HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Destinée du Parlement pendant la Ligue. — Dispersion des conseillers royalistes du Parlement de Normandie.—Le Roi transfère à Caen le Parlement de Rouen. — Situation de Caen en lue. —Arrivée à Caen des membres de la Cour. — Le Parlement se constitue et s'établit aux Cordeliers. Serment exigé de la noblesse par Montpensier, gouverneur de la province. — Serment exigé par le Parlement de tous les fonctionnaires. — Arrêt contre les ligueurs. —les Ligueurs de Bernay enlèvent l'original des lettres—patentes de translation. — Situation générale. — Le Parlement reçoit la nouvelle de l'assassinat de Henri III. — Indignation qu'elle soulève.

FÉVRIER-AOÛT 1589.

 

Le sort du Parlement de Normandie, sa division en conseillers ligueurs et conseillers royalistes, la fuite, la dispersion de ces derniers, étaient en ce temps-là la destinée commune de tous les Parlements. Presque partout ils avaient dû se retirer devant l'émeute et laisser la Ligue triomphante. La royauté cependant, dans une guerre où les principes n'avaient pas moins de force que les armes, ne pouvait se passer du concours de ces grands corps, qui représentaient la puissance morale, puissance nécessaire surtout en Normandie, pays d'ordre et de légalité, que sa situation, d'ailleurs, entre Paris et la mer, rendait, au point de vue politique, une des plus importantes provinces du royaume. Dans les troubles de la Ligue, comme dans tous les temps de révolution, c'est aux hommes de guerre, c'est à la force brutale qu'appartient toujours le commandement ; mais tel est le pouvoir de l'intelligence, si faible, si désarmé, en secret même si méprisé qu'il soit, que, dans ce temps-là même, elle s'imposait à la force, et que les gens de guerre voulaient au moins paraître marcher en son nom, dans l'intérêt du droit. Dispensateurs de la justice, surveillants de l'administration, modérateurs du pouvoir, les Parlements, malgré la nature précaire de leurs attributions politiques, étaient, après les États-Généraux, les corps qui pesaient du plus grand poids sur les affaires de l'État. Chaque parti se disputait leur concours. Dans ces innombrables libelles qu'on se lançait chaque jour, avec autant d'acharnement que de profusion, les sacrés Parlements, colonnes de l'État, propugnacles de la Royauté, fortes barrières de la France, sont loués, flattés par tous les partis. Chacun se vante de les avoir de son côté, chacun reproche à ses adversaires leur peu de respect pour eux. Au fond, les gens de guerre ne les aimaient pas, la noblesse les méprisait ; mais on voulait encore, tout en maltraitant les hommes, conserver l'appui moral de leur présence et de leur adhésion. Ces idées nous expliqueront toute l'histoire du Parlement de Normandie pendant les années de son séjour à Caen[1].

Les promesses de la Ligue étaient séduisantes. Aux Parlements, si maltraités par le roi, elle promettait une autorité plus étendue, surtout mieux respectée. C'est par là qu'elle avait su rompre chez un grand nombre de conseillers leur antique attachement à la royauté, et rester maîtresse absolue dans la plupart des chefs-lieux de juridiction, à Rouen, par exemple, où le Parlement ligueur continuait de rendre la justice et y donnait à la Ligue un caractère de légalité. Cependant, les membres les plus considérables de la Cour, ceux qui en étaient comme l'essence et l'âme, ne siégeaient plus au palais ; mais, dispersés dans leurs retraites, sans unité, sans moyens d'action, ils perdaient tout le prestige de leur autorité et ne pouvaient plus aider Henri III que de leurs efforts individuels et impuissants.

Cette perte était trop grave et trop évidente pour ne point frapper le gouvernement royal. Aussi, dès le mois de février, avait-il cherché une autre résidence pour son Parlement de Normandie. Le choix était restreint. Il ne restait dans la province de villes fidèles et un peu importantes que Dieppe, place bien fortifiée, sous le gouvernement d'un homme sir, mais située à l'extrémité de la province, prise entre les ligueurs de Rouen et du Havre qui dominaient le cours de la Seine ; Alençon, ville trop voisine du Maine, alors révolté, et Caen que tout, au contraire, désignait au choix du Conseil royal.

Comme position militaire, point capital, la ville était protégée par son château, alors célèbre, et par une enceinte de fortifications déjà respectables et qu'on augmentait tous les jours. Assez éloignée des forces des ligueurs pour être à l'abri d'un coup de main, posée entre elles comme un obstacle à leur réunion, facile à ravitailler par la rivière, en cas de siège, on pouvait s'en servir, soit comme d'une excellente place de défense, soit comme d'une base d'opérations non moins bonne, au cas où, Dieppe manquant, il aurait fallu y venir prendre les secours d'Angleterre. En 1563, Ouistreham, petit port voisin, à l'embouchure de l'Orne, avait servi au débarquement des Anglais. Par la suite, Henri IV eut l'intention de s'en servir pour recevoir les secours d'Élisabeth, et l'on reconnut maintes fois que sans cette ville, capitale de la Basse-Normandie, tout le pays aurait été occupé par les ligueurs et rebelles[2].

A un point de vue moins militaire et se rapprochant plus des besoins d'une cour de Parlement, la ville de Caen n'était pas moins propre à cette destination. Quoiqu'elle portât encore les nombreuses marques des ravages des réformés en 1562[3], par ses quartiers commerçants, par les hautes et magnifiques maisons où logeaient les gens de justice, par la splendeur incomparable de ses monuments religieux, elle comptait dès-lors parmi les plus belles villes du royaume.

La situation politique, sans être bonne, y était préférable encore à celle de beaucoup d'autres villes, de Rouen surtout. Bon nombre de Caennais penchaient en secret pour la Ligue ; le clergé, alors très-nombreux, ne voyait pas sans répugnance l'avènement prochain d'un prince protestant[4]. Mais ce parti était contenu par la hante bourgeoisie, presque toute royaliste, par les réformés, égaux alors au tiers de la population, et qui, par leur opulence et la modération de leur conduite, jouissaient d'une influence considérable. On n'y remarquait pas surtout cet esprit d'intolérance, si vivace et parfois si cruel dans les autres cités. Ces longues années de discorde et de barbarie réciproque y avaient éteint l'ardeur des passions religieuses ; elles avaient causé même, dans la foi de la plupart des catholiques, un refroidissement et une indifférence que remarquaient avec peine les vieillards attristés[5].

Caen présentait, de plus, un avantage particulier. Son Université, ses nombreux collèges, ses réunions littéraires en avaient fait la capitale intellectuelle de la province. On y comptait un grand nombre de lettrés et de savants, monde sympathique aux conseillers du Parlement. Élevés dans les mêmes principes, rapprochés par leurs études, ils avaient pris à ce contact une certaine communauté d'idées que des relations fréquentes, des bons offices prêtés et rendus, avaient transformée en une sorte d'amitié. Les circonstances la rendront plus ou moins vive ; elle subsistera toujours[6].

Cette haute bourgeoisie, n'ayant jamais joui de la liberté communale si étendue qu'avait possédée Rouen, ne brûlait pas des mêmes passions démocratiques. Contente de ses privilèges municipaux, elle ne visait qu'à leur augmentation. Doués de cette prudence clairvoyante qui les éloignait de tout excès et leur montrait dans l'avenir la tournure des affaires, les échevins de Caen n'avaient pas cru au succès politique des ligueurs ; ils ne partageaient ni l'ambition des uns, ni l'enthousiasme exalté des autres. Depuis le commencement des troubles, ils s'efforçaient seulement de maintenir leurs concitoyens dans le devoir, protestant sans cesse de leur dévouement au roi[7], et fermant l'oreille aux sollicitations de leurs confrères des villes révoltées. Le Conseil de l'Union de Rouen leur écrivit une lettre pressante ; ils gardèrent la lettre dans leurs archives, mais ne remuèrent pas[8]. Sachant, d'ailleurs, que les princes ne sont jamais plus accessibles qu'au jour du malheur, ils avaient demandé déjà, en récompense de leur fidélité, l'octroi de nouveaux privilèges et la confirmation des anciens[9]. C'est alors qu'on leur offrit un avantage d'une bien plus grande importance, et tel qu'en d'autres temps ils n'auraient osé seulement l'espérer.

C'était au mois de février qu'on avait chassé de Rouen les magistrats royalistes. Dès le 11 mars, M. d'O, l'ancien gouverneur de Caen, écrivit aux échevins qu'on allait transférer dans leur ville le Parlement de Normandie, la Cour des aides, la Chambre des comptes, les trois plus grands corps de la province. Il ajoutait cette flatteuse espérance : Ce qui sera faict à cause des troubles, mais qui pourra bien entre continué après et possible à perpétuité, au moins y a-t-il beaucoup d'apparence[10]. Une lettre royale ne tarda pas à confirmer cette promesse, motivant la translation sur la fidélité des habitants et la commodité du peuple : estant notre ville de Caen assise au milieu de l'étendue dudict Parlement[11]. Cette dernière raison, d'une valeur plus durable que la première fondée uniquement sur des troubles momentanés, dut fortifier les espérances des échevins. Caen n'avait pas vu sans regret Philippe-le-Bel fixer à Rouen la Cour de Parlement ambulatoire avant lui ; on s'y reprenait à l'idée de la reconquérir, idée qu'on n'abandonna jamais complètement[12].

Toutefois on y conçut d'abord quelque inquiétude sur la réalisation des promesses royales. La venue du Parlement était annoncée depuis le commencement de mars. Le mois de mars se passa, puis le mois d'avril, puis le mois de mai : personne n'apparaissait. Conseillers et présidents étaient restés à Rouen, captifs des ligueurs, ou cachés dans leurs maisons de campagne. Dispersés çà et là, enfermés dans un cercle d'ennemis, ils ne pouvaient avoir connaissance des lettres-patentes. Il n'était pas moins difficile de leur obéir, de traverser un pays en révolte, avec une embuscade à chaque détour du chemin. Aussi, le 26 juin, n'y avait-il encore que dix ou douze membres de la Cour d'arrivés à Caen, se trouvant là sans local où tenir séance, sans organisation, sans posséder même l'original des lettres-patentes qui validaient leur translation.

Faibles de nombre, ils étaient déjà bien forts par la présence de Groulart. Dans ce temps où le malheur était sur les premiers présidents[13], où ceux des Parlements de Paris et de Rennes étaient jetés en prison, celui de Toulouse massacré, Groulart, sans prendre peur, voyant jour à travailler utilement, était accouru. Sans se décourager à la vue du petit nombre de conseillers groupés autour de lui, il avait fait déjà proclamer les séances de la Cour pour le 19 juin. Montpensier désirant assister à l'installation, on la retarda de huit jours ; comme il ne vint pas, le 26 juin, sans plus attendre, le Parlement s'assembla dans l'auditoire de théologie, à l'Université. Il valida d'abord sa translation, en déclarant suffisante la copie des lettres-patentes ; puis, aussitôt constituée, la Cour, suivant son usage, dont le caractère s'élevait encore en ces graves conjonctures, et conservant la tradition sinon l'éclat de sa grandeur, se rendit en corps, précédée de ses huissiers, le président Anzeray et Groulart en tête, à l'église des Cordeliers où une messe du Saint-Esprit fut solennellement célébrée. On doit conserver le nom des huit hommes courageux, ouvriers de la première heure, qui assistaient avec les deux présidents à cette rentrée de la Cour. C'étaient Martin de Hally, Pierre Duquesne, Marin Benoist, Laurent Godefroy, Laurent Restault, André de Bonissent, de Mathan et Cabart[14]. La messe terminée, le Parlement revint à l'Université, et là, comme s'il eût siégé dans son palais de Rouen, au milieu de la paix, il jugea quelques procès, continuant de faire entendre, au milieu des clameurs de la guerre civile, la voix ferme et calme de la justice.

Après avoir fait visiter plusieurs édifices, entr'autres le manoir épiscopal, la Cour s'installa définitivement aux Cordeliers, monastère pauvre et dont les bâtiments dégradés accusaient encore les huguenots de Coligny ; une fois là, comme avant tout elle voulait vivre et agir, elle compléta son organisation, combla les vides creusés par la discorde, faisant, comme dit le proverbe du temps, flèche de tout bois. A défaut des maîtres des requêtes et des gardes des coffres du scel, la chancellerie n'en fut pas moins ouverte, et Groulart lui-même se chargea de tenir le sceau. Le plus ancien avocat remplaça les gens du roi ; un pauvre réfugié royaliste, ancien greffier du bailliage de Rouen, chassé, volé par les ligueurs, tint la plume au lieu des greffiers rebelles ; puis, quelques membres arrivent de Dieppe, par mer, la seule voie ouverte et la moins périlleuse ; d'autres annoncent leur prochaine venue. La Cour, pour stimuler les uns et forcer les autres à se déclarer, rend le 1er juillet un arrêt commandant à tous présidents, conseillers, officiers, gens de justice restés à Rouen, de se retirer auprès d'elle, sous peine d'être traités comme rebelles à la volonté du roi[15].

Le Parlement ne surveillait pas avec moins de zèle la conduite des administrations secondaires et en général de tous les citoyens. Déjà Montpensier, exécutant une mesure pratiquée dans toute la France, avait envoyé dans chaque bailliage une formule de serment que devaient signer particulièrement les nobles. On y jurait de vivre et mourir catholique, sujet du roi qu'il a plu à Dieu de donner, d'employer pour lui contre tons rebelles, sans exception, ses biens, sa vie, jusqu'à la dernière goutte de son sang. Mais, soit que l'étendue de ces promesses effrayât et que l'on crût alors à l'obligation d'un serment, soit qu'on mît de la faiblesse à l'exiger, dans le bailliage de Caen, le registre qui nous est parvenu ne se couvrit que lentement de signatures peu nombreuses et encore appartenant à la plus petite noblesse du pays[16]. Il paraît qu'on avait également tenté de faire prêter serment au clergé, et sans doute avec aussi peu de succès[17].

Le Parlement procéda avec plus de vigueur. Il ordonna à tous les fonctionnaires de la province de venir par corps, et avant le 1er août, prêter serment à la barre. Le bailli de Caen, La Vérune, homme incertain et suspect, son lieutenant-général Vauquelin, tous les officiers du présidial comparurent d'abord. Puis vinrent les lieutenants-généraux de Bayeux, de Falaise, de Mortain, de Coutances, d'Orbec, d'Alençon, de Vire, de la vicomté d'Auge, suivis de leurs subordonnés[18]. L'arrêt faisait la même injonction aux ecclésiastiques, aux chanoines, aux évêques, mais ceux-là ne vinrent pas[19]. La Cour tenta bien encore de s'emparer du droit de recevoir au serment les conseillers à la Chambre des comptes et à la Cour des aides, également installées à Caen, semant le bruit qu'il y en a ès dites compagnies, même de la Cour des aides, qui sont de la Ligue ; vaine tentative ! Ces compagnies revendiquèrent le droit de s'examiner elles-mêmes, non sans mêler quelque aigreur à leur refus. Déjà commençait entre ces divers corps une petite lutte intestine, qui cent fois compliquera et augmentera les dangers de la guerre plus sérieuse qu'ils soutenaient tous contre la Ligue[20].

11 faut être juste, le Parlement était plus sévère encore pour ses propres membres. Du dernier des commis-greffiers jusqu'aux présidents, on ne recevait personne sans s'informer de sa vie, de sa conduite politique et religieuse. En tête du registre était la formule du serment, non pas déclamatoire comme celle qu'on proposait aux nobles, mais simple, sévère, embrassant le passé, l'avenir, les alliances directes ou indirectes avec les ligueurs, commandant jusqu'à la dénonciation, et menaçant tout infracteur d'être puni comme coupable de lèse-majesté divine et humaine[21].

Sévère pour les siens, le Parlement était impitoyable pour les rebelles. Vaines rigueurs, faute de moyens d'action ! Arrêt contre les révoltés de Valognes et le ligueur Du Tourps ; Du Tourps n'en tient pas moins dans le val de Saire toutes les forces royalistes en échec[22]. Arrêt contre les capitaines de bandes qui saisissent les conseillers s'efforçant de gagner Caen ; les pauvres voyageurs n'en sont pas moins arrêtés, rançonnés, maltraités à chaque bourgade. L'audace était sans bornes. Dans les rues mêmes de Caen, à la porte de la Cour, un soldat voit deux greffiers du Parlement qui venaient reprendre leur office ; il se jette sur eux, crie : Aux ligueurs et les amène effrontément devant l'une des deux chambres pour les faire déclarer prisonniers et en tirer une rançon[23]. A peine voit-on de temps à autre quelques pauvres hères, saisis à tout hasard, pour être échangés au besoin ou pendus en façon d'exemple. Le bras de la loi n'était pas armé[24].

Ce fut alors qu'un événement, sans importance au point de vue général, mit au grand jour cette impuissance du Parlement, frappé d'un coup direct et par là irrité d'autant plus. La Cour, on l'a vu, ne possédait pas l'original des lettres-patentes de sa translation, Montpensier n'osant les envoyer par des chemins peu sûrs. Sur ces entrefaites, un des gouverneurs de la ville de Caen, Vastel, et le procureur syndic, Bancher, députés vers le roi pour certaines requêtes, arrivent à l'armée, campée alors près de Conches. Le duc les arrête dans leur voyage qu'il déclare inutile, les renvoie, et, par occasion, leur donne les lettres-patentes de la Cour de Parlement, de la Cour des aides et de la Chambre des comptes, toutes trois dans la même situation. Les échevins repartent avec ce précieux bagage, cheminant en gens de prudence par les endroits les moins périlleux. Ils crurent ne pouvoir mieux prendre que par Beaumont-le-Roger, bourg que l'armée royale venait de quitter à peine et dont les habitants avaient paru d'excellents royalistes. Ils arrivent sans encombre aux portes de Beaumont et se croient sauvés ; mais là, les bourgeois, le procureur du roi en tête, se jettent sur eux, prennent leurs armes, leur argent, les précieuses lettres-patentes, menaçant encore du Conseil de l'Union les voyageurs interdits. Puis, par une sollicitude étrange, ce même procureur du roi et sa bande, au moment de les renvoyer, leur disent qu'ils craignent un danger pour eux, que la route traverse un bois mal hanté, qu'ils vont les escorter jusqu'au-delà. Escorte plus dangereuse que l'ennemi t à peine au milieu du bois, elle se jette sur les pauvres Caennais et achève de les dépouiller. Ainsi volés et maltraités, les malheureux gagnèrent Bernay, puis Pont-l'Évêque où ils protestèrent aussitôt contre ces violences. Enfin, ils arrivent à Caen et racontent leur triste aventure. Le Corps de ville s'émeut, s'irrite, décide qu'on ira au Parlement, qu'on le suppliera de faire et parfaire le procès à ces voleurs, que la ville se portera partie et fournira l'argent nécessaire[25].

Le Parlement n'avait pas besoin d'être excité. A la première nouvelle, il avait chargé deux conseillers d'instruire l'affaire. Toutefois, comme avant tout on voulait avoir les lettres, la Cour dompta sa colère jusqu'à faire écrire à Viard, le procureur du roi de Beaumont, en termes conciliants et polis, le priant de renvoyer les lettres comme s'il les eût prises seulement pour les lire et en assurer la conservation. Rien n'est rendu. Alors la colère du Parlement éclate ; il oublie qu'il est désarmé, rend un arrêt terrible, menaçant les voleurs, s'ils ne restituent leur prise, des derniers châtiments, même de raser leur bourg. Les lettres ne furent pas rendues, ni les voleurs punis, ni le bourg rasé, et le Parlement fit retentir en vain son courroux impuissant[26].

A ce moment des difficultés plus graves surgissaient autour de lui. Le clergé était publiquement hostile, et les maîtres de la foule, les moines prêcheurs, commençaient de soulever la ville. Le péril grandissait ; le pouvoir faiblissait. Tant d'autorités et de juridictions entassées les unes sur les autres, leurs prétentions rivales, que le danger même ne faisait pas taire, suscitaient chaque jour des embarras, parfois les complications les plus graves[27].

Un instant toutefois la situation des affaires générales parut s'améliorer. Les ligueurs possédaient toujours, il est vrai, la plupart des villes ; mais ils venaient de recevoir un rude coup par la défaite des Gauthiers. Ceux-ci, pour la plupart paysans du bailliage d'Alençon, pauvres gens, fous de misère, attaquant à la fois des maîtres trop durs et des soldats pillards, se ruaient sur eux, sans chefs, presque sans armes, avec une furie si impétueuse qu'elle entraînait tout et qu'on trembla pour Caen. La noblesse effrayée se réunit ; Montpensier accourut. Près d'Argentan, ces misérables furent écrasés sous les pieds des chevaux, ou mitraillés par l'artillerie. On en fit un horrible carnage[28].

L'armée du roi n'était pas moins heureuse. De chef perfide des ligueurs, Henri Dl, devenu l'allié non moins perfide du roi de Navarre[29], vit un dernier rayon de fortune luire sur les sombres destinées de sa royauté ; mais il avait depuis trop longtemps déserté, pour des sentiers honteux, la voie droite et large des grands rois, et il ne devait plus y rentrer. Campé devant Paris, s'en croyant déjà maître, il pensait qu'en faisant disparaître cette ville du monde, il effacerait peut-être de l'histoire les traces de sa honte ; mais, choc effrayant des fureurs humaines, il méditait une atroce vengeance ; un coup non moins atroce l'arrêta[30].

Tout habituée qu'elle fût depuis longtemps aux sanglantes tragédies, la France entière, à la nouvelle de l'assassinat du roi, fut frappée de stupeur. Les lettres qui l'annonçaient ne parvinrent à la Cour que quatre jours après l'événement. Une première lettre de Montpensier donnait la blessure comme légère ; une seconde, renfermée dans le même paquet, annonçait la mort du roi[31]. Tous les membres du Parlement s'étaient assemblés chez Groulart. Mais, là, que se dit-il ? On ne le sait. La prudence écarta du registre les délibérations politiques. On prit quelques mesures de sûreté, et l'on décida que toutes les autorités de la ville s'assembleraient le lendemain, pour délibérer sur la conduite a suivre au milieu de ces circonstances critiques.

En effet, le lendemain matin, 6 août, le Parlement qui comptait alors vingt-quatre membres, la Chambre des comptes, la Cour des aides, les généraux des finances, le Corps de ville, tous les fonctionnaires de quelque importance se réunirent en assemblée générale aux Cordeliers. On compléta les moyens de précaution à prendre contre un soulèvement ; on organisa un Conseil de ville, formé de deux ou trois membres de chacun des corps présents à la séance. Puis, sans aborder la question de l'avenir, ne considérant que l'odieux assassinat de leur prince, tous ces hommes, frappés du même coup, enflammés par cette sorte d'exaltation qu'on respire dans l'air des révolutions, jurèrent hautement de venger le roi. On voulut également animer le peuple. Le jour même, à trois heures, on provoqua une assemblée des habitants au carrefour Saint-Pierre. Le président de Lisores et le conseiller Cabart s'y rendirent. On y lut d'abord les lettres qui racontaient le crime, les dépêches de Montpensier, dépêches ardentes de colère, où l'on rejetait sur toute la Ligue le sang versé par un fanatique ; puis, la foule commençant à s'émouvoir, le président de Lisores prit la parole, et, après avoir recommandé la concorde entre les habitants, il les exhorta par un discours véhément à déplorer un si lâche attentat, surtout à le venger, et le peuple en fit le serment[32].

Bien que deux siècles nous séparent de ces événements, à voir ces magistrats émus d'indignation, ce peuple soulevé, tous ces hommes enflammés d'une ardeur de vengeance, une certaine émotion saisit encore. Sans doute, cette fièvre sera tombée le lendemain, et l'on eût reculé devant l'accomplissement de ces menaces ; mais on sent qu'à cette heure une passion réelle agitait la foule. Ils veulent se venger, et sur qui ? Sur l'assassin ? il n'est déjà plus ; sur son parti ? il faudra donc immoler la moitié de la France, et encore la vengeance ne sera pas complète. Le vrai coupable, c'est l'esprit de ce siècle entier, esprit implacable, qui a assassiné Guise et l'a vengé sur Condé, qui a assassiné un autre Guise et vient de le venger sur Henri, et veut venger Henri sur des têtes inconnues. C'est lui qui, à la nouvelle du crime, a fait éclater, à Rouen, la haine en transports de joie ; à Caen, la douleur en projets de vengeance ; c'est cette tyrannie d'une logique inflexible, partie d'un faux principe d'intolérance, qui, ne tenant aucun compte des faiblesses de l'intelligence humaine, s'acharnait sur les hommes, quand elle avait seulement le droit de discuter les doctrines, tuait toute pitié dans les âmes, et, croyant amener le triomphe de la vérité, n'établissait que le règne de la force et l'autorité précaire de l'assassinat.

 

 

 



[1] Il (le roi) n'a que deux Parlements, Rennes et Bordeaux, encore catholiques et retenus par force ; les catholiques en ont six. Lettre d'un ligueur. Mém. de la Ligue, IV, 202. Lettre d'un lieutenant-général de province d’un des premiers magistrats de France. Paris, Math. Juin,1589, in-8"., p. 3. V. collect. de Mesmes. 8931, f° 67, Bibl. imp. — Dans une lettre d'un certain Godefroy au duc de Nevers, sur le projet d'établir un parlement à Nevers, on trouve ces curieux détails : Vous n'ignorez qu'il y a des esprits subtils en telle compagnie, peu désireux du bien et advancement, du lustre et grandeur des princes, leurs voisins ; ils pourront vous contraindre à endurer un juge dans Nevers. Bibl. imp. Ms. 909, ancien fonds, f° 58.

[2] Reg. sacr. du Parl. roy., 4 août 1589.

[3] De Bras, Antiq. de Caen, p. 251-259, édit. 1833.

[4] Reg. secr., 4 août 1589. — 28 novembre 1589.

[5] M. de Bras dit, en parlant du peu de zèle des habitants pour les cérémonies religieuses : Voire aucuns se truffent et moquent d'aussi honorables processions et cérémonies. — Antiq., p. 67.

[6] En 1588, le sieur Banché, envoyé de Caen à Rouen au-devant du duc d'Épernon, se loue beaucoup de la bonté de M. de Lisores, président au Parlement. Reg. 28, f° 43. Nous voyons, pendant ces quatre années, le conseiller Boislévêque loger chez le caennais de Cahaignes. Elogia.

[7] 25 mars 1589. — On exhorte le peuple à garder la foi promise au roi. Reg. 28, 60, 177.

[8] Arch. de la ville de Caen. Reg. 29, 48.

[9] Arch. de la ville de Caen. Reg. 28, f° 176.

[10] Arch. de la ville de Caen, reg. 29, f° 4.

[11] Arch. de la ville de Caen, reg. 29, f° 2. Cette même lettre portait confirmation des privilèges de la ville et décharge, pour les habitants fidèles, d'une partie de la taille.

[12] Sous Louis XIV, on voit Colbert prêt à y transférer de nouveau le Parlement. A en croire Segrais qui prêche bien un peu pour son saint, cet état de choses aurait rendu Rouen beaucoup plus commerçant. Il seroit devenu grand comme Hambourg, comme Lubeck, comme Anvers, parce que les négotiants n'auroient pas songé à faire de leurs fils des conseillers ni à marier leurs filles à des gens de robe. Il ajoute que le Parlement se serait bien trouvé en la ville de Caen, laquelle n'étant pas de grand commerce, y auroit beaucoup profité. Segraisiana, p. 40, édit. 1724.

[13] Pasquier, Lettres, liv. XIII, let. IX : Que dis-je, malheur ! mais au contraire malheur qui tourne à leur grand honneur.

[14] Reg. secret., 26 juin 1589.

[15] Reg. secr., 27, 28 juin, 1er, 3, 7 juillet 1589.

[16] Reg. secr., 10 juillet 1589, 15, 20 juillet 1589.

[17] Reg. secr., 27 juillet 1589.

[18] Reg. secr., 10, 15, 20 juillet 1589.

[19] Reg. Secr., 4, 27 juillet 1589.

[20] Reg. secr., 27 juillet 1589.

[21] Reg. secr., 4 juillet 1589.

[22] Toustain de Billy, Mém. sur le Cotentin, Ms. de la bibl. de Caen, N. 484 ; Reg. secret., 3 juillet 1589.

[23] Reg. secr., 3 août, 27 juin 1589.

[24] Reg. secr., 7 juillet 1589.

[25] Arch. de la ville de Caen. Reg. 29, f° 22-23.

[26] Reg. secr., juin 1589.

[27] Reg. secr., 14, 24 juillet 1589.

[28] De Thou, Hist., liv. XCV, page 270. Davila, II, 687, 688. Mém. de la Ligue, III, 544. Cahaignes, Elogia civium cadomens. Elog. 59, où l'on trouve sur cette révolte des détails intéressants et peu connus.

[29] Mém. de la Ligue, III. Déclaration de la trêve accordée d’Henri de Navarre. Le roi y donne à entendre que c'est pour mieux accabler son allié plus tard.

[30] Davila, II, 702. Le royaliste L'Étoile, tout en voulant adoucir les paroles du roi, n'en peut couvrir la barbarie.

[31] Reg. secr., 5 août 1589.

[32] Reg. secr., 5 août 1589. Arch, de la ville de Caen. Reg. 29, f° 35.