Destinée du Parlement
pendant la Ligue. — Dispersion des conseillers royalistes du Parlement de Normandie.—Le Roi transfère à Caen le Parlement de Rouen.
— Situation de Caen en lue. —Arrivée à Caen des membres de la Cour. — Le
Parlement se constitue et s'établit aux Cordeliers. Serment exigé de la
noblesse par Montpensier, gouverneur de la province. — Serment exigé par le
Parlement de tous les fonctionnaires. — Arrêt contre les ligueurs. —les
Ligueurs de Bernay enlèvent l'original des lettres—patentes de translation. —
Situation générale. — Le Parlement reçoit la nouvelle de l'assassinat de
Henri III. — Indignation qu'elle soulève.
FÉVRIER-AOÛT 1589.
Le sort
du Parlement de Normandie, sa division en conseillers ligueurs et conseillers
royalistes, la fuite, la dispersion de ces derniers, étaient en ce temps-là la
destinée commune de tous les Parlements. Presque partout ils avaient dû se
retirer devant l'émeute et laisser la Ligue triomphante. La royauté
cependant, dans une guerre où les principes n'avaient pas moins de force que
les armes, ne pouvait se passer du concours de ces grands corps, qui
représentaient la puissance morale, puissance nécessaire surtout en
Normandie, pays d'ordre et de légalité, que sa situation, d'ailleurs, entre
Paris et la mer, rendait, au point de vue politique, une des plus importantes
provinces du royaume. Dans les troubles de la Ligue, comme dans tous les
temps de révolution, c'est aux hommes de guerre, c'est à la force brutale
qu'appartient toujours le commandement ; mais tel est le pouvoir de
l'intelligence, si faible, si désarmé, en secret même si méprisé qu'il soit,
que, dans ce temps-là même, elle s'imposait à la force, et que les gens de
guerre voulaient au moins paraître marcher en son nom, dans l'intérêt du
droit. Dispensateurs de la justice, surveillants de l'administration,
modérateurs du pouvoir, les Parlements, malgré la nature précaire de leurs
attributions politiques, étaient, après les États-Généraux, les corps qui
pesaient du plus grand poids sur les affaires de l'État. Chaque parti se
disputait leur concours. Dans ces innombrables libelles qu'on se lançait
chaque jour, avec autant d'acharnement que de profusion, les sacrés Parlements, colonnes de l'État, propugnacles
de la Royauté, fortes barrières de la France, sont loués, flattés par tous les partis. Chacun
se vante de les avoir de son côté, chacun reproche à ses adversaires leur peu
de respect pour eux. Au fond, les gens de guerre ne les aimaient pas, la
noblesse les méprisait ; mais on voulait encore, tout en maltraitant les
hommes, conserver l'appui moral de leur présence et de leur adhésion. Ces idées
nous expliqueront toute l'histoire du Parlement de Normandie pendant les
années de son séjour à Caen[1]. Les
promesses de la Ligue étaient séduisantes. Aux Parlements, si maltraités par
le roi, elle promettait une autorité plus étendue, surtout mieux respectée.
C'est par là qu'elle avait su rompre chez un grand nombre de conseillers leur
antique attachement à la royauté, et rester maîtresse absolue dans la plupart
des chefs-lieux de juridiction, à Rouen, par exemple, où le Parlement ligueur
continuait de rendre la justice et y donnait à la Ligue un caractère de
légalité. Cependant, les membres les plus considérables de la Cour, ceux qui
en étaient comme l'essence et l'âme, ne siégeaient plus au palais ; mais,
dispersés dans leurs retraites, sans unité, sans moyens d'action, ils
perdaient tout le prestige de leur autorité et ne pouvaient plus aider Henri
III que de leurs efforts individuels et impuissants. Cette
perte était trop grave et trop évidente pour ne point frapper le gouvernement
royal. Aussi, dès le mois de février, avait-il cherché une autre résidence
pour son Parlement de Normandie. Le choix était restreint. Il ne restait dans
la province de villes fidèles et un peu importantes que Dieppe, place bien
fortifiée, sous le gouvernement d'un homme sir, mais située à l'extrémité de
la province, prise entre les ligueurs de Rouen et du Havre qui dominaient le
cours de la Seine ; Alençon, ville trop voisine du Maine, alors révolté, et
Caen que tout, au contraire, désignait au choix du Conseil royal. Comme
position militaire, point capital, la ville était protégée par son château,
alors célèbre, et par une enceinte de fortifications déjà respectables et
qu'on augmentait tous les jours. Assez éloignée des forces des ligueurs pour
être à l'abri d'un coup de main, posée entre elles comme un obstacle à leur
réunion, facile à ravitailler par la rivière, en cas de siège, on pouvait
s'en servir, soit comme d'une excellente place de défense, soit comme d'une
base d'opérations non moins bonne, au cas où, Dieppe manquant, il aurait
fallu y venir prendre les secours d'Angleterre. En 1563, Ouistreham, petit
port voisin, à l'embouchure de l'Orne, avait servi au débarquement des
Anglais. Par la suite, Henri IV eut l'intention de s'en servir pour recevoir
les secours d'Élisabeth, et l'on reconnut maintes fois que sans cette ville, capitale de la Basse-Normandie, tout le
pays aurait été occupé par les ligueurs et rebelles[2]. A un
point de vue moins militaire et se rapprochant plus des besoins d'une cour de
Parlement, la ville de Caen n'était pas moins propre à cette destination.
Quoiqu'elle portât encore les nombreuses marques des ravages des réformés en
1562[3], par ses quartiers commerçants,
par les hautes et magnifiques maisons où logeaient les gens de
justice, par la splendeur incomparable de ses monuments religieux, elle
comptait dès-lors parmi les plus belles villes du royaume. La
situation politique, sans être bonne, y était préférable encore à celle de
beaucoup d'autres villes, de Rouen surtout. Bon nombre de Caennais penchaient
en secret pour la Ligue ; le clergé, alors très-nombreux, ne voyait pas sans
répugnance l'avènement prochain d'un prince protestant[4]. Mais ce parti était contenu
par la hante bourgeoisie, presque toute royaliste, par les réformés, égaux
alors au tiers de la population, et qui, par leur opulence et la modération
de leur conduite, jouissaient d'une influence considérable. On n'y remarquait
pas surtout cet esprit d'intolérance, si vivace et parfois si cruel dans les
autres cités. Ces longues années de discorde et de barbarie réciproque y
avaient éteint l'ardeur des passions religieuses ; elles avaient causé même,
dans la foi de la plupart des catholiques, un refroidissement et une
indifférence que remarquaient avec peine les vieillards attristés[5]. Caen
présentait, de plus, un avantage particulier. Son Université, ses nombreux
collèges, ses réunions littéraires en avaient fait la capitale intellectuelle
de la province. On y comptait un grand nombre de lettrés et de savants, monde
sympathique aux conseillers du Parlement. Élevés dans les mêmes principes,
rapprochés par leurs études, ils avaient pris à ce contact une certaine
communauté d'idées que des relations fréquentes, des bons offices prêtés et
rendus, avaient transformée en une sorte d'amitié. Les circonstances la
rendront plus ou moins vive ; elle subsistera toujours[6]. Cette
haute bourgeoisie, n'ayant jamais joui de la liberté communale si étendue
qu'avait possédée Rouen, ne brûlait pas des mêmes passions démocratiques.
Contente de ses privilèges municipaux, elle ne visait qu'à leur augmentation.
Doués de cette prudence clairvoyante qui les éloignait de tout excès et leur
montrait dans l'avenir la tournure des affaires, les échevins de Caen
n'avaient pas cru au succès politique des ligueurs ; ils ne partageaient ni
l'ambition des uns, ni l'enthousiasme exalté des autres. Depuis le
commencement des troubles, ils s'efforçaient seulement de maintenir leurs
concitoyens dans le devoir, protestant sans cesse de leur dévouement au roi[7], et fermant l'oreille aux
sollicitations de leurs confrères des villes révoltées. Le Conseil de l'Union
de Rouen leur écrivit une lettre pressante ; ils gardèrent la lettre dans
leurs archives, mais ne remuèrent pas[8]. Sachant, d'ailleurs, que les
princes ne sont jamais plus accessibles qu'au jour du malheur, ils avaient
demandé déjà, en récompense de leur fidélité, l'octroi de nouveaux privilèges
et la confirmation des anciens[9]. C'est alors qu'on leur offrit
un avantage d'une bien plus grande importance, et tel qu'en d'autres temps
ils n'auraient osé seulement l'espérer. C'était
au mois de février qu'on avait chassé de Rouen les magistrats royalistes. Dès
le 11 mars, M. d'O, l'ancien gouverneur de Caen, écrivit aux échevins qu'on
allait transférer dans leur ville le Parlement de Normandie, la Cour des
aides, la Chambre des comptes, les trois plus grands corps de la province. Il
ajoutait cette flatteuse espérance : Ce qui
sera faict à cause des troubles, mais qui pourra
bien entre continué après et possible à perpétuité,
au moins y a-t-il beaucoup d'apparence[10]. Une lettre royale ne tarda pas
à confirmer cette promesse, motivant la translation sur la fidélité des
habitants et la commodité du peuple : estant notre ville
de Caen assise au milieu de l'étendue dudict
Parlement[11]. Cette dernière raison, d'une
valeur plus durable que la première fondée uniquement sur des troubles
momentanés, dut fortifier les espérances des échevins. Caen n'avait pas vu
sans regret Philippe-le-Bel fixer à Rouen la Cour de Parlement ambulatoire
avant lui ; on s'y reprenait à l'idée de la reconquérir, idée qu'on
n'abandonna jamais complètement[12]. Toutefois
on y conçut d'abord quelque inquiétude sur la réalisation des promesses
royales. La venue du Parlement était annoncée depuis le commencement de mars.
Le mois de mars se passa, puis le mois d'avril, puis le mois de mai :
personne n'apparaissait. Conseillers et présidents étaient restés à Rouen, captifs
des ligueurs, ou cachés dans leurs maisons de campagne. Dispersés çà et là,
enfermés dans un cercle d'ennemis, ils ne pouvaient avoir connaissance des
lettres-patentes. Il n'était pas moins difficile de leur obéir, de traverser
un pays en révolte, avec une embuscade à chaque détour du chemin. Aussi, le
26 juin, n'y avait-il encore que dix ou douze membres de la Cour d'arrivés à
Caen, se trouvant là sans local où tenir séance, sans organisation, sans
posséder même l'original des lettres-patentes qui validaient leur
translation. Faibles
de nombre, ils étaient déjà bien forts par la présence de Groulart. Dans ce
temps où le malheur était sur les premiers
présidents[13], où ceux des Parlements de
Paris et de Rennes étaient jetés en prison, celui de Toulouse massacré,
Groulart, sans prendre peur, voyant jour à travailler utilement, était
accouru. Sans se décourager à la vue du petit nombre de conseillers groupés
autour de lui, il avait fait déjà proclamer les séances de la Cour pour le 19
juin. Montpensier désirant assister à l'installation, on la retarda de huit
jours ; comme il ne vint pas, le 26 juin, sans plus attendre, le Parlement
s'assembla dans l'auditoire de théologie, à l'Université. Il valida d'abord
sa translation, en déclarant suffisante la copie des lettres-patentes ; puis,
aussitôt constituée, la Cour, suivant son usage, dont le caractère s'élevait
encore en ces graves conjonctures, et conservant la tradition sinon l'éclat
de sa grandeur, se rendit en corps, précédée de ses huissiers, le président Anzeray et Groulart en tête, à l'église des Cordeliers où
une messe du Saint-Esprit fut solennellement célébrée. On doit conserver le
nom des huit hommes courageux, ouvriers de la première heure, qui assistaient
avec les deux présidents à cette rentrée de la Cour. C'étaient Martin de Hally, Pierre Duquesne, Marin Benoist, Laurent Godefroy,
Laurent Restault, André de Bonissent, de Mathan et Cabart[14]. La messe terminée, le
Parlement revint à l'Université, et là, comme s'il eût siégé dans son palais
de Rouen, au milieu de la paix, il jugea quelques procès, continuant de faire
entendre, au milieu des clameurs de la guerre civile, la voix ferme et calme
de la justice. Après
avoir fait visiter plusieurs édifices, entr'autres le manoir épiscopal, la
Cour s'installa définitivement aux Cordeliers, monastère pauvre et dont les
bâtiments dégradés accusaient encore les huguenots de Coligny ; une fois là, comme avant tout elle voulait vivre et agir,
elle compléta son organisation, combla les vides creusés par la discorde,
faisant, comme dit le proverbe du temps, flèche de tout bois. A défaut des
maîtres des requêtes et des gardes des coffres du scel, la chancellerie n'en
fut pas moins ouverte, et Groulart lui-même se chargea de tenir le sceau. Le
plus ancien avocat remplaça les gens du roi ; un pauvre réfugié royaliste,
ancien greffier du bailliage de Rouen, chassé, volé par les ligueurs, tint la
plume au lieu des greffiers rebelles ; puis, quelques membres arrivent de
Dieppe, par mer, la seule voie ouverte et la moins périlleuse ; d'autres
annoncent leur prochaine venue. La Cour, pour stimuler les uns et forcer les
autres à se déclarer, rend le 1er juillet un arrêt commandant à tous
présidents, conseillers, officiers, gens de justice restés à Rouen, de se
retirer auprès d'elle, sous peine d'être traités comme rebelles à la volonté
du roi[15]. Le
Parlement ne surveillait pas avec moins de zèle la conduite des
administrations secondaires et en général de tous les citoyens. Déjà
Montpensier, exécutant une mesure pratiquée dans toute la France, avait
envoyé dans chaque bailliage une formule de serment que devaient signer
particulièrement les nobles. On y jurait de vivre et mourir catholique, sujet
du roi qu'il a plu à Dieu de donner, d'employer pour lui contre
tons rebelles, sans exception, ses biens, sa vie, jusqu'à la dernière goutte
de son sang. Mais, soit que l'étendue de ces promesses effrayât et que l'on
crût alors à l'obligation d'un serment, soit qu'on mît de la faiblesse à
l'exiger, dans le bailliage de Caen, le registre qui nous est parvenu ne se
couvrit que lentement de signatures peu nombreuses et encore appartenant à la
plus petite noblesse du pays[16]. Il paraît qu'on avait
également tenté de faire prêter serment au clergé, et sans doute avec aussi
peu de succès[17]. Le
Parlement procéda avec plus de vigueur. Il ordonna à tous les fonctionnaires
de la province de venir par corps, et avant le 1er août, prêter
serment à la barre. Le bailli de Caen, La Vérune, homme incertain et suspect,
son lieutenant-général Vauquelin, tous les officiers du présidial comparurent
d'abord. Puis vinrent les lieutenants-généraux de Bayeux, de Falaise, de
Mortain, de Coutances, d'Orbec, d'Alençon, de Vire, de la vicomté d'Auge,
suivis de leurs subordonnés[18]. L'arrêt faisait la même
injonction aux ecclésiastiques, aux chanoines, aux évêques, mais ceux-là ne
vinrent pas[19]. La Cour tenta bien encore de
s'emparer du droit de recevoir au serment les conseillers à la Chambre des
comptes et à la Cour des aides, également installées à Caen, semant le bruit qu'il y en a ès dites compagnies, même de la Cour des
aides, qui sont de la Ligue ; vaine tentative ! Ces compagnies revendiquèrent le droit de
s'examiner elles-mêmes, non sans mêler quelque aigreur à leur refus. Déjà
commençait entre ces divers corps une petite lutte intestine, qui cent fois
compliquera et augmentera les dangers de la guerre plus sérieuse qu'ils
soutenaient tous contre la Ligue[20]. 11 faut
être juste, le Parlement était plus sévère encore pour ses propres membres.
Du dernier des commis-greffiers jusqu'aux présidents, on ne recevait personne
sans s'informer de sa vie, de sa conduite politique et religieuse. En tête du
registre était la formule du serment, non pas déclamatoire comme celle qu'on
proposait aux nobles, mais simple, sévère, embrassant le passé, l'avenir, les
alliances directes ou indirectes avec les ligueurs, commandant jusqu'à la
dénonciation, et menaçant tout infracteur d'être puni comme coupable de
lèse-majesté divine et humaine[21]. Sévère
pour les siens, le Parlement était impitoyable pour les rebelles. Vaines
rigueurs, faute de moyens d'action ! Arrêt contre les révoltés de Valognes et
le ligueur Du Tourps ; Du Tourps n'en tient pas moins dans le val de Saire
toutes les forces royalistes en échec[22]. Arrêt contre les capitaines de
bandes qui saisissent les conseillers s'efforçant de gagner Caen ; les
pauvres voyageurs n'en sont pas moins arrêtés, rançonnés, maltraités à chaque
bourgade. L'audace était sans bornes. Dans les rues mêmes de Caen, à la porte
de la Cour, un soldat voit deux greffiers du Parlement qui venaient reprendre
leur office ; il se jette sur eux, crie : Aux ligueurs et les amène
effrontément devant l'une des deux chambres pour les faire déclarer
prisonniers et en tirer une rançon[23]. A peine voit-on de temps à
autre quelques pauvres hères, saisis à tout hasard, pour être échangés au
besoin ou pendus en façon d'exemple. Le bras de la loi n'était pas armé[24]. Ce fut
alors qu'un événement, sans importance au point de vue général, mit au grand
jour cette impuissance du Parlement, frappé d'un coup direct et par là irrité
d'autant plus. La Cour, on l'a vu, ne possédait pas l'original des
lettres-patentes de sa translation, Montpensier n'osant les envoyer par des
chemins peu sûrs. Sur ces entrefaites, un des gouverneurs de la ville de
Caen, Vastel, et le procureur syndic, Bancher,
députés vers le roi pour certaines requêtes, arrivent à l'armée, campée alors
près de Conches. Le duc les arrête dans leur voyage qu'il déclare inutile,
les renvoie, et, par occasion, leur donne les lettres-patentes de la Cour de
Parlement, de la Cour des aides et de la Chambre des comptes, toutes trois
dans la même situation. Les échevins repartent avec ce précieux bagage,
cheminant en gens de prudence par les endroits les moins périlleux. Ils
crurent ne pouvoir mieux prendre que par Beaumont-le-Roger, bourg que l'armée
royale venait de quitter à peine et dont les habitants avaient paru d'excellents
royalistes. Ils arrivent sans encombre aux portes de Beaumont et se croient
sauvés ; mais là, les bourgeois, le procureur du roi en tête, se jettent sur
eux, prennent leurs armes, leur argent, les précieuses lettres-patentes,
menaçant encore du Conseil de l'Union les voyageurs interdits. Puis, par une
sollicitude étrange, ce même procureur du roi et sa bande, au moment de les
renvoyer, leur disent qu'ils craignent un danger pour eux, que la route
traverse un bois mal hanté, qu'ils vont les escorter jusqu'au-delà. Escorte
plus dangereuse que l'ennemi t à peine au milieu du bois, elle se jette sur
les pauvres Caennais et achève de les dépouiller. Ainsi volés et maltraités,
les malheureux gagnèrent Bernay, puis Pont-l'Évêque où ils protestèrent aussitôt
contre ces violences. Enfin, ils arrivent à Caen et racontent leur triste
aventure. Le Corps de ville s'émeut, s'irrite, décide qu'on ira au Parlement,
qu'on le suppliera de faire et parfaire le procès à ces voleurs, que la
ville se portera partie et fournira l'argent nécessaire[25]. Le
Parlement n'avait pas besoin d'être excité. A la première nouvelle, il avait
chargé deux conseillers d'instruire l'affaire. Toutefois, comme avant tout on
voulait avoir les lettres, la Cour dompta sa colère jusqu'à faire écrire à
Viard, le procureur du roi de Beaumont, en termes conciliants et polis, le
priant de renvoyer les lettres comme s'il les eût prises seulement pour les
lire et en assurer la conservation. Rien n'est rendu. Alors la colère du
Parlement éclate ; il oublie qu'il est désarmé, rend un arrêt terrible,
menaçant les voleurs, s'ils ne restituent leur prise, des derniers
châtiments, même de raser leur bourg. Les lettres ne furent pas rendues, ni
les voleurs punis, ni le bourg rasé, et le Parlement fit retentir en vain son
courroux impuissant[26]. A ce
moment des difficultés plus graves surgissaient autour de lui. Le clergé
était publiquement hostile, et les maîtres de la foule, les moines prêcheurs,
commençaient de soulever la ville. Le péril grandissait ; le pouvoir
faiblissait. Tant d'autorités et de juridictions entassées les unes sur les
autres, leurs prétentions rivales, que le danger même ne faisait pas taire,
suscitaient chaque jour des embarras, parfois les complications les plus
graves[27]. Un
instant toutefois la situation des affaires générales parut s'améliorer. Les
ligueurs possédaient toujours, il est vrai, la plupart des villes ; mais ils
venaient de recevoir un rude coup par la défaite des Gauthiers.
Ceux-ci, pour la plupart paysans du bailliage d'Alençon, pauvres gens, fous
de misère, attaquant à la fois des maîtres trop durs et des soldats pillards,
se ruaient sur eux, sans chefs, presque sans armes, avec une furie si
impétueuse qu'elle entraînait tout et qu'on trembla pour Caen. La noblesse
effrayée se réunit ; Montpensier accourut. Près d'Argentan, ces misérables
furent écrasés sous les pieds des chevaux, ou mitraillés par l'artillerie. On
en fit un horrible carnage[28]. L'armée
du roi n'était pas moins heureuse. De chef perfide des ligueurs, Henri Dl,
devenu l'allié non moins perfide du roi de Navarre[29], vit un dernier rayon de
fortune luire sur les sombres destinées de sa royauté ; mais il avait depuis
trop longtemps déserté, pour des sentiers honteux, la voie droite et large
des grands rois, et il ne devait plus y rentrer. Campé devant Paris, s'en croyant
déjà maître, il pensait qu'en faisant disparaître cette ville du monde, il
effacerait peut-être de l'histoire les traces de sa honte ; mais, choc
effrayant des fureurs humaines, il méditait une atroce vengeance ; un coup
non moins atroce l'arrêta[30]. Tout
habituée qu'elle fût depuis longtemps aux sanglantes tragédies, la France
entière, à la nouvelle de l'assassinat du roi, fut frappée de stupeur. Les
lettres qui l'annonçaient ne parvinrent à la Cour que quatre jours après
l'événement. Une première lettre de Montpensier donnait la blessure comme
légère ; une seconde, renfermée dans le même paquet, annonçait la mort du roi[31]. Tous les membres du Parlement
s'étaient assemblés chez Groulart. Mais, là, que se dit-il ? On ne le sait.
La prudence écarta du registre les délibérations politiques. On prit quelques
mesures de sûreté, et l'on décida que toutes les autorités de la ville
s'assembleraient le lendemain, pour délibérer sur la conduite a suivre au milieu de ces
circonstances critiques. En
effet, le lendemain matin, 6 août, le Parlement qui comptait alors
vingt-quatre membres, la Chambre des comptes, la Cour des aides, les généraux
des finances, le Corps de ville, tous les fonctionnaires de quelque
importance se réunirent en assemblée générale aux Cordeliers. On compléta les
moyens de précaution à prendre contre un soulèvement ; on organisa un Conseil
de ville, formé de deux ou trois membres de chacun des corps présents à la
séance. Puis, sans aborder la question de l'avenir, ne considérant que
l'odieux assassinat de leur prince, tous ces hommes, frappés du même coup,
enflammés par cette sorte d'exaltation qu'on respire dans l'air des
révolutions, jurèrent hautement de venger le roi. On voulut également animer
le peuple. Le jour même, à trois heures, on provoqua une assemblée des
habitants au carrefour Saint-Pierre. Le président de Lisores et le conseiller
Cabart s'y rendirent. On y lut d'abord les lettres
qui racontaient le crime, les dépêches de Montpensier, dépêches ardentes de
colère, où l'on rejetait sur toute la Ligue le sang versé par un fanatique ;
puis, la foule commençant à s'émouvoir, le président de Lisores prit la
parole, et, après avoir recommandé la concorde entre les habitants, il les
exhorta par un discours véhément à déplorer un si lâche attentat, surtout à
le venger, et le peuple en fit le serment[32]. Bien que deux siècles nous séparent de ces événements, à voir ces magistrats émus d'indignation, ce peuple soulevé, tous ces hommes enflammés d'une ardeur de vengeance, une certaine émotion saisit encore. Sans doute, cette fièvre sera tombée le lendemain, et l'on eût reculé devant l'accomplissement de ces menaces ; mais on sent qu'à cette heure une passion réelle agitait la foule. Ils veulent se venger, et sur qui ? Sur l'assassin ? il n'est déjà plus ; sur son parti ? il faudra donc immoler la moitié de la France, et encore la vengeance ne sera pas complète. Le vrai coupable, c'est l'esprit de ce siècle entier, esprit implacable, qui a assassiné Guise et l'a vengé sur Condé, qui a assassiné un autre Guise et vient de le venger sur Henri, et veut venger Henri sur des têtes inconnues. C'est lui qui, à la nouvelle du crime, a fait éclater, à Rouen, la haine en transports de joie ; à Caen, la douleur en projets de vengeance ; c'est cette tyrannie d'une logique inflexible, partie d'un faux principe d'intolérance, qui, ne tenant aucun compte des faiblesses de l'intelligence humaine, s'acharnait sur les hommes, quand elle avait seulement le droit de discuter les doctrines, tuait toute pitié dans les âmes, et, croyant amener le triomphe de la vérité, n'établissait que le règne de la force et l'autorité précaire de l'assassinat. |
[1]
Il (le roi) n'a que
deux Parlements, Rennes et Bordeaux, encore catholiques et retenus par force ;
les catholiques en ont six. Lettre d'un ligueur. Mém. de la Ligue,
IV, 202. Lettre d'un lieutenant-général de province d’un des premiers
magistrats de France. Paris, Math. Juin,1589, in-8"., p. 3. V. collect. de Mesmes.
8931, f° 67, Bibl. imp. — Dans une lettre d'un certain Godefroy au duc de
Nevers, sur le projet d'établir un parlement à Nevers, on trouve ces curieux
détails : Vous n'ignorez qu'il y a des esprits subtils
en telle compagnie, peu désireux du bien et advancement,
du lustre et grandeur des princes, leurs voisins ; ils pourront vous
contraindre à endurer un juge dans Nevers. Bibl. imp. Ms. 909, ancien
fonds, f° 58.
[2]
Reg. sacr. du Parl. roy.,
4 août 1589.
[3]
De Bras, Antiq. de Caen, p. 251-259, édit. 1833.
[4]
Reg. secr., 4 août
1589. — 28 novembre 1589.
[5]
M. de Bras dit, en parlant du peu de zèle des habitants pour les cérémonies
religieuses : Voire aucuns se truffent et moquent
d'aussi honorables processions et cérémonies. — Antiq., p. 67.
[6]
En 1588, le sieur Banché, envoyé de Caen à Rouen au-devant du duc d'Épernon, se
loue beaucoup de la bonté de M. de Lisores, président au Parlement. Reg. 28, f°
43. Nous voyons, pendant ces quatre années, le conseiller Boislévêque
loger chez le caennais de Cahaignes. Elogia.
[7]
25 mars 1589. — On exhorte le peuple à garder la foi promise au roi. Reg.
28, 60, 177.
[8]
Arch. de la ville de Caen. Reg. 29, 48.
[9]
Arch. de la ville de Caen. Reg. 28, f° 176.
[10]
Arch. de la ville de Caen, reg. 29, f° 4.
[11]
Arch. de la ville de Caen, reg. 29, f° 2. Cette même lettre portait
confirmation des privilèges de la ville et décharge, pour les habitants
fidèles, d'une partie de la taille.
[12]
Sous Louis XIV, on voit Colbert prêt à y transférer de nouveau le Parlement. A
en croire Segrais qui prêche bien un peu pour son saint, cet état de choses
aurait rendu Rouen beaucoup plus commerçant. Il seroit devenu grand comme Hambourg, comme Lubeck, comme
Anvers, parce que les négotiants n'auroient pas songé à faire de leurs fils des conseillers ni
à marier leurs filles à des gens de robe. Il ajoute que le Parlement se
serait bien trouvé en la ville de Caen, laquelle
n'étant pas de grand commerce, y auroit beaucoup
profité. Segraisiana, p. 40, édit.
1724.
[13]
Pasquier, Lettres, liv. XIII, let. IX : Que
dis-je, malheur ! mais au contraire malheur qui tourne à leur grand honneur.
[14]
Reg. secret., 26 juin 1589.
[15]
Reg. secr., 27, 28
juin, 1er, 3, 7 juillet 1589.
[16]
Reg. secr., 10
juillet 1589, 15, 20 juillet 1589.
[17]
Reg. secr., 27
juillet 1589.
[18]
Reg. secr., 10, 15,
20 juillet 1589.
[19]
Reg. Secr., 4, 27 juillet 1589.
[20]
Reg. secr., 27
juillet 1589.
[21]
Reg. secr., 4 juillet
1589.
[22]
Toustain de Billy, Mém. sur le Cotentin, Ms.
de la bibl. de Caen, N. 484 ; Reg. secret., 3
juillet 1589.
[23]
Reg. secr., 3 août,
27 juin 1589.
[24]
Reg. secr., 7 juillet
1589.
[25]
Arch. de la ville de Caen. Reg. 29, f° 22-23.
[26]
Reg. secr., juin
1589.
[27]
Reg. secr., 14, 24
juillet 1589.
[28]
De Thou, Hist., liv. XCV, page 270. Davila, II, 687, 688. Mém. de la
Ligue, III, 544. Cahaignes, Elogia civium cadomens. Elog. 59, où l'on
trouve sur cette révolte des détails intéressants et peu connus.
[29]
Mém. de la Ligue, III. Déclaration de la trêve accordée d’Henri de
Navarre. Le roi y donne à entendre que c'est pour mieux accabler son allié plus
tard.
[30]
Davila, II, 702. Le royaliste L'Étoile, tout en voulant adoucir les paroles du
roi, n'en peut couvrir la barbarie.
[31]
Reg. secr., 5 août
1589.
[32]
Reg. secr., 5 août
1589. Arch, de la ville de Caen. Reg. 29, f° 35.