LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE XXII. — 1513.

 

 

LOUIS XII était très irrité contre le pape Léon X, qui avait contribué secrètement de ses deniers au maintien de Maximilien Sforza dans son duché de Milan et qui continuait à payer les Suisses pour les garder dans le Piémont, en prévision d'un retour offensif de l'armée française. Le roi avait interdit tout envoi d'argent à la Cour de Rome et réduit ainsi considérablement les revenus du Saint-Siège. Le pape ne voulait pas, du moins ostensiblement, se déclarer contre le roi Très-Chrétien, qu'il n'avait pas encore relevé de son excommunication. Il fit donc proposer au roi une transaction amiable, et il employa secrètement, dans son intérêt, la pieuse intervention d'Anne de Bretagne, qui exerçait une influence active non seulement sur le roi, mais encore sur ses ministres et ses conseillers. Ce fut elle qui prépara et rendit indispensable la réconciliation de Louis XII avec le pape et l'Église. La Cour de Rome exigeait, au préalable, l'annulation du Concile de Pise et l'adhésion du roi au Concile de Latran. La reine eut recours adroitement à l'affection que son époux avait toujours eue pour elle, et le roi finit par céder aux instances de sa bonne femme, du moins sur certains points ; il fit partir pour Rome deux ambassadeurs, Claude de Seyssel et Claude de Forbin, avec des pleins pouvoirs pour traiter de la paix avec le pape, en déclarant que Sa Majesté Très-Chrétienne annulerait tous les actes du Concile de Pise et adhérerait absolument au Concile de Latran ; mais le pape, satisfait d'avoir amené le roi à se soumettre à l'autorité ecclésiastique du Concile de Latran, ne se pressa pas d'en venir à la conclusion d'un traité particulier avec Louis XII, d'autant plus qu'il se trouvait engagé dans une Ligue secrète, signée à Malines, le 9 avril 1513, entre le Saint-Siège, l'empereur, le roi d'Angleterre, le roi d'Aragon et les Suisses, dans le but de ruiner à jamais la prépondérance française et peut-être même de jeter à bas du trône le roi de France. Louis XII ne connaissait pas sans doute l'existence du traité de Malines, ou du moins il n'en avait pas bien apprécié la portée, puisque les confédérés, dans le préambule de ce traité, déclaraient n'avoir pas d'autre vue que de faire la guerre aux Infidèles et aux ennemis de Jésus-Christ. Il savait pourtant que les derniers échecs de son armée en Italie n'avaient été que la conséquence des intrigues souterraines de Léon X : il se plaignit au protonotaire Cinthio, agent du pape à la Cour de France, que le Saint-Père eût fourni des sommes considérables aux Suisses, pour leur payer les frais de la terrible guerre, qu'ils avaient faite à l'armée de La Trémoille en Lombardie. Léon X se contenta de nier le fait purement et simplement. Louis XII hésitait donc encore à mettre à néant 'tous les actes du Concile de Pise ; il se sentait soutenu par les Universités de France, qui avaient reconnu l'autorité de ce Concile. Anne de Bretagne, dont la religion avait été surprise par les inspirations occultes qu'elle recevait directement de Rome, n'était pas encore satisfaite des concessions inespérées qu'elle avait obtenues du roi, qui ne demandait qu'à se rapprocher du pape, mais qui ne trouvait, de la part de cet ennemi juré de la France, que mauvais vouloir et mauvaise foi ; elle eût voulu, pour tranquilliser sa conscience, décider le roi à proclamer spontanément la clôture du Concile de Pise et la nullité de ses décisions. La reine ne se rebuta pas, et ses importunités, mêlées de tendres prières et de douces caresses, devaient l'emporter sur les raisons les plus puissantes de la politique. Au reste, le Concile de Pise était déjà frappé d'impuissance et de mort, puisque deux cardinaux français, qui avaient pris part aux actes de ce Concile, les cardinaux de Sainte-Croix et de Saint-Severin, étaient allés à Rome, pour se faire absoudre par le pape, sous les auspices de la reine de France. Le 27 juin, le Saint-Père, revêtu de ses habits pontificaux et accompagné du Sacré Collège, à l'exception des cardinaux d'York et de Sion, qui avaient protesté contre la réintégration des deux cardinaux excommuniés, fit comparaître devant lui les cardinaux de Sainte-Croix et de Saint-Severin, habillés de violet comme de simples prêtres, et leur donna solennellement l'absolution, après qu'ils eurent demandé pardon, à genoux, de leur coupable participation aux actes schismatiques du Concile de Pise.

Le traité de Malines commençait à recevoir son exécution. L'empereur avait inutilement invité le roi d'Angleterre à faire descendre ses troupes au Crotoy, en promettant de faire entrer les siennes en Picardie ; mais Henri VIII écouta de préférence les avis de ses capitaines, et jugea plus sage de réunir son armée à Calais, qui, depuis un siècle et demi, appartenait à l'Angleterre. L'envoi des premiers corps de cette armée avait eu lieu vers la fin de mai, et le passage des troupes continua, sans interruption, pendant quinze jours, sous la protection de la flotte anglaise. Ce fut Maximilien qui dissuada Henri VIII de faire le siège de Boulogne, d'Ardres et de Guines, que les Anglais convoitaient depuis longtemps pour couvrir leur ville de Calais ; il eut aussi l'adresse de donner une autre direction à l'armée de Henri VIII, en lui persuadant d'assiéger d'abord Thérouanne qu'il projetait de réunir tôt ou tard aux domaines de son petit-fils Charles d'Autriche. L'host d'Angleterre partit donc de Calais, sous le commandement de lord Herbert, le 17 juin, pour aller mettre le blocus devant Thérouanne. La ville était bien fortifiée, mais mal garnie d'artillerie, avec une garnison peu nombreuse, sous les ordres de deux très hardis et gaillards gentilshommes : le seigneur de Théligny, sénéchal de Rouergue, et le seigneur de Pontdormy. Henri VIII débarqua, le 3o juin, à Calais, accompagné de son premier ministre Thomas Volsey, de son favori Charles Brandon et des plus grands seigneurs de sa cour ; il attendit, pour se rendre à son armée, devant Thérouanne, que les opérations du siège fussent plus avancées, et que l'empereur, qui trouvait toujours quelque prétexte de retarder son départ, arrivât enfin, avec l'armée allemande, dans les Pays-Bas, pour se joindre à lui.

Le roi d'Angleterre, parti de Calais, le 2 août, avec un corps de neuf mille hommes de pied, rencontra en chemin la gendarmerie française, au nombre de douze cents lances, qui, sortant de son camp de Blangy, avec du canon, poussait une reconnaissance jusqu'à Tournehem, pour faire une pointe sur Thérouanne. Les Anglais et les Français s'approchèrent, en silence, prêts à l'attaque et à la défense, s'observant mutuellement, sans en venir aux mains. Les Français, qui étaient loin de soupçonner que le roi d'Angleterre avait mis pied à terre pour se cacher au milieu de ses lansquenets, vouloient donner dedans. Les archers anglais, croyant une attaque inévitable, tirèrent fort de leurs arcs et blessèrent plusieurs hommes d'armes. Le seigneur de Piennes, gouverneur de Picardie, lequel avait été nommé lieutenant général du roi, ordonna aux capitaines qui l'entouraient de ne pas répondre à cette folle provoca, tion, dans laquelle on pouvait voir une ruse de guerre : Monseigneur, lui disait le chevalier Bayard indigné de l'audace des agresseurs, chargeons-les ! Il ne nous en peut advenir dommage, ils sont à pied, et nous à cheval. — Messeigneurs, dit le seigneur de Piennes avec autorité, j'ai ordre, sur ma vie, du roi notre maître, de ne rien hasarder, mais seulement de garder le pays ; faites ce qu'il vous plaira, mais de ma part, je n'y consentirai point ! Quelques seigneurs se lancèrent en escarmouche à la suite du Chevalier sans peur et sans reproche, mais le gros des gens d'armes ne bougea pas, et les archers ayant cessé de jeter des flèches, le roi d'Angleterre, avec sa bande, passa au nez des François, en ne leur laissant pour trophée qu'un seul de ses douze canons, qu'il avait surnommés les doute Apôtres. Henri VIII fut bientôt rejoint au camp de siège par Maximilien, qui lui amenait un corps d'infanterie suisse et huit mille hommes de cavalerie. L'empereur, venu en personne, avec une armée allemande, devant Thérouanne, que les Anglais bloquaient et assiégeaient depuis six semaines, ne pouvait plus dissimuler et mentir, comme il l'avait fait jusqu'alors par l'intermédiaire de sa fille Marguerite, en répétant sans cesse qu'il voulait rester bon allié et fidèle ami du roi de France. Le roi d'Angleterre, qui avait pris le titre de roi de France, en mettant le pied sur le sol français, faisait à Maximilien l'accueil le plus amical et le plus compromettant : ils dînèrent ensemble, en l'host, sous les yeux des deux armées que le siège de Thérouanne avait enfin réunies, et là, festoïèrent l'un l'autre, si très paternellement, cordialement et privément, que c'étoit belle chose à voir, et celui qui ne les connoîtroit, sinon par leur manière et façon de faire l'un vers l'autre, les jugeroit plutôt père et fils que frères.

Louis XII jouait au plus fin ; il faisait semblant de ne rien savoir et de ne rien voir, pour se dispenser d'en venir à une rupture éclatante avec l'empereur, que sa politique lui conseillait de ménager. Aussi, au moment même où Maximilien avec son armée allait se rendre sous les murs de Thérouanne, Anne de Bretagne, à l'instigation du roi, écrivait à Marguerite d'Autriche et à son neveu l'archiduc Charles une lettre tout amicale, pour les inviter à intervenir auprès de l'empereur dans l'intérêt de la paix universelle. La gouvernante des Pays-Bas avait envoyé à son père les lettres de la reine de France, en lui demandant la conduite qu'elle devait tenir dans une situation aussi délicate : Nous sommes bien d'avis, lui avait répondu Maximilien, que vous et votre fils lui faites quelque gracieuse réponse et remerciement, en faisant donner, à son échanson (le sieur de Vorne), qu'elle a envoyé devers vous, un don, comme aviserez être le plus honnête. Et au regard de ce que notre sœur nous écrit, que vous veuilliez employer au bien de la paix, nous vous conseillons que sur ce faites réponse que êtes à ce bien inclinée, et que désirez de savoir en quoi et comment vous vous devriez à ce employer, et que de votre côté il n'y aura faute, et vous y employerez de bon cœur. Marguerite, d'après l'avis de l'empereur, avait donc adressé une lettre de remerciement à la reine de France, tant au nom de son neveu, qu'en son propre nom : Quant à ce que par vos lettres me recommandez le bien de la paix, disait-elle, Dieu sait, Madame, si jusques ici j'y ai tenu la main, et vous ose bien dire que si les remontrances, que j'ai ci-devant, à diverses fois, sur ce, faites à Monsieur le roi Très-Chrétien et à vous, eussent été prises comme elles devaient et un peu plus estimées qu'elles n'ont été, les affaires ne fussent jamais venues en telle façon comme ils sont de présent, dont je suis déplaisante, car, quoiqu'on die, je désire autant la paix, que personne qui vive, et plaise à Dieu qu'il y eût tant de bien en moi, que de mon côté me susse aider à en dresser une bonne et universelle en toute la Chrétienté. Louis XII ne voulait à aucun prix en venir à une rupture complète avec Maximilien ; il n'avait choisi le sieur de Piennes pour son lieutenant général, que sous la réserve expresse de n'entreprendre aucun fait de guerre sérieux et décisif. Aussi, les Français ne faisaient-ils qu'observer et inquiéter l'ennemi, sans accepter la bataille que les Anglais leur offraient sans cesse. Les Français se montrent souvent et se retirent bientôt, écrivait-on du camp. Le roi, qui avait ses gouttes, était resté à Paris, où il recevait plus promptement des nouvelles de l'armée, mais, apprenant que la garnison de Thérouanne manquait de vivres, il donna ordre au sire de Piennes de la rafraîchir ou ravitailler, et il se fit transporter en litière, dans la ville d'Amiens, pour se rapprocher du théâtre de la guerre.

Le sire de Piennes s'était mis en devoir d'obéir au roi, en faisant bailler quelques rafraîchissements aux braves gens qui défendaient Thérouanne. L'entreprise fut ainsi dressée. : Toute la garnison française devait sortir du camp de Blangy, avant le jour, avec des chariots chargés de lard et de poudre à canon ; la cavalerie légère des Albanais, sous les ordres du sire de Fontrailles, avait été commandée pour arriver au galop jusque sous les murs de la ville assiégée, chaque homme portant sur ses épaules un sac de poudre et la moitié d'un porc salé, que la garnison viendrait recevoir, pendant qu'une partie des hommes d'armes surprendrait le camp des Anglais et y jetterait l'alarme. Puis, la ville ravitaillée, les assaillants se retireraient, sans combattre, et le reste des hommes d'armes, sous les ordres de La Palice, irait au-devant d'eux, pour les soutenir, au besoin. Tous les capitaines et les principaux seigneurs de la gendarmerie s'étaient promis de prendre part à cette entreprise, comme à une partie de plaisir. Mais le roi d'Angleterre en était averti par ses espions : pendant la nuit du i6 août, il fit sortir de son camp quatre à cinq mille chevaux, dix à douze mille gens de pied, tant lansquenets qu'Anglais, et sept à huit pièces d'artillerie, pour fermer la retraite aux Français, lorsqu'ils reviendraient de leur expédition. Les canons avaient été mis en batterie sur un tertre qui dominait la route, à l'endroit même où la gendarmerie française traverserait à gué la rivière du Lis, en revenant au camp de Blangy ; la cavalerie allemande et l'infanterie anglaise étaient cachées dans un ravin et derrière des bouquets de bois. L'opération du ravitaillement réussit au-delà de toute espérance, et les gens d'armes ; qui avaient appuyé le hardi coup de main des Albanais, n'eurent pas même besoin de tenir en échec les assiégeants, dont le camp paraissait immobile et silencieux. Le seigneur de Piennes était d'avis de rentrer promptement au camp de Blangy, où l'on avait laissé l'artillerie et les gens de pied, mais quelques jeunes hommes eurent envie de reconnoître le camp de l'ennemi ; d'autres, au contraire, ne craignant ni surprise ni attaque, ne songeaient qu'à faire halte et à se reposer, pour la grande chaleur qu'il faisoit, en se proposant de ne se remettre en route qu'à la fraîcheur du soir. Ils avaient ôté leurs habillemens de tête, et ils allaient, comme à l'aventure, montés sur leurs haquenées et buvant à la bouteille, tandis que leurs écuyers et valets conduisaient à la main leurs grands chevaux et portaient leurs casques et leurs armes. L'ordre qu'on leur avait donné de la part du lieutenant du roi, leur interdisait, d'ailleurs, de combattre, l'expédition n'ayant eu pour objet que de rafraîchir ceux de Thérouanne ; on les avait avertis de s'en retourner au pas, s'ils rencontraient une grosse troupe d'ennemis, et s'ils étoient pressés, du pas au trot et du trot au galop, sans vouloir rien hasarder. Tout à coup l'artillerie volante du roi d'Angleterre commença de tirer sur les gens d'armes français et leur tua quelques hommes ; ce qui causa parmi eux un grand désordre ; la plupart n'étaient pas armés, et ils n'eurent pas le temps de remonter sur leurs grands chevaux, lorsqu'ils aperçurent une nuée de piétons qui descendaient du côteau, et en deux bandes, comme pour les enclore. Les trompettes sonnèrent la retraite, mais les compagnies éparses n'essayèrent pas de se reformer et de faire tête aux gens de pied, qui leur donnaient la chasse bien âprement. Le roi d'Angleterre, en voyant leur déroute, ne lança contre eux que deux mille gens d'armes, qui les poursuivirent de leur pointe. C'était un sauve-qui-peut général, dans lequel les éperons servirent plus que les épées. Les fuyards étaient tellement affolés, qu'ils se précipitèrent dans les rangs des compagnies de réserve, que La Palice avait mises en bataille, et qui se rompirent et se dispersèrent, en tournant le dos à l'ennemi. La Palice et ses capitaines avaient beau crier à haute voix : Tourne, homme d'armes, tourne ! ce n'est rien ! la fuite des hommes d'armes n'en était que plus donnée et plus irrésistible. Le maréchal de La Palice avait été pris, en cherchant à retenir ses gens qui ne l'écoutaient pas, mais il eut l'adresse de s'échapper sur un cheval qui n'avait plus de cavalier. Plusieurs des plus grands de France, entre autres le marquis de Rothelin, fils du feu duc de Longueville, le chevalier Bayard, étaient prisonniers, et deux cents hommes d'armes avaient péri. Beaucoup s'enfuirent, sans être poursuivis, au-delà de Guinegate, où les Français avaient subi un échec du même genre, le 7 août 1479. Cette dernière et fatale défaite fut appelée la Journée dés éperons.

A l'heure même où la gendarmerie française était en pleine déroute, le seigneur de Fleuranges arrivait au camp de Blangy, avec quinze mille lansquenets, en annonçant que le roi, qu'il avait vu à Paris, achevait de mettre sur pied une armée formidable, que le comte d'Angoulême était chargé de conduire en Picardie. Il fut mandé au Conseil de guerre par le seigneur de Piennes et La Palice, qui, sous la menace de l'armée anglaise et allemande, ne pensaient qu'à lever le camp pendant la nuit, mais le seigneur de Fleuranges, dit le Jeune Aventureux, leur déclara qu'il n'était pas venu avec ses bons compagnons, pour fuir en pleine nuit, comme un voleur. Il déclara qu'il se faisait fort de tenir tête aux Anglais et aux Allemands, si on voulait lui prêter les pièces d'artillerie qui étaient au camp et dont il ferait bel usage. Il était à peine rentré en son logis 'pour souper, que des enfants perdus de l'armée allemande vinrent faire insulte au camp et tenter de l'enlever, mais bon nombre d'hommes d'armes étaient déjà revenus, qui ne songeaient plus à la fuite et qui montrèrent aussi bon visage que les lansquenets du Jeune Aventureux. Ce ne fut rien, et fit-on retirer chacun en sa chacune. Mais, le lendemain matin, le seigneur de Fleuranges visita le terrain où avait eu lieu l'escarmouche nocturne des gens de pied de Maximilien, et il y trouva grand nombre de morts, ce qui lui prouvait que ses lansquenets avaient bien fait leur devoir. Il s'en alla ensuite avec eux explorer le pays, surtout l'espace que la gendarmerie française avait parcouru, en fuyant, à force d'éperons, devant quelques milliers de piétons anglais et deux mille chevaux allemands : il y ramassa des blessés français, que l'ennemi victorieux n'avait pas daigné recueillir et qu'il ramena au camp sur des chariots. A son retour, on apprit que le comte d'Angoulême, avec une puissante armée, composée surtout d'hommes d'armes, ne tarderait pas à donner la main aux troupes encore nombreuses qui s'enfermaient dans le camp de Blangy. Le siège de Thérouanne pouvait se prolonger plusieurs semaines, depuis le ravitaillement qui avait coûté si cher à la gendarmerie française, mais le roi, qui avait à cœur de conserver à son service les braves gens qui défendaient Thérouanne depuis près de neuf semaines, fit entendre aux assiégés, qu'ils trouvassent moyen de faire composition honorable, laquelle leur fut accordée par les assiégeants, qui craignaient d'être retenus devant la place, jusqu'à la fin de la campagne. La ville remise entre les mains du roi d'Angleterre, les chefs de la garnison et leurs hommes d'armes en sortirent, enseignes déployées, armes en tête et la lance sur la cuisse, et les gens de pied marchant en bataille, tabourin sonnant. Henri VIII, à la suscitation des Flamands, ne tint compte du traité qui assurait à l'habitant bagues sauves ; il fit démolir les fortifications, combler les fossés et brûler toutes les maisons, à l'exception de l'église et de la Maison des chanoines. Les princes et les seigneurs français, faits prisonniers à la Journée des éperons, étaient retenus sur parole dans le camp du roi d'Angleterre, et ce jeune souverain, tout fier du succès de ses premières armes, se proposait de ramener dans son royaume ces prisonniers de haute distinction, comme des témoins vivants de sa victoire de Guinegate : il avait pour tous les plus grands égards et il voulait que chacun d'eux fût traité selon son rang ; mais il ne pensait pas à leur rendre la liberté, moyennant rançon. L'empereur, dont les lansquenets avaient eu le plus de part à la prise de tant de bons gentilshommes, abandonnait volontiers à son allié tous les droits qu'il aurait pu revendiquer sur ces prisonniers de guerre, car la solde de ses troupes était entièrement à la charge de Henri VIII, et lui-même, quoique chef élu du Saint-Empire, devait se considérer comme un des soudoyers du roi d'Angleterre, puisqu'il touchait, tous les jours, 100 écus d'or, pour son plat. Le chevalier Bayard, dont le renom militaire s'était popularisé dans toutes les armées, se trouvait au nombre des prisonniers que le roi d'Angleterre se félicitait le plus de pouvoir montrer à ses sujets. Mais Bayard avait eu la précaution de faire d'abord prisonnier le gentilhomme anglais, auquel il s'était rendu ensuite spontanément ; après avoir passé cinq jours, comme prisonnier, dans le camp anglais, il dit à ce gentilhomme : — Je voudrais bien que vous me fissiez mener sûrement au camp du roi mon maître, car il m'ennuie déjà d'être ici. — Comment ? reprit l'autre. Nous n'avons pas encore avisé de votre rançon ?De ma rançon ? répliqua Bayard. Mais il serait temps aussi de parler de la vôtre, car vous étiez d'abord mon prisonnier, et je me suis rendu à vous, pour me sauver la vie. Donc, nous sommes quittes l'un vis-à-vis de l'autre. Le cas était si nouveau et si singulier, qu'on le soumit à l'arbitrage de l'empereur et du roi d'Angleterre, qui donnèrent gain de cause au bon Chevalier. Henri VIII lui imposa seulement, comme condition de sa liberté, de demeurer six semaines, sur sa foi, sans porter armes. Maximilien l'envoya chercher et lui fit une grande et merveilleuse chère (fête) : — Capitaine Bayard, mon ami, lui dit-il, j'ai très grande joie de vous voir. Que plût à Dieu que j'eusse beaucoup de tels hommes que vous ! Je crois que, avant qu'il fût guère de temps, je me saurais bien venger des bons tours que le roi votre maître et les Français m'ont faits par le passé. — Sire, répliqua le bon chevalier, je n'ai pas charge de vous répondre, au nom du roi mon maître !Il me semble, monseigneur de Bayard, reprit l'empereur en riant, qu'autrefois avons été à la guerre ensemble, et m'est avis qu'on disait en ce temps-là que Bayard ne fuyait jamais ?Sire, répondit simplement Bayard, si j'eusse fui, comme les autres, je ne serais point ici. Un autre prisonnier, le marquis de Rothelin, avait su tout d'abord se recommander de telle sorte aux sympathies de Henri VIII, que le roi le tenait le plus près possible de sa personne et témoignait hautement le désir de le garder, comme un ami, à la cour d'Angleterre. Henri VIII était resté plusieurs semaines devant Thérouanne, qu'il fit raser sous ses yeux, ne sachant pas s'il continuerait la campagne en Picardie ou bien s'il retournerait dans ses États, où son beau-frère le roi d'Écosse, Jacques IV, venait d'entrer avec une armée, après l'avoir défié en combat singulier dans son camp de Thérouanne. Jacques IV, allié de. Louis XII et ami d'Anne de Bretagne, qui l'avait fait son chevalier, voulait tenter une diversion favorable au roi de France, en déclarant la guerre à l'Angleterre. Mais Henri VIII avait si bien pourvu à tout, avant son partement, que l'armée écossaise fut battue, le 9 septembre, et que le vaillant roi d'Écosse périt sur le champ de bataille de l'Odden, avec dix mille de ses meilleurs soldats. En apprenant cette nouvelle, qui le rassurait sur la situation de son royaume, le roi d'Angleterre n'hésita plus à venir assiéger la ville de Tournay, que la gouvernante des Pays-Bas avait l'espoir d'enlever à la France, au profit de son neveu Charles d'Autriche.

Louis XII, toujours tourmenté des gouttes, n'avait pas quitté Amiens, d'où il pouvait suivre, au jour le jour, les événements de la guerre, qui semblait, après la prise de Thérouanne, devoir s'étendre sur quelque point de la Picardie. Dans cette prévision, il avait retiré le commandement de sa première armée au seigneur de Piennes, dès que le comte d'Angoulême, en qualité de lieutenant général du roi, eut assemblé des forces considérables, avec lesquelles il vint prendre, sur la Somme, une bonne ligne de défense, pour mettre l'intérieur du royaume à l'abri d'une irruption des Allemands et des Anglais. En ce moment même, le royaume était exposé, d'un autre côté, à une invasion bien plus redoutable, puisque Maximilien s'était entendu avec les Suisses, pour jeter dans le duché de Bourgogne une armée de trente-cinq à quarante mille hommes, qui pénétreraient au cœur de la France et marcheraient sur Paris, laissé alors sans défense. L'empereur était parti brusquement du camp de Thérouanne, sous prétexte d'aller en personne diriger cette nouvelle attaque contre la France. Le maréchal de La Trémoille, gouverneur de Bourgogne, avait été envoyé, par le roi, en Normandie, pour y fortifier les places capables de faire résistance à l'ennemi, car le bruit avait couru que l'empereur s'apprêtait à envahir la Normandie, pendant que la flotte anglaise menacerait les côtes normandes. Mais La Trémoille, sur un avis secret du roi, était retourné dans le duché de Bourgogne et avait mis en état de défense la ville de Dijon. Marguerite d'Autriche, souveraine de la Franche-Comté, sans tenir compte du traité de neutralité qu'elle avait conclu pour cette province avec le roi de France, s'était mise en rapport secrètement avec les Cantons suisses et les avait décidés à faire une nouvelle ligue contre la France, afin que le duc de Milan demeurait assuré en son duché. L'empereur allait passer en Franche-Comté, avec une armée allemande, pour se réunir à l'armée suisse, qui se composait de plus de dix-huit mille hommes, élus par les Cantons et pourvus d'une superbe artillerie de siège et de campagne. La Noblesse franc-comtoise s'était levée tout entière pour former la gendarmerie de ces deux armées. Les bandes suisses partirent de Zurich, dès le milieu du mois d'août. Quand elles entrèrent, au mois de septembre, dans la Franche-Comté, elles n'y trouvèrent pas les six mille chevaux que l'empereur avait promis de leur amener. Il y avait là seulement le prince Ulrich, duc de Wurtemberg, avec deux mille cavaliers, et, en outre, un millier d'hommes d'armes du Hainaut, qui étaient venus se joindre à ceux de la Franche-Comté. Maximilien s'excusait de manquer au rendez-vous qu'il avait donné, à jour fixe, aux bandes suisses, pour commencer une action combinée contre le duché de Bourgogne, dont il revendiquait la possession héréditaire. Il s'engageait donc à rejoindre l'armée suisse avec six mille chevaux, aussitôt qu'il aurait fini de prêter son concours au roi d'Angleterre, pour le siège de Tournay. Les Suisses ne l'attendirent pas et envahirent la Bourgogne. Le duc de Wurtemberg voulait les pousser en avant, jusqu'à Paris, qui n'avait que de vieilles murailles à moitié démantelées, et qui n'aurait pas eu de garnison pour les défendre. Le pillage de la capitale avait de quoi tenter la cupidité des Suisses, mais ils n'osèrent pas se lancer dans une expédition, dont le succès ne leur était pas garanti par un habile général ; ils jugèrent plus sage de s'arrêter en Bourgogne et de faire le siège de Dijon. La Trémoille ne pouvait tenir la campagne avec mille lances et six mille fantassins : il s'enferma dans Dijon, quand le roi eût fait savoir qu'il se trouvait dans l'impossibilité d'envoyer le moindre secours, à cause de la guerre qu'il avait à soutenir sur les frontières de la Picardie.

La ville de Dijon se trouvait approvisionnée pour un long siège, mais les fortifications étaient insuffisantes. Tout le monde se mit à l'œuvre, soldats et bourgeois, officiers et magistrats, en vue d'augmenter la défense de la place. Le 7 septembre, l'ennemi posa son camp de siège devant la partie la plus faible des remparts, et, deux jours après, la formidable artillerie des Suisses avait ouvert une brèche, qui semblait permettre de monter à l'assaut : on ne voyait paraître personne pour défendre la brèche, et le canon des remparts s'était tu. Le signal de l'assaut fut donné et les meilleures troupes suisses s'élancèrent sur la brèche : là, elles aperçurent, au pied des murailles, un fossé large et profond, derrière lequel on avait construit un solide retranchement, bordé de six mille fantassins, que mille hommes d'armes s'apprêtaient à soutenir avec leurs archers, en se faisant de leurs chevaux une sorte de barrière défensive. Ce spectacle imposant étonna, intimida les Suisses, qui jugèrent prudent de remettre l'assaut à un autre moment ; car il fallait d'abord rendre la brèche plus praticable et détruire les travaux de défense que les assiégés avaient faits en dedans de leurs murailles.

C'est alors qu'on apprit, dans le camp des assiégeants, que l'empereur, qui était attendu de jour en jour, ne viendrait pas, étant allé faire de grandes chasses au fond de l'Allemagne. Les opérations du siège furent suspendues ; les capitaines suisses étaient sans cesse en conférence avec le duc de Wurtemberg, qui avait fort à faire pour les empêcher de retourner chez eux. La Trémoille envoya, au camp des Suisses, sous ombre de traiter paix avec eux, le chevalier Regnaud de Moussy, gentilhomme de sa maison, lequel parlementa, sans grand espoir de succès, avec dix ou douze des principaux de leur armée, qu'il trouva fort arrogants et superbes : on le mit en rapport avec ces capitaines, qui avaient vu dans leur pays le seigneur de La Trémoille et qui lui gardaient bon souvenir ; ils lui firent dire par son envoyé que, s'il vouloit aller vers eux pour traiter paix, volontiers lui donneroient audience. Regnaud de Moussy revint vers son maître et lui rapporta que les assiégeants, au nombre de soixante mille combattants, avaient plus de cent pièces d'artillerie, avec quatre ou cinq cents charrois de poudre. Il était toujours question dans leurs conférences, d'envoyer seize mille de leurs gens courir devant Paris, pour y entrer et piller la ville. La Trémoille adressa un nouveau messager au roi, qui était revenu à Amboise, encore malade, auprès de la reine malade elle-même. Le roi ne lui fit autre réponse, sinon qu'il ne pouvoit lui envoyer secours, et qu'il fit ce qu'il pourroit pour le profit et utilité de lui et du royaume. La Trémoille assembla le Conseil de guerre et lui exposa la situation dans laquelle il se trouvait, car les Suisses avaient recommencé à battre la ville jour et nuit, et déjà l'avoient fort endommagée et gâtée. On s'en remit absolument à la sagesse de La Trémoille, qui demanda un sauf-conduit et ne craignit pas de venir seul négocier avec les chefs de l'armée suisse, parmi lesquels il comptait, sinon des amis, du moins des intermédiaires bienveillants. Il était déterminé, d'ailleurs, pour sauver le roi et la France, à accepter toutes les conditions qui lui seraient imposées ; il eut l'air de résister et de débattre les trois articles du traité, puis il consentit à tout. Le premier article de ce traité énonçait que le roi de France aurait à payer aux Suisses, en deux termes, une somme de 400.000 écus d'or, dont 20.000 devaient être payés comptant, le jour de la levée du siège. Le second article exigeait que le roi renonçât, en bonne forme, à tous ses droits sur le duché de Milan, la seigneurie de Gênes, et même le comté d'Asti, tant pour lui que pour ses successeurs, et qu'il les transportât d'une manière définitive à Maximilien Sforza dès lors en possession de tous ces domaines. Enfin le troisième et dernier article stipulait que le roi désavouerait le Concile de Pise et reconnaîtrait celui de Latran. Ledit traité fut signé par La Trémoille, comme gouverneur de Bourgogne et maréchal de France, et par Jacques de Watteville, avoyer de Berne et général des Suisses. Ce général n'avait pas même demandé si La Trémoille était muni des pouvoirs nécessaires pour prendre de pareils engagements au nom du roi son maître. Les Suisses se contentèrent de toucher, à valoir sur l'indemnité pécuniaire que le traité leur allouait, une somme de 20.000 écus, et ils levèrent aussitôt le siège de Dijon, pour retourner dans leurs montagnes, emmenant avec eux pour otages Louis de Mézières, neveu de La Trémoille, François de Rochefort, fils du dernier chancelier de France, et quatre bourgeois de la ville.

Pendant ce siège mémorable, le roi d'Angleterre avait décidé de venir assiéger Tournay, quoique ses capitaines l'eussent vivement pressé de marcher sur Paris, après avoir livré bataille à l'armée de France, commandée par le comte d'Angoulême. Les anciens privilèges de la ville de Tournay l'exemptaient de recevoir une garnison française, cette ville n'ayant jamais été prise, comme le rappelait cette glorieuse inscription gravée sur ses portes : Tu n'as oncques perdu ta virginité. Le comte d'Angoulême cependant, instruit des projets de Henri VIII, avait envoyé un de ses officiers aux habitants de Tournay, pour leur offrir de mettre dans leurs murs un nombre suffisant d'hommes de guerre. Les Tournaisiens firent répondre au lieutenant du roi : que Tournay étoit (garni de tours) et jamais n'avoit tourné et encore ne tournera, et que si les Anglois venoient, ils trouveroient à qui parler. Les Anglais vinrent, le 15 septembre, et commencèrent à dresser leurs batteries contre la place. Les habitants de Tournay semblaient déterminés à soutenir un long siège. Les assiégeants ne se pressaient pas de donner l'assaut : on parlementait, on négociait sous main ; enfin les Anglais ayant été mis par des traîtres dans la ville, le roi d'Angleterre y entra, le 24 septembre. Les Tournaisiens n'eurent à payer que 5o.000 écus au soleil, pour la conservation de leurs biens et de leurs privilèges, outre une redevance annuelle de 4.000 livres pendant dix ans. L'évêque de Tournay refusa de prêter serment de fidélité à Henri VIII, qui confia alors à 'Wolsey, son premier ministre, l'administration du temporel de l'évêché et des revenus de la riche abbaye de Saint-Amand ; puis, pour montrer qu'il entendait garder cette ville, que Maximilien avait réclamée d'avance pour la réunir aux États de son petit-fils Charles d'Autriche, il ordonna la construction d'une citadelle et laissa dans Tournay une garnison anglaise. L'empereur, en prévision de ce dénouement aussi fâcheux pour sa fille Marguerite et pour l'archiduc, que blessant pour lui-même, n'avait pas attendu, pour partir, l'occupation de Tournay par les Anglais ; mais la gouvernante des Pays-Bas ne se tint pas pour déchue de tout espoir à l'égard de la possession de Tournay, qu'elle convoitait depuis longtemps : elle rejoignit, accompagnée de son neveu Charles d'Autriche, le roi d'Angleterre, qui s'était arrêté à Lille, avant de retourner dans ses États ; elle avait recherché les plus belles filles et damoiselles qu'elle put en Pays-Bas, 'et elle les amenait avec elle, en cette ville, où ayant été reçue et festoyée par allégresse publique, elle mania tellement le roi d'Angleterre ; qu'il sembloit qu'il ne lui oseroit rien dénier. Elle choisit le temps et fleure propre pour demander à Henri VIII, qu'il fit présent de Tournay au jeune archiduc. Il sembloit que l'Anglois s'y accordât, mais le capitaine Talbot, qui était là, fut tellement courroucé d'une pareille demande, que ses vives remontrances empêchèrent le roi de céder aux obsessions de Marguerite d'Autriche : en secret il se déroba et se rendit à Calais, pour repasser en Angleterre avec ses gens de pied, après avoir cassé sa gendarmerie et renvoyé les troupes allemandes qu'il avait à sa solde.

Le traité de La Trémoille avec les Suisses avait sauvé la France : de cette composition fut blâmé ledit seigneur de La Trémoille, de plusieurs, dit l'Histoire du chevalier Bayard, mais ce fut à grand tort, car jamais homme ne fit si grand service en France pour un jour, que quand il fit retourner les Suisses de devant Dijon, et depuis l'a-t-on bien connu de plusieurs manières. Jean Bouchet, l'historien de La Trémoille, ne jugea pas autrement la capitulation de Dijon : Sans cette honnête défaite, le royaume de France, était lors affolé, car, assailli en toutes ses extrémités par les voisins adversaires, n'eût, sans grand hasard de finale ruine, pu soutenir le faix et se défendre par tant de batailles. Louis XII, ayant reçu de La Trémoille communication du traité qu'il avait signé, en son privé nom, avec les Suisses, se contenta de lui écrire qu'il trouvait ce traité merveilleusement étrange ; à quoi La Trémoille répondit avec sa franchise militaire : Par ma foi ! Sire, ainsi est-il ! Mais force a été de le faire, pour la mauvaise provision qui était par deçà, et aussi pour garder votre pays et royaume. Je ne suis nullement obligé de vous le faire ratifier ; pour quoi pourrez-vous prendre querelle, au besoin, sur ce que je n'avais de vous pouvoir, ni puissance. Louis XII comprit mieux le service que le fidèle La Trémoille lui avait rendu, et ne ratifia pas le traité, en déclarant que certaines conditions étaient indignes de Sa Majesté ; il envoya pourtant 50.000 écus aux Suisses, comme pour dégager la parole de La Trémoille. Ceux-ci étaient aussi mécontents du traité de Dijon, que Maximilien, surtout quand ils apprirent que ce traité ne serait pas ratifié par le roi de France ; la Diète de l'Empire fit emprisonner les capitaines du duc de Wurtemberg, qui ne s'étaient pas opposés à la capitulation ; le roi d'Angleterre, non moins indigné que l'empereur, protesta contre un pareil traité, en disant que les Suisses étaient traîtres et vilains. Quand Louis XII eut publié un manifeste, dans lequel il déclarait, à la face de l'Europe, qu'il n'avait donné aucun pouvoir au gouverneur de Bourgogne, pour traiter avec les Suisses, la fureur de ceux-ci ne connut plus de bornes, et les Ligues se prononcèrent d'une voix unanime, pour obtenir une vengeance éclatante non seulement contre le roi de France, mais encore contre La Trémoille et ses otages ; il fut décidé tout d'abord qu'on enverrait une nouvelle expédition en Bourgogne et qu'on irait mettre à sac la ville de Dijon. Quant aux otages, ils furent condamnés à mort : René de Mézières et François de Rochefort devaient être décapités ; les quatre bourgeois de Dijon pendus. On leur fit savoir qu'ils n'avaient plus qu'à se préparer au supplice, et on leur envoya un confesseur. Mais La Trémoille, avait, en Suisse, des amis puissants, qui étaient tous pensionnaires du roi ; ceux-ci eurent le crédit de faire différer l'exécution, et les otages qu'on tenait garrottés des pieds et des mains et liés contre une tendue de bois, avec une chaîne de fer par le milieu du corps, s'évadèrent, une nuit, par la cheminée de la chambre où ils étaient enfermés. Louis XII, averti du sort cruel qui attendait ces malheureux, avait fait offrir de les racheter, moyennant la somme de 400.000 écus, que La Trémoille avait promise en signant le traité de Dijon ; il s'engageait, en outre, à payer sur-le-champ, aux Cantons, 200.000 écus d'or comptant et de leur en assurer 300.000 autres payables à différents termes, en leur accordant de plus une trêve de trois ans pour le Milanais. Mais les Ligues avaient tout refusé avec dédain, plutôt que d'accorder la vie sauve aux otages.

Cependant on pouvait prévoir que le traité de Dijon, désavoué et repoussé solennellement par le roi, recevrait indirectement son exécution. Le bruit s'était répandu partout, dans les premiers jours d'octobre, que le roi de France ne veut entièrement entretenir le traité, et mêmement pour le comté d'Asti ; disant que M. de La Trémoille n'a point eu puissance d'abandonner ladite comté, qui est son vieux patrimoine ; mais on disait déjà que le roi est bien content d'entretenir les autres articles. La politique de Louis XII, habilement présentée par ses ambassadeurs et ses agents secrets dans les cours étrangères, avait gagné du terrain. Le pape Léon X, qui avait besoin d'un appui désintéressé pour la famille des Médicis dans la république de Florence, se rapprochait insensiblement du roi, et le nonce, résidant en Suisse, avait été autorisé à se prononcer en faveur des otages français. La question d'argent était désormais hors de cause, puisque Louis XII consentait à donner beaucoup plus que La Trémoille n'avait promis. On avait aussi admis en principe la proposition du roi, acceptant une trêve de trois ans pour le Milanais. Ce fut alors que Louis XII donna l'ordre, aux capitaines qui tenaient encore pour lui les châteaux de Milan, de Brescia et de quelques autres villes, d'évacuer ces forteresses, aux meilleures conditions possibles, et de traiter avec le duc Maximilien Sforza plutôt qu'avec les Suisses. Et pourtant le gouvernement de ce duc n'était pas trop solide, puisque Jean Leveau, ambassadeur de Marguerite d'Autriche, écrivait, de Milan, confidentiellement, le 20 novembre, au gouverneur de Brescia : Vous véez comme les choses de ce duc sont assurées pendantes sur la glace d'une nuit, et certes, à ce que je vois, j'ai grand'crainte qu'il ne puisse longtemps durer, car il n'est ami et allié que de diables (les Suisses), avec ce, que la conduite est si petite et ;si misérable, que rien plus. Puis, il ajoutait, en parlant de Louis XII : A ce que je puis voir et entendre des Français, Be est grand ennemi des Suisses, combien qu'il dissimule assez avec eux, et se voudrait rompre une jambe, pour leur rompre le col.

Il y avait alors, à la Cour, un déchaînement occulte contre le maréchal de La Trémoille, qu'on accusait d'être la principale cause des embarras et des dangers de la situation, par suite de ce fatal traité de Dijon, que les ennemis du Chevalier sans reproche taxait de trahison ou de folie. Ces ennemis travaillaient à le perdre, en le déshonorant. C'était une basse envie, qui engendra quelque murmure et mauvaise estimation en l'esprit de la reine, et le roi, qui volontiers prêtoit l'oreille à ses paroles, parce que bonne et prudente étoit, avait fini par concevoir des soupçons sur la fidélité de son plus digne serviteur. Anne de Bretagne, malgré son apparente réconciliation avec La Trémoille, ne lui avait jamais pardonné, depuis vingt-six ans, sa victoire de Saint-Aubin-du-Cormier sur l'armée bretonne, et son impitoyable sévérité à l'égard de certains seigneurs bretons. Elle croyait donc que l'heure était venue de donner satisfaction à son ressentiment. La Trémoille, retenu dans son gouvernement de Bourgogne où sa présence était indispensable, envoya Regnaud de Moussy à Amboise, pour donner au roi les explications et les renseignements propres à l'éclairer sur la conduite que son lieutenant avait tenue au siège, de Dijon et sur le grand service qu'il avoit fait au roi et à tout le royaume. Regnaud de Moussy fut surpris de trouver le bon estime du seigneur de La Trémoille envers le roi, tout altéré et changé. Il n'obtenait pas même une audience de Sa Majesté. Il ne balança pas, sans emprunter l'aide d'aucuns — car hardi homme étoit-il par ses vertus —, à pénétrer de vive force dans la chambre du roi, qu'il trouva entouré des envieux et des ennemis du maréchal : là, prosterné d'un genou, il exposa naïvement la belle conduite de son maître, au siège de Dijon, et les motifs qui avaient fait agir ce bon serviteur du roi, dans la négociation du traité avec les Suisses. Louis XII écoutait avec émotion la justification de La Trémoille : Vous m'avez rapporté, dit-il en se tournant vers les calomniateurs du gouverneur de Bourgogne, qu'ils n'étaient que vingt-cinq mille hommes de Suisses et Bourguignons devant Dijon, et n'avaient ni artillerie ni vivres, pour entretenir un camp ? Eh ! vous voyez le contraire, non par le rapport de Regnaud, mais par celui des seigneurs du pays, qui m'en écrivent. Ainsi donc, par la foi de mon corps ! je pense et connais, par expérience, que mon cousin le seigneur de La Trémoille est le plus fidèle et loyal serviteur que j'aie en mon royaume, et auquel je suis plus tenu selon la qualité de sa personne. Allez, Regnaud, et lui dites que je ferai tout ce qu'il a promis, et s'il a bien fait, qu'il fasse mieux ! Louis XII, sans ratifier ouvertement le traité de Dijon, fit tout ce qu'il pouvait pour en exécuter tacitement, autant que possible, les conditions ; par exemple, il avait ajourné l'envoi de ses armées en Italie. Ainsi, sous l'influence des obsessions permanentes de la reine, il avait, par une déclaration, en date du i6 novembre, transmis et cédé tous ses droits sur le duché de Milan, le comté d'Asti et la seigneurie de Gênes, au profit de sa fille Renée, qui apporterait en dot ces droits héréditaires à celui des deux archiducs d'Autriche, Charles ou Ferdinand, que le roi d'Aragon désignerait pour épouser la seconde fille du roi de France. Tel fut le résultat des pourparlers, qui avaient eu lieu secrètement entre les cours de France et d'Espagne, relativement à l'alliance de la petite princesse Renée avec l'archiduc Ferdinand, le second des petits-fils de Ferdinand le Catholique, qui le faisait élever sous ses yeux. Moyennant ce traité qui donnait une base éventuelle au projet favori d'Anne de Bretagne et de Marguerite d'Autriche, le roi d'Aragon s'était séparé des ennemis de Louis XII et avait conclu avec lui une trêve d'un an, aux mêmes conditions que la trêve de l'année courante. Une clause secrète de cette trêve portait expressément que, tant qu'elle durerait, le roi s'engageait à ne rien entreprendre contre le duché de Milan. Mais Louis XII se faisait un devoir de ne tromper personne : le comte de Carpi, ambassadeur de l'empereur, lui ayant conseillé de donner au traité de Dijon une ratification provisoire et conditionnelle, sauf à la démentir plus tard, le roi répondit que cet expédient, sans doute très avantageux, serait contraire à la sincérité dont il avait toujours fait profession ; il ajouta qu'il ne pouvait se résoudre à renoncer au duché de Milan, encore moins à faire semblant de consentir à cette renonciation, car il deviendrait insupportable à lui-même, s'il se sentait capable de pareille lâcheté.

Louis XII comptait sur Léon X, pour dénouer, ou pour rompre tout à fait la sainte ligue, que Jules II avait formée contre la France, et qui la menaçait toujours, en vertu de divers traités non encore périmés, quoique bien affaiblis et plus ou moins modifiés. Léon X, de son côté, comptait sur le roi Très-Chrétien, pour faire de lui l'allié des Médicis et de la république de Florence, depuis que Louis XII semblait renoncer au duché de Milan et se désintéresser des affaires d'Italie. Aussi, l'ambassadeur de Maximilien auprès des Ligues avait-il découvert que le nonce du pape travaillait sourdement à faire une paix entre lesdites Ligues et le roi de France ; de quoi n'a été content l'ambassadeur de l'empereur, mais a dit à l'ambassadeur du pape, que ce n'étoient les services que l'empereur avoit faits au Saint-Siège apostolique, et en avertiroit l'empereur, son maître. La reine de France s'était mise en rapport direct avec le pape, par l'entremise de Claude Seyssel, évêque de Marseille, un des deux ambassadeurs qui représentaient Louis XII au Concile de Latran, et la réconciliation du roi avec le Saint-Siège était dès lors un fait accompli. Ce fut le i8 décembre, dans la huitième session du Concile, que ces deux ambassadeurs, l'évêque de Marseille et Louis de Forbin, délivrèrent l'acte officiel, par lequel le roi de France révoquait le Conciliabule de Pise et adhérait définitivement au Concile de Latran. Le Saint-Père assistait à cette séance solennelle, où fut donnée lecture dudit acte, signé par les deux ambassadeurs français, ainsi que par le cardinal de Saint-Severin et ratifié par lettres patentes du roi datées du 26 octobre de la même année. Il était dit, dans cet acte, que le roi avait cru avoir de bonnes raisons pour indiquer le Concile de Pise, mais que depuis la mort du pape Jules II, ayant su que le pape Léon X ne l'approuvait pas, et se tenant pour averti par les lettres que Sa Sainteté lui avait écrites, il n'avait plus de motifs pour soutenir ledit Concile, attendu que, le pape Jules II étant mort, tout sujet de haine et de défiance avait cessé ; en conséquence, les ambassadeurs de France déclaraient, au nom du roi, renoncer au Concile de Pise et adhéraient à celui de Latran, comme au seul Concile véritable et légitime ; promettant de dissoudre dans un mois l'Assemblée qui se tenait à Lyon, sous le titre de Concile de Pise, et de contraindre à se retirer, ceux qui persisteraient à représenter le Concile schismatique. Les ambassadeurs ajoutèrent, de vive voix, que le roi enverrait à Sa Sainteté six prélats et quatre docteurs, choisis entre ceux qui avaient assisté audit Concile, afin de demander l'absolution du pape pour eux-mêmes et pour tous ceux qui avaient adhéré à ce faux Concile. Après cette déclaration, un protonotaire apostolique, orateur du duc Maximilien Sforza au Concile de Latran, prit la parole et supplia le pape de ne pas permettre que le roi de France s'attribuât le titre de duc de Milan dans ses édits et ordonnances, car le roi de France avait usurpé ce duché, que le duc légitime n'avait recouvré que par le secours du Saint-Siège. L'évêque de Marseille, parlant au nom du roi, répliqua que la difficulté qu'on venait de soulever devait être examinée et discutée dans un autre temps et dans un autre lieu. Léon X mit fin au débat, en disant qu'il fallait laisser les choses dans l'état où elles étaient, sans préjudice des parties intéressées. Dans cette même session du Concile de Latran, le pape publia une bulle adressée à tous les princes chrétiens, pour les exhorter à la paix et à l'union, en ordonnant des prières et des processions publiques, à l'effet d'obtenir, par la grâce du Ciel, cet heureux résultat. Anne de Bretagne apprit, avec une pieuse joie, que le roi, son époux, était enfin réconcilié avec l'Église apostolique et romaine ; elle adressa ses actions de grâce à Sa Sainteté, en implorant sa bénédiction pour elle et pour le roi ; elle fit savoir, en même temps, au Saint-Père que, pour donner plus de solennité à l'envoi d'une mission chargée de demander l'absolution pontificale au nom de la France entière, le roi désignerait six docteurs de l'Université, au lieu de quatre, qui devaient accompagner six évêques du pseudo - Concile de Pise. Léon X, flatté de cette déférence de Louis XII à l'égard du Saint-Siège, annula les censures ecclésiastiques que Jules II avait lancées contre le clergé de France, les Cours souveraines et l'Université de Pars.

La réconciliation du roi Très-Chrétien avec le Saint-Siège était le but qu'Anne de Bretagne poursuivait, depuis plus de quatre ans, avec un zèle et une persévérance infatigables. Ce succès inespéré donnait pleine satisfaction à sa piété et mettait le comble à ses vœux ; il avait été précédé d'un succès tout politique, qui intéressait par-dessus tout son orgueil de reine et sa tendresse de mère : elle venait enfin de réaliser une de ses plus chères espérances, en faisant signer par le roi le traité de mariage de sa seconde fille Renée avec le prince de Castille, archiduc d'Autriche. Elle n'avait pas réussi, malgré tous ses efforts, à obtenir le consentement du roi à l'alliance de ce prince avec sa fille aînée Claude, qui avait été fiancée en i 5o6 à son 'cousin François comte d'Angoulême. C'est en vain que la gouvernante des Pays-Bas, Marguerite d'Autriche, avait associé ses démarches à celles de la reine de France, pour arriver à conclure cette alliance qu'elles souhaitaient, l'une et l'autre, avec la même obstination, et que Louis XII n'avait jamais voulu admettre, nonobstant les sérieux intérêts politiques qui devaient la lui faire approuver. Les fiançailles de Madame Claude et du comte d'Angoulême, qui avaient été réclamées par le vœu du royaume dans l'Assemblée des États de Tours, étaient un acte national, que le roi ne pouvait plus annuler, par le fait de sa simple volonté. Il aurait regardé, comme un danger grave, pour la couronne de France, l'union de sa fille aînée avec l'archiduc Charles, petit-fils de l'empereur Maximilien et héritier présomptif de l'Empire ; mais, pour détacher de la Ligue de ses ennemis confédérés le roi d'Aragon, il n'avait pas hésité à promettre en dot à sa seconde fille Renée le duché de Milan, le comté d 'Asti et la seigneurie de Gênes, dans le cas où elle épouserait l'un des deux princes de Castille, Charles ou Ferdinand. Il n'y avait là qu'une promesse vague, un projet lointain, que les événements pouvaient changer. Louis XII donnait ainsi satisfaction à une des idées dominantes de sa femme, qui voulait rattacher au Saint-Empire la France et la Bretagne par l'union d'une de ses filles avec un des deux archiducs d'Autriche. L'ambition de la reine à cet égard était dirigée et soutenue par la haine qu'elle portait à Louise de Savoie, dont le fils, François d'Angoulême, était fiancé, à Madame Claude, fille aînée du roi. Avant même que Louis XII eût consenti à l'alliance de sa fille cadette avec le jeune prince de Castille, Anne de Bretagne envoyait à sa nièce Germaine de Foix, reine d'Aragon, son panetier le sieur de Brèves, avec pleins pouvoirs pour traiter non seulement le mariage de la princesse Renée et de l'archiduc Ferdinand, mais encore un appointement amical entre le roi de France et le roi d'Espagne. Toutes les difficultés furent aplanies par l'habile intervention de la reine d'Aragon, et le sieur de Brèves, de retour à Blois, avait rapporté, à la reine de France, de la part du roi Catholique, que ce vieux roi étoit content de venir à une bonne paix, amitié et alliance avec le roi Très-Chrétien, pour vivre en paix le demeurant de leurs jours, et plutôt convertir les armes contre les Infidèles, que icelles entretenir contre les Chrétiens. C'était un retour indirect à ce projet de Croisade, qui avait été mêlé à toutes les préoccupations de la diplomatie européenne, sous les règnes de Charles VIII et de Louis XII, mais le sieur de Brèves, qui représentait à la cour d'Espagne la reine de France plutôt que le roi son époux, avait négocié un projet d'alliance, pour marier la princesse Renée avec l'archiduc Ferdinand, et Louis XII n'avait plus qu'à souscrire aux conditions de ce projet : il les accepta toutes et il signa, le 1er décembre, le traité de mariage, que le sieur de Brèves s'engageait à faire signer aussi par le roi d'Aragon. Dans ce traité Louis XII faisait plus que de donner aux époux le duché de Milan, le comté de Pavie et la seigneurie de Gênes, lesquels se pourront aisément recouvrer : il cédait et délaissait tout son droit du royaume de Naples, au profit du roi Catholique, pour en disposer et faire entièrement son bon plaisir. Ce traité de mariage était donc, en même temps, un excellent traité de paix, entre les deux rois.