LA
France entière faisait des vœux pour que le bon roi Louis XII triomphât de la
Ligue menaçante que Jules II avait formée contre lui, mais le peuple était
las de ces guerres d'Italie, sans cesse renaissantes, qui le laissaient froid
et indifférent, parce qu'il n'en comprenait ni l'origine ni le but, et qui ne
lui avaient rapporté que des accroissements d'impôts, avec de continuelles
levées d'hommes, pour reconstituer sans cesse les compagnies de gens de pied.
Le clergé, fidèle aux traditions de l'Église gallicane, avait pris parti pour
le roi, dans son différend avec le pape. L'expression naïve du sentiment
national se montrait, avec plus de patriotisme que de talent, dans des
poésies populaires qui circulaient de bouche en bouche et de main en main. Le
théâtre comique et satirique, encore à son berceau, avait prêté un utile
secours à la politique de Louis XII, en répondant avec énergie à
l'excommunication que le Saint-Père n'avait pas craint de lancer contre un
souverain estimé, aimé de ses sujets, qui admiraient ses vertus et surtout sa
piété. On peut croire que le roi avait approuvé, sinon provoqué et encouragé,
la violente protestation publique qui eut lieu, contre les actes hostiles de
la papauté et contre le pape lui-même, dans le Jeu du Prince des sots et
Mère sotte, représenté aux Halles, le mardi gras, 23 février. Le Prince
des sots et la Mère sotte étaient les chefs élus d'une association
dramatique, qui donnait les noms de Sots et de Sottes à tous ses membres. L'objet de cette association, qui semble
avoir été une réminiscence de la fête des Fous du moyen âge, avait pour objet
de présider aux divertissements du carnaval et de les animer, par des
processions burlesques, par des chants et des danses, par des mascarades
allégoriques, et surtout par des représentations théâtrales. Le principal
auteur des jeux, des soties et des moralités, qu'on jouait aux
Halles devant une foule immense était Pierre Gringoire, originaire de
Normandie, qui depuis la brouille de Jules II avec le roi de France avait
composé et publié plusieurs poèmes politiques : l'Entreprise de Venise,
l'Espoir de paix, la Chasse du cerf des cerfs, pour défendre la
cause de Louis XII et les intérêts français. Dans la moralité, qu'il fit
jouer par la confrérie des Sots au carnaval de 1512, il osa s'attaquer
directement au pape, qu'il avait mis en scène sous le nom de l'Homme
obstiné. Cette pièce était très fine et très mordante, quoique un peu
obscure. Peuple français et Peuple italique, figurés par deux personnages portant chacun le
costume de sa nation, venaient exposer les souffrances qu'ils avaient
endurées, en punition de leurs fautes. L'Homme obstiné développait
alors ses odieux projets devant ses deux confidentes, Simonie et Hypocrisie. Puis, tout à coup,
apparaissait Punition divine, qui menaçait de la colère de
Dieu tous ces personnages plus ou moins coupables, et les invitait à faire
pénitence de leurs péchés. Cette moralité produisit sur les spectateurs une
profonde impression, d'autant plus que l'Homme
obstiné était
vêtu en pape avec la tiare sur la tête. On
apprit, en même temps, à Blois et à Finale, où s'était arrêtée l'armée
française, que l'empereur avait signé avec la seigneurie de Venise une trêve
de huit mois, sans tenir compte de ses traités avec le roi de France, en se
faisant donner une indemnité de 50.000 florins. L'armée française avait reçu
des renforts d'infanterie gasconne et picarde, qui portaient à dix-huit mille
le nombre de gens de pied qu'elle pouvait mettre en ligne de bataille ; elle
comptait, en outre, seize cents hommes d'armes, y compris deux cents
gentilshommes de la maison du roi ; et beaucoup de seigneurs français, de
grand nom et de grande vaillance, étaient venus en poste, pour prendre part
aux brillants faits d'armes qu'on attendait du duc de Nemours. Ce général
avait vu la marche de ses troupes contrariée et retardée par le mauvais temps
: les inondations des fleuves retardaient ses mouvements, et pour aller à
Finale, près de Modène, les hommes d'armes avaient de la fange jusqu'aux
bardes de leurs chevaux ; la pluie était si terrible, qu'il sembloit que l'air voulût abîmer. Gaston de Foix avait hâte de
rencontrer l'armée papale et espagnole, qui se dérobait à sa poursuite, en
refusant toujours le combat. On annonçait qu'une armée vénitienne approchait
en toute hâte, pour fermer la retraite au duc de Nemours, et déjà les
coureurs de cette armée avaient enlevé un convoi de vivres destinés à
l'alimentation de l'armée française qui se dirigeait sur Ravenne. Les Ecclésiastiques et les Espagnars — c'est ainsi que les aventuriers
de l'armée de France appelaient les soldats du vice-roi de Naples et du légat
du pape — se retiraient lentement dans la Romagne et se fortifiaient dans
leur camp, que leur ingénieur en chef Pedro de Navarre rendait inattaquable,
en creusant des fossés et en les protégeant par des chariots de guerre armés
de faux, de langues-de-bœuf en fer tranchant et pointu, et
de hacquebuses, grosses arquebuses à crochets,
qui pouvaient lancer à la fois sept ou huit cents balles de plomb. On devait
donc prévoir une formidable combat d'artillerie, car les Français avaient
environ quatre-vingts canons, et le duc de Ferrare, le plus habile artilleur
de son temps, leur avait amené quantité de bonnes pièces de campagne, qu'il
avait fait fondre, sous ses yeux, d'après les nouveaux modèles dont il était
l'inventeur. Gaston de Foix commença par essayer de prendre Ravenne, de vive
force ; il fit canonner la place pendant deux heures et donna l'assaut, mais
les assaillants furent repoussés avec perte, et l'on abandonna le siège,
avant d'avoir sommé la ville de se rendre. Gaston de Foix venait d'être
averti que le légat du pape et le vice-roi de Naples avaient pris position,
dans un camp retranché, à trois milles de son armée, qui battait en retraite.
Cette armée manquait absolument de subsistances, et il ne fallait pas penser
à la faire vivre sur un pays désert et ravagé. Le duc de Nemours était
déterminé à livrer bataille, le lendemain, et à forcer le camp de l'armée
ennemie. Deux heures avant le jour, tous les capitaines se rassemblèrent autour
du général en chef, qui n'eut pas de peine à leur faire comprendre qu'une
victoire pouvait seule les sauver, car ils allaient mourir de faim, entre
deux armées qui viendraient leur fermer le passage en avant et en arrière.
Les capitaines firent serment de vivre et de mourir avec lui. Gaston, au
moment de se faire armer, voulut prendre quelque nourriture : on lui apporta
un pain et une bouteille de vin, les seuls aliments qu'on avait pu trouver ;
il les partagea entre ses capitaines et ne voulut pas même en avoir sa part. Pendant
la nuit un pont avait été jeté sur le Ronco, rivière torrentueuse qui faisait
obstacle à la marche de l'armée et l'empêchait de s'approcher des ennemis
avec son artillerie. Au point du jour, l'artillerie passa de l'autre côté du
cours d'eau, qu'on pouvait traverser à gué, ce jour-là. C'était le 11 avril (jour de la
fête de Pâques).
Une partie des gens de pied se mirent dans l'eau jusqu'à la ceinture et
passèrent à l'autre bord. Les ennemis restaient immobiles dans leur camp,
qui., défendu par des fossés, par les charrettes à faux et à hacquebuses, et
par des batteries de canon, formait une espèce de forteresse ; aussi, les-
hommes d'armes, confiants dans la protection de leur artillerie et de leur
infanterie, déployées devant eux, n'avaient pas même pris la précaution de se
faire des abris pour se garantir de la canonnade du duc de Ferrare. Parmi ces
hommes d'armes, la plupart espagnols, le vice-roi de Naples et le légat Jean
de Médicis étaient entourés des plus braves seigneurs de l'Espagne, entre autres
le marquis de Pescaire et Antoine de Leva, qui jouèrent plus tard un si grand
rôle dans les guerres d'Italie. Autour de Pedro de Navarre, qui avait fait
coucher ses hommes à terre pour qu'ils fussent moins exposés au feu de
l'artillerie française, étaient massés quatorze mille piétons, appartenant la
plupart aux vieilles bandes espagnoles. Les gens de pied de l'armée
française, qui avaient l'avantage du nombre, représentaient l'élite de
l'infanterie picarde, gasconne, allemande et même italienne, commandée par
quarante capitaines les plus fameux et les plus intrépides, tels que le sire
de Molart, capitaine général des Aventuriers, le seigneur de Bonnet-Maugiron,
Georges de Richebourg, et le capitaine Grand-Jean le Picârd, et le capitaine
Feremui et le capitaine Fabian, qu'on appelait le Grand Fabian, le plus grand
et le plus puissant homme de l'armée. Ces capitaines se placèrent au premier
rang de leurs compagnies et attaquèrent résolument le fort de Pedro de
Navarre, soutenus qu'ils étaient par une bonne artillerie. Mais les huit
cents hacquebuses qui tiraient à la fois leur tuaient beaucoup de monde et
les empêchaient d'approcher des charrettes à faux et à langues-de-bœuf
pointues et acérées. Les gens de pied français ne reculaient que pour revenir
à la charge, et cela, pendant deux heures consécutives, sans que leurs canons
pussent leur ouvrir un chemin sur le front de l'ennemi ; ils avaient perdu la
moitié de leur monde, et sur leur quarante capitaines, il n'en échappa que deux ; ils ne cessèrent pas de combattre, et
ayant avisé qu'on pouvait tourner les défenses de Pedro de Navarre et le
prendre à revers, ils se précipitèrent, comme des lions, dans le parc
fortifié, qu'ils avaient vainement attaqué en face, et ils tuèrent tout ce
qui ne put s'enfuir. Pedro de Navarre resta leur prisonnier, au milieu de ses
machines de guerre. La gendarmerie papale et espagnole n'était pas encore
sortie de son fort, mais l'artillerie du duc de Ferrare, rangée sur le bord
opposé de la rivière, lui avait fait un mal énorme : on voyoit incessamment voler têtes et bras, rouler à terre
hommes et chevaux.
Les hommes d'armes du vice-roi de Naples voulurent porter secours à
l'infanterie espagnole, qu'on taillait en pièces ; ils quittèrent leur
position, en bon ordre, et chargèrent la cavalerie française, qui venait à
leur rencontre. Il y eut une mêlée terrible : il ne fut jamais vu un plus
rude combat. Le duc de Nemours avait voulu donner le premier coup de lance,
et ce coup de lance avait traversé de part en part le corps d'un cavalier
papal ; on eut beaucoup de peine à retirer de la mêlée le général en chef,
qu'on entraîna hors de la portée du canon, en le forçant à se reposer et à
reprendre haleine. Il avait ôté son casque et il regardait de loin l'aspect
de la bataille, avec inquiétude. Il aperçut le baron de Chimay, qui,
connaissant les choses à venir, avait fait souvent des prédictions que
l'événement réalisait. — Or çà, bâtard, lui demanda Gaston de Foix, comment ira-t-il de cette bataille, et qui la gagnera ? — Je vous promets, ma foi, Monsieur, répondit le baron de Chimay, que vous la gagnerez, mais vous êtes en danger d'y
demeurer, si Dieu ne vous fait grâce. Le duc de Nemours répliqua que, dût-il y périr
comme tant de vaillants capitaines, il ne laisserait pas d'y aller, si on
avait besoin de lui. En ce moment, l'armée
des François s'affoiblissoit fort. Yves d'Alègre courut avertir le sieur de La
Palice qui commandait la réserve : Monsieur, lui dit-il, la bataille est perdue, si vous ne nous envoyez pas la
bande de Monsieur de Sedan.
Aussitôt le vicomte d'Étoges, capitaine de cette bande, partit le premier, et
toute la bande suivit, en jetant son cri de guerre : La Marche ! Elle fut, suivie par les deux cents archers de la garde portant
des haches, sous les ordres du sire de Crussol. Ils donnèrent d'estoc et de
taille, avec tant d'impétuosité, sur la gendarmerie espagnole, qu'elle ne
soutint pas le choc de ces furieux, et tourna bride. Un grand nombre d'hommes
d'armes, entre lesquels se trouvaient beaucoup d'hidalgos et de nobles
espagnols, furent jetés par terre et massacrés à coups de hache. Le vice-roi
de Naples parvint à s'enfuir, mais presque tous les capitaines espagnols,
entre autres le marquis de Pescaire et les capitaines du pape furent faits
prisonniers : parmi eux, était le cardinal légat Jean de Médicis. Il y avait
plus de trente mille morts dans le champ de bataille. Sur ces
entrefaites, les Espagnols à pied et à cheval étant mis en fuite, le duc de
Nemours interpella le baron de Chimay, en se raillant de sa prophétie : — Çà, maître coquard, lui dit-il, y
suis-je demeuré, comme vous disiez ? Me voici encore, quand la bataille est
gagnée. — Donc, Monsieur, ce n'est point encore fait ! répondit ce prophète de
malheur. Un archer vint avertir le général en chef que deux mille piétons
espagnols s'étaient ralliés, et se retiraient en bon ordre le long du Ronco,
pour gagner Ravenne. Gaston résolut de leur donner dessus, et demanda
aussitôt son habillement de tête, pour remonter à cheval. Le sire de La
Palice, qui était là avec quelques seigneurs, supplia le duc de Nemours de ne
pas se porter de sa personne contre des gens déterminés à faire belle défense
; il lui conseillait d'attendre au moins le retour d'une de ses compagnies
d'ordonnance, mais l'intrépide jeune homme se trouvait déjà en selle : — Si aucun n'y veut aller, s'écria-t-il, ce
sera moi qui irai tout seul, et pourtant, qui m'aimera si me suive ! Tous les seigneurs présents,
excepté La Palice, même le sire de Lautrec, qui avait été blessé dans
l'attaque du camp retranché, suivirent Gaston, accompagné seulement de vingt
à trente hommes d'armes, qui couraient sus aux Espagnols, et qui leur
taillaient dei croupières. Mais ces gens de pied, voyant qu'ils avaient
affaire à un petit nombre d'assaillants, tournèrent visage et tuèrent d'abord
les chevaux, avant de s'attaquer aux hommes. Gaston, dont la monture avait
été abattue, se releva, l'épée au poing, et se défendit, comme Roland à Roncevaux ; mais ses prodiges de valeur ne servirent
qu'à rendre ses adversaires plus acharnés : un coup de pique lui traversa les
flancs de part en part, et il tomba mort, au milieu des mourants. Le seigneur
de Lautrec, qui avait essayé de le sauver, en criant aux Espagnols d'épargner
le frère de leur reine, tomba lui-même criblé de vingt blessures à côté de
son cousin, qu'il avait en vain couvert de son corps. Yves d'Alègre et son fils
avaient péri aussi, en combattant, lorsque le seigneur de La Palice accourut
à la rescousse de Gaston de Foix, avec un gros de cavalerie, et vengea sa perte et occision, en tuant jusqu'au dernier les
Espagnols qui avaient massacré sans pitié le chef de l'armée française, et
les compagnons de son héroïque témérité. Les
Français, exténués de faim, oublièrent que leur victoire complète avait mis
dans leurs mains l'artillerie, les drapeaux et les vivres de l'armée ennemie,
avec une quantité de prisonniers de marque, Espagnols et Italiens ; ils
négligèrent même de poursuivre les fuyards et d'achever la défaite du
vice-roi de Naples. Un témoin oculaire dit, en parlant du deuil qui fut mené au camp, à cause de la mort de
Monsieur de Nemours,
que jamais de prince mort n'en fut mené
tel. L'armée
victorieuse campa, pendant deux jours, sur le champ de bataille. Les
seigneurs et les capitaines tinrent conseil pour savoir quel était celui qui
remplacerait le duc de Nemours comme lieutenant général du roi : le seigneur
de La Palice fut choisi, à l'unanimité des suffrages. Les habitants de
Ravenne, épouvantés de la dispersion de l'armée papale et espagnole, avaient
envoyé des députés, au camp des Français, pour offrir de rendre la ville aux
vainqueurs ; le seigneur de La Palice accepta leur soumission, moyennant
promesse d'une contribution de guerre ; mais un capitaine des Aventuriers,
nommé Jacquin, sergent du sire de Molart, qui avait été tué dans la bataille,
s'approcha de Ravenne, avec quelques-uns de ses soldats, et reconnut que la
brèche n'était pas réparée à l'endroit où l'on avait donné l'assaut, peu de
jours auparavant ; il appela sur l'heure les Aventuriers et pénétra avec eux
dans la ville, par la brèche, sans rencontrer le moindre obstacle ; après
eux, les lansquenets et la gendarmerie entrèrent aussi par le même chemin. La
malheureuse ville fut pillée et mise à sac. La Palice, indigné de cet odieux
attentat contre le droit des gens, voulut en connaître l'auteur ; il fit
saisir le 'capitaine Jacquin, au milieu des lansquenets et des Aventuriers
qui se mutinaient, et ordonna de le pendre, en présence de toute l'armée, quoique
ce fût un des meilleurs et des plus braves capitaines de l'infanterie. Le sac
de Ravenne produisit dans le pays une telle impression d'effroi, que la
plupart des villes de la Romagne, Imola, Forli, Cesena, Rimini, demandèrent à
se soumettre au roi de France, et le cardinal de Saint-Severin, légat du
Concile de Milan au camp du roi, les reçut à composition, au nom du Concile.
La Palice avait annoncé à Louis XII la victoire de Ravenne et la mort du duc
de Nemours ; le roi versa des larmes, en apprenant cette perte irréparable : —
Plût à Dieu, dit-il, que je
n'eusse pas un pouce- de terre en Italie, et que mon neveu et le reste des
seigneurs fussent en vie, et j'aimerais mieux que l'ennemi eût une victoire
pareille à la nôtre !
La mort de Gaston de Foix fut considérée en France comme un si grand malheur,
qu'on ne vit personne faire bon visage à la victoire de Ravenne. Ce prince,
dont sera mémoire tant que le monde aura durée, disaient ses admirateurs, fut
jugé ainsi par le célèbre historien François Guicciardin, qui n'était que
l'écho de l'Italie contemporaine : Fort
jeune, mais déjà couvert d'une gloire immortelle, on peut dire qu'il fut
grand capitaine, avant d'avoir été soldat. On croit que Louis XII destinait à son neveu le
royaume de Naples, qu'il avait eu le projet de reconquérir avec son armée
victorieuse. Le corps de Gaston de Foix fut transporté à Milan, dans une
litière, raconte un chroniqueur espagnol, avec
une pompe plus triomphante certes que funèbre ni chrétienne, à manière d'une
obsèque de perpétuelle mémoire, allant au-devant de lui, en chaque lieu, tout
le peuple, pour le recevoir et honorer. Le seigneur de La Palice avait voulu escorter
lui-même le convoi de l'illustre défunt, avec les principaux chefs de l'armée
vêtus de deuil, suivis de dix mille gens de guerre. On portait devant le
corps, traînantes en terre, quarante enseignes prises sur l'ennemi, et, après
elles, l'enseigne du vainqueur de Ravenne. Dans le cortège des funérailles,
les gros prisonniers, le cardinal Jean de Médicis, le marquis de Pescaire et
don Pedro de Navarre, marchaient à pied, à
mode de triomphe des anciens Romains, fors qu'au lieu de réjouissances et
allégresses qui se faisoient, là se célébroient pleurs, regrets et gémissements. Louis
XII espérait que la victoire de Ravenne romprait la Ligue des coalisés et
mettrait fin à la guerre. Il avait donc mandé à La Palice d'évacuer la
Romagne, de casser toute son armée, et de distribuer les gens d'armes en
garnison, dans les villes de la Lombardie, en attendant que la paix se fît.
Mais le pape seul eut l'air d'incliner à la paix ; car il avait craint, un
moment, de se voir prisonnier dans Rome ; il signa même, le 20 avril, à la
prière des cardinaux attachés à son parti, les articles d'un traité de paix
avec le roi de France, traité qu'il s'empressa, quelques jours après,
d'annuler et de déchirer. Le 23 avril, un héraut du roi d'Angleterre était
arrivé à Blois, pour déclarer, de la part de son maître, que celui-ci était
délibéré de secourir le pape et de s'allier au roi d'Aragon, si le roi de
France n'en tenoit les pactions faites au
traité de Cambrai.
Une descente des Anglais en Bretagne et en Guyenne était imminente. Le
lendemain même de la déclaration du héraut d'Angleterre, Louis XII avait
ordonné de crier le ban, et l'arrière-ban en annonçant que la montre générale des gens de guerre élus et désignés par les
communautés, aurait lieu, le 1er mai, par toute la France. En même temps, il
enjoignait à son lieutenant général en Italie de lui renvoyer, en toute hâte,
deux ou trois cents lances, dont il- pouvait avoir besoin, d'un jour à
l'autre, dans ses États, et à cette heure-là même, le général des finances de
Normandie, qui était payeur de l'armée d'Italie, licenciait la plus grande
partie des gens de pied gascons et picards, qui composaient cette armée.
Cependant on savait que les Suisses, mécontents du roi de France ; qui
s'était refusé à augmenter la pension qu'il faisait aux douze Cantons pour
avoir le droit de prendre chez eux des hommes à sa solde, avaient tenu une
assemblée, à Coire, dans laquelle il fut résolu de faire une descente dans le
Milanais. Les Vénitiens avaient des troupes prêtes à soutenir cette invasion,
en, fournissant aux Suisses ce qui leur manquait : de l'artillerie et des
hommes de cheval. C'est alors que l'empereur Maximilien faussa compagnie au
roi, en promettant aux Suisses de les laisser passer à travers le Tyrol. Le
seigneur de La Palice eut lieu de se repentir d'avoir diminué et désorganisé
son armée du Milanais. Le but, encore dissimulé de cette alliance secrète des
Suisses et des Vénitiens, était le rétablissement de Maximilien Sforza, fils
de Ludovic le More, dans le duché de Milan, que l'empereur se proposait de
lui rendre, par suite de l'expulsion des Français hors de l'Italie ! La
guerre allait éclater, d'un jour à l'autre, et la Cour de France était
remplie d'ambassadeurs, arrivant de tous côtés, sous prétexte d'aviser aux
moyens les plus prompts et les plus sûrs de conclure une paix générale.
L'envoyé de la gouvernante des Pays-Bas, André de Burgo, devait partir pour
Rome, afin de s'aboucher avec l'évêque de Gurck, ambassadeur de l'empereur,
que le roi voulait choisir pour médiateur de la paix. Le roi témoignait donc
beaucoup d'égards à André de Burgo, qu'il cherchait à mettre dans ses
intérêts et dans ses bonnes grâces. Cet agent diplomatique sollicita, de la
part de son auguste maître, une audience de la reine, pour prendre congé
d'elle. Anne de Bretagne, qui, depuis sa dernière couche, était encore fort
souffrante et ne recevait personne, n'eut garde pourtant de refuser
l'audience qu'on lui demandait au nom de l'empereur. L'envoyé de Marguerite
d'Autriche la trouva au lit, mais ayant bon visage et assez amendée ; il lui adressa des félicitations sur sa
convalescence et lui parla de la gouvernante des Pays-Bas et de son neveu
Charles d'Autriche, en souhaitant que le roi et elle les tinssent pour
recommandés et pour leurs bons parents. La reine répondit gracieusement tout
plein de bonnes paroles, en priant Madame Marguerite, qui avait été moyennère de si bonne amitié et alliance qui sont à cette
heure entre les deux Maisons d'Autriche et de France, de tenir la main à maintenir
cette amitié et cette alliance, dans un temps où tant de gens se mettent contre le roi, sans cause et à tort. La reine ajouta qu'elle ne
désirait rien tant que la continuation des bons rapports existant entre la
France et l'Autriche, et que le roi, dont elle connaissait le bon vouloir,
n'avait pas d'autre désir. Peu de jours après cette conférence, on apprenait
que l'armée des Suisses, forte de vingt-cinq à trente mille hommes, avait
traversé l'évêché de Trente et était entré, par le Mantouan, dans le duché de
Milan ; on apprenait, en même temps, que Maximilien Sforza venait d'obtenir
de l'empereur, par l'entremise de Marguerite d'Autriche, les secours en
argent et en troupes, dont il avait besoin pour recouvrer l'héritage de son
père, mort en France misérablement, dépouillé de ses États et condamné à la
prison perpétuelle. C'était
le pape qui soufflait le feu de la guerre contre le roi de France, dans
toutes les cours de l'Europe. La haine qu'il portait à Louis XII n'avait fait
que s'envenimer, sous la double influence de l'ambassadeur d'Aragon et du
cardinal d'York. Il ne voulait plus entendre parler des conditions de paix,
qu'il avait posées lui-même et auxquelles le roi avait souscrit, en
s'engageant à éteindre le Concile de Pise et à rendre Bologne et son
territoire à l'Église. Jules II avait ouvert, à Rome, le 3 mai, un Concile
général, auquel s'étaient rendus tous les évêques et tous les prélats
d'Italie ; son premier acte, dans ce Concile de Saint-Jean de Latran, avait
été de déclarer qu'il excommuniait le roi de France, si ce souverain, déjà
coupable d'avoir porté une main sacrilège sur les terres du domaine de
l'Église, se refusait à mettre en liberté le cardinal Jean de Médicis, légat
du Saint-Siège, fait prisonnier à la bataille de Ravenne et détenu à Milan en
captivité. Le monitoire lancé par le pape n'eut aucun effet en France, parce
que le clergé, docile aux ordres-du roi, le tint secret et comme non avenu,
au lieu de le communiquer au peuple ; mais il fut publié par toute l'Italie,
et il souleva une telle indignation contre le roi excommunié, que les
cardinaux envoyèrent des messagers au roi et à la reine, pour les conjurer de
donner satisfaction au Saint-Siège, en délivrant le cardinal de Médicis.
Louis XII ne crut pas devoir céder à l'audacieuse injonction de Jules II, et
il n'accorda pas même aux prières d'Anne de Bretagne la délivrance du
cardinal légat. Mais il arrangea les choses de telle sorte, que, pendant
l'évacuation de Milan par les Français, le prisonnier put s'enfuir et
recouvrer sa liberté, par faute de bonne et assurée garde. Le seigneur de La
Palice n'essaya pas de soutenir un siège dans Milan, dont la population
prenait parti contre les Français, mais il avait mis des garnisons, avec de
bons capitaines, dans les villes fortes de la Lombardie, à Brescia, à Crema,
etc. Il avait encore une armée de quinze mille hommes, pour faire face aux
trois armées qui allaient entrer à la fois dans le Milanais, et il ne pensait
pas avoir longtemps à attendre les secours qui lui viendraient de France,
quand tout à coup les six ou sept mille lansquenets allemands, qu'il avait
sous ses ordres, lui annoncèrent qu'ils renonçaient à la solde du roi et
qu'ils retournaient dans leur pays, pour obéir au mandement que l'empereur
leur avait adressé. La Palice n'avait plus d'armée : il sortit de Pavie par
une porte, tandis que les Suisses et les Vénitiens y entraient par une autre
porte, Plaisance, Bologne, Bergame, furent abandonnées successivement : le
peuple lombard se levait partout au cri de : Viva Maximiliano Sforza ! Le seigneur de La Palice jugea prudent
de sauver le reste de ses hommes d'armes et de ses piétons français, en les
ramenant au roi, pour former le noyau d'une nouvelle armée. Le brave Stuart
d'Aubigny, capitaine général, s'était enfermé dans Brescia avec quelques gens
de pied et trois cents hommes d'armes ; ils furent assiégés par les
Vénitiens, et il résista, pendant plusieurs mois, à leurs assauts ; enfin,
après avoir fait beaucoup de belles saillies, après avoir souffert de la
peste et de la famine, il se vit contraint de rendre la ville, mais si honnêtement,
que les gens de chevaux sortirent, la lance sur la cuisse, et les piétons, la
pique sur le cou. Il ne restait plus de garnisons françaises que dans les
châteaux de Crémone et de Milan. Les Suisses étaient déjà retournés dans leur
pays, avec les bannières que le pape envoyait aux douze Cantons, et pourtant
Maximilien Sforza, que trois orateurs de la ville de Milan, accompagnés d'un
grand nombre de gentilshommes, allèrent saluer à Insprück, hésitait encore à
se rendre aux vœux de ses sujets, grands et petits, qui désiraient
souverainement sa venue. A quelques jours de là (29 août), Jules II lui envoyait un bref,
pour le congratuler de son retour dans les États de son père, mais le pauvre
exilé se montrait tellement indécis et timoré, qu'il n'osa pas faire son entrée
à Milan, avant le 27 décembre. Les Français étaient toujours maîtres du
château de cette ville et s'obstinaient à le garder. Louis
XII avait dû se désintéresser des événements qui se passaient en Italie, pour
s'occuper de la défense de son royaume. La flotte anglaise avait jeté des
troupes en Guyenne pour prendre pied dans le pays, et, en même temps,
d'autres troupes auxiliaires étaient descendues à Fontarabie, pour se joindre
à l'armée du roi d'Aragon, qui avait envahi la haute Navarre, en forçant le
roi Jean d'Albret d'abandonner une partie de son royaume : cette armée du roi
d'Aragon paraissait destinée à faire irruption en Gascogne. Le roi de
Navarre, réfugié en Béarn, avait envoyé un ambassadeur au roi, pour le prier
de secourir son intime ami. Les Anglais avaient une puissante armée de mer,
qui menaçait les côtes de France : ils s'étaient emparés de la ville de Brest
et ils faisaient des descentes sur différents points de la Bretagne. Le roi
donna ordre d'armer toute la marine française ; la reine fit équiper à la
hâte tout ce qu'il y avait de navires dans les ports bretons. Hervé
Primoguet, amiral de Bretagne, et Prégent de Bidoulx, général des galères du
roi, s'entendirent pour former une flotte capable de lutter contre celle
d'Angleterre, qui ne comptait pas moins de quatre-vingts voiles. Cette flotte
étoit vaguante en la mer Britannique,
au-devant et à l'aspect de la française. Brest avait été repris sur les marins anglais,
qui ne purent s'y maintenir sous la protection de leur flotte. Le ro août, à
la hauteur de l'Île d'Ouessant, les vaisseaux français allèrent engager le
combat contre les vaisseaux anglais, et ils en coulèrent plusieurs. Un de ces
navires, commandé par Charles Brandon, favori du roi d'Angleterre, fut démâté
et endommagé par l'artillerie de la grand nef Marie-la-Cordelière, que
la reine Anne de Bretagne avait fait construire à grands frais, dès les
premières années de son mariage avec Louis XII, pour l'expédition qui fut
envoyée contre les Turcs. Cette grosse carraque était le plus grand bâtiment
de guerre qu'on eût jamais mis à flot ; elle portait deux rangs de canons, et
son équipage se composait de trois à quatre cents hommes. La Régente,
nef amirale anglaise, à bord de laquelle se trouvait l'amiral Thomas Knyvet,
et d'autres bâtiments, montés par l'élite des marins anglais, attaquèrent à
la fois la grand nef de la reine de France ; laquelle fut assaillie d'abord
d'une grêle de traits d'arbalètes et qui perdit ainsi une partie de son
équipage : il lui restait à peine assez de monde pour le service de ses
canons, qui firent beaucoup de mal à l'ennemi ; mais, quand on en vint à
l'abordage et que la Régente se fut accrochée à Marie-la-Cordelière
avec des crampons de fer, qui empêchaient ce grand navire de s'éloigner à
force de voiles, les survivants de l'équipage breton furent enveloppés par
une masse d'ennemis qui les massacraient à coups de hache. Alors Hervé
Primoguet fit signe à ceux qui étaient à la poupe de son navire de jeter des grenats de feu dans la nef de l'amiral anglais, que les flammes
envahirent aussitôt, et l'incendie se communiqua sur-le-champ à la grand nef
française : les deux bâtiments brûlèrent ensemble et furent engloutis, au
milieu des flots, avec tous les hommes qu'ils portaient. Le capitaine
français, à la forme d'Horatius Cocles, s'était élancé, tout armé,
dans la mer. Germain Brice, secrétaire du chancelier de France, célébra ce
fait héroïque dans un poème latin dédié à la reine Anne de Bretagne et
traduit depuis en vers français, d'après les ordres de la reine, par Pierre
Choque, roi d'armes de Bretagne. C'est à
Grenoble que le roi était venu avec la reine, pour recevoir les seigneurs et
hommes d'armes que La Palice lui ramenait d'Italie. Il voulait refaire
immédiatement une armée et l'opposer au roi d'Aragon et à ses auxiliaires
anglais ; mais il attendait dix ou douze mille lansquenets, qu'il avait fait
lever dans le Luxembourg par le sire de Fleuranges, dit le Jeune Aventureux, et qui exigèrent chacun le don d'un écu, en
dehors de la solde convenue, avant de se mettre en campagne. Ces lansquenets
arrivèrent au nombre de sept ou huit mille en Bourgogne et furent envoyés de
là en Navarre, avec de très bons capitaines, entre autres un bâtard de
Suffolk, qu'on appelait la Blanche Rose. Il y avait un singulier hasard dans
la présence de ce bâtard de Suffolk, chef d'une bande de lansquenets
lorrains, au service de la France, tandis que Charles Brandon, à qui Henri
VIII avait donné les biens du dernier duc de Suffolk, exerçait un
commandement sur un des vaisseaux de la flotte d'Angleterre. Le roi revint à
Blois, après avoir vu partir l'armée de France pour la Navarre, sous les
ordres du duc de Longueville et du seigneur de La Palice. Le jeune comte
d'Angoulême avait été nommé lieutenant général du roi, mais, comme il se
trouvait indisposé et incapable de monter à cheval, il s'était vu obligé de
se faire remplacer momentanément par le duc de Longueville. L'armée de France
était fort nombreuse : elle n'eut pas de peine à reprendre
Saint-Jean-Pied-de-Port, sur les Anglais ; elle présenta la bataille à
l'armée du roi d'Aragon, qui ne l'accepta point et qui se contenta de
s'assurer la possession de la Navarre, en laissant des garnisons dans les
villes fortes. Jules
II triomphait. Il avait été l'excitateur de l'usurpation du royaume de
Navarre, par le roi d'Aragon, qui prétendait avoir des droits sur ce royaume,
du chef de sa seconde femme Germaine de Foix, sœur de l'illustre et
malheureux Gaston de Foix, duc de Nemours. Dans la première séance du Concile
de Latran, tenue à Rome, le 3 mai, le pape déclara que Jean d'Albret, comme
allié de Louis XII et fauteur du Concile schismatique de Pise, était
excommunié, et que, par cela même, ses sujets se trouvaient déliés du serment
de fidélité envers lui. Le
pape, entre tous ses griefs contre le roi de France, ne lui pardonnait pas
d'avoir soutenu et protégé le Concile de Pise, qui, une fois transféré à
Milan, s'était permis de promulguer un décret, en date du 21 avril, qui
invitait tout le peuple chrétien à ne plus reconnaître le pape Jules et qui
défendait de lui obéir à l'avenir, puisque ledit pape était déclaré notoirement perturbateur du Concile, contumace, auteur du
schisme, incorrigible et endurci. Les Pères du Concile avaient quitté Milan, en même temps que le
lieutenant du roi, pour se transporter à Lyon, sous la protection immédiate
de Louis XII. Celui-ci n'avait plus de ménagements à garder avec le pape, qui
venait de l'excommunier, de mettre son royaume en interdit, et de délier ses
sujets de leur serment de fidélité ; il n'hésita plus à rendre public le
décret du Concile de Pise, qui suspendait le pape ; il accepta ce décret, par
lettres patentes du 16 juin, et il en ordonna l'exécution, dans toute
l'étendue de son royaume, avec défense à tous ses sujets d'impétrer aucunes
provisions dudit pape contumace, durant ladite suspense. Les bulles du
Concile de Pise, siégeant à Lyon, devaient être valables et autorisées,
jusqu'à ce que le désordre de l'Église fût réformée, tant dans son chef que
dans ses membres. On apprit, peu de jours après, que la mission de Pierre
Cordier, docteur en théologie de l'Université de Paris, avait réussi en
Écosse et en Danemark : ces deux pays avaient adhéré aux décrets du Concile
de Pise et résolu de se soustraire à l'obédience du pape, qui mettait le
trouble dans l'Église apostolique. Jules II avait promis à l'empereur plus
qu'il ne pouvait tenir, et Maximilien, par reconnaissance, s'était prononcé
hautement contre le Concile de Pise et ses décrets ; mais ce monarque
n'abandonnait pas son étrange fantaisie de devenir pape, tout en restant chef
du Saint-Empire, si le Saint-Père venait à succomber à ses fréquents accès de
fièvre tierce ; il croyait que quelques milliers d'écus distribués entre les
cardinaux lui gagneraient les voix du Conclave, et dans tous les cas, il se
fût contenté d'être le coadjuteur de Jules II, qui ne faisait pas semblant de
comprendre ses intentions à cet égard, et qui se bornait à lui promettre de
servir sa cause politique en allant contre les Français, tant par armes
temporelles que spirituelles. Jules
II se voyait alors l'arbitre souverain des destinées de tous les États
italiens, quoiqu'il eût à compter avec Venise et le roi d'Aragon ; il
voulait, en toute manière, avoir Ferrare ; il attendait la soumission
volontaire de Bologne ; il avait rouvert à Maximilien Sforza les portes de
Milan ; il préparait, avec le cardinal de Médicis, la réintégration des
Médicis à Florence, mais il avait refusé la suzeraineté de Gênes, en
répondant aux envoyés de cette ville inconstante et capricieuse : — Vous vous donnez à moi, et moi je vous donne au diable ! Gênes s'était révoltée, en
offrant à Octave Fregoso la dignité de doge, pendant que les châteaux forts
de la ville étaient encore au pouvoir des Français. Ce n'était pas assez de
faire sortir les Français de l'Italie : Jules II se proposait aussi d'en
chasser les Espagnols et les Allemands, qu'il nommait les Barbares.
L'empereur réclamait donc en vain la remise des places vénitiennes, qui lui
avaient été concédées par le traité de Cambrai, mais, comme il nourrissait
toujours l'espérance d'être, un jour ou l'autre, coadjuteur du pape, sinon
pape lui-même, il reconnut le Concile de Latran, et le fit reconnaître dans
tout l'Empire, en accordant l'investiture du Milanais à l'héritier des
Sforza. La
flotte anglaise était rentrée dans ses ports, pour défendre les côtes de
l'Angleterre, que les marins bretons et normands inquiétaient par des
attaques continuelles, qui n'avaient amené que le pillage et l'incendie de
quelques villages. C'était une revanche des descentes que les Anglais avaient
faites en Bretagne, sans autre but que de ravager le pays et d'enlever le
bétail. Le bruit avait couru que la reine devait venir, avec sa maison,
s'établir à Nantes, et prendre en main le gouvernement du duché. On avait
fait de grands préparatifs en vue de ce voyage, dans lequel Anne de Bretagne
voulait étaler toutes les splendeurs de la royauté, car son épargne était en
meilleur état que celle du roi, qui lui laissait la libre et entière
disposition des revenus de ses terres de Bretagne et qui ajoutait de
nouvelles donations à ces revenus considérables. Ainsi, le comté d'Étampes
étant échu à Louis XII par suite du décès de Gaston de Foix qui en était
possesseur, il en fit don à la reine et aux enfants qui descendraient d'elle.
Malheureusement, depuis sa dernière couche, la pauvre reine, un peu
superstitieuse dans sa dévotion, était préoccupée de cette triste idée, que
l'excommunication fulminée par le pape contre le roi, l'empêcherait d'avoir
un fils. Elle voyait donc avec un profond chagrin le jeune comte d'Angoulême,
reconnu dès lors et traité pas le roi lui-même comme l'héritier de la
couronne de France. Elle souffrait aussi, bien douloureusement, de l'orgueil
et du mauvais vouloir de la comtesse douairière d'Angoulême, Louise de
Savoie, qui se regardait déjà comme la mère du seul et véritable dauphin. On
comprend que la reine ait été toujours opposée au mariage de sa fille Claude,
fiancée dès l'âge de six ans à François d'Angoulême, que le roi avait choisi
pour gendre, en souvenir de l'amitié fraternelle qui le liait au père de ce
jeune prince. Malgré la cérémonie des fiançailles à Tours en i 5o6, Anne de
Bretagne ne désespérait pas encore de marier sa fille Claude à l'archiduc
d'Autriche, et c'était là le motif qui lui faisait entretenir une
correspondance intime, sinon secrète, avec Marguerite, gouvernante des Pays-
Bas, tante de l'héritier de l'Empire et du royaume de Castille. Le but du
voyage projeté de la reine en Bretagne n'était pas tant de se montrer à ses
chers Bretons, et de les encourager à repousser vigoureusement les attaques
maritimes des Anglais, que de visiter les lieux de pèlerinage les plus
vénérés de son duché, entre autres l'église de Notre-Dame de Folgoët et la
chapelle de Sainte-Anne d'Auray. Elle avait voué particulièrement son mari à
la Vierge de Folget, pendant la grave maladie qui mit en danger les jours du
roi dans l'année 1505, et quant à elle, jamais elle n'avait manqué de
s'adresser avec confiance à sa bonne patronne sainte Anne toutes les fois
qu'elle avait eu besoin de recourir à l'intervention divine dans les
circonstances les plus difficiles de sa vie. Elle avait à cœur sans doute
d'intéresser les saints et les saintes de Bretagne à la situation pénible et
douloureuse, dans laquelle la lutte terrible du roi l'avait mise elle-même.
Elle adressait à Dieu de ferventes prières, pour obtenir la fin de cette
lutte qu'elle eût voulu faire cesser au prix des plus grands sacrifices :
c'était pour elle un profond chagrin que de voir son époux bien-aimé frappé
d'excommunication, et pourtant elle avait ordonné aux évêques et aux abbés de
la Bretagne de protester contre ces anathèmes, dans l'Assemblée générale du
clergé tenue à Tours. Elle tremblait pour le salut de son âme et elle faisait
dire des messes expiatoires dans toutes les églises du royaume. Il est
probable que le roi la dissuada d'aller en Bretagne, d'autant plus que la
santé de la reine avait été sérieusement altérée à la suite de ses couches.
Louis XII avait écrit, le 9 août, au maréchal de Rieux, son lieutenant
général en Bretagne, pour lui ordonner de faire assembler les États de la
province, à l'effet d'établir un impôt sur les vins et boissons fermentées,
dont le produit servirait à lever des soldats et à protéger les côtes
bretonnes contre les descentes des Anglais. Il faisait armer, en même temps,
dans les ports du duché, une flottille de bâtiments légers ; qu'il plaçait
sous les ordres de l'amiral Jean de Thénouenel, qui prêta serment, le 8
octobre, entre les mains du chancelier de Bretagne. Mais les navires anglais
étaient retournés en hivernage dans les ports de l'Angleterre, et ils ne
reparurent en vue de la Bretagne qu'au printemps suivant. Il n'y
avait de guerre nulle part, au mois d'octobre 1512, excepté en Navarre, où
l'armée française essayait encore de reconquérir une partie du royaume, que
Ferdinand le Catholique avait enlevée à Jean d'Albret. Cette armée, qui se
composait de sept cents hommes d'armes, de trois mille lansquenets et de sept
mille Gascons, avec une bonne artillerie, n'était plus que la moitié de la
grosse armée que La Palice avait amenée de France, deux mois auparavant. La
saison était déjà fort rude, et l'on ne voyait pas sans inquiétude l'approche
de l'hiver dans un pays montagneux, où l'on pouvait craindre de manquer de
tout ; les villes fortes étant au pouvoir des Espagnols et les villes
ouvertes ne présentant aucune ressource pour loger et nourrir des sens de
guerre. La présence du roi de Navarre, qui faisait très résolument son
devoir, comme un simple homme d'armes, décida les chefs de l'armée à tenter
quelque chose pour rétablir dans ses États ce pauvre roi dépossédé. Le comte
d'Angoulême n'était plus là, en qualité de lieutenant du roi : il était
revenu à Amboise, encore malade ; il avait laissé à sa place M. de
Longueville, qui conduisit l'armée dans la Navarre espagnole. Le passage des
Pyrénées ne s'était pas fait sans difficulté, à travers des défilés peu
accessibles : on avait d'abord emporté une ville très forte, nommée le
Borghet, après un assaut de huit heures, et ce succès, chèrement acheté,
avait été suivi de l'occupation d'une dizaine de petites villes sans
importance. La Palice avait perdu un temps précieux, et quand il arriva
devant Pampelune, le duc d'Albe s'était emparé de la place et y avait fait
entrer de nombreux défenseurs. La saison semblait bien avancée pour entamer
le siège d'une ville aussi forte. Le duc d'Albe n'acceptait pas la bataille
qu'on lui offrait, et le roi de Navarre insista pour attaquer Pampelune. La
brèche étant praticable, on sonna l'assaut, les lansquenets s'y portèrent
bien honnêtement, mais les assaillants furent repoussés et laissèrent
beaucoup de morts dans les fossés. Les vivres commençaient à manquer, et
l'hiver se faisait sentir. On n'attendit pas que le chemin à travers les
montagnes fût devenu impraticable ; on leva le siège et l'on battit en
retraite, sans être poursuivi par l'ennemi, qui n'eut garde de se mesurer
avec des forces bien supérieures aux siennes. La Palice eût été obligé
d'abandonner l'artillerie, tous les chevaux ayant péri, faute de fourrage,
mais les lansquenets la tirèrent à bras, moyennant quelque argent qu'on leur
donna. Il n'y eût que l'arrière-garde qui fut harcelée par les montagnards et
presque anéantie. Jean d'Albret avait voulu rester, avec quelques troupes
indigènes, dans la Navarre, qu'il acheva de perdre petit à petit ; il
retourna ensuite en Béarn, aimant beaucoup mieux ce qu'il avoit en France que son royaume de Navarre. La reine Catherine de Foix,
dont le caractère ferme et hautain n'avait aucun rapport avec le caractère
placide et insouciant de son mari, lui disait, à son retour de la guerre : Vous quittez un royaume, où vous ne rentrerez jamais ! Don
Jean, si nous fussions nés, vous Catherine, et moi don Jean, nous n'aurions
pas perdu la Navarre ! Louis
XII avait promis à Jean d'Albret d'envoyer, au printemps, une nouvelle armée
en Navarre, pour reconquérir ce royaume sur le roi d'Aragon ; mais celui-ci,
qui n'avait pas de troupes ni d'argent, imagina d'assurer sa conquête et
d'affermir solidement sa domination dans ce pays, dont il était maître, sans
avoir à soutenir une guerre onéreuse. Il fit proposer au roi de France une
trêve d'un an, qu'il comptait bien employer à gagner la confiance des
habitants de la Navarre, en leur rendant leurs fueros, anciennes chartes
communales, que les derniers rois de la maison d'Albret avaient en partie
supprimées. Cette trêve d'un an, traitée en secret par deux religieux
cordeliers venus d'Espagne avec les pouvoirs les plus étendus, diminuait les
forces de la ligue offensive que Louis XII allait avoir à combattre encore à
la fois en France et en Italie ; car le roi Henri VIII prenait au sérieux le
titre de roi Très-Chrétien, que le pape lui avait décerné, et se promettait
de se faire le champion de l'Église contre le roi de France excommunié, pour
lui disputer son royaume mis en interdit par le Saint-Siège. On a lieu de
croire que la reine d'Aragon, Germaine de Foix, n'avait pas été étrangère à
la conclusion de la trêve de Ferdinand le Catholique avec Louis XII, qui
s'était toujours montré bon et généreux à l'égard de sa nièce, à laquelle il
accorda, malgré la guerre existant alors entre lui et le roi d'Espagne, la
possession des biens patrimoniaux que son frère Gaston de Foix possédait en
France. Le roi
ne renonçait pas à son duché de Milan, quoique Maximilien Sforza y fût entré
avec une armée suisse et allemande et eût été reçu, dans la capitale de la
Lombardie, avec des acclamations et des transports de joie, qu'il ne justifia
pas par son gouvernement : le nouveau duc, mal inspiré et mal conseillé,
commença son règne par des exactions intolérables et par des injustices
criantes, qui lui eurent bientôt aliéné les sympathies de ses sujets. Un mois
ne s'était pas écoulé, qu'on regrettait déjà les Français et qu'on prédisait
leur prochain retour. Il est vrai que le château de Milan était toujours
occupé par une garnison française de neuf cents hommes, qui avaient encore
des vivres pour quatre ou cinq mois. Louis XII avait besoin de toute son
armée, non seulement sur les côtes de Picardie et les frontières de la
Belgique, mais encore en Dauphiné et dans les provinces voisines de la Suisse
; il se voyait menacé, de différents côtés, par le roi d'Angleterre, l'empereur
Maximilien et les Suisses, quoique la guerre ne parût pas devoir commencer
avant le printemps. François de Valois, comte d'Angoulême, remplissait
toujours les fonctions de lieutenant du roi. Ce fut donc à lui que Marguerite
d'Autriche s'adressa, en septembre 1512, pour réclamer la délivrance de
certains seigneurs flamands, arrêtés sur les terres de France et gardés comme
prisonniers de guerre par le comte de Vendôme et le sire de Fontrailles. Le
jeune lieutenant du roi répondit à la gouvernante des Pays-Bas, qui déclarait
avoir toujours tâché de garder les traités faits entre le roi et l'archiduc :
Madame ma cousine, vous savez mieux qu'autre
comme il va de ce que vous m'écrivez, et m'en rapporte à ce qui en est ; et,
en tant que touche la part de mondit seigneur le Roi, il les a toujours
entretenus et observés (les traités) comme
il devait faire. On
pouvait déjà pressentir que le comte d'Angoulême, qu'on qualifiait de
dauphin, saurait parler et agir en roi. Marguerite
d'Autriche s'était trop avancée dans les négociations secrètes qu'elle
conduisait, au nom de l'empereur son père avec le roi d'Angleterre, en vue de
la guerre prochaine : Maximilien lui en faisait reproche et lui défendait de
laisser le roi Henri VIII faire des levées de gens de guerre dans les
Pays-Bas : Vous nous mettez en danger, lui
écrivait-il, d'avoir incontinent en nos pays la guerre ouverte contre les
Français, et sans assurance du roi d'Angleterre. L'empereur, en effet, s'était engagé à faire
la guerre à Louis XII, pourvu que le roi d'Angleterre lui payât too.000 écus
avant son entrée en campagne ; il avait tant de hâte de toucher cette somme,
qu'il faisait cette déclaration, par la bouche de son ambassadeur Pulveret : Nous offrons audit roi d'Angleterre de nous-même être chef
et capitaine de la nôtre et sienne armée ; il nous semble que nous voudrions
bien conduire cette charge de capitaine, à l'honneur et profit de nous et de
lui. Ainsi,
l'empereur avait presque simultanément idée de se remarier, de se faire pape
et de devenir général d'armée ! Il essayait aussi de traiter à la fois avec
les Vénitiens, le roi d'Aragon et le pape, en demandant de l'argent à tout le
monde. Voici de quelle manière un ambassadeur de Marguerite d'Autriche envisageait
la situation des affaires politiques en Italie, au mois de janvier 1513 : On est averti pour certain que les Français retournent
avec grande puissance ; on craint l'appointement des Suisses avec lesdits
Français, auxquels ont donné et donnent audience ; les Vénitiens sont
superbes ; les Espagnols dient qu'ils feront et ne font rien, le pape s'en va
mourir, et n'y a un denier en bourse : qu'est-il de faire ? Les tentatives que Louis XII
avait faites auprès des Cantons pour obtenir un appointement d'amitié et
d'alliance, ne réussirent pas, et ses deux envoyés, le seigneur de La
Trémoille et Jean-Jacques Trivulce s’en retournèrent, sans avoir pu lever une
bande de soudoyers suisses ; mais le roi s’était fait une armée, pour l’Italie,
avec des levées du ban et de l’arrière-ban, et en appelant sous ses drapeaux
un corps auxiliaire de lansquenets, qui venaient en foule s’offrir à la soulde du roi, bien que l'empereur eût fait semblant d'empêcher ses
sujets de prendre du service dans l'armée française. Le prélude menaçant de
cette nouvelle guerre d'Italie n'avait fait qu'irriter davantage la haine de
Jules II contre Louis XII ; jamais ce vieillard valétudinaire ne forma plus
de projets furibonds qu'au moment où il avait un pied dans le tombeau. Anne
de Bretagne, dont les scrupules religieux et les pieuses terreurs jetaient
sans cesse du trouble et de l'hésitation dans la conduite des affaires
politiques, amena enfin le roi à se relâcher de ses résolutions longtemps
inébranlables ; il consentit à laisser agir l'intervention officieuse de la
reine auprès du Saint-Père. Le cardinal de Nantes avait été chargé de cette
mission délicate ; mais le pape n'eut pas plutôt entendu nommer le roi, qu'il
tourna le dos à l'intermédiaire de la, reine de France. Dans un décret du 10
décembre 1512, Jules II avait ajourné le roi à comparaître au Concile de
Latran, dans un délai de soixante jours, avec ses Parlements et tous ceux qui
avaient adhéré à ses actes schismatiques. Cet ordre de comparution
pénitentiaire épouvantait surtout Anne de Bretagne ; elle conjura le cardinal
de Luxembourg, qui était en haute estime à la Cour de Rome, d'adresser aux
Pères du Concile de Latran une supplique, pour solliciter la réconciliation
du roi des Français avec le pape, en rejetant tous ses torts sur le Concile
de Pise, et en suppliant le Saint-Père de les lui pardonner ; mais, dans le
cas où le pardon serait refusé au roi, qui faisait amende honorable, on osait
espérer que Sa Sainteté daignerait l'accorder du moins au Dauphin, successeur
du roi, et à la reine, qui réclamait ce pardon, les larmes aux yeux. Jules II
n'eut pas le temps de recevoir la soumission de son plus redoutable ennemi.
Atteint d'une fièvre lente qui le consumait, il sentit, dans ses derniers
moments, les remords de sa conscience : Plût
à Dieu,
s'écria-t-il, que je n'eusse point été pape,
ou que j'eusse employé contre les Infidèles les armes que j'ai tournées
contre la Chrétienté !
Il mourut, dans la nuit du 21 février 1513, à l'âge de soixante-dix ans. Louis
XII, n'ayant rien à attendre du côté des Suisses, qui avaient juré au pape de
ne contracter aucune alliance avec le roi de France qu'on voulait chasser de
l'Italie, se tourna tout à coup du côté de l'empereur et lui proposa, par
l'entremise de l'évêque de Gurck un traité de paix et d'amitié. L'évêque de
Gurck, en qui Maximilien avait la plus intime confiance, posa les conditions
de ce traité, toutes à l'avantage de son maître : 1° les deux souverains
devant agir de concert pour recouvrer les villes et territoires que leur
avait attribués le traité de Cambrai, Crémone et le Crémonais seraient
ajoutés, avec les villes situées sur le fleuve de l'Adda, à la part de
l'empereur ; 2° l'archiduc Charles épouserait Madame Renée, seconde fille de
France, à qui le roi donnerait en dot le duché de Milan ; 3° la princesse
Renée, alors âgée de deux ans et demi, serait remise à l'empereur, pour être
élevée à la cour d'Allemagne. Le roi assembla son Conseil, pour lui exposer
les clauses de ce traité, que l'empereur avait fixées lui-même. Le Conseil
fut invité à donner son avis : Fallait-il faire alliance avec l'empereur ou
avec les Vénitiens ? C'étaient les Vénitiens qui avaient fait les premières
avances pour se réconcilier avec le roi de France. Anne de Bretagne, ayant
toujours souhaité le mariage d'une de ses filles avec l'archiduc d'Autriche,
eût appuyé de toutes ses forces cette combinaison, si on ne lui avait pas
imposé la condition de se séparer de sa fille jusqu'au mariage de cette
princesse. Étienne Poncher, naguère évêque de Paris et nommé depuis
chancelier de France, recommanda l'alliance avec les Vénitiens, et déclara
qu'on ne pouvait se fier à un allié aussi variable et aussi peu sûr que
l'empereur, qui d'ailleurs avait toujours été hostile au roi. Le maréchal de
Trivulce et le secrétaire d'État Florimond Robertet se rangèrent à cet avis
et se prononcèrent en faveur de l'alliance avec les Vénitiens, la seule qui
pût être sérieusement utile à la France. Mais les Vénitiens exigeaient, comme
gage de leur alliance, la cession du Crémonais, que le roi voulait conserver
à tout prix. Le cardinal de Médicis, qui n'était pas encore pape, mais qui
avait grande chance de l'être, eut assez de crédit auprès de certains grands
personnages de la Cour de France, pour faire représenter au roi avec tant
d'autorité les avantages qu'il devait retirer de cette nouvelle alliance avec
la république de Venise, que le traité fut signé le 1er mars. En apprenant la
signature de ce traité, l'empereur avait écrit à sa fille Marguerite d'Autriche
de conclure immédiatement, en son nom, une alliance offensive et défensive
avec le roi d'Angleterre, ce souverain dût-il ne lui accorder, d'indemnité,
que 100.000 écus à la couronne, au lieu de 125.000 écus au soleil. Pendant
ces négociations, le successeur de Jules II avait été élu. Aussitôt après la
mort du pape, le collège des cardinaux qui se trouvaient à Rome avait adressé
un bref au roi de France, pour le prier d'ôter
le schisme, de
défaire le Concile de Pise, et d'être bon
fils de l'Église.
Les cardinaux, qui siégeaient au Concile à Lyon, avaient été cependant
invités à se rendre au conclave, mais ils en furent empêchés, par la crainte
d'être pris par six grosses galères du roi d'Aragon, qui tenaient la mer. Ils
étaient donc retournés à Avignon, et le bruit avait couru qu'ils se
disposaient à élire un pape français. Les cardinaux présents à Rome ne
voulaient qu'un pape italien et surtout un pape jeune. Ils s'étaient donc
entendus d'avance, pour en venir à ce résultat ; aussi, le jour même de leur
entrée au conclave, le II mars, ils élurent, à l'unanimité, le cardinal Jean
de Médicis, âgé de trente-sept ans, qui n'avait pas même été ordonné prêtre.
Ce choix motiva de vives protestations, surtout de la part de l'empereur, qui
ne se consolait pas de n'avoir pu poser sa candidature à la papauté, en face
du conclave. Mais ces protestations s'en allèrent en fumée, et le nouveau
pape, dont l'élection était vivement contestée par les cardinaux absents du
conclave, prit possession de la chaire de Saint-Pierre, sous le nom de Léon X
; il fit son entrée solennelle dans Rome, le 11 avril, le jour anniversaire
de la bataille de Ravenne, où il avait été fait prisonnier par les Français.
Il était à cheval, au lieu de se faire porter en chaire, comme ses
prédécesseurs. Cette entrée, dont la pompe et la magnificence surpassaient
tout ce qu'on avait vu dans les entrées pontificales, ne coûta pas moins de
100.0Q0 écus, quoique le nouveau pape eût trouvé vide le trésor du
Saint-Siège. Il fut acclamé avec transport par la population romaine, qui se
réjouissait d'avoir un pape jeune et libéral. Albert Pio, comte de Carpi,
ambassadeur de Maximilien à la Cour de Rome, avait bien jugé Léon X, en le
représentant comme doux, humain, généreux, bienveillant et orné des plus
nobles vertus ; mais il s'était trompé, quand il augura que le pape serait
religieux observateur de sa parole et de ses promesses. Il ajoutait avec plus
de prescience : Il sera, doux comme un agneau
plutôt que féroce comme un lion, plus partisan de la paix que de la guerre,
mais certainement il ne sera pas l'ami des Français. Louis XII eut bientôt lieu de
s'en apercevoir. Il affecta d'abord de rester neutre dans les affaires
d'Italie, que Jules II avait laissées en la plus triste confusion ; il avait
fait promettre au roi de France, aussitôt après avoir été élu, qu'il
garderait la plus stricte neutralité, au milieu des déplorables conflits qui
divisaient les souverains, tous fils de l'Église, dont il était le Père
spirituel, et peu de jours après son élection, le duc Maximilien Sforza
écrivait à Marguerite d'Autriche : Si
moi-même eusse eu à faire la élection, n'aurais su mieux choisir pour le bien
de notre Mère-Sainte Église, de la Foi catholique, union d'Italie et
conservation de moi et de mon État. En effet, Léon X trouva, sans bourse délier, de l'argent chez
les banquiers florentins, pour faire lever une bande de cinq mille Suisses,
qu'il envoyait au secours du duc de Milan. L'excommunication
lancée par Jules II contre Louis XII et ses adhérents était annulée par le
seul fait de l'avènement de Léon X, qui ne faisait plus partie, du moins
ouvertement, de la Ligue contre la France ; mais le roi préparait une
nouvelle expédition, pour reconquérir le duché de Milan. On pouvait prévoir
que le souverain pontife, fils de Laurent le Magnifique et frère de Julien de
Médicis, remis à la tête de la république de Florence par Jules II, aurait à
cœur d'empêcher les Français de se rétablir en Italie. Ce fut lui, en effet,
qui suggéra au roi d'Aragon un ingénieux subterfuge pour violer la trêve
signée entre la France et l'Espagne, mais toutefois sans la rompre. Le traité
portait que le roi de France ne plairait, en aucun cas, faire la guerre au
Saint-Siège., Léon X déclara que le Saint-Siège comprenait les États, sur
lesquels la papauté avait des droits et des prétentions. Or, les territoires
de Parme et Plaisance, qui faisaient partie du duché de Milan, pouvaient être
revendiqués comme appartenant à l'Église. Le roi Ferdinand ordonna donc au
vice-roi de Naples de réunir ses troupes à celles de la sainte Ligue. Pendant
ce temps-là, l'empereur autorisait sa fille, la gouvernante des Pays-Bas, à
signer en toute hâte le traité pourparlé et accordé avec les ambassadeurs du roi d'Angleterre, en se disant prêt à
se déclarer ennemi du roi de France. Louis XII donna l'ordre à ses
lieutenants, le sire de La Trémoille et le maréchal de Trivulce, d'entrer en
Italie, et de marcher sur Milan. Il y avait eu rivalité entre les deux
lieutenants du roi, au sujet du commandement en chef de l'armée, lequel
revenait de droit à Trivulce qui était maréchal de France et conduisoit bien une armée, mais ce grand capitaine,
d'origine milanaise, tenant au parti guelfe, eût été repoussé par le parti
gibelin, que le roi avait intérêt à ménager ; il fallait, en outre, mettre un
Français à la tête d'une armée française. Cette armée se composait de douze
cents hommes d'armes, sous les ordres de plusieurs bons capitaines déjà éprouvés
dans les guerres d'Italie, de quatre à cinq mille gens de pied français, dont
le duc d'Albanie était capitaine 'général, et de onze mille lansquenets levés
dans le pays de Gueldre et les pays du Bas-Rhin, par Robert de La Marck,
seigneur de Fleuranges, et par son frère le sieur de Jamets. L'artillerie de
France, que menait M. de La Fayette, homme sage et de bon entendement, était
soutenue par un parc, fait à façon
d'échelle, qui
ne contenait pas moins de cinq cents harquebuttes
à crochet et
que le sieur de Sedan avait fait venir de son pays des Ardennes.
Malheureusement, les deux lieutenants du roi ne s'accordaient pas ensemble et
Trivulce était bien déterminé à obéir le moins possible au sire de La
Trémoille, qui n'avait ni sa prudence ni son expérience. Tout d'abord, La
Trémoille ne souffrit pas que le maréchal, qui entretenait des intelligences
dans le Milanais, pût réaliser l'espérance qu'il avait donnée au roi, en se
faisant fort d'aller jusqu'à Milan avec un éperon de bois, c'est-à-dire sans
rencontrer le moindre obstacle. L'armée n'attendait plus pour passer les
monts, que l'arrivée d'un corps de trois mille aventuriers, que le sire de
Tavannes amenait de Guyenne. Le roi
d'Angleterre et l'empereur Maximilien avaient refusé d'adhérer, pour leur
compte, aux conditions de la trêve que le roi d'Aragon avait conclue avec
Louis XII ; le roi d'Angleterre achevait alors ses préparatifs de guerre,
pour descendre en France, avec une armée anglaise ; il ne lui manquait que
des bâtiments de transport destinés à jeter ses troupes, soit en Bretagne,
soit en Picardie ; il s'adressa donc à Marguerite d'Autriche, qui, sur
l'ordre exprès de l'empereur, s'était empressée de fournir à Henri VIII non
seulement une quantité de heves ou bateaux plats, qui pouvaient
porter dix à douze mille hommes, mais encore des chevaux, des vivres et même
des gens de pied recrutés surtout en Flandre. Le sire de Genlis, chambellan
du roi et son ambassadeur à la cour de l'archiduc Charles, avertit son
souverain de ces étranges agissements de la part d'un vassal du roi de
France. Louis XII écrivit alors cette belle lettre à Marguerite, qu'il
qualifiait seulement de duchesse
douairière de Savoie
: Ma cousine, j'ai reçu la lettre que vous
m'avez écrite, par le sieur de Genlis, mon conseiller et chambellan
ordinaire, et sur l'expédition et dépêche que lui avez faite, et tant par
icelle que par ce que j'ai depuis entendu, on demeure par-delà en volonté de
bailler aide et faveur aux Anglais, anciens ennemis de la couronne de France,
tant en gens de cheval des pays du Hainaut et Brabant, que de navires, pour
leur passage, des pays de Hollande et Zélande : qui est nuire ouvertement au
bien de paix et amitié, qui de tout temps a été entre moi et la Maison de
Flandre ; pour quoi si mon cousin le Prince de Castille, votre neveu, était
en âge, je le sommerais à me venir servir contre lesdits Anglais, tant pour ce
qu'il est issu de ladite couronne, que parce qu'il est pair de France et mon
vassal, comme savez. Et, pour cette heure, me suffit, à vous, ma cousine, qui
avez la totale charge des affaires de ses pays, en écrire un coup, en vous
priant, pour le bien de mondit cousin et de sesdits pays et sujets, me faire
savoir votre vouloir et intention sur ce, et comme vous entendez que vous et
lesdits pays de mondit cousin et sesdits sujets vivrez dorénavant avec moi et
les miens ; car le temps porte et requiert qu'il est besoin de savoir
maintenant qui sera ami ou ennemi, afin que, selon cela et que vous m'en
écrirez, j'y pourvoie comme je verrai que faire se devra. Par la raison,
pareillement, ma cousine, j'écris aux villes de Flandre et d'Artois, sujettes
à ladite couronne, de ce que dessus, pour semblablement entendre leur intention
et vouloir ; et à tant, ma cousine, je prie à Dieu vous tenir en sa sainte
garde. Écrit à Étampes, le vingt-sixième jour de mai 1513. Dans une lettre que le roi
écrivit à ceux de Gand, pour les mettre en garde contre l'audacieuse
insolence des Anglais, qui, ayant entrepris de lui faire une guerre injuste,
se targuaient d'être aidés et soutenus dans cette guerre par les villes et
sujets du Prince de Castille auquel il avait toujours porté un amour singulier, il leur faisait savoir qu'il avait donné telle et si bonne provision partout, tant par mer
que par terre,
que l'entreprise desdits Anglais ne peut
être de longue durée ni venir à grand effet. Marguerite n'osa pas nier les faits graves
qui accusaient les intelligences hostiles de l'empereur avec le roi
d'Angleterre et qui dénonçaient d'avance le traité d'alliance offensive et
défensive qu'il avait conclu secrètement : elle avoua que plusieurs des
sujets de son neveu étaient passés au service du roi d'Angleterre, mais à
leurs périls et risques ; que d'autres lui avaient vendu des bateaux, des
armes et des chevaux, à l'insu des autorités locales, et que de pareils
actes, coupables sans doute, n'avaient été inspirés que par le désir de
gagner de l'argent : elle espérait donc :que les bonnes relations d'amitié et
de commerce, qui existaient entre les sujets du roi et ceux du Prince de
Castille, n'en seraient pas altérées ; elle suppliait le roi de tenir la main
à l'exécution des traités de paix, comme elle ferait elle-même. La
gouvernante des Pays-Bas, nonobstant ces belles promesses, était aussi
déloyale et aussi rusée que son père, car, au
moment même où elle s'engageait ainsi, au nom de Maximilien et de l'archiduc
d'Autriche, à veiller soigneusement à l'observation des traités existants,
elle écrivait à l'empereur pour l'inviter à rappeler ceux de ses sujets qui
avaient pris du service dans l'armée du roi, et à leur suggérer même quelque
trahison, dont il pouvoit revenir un grand
bien,
disait-elle, à vos amis, à vous et à vos
successeurs. Les
Français commencèrent à passer les monts vers le Io mai, et le passage des
troupes continua, pendant plusieurs jours, sans tourner du côté de Milan,
quoique Jean-Jacques Trivulce conseillât de marcher en avant, dans la
certitude de voir le pays tout entier se soulever, au cri de Vive la France ! Le sire de La Trémoille s'était arrêté dans
l'Artesan, avec une partie de la gendarmerie, pour attendre que le reste de
son armée fût entré en Piémont. Il y avait, d'ailleurs, une convention
secrète entre les agents du roi de France et la bourgeoisie commerçante de
Milan, pour livrer la ville aux Français ; déjà le château, où la garnison
allait manquer de vivres, avait été ravitaillé, de concert avec un chef de
bande italien, nommé Sacramoro, qui était chargé du blocus de cette
forteresse. Le duc Maximilien Sforza, voyant que la ville de Milan étoit désespérée pour les bons Ducquesques et à demi
mutinée pour les François, s'empressa d'en sortir avec deux cents chevaux et quelques
milliers de piétons, afin de se mettre sous la protection des Suisses qui
arrivaient de tous côtés pour le défendre. Les douze Cantons lui envoyaient
quinze mille aventuriers, la plus belle bande qui partit onc du pays des
Suisses, et les capitaines de cette bande avaient dit au duc de Milan, qu'il
n'eût aucun doute (aucune crainte) des Français, car plutôt viendroient par deçà toutes les femmes et les
petits enfants de la Suisse, qu'ils ne le maintinssent en sa duché, comme ils
lui avoient promis et juré. Les Suisses occupaient déjà Alexandrie et Novare, où se
trouvait encore toute l'artillerie que La Palice avait perdue dans sa
désastreuse retraite : il leur venait tous les jours de nouveaux renforts, et
tous avoient bon désir, avec la bonne aide des Espagnols, non seulement de
tenir tête aux Français, mais encore de les chasser de l'Italie, par-delà
Lyon. La Trémoille envoya le sire de Fleuranges, avec ses lansquenets
allemands, prendre possession de la ville d'Alexandrie, qui s'était rebellée
contre l'autorité du duc Maximilien Sforza et qui faillit payer bien cher sa rébellion,
car les lansquenets allemands, dès leur entrée dans la ville, s'étaient mis à
piller, quand leur chef défendit le
pillage, en laquelle chose il fut obéi, dont fut bien grande merveille, car
on pilloit aussi bien amis qu'ennemis. Maximilien Sforza s'était renfermé dans Novare,
qui ne manquait pas de canons, mais dont la garnison ne semblait pas
suffisante pour soutenir longtemps un siège fait par toute une armée. C'était
à Novare que, treize ans auparavant, le malheureux Ludovic Sforza, père du
duc Maximilien, avait été livré par les Suisses, ses auxiliaires, aux mêmes
généraux français Trivulce et La Trémoille, qui revenaient assiéger Novare.
En peu de jours, la brèche avait été ouverte par l'artillerie du seigneur de
La Fayette, mais cette brèche n'était pas praticable, et les lansquenets, qui
ne redoutaient rien, n'osèrent s'y risquer. On mit en batterie deux gros
canons contre la porte la plus voisine de la brèche, et cette porte ayant été
enfoncée, on s'apprêtait à entrer dans la ville, quand les Suisses firent une
sortie qui fut repoussée. La nuit était venue ; on remit au lendemain
l'attaque de la porte qui livrerait passage aux assaillants. Mais, pendant
cette nuit-là même, quatre à cinq mille Suisses, qui arrivaient à marches
forcées de Lugano et de Bellinzona, vinrent file à file et furent reçus dans
la ville comme des libérateurs. La Trémoille n'avait plus qu'à lever le
siège, ce qu'il fit le matin, en se dirigeant vers le pas de Suze, pour
donner la main aux renforts considérables en gendarmerie et en infanterie,
qu'on lui annonçait, mais qui ne se pressaient pas d'arriver. Les hommes
d'armes ne furent pas inquiétés dans cette retraite, mais les lansquenets,
qui étaient chargés de lever le camp et d'escorter l'artillerie, restèrent en
arrière, et les canons des remparts furent tournés contre eux, de telle sorte
que les boulets pleuvaient et battaient dans leurs rangs ; ils perdirent bien
du monde, et comme ils ne pouvaient ni combattre ni donner l'assaut, ils se
hâtaient de se retirer sous le feu des batteries du château. Les Suisses
alors sortirent de la ville, en escarmouchant, et furent toujours sur leurs
bras jusqu'à ce que toute l'arrière-garde se fût arrêtée sur une montagne à
deux milles de Novare, non loin du village de Trecase. La Trémoille avait
établi son quartier général dans une abbaye, que l'artillerie du château battoit merveilleusement fort ; il tint Conseil de guerre
avec les principaux capitaines, et l'on résolut de se porter sur le village
de Trecase, où l'armée occuperait une excellente position ; mais, soit erreur
ou maladresse, soit trahison préméditée, une partie des gens de pied se
trouva engagée dans les bois qui s'étendaient autour de Novare, et le reste
des piétons, avec l'artillerie, chercha sa route à travers des terrains
marécageux, coupés par des rivières et des petits cours d'eau. On s'éloignait
ainsi de Trecase, en se rapprochant du village de la Riotta, par des chemins
fangeux et impraticables. On accusa depuis le maréchal Trivulce d'avoir
changé l'itinéraire de l'armée, pour s'écarter des terres fertiles et
cultivées, qu'il possédait dans ces parages ; mais le maréchal dédaigna de
répondre à cette basse accusation. Le matin du 6 juin, les enfants-perdus des bandes suisses, qui s'étaient avancés, à travers bois, sans être aperçus, jusqu'au guet du camp des Français, se jetèrent sur l'artillerie et tentèrent de s'en emparer ; mais, si l'alarme fut bien grande au camp, la gendarmerie y allé chacun à cheval, et La Trémoille, qui n'était qu'à demi armé, se mit à la tête de ses hommes d'armes, pour repousser l'attaque des Suisses. L'endroit où s'engagea l'action était un marais, où les chevaux étoient eqfangis jusqu'aux genoils. Néanmoins, les premiers assaillants furent taillés en pièces. L'artillerie française commençait à foudroyer les Suisses, qui semblaient se multiplier et renaître sous le feu des batteries, à mesure que la canonnade emportait des files entières de l'armée ennemie, qui revenait à la charge en rangs plus pressés et plus solides. Les lansquenets allemands étaient chargés de défendre l'artillerie, et ils s'acquittèrent de ce devoir avec une admirable énergie, mais les gens d'armes ne pouvaient leur venir en aide et leur prêter main forte. Les Suisses avaient fait de grandes pertes, et pourtant leur nombre augmentait sans cesse : ils se divisèrent en deux grandes bandes, l'une continuant à faire tête aux lansquenets, l'autre tournant la position et allant prendre à revers l'artillerie, qui tomba au pouvoir des assaillants. Les lansquenets lâchèrent pied et s'enfuirent, tandis que leur propre artillerie, tournée contre eux, les écrasait dans leur fuite. La gendarmerie ne leur porta pas secours et fit une prudente retraite. Le capitaine général des lansquenets, Robert de La Marck, qu'on appelait M. de Sedan, apprenant que ses deux fils, le sire de Jamets et le sire de Fleuranges, avaient peut-être péri, en essayant de rallier les lansquenets qui fuyaient, se précipita dans la mêlée et retrouva ses deux fils criblés de blessures parmi les morts : il les attacha tous deux sur un cheval, et il eut le bonheur de les conduire en lieu de sûreté, où il les fit soigner de manière à les rappeler à la vie. Tous les capitaines des lansquenets furent tués avec les deux tiers de leurs soldats, mais les. Suisses avaient perdu plus de monde que les lansquenets, et la fleur de leur bande y demeura, bien qu'ils eussent gagné la bataille. Le général de Normandie, payeur de l'armée française, fort honnête et homme de bien, vint à la rencontre de M. de Sedan, qui revenait au combat après avoir sauvé ses deux fils : — Monsieur, lui dit-il, tout est en fuite, comme vous voyez, mais l'argent du roi, 250.000 livres, demeureront derrière, si vous ne nous attendez pas, et les Suisses auront bientôt mis la main sur les chariots où est l'argent. — Pourquoi ne vous attendrais-je pas, reprit M. de Sedan, quand il me reste quelques-uns de mes gens, pour défendre l'argent du roi ? Le maréchal de La Trémoille, blessé à la jambe, avait déjà quitté le champ de bataille, avec toute la gendarmerie et les piétons français, qui ne furent pas même engagés : il se retirait en bon ordre, sur Verceil, poursuivi par les Suisses, qui, n'ayant pas de cavalerie, ne pouvaient qu'inquiéter la retraite des Français jusqu'à Suze, où ceux-ci trouvèrent les premières bandes de cinq mille lansquenets du Luxembourg, que le duc de Gueldre avait envoyés au roi. La Trémoille ne fut pas même arrêté par la nouvelle des succès de l'armée vénitienne, qui avait battu un corps de Suisses et pris les villes que Venise revendiquait comme appartenant à la seigneurie ; il jugea prudent de rentrer en France, avec tout ce qui lui restait de son armée, quand il sut que le vice-roi de Naples envoyait Pierre Colonna, avec quatre cents lances, cinq cents chevau-légers et une bande de piétons, pour occuper tous les passages des Alpes. La Trémoille avait perdu toute son artillerie et tous ses bagages ; il acheva sa retraite, avec tant de précipitation, perdit encore la moitié de ses chevaux, faute de fourrages, dans les montagnes. Il avait sans doute reçu des ordres secrets du roi, qui le rappelaient en Bourgogne où l'on craignait une invasion des Suisses. Aussitôt après la bataille de la Riotta, Milan et toutes les villes du Milanais, qui s'étaient déclarées pour la France, se soumirent à l’obéissance de Maximilien Sforza, qui devait à l'assistance des Suisses la possession de son duché. La république de Gênes, qui, dès l'entrée des Français en Italie, avait expulsé la famille des Fregoses, chefs du parti gibelin, pour rétablir à la tête du gouvernement la famille des Adornes, chefs du parti guelfe, se rit obligée de renoncer encore une fois à la domination française et d'avoir pour doge un Fregoso, au lieu d'un Adorno. Quant à la république de Venise, elle avait ordonné à l'Alviane d'évacuer toutes les villes, où il avait mis des garnisons, excepté Crema, Trévise et Padoue. Ainsi les Français avaient donc perdu encore une fois les conquêtes qu'ils avaient faites en Italie, et cela en moins de temps qu'ils n'en avaient mis à les - faire. Mais le château de : Milan leur restait encore, et le duc Maximilien-Sforza n’osait revenir dans sa capitale, sous la menace des canons de Louis XII, qui n'avait plus que cette forteresse en son pouvoir dans toute l'Italie, et dont la ville d'Asti avait même été prise et pillée par les Suisses. |