État de la France à la
fin du XVIe siècle. — État particulier de la Normandie (1562-1576). — Origine de la Ligue (1576). — Ses progrès en Normandie. —
Opinion et conduite du Parlement. — Claude Groulart nommé premier président
(1584). — Son caractère et ses principes. — Déplorable situation de la
Normandie en 1576 et pendant les années suivantes. — Désordre et incurie de
l'Administration. Le duc d'Épernon nommé gouverneur de la province. — Harangue
menaçante du grand-pénitencier Dadré. — Séjour de Henri III à Rouen après sa
fuite de Paris.— Soulèvement en Normandie. — Groulart se retire de Rouen. —
Journée des Barricades à Rouen. — Scission entre les membres royalistes et
les membres ligueurs du Parlement.
1562-1589
Au mois
de février de l'année 1589, le Parlement de Normandie, établi à Rouen depuis
plusieurs siècles, fut tout à coup, par lettres-patentes du roi Henri III,
transféré dans la ville de Caen. L'esprit d'insurrection, qui, dans ces
temps-là, courait par tout le royaume, après avoir fait explosion à Paris,
ébranlait la France entière de ses violentes secousses, et Rouen venait
d'avoir, à son tour, sa journée des Barricades (4 fév. 1589). Des membres du Parlement
restés fidèles à la royauté, les uns fuyant devant la Ligue, les autres
chassés par elle, erraient pour la plupart dispersés dans la province,
lorsque ces lettres-patentes leur donnèrent un séjour légal où ils pourraient
travailler encore au bien de l'état et au salut de la monarchie. Je dirai
leurs rudes travaux, la lutte de quatre années soutenue par ces hommes
infatigables, leurs glorieuses misères, leur dévouement enfin couronné de
succès ; mais ou ne saurait comprendre ce récit sans rechercher d'abord la
cause de ces grands événements, et par quelle triste voie notre pays fut
traîné jusqu'à cet abîme où peuples et rois, prêtres et magistrats, tombés
d'une chute commune, furent plongés trop longtemps. Vers la
fin du XVIe siècle, la France, ensanglantée par vingt ans de guerres
religieuses, épuisée dans ses forces matérielles, non moins troublée dans ses
forces morales, était entrée dans une de ces tristes périodes de la vie des
nations où le citoyen honnête, s'interrogeant sur la ligne à suivre au milieu
d'une fausse situation, hésite, contraint de choisir entre deux devoirs qui
devraient se confondre, mais dont les passions humaines ont fait deux
ennemis, devoirs également sacrés, également impérieux : la fidélité à son prince
et la fermeté dans sa foi. Tout ébranlait les plus résolus. Les protestants
avaient été si cruellement traités, tant de fanatisme avait souillé la vérité
catholique, le sceptre était tombé dans des mains si indignes, et cependant
cette même royauté était si resplendissante encore de la majesté de ses
souvenirs, si fortement assise sur ses bases dix fois séculaires, tant de
périls menaçaient la vieille foi du royaume, et la Réforme s'avançait si
menaçante, sous la conduite d'un prince à ta loyauté au moins suspectée,
qu'on comprend cette incertitude des meilleurs esprits, les seuls qui, ne se
laissant pas emporter à leurs passions ou à leurs intérêts, se préoccupaient
encore du juste et du bien. A plus de deux siècles de ces événements, à peine
sommes-nous d'accord sur leur portée et sur l'appréciation d'idées ardemment
débattues alors, souvent reproduites depuis, sans qu'aucune d'elles ait
définitivement prévalu. Libre arbitre, droit divin, souveraineté du peuple,
qu'est-ce en effet qu'une autre expression de ces mêmes idées, la Réforme, la
Royauté, la Ligue ? Il
n'appartient pas à l'histoire seule de traiter à fond ces matières ; mais
elle peut et doit aider à leur étude en montrant les faits, leurs causes,
leurs développements, leurs résultats. C'est ce qu'on voudrait faire dans
cette histoire, où moins d'hommes, agissant dans un cadre plus étroit,
laisseront plus facilement saisir leurs mouvements et le jeu de leurs passions
au milieu de ces luttes vives et ardentes qu'ils termineront par une
transaction, laissant à la postérité, comme nous le ferons sans doute
nous-mêmes, le soin de trancher la question, si elle peut être tranchée
ici-bas. Dans
cette situation générale de la France, la Normandie, ravagée et pillée plus
qu'aucune autre province, troublée par les mêmes discordes, souffrait des
mêmes misères que le pays entier. La Réforme, reçue d'abord avec faveur,
surtout par la noblesse, n'y garda point longtemps son prestige[1]. Ses adhérents, persécutés dans
le principe, oppresseurs à leur tour en 1562, avaient été, dix ans après,
égorgés en masse par le fanatisme que surexcitait une politique perfide. Sans
doute, en 1572, toutes les villes ne se souillèrent point du sang des
réformés ; mais dans quelques-unes, à Rouen plus qu'ailleurs, la cruauté du
massacre révéla l'exaspération des esprits. Un signe plus grave encore, c'est
le peu d'écho que trouvèrent dans les cœurs les cris des victimes. On vit,
dans ce même Rouen, par les rues encore sanglantes, la foule aller en
procession, et, dans ses cantiques, remerciant Dieu de la bonne justice
qu'avait exercée le roi de France, le prier de poursuivre l'œuvre si bien
commencée, affin que son peuple pust vivre
tout d'une mesme foy[2]. L'audacieuse prise d'armes des
huguenots Montgomery et Colombières, la barbarie de leurs soldats, en
enlevant à leur parti la sympathie qu'inspira d'abord son malheur,
redoublèrent les défiances et la haine qu'il excitait déjà. En Normandie, de
1572 à 1576, dans le Parlement, dans les Chapitres de cathédrales, au milieu
du public, au sein des familles, on ne voit qu'abjurations arrachées par
force, sourdes colères fermentant dans les âmes, plans d'oppression, plans de
résistance, violentes passions enfantées par de grands malheurs et en
préparant pour l'avenir de plus grands encore[3]. Si l'on
avait voulu, par le massacre de la Saint-Barthélemy, porter en France un coup
mortel au Protestantisme, on obtint un résultat tout contraire, et ses
rameaux, vivifiés par cette rosée de sang, prirent alors une plus grande
extension[4]. Atterrés d'abord au point de
n'oser se défendre, les réformés avaient bientôt repris courage : renfermés
dans La Rochelle, ils y tinrent en échec toutes les forces du royaume, et
arrachèrent une paix avantageuse qu'on feignit de leur accorder. Battus en
Normandie avec Montgomery, ils n'avaient pas tardé à reprendre l'offensive ;
unis au duc d'Alençon et aux Politiques, ils imposèrent à Henri III une trêve
suivie bientôt de l'édit de 1576, qu'on décora du nom pompeux d'Édit de la
pacification des troubles, et qui cependant donna paissance à la Ligue. Dans
une lettre que le Roi envoyait dans les provinces en attendant
l'enregistrement de l'édit par les parlements, il l'annonçait comme devant
faire vivre tous ses subjets, tant
catholiques que de la religion prétendue réformée, les uns avec les autres en
bonne paix, union et concorde, sous son authorité et obéissance. Quelques jours après, l'édit
lui-même était publié par toutes les villes de Normandie[5], où, comme dans la France entière,
il excita l'attention des moins curieux et souleva en sens contraire les
esprits passionnés. Les protestants obtenaient la liberté du culte public,
l'admission à tontes les charges de l'état, des places de sûreté, enfin
l'égalité à peu près complète avec les catholiques. On peut pratiquer
aujourd'hui cette tolérance. L'esprit du temps y répugnait encore. Quinze
années de guerre religieuse n'avaient pas suffi pour apprendre aux hommes que
la conscience a des droits inviolables, et qu'il n'est force au monde qui
puisse commander à la foi. Les protestants ne virent dans l'édit qu'un
acheminement à une domination absolue ; les catholiques s'alarmèrent du péril
qu'allait courir leur religion, et, comme le pouvoir semblait leur refuser
son appui, ils résolurent de s'unir et la Ligue fut formée[6]. On ne
sait au juste où elle prit naissance ; mais, dès son origine, elle fit de
rapides progrès en Normandie. L'édit de pacification avait été mal reçu à
Rouen. A la première nouvelle qu'il en eut, le Chapitre de la cathédrale
avait en toute hâte envoyé vers son archevêque, le cardinal de Bourbon, pour
qu'il obtînt l'exemption de prêche, et, peu de temps après, le cardinal
lui-même, assisté de plusieurs conseillers au Parlement, allait à
Saint-Hilaire disperser les huguenots et chasser leurs ministres[7]. Ceux-ci ne s'en réunirent pas
moins dans toute la province, et à Dieppe leur rentrée affecta des airs de
victoire[8]. A ce spectacle, l'indignation
des catholiques ardents fut au comble, et, craignant que les réformés, déjà
leurs égaux, ne devinssent bientôt leurs malins, redoutant des représailles[9] et inquiets pour leur foi
menacée, ils s'unirent non plus pour opprimer, mais pour se défendre au
besoin. Sans
posséder l'acte qui constitua la Ligue en Normandie, nous sommes certain
qu'il ressemblait à ceux des autres provinces qui nous sont parvenus. Son but
et ses principes, ceux de la Ligue purement religieuse, étaient sincères,
avouables, et se résumaient ainsi : conserver intacte la religion catholique
; rester fidèle au roi, si lui-même il restait fidèle à son serinent ; rendre
aux provinces leurs franchises et leurs vieilles libertés. Aussi, ces idées
répandues par le haut clergé ; par le cardinal de Bourbon, à Rouen ; par
Claude de Sainctes, le fougueux évêque, à Évreux ; dans tous les diocèses,
par les prédicateurs, tantôt dans des sermons publics à l'éloquence vive et
populaire, tantôt au sein des confréries, dans le secret même des
confessionnaux, furent-elles reçues avec transport par le clergé tout entier
; par les nobles, non par le plus grand nombre, mais par les plus puissants
et les mieux suivis d'entre eux : les de Vicque, les Longchamps, les
Longaunay, les Médavi, grands seigneurs irrités de -la faveur prodiguée aux
mignons, et qui, attendant une meilleure fortune de la révolution présente,
allaient soutenir contre la royauté une lutte à la fois religieuse et féodale[10] ; par bon nombre des bourgeois
des villes, gens de mâle vertu, affectionnés à la foi catholique, mais
religieux jusqu'à l'intolérance et grands ennemis des huguenots. C'est ainsi
que l'Union prit naissance, grandit et se développa, en attendant qu'elle
dominât, à Rouen, au Havre, à Gournay[11], à Évreux[12]. Non moins bien reçue en
Basse-Normandie, elle se propagea rapidement dans Lisieux[13], dans Honfleur[14], dans Falaise[15], à Argentan, à Domfront, à
Séez, où les chanoines de l'évêché étaient ouvertement ligueurs[16]. Moins chaudement accueillie
dans le bailliage de Caen, elle avait plus de succès à Coutances, à Granville[17], et dans tout le diocèse
d'Avranches. Ces villes seules échappèrent à son influence, où les
protestants étaient plus nombreux, comme à Dieppe, à Caen, à Alençon[18], et, sur les confins de la
Bretagne, à Pontorson, si important comme position militaire, et, en quelque
sorte, la clef des deux provinces. Il était indispensable de montrer ces
progrès de la Ligue dans les lieux soumis à la juridiction du Parlement. Sans
doute, elle n'y triompha pas tout d'un coup ; mais l'esprit de révolte
fermente, l'impulsion est donnée, et, le jour venu, le mouvement éclatera,
d'autant plus violent qu'il aura été plus longtemps comprimé. Arrêtée
dans son principe, l'Union des catholiques pouvait n'être que salutaire à la
France, si, avant qu'on la détournât de son but et qu'on faussât ses
tendances, un gouvernement sage et vigoureux tout ensemble lui eût enlevé sa
raison d'être, en donnant satisfaction à ses légitimes demandes. Mais, au
contraire, tandis que l'ambition saisissait ce spécieux prétexte, la royauté
se montrait de plus en plus incapable de diriger les affaires et de veiller à
son propre salut. L'ignominie, après avoir souillé la cour sous Charles IX,
avait déshonoré le trône lui-même, lorsque s'y assit Henri III, prince
misérable. Abandonné aux plaisirs et à la débauche, entraîné de plus en plus
dans ses goûts dépravés par des mignons qui
n'avaient pas plus de sens que de barbe au menton[19], hypocrite et rusé, mais sans
plan de conduite, fertile en ces subterfuges qui détournent le mal un
instant, mais inhabile à cette forte et loyale politique qui domine et
maîtrise les événements, il venait de soulever contre lui la moitié de ses
sujets, et, aussitôt, il mettait l'autre moitié en défiance, en approuvant un
archevêque qui, à Rouen, transgressait l'édit de paix et l'insultait en
public. Ce qui
fait le sujet de cette histoire et ce qui n'était point alors la question la
moins importante, c'est l'attitude que le Parlement de Normandie, ce premier
corps de la province, tenait au milieu de si graves conjonctures. Elle se
ressentait forcément des incertitudes de la royauté et n'était ni très-hardie
ni même nettement dessinée. En vain Charles IX avait-il proclamé les
parlements de province les égaux de celui de Paris, ils n'étaient toujours
que les instruments dociles de la volonté royale, qui réprimait sur-le-champ,
et parfois avec rudesse, toute tentative d'indépendance de leur part. Nommés
par le roi, attachés à lui par la reconnaissance, retenus encore par le
sentiment de leur impuissance à lutter contre lui, présidents et conseillers
étaient dans sa main, forts quand il était fort lui-même, mais, aussi,
faibles de ses faiblesses et troublés par ses trop fréquentes incertitudes[20]. En envoyant l'édit de 1576 à
son Parlement de Normandie, le roi lui avait enjoint de l'enregistrer ; le
Parlement le reçut donc sans contrôle, jura de l'observer, et, quatre jours
après, le mit en pratique en recevant un conseiller protestant qu'il avait
chassé jadis[21]. La Ligne apparaît, mais les
prudents conseillers, ignorant encore la secrète pensée du roi, attendent
qu'elle se soit déclarée. Cependant les événements marchent et se pressent,
et, dès 1577 (8 février),
Henri III, révoquant son édit, déclarait ne vouloir en France qu'une religion
catholique, apostolique et romaine, et, par une politique plus
funeste encore que raffinée, donnait à la Ligue une entière adhésion. Par là
sans désarmer les catholiques sincères, toujours défiants, il se livrait aux
chefs ambitieux du parti. Le
premier point de sa déclaration entrait assez dans les doctrines de la
plupart des magistrats rouennais pour être bien accueilli par eux, mais le
second les frappa d'étonnement et de tristesse. Ils comprenaient mieux que le
roi, qu'il ne saurait y avoir dans un état bien réglé d'autre association politique
que celle de tous les citoyens, sous l'autorité légitime ; et s'ils durent
enregistrer la déclaration, dont l'un d'entre eux avait à Blois condamné les
principes, ils refusèrent de signer l'Union, et surent, cette fois du moins,
résister au roi et le servir malgré lui[22]. Mais le faible prince n'avait
pas eu le temps de faire exécuter ses ordres qu'il les révoquait déjà, allant
toujours d'un extrême à l'autre, rendant le Parlement, qui blâmait ses excès,
également suspect à tous les partis, et, plus grande faute ! jetant parmi les
conseillers le germe de ces discordes qui devaient y altérer la communauté de
pensée et de dévouement. Tout
corps particulier d'un état renferme les mêmes éléments que le corps général.
Parmi les membres que comptait le Parlement de Normandie, on reconnaîtra, si
l'on y prend garde, les nuances d'esprit et d'opinion qui coloraient alors,
en les distinguant, les divers partis. On y voyait d'abord ces conseillers
fanatiques, qui avaient, avec une rigueur impitoyable, persécuté la Réforme
naissante, moins juges que bourreaux, et portant leur robe teinte, non de
pourpre, mais de sang. Ceux-là n'avaient point l'âme ouverte à la tolérance ;
toutefois, si jusque-là leur tâche avait été facile, grâce aux ordres non
moins sévères du pouvoir, ils allaient se trouver pris entre leurs deux
principes d'intolérance religieuse et de soumission absolue au roi. A leurs
côtés, mais bien différents de conviction, siégeaient d'autres magistrats,
esprits déjà livrés à l'indifférence religieuse, ayant pris au commerce des
anciens une honnêteté sceptique et ne connaissant guère d'autre dieu que la
loi dont le prince était l'image sur la terre, comme ils étaient eux-mêmes
dans les provinces l'image du souverain. Entre ces deux classes bien
distinctes, s'en plaçait une troisième, composée d'hommes moins exaltés que
les uns, plus croyants que les autres, bons serviteurs de Dieu et du Roi,
décidés à mourir pour eux et à ne pas plus pactiser avec l'hérésie qu'avec la
révolte, pénétrés des pensées du chancelier de L'Hôpital, comme lui,
devançant peut-être un peu leur temps, mais aussi l'entraînant à leur suite,
grands cœurs du reste et souvent héroïques, martyrs du devoir, dont on peut
critiquer les actes parfois, jamais la droiture ni les intentions. De
cette diversité de caractères sortaient des opinions différentes. Le
Parlement venait de refuser en corps son adhésion à la Ligue ; mais, dès le
mois de juillet 1576, deux maîtres des requêtes et quinze conseillers de la
Grand'Chambre accompagnaient le cardinal de Bourbon allant, au sein même du
prêche Saint-Hilaire, protester contre l'édit. De jour en jour, la Ligue
faisait des progrès, et ceux qui l'avaient jurée, par le commandement du roi,
ne consentaient pas toujours, sur son contre-ordre, à révoquer leur serment[23]. Le peuple, accablé de misères,
en cherchait le soulagement même dans l'inconnu, prêtait l'oreille à ces
doctrines nouvelles, les pratiquait à sa manière en refusant de payer les
impôts, et insultait la puissance royale[24]. A Martragny, dans le bailliage
de Caen, on vit les paysans se soulever, chasser les sergents, attaquer les
soldats envoyés pour les soutenir, et cette révolte prit un caractère assez
grave pour que le roi envoyât le maitre des requêtes, Séguier, en informer
sur les lieux. Tout
allait de mal en pis. Parmi les gens chargés de rendre la justice sous la
surveillance du Parlement, régnait une sorte d'anarchie, et tandis qu'ils
s'occupaient moins d'accorder les parties que de se quereller entre eux,
greffiers, tabellions, sergents commettaient impunément leurs exactions et
leurs faulsetés qui sont fort fréquentes et
comme ordinaires en ce pays[25]. Le désordre avait envahi
jusqu'au Parlement : on ne s'y acquitte plus avec conscience des obligations
de sa charge ; les jeunes conseillers manquent de respect aux conseillers
plus âgés ; point de discipline, point de mercuriales ; rien ne rappelle plus
à leurs devoirs les magistrats oublieux[26]. Le premier président d'alors,
esprit honnête, mais trop faible, laissait tomber toute autorité de ses mains
défaillantes. Les choses en étaient là lorsqu'il mourut, en 1584, et l'on dut
aviser alors à le remplacer, à donner une tête à ce corps, choix difficile et
de grande importance à la veille des jours d'épreuve et de péril. Ce
choix fut heureux. Qu'elle soit due à l'influence de Joyeuse ou au
discernement du prince, la nomination de Claude Groulart comme premier
président fut un bonheur pour la royauté, qui se donna dans cette province un
intrépide et fidèle défenseur. Né en Normandie, mais ayant connu tout jeune
les rigueurs de l'exil, nourri des plus fortes études par les plus savants
maîtres, possédant parfaitement les langues, érudit déjà renommé, il allait
abandonner ces calmes travaux de la science pour les agitations de la vie
publique. C'est d'ailleurs tout préparé pour la lutte qu'il descendait dans
l'arène, et l'on reconnaîtra même qu'il possédait en un haut degré les
qualités dont sa cause avait le plus grand besoin. Les rois et le peuple
avaient perdu leur respect pour les parlements, et il était, lui, tout
pénétré de l'importance de sa charge et de cette idée que le magistrat est lieutenant de Dieu. Aussi, simple et modeste dans
son extérieur[27], il savait prendre en public
cette attitude sévère et cette majesté dont la tradition ennoblit le visage
des consuls romains. On attaquait la personne du roi, le principe même de son
autorité, et lui il portait au prince un dévouement absolu, parfois timide,
toujours sincère et exempt de flatterie[28]. Sobre et discret de langage,
mais trouvant au besoin ces accents vigoureux qui abattent ou relèvent selon
l'occasion, strict observateur du devoir et- ne pardonnant pas à ceux qui
l'oubliaient, trop dur même à leur égard et d'un stoïcisme un peu orgueilleux[29], au demeurant plein de justice
et d'équité, tel nous le verrons opposer sa prudence aux pièges de l'ennemi,
son courage à ses menaces, se multiplier avec les besoins de sa cause, courir
au-devant de tous les périls portant le remède à la main. Dans cette
confusion des affaires, il fut envoyé au Parlement, navire battu par l'orage
sur une mer semée d'écueils, comme un habile et courageux pilote, décidé à
mourir à la barre plutôt que de céder aux vents et d'abandonner son vaisseau. Chose
étrange pour qui ne connaîtrait pas les hommes ! les qualités du premier
président semblèrent lui nuire tout d'abord. La crainte d'un chef trop
rigide, quelques défiances au sujet des opinions religieuses d'un magistrat,
protestant dans sa jeunesse, élevé et instruit par des protestants, ayant
abjuré depuis, il est vrai, mais sans manifester cette ardeur ordinaire aux
nouveaux convertis, firent accueillir froidement Groulart ; il ne tarda pas
toutefois à prendre sur le Parlement l'autorité de son rang, à se concilier
l'estime du plus grand nombre, à forcer au respect les moins bienveillants.
Il ne se dissimula point le danger ; du premier coup-d'œil, reconnaissant sa
position, il prit pour maxime : Faire
toujours le bien[30], et se traça une ligne de
conduite dont il ne se départit jamais : Maintenir
les bons subjects sous l'obéissance du roi, procéder vigoureusement à
l'encontre des autres[31]. Le temps n'allait pas tarder à
venir où il lui faudrait mettre en pratique ces vigoureuses maximes. La
Ligue, jusque-là contenue et presque ignorée, était sur le point d'éclater
dans toute son énergie. Deux causes, indépendamment de sa raison d'être, l'avaient
développée dans notre province : la première, commune à tout le royaume,
l'incroyable incapacité des gouvernants ; l'autre, plus particulière à la
Normandie, la misère effrayante qui la désolait depuis tant d'années. L'édit
du 7 juillet 1585, dont la rigueur faisait reculer la France aux jours de
l'intolérance la plus cruelle, fut reçu avec joie à Rouen par le Parlement,
par les bourgeois et par la foule du peuple[32]. Nous savons qu'à Saint-Lô,
entre autres villes, on l'appliqua strictement : les réformés durent
comparaître devant le bailli et l'official, abjurer ou sortir du royaume[33]. Cette sévérité ne pouvait
qu'accroître encore le fanatisme des ligueurs, la haine des protestants
forcés de trahir leur conscience, le mépris de tous pour un roi faible et
déloyal, qui ne servait les partis qu'avec l'intention de les tromper et ne
recueillit même pas le profit de ses trahisons. Pendant
que Henri III faisait ainsi les affaires de la Ligue, la misère, ce puissant
agent des révolutions, rendait le peuple irritable et tout prêt à chercher
dans les hasards d'un changement quelque remède à ses maux. Les cahiers des
États tenus dans ce temps-là, les récits, les lettres des contemporains sont
remplis des plus lamentables descriptions de ces souffrances. On n'ose
compter les victimes de ces vingt années de guerres religieuses. Le seul
diocèse de Coutances avait perdu plus de douze mille de ses habitants ; celui
d'Avranches, plus de quinze mille[34]. A ce compte, la Normandie
avait perdu plus de cent vingt mille hommes ; la France, plus d'un million[35]. Les campagnes, veuves de leurs
habitants, sont abandonnées aux ronces ; le blé vaut plus de cent francs
l'hectolitre en monnaie et à la mesure de nos jours : la disette assiège les
meilleures maisons ; les pauvres gens meurent de faim[36]. Le marchand n'est pas plus
heureux que le laboureur, et le commerce est mort dans les villes dépeuplées[37]. A Rouen, les drapiers, réduits
à cinquante, de trois cents qu'ils étaient, ne peuvent plus payer leurs
impôts[38]. A Dieppe, le commerce ressent
le contre-coup des querelles religieuses, et les négociants, catholiques et
réformés, se faisant une aveugle concurrence, achèvent leur ruine commune au
profit des Anglais qui envahissent les marchés[39]. Tous les fléaux semblent
déchaînés sur cette malheureuse province. A Mantes, à Elbeuf, à Jumièges, à
Lisieux, à Caen, à Argentan, à Coutances, la peste sévit avec violence et
enlève ceux qu'ont laissés la famine et la guerre[40]. Quand on sait combien l'esprit
de la multitude, une fois aigri par la souffrance, est prompt à accuser de
ses maux ceux qui la gouvernent, qu'on juge des colères soulevées par une
administration aussi déplorable que celle de Henri in. Si l'on
ne pouvait sans injustice l'accuser des malheurs apportés par les fléaux
naturels, il en était d'autres qui avaient pris leur source dans ces
désordres dont elle s'efforçait tardivement d'arrêter le cours et qui
amassaient sur elle la malédiction des peuples. Mal commandés, plus mal payés
encore, les gens de guerre épuisent les uns sous prétexte de les défendre et
s'en vont de là piller les autres[41] ; mais ce qui, par-dessus
toutes choses, exaspérait ces gens si rudement éprouvés, c'était de voir le
peu qu'ils sauvaient de tant de désastres, arraché par des sergents pillards
et voleurs, enrichir les collecteurs d'impôts ou les mignons du roi. Ce qu'on
sait du désordre des finances est presque incroyable. Répartiteurs,
percepteurs, du petit au grand, chacun volait. Les élus épargnent leurs amis,
ceux qui les gagnent par des présents, les nobles qu'ils craignent, puis
rejettent le fait sur les plus pauvres paroisses. Là, l'asséeur les imite en
accablant les plus misérables parmi les misérables, et ceux-ci, ruinés,
maltraités, à demi-morts de faim et de misère, se ruent de désespoir sur les
arquebuses et sur les piques des soldats aimant mieux mourir tout d'un coup[42]. La vue
de cette désolation effrayait quiconque osait la contempler en face, et
Groulart, dont l'œil vigilant observait l'état de la Normandie, avait senti
plus qu'aucun autre tout ce qu'il y avait là de révoltes en germe, et combien
l'autorité serait difficile à maintenir au milieu de populations exaspérées.
Déjà les paysans se levaient dans toute la province, s'organisaient en bandes
sinistres, s'enhardissaient au combat et contraignaient les membres du
Parlement, chargés de les poursuivre, d'abandonner leur mission. Il y avait
quelque chose de si terrible dans le soulèvement de ces affamés, qu'à leur
vue seule un conseiller expira de frayeur[43]. Aussi Groulart résolut-il de
mettre à nu devant le roi ces vieilles blessures et ces plaies hideuses du
pays. Humble et flatteur au début de son discours, félicitant la France
d'avoir au moins dans ses malheurs un prince si juste et si sage, il trouva bientôt
des accents plus fermes, d'une éloquence un peu rude, mais robuste et virile.
Il montra les travaux suspendus, le peuple épuisé, la province en disette ;
trois fléaux, la famine, la guerre, la peste, dévorant la Normandie ; ses
habitants contraints, pour vivre, de se faire voleurs. Puis, dans sa
péroraison, toute grave et toute triste, il rappela au roi qu'il avait dû lui
parler avec cette franchise pour l'acquit de sa conscience et de sa charge,
lui laissant entrevoir que, si l'on ne trouvait dans un changement de
conduite un soulagement à ces maux, il ne répondait pas de l'avenir[44]. Mais le faible prince, qui croyait
qu'en fermant les yeux pour ne point voir le
mal, il ne le sentirait pas[45], s'irrita de ses remontrances[46], et répondit par l'apologue du
bon pilote qui, dans une tempête, jette à la
mer partie des biens et marchandises pour sauver le navire. L'histoire a dit ce qu'il
sauva. Par
elle-même, la Ligue trouvait de nombreux partisans en Normandie ; par les
Guises, qui avaient décidément pris la direction du mouvement, elle en accrut
encore le nombre : les derniers, d'autant plus redoutables à la puissance
royale que leurs intentions étaient moins pures. Dans les villes, les Guises
avaient mis des gouverneurs de leur choix, gagné la plupart des chapitres des
cathédrales, rallié plusieurs évêques à leur cause. La foule, en cette
province comme partout ailleurs, était idolâtre de ces princes[47]. En 1587, à l'assemblée des
États de Normandie, un grand nombre de députés refusèrent leur concours à un
acte qui pouvait déplaire au duc. Il avait des partisans jusque dans le sein
du Parlement et qui n'en étaient plus à dissimuler leur pensée, mais l'exposaient
hautement, prêts à passer de l'opposition sourde et contenue à la révolte
ouverte et à l'attaque. Si le
roi conservait encore des illusions sur l'esprit hostile de la Normandie,
elles durent tomber lorsqu'il nomma son favori d'Épernon, en remplacement de Joyeuse,
gouverneur de la province[48]. La défiance de la plupart des
villes, la rébellion de quelques-unes, les harangues où frémissait déjà la
sédition, ne purent être couvertes par l'éclat des réceptions officielles[49]. A Rouen surtout, la Ligue se
dressa devant lui, non pas celle qu'avait formée l'ambition des Guises et que
soutenaient leurs partisans, mais la Ligue populaire et religieuse, irritée
des malheurs passés, de l'hypocrisie présente, de l'avenir menaçant pour la
foi. En recevant d'Épernon à Notre-Dame de Rouen, le grand-pénitencier Dadré
lui fit entendre des paroles hardies et véhémentes, expression vive de la
pensée de son parti. Il lui
déclara que lui et les siens seraient ses serviteurs, s'il venait pour leur
donner la paix, non pour les travailler ; qu'il n'était province en ce
royaume qui eût plus à se plaindre que la Normandie, où de récents impôts
avaient mis le comble à la misère du peuple[50] ; que la religion s'en allait
de jour en jour, méprisée par l'audace des hérétiques, qui, grâce aux
politiques leurs alliés, contre l'édit de réunion, contre toutes les lois
divines et humaines, vivaient opiniâtres, en liberté et sans recherche, plus
assurés, plus impudents, plus effrontés que jamais ; qu'il fallait que le
clergé de cette province si éprouvée, que tous les bons catholiques se
ressentissent de sa venue ; qu'il ne laissât point les loups avec les brebis,
les renards avec les poules, les hérétiques avec les catholiques, comme veulent persuader au roi ceux qui ont été nourris à
l'école de cet athéiste Machiavel ; enfin qu'il mît en pratique l'édit de réunion, seul moyen de
faire renaître la première splendeur de l'Église. Certes,
ajouta l'ardent orateur, s'inspirant de souvenirs présents à toutes les
mémoires, il ne faut laisser passer sans
grande remarque que vous ayez fait votre entrée ce jour de l'Invention Sainte-Croix,
auquel les réformés, il y a vingt-six ans, firent une entrée en cette ville
même, cruelle et violente ; cela nous fait désirer que vous en faciez votre
profit et que tout ainsi qu'elle fut funeste et malheureuse pour la ville, la
province et la religion, et apporta un commencement à sa désolation, celle-ci
nous soit autant avantageuse, sinistre et pernicieuse aux hérétiques, et un
commencement de leur ruine et confusion. Puis il termina par ces brusques paroles, qui
peignaient la situation : Comme vous nous
maintiendrez en paix, et serez affecté vers notre état et celui de l'Église,
nous prierons pour vous[51]. Surpris
à cette harangue si fière, où la Ligue se dressait avec toute son énergie
religieuse, le duc ne fit qu'une réponse évasive. Dadré paraît aujourd'hui
intolérant, mais alors il était difficile à d'Épernon de n'être pas frappé
par ces idées. Il sentait, d'ailleurs, la terre se dérober sous ses pieds. A
Rouen, l'esprit de révolte était dans l'air[52]. On savait qu'à Paris se
préparaient de graves événements. Une lettre du roi, en date du 12 mai,
annonçait aux échevins des villes l'entrée d'un corps de troupes suisses dans
Paris, et commandait de faire bonne garde[53]. Ce jour-là même, Henri III,
trop amolli pour mener à bien un parti vigoureux, victime de son coup-d'état,
était pris dans sa capitale et contraint à la fuite devant ses sujets
révoltés. Encore
que l'événement n'eût en soi rien d'imprévu, on ne l'attendait pas de sitôt,
et il fut suivi dans la province d'un instant de surprise et d'indécision. Le
roi fugitif, cherchant un asile d'où il pût travailler à rétablir ses
affaires, jeta les yeux sur Rouen, attiré sans doute par la fidélité de
Groulart et de la majeure partie du Parlement. Néanmoins, de Thou fut envoyé
en avant pour reconnaître le pays et sonder les intentions. Son voyage à
travers la Normandie produisit peu de résultats avantageux à la cause royale[54]. Il trouva la province en
partie soulevée, en partie indécise ; les royalistes eux-mêmes désespéraient
de leur chef[55]. Une seconde mission d'Émery de
Villers avança un peu plus les choses, et bientôt Henri III faisant, mais
trop tard, quelques concessions à la Ligue, entra dans Rouen. Chose
digne de remarque, et qui prouve bien le caractère essentiellement religieux
de la Ligue populaire, la veille encore, la majeure partie des Rouennais
était décidée à la révolte, et le roi, alarmé par de sinistres
avertissements, fut sur le point de s'arrêter[56]. Et cependant, à la seule vue
de son roi, ce même peuple sentit se renflammer son ancien enthousiasme, et
Groulart crut pouvoir assurer au prince que les habitants de la ville et les
conseillers du Parlement, tous animez de
grand zèle et dévotion,
persisteraient en ces sentiments jusqu'au dernier jour de leur vie. L'oreille
favorable que Henri III prêta aux réclamations, "sa dévotion simulée,
l'édit qu'il décréta, lui concilièrent un instant l'affection de tous. Mais à
le voir continuer ses parades religieuses, les quitter pour courir aux bals,
aux concerts, aux combats sur l'eau, se plonger dans l'oisiveté, comme si le royaume eût joui de la paix la plus profonde,
roulant au jour la journée[57], la défiance reprit le dessus,
et le dévouement, de plus en plus ébranlé, fit pour toujours place au mépris.
Quand le roi quitta la ville pour aller à Blois ajouter le crime à la honte,
les ligueurs firent courir sur son séjour à Rouen des bruits peut-être faux,
mais que ne justifiaient que trop son déplorable passé et les débauches de sa
cour[58]. Cependant
la Ligne avait pris une franche et fière attitude. Le bureau de Paris,
écrivant à toutes les villes pour les entraîner dans son alliance, n'oublia
pas celles de Normandie, et tout laisse à croire qu'il reçut de la plupart
d'entre elles une réponse favorable[59]. Aussi, quand éclata la
nouvelle de l'assassinat des Guises, quand on sut que le pouvoir l'avouait et
s'en faisait honneur, Groulart, toujours fidèle, toujours veillant au salut
de la province, découvrant aux gouverneurs des villes les dangers dont ils étaient
menacés[60], ne put empêcher que bon nombre
de places ne se soulevassent, et qu'au sein même du Parlement, plusieurs
conseillers ne témoignassent leur indignation. Pour lui, il leur lança
quelques paroles fort aigres, donnant à penser qu'il ne blâmait point Henri III
; non pas sans doute que sa loyale conscience '41e répugnât au meurtre ; mais
il était, comme tant d'autres, dominé par les idées du temps sur la
toute-puissance des rois, affranchis des règles de la justice commune[61]. Son
premier président parti, le Parlement, abandonné, déjà séparé par les
opinions, ne tarda pas à se disjoindre complètement aux violentes agitations
de l'émeute. Le peuple, maître de Rouen, y créa lui-même une administration ;
soutenu par la présence du duc de Mayenne, il voulut contraindre le Parlement
d'adhérer à l'Union, et d'en souscrire le formulaire ; sous l'action
d'ambitieux qui le détournaient de son but, il se souleva, brutal et sauvage,
massacra les religionnaires, et, pendant deux mois, imposa sa tyrannie aux
conseillers menacés de mort. Enfin arriva le moment où la Ligue, déclarant
Henri III déchu du trône, nomma Mayenne lieutenant-général de la couronne de
France. Devant ces violences, la plupart des magistrats, dans le vain espoir
de rétablir l'ordre, au prix de quelques concessions, avaient hésité ; devant
la question de principe, il n'y eut plus d'incertitude possible, et il fallut
se prononcer. C'est alors qu'eut lieu la scission définitive entre les deux
parties du Parlement. Les uns
se déclarèrent pour la Ligue. Ce n'est pas ici le lieu de raconter leur
histoire, ni de rechercher quels mobiles les poussèrent en ce sens ;
peut-être trouvera-t-on que la rancune royaliste a trop dominé dans les
jugements portés d'abord contre eux, et que ce n'est pas la seule ambition
qui leur fit abandonner leurs biens des champs, comme les autres
abandonnaient leurs biens des villes, s'enfermer dans une place assiégée,
lutter à la fois contre les usurpateurs qui surgissaient dans leur propre parti,
et contre le prince dont la domination leur semblait dangereuse à leur foi[62]. Les
autres, au contraire, les plus nombreux et les mieux recommandés, résolurent
de suivre l'exemple de leur président, de sortir d'une ville rebelle, où leur
vie était en péril, et leur liberté d'action enchaînée. Ils n'avaient aucune
crainte pour le catholicisme, soit qu'ils fussent déjà de cette religion plus
tiède qui commençait de naître et délaissait le dogme pour s'en tenir aux
lois morales[63], soit plutôt que, restés
fidèles à leurs croyances, mais séparant la Religion de l'État, ils ne
vissent aucun péril pour l'une à ce qu'un hérétique gouvernât l'autre : idée
nouvelle et peu répandue, dont l'application, impossible alors, est encore
difficile de nos jours[64]. Mais ce qui les entraînait
surtout, c'était leur amour pour la royauté. Au milieu de ces conjonctures, le
Parlement se souviendra toujours de ses antiques prétentions et n'y dérogera
pas. Aux jours de bonheur et de prospérité, il a revendiqué sa part de la
puissance royale et proclamé avec orgueil que le Parlement c'était le Roi, et
maintenant que cette puissance est attaquée, chancelante, avilie, lorsque ce
roi sera assassiné, cet autre errant autour de son trône usurpé, il répétera
avec une fierté plus grande encore, devant les révoltés menaçants, ou dans
les misères de l'exil : Le Parlement c'est le Roi ! Et tandis que le
souverain actif bataillera à travers la France avec un pourpoint troué, les
magistrats du Parlement, cet autre souverain, garderont le calme de leur
dignité, et se drapant dans l'écarlate pâlie de leurs vieilles robes,
prendront cette attitude toujours inflexible, un peu raide parfois, mais qui,
dans la gravité des événements, s'élèvera souvent à la véritable grandeur. Résumons en peu de mots cet exposé, indispensable pour une connaissance exacte de l'histoire qui va suivre. Un pays depuis longtemps désolé, des campagnes où le laboureur a fui devant les soudards, des villes où grandit la misère, tel en sera le théâtre ; la haute noblesse divisée d'opinion, la petite restant casanière ou préférant le pillage au combat ; un clergé ligueur, ici publiquement, là en secret ; des bourgeois timides, interrogeant l'avenir pour s'attacher au parti que favorisera la fortune ; un peuple irrité par de longues souffrances, se croyant menacé dans le seul bien qui lui reste, la religion de ses pères ; au-dessus de tous, quelques hommes de guerre éminents, force active, et les légistes du Parlement, force morale des deux partis ; tels sont les acteurs qui, pendant ces cinq années, vont déployer, selon leur rôle, l'audace, la prudence, la trahison, la fidélité, une ambition coupable, ou ce sincère et courageux amour du bien du pays, qui finit toujours par forcer la victoire. |
[1]
L'humeur raisonneuse de la Normandie accueillit
d'abord la Réforme, puis il semble que le génie artiste et idéaliste de cette
ingénieuse contrée ait réagi contre le calvinisme. Henri Martin, Hist.
de France, t. X, p. 423, édit. 1844.
[2]
Reg. capit. eccl. Rotom., 11 nov. 1572. Floquet, Hist. du Parl. de
Norm., t. III, p. 137. V. aussi Cantique général des catholiques sur la
mort de Gaspard de Coligny, jadis admiral de France, advenue à Paris le jour
d'aoust 1572. Bibl. imp. Imprimés LB34, 385.
[3]
Floquet, Hist. du Pari. de Norm., t. III, p. 145 et suiv.
[4]
On vit même des catholiques embrasser la Réforme, par horreur pour la
Saint-Barthélemy. V. Mémoires de Turenne, p. 57.
[5]
Édict du Roy sur les plaintes, doléances et supplications des habitants de
La Rochelle pour la pacification des troubles, publié à Caen, le lundi,
dernier jour d'aoust, l'an mil cinq cent soixante el treize. — Caen, Bénédic
Massé, imprimeur du Roy.
Déclaration de la volonté du Roy sur la pacification
des troubles de son royaume, en attendant la publication de l'édict. — Caen,
Bénédic Massé, 1576. Mai.
L'édit fut publié le 14 mai 1576, à Paris ; le 25 mai,
à Caen ; le 15 juin, à Bayeux.
Ces détails, qui peuvent donner une idée du temps qu'on
menait alors à expédier les affaires, sont tirés d'un exemplaire imprimé do
l'édit, celui-là même qui servit à te publier à Bayeux. Édict du Roy....
Caen, Bénédic Massé, 1576. Il nous a été prêté par M. Travers, professeur
honoraire à la Faculté des Lettres de Caen, dont la bibliothèque renferme tant
de trésors qu'il communique avec une rare obligeance.
[6]
H. Martin, Hist. de France, t. X, p. 506. Éd. de 1844. Cette tolérance
était si peu en harmonie avec les idées du temps, que le roi de Navarre
lui-même disait : Je scays que pour la conservation et
tranquillité publique, il y a des choses qui ont été accordées à ceulx de lu
religion par l'édit de pacification qui ne peuvent sortir leur effet, et
doivent être diminuées et retranchées. — Lettres missives de fleuri
IV, t. Ier., p. 147.
[7]
Floquet, t. III, p. 188.
[8]
Mém. chronolog. pour servir à l'histoire de Dieppe. 1775, t. II, p. 232.
[9]
Mém. de Nevers, t. Ier, p. 701.
[10]
La vie et faits notables de Henry de Valois. — Paris, 1589, p. 49. Avant
le 27 février 1577, bon nombre de gentilshommes du bailliage de Rouen avaient
signé l'acte d'union, s'offrant d'y employer eulx et
leurs biens et jusqu'à l'extrémité de leurs vies. Reg. de
l'hôtel-de-ville de Rouen, 24 février 1577.
[11]
L. Du Bois, Recherches sur la Normandie, p. 227.
[12]
Histoire civile et ecclésiastique du comté d'Evreux, chap. XXXIX.
[13]
Hist. de Lisieux, par L. Du Bois, t. Ier, p. 492.
[14]
Hist. de Honfleur, par Labutte, p. 43.
[15]
Langevin, Recherches historiques sur Falaise, p. 381-392 ; — Galeron, Statistique de l'arrondissement de Falaise, t. Ier,
p. 426-427.
[16]
Mémoires sur Alençon et ses seigneurs, par Odolant Desnos, t. II, p.
343.
[17]
Histoire des villes de France (Normandie), p. 731.
[18]
Histoire des villes de France (Normandie), p. 602.
[19]
Négociations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 507.
[20]
Les parlements ne sauraient rien oser contre la
volonté du roi, car c'est le roi qui nomme à ces places ; les uns par
reconnaissance, les autres dans l'espoir de plus grands avantages, d'autres
enfin pour ne pas perdre leur temps dans une entreprise inutile et impossible,
laissent faire ceux qui ont le pouvoir en main. Relat. des ambassadeurs
vénitiens, ad ann. 1577, t. II, p. 503.
[21]
Registre secret, 26 et 28 juillet 1576 ; — Floquet, Hist. du
Parlement, t. III, p. 162.
[22]
Reg. secret., 13 février 1577. — Floque, Hist. du Parl. de Norm.,
t. III, p. 174.
[23]
Le maitre des requêtes, Séguier, envoyé en Normandie pour faire un rapport au
roi sur l'état de la province, lui disait : Plusieurs
se souviennent du serment qu'ils ont preste contraire à ce que l'on peult
désirer d'eux ; cela leur fera oser ce qu'aultrement ils n'eussent jamais
entrepris. Sur les désordres arrivez en Basse-Normandie, au sujet des
tailles, au mois de novembre 1579. — Bibl. Imp., S. G. F. 1256, p. 45.
[24]
Il semble même qu'ils attaquaient le droit divin, car Séguier leur disait,
qu'en fait de lois : Dieu en ordonne, le Roy seul en
dispose ; il le fault laisser faire. Sur une espèce de sédition arrivée
à Martragny. — Bibl. Impériale S. G. F. 1256, f° 47 v°.
[25]
Rapport au Conseil du Roy, etc., f° 53 v°.
[26]
Floquet, Hist. du Parlement de Normandie, t. III, p. 2i4 et suiv.
[27]
Moréri des Normans. Ms. de la bibl. de Caen, v°. GROULART.
[28]
Discours préparé pour être prononcé devant le Roi en 1589 : Mais en l'ayant trouvé si colère, je changeai tout. Œuvres
manuscrites de Groulart. — Bibl. de Rouen, 68, III, Y, f° 101.
[29]
Les vanitez de la Cour ne m'ont jamais enflé...
(Mém. de Claude Groulart, chap. XV). Il faut se défier de certaines
modesties.
[30]
Cette devise se trouve à la fin de presque tous les Mémoires de Groulart.
[31]
Œuvres manuscrites de Groulart, fol. 76.
[32]
Floquet, Hist. du Parl., t. III, p. 280.
[33]
Toustain de Billy nous a conservé de curieux détails sur cet épisode de notre
histoire. Les réformés paraissaient à Saint-Lô devant les lieutenants du bailli
de Cotentin ; le greffier dressait procès-verbal de leurs déclarations et leur
en délivrait copie après l'avoir signée avec eux. Ceux qui voulaient garder
leur religion, se retiraient vers Longaunay, lieutenant du roi en
Basse-Normandie, et en recevaient un passeport pour quitter le royaume ; ceux,
au contraire, qui préféraient leur patrie à leur religion, abjuraient et
recevaient un certificat de catholicisme après avoir prêté serment de fidélité
au roi et au royaume ; beaucoup faussèrent leur serment, bien peu quittèrent
leur pays. Toust. de Billy., Mémoires sur le Cotentin, manuscrit de la
bibliothèque de Caen, fol. 179.
[34]
Aux États de Melun, le cahier des doléances portait à 12.082 personnes le
nombre des victimes des guerres religieuses, parmi lesquelles on comptait 128
gentilshommes catholiques et 162 gentilshommes protestants. Le Canu, Histoire
des évêques de Coutances, p. 320.
Aux États de Blois, en 1588, il fut constaté que les
guerres religieuses dans ce diocèse avaient coûté la vie à 28 prêtres, à 10
religieux, à 160 nobles catholiques, à 180 nobles protestants, à 7.100 soldats
catholiques, à 6.700 soldats réformés et à beaucoup de particuliers. — Annales
civiles et militaires de l'Avranchin, p. 380.
[35]
C'est aussi le chiffre que donnent plusieurs contemporains.
[36]
Laurent, Notice sur l'abbaye de Sainte-Claire d'Argentan, p. 34-35.
La charté est si grande par
deça que le monde commence à y mourir de faim... Le bled vault par deça 52 et 53 sous le boisseau. Lettre des
échevins de Caen à M. Maizet, député aux États de Blois. — Reg. de
l'Hôtel-de-Ville de Caen, 8 janvier 1587.
[37]
A Mantes, la plupart des habitants durent quitter leurs maisons ; les seigneurs
défendirent à leurs fermiers d'y rien porter. — Archives de l'Empire, K.
101. — 17.
[38]
Registres de la Chambre des comptes de Normandie, Ve. vol. ad ann. 1587.
Archives de la Seine-Inférieure.
[39]
Mémoires chronologiques pour servir à l'Histoire de Dieppe, t. Ier, p.
230, ad ann. 1572. En 1584, les Anglais fournissaient de drap toute la
Normandie. — Discours de Séguier, Bibl. imp., S. G. F., 1256, f° 146 v°.
Ce discours très-curieux renferme un appel à la protection du commerce.
[40]
A Jumièges, la peste, apportée en 1585 par les soldats, y enleva plus de 1.200
personnes. Hist. de Jumièges, par Deshayes, p. 129. Diminution de 666
écus, faite par Henri III, sur la contribution des habitants de Mantes, à cause du passage des gens de guerre et de la contagion
dont la ville est atteinte. Août 1583. — Archives de l'Empire, K.
101-97. Hist. de la ville d'Elbeuf, par Guilmeth, p. 576. — Octroi de
400 écus à Lisieux pour y former un hôpital de pestiférés, 1584. — Reg. de
la Chambre des comptes, t. V, III.— A Argentan, peste en 1588.— Notice
sur l'abbaye de Sainte-Claire, p. 84.
[41]
Ils (les gens du plat pays de Normandie) sont travaillez principalement de passage et sejonr des gens
de guerre, nommement de ceulx que l'en fait vivre par estappes et munitions.
Rapport du Me. des requêtes, Séguier, au Conseil d'État. Ms. de la Bibl. imp.
S. G. F. 1256, f° 54.
[42]
Rapport de Séguier, l. c.
[43]
Floquet, Hist. du Parl., t. III, p. 242.
[44]
Ms. de Groulart, f° 119.
[45]
Mézeray, Grande Histoire, t. III, p. 333, édit. 1651.
[46]
Ms. de Groulart. Le roi fut très-irrité. Note
de Groulart lui-même, en marge du manuscrit, f° 119.
[47]
V. Documents inédits pour servir à l'Histoire de France. Mém. des
ambassadeurs Vénitiens, t. II, p. 663 ; — Le Laboureur, Addition aux
Mém. de Castelnau, t. Ier, p. 380-381, 517.
[48]
Cette nomination fut critiquée par les royalistes (V. Brantôme, Éloge de
Montpensier), et à plus forte raison par les ligueurs : Vous délibériez, dites-vous, de faire la guerre en Guienne contre les
hérétiques, mais vous faisiez toujours marcher vos forces en Picardie et
Normandie. Réponse aux justifications prétendues par Henri de Valois. Mém.
de la Ligue, t. III, p. 497.
[49]
Le gouverneur du Havre s'est bravement maintenu contre
Espernon et n'en a voulu ouïr parler du roi. Celui de Caen l'a voulu recevoir
le plus fort dans son château. Lettre du duc de Guise. Mém. de
la Ligue, t. II. — Le gouverneur du Havre était Villars ; celui de Caen, La
Vérune.
[50]
Il veut parler des droits sur le sel, qui en avaient tant élevé le prix que le peuple n'en peut avoir pour sa nécessité. Nous
retrouvons la même plainte dans les archives de la ville de Caen. Lettre à
M. Maizet, député aux États de Blois, 8 janvier 1589. Reg. 27, f° 63.
C'était d'Épernon lui-même qui avait les profits de la gabelle. Mém. de
Villeroy, ancienne collection, t. LXI, p. 205.
[51]
Harangue ou m'outrance faite au duc d'Épernon par le pénitencier Dadré.
Recueil alphabétique. Paris, 4770, lettre K, p. 1. Elle fut publiée dès l'année
1589, et eut même plusieurs éditions.
[52]
Lettre du sieur Demoustier auz échevins de Caen (avril 1588). Archives
de la ville, reg. 27, f° 42 : On doute beaucoup une
sédition en notre ville, et est tout en alarme, par en ça, qui sera fin.
[53]
Archives de la ville de Caen. Reg. 27, f° 51.
[54]
Sans partager l'avis de Davila, qui n'est jamais favorable à Groulart, on
pourrait croire que ce dernier et de Thou ne sympathisaient pas. De Thou, dans
son Histoire, n'attaque pas Groulart, mais laisse planer quelques doutes
sur la sincérité de ses convictions. C'est peut-être sur ces doutes que Davila
a élevé son accusation.
[55]
Mémoires de Thou, collect. Mich. XI, p. 327.
[56]
Journal de Pierre Faye. Tours, 1852, p. 65. — Groulart, Voyage en
Court, chap. Ier.
[57]
De Thou, Hist., t. IV, lib. Ier, p. 601. — Le même, Mém., l. c.—
D'Aubigné, Hist., t. III, liv. Il, ch. II, p. 414, édit. 1820.
[58]
Disant (les Rouennais) que
la dernière fois qu'il y fut, il leur apporta tant d'incommodités et au plat
pays (sans parler de leurs femmes) qu'ils s'en ressentaient encore. Coppie
des mémoires secrets envoyés de Blois à un politique par un sien ami de Paris.
— 1589. — S. L. p. 4.
[59]
Capefigue, La Ligue, t. V, p. 20, 26, cite notamment les lettres
envoyées à Rouen et au Havre.
[60]
Peu de choses s'étaient passées en Normandie, dont il
n'eut eu soudain advertissement et donné advis lui-même en diligence à ceulx
qui levoient les plans et qui s'en étoient souvent bien trouvez. — Remont.
de Groulart à Henri III. — Août 1587. — Floquet, t. III, p. 284.
[61]
Reg. secret. du Parl. 26 fév. 1593. Nous retrouvons ce sentiment exprimé
dans une brochure du temps, imprimée à Caen, et qui parait être l'œuvre d'un
conseiller du Parlement. V. De Thou, Hist. mei temp. lib. XCV. sub fine.
— La noblesse, disons-le à son honneur, s'indigna d'un acte aussi laiche.
D'Aubigné, Histoire, t. III, p. 1.54. — V. encore, sur ces deux
justices, un passage des Mémoires de Groulart, ch. V.
[62]
Il n'est pas sans importance d'étudier l'histoire de l'opinion sur la Ligue.
Les premiers historiens, Mathieu, de Thou, Péréfixe, ont toute l'hostilité de
réactionnaires et confondent la Ligue religieuse et la Ligue politique. Daniel
et, plus tard, Anquetil, effrayés par les idées démocratiques qu'ils
rencontrent, osent à peine indiquer cette distinction. Charles Labitte, n'ayant
guère étudié que les meneurs et les gens exaltés, porte sur l'ensemble un
jugement trop absolu. Autre réaction en sens contraire par de Bonald, par
Lamennais, par le R. P. Lacordaire, qui à leur tour donnent à leur éloge un
caractère trop général. La critique moderne, plus calme et plus juste, fait la
part du bien et du mal, et sépare de l'ambition des chefs la foi simple du
peuple. Citons en ce sens l'Histoire de la Ligue, par M. de Chalambert ;
La Réforme et la Ligue en Anjou, par M. E. Mourier ; thèse présentée à
la Faculté des lettres de Paris, 1858, p. 491, 288.
[63]
C'étaient, nous aurons lieu de le voir, les principes du roi de Navarre : Ceulx qui suivent tout droict leur conscience sont de ma
religion ; et moi je suis de celle de tous ceulx-là qui sont braves et bons.
Lettres missiv., t. Ier, p. (22. Ann. 1577.
[64]
La plupart des nations exigent encore un roi de leur religion, ou dont les
enfants sont élevés dans leur religion : en Suède, en Grèce, en Angleterre.