haut élevé comme une couronne et propugnacle à cette grande ville, avec ses fossés d'une épouvantable profondeur et sa réputation d'être imprenable sans trahison, faute de cœur ou de vivres[19].

Ces précautions ne rassuraient qu'à demi le Parlement, surtout Groulart, car elles pouvaient également tourner au profit ou au dommage de la cause royale, au gré de celui qui les ordonnait. Groulart avait bientôt deviné le caractère de La Vérune, un de ces hommes indécis qu'on appelait alors les politiques, et qui, sans trahir, tenaient toujours un pied dans les deux camps. C'est ainsi qu'il avait avec empressement reconnu Henri IV[20], et qu'en même temps il se ménageait des intelligences parmi les ligueurs. Ces manœuvres inspiraient à la Cour de vives alarmes ; car, en principe, inférieur au Parlement, en fait, La Vérune le tenait à sa discrétion[21].

Le 28 août, moins par nécessité réelle que pour éprouver le gouverneur, un conseiller alla lui représenter que le curé de Saint-Pierre prêchait séditieusement et qu'il serait bon d'y mettre ordre. — Cela dépend de la Cour, répondit froidement La Vérune. — Mais, reprit le conseiller, la force qui dépend de vous est requise pour appuyer l'arrêt de la Cour. Alors le gouverneur, sans répondre directement, se prit à dire que si un catholique péchait en quelque chose, la justice le traitait avec rigueur, tandis qu'elle épargnait les huguenots, à tel point que l'un d'eux s'étant moqué de l'Eucharistie portée à Mme d'O, et appelant le sacrement Jean-le-Blanc, il n'avait reçu aucune punition. Le conseiller jugea inutile de pousser plus loin une conversation qui menaçait de s'aigrir, et revint en toute hâte en faire le récit à la Cour qui, plus inquiète que jamais, décida sur-le-champ de renvoyer vers La Vérune les conseillers Piperay et de Boislévêque avec le président Anzeray.

La députation devait toucher un point plus délicat encore que les sermons ligueurs du curé de Saint-Pierre, à savoir le projet qu'avait le gouverneur d'occuper militairement l'Hôtel-de-Ville, occupation qui aurait assuré sa toute-puissance dans Caen. A ce coup, il répondit d'un ton hautain et même insolent : Je ne suis point en humeur de m'accommoder à la volonté du peuple ; c'est en lui déférant que vous avez perdu la ville de Rouen. Puis il ajouta qu'à lui seul appartenoit la garde de sa place. qu'il consentoit à ne point mettre de troupes au pont Saint-Pierre, mais qu'alors il ne répondoit plus de la ville où il y avoit beaucoup de huguenots, crainte au moins singulière au sujet de gens qui devaient être tout dévoués à l'ordre établi. Pendant que le président Anzeray parlait ainsi avec La Vérune, les deux conseillers, ayant pris à part un de ses lieutenants, tâchaient d'en obtenir quelques renseignements sur la sûreté qu'ils pouvaient avoir dans la ville, et le lieutenant, qui peut-être voulut les effrayer, leur répondit que, pour le salut de ces Messieurs, il souhaiteroit qu'ils en fussent dehors. Enfin, La Vérune, révélant sa secrète pensée, leur dit : Le roy étant hérétique, je ne puis lui être serviteur. En vain lui répondirent-ils par l'éternelle excuse du Béarnais : le roy ne demande qu'à être instruit, il persista dans ses sentiments, et ce fut tout ce que la députation put obtenir[22].

L'horizon se couvrit alors aux yeux des conseillers au Parlement des teintes les plus sombres. Au-dedans, un gouverneur incertain, et pouvant à son gré donner la paix ou la guerre ; une ville à moitié soulevée, dont les habitants se chargeaient d'injures en s'appelant huguenots ou ligueurs ; la discorde divisant jusqu'à l'Université, les exhortations séditieuses de la chaire, les excitations moins bruyantes, aussi dangereuses des pamphlets ; au-dehors, les ligueurs, maîtres de l'Avranchin et commençant à enfermer Caen dans une ceinture de places conquises par eux, comme Bayeux, à l'ouest ; Falaise, au midi ; Honfleur et Lisieux, à l'est ; Montpensier, trop éloigné pour donner du secours ; le roi, acculé au bord de la mer, à bout de ressources ; le Roumois, où étaient situés tous les biens des conseillers, devenu le théâtre de la guerre ; leur ville de Rouen enfin, exposée à toutes les horreurs d'un assaut, telle fut la situation vraiment effrayante qui se présentait au Parlement.

Une sorte de panique saisit alors la plupart de ses membres ; ils déclarèrent en pleine séance qu'ils allaient quitter une ville menacée par une pernicieuse et sanguinaire sédition. Deux jours après, dès le 1er septembre, il n'y avait plus ni greffiers, ni avocats du roi. Sur vingt-trois conseillers, il n'en restait que neuf, et bientôt il fallut que des lettres-patentes autorisassent la Cour à juger à sept membres seulement. D'ailleurs, les affaires civiles étaient rares ; les faibles n'osaient réclamer, les forts se faisaient justice par eux-mêmes. Cette cause et les symptômes de maladies contagieuses qui, après avoir enlevé dix mille personnes à Caen, en 1584, commençaient d'y reparaître, décidèrent le Parlement à ne s'assembler qu'à huit heures du matin, sans plus se réunir l'après-dîner. C'est au milieu de ces tristes circonstances que survint un événement qui sembla justifier les craintes des déserteurs, et menaça la sûreté de la ville et du Parlement.

Le 13 octobre, un-cri d'alarme, suivi d'un tumulte soudain et du bruit des armes s'entrechoquant, réveilla en sursaut la ville effrayée. Une troupe considérable de gens de guerre, venus partie par la rue Saint-Jean, partie sans doute du côté du château, se ruait sur l'hôtel commun, alors situé sur le pont Saint-Pierre. Elle s'en empare, s'y barricade, en cherchant à refermer sur elle les hautes et lourdes portes. Mais bientôt les bourgeois se remettent de leur surprise, s'arment rapidement, accourent. Un d'entre eux, ancien soldat, d'une force athlétique, arrive le premier avec son fils. Sans perdre de temps, l'un jette entre les battants de la porte la pointe de sa pique ; l'autre, par l'ouverture ainsi conservée, passe le canon de son mousquet, lâche le coup, casse la jambe au chef même des envahisseurs, La Mothe-Corbinière. On vient à leur aide, les portes sont rouvertes de vive force, sept ou huit soldats tombent sous les coups des bourgeois, et les assaillants, devenus assiégés, demandent merci et rendent l'Hôtel-de-Ville. Ce succès fit honneur aux Caennais : celui qui avait repris, pour ainsi dire, le pont Saint-Pierre, s'appelait Brisset ; on l'accabla d'éloges, et il se fit lui-même représenter, au plus fort de l'action, avec une légende au-dessous du tableau, qui le comparait à Horatius Coclès, sur le pont Sublicius[23].

Le triomphe des bourgeois fut de courte durée. Les soudards revinrent, en plus grand nombre, avec un ordre du gouverneur, La Vérune, et s'installèrent dans cet hôtel commun, si cher aux Caennais et comme le cœur de leur ville. Par ordre du même gouverneur, on lut dans tous les carrefours une ordonnance qui commandait à tous tant habitants que résidents, de vivre en paix, de ne se point provoquer par paroles injurieuses, de parler respectueusement du roi, surtout de ne point s'alarmer de ce qu'il avait fait occuper l'hôtel commun, l'occupation n'ayant lieu que pour le bien de la ville et l'intérêt du roi. Cette proclamation ne rassura personne ; la ville était prête à se soulever.

Le 14, la Cour non moins émue ne traita que de cette affaire ; le 15 et le 16, il n'y eut pas même de séance, les conseillers s'étant répandus dans la ville pour calmer l'effervescence populaire. Cette fois ce fut Groulart lui-même qui monta au château. Le danger était grand sans doute pour la vie, la liberté même des conseillers ; mais ce qui dut les émouvoir bien plus encore, ce fut leur humiliation. Il fallut un grand dévouement au roi, de la part de Groulart, cet homme si fier, et qui s'émerveillait si fort de la simplicité des premiers présidents, qui se laissent aller aux gouverneurs contre ce qui est de leur rang et dignité qu'ils laissent avilir[24] ; il dut lui en coûter de fléchir, non devant un gouverneur de province, mais devant un simple capitaine de place prêt à trahir. Ce qui se dit dans cette entrevue, on l'ignore ; on sait seulement que Groulart ménagea La Vérune ; lui qui appelait blanc ce qui était blanc et noir ce qui était noir, il feignit de se tromper sur les sentiments du gouverneur, il le flatta comme bon et fidèle serviteur du roi, et c'est ainsi que, l'arrêtant dans sa, défection, il sauva tout ensemble le Parlement, la ville et la cause royale en Basse-Normandie[25].

Ce dévouement et cette abnégation étaient d'autant plus méritoires, que le prince qui en était l'objet prenait souvent avec des sujets si fidèles un ton hautain et despotique. Deux députés du Parlement avaient été, à Darnetal, lui faire, au nom de la Cour, de sages remontrances, tout animées de religieux sentiments et d'une saine intelligence de la situation. Sire, lui dirent-ils, nous vous en supplions, faites un accord et réunissez votre peuple divisé : pour ce, veuillez faire profession et embrasser de cœur et de volonté la religion catholique, apostolique et romaine, à l'imitation de vos prédécesseurs et du dévot saint Louis, qui toujours ont heureusement gouverné et administré le royaume en cette religion. Par-là, votre royaume sera incontinent paisible, votre peuple affectionné à vous obéir, et votre royaume en aussi grande splendeur et aussi florissant qu'il l'a toujours été[26].

Ces hommes sensés montraient du doigt la solution de toutes les difficultés ; mais l'esprit impérieux de Henri s'irritait à la moindre apparence de conditions. Bien que dans une position très-critique, il ne voulait ni transiger avec ses ennemis ni fléchir devant ses sujets. Il répondit d'un ton sévère aux deux députés, qu'il saurait bien reconnaître ses bons serviteurs ; quant à la religion, qu'on avait sa déclaration du mois d'août, au reste, qu'on continuât de tenir le Parlement.

Cette réponse, rapportée à la Cour, ne laissa pas d'y jeter une certaine tristesse ; mais on y était habitué depuis longtemps à rester fidèle aux rois, alors même qu'ils repoussaient les plus sages conseils. Je suis marri, dit seulement Groulart, que le voyage ne se soit mieux comporté ; toutefois il faut l'envoyer à Dieu, et faire du mieux que l'on pourra. Toute la conduite du Parlement est dans ce mot si triste, à la fois simple et sublime. Il sera menacé par les uns, humilié par, les autres, malvoulu de ceux-là mêmes dont il défend les intérêts, faible et réduit à l'impuissance ; il fera cependant du mieux qu'il pourra, et c'est par cette résolution, la dernière qu'abandonnent les bons citoyens débordés par les événements, que les membres du Parlement mériteront qu'on dise d'eux, un jour, qu'en faisant ce qu'ils ont pu, ils ont sauvé la monarchie.

 

 

 



[1] Mém. de Groulart, chap. Ier, l. c.

[2] Mém. de Villeroy, Lettre à Bellièvre. Collect. Michaud. — Mém. de Marillac, Collect. Michaud, XI, 542.

[3] Cette indécision de Henri IV est établie jusqu'à l'évidence par M. Jung : Henri IV considéré comme écrivain. Paris, 1855, p. 95, 103, 141. Les ambassadeurs vénitiens, qu'il avait très-bien reçus et qui n'étaient pas ses ennemis, disaient : E opinione che egli non crede in cota alcuna. — Relat. des amb. venit., II, 637.

[4] Mém. de Groulard, ch. III, l. c.

[5] Reg. secret., 18 août 1589.

[6] Reg. secr., 18, 19 août 1589 ; 17 vars 1590.

[7] Archives de la ville de Caen. Reg. 29, f° 48. Reg. secr., 22 août, 28 août, 5 septembre 1589.

[8] Hermani, Hist. du dioc. de Bayeux, II, 59¹, ms. de la bibl. de Caen.

[9] Gallia christ., XI, coi. 612, 618, 651, 804.

[10] Il s'intitulait : Nicolaus de Briroy, presbiter, episcopus constantiensis nominatus, et, ejusdem episeopatus sede episcopali vacante, vicarius generalis in spiritualibus. Toustain de Billy, Hist. des évêques de Coutances, ms., II, 1563.

[11] Reg. sec., 3 juillet, 28 juin, 27 juillet, 15, 28 août, 28 nov. 1589.

[12] Reg. secr., 14 août 1589. — Mœurs et coutumes de Henry de Valois, Paris, 1589, p. 110, 111.

[13] La Roche-Flavyn, Le XIII Parlement, p. 698.

[14] Reg. secr., 17 août 1589.

[15] Mém. de la Ligue, IV, 254.

[16] Mém. de la Ligue, IV, 255. Palma Cayet, liv. III, p. 294, éd. Michaud.

[17] Il se qualifiait conseiller du Roy, gentilhomme ordinaire de sa Chambre, lieutenant pour Sa Majesté au gouvernement des ville et chasteau de Caen, bailly dudict Caen et maire de la dicte ville. Arch. de la ville de Caen. Reg. 28, f° 1. — Voir aussi Cahaignes, Elogia, Elog. 76.

[18] Arch. de la ville de Caen. Reg. 29, f° 54-55.

[19] De Bras, Antiq., p. 29-80. La Vérune avait dans le château une compagnie de deux cents hommes. Arch. de l’Emp., K. 10 H.

[20] Arch. de la ville de Caen. Reg. 29, f° 118.

[21] Cahaignes, en panégyriste, prétend qu'il était sincère royaliste ; il est curieux de voir en quels termes il fait l'éloge de sa duplicité. Les faits lui donnent un démenti formel. Elogia. Elog. 76.

[22] Reg. secr., 28 août 1589.

[23] Cahaignes, Elogia, p. 121. L'événement est raconté avec quelque différence par Masseville (V, 340) ; mais Cahaignes, témoin oculaire, est bien mieux informé.

[24] Mémoires ms. de Groulart, f° 438.

[25] Mémoires de Groulart, chap. II, Collection Michaud.

[26] Reg. secr., 7 sept. 1589.