ANNE DE BRETAGNE n'eut pas le bonheur de voir la
réalisation du mariage qu'elle avait eu tant de peine à préparer et que le
roi n'approuvait qu'à contre-cœur. Elle était toujours souffrante, depuis sa
dernière couche, à la suite de laquelle on avait craint pour ses jours. Sa santé
s'était altérée, de longue date, dans ses couches successives et toujours
malheureuses, à l'exception de deux qui ne lui avaient donné que des filles.
Cependant, n'ayant pas encore trente-huit ans, elle pouvait espérer un fils,
que le roi souhaitait autant qu'elle, mais étoit
ladite reine souvent malade d'une maladie, nommée gravelle, pierre, et autres. Vers la fin de l'année, cette
maladie s'aggrava tout à coup. La reine avait mandé à Blois le jeune Aventureux, Robert de La Marck, seigneur de Fleuranges, pour quelque menée qu'elle vouloit faire avec le roi de
Castille, et de toute sa Maison d'Autriche ; et avait le cœur
merveilleusement affectionné à faire plaisir à cette Maison de Bourgogne. Le seigneur de Fleuranges
s'était donc rendu aux ordres de la reine, qui tomba malade, en devisant de
ses besognes. Cette violente attaque de gravelle se compliqua d'une fièvre
continue, que les médecins ne jugeaient pas mortelle. La reine s'abusait
elle-même sur son état, car elle envoya,
un jour, quérir ledit Aventureux. Elle étoit au
lit, pour
l'entretenir du mariage de sa fille Renée avec l'un des deux princes de
Castille ; elle pria même le seigneur de Fleuranges de ne pas quitter Blois,
avant qu'elle fût rétablie. Mais le mal empira, et elle se mit en devoir de
faire une bonne mort, en pardonnant à ses ennemis, car elle laissa, par
testament, l'administration de ses biens, de sa fortune et de ses filles, à
Louise de Savoie, comtesse d'Angoulême, qui l'avait plus d'une fois offensée
et qui ne cachait pas la haine qu'elle lui portait, haine qu'elle faisait
partager à son fils. Anne de Bretagne mourut de la pierre, le lundi 9 janvier
1514, après dix jours de souffrances, que la médecine ne savait pas soulager.
Ce fut une grande perte à plusieurs gens de bien, dit le seigneur de
Fleuranges, qui ajoute cette triste révélation : Eh ! qui en fut bien aise, ce fut Monsieur d'Angoulême,
pource qu'elle lui était bien contraire en ses affaires : et ne fut jamais
heure, que ces deux Maisons ne fussent toujours en pique. L'historien du bon chevalier
Bayard ne parle pas de l'antipathie et de l'hostilité latente qui existaient
entre la comtesse d'Angoulême et Anne de Bretagne. Il constate seulement
l'émotion générale, causée par cette mort, aussi prompte qu'inattendue : Ce fut,
dit-il, dommage nonpareil pour le royaume de
France et deuil perpétuel pour les Bretons ; la Noblesse des deux pays y fit
perte inestimable, car de plus magnanime, plus vertueuse, plus sage, plus
libérale, ni plus accomplie princesse, n'avait porté couronne en France,
depuis qu'il y a eu titre de reine. Les Français et les Bretons ne
plaignirent pas seulement son trépas, mais, en Allemagne, Espagne,
Angleterre, Écosse, et en tout le reste de l'Europe, fut plainte et pleurée. Pierre
Choque, surnommé Bretagne, le roi d'armes de la reine, nous a laissé, dans la
Relation des funérailles d'Anne de Bretagne, un tableau bien touchant de la
douleur qui éclata au château et dans la ville de Blois, quand on apprit la
nouvelle foudroyante de sa mort : Chacun
joignait les mains, disant prières et oraisons, et crois que de mémoire
d'homme l'on ne vit, pour un jour, plus grand'pitié, car non seulement les
princes et princesses, mais les gens de tous les états, qui là étaient,
semblaient que autre métier n'eussent appris que de pleurer, tordre les mains
et crier. Le roi
d'armes Bretagne ajoute à son récit un détail bien curieux : les officiers et
les dames de la maison de l'excellente et digne reine ne se contentaient pas
de plourer et larmoyer : ils raisonnaient tout haut
sur l'accident qui leur avait enlevé, en si peu de jours, leur souveraine dame et maîtresse, en disant que les médecins avaient
fait faux jugement de sa maladie, et étoit
de chacun l'opinion que chassés devoient être. Mais la plus grande douleur,
et la plus inconsolable, fut celle du roi, qui en mena un merveilleusement
grand deuil. Il était si affligé, que huit
jours durant ne faisoit que larmoyer, souhaitant à toute heure que le plaisir
de Notre-Seigneur fût lui aller tenir compagnie. Il resta, pendant ces huit
jours, absolument renfermé et caché à tous les yeux. Il avait, néanmoins,
donné les ordres nécessaires pour que les funérailles de sa bonne compagne et
épouse fussent célébrées avec la pompe et les honneurs qui lui étaient dus.
Pierre Choque, le roi d'armes de la reine, avait été chargé spécialement de
donner tous ses soins aux préparatifs de ces cérémonies funéraires, sous la
direction des grands officiers de la Couronne. La reine était morte, dans une
chambre du vieux château de Blois, qu'elle avait-toujours occupée depuis son
premier mariage avec Charles VIII. Conformément à ses dernières volontés,
deux jours après sa mort, les chirurgiens et les apothicaires de la Cour
embaumèrent son corps, après en avoir extrait le cœur, qui fut enclos dans
une boîte d'or en forme de cœur, surmontée d'une couronne et
entourée d'une cordelière d'or. Sur la couronne était gravés ces deux vers : CŒUR DE VERTUS
ORNÉ, DIGNEMENT COURONNÉ. Le cœur
d'or, portait cette inscription qu'on peut attribuer à Jean Marot, poète
valet de chambre de la reine, et que nous rétablissons dans une orthographe
plus moderne : En
ce petit vaisseau de fin or pur et munde, Repose
un plus grand cœur qu'oncques Dame eut au monde : ANNE fut le nom d'elle, en France
deux fois reine, Duchesse
des Bretons, royale et souveraine : Ce
cœur fut si très haut, que de la terre aux cieux Sa
vertu libérale accroissoit mieux en mieux, Mais
le Ciel en a pris la portion meilleure, Et
cette part terrestre, en grand deuil, nous demeure. Le cœur
d'Anne de Bretagne devait être porté à Nantes, chez ses sujets bretons
qu'elle avait tant aimés, et enterré dans le même tombeau que celui de ses
père et mère, en l'église du couvent des Carmes. Le corps embaumé demeura,
cinq jours, dans la chambre mortuaire, où les religieux mendiants faisaient
seuls l'office des morts : le visage de la reine, pendant ces cinq jours-là, ne se montroit nullement changé par la hideuse mort, mais aussi beau et agréable
que durant son vivant. Pendant ces cinq jours, le fameux peintre du roi, Jean
Perréal, dit Jean de Paris, avait exécuté la portraiture de la défunte, en
peignant un masque de plâtre moulé sur son visage ; il dessina et peignit
également les trophées, les écussons, les armoiries, les bas-reliefs,
destinés à orner le lit de parade, le char funèbre et le catafalque. Le
vendredi, vers minuit, on transporta le corps dans la salle d'honneur, située
sur le devant du Château Neuf. Cette salle, parée d'une tapisserie de soie
mêlée de fils d'or, représentant le Mystère de la Vengeance et Destruction
de Jérusalem, était entourée d'une large bande de velours noir chargée
des écussons armoriés de la reine. Le corps, revêtu de ses habits royaux,
avec la couronne en tête, fut posé sur un lit de drap d'or, la figure
découverte et les mains jointes : le sceptre et la main de justice étaient
placés sur un carreau de drap d'or, à. gauche et à droite du lit. Pendant
deux jours, les religieux de différents Ordres ne cessèrent de dire des
messes et des prières ; les princes et princesses, les dames et damoiselles
de la reine, tous les officiers de sa maison, en habits de deuil, furent
admis à voir une dernière fois l'auguste défunte ; tous pleuraient et
gémissaient. Huit jours révolus après le décès, on procéda à
l'ensevelissement, en présence des principaux personnages de la maison royale
: les pleurs et lamentations recommencèrent ; les uns baisaient le cercueil,
les autres le suaire, et il fallut plusieurs fois relever le voile qu'on
avait jeté sur le visage de la morte. Après quoi, le cercueil en bois de
cèdre, revêtu de lames de cuivre, fut fermé hermétiquement et porté dans la
salle de parade, toute tendue de drap et taffetas noir avec une goutière ou
ceinture de velours aux armes et devises de la reine. Au-dessus du cercueil
s'étendait un drap d'or, au milieu duquel on avait mis une sainte remembrante (image), faite près du vif après la face de ladite dame, où avait
besogné Jean de Paris, peintre et valet de chambre du roi. Deux grands
cierges brûlaient, nuit et jour, autour du corps, et chaque jour, il y eut,
dans cette salle de parade, quatre grand'messes célébrées par des prélats et
les chantres de la chapelle royale, et nombre de messes basses dites par les
religieux. Le 3 février, vers trois heures après midi, le cercueil de la
reine fut porté, par les officiers de sa maison, dans l'église Saint-Sauveur.
Le cortège était composé des prélats et des ecclésiastiques attachés à la
chapelle de la reine, des religieux de différents Ordres, des pauvres de la
ville de Blois, au nombre de quatre cents, de tous les officiers de la reine
et de ceux du duché de Bretagne, conduits par le seigneur de La Palice, grand
maître de la maison du roi. On voyait, dans le cortège, les princes et les
princesses, ayant à leur tête le comte d'Angoulême, héritier du trône, et le
duc d'Alençon ; la duchesse de Bourbon-Beaujeu, la comtesse douairière
d'Angoulême, et sa fille, duchesse d'Alençon, François de Valois et Madame
Anne de France, étant les premiers princes et princesses du sang royal,
avaient l'un et l'autre un manteau de deuil, dont la queue longue de trois
aunes traînait derrière eux. Le
lendemain, de grand matin, fut célébré le service solennel, composé de trois
messes basses, dites par l'évêque de Paris, l'évêque de Limoges et
l'archevêque de Bayeux. Ensuite maître Guillaume Parvi, confesseur de la
reine, prononça la première partie de l'oraison funèbre, qu'il devait
continuer dans l'église Notre-Dame de Paris et achever dans la basilique de
Saint-Denis. Dans ce discours, dit l'auteur anonyme d'un récit intitulé : le Trépas
de l'Hermine regrettée, il déclara et
prouva trente-sept épithètes vertueux appartenir à la noble dame et reine,
d'autant qu'elle avait vécu en vertu trente-sept ans ; puis, il construisit
un chariot, environné de toutes vertus, au milieu duquel il figurait ladite
dame, pour en icelui être transportée jusques ès cieux. Dans l'après-midi, le cercueil
fut placé sur un chariot à quatre roues, couvert d'un drap de velours noir,
croisé de satin blanc. Ce char était traîné par six grands chevaux, houssés
de velours noir, croisé de satin blanc, de telle sorte qu'on ne leur voyait
que les yeux. Deux écuyers, montés sur les deux chevaux de devant,
dirigeaient l'attelage. Le cortège était à peu près le même que celui qui
avait accompagné le corps, du château de Blois à l'église Saint-Sauveur, si
ce n'est qu'une partie des personnes de la Cour suivait à cheval, au lieu
d'aller à pied. Il y avait, en effet, quarante-deux lieues de marche ; pour
arriver à Paris. Les princes et les princesses montaient des mules noires
harnachées de velours ; les dames et damoiselles d'honneur, des haquenées
conduites 'deux à deux par un valet de pied. Six archers de la garde du roi
ouvraient la marche, pour écarter la foule ; les Suisses de la garde, la
hallebarde sur l'épaule, faisaient la haie de chaque côté du cortège. Ce long
convoi funéraire s'achemina lentement vers Paris, où il n'arriva que le 12
février ; sur son passage accouraient les populations éplorées,
s'agenouillant le long de la route et priant à voix basse pour l'âme de la
reine, pendant que l'aumônier de service distribuait d'abondantes aumônes. Le
soir du 12 février, le Parlement de Paris, ayant à sa tête ses présidents,
alla au-devant du convoi, accompagné des religieux de l'abbaye de Notre-Dame
des Champs, et de cinq cents pauvres, portant des torches aux armes de la
Ville ; l'archevêque de Sens et l'évêque de Dol, entourés d'autres prélats,
reçurent le corps à l'entrée de l'église de l'abbaye, dans laquelle il devait
passer la nuit en une chapelle ardente tendue de velours noir aux armes et
devises de la reine. Le lendemain, après-midi, le convoi, auquel s'était
joint l'immense cortège des officiers de la Ville, les religieux de tous les
couvents et les six Corps des marchands se mit en marche pour se rendre à la
cathédrale : les rues qu'il avait à traverser étaient tendues de noir, de
tanné (brun) et de bleu : devant chaque maison était allumée une torche,
décorée aux armes de la Ville. Le Chapitre de Notre-Dame, suivi des
principaux membres du clergé et de l'Université, précédait le cercueil de la
reine, porté par les officiers de sa maison, et les quatre coins du drap
d'or, qui couvrait le cercueil, étaient tenus par les quatre présidents du
Parlement, que suivaient les seigneurs du Parlement et des autres Cours
souveraines. Derrière le chariot mortuaire, plusieurs gentilshommes portaient
une litière, toute couverte de drap d'or fourré d'hermines, sur laquelle on
avait exposée l'effigie et représentation de la reine, moult richement accoutrée d'une cotte de drap d'or avec
grand sercot de velours cramoisi fourré d'hermines. Cette effigie tenait le
sceptre dans la main droite et la main de justice dans la gauche. Au-dessus
de la litière un riche poisle bleu, en manière de deuil, semé
à l'entour d'écus de France et de Bretagne, était porté par quatre présidents
du Parlement et par quelques seigneurs et dames en grand deuil, avec chaperon
en tête. Les archers de la garde du roi formaient la haie. Le grand portail
de l'église avait été tendu de noir, ainsi que tort l'intérieur de cette
vaste basilique, dans laquelle s'élevait une chapelle ardente à cinq
clochers, où brûlaient douze cents cierges. C'est là que fut déposé le
cercueil. Le maître-autel et tous les autels latéraux, garnis de velours ou
de taffetas noir, croisé de blanc, étaient éclairés par trois mille huit
cents cierges. Le peuple fut admis à venir se prosterner devant le
catafalque, dans la journée du 14 février. Le jour suivant, devaient avoir
lieu un service solennel et le transport du cercueil à l'abbaye de
Saint-Denis. Ce
service commença dès le matin, dès que toutes les places furent occupées,
dans le chœur et dans la nef, par les prélats, archevêques et évêques,
accompagnés d'un nombreux clergé, par les princes français et étrangers, par
les seigneurs des deux Cours de France et de Bretagne, par les Cours
souveraines, le Corps de ville et les officiers de la maison de la reine. Philippe
de Luxembourg, cardinal du Mans, officiait. Guillaume Parvi prononça la
seconde partie de son oraison funèbre : suivant le goût bizarre de
l'éloquence métaphorique de ce temps-là, il divisa le Cœur de Paris en quatre
parties distinctes : l'Église, qui siège près de l'autel ; la Justice, près
de la porte ; l'Université, à droite, et le Peuple, à gauche. Il représenta
les quatre parties du Cœur parisien, versant des larmes sur la perte qu'il
avait faite de cette reine vertueuse, qui consacrait sa vie à secourir les
pauvres, les veuves et les orphelins, en travaillant à l'expulsion des juifs.
Le service achevé, dans l'après-midi, les vingt-quatre crieurs-jurés de la
Ville parcoururent les rues et allèrent faire ce cri dans tous les carrefours
: Honorables et dévotes personnes, priez Dieu
pour l'âme de très haute, très puissante, très excellente et très débonnaire
princesse Anne, par la grâce de Dieu, en son vivant, reine de France,
duchesse de Bretagne, laquelle trépassa au château de Blois, le neuvième jour
de janvier, et est à présent en l'église Notre-Dame. Dites, en vos
patenôtres, que Dieu bonne merci lui fasse ! A deux heures de relevée, le cortège se remit en
marche, se dirigeant vers Saint-Denis, dans le même ordre qu'il avait tenu,
l'avant-veille, pour apporter le corps de la reine à Notre-Dame, tout le
monde marchant à pied jusqu'à l'église Saint-Lazare, hors des murs de la
ville. Là, les princesses du sang, les dames, les damoiselles d'honneur,
ainsi que quelques vieux gentilshommes, montèrent sur des mules ou des
haquenées noires, pour continuer la route. On n'arriva que le soir devant
l'abbaye, et le corps fut déposé dans la vieille basilique, où la plupart des
rois et des reines de France avaient été inhumés depuis le règne de saint
Louis. Le dernier service solennel se fit, le lendemain, avec la même pompe
que les précédents. Guillaume Parvi acheva son oraison funèbre, en racontant
les origines fabuleuses de la Maison de Bretagne, qu'il fit remonter à
l'empereur de Grèce, Pindarus le troyen ; après avoir glorifié les Saints et
les Saintes que la Bretagne avait produits, il annonça que la feue reine
était digne d'être béatifiée, comme eux : Je
jure ici,
s'écria-t-il, je jure devant tous, que je
l'ai confessée, communiée, administrée, et qu'elle est morte, saris avoir
commis un seul péché mortel. Après ce discours, le cardinal du Mans donna l'absoute : on lui
avait mis sur les épaules une chape magnifique, brodée de perles fines, que
la reine avait ouvrée elle-même avec ses filles
d'honneur, pour l'offrir au grand patron de la France, Monseigneur saint
Denis. L'absoute faite, le cercueil fut descendu dans un caveau, en avant du
maître-autel, et placé sur des barres de fer, à la hauteur de deux pieds du
sol. Louis XII avait fait préparer cette sépulture pour lui et pour sa femme,
depuis son second mariage avec la veuve de Charles VIII. Quand le cardinal
officiant eut jeté un peu de terre sur le cercueil, le roi d'armes du roi,
surnommé Champagne, s'avança près du caveau sépulcral et dit à haute voix : Roi d'armes des Bretons, faites votre devoir ! Alors Bretagne répéta par trois
fois : La reine Très-Chrétienne et duchesse,
notre souveraine dame et maîtresse, est morte ! Ensuite on appela successivement, par leurs
noms le chevalier d'honneur et le grand écuyer, qui apportèrent, l'un la main
de justice et l'autre la couronne, qu'ils baisèrent respectueusement, avant
de les remettre au roi d'armes de Bretagne, qui, après les avoir baisés à son
tour, les plaça sur le cercueil. Toute l'assistance se retira
silencieusement, et l'on permit au peuple d'entrer dans l'église et de
s'agenouiller devant la sépulture de la reine. Une foule émue et attendrie ne
cessa, jusqu'au lendemain soir, d'accomplir ce pieux devoir, avec des larmes,
des sanglots et des gémissements. Le
repas des funérailles fut célébré, deux jours après ; il avait été
magnifiquement ordonné par le sieur de Menou, premier maître d'hôtel de la
reine. Les présidents et les conseillers du Parlement y assistèrent, avec
beaucoup d'autres personnages honorables, en compagnie de tous les officiers
de la maison de la duchesse reine. Le comte de Vertus, baron d'Avaugour,
présida le banquet, en qualité de grand maître de Bretagne. Après le repas et
s'adressant aux officiers de la reine, qui l'entouraient, il leur dit à voix
haute : Messeigneurs, la reine Très-Chrétienne
et duchesse, notre souveraine dame et maîtresse, vous a bien entretenus et
beaucoup aimés : vous l'avez loyalement servie. Il a plu à Dieu de nous
l'ôter ! Si je puis vous faire quelque plaisir, tant en général qu'en
particulier, je m'y emploierai de bon cœur. Vous pourrez vous retirer vers le
roi notre Sire et Mesdames de France. Afin que vous sachiez qu'il n'y a plus
de maison ouverte, je romps mon bâton de grand maître. Alors le roi d'armes de Bretagne
répéta plusieurs fois dans la salle : La Très-Chrétienne
reine et duchesse, notre souveraine dame et maîtresse, est morte ! Chacun se
pourvoie !
Pour perpétuer le souvenir de ces mémorables cérémonies, le roi donna ordre à
Pierre Choque, roi d'armes de Bretagne, d'en faire un récit détaillé. Ce
récit fut transcrit sur vélin, à un assez grand nombre d'exemplaires, ornés
de miniatures représentant les principales scènes des funérailles, et le roi
distribua lui-même ces exemplaires aux princes du sang royal, ainsi qu'à tous
les parents de la défunte. L'union
de Louis XII et d'Anne de Bretagne avait été, pendant près de dix-sept ans,
aussi heureuse que pouvaient la rendre la plus intime sympathie, la plus
tendre affection, la plus constante intelligence de cœur et d'esprit. Le roi,
qui dans sa jeunesse avait beaucoup recherché le passe-temps des dames, était
devenu, après son mariage, le plus fidèle des époux. La reine répondait à cet
amour exclusif et absolu, par un attachement, par un dévouement sans bornes. Il
y avait eu pourtant une sorte de refroidissement momentané entre eux, lorsque
Louis XII avait cru devoir accepter toutes les conséquences d'une brouille
complète et d'une lutte irréconciliable avec le pape Jules II. La dévotion
timorée et scrupuleuse de la reine en : avait été sérieusement troublée.
Peut-être avait-elle cédé à quelque obsession secrète de la part des
ecclésiastiques, qui eurent depuis accès auprès d'elle, quand elle voulut
user de son influence auprès de son bien-aimé mari, pour l'amener, vis-à-vis
du Saint-Siège, à des concessions, à des faiblesses, que celui-ci regardait
comme indignes de son caractère et de son rôle de roi. Elle trouva, de la
part de Louis XII, une douce résistance, qu'elle ne put vaincre ni faire
fléchir, pendant plusieurs années. Elle se soumit alors et s'inclina devant
une volonté persistante que les anathèmes du pape avaient trouvée inflexible
; elle se résigna donc à souffrir silencieusement dans sa piété craintive et
désolée. La seule querelle sérieuse que les deux époux eurent ensemble, en 1506,
à l'occasion des fiançailles de la princesse Claude, âgée de six ans et demi,
avec François de Valois, comte d'Angoulême, n'avait pas dépassé les limites
d'une vive discussion au sujet de cette alliance, à laquelle la reine fut
toujours opposée. Elle n'avait pas songé sans doute à se séparer du roi, pour
un pareil motif, qui lui tenait et lui tint au cœur plus que tout autre, mais
elle profita de cette circonstance pour faire un voyage dans son duché de
Bretagne et y prolongea de telle sorte son séjour, que le roi s'en affligea
d'abord et s'en irrita ensuite, lorsqu'il apprit qu'elle se proposait de
rester à Rennes tout le mois de septembre. Le cardinal d'Amboise, le
confident, le conseiller de l'un et de l'autre, écrivit confidentiellement à
la reine : Le roi m'a envoyé quérir, cet
après-dîner. Je ne le vis jamais si courroucé ! Anne de Bretagne répondit qu'elle
reviendrait aussitôt que les belles joutes qu'on devait faire pour elle
seraient finies. Le cardinal ne fut pas satisfait de cette réponse, car il
envoya un nouveau messager à la reine, avec une lettre où il lui disait : Bien que merveilleusement joyeux de l'assurance que me
donnez de faire autant diligence que possible pour revenir à la Cour, je suis
marri que n'en indiquiez pas l'époque. Je ne sais que répondre au roi, qui en
est en grand'perplexité. Vu ce qu'on en dit en beaucoup de lieux, que plût à
Dieu que je fusse auprès de vous, pour vous en avertir... ! Je ne vous sais autre chose que vous dire, sinon qu'il
me déplaît de tout mon cœur que le roi et vous ne parlez plus franchement les
uns aux autres. La
reine s'excusa de paraître désobéir au roi, qui lui en gardait rancune mal à
propos, et se mit en route pour revenir à Blois. Un messager du cardinal lui
remit en route une lettre de ce digne ami, qui l'avait d'avance réconciliée
avec le roi : Pour Dieu, lui disait-il, ne tombez, le roi et vous, en ces petites défiances de
l'un à l'autre, car, s'il durait, n'auriez jamais ni fiance ni amour l'un à
l'autre, outre le mal qui en peut venir à vos personnes et la moquerie de
toute la Chrétienté. J'espère, pourvu que soyez ici, que par votre bon sens
tout se rhabillera si bien, qu'il ne sera nouvelle que de faire bonne chère (bon accueil). Louis XII, qui était la bonté
même, avait pardonné, avant que sa Bretonne (comme il l'appelait) eût demandé pardon. Il y
avait donc, dans le caractère d'Anne de Bretagne, une obstination, une
violence naturelle, qu'elle se reprochait la première, puisqu'elle priait son
confesseur de ne lui accorder l'absolution, qu'autant qu'elle aurait réparé
ses torts à l'égard de son prochain. Son ressentiment profond envers le
seigneur de La Trémoille et sa haine contre Louise de Savoie, comtesse
d'Angoulême, haine dont elle ne fit le sacrifice qu'au lit de mort, prouvent
combien elle était vindicative et rancunière, malgré tous les efforts qu'elle
faisait pour se dominer. Son premier abord était ordinairement grave, froid
et sévère ; mais, si son air imposant inspirait le respect, même la crainte,
on reconnaissait aussitôt sa douceur et sa bénignité : A voir son port, sa dignité, dit un officier de sa maison (Jean de
Saint-Gelais, seigneur de Monlieu), il me semble que tout le monde
soit sien et lui appartienne, tellement que de prime face on a crainte de
parler à elle, mais quand on y a quelque affaire et qu'on trouve moyen de le
lui dire, il n'est aucune personne si douce, si humaine, si abordable. Ceux
qui la voient se départent de sa présence, tout réjouis, tout consolés et
aussi contents que possible. Quoiqu'elle fit fouetter impitoyablement ses pages, s'ils
avaient commis quelque faute reprochable, quoiqu'elle se fût vengée
quelquefois cruellement de ceux qui l'avaient offensée de malice, elle était
reconnaissante du moindre service rendu, et elle savait se faire aimer, comme
le prouvèrent les regrets unanimes qu'elle laissa après elle. Le roi son mari, dit l'historien du chevalier Bayard, ne donnait pas les grandes sommes de deniers, de peur de
fouler son peuple, mais cette bonne dame y satisfaisait ; et y avait peu de
gens de vertu en ses pays, à qui une fois en sa vie n'eût fait quelque
présent. Brantôme,
qui était bien renseigné sur ce sujet par sa tante, madame de Daillon, une
des filles d'honneur de la reine, confirme à cet égard le témoignage du
secrétaire historien du bon Chevalier sans peur et sans reproche : Elle était très libérale, et d'autant que le roi ne
faisait de dons immenses, pour lesquels entretenir il eût fallu qu'il foulât
son peuple, ce qu'il fuyait comme peste, elle suppléait à son défaut, car il
n'y avait grand capitaine de son royaume, à qui elle ne donnât des pensions
et fit des présents extraordinaires, ou d'argent, ou de grosses chaînes d'or,
quand ils allaient en quelque voyage ou en retournaient ; et même en faisait
des petits, selon leurs qualités ; aussi, tous couraient à elle, et peu en
sortaient avec elle mal contents. Un écrivain du XVIIe siècle, le P. Hilarion de Coste, dans ses
Éloges et vies des Reines, complète ces intéressants renseignements, et
presque dans les mêmes termes : Les curieux
n'ignorent pas que cette très libérale princesse avait un cabinet et une galerie,
pleins de diamants, de perles, de rubis, d'émeraudes et autres pierres
précieuses, dont elle faisait des présents aux femmes des capitaines et
héros, qui avaient acquis de l'honneur et de la gloire dans les armées, et
fidèlement servi Louis XII, son mari ; lequel n'était pas beaucoup libéral,
par la crainte qu'il avait de fouler son peuple, dont il était le père. C'était, de la part du roi,
une délicatesse exquise, que de vouloir attribuer à sa femme tout l'honneur
de la munificence royale. Anne de
Bretagne ne se lassait jamais de donner : elle
étoit très bonne, fort miséricordieuse, et fort charitable. Ses aumônes s'élevaient à des
sommes considérables ; allait-elle en voyage, elle laissait partout des
traces bienfaisantes de son passage ; se montrait-elle dans les rues ou par
les chemins, son inépuisable charité marchait devant elle ou la suivait partout.
On ne saurait énumérer tous les dons qu'elle avait fait aux églises, aux
couvents, aux hôpitaux. Elle n'attendait pas qu'on s'adressât à elle, pour
obtenir un secours. Elle ne visitait pas un monastère, une chapelle, un
pèlerinage, sans y déposer son offrande, en disant aux prêtres et aux
religieux : Je recommande le roi notre sire à
vos prières, pour que Dieu lui accorde bonne vie et longue, ici-bas, avec le
saint paradis dans la vie éternelle. La reine se mêlait pourtant des affaires d'État,
et le roi n'y trouvait pas à redire ; il profitait souvent de ses conseils ;
elle lui prêtait même aide et assistance, dans les circonstances les plus délicates,
en correspondant directement avec des souverains et des princes étrangers,
comme Ferdinand le Catholique ; avec des reines et des princesses, comme
Marguerite d'Autriche, la gouvernante des Pays-Bas, et Germaine de Foix, la
nièce de Louis XII, seconde femme du roi d'Aragon. Les ambassadeurs des différentes
puissances ne venaient pas à la Cour de France, sans se mettre en rapport
avec elle et sans lui soumettre les questions les plus secrètes, qu'ils
avaient à traiter avec le roi ou ses ministres. Anne de
Bretagne vivait, d'ailleurs, fort retirée par goût et par prudence, car sa
santé était inégale et souvent languissante, à la suite de ses grossesses
pénibles et de ses couches difficiles, mais elle avait sans cesse auprès
d'elle sa cour de dames et de damoiselles, appartenant aux premières familles
nobles de la France et de la Bretagne. Les miniatures des manuscrits qu'elle
faisait exécuter pour sa bibliothèque la représentent couchée sur un lit de
repos, tandis que ses dames et ses filles d'honneur sont assises autour
d'elle sur des tapis ou sur des sièges très bas, travaillant à différents
ouvrages d'aiguille ou très attentives à ses ordres et à ses enseignements.
Elle appréciait, elle cultivait elle-même les lettres et les arts ; elle
protégeait, elle pensionnait les artistes, les savants et les poètes. Les
imprimeurs libraires ne publiaient pas une belle édition, sans la lui dédier,
ou du moins sans lui en offrir un exemplaire imprimé sur vélin, richement
enluminé et relié avec soin. Sa bibliothèque était nombreuse et bien choisie
: on y voyait beaucoup de manuscrits précieux, provenant de la magnifique
collection des anciens ducs de Milan. Son livre d'Heures, qui a été conservé,
est orné d'une multitude de peintures exquises, faites sous ses yeux par Jean
Bourdichon et Jean Perréal, ses peintres ordinaires. On remarque surtout,
dans les ornements des pages de cet incomparable livre, toute la flore
française, d'un éclat et d'une vérité de coloris, qui rivalisent avec la
nature. Dès son enfance, elle avait aimé les fleurs, les parfums et les
oiseaux. A Blois, à Amboise, à Tours, et ailleurs, elle créa des jardins
superbes, qu'elle enrichissait sans cesse de plantes rares et nouvelles. Dans
les miniatures où elle est représentée lisant ou écrivant, son chien favori,
une charmante levrette blanche, est posé sur le pan de sa robe et semble
veiller sur elle ; on voit aussi, à côté d'elle, des perroquets et des
oiseaux rares dans leurs cages en fil d'archal ou sur leurs perchoirs. Ses
appartements étaient tendus de tapisseries brodées d'or et meublés de
coffres, de bahuts, de chaires et de bancs sculptés. Elle avait formé
plusieurs cabinets de portraits historiques et de tableaux de sainteté, la
plupart apportés d'Italie. Dans les cérémonies publiques et les fêtes de
cour, elle portait volontiers la couronne royale, avec une quantité de
colliers, de chaînes et de bagues du plus grand prix, car elle avait
d'habiles orfèvres et lapidaires, qui ne travaillaient que pour elle. Son
costume en drap d'or et en velours, garni des plus riches fourrures d'hermine
et de menu vair (petit gris)
triomphoit de luxe et de magnificence.
Mais, dans la vie domestique, elle affectait d'être simplement vêtue de noir,
ou de rouge, couleurs de sa livrée ; elle mettait cependant une singulière
recherche dans le choix de son linge de corps, qui était de la plus fine
toile de Hollande. Toutes les personnes attachées à sa maison, jusqu'aux
derniers servants de cuisine, avaient sa livrée mi-partie rouge et noire, qui
fut jaune, rouge et noire avant son mariage avec Louis XII. Elle avait gardé,
pour emblème, l'hermine que les ducs de Bretagne s'étaient attribuée, à cause
de sa blancheur, comme un symbole de foi et d'honneur ; mais elle avait
remplacé l'ancienne devise : Potius mori
quam fœdari,
Plutôt mourir, que d'être souillé, par ces mots gravés sur le collier d'or de
l'animal emblématique : A ma vie. Quant à l'Ordre de la
Cordelière, qu'elle avait institué pour les dames, en mémoire de la dévotion
que ses ancêtres eurent à Saint-François d'Assise ; elle était bien aise que
toutes les dames de sa cour le portassent avec les armes de Bretagne, ainsi
qu'elle le portait elle-même, comme une marque d'honneur. Louis
XII éprouvait une telle douleur de la mort de sa femme qu'on put penser qu'il
y succomberait. Pendant plus d'un mois, il se tint renfermé, ne voyant
personne, excepté ses deux filles Claude et Renée. C'est à peine s'il
consentit à s'occuper des affaires les plus urgentes de la politique. Il
avait fait chasser du château de Blois les musiciens, en défendant toute
espèce de distraction profane. Par son ordre, les représentations scéniques
des troupes de comédiens avaient été interdites à Paris et dans tout le
royaume, où l'on disait sans cesse des messes pour l'âme de la reine défunte.
Le roi s'habilla fort longtemps de noir, ainsi que toute la Cour, et ceux qui venoient autrement, les en faisoit chasser, et
n'eût point ouï un ambassadeur, quel qu'il fût, qu'il ne fût habillé de noir. Sa santé avait reçu un coup
terrible, dont elle ne se remit jamais. Sa mélancolie croissant de jour en
jour, il avait pris à contre-cœur
l'habitation de Blois.
Les médecins lui conseillaient de changer de lieu et de donner ainsi, à son
chagrin, une distraction forcée ; il devint extrêmement malade et se fit
transporter au château de Saint-Germain, où il ne se rétablit pas, malgré la
salubrité de l'air de cette résidence. Après un court séjour à Paris, il alla
chercher, au bois de Vincennes, une solitude qui convenait mieux à l'état de
son esprit. Les phénomènes célestes qui furent observés en Piémont, avant et
après la mort d'Anne de Bretagne, avaient étrangement frappé l'imagination du
roi. Le Io janvier 1514, vers midi, on vit briller à la fois trois étoiles,
et le soir, quand la lune se leva à l'heure accoutumée, elle parut environnée
d'un cercle couleur de sang et traversée par une grande croix lumineuse. Les
astrologues italiens prétendirent que ces trois soleils signifiaient
dissension, et cette croix lunaire, schisme ; les astrologues français
interprétèrent autrement ces phénomènes, comme s'ils annonçaient grosse guerre, effusion de sang et mutation de seigneurie. Louis XIII crut y voir une
prédiction de sa mort prochaine, et il se résigna d'avance à voir passer là
couronne de France sur la tête de son neveu le dalphin François d'Angoulême. Cependant,
suivant l'expression d'un confesseur du roi, nommé le Père Humbert,
originaire de Velay, Louis XII devenait formidable à ses ennemis. La Ligue
menaçante qui l'avait mis à deux doigts de sa perte l'année précédente,
s'était rompue toute seule ; des confédérés qui l'avaient formée, il n'y
avait plus que le roi d'Angleterre qui eut envie de continuer la guerre
contre les Français. Mais le roi d'Aragon, qui tenait en main le traité
secret dans lequel Louis XII renonçait en sa faveur au royaume de Naples et
s'engageait à donner en dot à sa fille Renée le duché de Milan, le comté de
Pavie et la seigneurie de Gênes, en la mariant à l'un des deux princes de
Castille, ne songeait plus qu'à se réconcilier ouvertement avec le roi de
France. Léon X, influencé par le roi Catholique, était dans les mêmes
dispositions que ce souverain, qui n'avait pas eu peine à exercer la même
influence sur l'empereur Maximilien et sur la gouvernante des Pays-Bas. Le
cardinal de Gurck, à la prière de Marguerite d'Autriche et du roi d'Aragon,
avait essayé d'obtenir de Maximilien plein pouvoir de conclure la paix avec
les Vénitiens, devenus alliés de Louis XII. — Il
serait bien difficile,
disait Marguerite à son père, de soutenir, en
même temps, la guerre contre les Vénitiens et les Français. Les Suisses étaient plus rudes
à manier, quoique Louis XII eût parmi eux un certain nombre de personnages
influents, gagnés à ses intérêts par les pensions qu'il leur faisait payer
secrètement. Le traité de Dijon, que le roi n'acceptait pas entièrement,
était toujours entre la France et les Cantons une pierre d'achoppement, qui
pouvait d'un jour à l'autre arrêter la reprise imminente des négociations
pacifiques. La conduite des Suisses, à l'égard de -François de Rochefort,
bailli de Dijon, un des otages de ce traité que repoussait Louis XII, avait
été cruelle et menaçait de le devenir davantage, car on voulait le rendre
responsable de la non-exécution dudit traité signé par son oncle le seigneur
de La Trémoille. Le pape avait donc envoyé, le 12 février, à son nonce auprès
des Ligues, une instruction formelle, pour réclamer la mise en liberté du
bailli de Dijon, sous condition expresse de faire exécuter le traité, quoique
le malheureux otage eût déjà donné 4.000 écus pour sa rançon. Le bruit
courait que le retour des Français dans le duché de Milan était imminent, le
duc Maximilien Sforza étant haï de ses sujets et n'ayant ni troupes ni argent
pâlir soutenir une nouvelle guerre, dont le roi de France commençait les
préparatifs, d'accord avec le roi d'Aragon ; Cependant l'unique garnison française,
que Louis XII eût encore en Italie, était au moment d'abandonner le château
de Gênes, faute de vivres et de munitions, les navires qui devaient
ravitailler la place ayant été rués jus par les Génois. Rien n'avait
transpiré encore de la trêve d'un an que le roi Catholique avait conclue avec
le roi Très-Chrétien, à la fin de l'année précédente, en se faisant fort
d'amener successivement ses alliés, l'empereur et le roi d'Angleterre, à
l'acceptation de cette trêve, qui rendait impossible la_ continuation de la
sainte Ligue. Pendant
les premiers mois de 1514, Louis XII sembla rester en dehors de toutes les
négociations mystérieuses qui avaient lieu dans les cours voisines et
auxquelles il était sérieusement intéressé. Le roi d'Angleterre se plaignait
à Marguerite d'Autriche des intrigues du roi d'Aragon, qui travaillait
souterrainement, à l'insu de ses alliés, pour faire la paix avec le roi de
France ; il accusait aussi l'empereur d'être plus ou moins mêlé à ces
intrigues. Il n'en faisait pas moins armer une flotte, à Calais, sous
prétexte de vouloir envoyer en Espagne sa sœur Marie, dont le mariage avec
Charles, prince de Castille, avait été proposé, sinon décidé. C'était la
gouvernante des Pays-Bas qui avait tramé ce beau projet et qui pressait
vivement son père d'achever ce qu'elle avait si bien commencé : Vous savez, lui écrivait-elle, quant au
fait de l'alliance du mariage de madite dame Marie, vous savez comment elle
nous est nécessaire et utile pour le bien et sûreté des pays par deçà (les Pays-Bas), et comme ledit sieur roi ne demande rien tant que la
solennisation du mariage.
On avait eu vent d'une trêve, que le roi d'Aragon aurait traitée avec Louis
XII et que le roi Henri VIII déclarait inacceptable ; mais on ne parlait pas
encore du mariage projeté entre l'archiduc Ferdinand et Renée, seconde fille
du roi de France. Sur ces entrefaites ; on apprit que les Suisses, poussés à
bout par les atermoiements et les tergiversations de la politique française,
avaient fait, par deux fois, le 14 et le 17 mars, appliquer à la question le
bailli de Dijon, pour lui faire déclarer
les pratiques du roi son maître, et le forcer à révéler le nom de ceux de leurs
officiers que La Trémoille avait gagnés en les faisant pensionnaires de la
France. Le pauvre François de Rochefort eut assez de courage pour souffrir la
torture, sans qu'il lui échappât aucune parole imprudente. Après cet acte
d'inhumanité sans exemple, les Suisses avertirent, par message, en date du 20
mars, le duc Charles de Bourbon, désigné par Louis XII pour commander l'armée
d'Italie, que si le traité de Dijon ne leur était pas entretenu et l'argent payé comptant, ils se mettront aux champs et feront la guerre en France. Cette menace ne pouvait plus
effrayer personne : le duc Charles de Bourbon avait assemblé des gens
d'armes, au nombre de vingt-cinq à trente mille hommes, dans le duché de
Bourgogne, et le pape était parvenu à faire conclure la paix entre les
Vénitiens et l'empereur, à Rome même, le 4 mars. Louis
XII avait envoyé à Londres le général des finances de Normandie, pour traiter
de la rançon des seigneurs français, qui avaient été faits prisonnier à la
journée des Éperons. La mission du général des finances de Normandie cachait
un autre but : il devait s'aboucher avec l'un de ces prisonniers, le sire de
Longueville, brave seigneur et chevalier, qui était le premier du sang après
Monsieur d'Angoulême, et qui, par sa sagesse et prudence, avait pénétré bien
avant dans la confiance et l'amitié du roi d'Angleterre. Ce fut donc par
l'intermédiaire du sire de Longueville, que l'envoyé du roi de France, sans
avoir été accrédité comme ambassadeur, obtint du roi Henri VIII une suspension
d'armes, pour quelque temps. Il ne se hâta point de revenir en France, et il
eut l'adresse de prolonger son séjour en Angleterre, sous couleur de payer la
rançon du prince de Longueville, de telle sorte qu'il s'y trouvait encore à
la fin du mois de mai et que Marguerite d'Autriche écrivait alors à
l'empereur : Je me doute que ce personnage
français n'y ait quelque autre charge, car j'entends qu'il y est fort
bienvenu, et qu'on l'entretient souvent, et qu'on lui fait très bon recueil (réception). Il était toujours question du
mariage de la princesse Marie d'Angleterre avec le prince Charles de
Castille, et la gouvernante des Pays-Bas s'en préoccupait si sérieusement,
qu'elle demandait au roi Henri VIII, si, selon ses promesses faites à Lille,
il avait assuré la succession de son royaume à sa sœur Marie, qui devait
épouser l'archiduc d'Autriche, petit-fils de l'empereur. Depuis les premiers
jours de mars, Louis XII avait remis la main aux affaires d'État et il les
traitait lui-même, dans le plus grand secret, avec quelques-uns de ses conseillers
; il donnait audience aux ambassadeurs étrangers, mais il n'avait jamais été
moins communicatif avec eux ; il se dérobait à leurs questions, par des
réponses vagues ou indécises. Ainsi cette nouvelle trêve, qui existait de
fait entre le roi de France et le roi d'Aragon depuis le mois de décembre
1513, ne reposait que sur des conventions verbales échangées par messages
plutôt que par ambassadeurs, mais elle s'appuyait solidement sur le traité
secret par lequel Louis XII renonçait à tous ses droits sur le royaume de
Naples en faveur du roi d'Aragon et s'engageait à donner en dot à sa fille
Renée le duché de Milan, le comté de Pavie et la seigneurie de Gênes, lorsque
cette princesse épouserait l'archiduc Ferdinand, prince de Castille. La trêve
promise et consentie devait être ratifiée dans le délai de trois mois. Le roi
d'Aragon ne se fit aucun scrupule d'accepter cette trêve, au nom du roi
d'Angleterre, de l'empereur Maximilien et de Charles, archiduc d'Autriche,
prince d'Espagne, avant de s'être assuré de l'adhésion des intéressés pour
lesquels il se portait fort Louis XII, de son côté, se faisait représenter,
par son très cher et très aimé fils, le duc de Valois, comte d'Angoulême, son
lieutenant général, auquel il avait donné — confiant à plein de ses sens, prudence, suffisance, loyauté et expérience — pouvoir et mandement spécial de faire et jurer ladite
trêve et abstinence de guerre, avec maître Pierre de Quintana, secrétaire du roi Catholique.
La trêve fut ratifiée et jurée, à Orléans, le 13 mars. La veille, le roi fit
convoquer son Conseil en petit nombre, et en entrant audit Conseil, étoit déjà née la voix que étoit faite ladit et rêve. Le texte de l'instrument de
cette trêve ne fut connu que deux mois plus
tard. Le pape
était donc fort inquiet de savoir si l'Italie avait été comprise et incluse
dans cette trêve, que les intéressés ne paraissent pas avoir jamais
ratifiée. On était encore dans l'incertitude au sujet de l'existence d'un
traité en tête duquel Louis XII aurait pris le titre de duc de Milan et de
seigneur de Gênes, quand on apprit, d'une manière certaine, que, le 11e dudit mois, avoit été enclos en secret une bonne
pièce avec le roi de France et que la paix était conclue entre lui et le roi d'Aragon, moyennant le mariage de sa seconde fille et de l'infant don Ferdinand,
prince de Castille. Ce
mariage était renvoyé forcément à une époque bien éloignée, puisque la
princesse Renée n'avait pas quatre ans, mais sa sœur Claude allait atteindre
quatorze ans et l'heure semblait arrivée de la marier à l'héritier de la
couronne, François d'Angoulême, dont les fiançailles avec elle avaient été
célébrées, en quelque sorte à la face de la France, en 1506. Jamais ce prince
ne l'eût épousée, si la reine Anne de Bretagne eût vécu, parce qu'elle aspiroit plutôt au mariage de Charles d'Autriche. Ce fut sans doute, pour Louis
XII, un souvenir dominant, qui l'empêcha d'abord de consentir à cette union,
que la volonté seule de sa femme avait si longtemps contrariée. On raconte,
aussi, que les folles dépenses et les prodigalités excessives du jeune comte
d'Angoulême donnaient au roi matière à réfléchir, et qu'il se demandait si
son successeur serait comme lui, bon ménager de la fortune du peuple. Le roi
était un peu chatouilleux, et craignait que ce prince, en devenant son
gendre, ne lui causât des embarras et des chagrins. Mais François d'Angoulême
vouloit en venir à la célébration de son
mariage, et il
fut merveilleusement servi par M. de Boissy, grand maître de France, et par
le trésorier Robertet, qui pour lors
gouvernoit tout le royaume. Louis XII se rendit aux raisons alléguées par ces deux
conseillers, qu'il consultait souvent et qu'il écoutait toujours. Depuis la
mort de sa femme, il se sentait si affaibli, si découragé, si dégoûté de
tout, qu'il regarda, comme un devoir paternel de faire de sa fille une reine
de France. C'est alors qu'il fit prendre au premier prince du sang le titre
de Monsieur, et qu'il lui donna en apanage le duché de Valois, en le faisant
duc et pair, comme il l'était lui-même, avant de monter sur le trône. Le contrat
de mariage avait été fait, lors des fiançailles à Moutier-lès-Tours, le 22
mai 1506, et signé par le roi, et, de son consentement, par la reine et la
comtesse d'Angoulême. Ce contrat ne constituait pas d'autre dot à Claude de
France, que le comté de Blois, le comté d'Asti, la seigneurie de Coucy et
d'autres biens de la maison d'Orléans, mais le roi, tout en se réservant
l'usufruit et l'administration du duché de Bretagne, investit son gendre de
ce duché, à lui venant par le droit de son épouse, fille héritière de la
reine Anne de Bretagne. On pouvait craindre que les barons bretons, qui
avaient protesté contre certains articles du contrat de mariage,
protestassent aussi, avec plus de force, contre l'investiture du duché de
Bretagne attribuée au duc de Valois par lettres patentes expédiées en bonne
et due forme, sans qu'ils fussent invités à intervenir dans cette donation.
Déjà, le sire de Rohan avait brusquement quitté la Cour, sans dire adieu au
roi, pour retourner en Bretagne et se fortifier en ses maisons ; ce qui fit
que le roi y envoya M. de La Trémoille, avec cinq cents lances, pour y mettre
remède, et empêcher un acte de rébellion. Le duc de Valois, qui était au
château d'Amboise avec sa mère, attendit que le roi, qui était au château de
Saint-Germain-en-Laye, avec sa fille Claude, lui annonçât qu'il pouvait venir
pour la cérémonie. Il arriva donc, bien accompagné, vers le 14 mai-, et
quatre jours après, le i8 mai, le mariage fut célébré dans la chapelle du
château : Furent faites les noces les plus
riches que vis jamais, raconte le seigneur de Fleuranges, que le duc de
Valois honorait de son amitié, car il y avait dix mille hommes habillés aussi
richement que le roi, ou que Monsieur d'Angoulême, qui était le marié ; et,
pour l'amour de la feue reine, tout le monde était en deuil. Brantôme rapporte plus de
détails sur cette circonstance bizarre et peut-être unique : Le marié et la mariée n'étaient vêtus et habillés que de
drap noir, honnêtement et en forme de deuil, pour le trépas de la reine
Madame Anne de Bretagne, mère de la mariée, en présence du roi, son père,
accompagné de tous les princes du sang et nobles seigneurs et prélats,
princesses, dames et damoiselles, tous vêtus de drap noir, en forme-de deuil. Le duc de Valois n'avait
jamais eu la moindre préférence pour la princesse Claude, qui était loin
d'avoir la beauté et l'esprit de sa mère ; mais, comme elle était très bonne
et très charitable, et fort douce à tout le monde, il ne pouvait manquer de
lui accorder autant d'estime que d'affection, malgré les infidélités qu'elle
eut trop souvent à lui reprocher. Louis
XII, en mariant à sa fille aînée le duc de Valois, ne pensait pas encore à
leur céder la couronne de France, sans essayer de la faire passer sur la tête
d'un dauphin. Quels que fussent ses regrets et son désespoir, après la mort
de sa bonne et bien chère femme, il avait prêté l'oreille aux insinuations et
aux conseils de ses plus fidèles serviteurs, qui lui représentaient que son
âge ne lui défendait pas d'espérer la naissance d'un fils, s'il venait à
épouser en troisièmes noces une princesse plus jeune que ne l'était Anne de
Bretagne au moment de sa mort. Lui, n'avait pas même cinquante-deux ans, mais
il était devenu valétudinaire, comme devait l'être le fils d'un vieillard,
son père ayant soixante-douze ans à l'époque de sa naissance ; cependant le
souvenir de la feue reine, qu'il avait tant aimée, semblait lui défendre de
songer à se remarier pour la troisième fois. Ce fut le sire de Longueville,
'qui le fit changer d'avis, en lui répétant que le roi d'Angleterre serait
très fier de l'alliance de sa sœur Marie avec le roi de France, et que cette
princesse, consultée à ce sujet, s'était montrée assez désireuse d'avoir pour
mari un des plus grands rois de l'Europe. Au reste, on était dès lors
tellement convaincu d'un prochain mariage de Louis XII, qu'on hésitait
seulement sur le choix de sa nouvelle épouse. Ainsi, le bruit avait couru,
tour à tour, qu'il épouserait Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien, ou
l'infante Éléonore d'Autriche, sœur du prince Charles de Castille, ou
Marguerite d'Angleterre, veuve du roi d'Écosse Jacqu.es IV ; mais, dès la fin
d'avril, Mercurin de Gattinara, un des ambassadeurs de l'empereur, avait
écrit, de Dôle, à la gouvernante des Pays-Bas : On dit communément que le roi d'Aragon traite la paix
d'entre les rois (c'est-à-dire le roi d'Angleterre et de France), par le moyen des mariages qu'entendrez assez, et le bon
vieillard (Louis XII) veut avoir la jeune
princesse (Éléonore d'Autriche, ou Marie d'Angleterre), pour essayer s'il pourra encore avoir un fils, mais
j'entends qu'il est trop débile. La négociation du mariage de Louis XII était donc déjà
commencée, avant qu'il eût marié sa fille Claude au duc de Valois. Louis
XH hésitait encore ; il avait presque honte d'accepter une union si mal
assortie, si disproportionnée, eu égard à son âge et à sa mauvaise santé. Il
laissait pourtant le sire de Longueville, marquis de Rothelin, toujours
prisonnier en Angleterre, traiter, en son nom, cette alliance, qui convenait
fort au roi d'Angleterre et que son favori, le grand écuyer Charles Brandon,
ne désapprouvait pas. Ces pourparlers secrets n'empêchèrent pas Henri. VIII
de faire croire au roi d'Aragon et à Marguerite d'Autriche qu'il voulait
marier sa sœur Marie avec l'archiduc Charles, prince de Castille ; il ne
refusait pas moins d'adhérer à la trêve que Ferdinand le Catholique avait
signée avec le roi Très-Chrétien. Quant à Maximilien, toujours besogneux, toujours
avide d'argent, il était prêt à tout promettre et à tout faire, pourvu qu'il
touchât les subsides ou les indemnités, qu'il comptait recevoir du roi
d'Angleterre ; or, ce dernier renonçait absolument à continuer la guerre
contre la France, quoiqu'il feignît de s'y disposer. C'était à qui tromperait
le mieux ses alliés, dans ces échanges diplomatiques de fausses nouvelles, de
vagues projets, de propositions suspectes. Le mariage du roi de France avec
la sœur du roi d'Angleterre n'en était pas moins décidé, quoique l'époque
n'en eût pas encore été fixée. Louis XII avait été forcé, par le cours des
événements, d'ajourner au printemps de l'année suivante l'expédition, qu'il
eût faite en personne, si la mort d'Anne' de Bretagne n'était pas venue
déranger tous ses desseins. Cette expédition à demi préparée, en vue de
reconquérir lè duché de Milan, ne pouvait avoir lieu avant l'hiver, si favorables
que fussent les circonstances pour l'entreprendre, au moment où Maximilien
Sforza se reconnaissait incapable d'y faire face, même avec les secours des
Suisses et du pape. Le roi avait donc du temps devant lui pour former et
organiser une armée, qui n'aurait rien à craindre d'une coalition italienne,
que le pape espérait opposer à l'invasion des Français. Le duc Charles de
Bourbon, qui avait fait ses premières armes la bataille d'Agnadel, était déjà
nommé lieutenant du roi et commandant en, chef de cette armée nombreuse et
bien ordonnée, qui n'attendait qu'un mandement de Louis XII, pour se
rassembler au centre du royaume, aussitôt que les lansquenets, tirés
d'Allemagne, seraient arrivés sous la charge du comte Volf et du capitaine
Brandhée. Charles de Bourbon ne voulait pas entrer en campagne, sans avoir au
moins quarante à cinquante mille hommes à commander, d'autant plus que les Suisses
semblaient délibérés d'envahir la France
de quelque côté, pour empêcher le passage des François en Italie. Il n'y
avait plus qu'une seule difficulté au mariage de Marie d'Angleterre avec le
roi de France. L'année précédente, lorsque Louis XII était en guerre avec
Henri VIII, il avait accepté les services d'un duc de Suffolck, dernier
descendant de la famille de Pole, qui joua un rôle considérable dans les
luttes intestines de la Rose blanche et de la Rose rouge, en Angleterre, au XVe
siècle. Ce duc de Suffolck s'était enfui en Allemagne, pour échapper au ressentiment
du roi Henri VIII, qui l'eût fait décapiter, comme son jeune frère ; il avait
donc à cœur de se venger du roi d'Angleterre, et il était venu, avec bon
nombre de lansquenets, combattre sous le drapeau de la France contre les
Anglais. Lors de la reddition de Boulogne à Henri VIII qui l'assiégeait avec
le concours de Maximilien, le roi anglais avait voulu exiger qu'on lui remît
entre ses mains ledit duc de Suffolck : ce que Louis XII refusa
péremptoirement, voulant garder sa foi et sa parole ; il consentit seulement
à le faire sortir du royaume. Le duc de Suffolck était revenu avec ses
lansquenets, pour prendre part à l'expédition du Milanais. Quand le roi
d'Angleterre fut averti du retour de ce capitaine de lansquenets, à la Cour
de France, où on lui avait fait le meilleur accueil, il renouvela
impérativement la demande qu'il avait déjà faite devant Boulogne, pour que le
roi lui livrât ce proscrit, auquel était réservé le sort de son malheureux
frère. Louis XII déclara loyalement qu'il se priverait à regret des services
du duc de Suffolck, mais que rien au monde ne lui ferait accepter une
transaction indigne de lui. Il se borna donc à faire retirer, à Metz, le brave
capitaine, en lui offrant une pension annuelle de 6.000 livres. Henri VIII
dut se contenter de cette satisfaction, que le roi, de son plein gré, lui
avait accordée. Tout
était convenu et arrêté pour le mariage de Louis XII et de Marie
d'Angleterre, qui ne l'épousoit pas par
amourettes,
comme dit Brantôme. En effet, selon l'historien du chevalier Bayard, le roi n'avoit pas grand besoin d'être marié, et aussi n'en
avoit-il pas grand vouloir, mais, parce qu'il se voyoit en guerre de tous
côtés, qu'il n'eût pu soutenir sans grandement fouler son peuple, ressemble
au pélican, qui
nourrit ses petits avec son sang. Le sire de Longueville avait obtenu du roi
l'autorisation de rester à Londres, quoique sa rançon eût été payée, dès la
fin de juin, par l'entremise des trois généraux des finances, Jacques
Hurault, Jacques de Beaune et Henri Bouhier, qui avaient emprunté 40.000 écus
d'or à trois marchands florentins demeurant à Lyon, avec
la garantie du duc de Valois, lequel s'était engagé, en parole de prince,
envers lesdits généraux des finances. Il est probable que François
d'Angoulême avait voulu payer de ses deniers la rançon de son parent et ami
le sire de Longueville. Ce dernier avait sans doute, selon l'usage des cours,
envoyé au roi le portrait de la princesse Marie. Voici en quels termes un
ambassadeur de Maximilien faisait l'éloge de cette princesse : C'est l'une des plus belles filles que l'on saurait voir,
et ne me semble point en avoir oncques vu une si belle. Elle a très bonne
grâce et le plus beau maintien, soit en devises (conversations) et danses, ou autrement, que possible est d'avoir ; et
elle n'est rien mélancolique, ains toute récréative. J'eusse cuidé (cru)
qu'elle eût été de grande stature et venue, mais elle sera de moyenne
stature, et me semble proportionnée mieux qu'autre princesse que je sache en
Chrétienté. Cet
ambassadeur, qui ne savait pas encore qu'elle fût promise au roi de France,
la supposait déjà éprise du prince de Castille : Il me semble, disait-il, qu'elle aime
Monsieur merveilleusement ; elle a un tableau, où il est très mal contrefait
: il n'est jour du monde, qu'elle ne le veuille voir plus de dix fois. Marguerite d'Autriche. fut
tellement désappointée, en apprenant le prochain mariage de Louis XII,
qu'elle envoya sur-le-champ à Londres le sieur de Castres, pour traverser et
empêcher, s'il était possible, ce fâcheux mariage : les instructions perfides
qu'elle donnait à son envoyé témoignent du dépit et de la colère qu'elle
éprouvait en voyant s'évanouir ses espérances au sujet de l'alliance du prince
de Castille avec la sœur du roi d'Angleterre. Henri VIII n'eut pas plutôt connaissance
de la mission malhonnête du sieur de Castres, qu'il adressa lui-même à
Marguerite un long mémoire dans lequel il lui exposait les raisons qu'il
avait eues de traiter avec Louis XII, sans paraître regretter d'avoir mis
fin, par le mariage de sa sœur, à un différend également nuisible aux deux
couronnes. Maximilien fit savoir à sa fille, que les excuses du roi
d'Angleterre étaient frivoles et que le pape et toute l'Italie se joindraient
aux Suisses, pour faire tourner les choses
à la plus grande ruine et destruction des François. A
l'heure même où le roi Henri VIII adressait à la gouvernante des Pays-Bas ces
excuses, qu'elle n'acceptait pas, la promesse de mariage des deux époux
allait être formulée par-devant notaire à Paris. Louis XII, après avoir reçu,
par ambassadeur, le consentement du roi d'Angleterre au mariage de sa sœur,
gardait un silence et une réserve, qu'on pouvait considérer comme le prélude
d'un désistement. Henri VIII chargea Charles Sombreset, comte de Worcester,
qu'il nommait son commissaire et procureur, de se rendre en France, muni d'un
pouvoir notarié de la princesse Marie, daté du 22 août, et de procéder aux
fiançailles des époux, dans la forme à la fois civile et religieuse. La
princesse, qui avait accepté ce projet de mariage avec empressement, remit,
en outre, au comte de Worcester, une lettre autographe qu'il devait rendre en
mains propres à Sa Majesté le roi Très-Chrétien. Voici la teneur de cette lettre,
qui eut certainement une influence décisive sur les intentions du roi : Monseigneur, humblement à votre bonne grâce je me
recommande, pource que le Roi, mon seigneur et frère envoie présentement par
devers vous ses ambassadeurs. J'ai désiré et donné charge à mon cousin le
comte de Worcester vous dire aucunes choses de ma part, touchant les
fiançailles d'entre vous et moi, en parole. De présent, je vous supplie,
Monseigneur, le vouloir en ce ouïr et croire comme moi-même, et volis
assurer, Mon- seigneur, comme je vous ai dernièrement écrit et signifié ; par
mon cousin le duc de Longueville, que la chose que plus je
désiré et souhaite pour ce jour d'hui, c'est d'entendre de vos bonnes
nouvelles, santé et prospérité, ainsi que monseigneur cousin le comte de
Worcester vous saura ce dire plus à plein. Il vous plaira, au surplus,
Monseigneur, me mander et commander vos bons et agréables plaisirs, pour vous
y obéir et complaire, par l'aide de Dieu, qui, Monseigneur, vous donne bonne
vie et longue. De la main de votre bien humble compagne. MARIE. Le comte de Worcester, premier chambellan du roi
d'Angleterre, accompagné d'une suite brillante, mais peu nombreuse, arriva
donc à Paris, où le roi résidait. Louis XII le reçut, avec grand apparat, à
l'hôtel royal des Tournelles, qui occupait à l'extrémité de la rue
Saint-Antoine l'emplacement actuel de la place Royale. Il fut arrêté, séance
tenante, que la cérémonie des fiançailles aurait lieu,' le 14 du même mois,
dans l'église voisine du couvent des Célestins. Cette cérémonie se fit,
presque à huis clos, devant les témoins désignés par le roi, savoir : le duc
de Valois, le duc Charles de Bourbon, le sire de Longueville, Jean Stuart,
duc d'Albanie, Louis de Graville, amiral de France, Imbert de Batarnay,
seigneur du Bouchage, et chambellan du roi, et Florimond Robertet, trésorier
de France. Les témoins ecclésiastiques étaient : Georges d'Amboise,
archevêque de Rouen, Étienne Poncher, évêque de Paris, et Érard de La Marck, évêque
de Chartres. Après
la messe dite par Renaud de Prie, évêque de Bayeux et cardinal de
Sainte-Sabine, en présence du roi, le comte de Worcester, envoyé spécial du
roi d'Angleterre, en qualité de son procureur, orateur et ambassadeur, remit
à deux notaires de Paris, maîtres Martin Bernard et Jean Cartier, le pouvoir
que la princesse Marie lui avait donné, pour contracter mariage, en son nom,
avec Sa Majesté le roi de France. Ce pouvoir, rédigé en latin, ayant été
vérifié et accepté par les deux notaires ; Louis XII lut à haute et
intelligible voix la déclaration suivante : Je,
Louis, par vous Charles de Sombreset, comte de Worcester, commissaire et
procureur de la très haute et très excellente princesse Marie, sœur de très
haut, très excellent et très puissant prince le roi d'Angleterre, à ce, par
sa• commission et spéciale procuration, présentement lue, déclarée et publiée,
suffisamment constitué et ordonné, et vous moyennant, et à moi ce signifiant
par ladite Marie à femme et épouse, et en elle je consens comme à ma femme et
épouse, et à elle et à vous pour elle je promets que dorénavant, durant ma
naturelle vie, je l'aurai, tiendrai et recevrai pour ma femme et épouse, et
sur ce baille à elle et à vous pour elle ma foi. Après cette lecture, le roi et le comte de
Worcester se donnèrent la main ; puis, le comte lut à son tour la déclaration
suivante, rédigée également en langue française : La très haute et très excellente princesse Marie, par la
grâce de Dieu reine de France, et sœur de mon souverain seigneur, par moi
Charles de Sombreset, comte de Worcester, son commissaire et procureur, à ce,
par sa commission et procuration spéciale présentement lue, déclarée et
publiée, suffisamment constitué et ordonné, et moi moyennant, et vous ce
signifiant, vous prend Louis à son mari et époux, et ma très redoutée darne
vous promet, et moi pour elle vous promets, que dorénavant, et pendant sa
naturelle vie, elle vous aura, obéira, tiendra et réputera pour son mari et
époux, et sur ce en vertu et pouvoir dessusdit, elle et moi, pour elle, vous
en baille sa foi. Cette
lecture achevée, le roi et le comte se donnèrent encore la main droite. Dont
acte fut dressé par les notaires, qui le signèrent, après que les témoins
désignés par le roi l'eurent signé, séance tenante. Le comte de Worcester
retourna immédiatement à Londres, comblé de présents par le roi, et enchanté
de la belle réception qu'on lui avait faite à la Cour de France. Le sire de
Longueville l'accompagna en qualité de commissaire et procureur du roi, pour
aller chercher la princesse Marie et l'amener à son royal époux. Les
ambassadeurs du roi d'Angleterre arrivèrent, après le départ du sire de
Longueville et du comte de Worcester ; c'était le comte de Donaster, premier
chambellan du roi ; le grand prieur d'Angleterre, le doyen de Windsor, et le
baron de Herbert, avec le roi d'armes Clavenaulx. Ils devaient attendre à
Paris la venue de la princesse Marie. Louis XII, de plus en plus faible et
malade, était retourné à Saint-Germain-en-Laye, avec la Cour. Quand un
tourier du sire de Longueville lui annonça que sa fiancée avait débarqué, à
Calais, le 3 octobre, il envoya le sire d'Orval et le seigneur de La
Trémoille lui souhaiter la bienvenue de sa part, et Monsieur de Vendôme fut
chargé de la recevoir, en son nom, sur les terres de France. C'était à
Abbeville que le roi devait aller au-devant d'elle : il manda aussitôt à
Abbeville tous les princes du royaume, les gentilshommes de sa maison, ses
pensionnaires et ses gardes. Henri VIII avait voulu que sa sœur vînt en
France, avec un train magnifique digne d'une reine ; il lui avait donné pour
escorte deux mille chevaux anglais et deux mille archers de sa garde, tous à
cheval, l'arc et la trousse au côté. La suite de la princesse Marie se
composait d'un grand nombre de seigneurs, de dames et de gens domestiques ;
parmi les seigneurs, les plus grands noms de l'Angleterre, le vieux duc de
Norfolk, premier trésorier, son fils le comte de Burrey, amiral, Charles Brandon,
récemment nommé duc de Suffolk, grand écuyer, le marquis Dorset, cousin du
roi, et ses quatre frères, sir Jean Percy, l'évêque de Durham, le comte
d'Onylsire, frère du duc de Buckingham, et bien d'autres officiers du roi ;
parmi les dames, la marquise Dorset, la duchesse de Norfolk, la comtesse
d'Oxnifford, madame Caltrop, etc. Les bagages de la nouvelle mariée
comprenaient plus de trente chariots, remplis de telles richesses, que, le
lendemain de son mariage, le roi ordonna d'en faire l'inventaire, et qu'il fallut
plusieurs jours pour inventorier les meubles de la chapelle, habillements,
lits et autres meubles pour l'usage et service de la reine Marie, les bagues,
vaisselles d'or et d'argent, les chevaux, haquenées, litières, chariots,
harnois et accoutrement de l'écurie, mis aux mains du roi Louis XII par le
roi d'Angleterre. Louis XII était venu s'installer dans le vieil hôtel de la
Gruthuse, à Abbeville, où Marie d'Angleterre devait faire son entrée, le Io
octobre : la veille, il envoya au-devant d'elle le duc d'Alençon et d'autres
princes pour la saluer, à trois lieues d'Abbeville. Le lendemain matin, ce fut
le duc de Valois, qui vint l'attendre sur le chemin et lui faire compagnie.
Le cortège de la ville était allé à sa rencontre, en grand arroi (en bel
ordre) : les mayeurs de bannière (membres de l'échevinage), vêtus de satin
noir, à parements de velours violet ; les officiers de judicature, en robes
de drap écarlate à parements de moire d'argent ; le clergé, avec les reliques
des églises, conduit par l'évêque d'Amiens et suivi de huit cents habitants
en habits de gala. Les deux cortèges se remirent en marche, quand l'évêque
eut présenté la croix à la princesse. Elle était sur une haquenée blanche, et
le duc de Valois, chevauchant à ses côtés, parloit
à elle. Le roi,
couvert de drap d'or et portant un chapeau rouge, attendait l'approche de sa
fiancée ; il monta sur un grand cheval
bayard, qui sautoit, et avec tous les gentilshommes et pensionnaires de sa
maison, et sa garde, et en moult noble état, vint recevoir sa femme, et la
baisa, tout à cheval,
en lui disant : Ma fille, soyez ça bienvenue. Et après ce, embrassa tous les princes d'Angleterre et
leur fit très bonne chère. Les trompettes et les clairons sonnaient, toutes les cloches
d'Abbeville étaient en branle, et l'artillerie tiroit merveilleusement. Ce jour-là, la reine logea au logis du roi et y
soupa. Le duc de Valois avait invité tous les princes d'Angleterre à souper
chez lui : le souper terminé, ils retournèrent chez le roi, où il ne fut plus
question de deuil : les danses commencèrent et durèrent toute la nuit. Le
lendemain, les épousailles se firent, non dans une église, mais dans une
belle et grande salle tendue de drap d'or. Le roi et la reine étaient assis
devant l'autel, la reine toute déchevelée, avec un riche chapeau
d'orfèvrerie et de pierres précieuses, en guise de couronne. Monsieur et
Madame d'Angoulême allèrent, pour eux, à l'offrande. La pauvre dame Claude
avait un bien grand regret, car il n'y
avoit guère que la reine sa mère étoit morte. Les époux restèrent à
Abbeville durant quelques jours ; ils s'acheminèrent alors, à petites journées,
en s'arrêtant dans les principales villes qui leur rendaient de grands
hommages, jusqu'à Saint-Denis, où le couronnement de la reine eut lieu, le 3
novembre. Ce fut le duc de Valois, qui, dans cette cérémonie, soutint de ses
mains au-dessus de la tête de la reine la couronne royale, dont le poids
l'eût accablée. Depuis le mois d'août, le prévôt des marchands et les
échevins étaient prévenus de se mettre en mesure de bien recevoir la nouvelle
reine, qui ferait entrée dans la capitale, au mois de septembre ou bien au
mois d'octobre. Il y avait eu ainsi plus de deux mois, pour les préparatifs
de cette entrée, que le roi désirait être plus solennelle et plus triomphante
que toutes les autres, afin de faire honneur à son allié le roi d'Angleterre.
Ce n'est pas sans difficulté que le Corps de ville avait obtenu des
confréries de métiers, qu'elles fissent les dépenses ordinaires de robes de
soie et d'habits de livrée. Les seize quarteniers se refusèrent même à se
vêtir de robes de soie et ne voulurent porter que de bonnes robes d'écarlate
violette. Le Bureau de la ville consentit, d'ailleurs, à subvenir à tous les
frais extraordinaires de l'entrée. Ce fut seulement le 6 novembre, à dix
heures du matin, que le cortège du Corps de ville, des bourgeois et des
marchands, tous en habits de livrée ou de parure, se rassembla sur la place
de Grève, pour aller au-devant du cortège royal, qui se formait en même temps
à la Chapelle Saint-Denis. Les religieux des Ordres mendiants, portant leur
croix, ouvraient la marche ; les archers et arbalétriers de la ville, bien
montés et habillés de hoquetons argentés, précédaient le Prévôt des marchands
et les échevins, suivis des bourgeois, marchands et officiers de la Ville.
Les lieutenants du Prévôt de Paris et tous les officiers du Châtelet
précédaient le Prévôt de Paris, accompagné de la Noblesse de Paris et de l'Ile-de-France
; les capitaines de l'Hôtel du roi, richement accoutrés et montés sur beaux
coursiers s'entremêlaient ensuite avec les princes, barons, chevaliers et
écuyers anglais, pour leur faire honneur ; la Chambre des Comptes et toute la
Cour du Parlement, avec leurs présidents, 'séparaient les Anglais, de
Messeigneurs les ducs de Valois, de Bourbon, d'Alençon, et de Vendôme. Cet
immense et brillant cortège défila devant la reine Marie, qui était entourée
des princesses et d'une foule de damoiselles de France et d'Angleterre, et
chacun, en passant devant elle, lui
faisoit honneur et révérence à son joyeux avènement. Quand le cortège se remit en
marche, dans le même ordre, pour entrer à Paris, la reine remonta dans sa
litière, et le duc de Valois, à cheval, cheminant auprès d'elle, lui tenait
compagnie. Elle était vêtue d'une robe d'or, couverte et bordée de
pierreries, avec des bagues aux doigts et un carcan de fines pierres
précieuses au cou. Devant elle, marchaient les Suisses du roi, en rang, et
les hérauts d'armes des rois de France et d'Angleterre, le prévôt de l'Hôtel,
et tous les princes français et anglais, sur deux files, leurs pages
d'honneur conduisant le cheval du roi et la haquenée de la reine. A l'entrée
de la ville, la reine fut reçue honorablement par les échevins de Paris, qui
posèrent sur sa tête un ciel de drap d'or, semé de fleurs de lis et de roses
vermeilles. Ce ciel fut porté, à tour de rôle, selon les coutumes anciennes,
par les bourgeois, les marchands, les orfèvres et les hanoars (porteurs de sel). Depuis la Porte Saint-Denis, les rues étaient tendues de
broderies et de tapisseries, et des échafauds, dressés à certains endroits,
sur le passage du cortège, offrirent la représentation de mystères ou
tableaux vivants, dont le sens allégorique, plus ou moins mystérieux, se
rapportait au mariage de la reine. A la Porte Saint-Denis, un grand échafaud
représentait le navire héraldique de la Ville de Paris, flottant sur la mer
au gré des quatre vents et ayant à son bord Bacchus, qui tenait une grappe de
raisin, et Cérès, une gerbe. Les matelots et les passagers du navire chantoient mélodieusement. A la fontaine du Ponceau, on
voyait un agréable jardin, où poussaient un beau lis et un rosier couvert de
roses rouges, sous la garde de trois pucelles nommées : Beauté, Liesse et
Prospérité. Devant l'église de la Trinité, le roi David, sur son trône, ayant
à ses côtés son fils Salomon et environné de ses chevaliers, recevait la
reine de Saba, qui lui apportait la paix. Le sujet de ce mystère était exposé
dans un rondeau écrit au pied de l'échafaud. A la Porte aux Peintres, dans le
haut d'un grand échafaud, Jésus, sous les traits d'un pasteur de brebis,
élevait dans ses mains le lis et le cœur de la France. Au-dessous de lui,
trônait un roi, ayant en main le sceptre et le bâton royal, et une reine
tenant d'une main le bâton royal et de l'autre une rose vermeille ; plus bas,
cinq jeunes chanteuses se nommaient : France, Paix, Amitié, Confédération et
Angleterre. Devant l'église de Saint-Innocent, sur un grand échafaud, les
quatre Vertus théologales gardaient le lis de France ; au-dessous, Dieu le
Père faisait monter en l'air une grande rose épanouie, au centre de laquelle se
tenait une reine nommée Franc-Vergier ; au pied de l'échafaud, dame Paix
foulait aux pieds la Guerre. Au Châtelet, au milieu d'un grand échafaud, deux
dames, Justice et Vérité, montaient et descendaient alternativement par une
échelle qui conduisait de la terre au trône céleste ; à droite et à gauche
étaient rangés les douze Pairs de France, chacun portant ses armés. Dans le
bas, cinq personnages allégoriques s'intitulaient, Bon Accord, Stella maris (Étoile de la mer), Minerva, Diana et Phébus. Enfin, à la porte principale du Palais, un vaste échafaud
présentait un tableau très compliqué : dans le haut, la Salutation angélique
; l'ange Gabriel disant à la Vierge Marie : Ave Maria gratia plena ; entre l'ange et la Vierge, un 'lis fleurissant, au-dessous
duquel deux écus couronnés, l'un aux armes de France et l'autre aux armes
d'Angleterre ; puis, à droite, un porc-épic, et à gauche un lion rampant.
Dans le bas, un jardin, nommé le Vergier
de France, tout
planté de lis, avec un chœur de bergères et de bergers, qui chantaient
mélodieusement, en adressant leurs hommages à un roi et à une reine, assis
sur un trône entre dame Justice et dame Vérité. La
reine s'arrêta, quelques instants, devant chacun de ces tableaux. Une
députation de l'Université de Paris l'attendait auprès de l'église
Sainte-Geneviève des Ardents ; le recteur, accompagné d'un grand nombre de
docteurs et de maîtres ès arts, salua la reine, au nom de Notre mère
l'Université, et un vénérable docteur prononça une belle harangue. A la porte
de la cathédrale, la reine mit pied à terre et fut reçue par l'archevêque de
Sens et l'évêque de Paris, assistés des abbés de Sainte-Geneviève, de Saint-Victor
et de Saint-Magloire, avec quantité de prélats et de chanoines, tous revêtus
de riches chapes. Quand la reine entra dans l'église, les orgues commencèrent
à jouer, les cloches à sonner : les prélats se mirent à chanter le Te Deum,
et la reine alla faire sa prière à genoux devant le maître-autel, où l'évêque
de Paris lui donna la bénédiction et la releva, en disant : Très chère dame, vous soyez la bienvenue en ce royaume ! Elle prit congé des prélats et
des assistants ; puis, elle fut conduite au Palais, où elle devait souper et
où elle tint cour royale à toutes gens notables. On la mena dans la
Grand'Salle, toute tendue de tapisseries, et on la fit asseoir, au milieu de
la Table de Marbre, avec les princesses de France qui avaient droit de prendre
place à la table royale ; les autres princesses, dames et damoiselles de
France et d'Angleterre étaient assises à une autre table. Tout au long de la
Grand'Salle, on avait dressé des tables destinées à toutes gens notables
venant en cour. Pendant le souper, les trompettes, clairons et hautbois ne cessèrent de jouer si gentiment, qu'il sembloit être en
un petit paradis, que d'être en ladite salle. On apporta devant la reine
divers entremets, ou sujets figurés en relief et mécaniques, entre autres un
phénix battant des ailes et allumant un bûcher pour s'y brûler, un saint
Georges à cheval conduisant la Pucelle d'Orléans, un porc-épic et un léopard
soutenant l'écu de France, les quatre fils- Aymon sur le même cheval, etc. Il
y eut, en outre, plusieurs joyeusetés et ébatte-mens ; puis, chacun s'en alla
dans son logis, et la reine coucha seule, au Palais, dans la chambre des rois
de France. Peu de jours après, le Prévôt des marchands et les échevins, vêtus
de leurs robes de cérémonie, et accompagnés de bon nombre de bourgeois et
marchands, vinrent saluer la reine, à l'hôtel royal des Tournelles, et lui
offrirent en don, au nom de la ville de Paris, un magnifique service de
vaisselle d'argent doré, en la priant humblement de daigner visiter l'Hôtel
de ville. La reine accepta cette invitation, sauf à en référer au roi, qui
lui permit d'aller dîner, le 26 novembre, à l'Hôtel de ville. Un banquet
magnifique avait été préparé, ce jour-là, mais la foule était si grande dans
l'intérieur de l'édifice municipal, que la reine faillit n'y pouvoir
pénétrer, malgré l'intervention des archers de la garde. La reine était,
comme partout, escortée par le duc de Valois, qui remplissait les fonctions
de son chevalier d'honneur. Elle put enfin arriver à la grande salle, où le
repas fut servi, et s'asseoir seule, avec Madame Claude, à la table qu'on lui
avait réservée. Peu s'en fallut qu'il lui fût impossible de sortir de l'Hôtel
de ville : pour laisser écouler la foule, on la fit entrer dans le Bureau de
Messieurs de la Ville, avec Madame Claude, et elles y trouvèrent le duc de
Valois, le duc de Bourbon et le duc de Suffolk. Le roi, ne voyant pas revenir
la reine, s'inquiéta de sa longue absence et l'envoya chercher. Le roi, qu'on
disait mal portant, n'avait pas figuré à cette fête offerte à la reine. Treize
jours auparavant, le i3 novembre, s'étaient ouvertes, dans la rue
Saint-Antoine, près de l'hôtel des Tournelles, les joutes, que le duc de
Valois avait fait annoncer par Montjoie, premier et souverain roi d'armes des
François, dès le mois de septembre, dans tout le royaume de France, et par
Jarretière, roi d'armes du roi Henri VIII, dans tout le royaume d'Angleterre.
Ce jeune prince, quoique très chagrin du mariage de Louis XII, avait voulu,
en publiant un tournoi en l'honneur du joyeux avènement de la reine, donner à connoissance, pour complaire au roi et aux
Anglois, qu'il étoit bien aise dudit mariage. Ce pas d'armes de l'Arc
triomphal devait se composer de cinq emprises, signifiées par cinq écus, à
savoir : l'écu d'argent, l'écu d'or, l'écu noir, l'écu tanné et l'écu gris.
Plus de trois cents princes, nobles et gentilshommes étaient venus toucher un
ou plusieurs de ces écus, pour être admis à combattre les tenans de l'Arc triomphal. Monsieur avait choisi sept capitaines : M. de
Vendôme, M. de La Palice, M. de Bonnivet, le grand sénéchal de Normandie, le
Jeune Aventureux, le grand écuyer de France, et le duc de Suffolk, pour tenir le pas avec lui, à tous venans, tant Anglois
que François,
fût à cheval ou à pied. Les joutes se succédèrent, sans interruption, pendant
plus de six ou sept jours consécutifs, en présence du roi, de la reine et de
toute la Cour. Ces beaux coups de lance et d'épée ne causèrent, par bonheur,
que peu d'accidents, et pourtant, au dire du seigneur de Fleuranges, qui
était un des tenans, ceux-ci eurent merveilleusement à souffrir, car ils
eurent dessus les bras plus de trois cents hommes d'armes ; et y furent
faites de fort belles choses de frapper et de bien jouter. Ce n'étaient que
banquets et festins, après les joutes, et il
n'y eut seigneur qui ne festoyât les Anglois. La comtesse douairière
d'Angoulême écrivit, dans son Journal : Le 9
de novembre, mon fils, courant la lice aux Tournelles, fut blessé entre les
deux premières jointes du petit doigt, environ quatre heures après midi. Mais, un mois plus tard, elle
devait écrire dans ce même journal : Le
premier jour de janvier, mon fils fut roi de France. La mère
du duc de Valois avait vu, avec un mortel déplaisir, le mariage du roi, qui
ne cachait à personne l'espoir d'avoir un fils ; elle s'était tenue à
distance de la Cour, après la mort d'Anne de Bretagne, qu'elle ne regrettait
pas et qui l'avait si constamment détestée. Louis XII ne l'aimait pas
davantage, quelque sympathie, quelque tendresse qu'il eût pour le comte
d'Angoulême. Cette princesse haineuse et vindicative n'avait pas depuis
quitté ses terres, allant de Cognac à Angoulême et d'Angoulême à Cognac.
Mais, lorsque le roi eut épousé Marie d'Angleterre, ses amis, son fils
lui-même lui firent comprendre qu'elle devait, dans son intérêt et dans celui
de ses enfants, ne pas rester éloignée des fêtes célébrées à l'occasion de ce
mariage, qui la désespérait, sans avoir fait acte de déférence et de respect
à l'égard de la reine. Voici en quels termes elle raconte, dans son Journal,
sa visite à la nouvelle reine de France, après avoir enregistré
dédaigneusement les amoureuses noces de
Louis XII, roi de France, et de Marie d'Angleterre : Le troisième jour de novembre 1514, avant onze heures
avant midi, j'arrivai à Paris ; et celui même jour, sans me reposer, je fus
conseillée d'aller saluer la reine Marie, à Saint-Denis, et sortis de la
ville de Paris, à trois heures après midi, avec grand nombre de gentilshommes. Elle avait pourtant assisté au
couronnement de la reine et à son entrée solennelle dans Paris ; mais elle
s'empressa de retourner dans sa ville d'Angoulême. Le duc de Valois
dissimulait mieux son mécontentement ; il devait, d'ailleurs, savoir gré au
roi de l'avoir mis au premier rang, comme héritier présomptif de la couronne,
dans toutes les cérémonies du mariage. Louis XII avait fait plus : étant à
Beauvais, avec la reine qu'il amenait à Paris, il avait donné, le 27 octobre,
à son gendre, le duché de Bretagne, en lui permettant de pourvoir, suivant
son bon plaisir, aux affaires des finances, aux offices, charges et bénéfices
de la province, sans préjudice, toutefois, du droit que la princesse Renée pourrait
avoir un jour audit duché de Bretagne. Monsieur d'Angoulême, qui étoit alors un jeune prince beau et très agréable, avait presque oublié le tort
irréparable que pouvait lui faire Marie d'Angleterre, en donnant un fils au
roi et un héritier à la Couronne. La reine, de son côté, lui faisoit très bonne chère, l'appelant toujours : Monsieur mon beau-fils. Et de fait, en état éprise, et lui, la voyant, en fit de
même. Louis XII
l'avait autorisé, en quelque sorte, à se faire le chevalier d'honneur de la reine,
et les devoirs de cette charge de cour lui attribuaient le droit de se
trouver sans cesse près de cette belle princesse. Ce fut le chevalier
d'honneur, en titre d'office, Monsieur de Grignaux, gentilhomme périgourdin, très sage et très avisé, qui devina le premier les sentiments et les
intentions de la reine Marie, à l'égard du duc de Valois. Voyant que le mystère s'en alloit jouer, il adressa cette remontrance à
l'imprudent prince, en se courrouçant : Comment,
Pâques Dieu ! lui
dit-il, ne voyez-vous pas que cette femme,
qui est fine et caute : (rusée), vous veut attirer à elle ? Et si elle vient
à avoir un fils, vous voilà encore simple comte d'Angoulême, et jamais roi de
France, comme vous espérez. Après, vous pourrez bien dire : Adieu ma part du
royaume de France ! Donc, songez-y ! Le duc de Valois y songea et se tint sur ses
gardes. Les fêtes du mariage, qui avaient beaucoup fatigué le roi, étaient
enfin terminées. Les seigneurs et les dames d'Angleterre, qui avaient pris
part à toutes ces belles fêtes, voulurent retourner dans leur pays et prirent
congé du roi, de la reine et de Monsieur d'Angoulême, qui les avaient comblés
de soins et de présents. Au moment de leur départ, le duc de Suffolk apprit
au roi qu'il restait auprès de lui, comme ambassadeur du roi d'Angleterre,
qui l'avait accrédité auprès de la Cour de France. Les courtisans savaient
que le duc de Suffolk était le favori de Henri VIII, et que la reine Marie
l'honorait d'une bienveillance particulière ; ils se disaient entre eux, qu'il ne vouloit pas de mal à la sœur de son maître. A peu de jours de là, le duc
de Suffolk remettait au roi, de la part de Henri VIII, une lettre de bénévolence et de remerciement, dans laquelle ce passage curieux, relatif à
la reine, révélait l'inspiration de l'ambassadeur : Nous ont semblablement nosdits ambassadeurs dit et
remontré comme elle se conduit envers vous en toute humilité et révérence, de
sorte que vous vous tenez fort bien content d'elle ; et avons pris très grand
éjouissement, plaisir et confort de ce ouïr et entendre : et notre vouloir,
plaisir et intention, est qu'elle le fasse, en persévérant de bien en mieux,
si elle veut et désire d'avoir notre amour et fraternelle bienveillance. Et
ainsi lui donnâmes avisement et conseil, avant son département envers vous,
et ne faisons aucun doute que, l'un jour plus que l'autre, ne la trouvez
telle que doit être envers vous et faire toutes choses qui vous peuvent venir
à gré, plaisir et contentement. On
reconnaissait déjà, comme l'a dit Brantôme d'après le témoignage des
contemporains, que le roi avait épousé la jeune et belle Marie d'Angleterre, comme par contrainte, se sacrifiant pour acheter la paix
et l'alliance du roi d'Angleterre, et qu'il pût mourir paisible roi de
France, sans la laisser en trouble. Le 1er octobre, l'empereur Maximilien avait
consenti que son petit-fils Charles de Castille fût compris dans le traité de
confédération, que le roi d'Angleterre avait conclu avec le roi de France, à Londres,
le 7 août dernier. Maximilien lui-même était prêt à signer la trêve d'un an,
que le roi d'Aragon avait signée avec Louis XII. Le pape avait fait les
premiers pas pour se rapprocher des Français et de leur roi : il avait fait
écrire, par son secrétaire le cardinal Bembo, une lettre de condoléance sur
la mort de la reine Anne de Bretagne, pour consoler le roi de la perte de
cette digne épouse, qui avait été, disait-il, en son vivant, singulièrement affectionnée à toute dévotion et à
l'honneur de Dieu et de l'Église. Le pape demandait au roi de s'associer à lui,
pour placer son frère Julien de Médicis sur le trône de Naples. Louis XII,
qui avait sagement renoncé à ses prétentions sur le royaume de Naples, en
faveur de Ferdinand le Catholique, et qui s'était assuré le concours des
forces militaires de cet allié pour reconquérir son duché de. Milan, se
voyait obligé de répondre évasivement, quoique amicalement, aux propositions
d'alliance offensive et défensive, qui lui venaient de la part du
Saint-Siège. Léon X, prévoyant une nouvelle guerre en Italie au printemps
prochain, avait essayé inutilement de détacher les Vénitiens de leur alliance
avec Louis XII, qui était devenu leur plus utile et leur plus fidèle allié.
Louis XII n'avait plus à craindre qu'une ligue de l'empereur avec les Suisses
et tous les princes de l'Italie. C'était pour rendre cette ligue impossible,
qu'il se préparait à faire descendre son armée dans le Milanais, ét il
comptait bien réunir à cette armée dix-huit mille archers anglais, que le roi
Henri VIII devait lui fournir en cas de guerre, outre une flotte bien équipée
portant cinq mille marins pour agir contre Gênes. Il avait donc prié le duc
Charles de Bourbon, à qui était dévolu le commandement en chef de l'armée de
France, d'aller passer en revue la gendarmerie dans ses quartiers d'hiver. Depuis
six semaines à peine, le duc de Valois était en possession du duché de
Bretagne, et déjà Louis XII se repentait de la donation qu'il avait faite à
son gendre, sous l'influence des sollicitations de plusieurs membres du
Conseil d'État, et notamment d'Antoine Duprat, président du Parlement.
Antoine Duprat était une des créatures les plus dévouées au nouveau duc de
Bretagne, qui lui avait confié des pleins pouvoirs pour administrer le duché.
Les Bretons se plaignaient de cette administration, qui ne tenait pas compte
de leurs Coutumes et de leurs privilèges. La question fut portée devant le
Conseil du roi, dans une séance à laquelle assistaient les princes et les
seigneurs, dont quelques-uns eurent l'air de faire fi de la Bretagne, et
laissèrent entendre que la France ne pouvait que gagner à la disjonction de
ce duché, qui n'avait pas apporté à la couronne un accroissement réel de
puissance et de richesse. Le roi était présent, mais semblait étranger à ce
qui se passait autour de lui. Alors, le comte de Laval, indigné d'une
injustice aussi criante, prit la défense de son pays natal, en évoquant le
souvenir de la reine Anne de Bretagne : Je ne
sais qui vous en fait parler ainsi ? s'écria-t-il. Ressouvenez-vous
et comptez, depuis l'établissement du royaume, que vous n'eûtes une reine si
grande dame, ni qui vous ait haussé et élevé si haut. Eh I montrez-moi un
pied de terre, que vous aient apporté vos autres reines ? La mémoire de celle-ci
vous doit être recommandée entre toutes, car, par elle, vous avez clos le pas
à vos ennemis, qui vous enfonçaient jusque dans le cœur du royaume, toutes
les fois qu'il plaisait aux ducs, ses prédécesseurs, qui tenaient la clé de
vos portes, et n'a pas été sans cause, que, par le temps de mille ans, du
long, vous n'avez pu conquérir ce que vous avez à la fin obtenu avec tant de
supplications et ce que vous ravalez à présent ! Cette sortie éloquente était
une allusion indirecte à la reine Marie d'Angleterre, qui n'avait pas ajouté
un pouce de terre à la France, en succédant à la bonne reine Anne de
Bretagne. Le roi avait écouté avec émotion les fières paroles du comte de
Laval, qu'il remercia du regard. Il sortit, sans mot dire, mais les yeux
pleins de larmes. On jugea qu'il était bien malade, pour n'avoir pas rendu
hommage à la mémoire de sa bonne et bien-aimée Bretonne. L'état inquiétant de
la santé du roi arrivait à la connaissance du peuple, qui s'en affligeait en
maudissant la haquenée d'Angleterre, comme on appelait la reine
Marie, depuis que les confrères de la Basoche, dans la représentation d'une
de leurs farces, avaient osé dire publiquement que le roi d'Angleterre avait envoyé une haquenée au roi de
France, pour le porter bientôt, et plus doucement, en enfer ou en paradis. Monsieur
d'Angoulême, malgré ses belles résolutions de sagesse et de prudence, était tenté et retenté des caresses et mignardises de cette
belle Angloise.
M. de Grignaux, jugeant que le pauvre amoureux allait se perdre, avertit sa
mère qui le tança si bien, qu'il n'y retourna plus, quoique la reine fit bien
tout ce qu'elle pût pour vivre et régner reine mère peu avant et après la
mort du roi. C'est alors que Gouffier de Boissy, qui avait été le gouverneur
du jeune comte d'Angoulême et le président Antoine Duprat qui possédait toute
sa confiance, lui conseillèrent de veiller sur lui-même, et en même temps sur
le duc de Suffolk, qui paraissait être très avant dans les bonnes grâces de
Marie d'Angleterre. Le duc de Valois fut guéri aussitôt de son dangereux
amour et, de concert avec sa mère, il mit ordre à ce que le duc de Suffolk ne
pouvait plus voir la reine qu'en présence de témoins, qui n'étaient que des
espions ou des affidés de Monsieur, et avoit
tant fait, dit
le seigneur de Fleuranges, confident du duc de Valois, que Madame Claude sa femme, ne bougeoit de la chambre de
la reine, et lui avoit-on donné Madame d'Aumont, pour sa dame d'honneur,
laquelle couchoit dans sa chambre. Un jour, le prince, sortant du logis du roi,
entra chez le seigneur de Fleuranges Aventureux, s'écria-t-il, je suis plus joyeux et plus aise que je fus, passé vingt
ans, car je suis sûr, on m'en a fort bien menti, qu'il est impossible que le
roi et la reine puissent avoir enfants, ce qui est tout à mon avantage ! Fleuranges,
dans ses Mémoires, assure que le roi avoit voulu faire du gentil compagnon avec sa femme ; il n'était plus malade des
gouttes, depuis la fin de l'année précédente, mais aurait dû vivre d'un grand régime, qu'il rompit à cause de sa femme. Les médecins lui disaient
bien, que s'il continuoit, il en mourroit. Il avait trop compté sur ses
forces, ne se sentant pas encore vieil
homme, à l'âge
de cinquante-deux ans et demi. Le bon roi, raconte le secrétaire du
chevalier Bayard, le bon roi, à cause de sa
femme, avait changé toute sa manière de vivre ; car, où soulait (avait coutume) dîner à huit heures, convenait qu'il dinât à midi ; où il
soulait coucher à six heures du soir, souvent se couchait à minuit. Il tint bon le plus longtemps
possible, mais tous les jours sa faiblesse augmentait, et quand il se vit
forcé de se mettre au lit, il comprit qu'il ne s'en relèverait plus. Il
envoya chercher le duc de Valois, et lui
dit qu'il se trouvdit fort mal et que jamais n'en échapperoit. Le comte d'Angoulême s'efforçait
de le réconforter, mais il voyait bien que sa mort était proche. Le roi était
atteint d'une fièvre pernicieuse, accompagnée de dysenterie, de laquelle maladie tout remède humain ne le put garantir,
qu'il rendit son âme à Dieu, le 1er janvier 1515, dans l'hôtel royal des Tournelles ; sur lequel jour fit le plus horrible temps que jamais on
vit. Son
oraison funèbre est tout entière, dans ces mots de l'Histoire du bon
Chevalier sans peur et sans reproche : Ce
fut, en son vivant, un bon prince, sage et vertueux, qui maintint son peuple
en paix, sans Je fouler aucunement. Ce bon prince fut plaint et ploré de tous
ses sujets, et non sans cause, car il les avait tenus en grande justice. Le lendemain de son décès, les
crieurs des corps, en sonnant leurs clochettes, criaient lamentablement dans
les rues de Paris : Le bon roi Louis, Père
du peuple, est mort ! FIN DE L'OUVRAGE
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