ANNE DE BRETAGNE, dont la religion était une foi
aveugle entièrement soumise à l'influence de son confesseur, le saint homme
Yves de Maheuc, avait vu avec chagrin poindre la Mauvaise intelligence de son
époux et du pape ; elle s'efforçait sans cesse d'arrêter les progrès de ce
désaccord schismatique, et, comme sa dévote intervention ne réussissait point
à raccommoder le roi avec le chef de l'Église, elle voulut, du moins, rester
neutre dans une lutte qu'elle jugeait impie ; mais, malgré cette neutralité
dont Jules II lui savait gré, elle n'eut jamais contentement, puisque le
Saint-Siège et la couronne de France devaient être ennemis jusqu'à sa mort.
Cette pieuse princesse n'avait pas souffert néanmoins que le clergé de
Bretagne s'associât à la rébellion de l'Église gallicane contre l'Église
romaine, et, à son instigation, dès le 26 septembre, les prélats et docteurs
bretons repoussèrent, par une protestation solennelle, là plupart des
articles présentés à l'examen du Concile. Dans cet instrument, ils déclarèrent
que le Concile de Tours étant convoqué pour délibérer sur les libertés et
privilèges de l'Église gallicane, ils n'avaient pas lieu de s'occuper des
libertés et privilèges de l'Église de Bretagne, sans l'aveu de leur duchesse
et de son Conseil ; qu'en conséquence ils ne prétendaient pas donner leur
consentement sur le décret du Concile de Bâle, relatif à la convocation d'un
Concile général, mais que si l'Église de France décidait quelque chose contre
l'honneur de l'Église romaine, ils regardaient comme nul le consentement
qu'on pourrait leur arracher par la crainte ou autrement, et en appelaient
d'avance à la reine. Cette protestation, autorisée sans doute par Anne de
Bretagne, n'avait pu rien changer à la volonté du roi. Pendant
les opérations du Concile, Mathieu Lang, évêque de Gurck, était arrivé en
France par la Bourgogne. Le duc d'Albanie, que le roi chargea de
l'accompagner, vint lui faire la révérence, à un quart de lieue de Blois ;
devant cette ville, on le visita, de la part d'Anne de Bretagne, qui lui
offrit, en signe de bienvenue, quatre grands luxes (brochets), deux
sourcières (truites ou autres poissons d'eau douce), des huîtres, un panier
de marée, trois barils de vin vieux de Beaune et d'Orléans, trois flacons de
vin nouveau, et de son pain de bouche. A. un quart de lieue d'Amboise, la
comtesse d'Angoulême fit présent de son vin à l'ambassadeur de Maximilien, et
s'excusa de n'avoir pas envoyé plus tôt au-devant de lui. Mathieu Lang, qui
suivait le cours de la Loire en bateau, reçut encore, pendant son trajet, les
félicitations des ambassadeurs du duc de Ferrare et du marquis de Mantoue, de
cinq évêques, de deux maîtres des requêtes, et de plusieurs gens de robe
longue, que le roi lui adressait. A l'entrée des faubourgs de Tours, les ducs
de Valois, de Longueville et d'Alençon, entourés des seigneurs de Nevers, de
Guise, de Mailly, et d'une foule de gentilshommes, accueillirent l'évêque de
Gurck et le menèrent aussitôt dans la chambre du roi, qui l'attendait, et qui
lui dit très joyeusement qu'il pourrait venir
privément vers lui sans aucune cérémonie toutes fois qu'il voudroit. L'évêque de Gurck n'était pas
reposé depuis une demi-heure, que Louis XII le conduisit à la chasse, où un
lièvre fut pris à la course par un des léopards de la vénerie. Le lendemain,
l'évêque présenta ses lettres de crédence, en audience solennelle, et comme
il ne savait pas le français, André de Burgo porta la parole, et déclara que
l'empereur vouloit être bon, féal et
entier frère, ami et allié du roi de France. Dans l'après-souper, Louis XII ordonna encore
une chasse aux léopards, et l'évêque de Gurck, qui y assistait, vit deux
chevreuils forcés par ces animaux qui couraient comme des lévriers. Le roi
retournant à Blois, Mathieu Lang se mit en route pour l'y rejoindre, et passa
par Amboise, où le duc de Valois lui fit honneur et festoiement. C'était à
Blois que devait se conclure la prorogation du traité de Cambrai. Louis
XII avait fait notifier la sentence du Concile de Tours à l'empereur, à
Ferdinand d'Aragon et à tous ses alliés. Jules II, qui n'espérait aucun
secours immédiat de Maximilien ni du roi d'Angleterre, écrivit au roi
Catholique pour lui demander les trois cents lances, à l'envoi desquelles ce
prince était tenu par l'investiture du royaume de Naples Jules II, dans cette
lettre, excitait le Catholique à repousser de toutes ses forces l'outrage
fait à l'Église sa mère, et représentait Louis XII comme un ambitieux qui
allait s'emparer des faisceaux de l'Italie et usurper le Saint-Siège pour
s'ouvrir un chemin jusqu'à Naples : Déjà, disait-il, cet ennemi commun se prépare' à manquer de foi à ses
confédérés qui ne veulent pas faire divorce avec l'Église. Ferdinand, tout disposé qu'il
fût à semer la zizanie, répondit qu'il faisait partir
les trois cents hommes d'armes espagnols, commandés par Fabrice Colonna, mais
que ces auxiliaires de l'Église romaine avaient ordre, à peine de la vie, de n'entrer en nul pays du roi, ni de
faire chose qui soit contre vouloir, préjudice et dommage dudit seigneur, en
aucune manière
: bien plus, ces troupes ne devaient passer dans le camp du pape, qu'après la
délivrance de la bulle d'investiture que Jules retenait encore. Cependant les
lettres de Louis XII à tous les rois et princes de l'Europe avaient été
généralement accueillies avec défaveur, car la guerre, prête à commencer
entre le Saint-Père et le roi Très-Chrétien, remplissait d'alarmes la
Chrétienté. Le duc
de Ferrare crut devoir publier hautement ses griefs contre le pape, pour
corroborer les actes de l'Église gallicane et justifier la protection que lui
accordait le roi. Il adressa donc à ce prince un manifeste, daté du 5
octobre, dans lequel il s'attachait à détruire les calomnies de ses ennemis,
faisaient connaître la manière dont le pape avait procédé à son égard. Alphonse
d'Este n'ayant pas comparu à Rome dans le délai de douze jours qui lui
étaient assignés par la citation apostolique affichée naguère aux portes de
la cathédrale de Bologne, Jules II, avant l'expiration de ce terme, avait
promulgué, le Io août, une sentence excommunicatoire qui privait son vassal
désobéissant du duché de Ferrare et de tous les biens qu'il tenait en fief du
Saint-Siège. Le duc Alphonse, dans son manifeste, contestait avec raison la
validité de cette sentence rendue à Rome, où il n'aurait pu se transporter,
sans péril, pour s'y défendre contre ses calomniateurs et ses ennemis, car il
n'eut pas été en peine de répondre aux différentes accusations sur lesquelles
était fondé la sentence apostolique : il repoussait les unes comme fausses et
indignes d'être réfutées ; il discutait les autres avec calme et dignité,
surtout en ce qui concernait l'emprisonnement de ses frères, la rébellion de
son père contre le Saint-Siège, la fabrication du sel à Comacchio, la crue
des gabelles, l'aide accordée aux Bentivoglio, et la protection demandée au
roi de France. Quant au reproche de mauvais gouvernement, Alphonse appelait
en témoignage tous ses sujets, qui lui avaient donné tant de preuves de bienveillance
et d'amour extrême, tellement qu'en présence de l'armée papale leur fidélité
n'avait pas chancelé, leur affection ne s'était pas refroidie ; enfin, il
souhaitait que Jules II consentît à choisir le roi pour arbitre, car il ne
doutait pas que Sa Majesté Très-Chrétienne n'acceptât l'occasion de faire
triompher la cause de la justice. Ce manifeste, aussi fort de raisonnement
que convenable d'expression, sans injure et sans menace, fut sans doute
envoyé à tous les princes chrétiens pour justifier la guerre que le vassal
était forcé de soutenir contre son suzerain, le prince catholique contre le
chef.de l'Église romaine. Jules II, cependant, était entré en campagne, à la
fin de septembre ; il avait créé le marquis de Mantoue gonfalonier de
l'Église, et lui avait fait prendre le commandement des troupes papales et
vénitiennes dirigées sur Ferrare, où s'était retiré le duc Alphonse, dans la
crainte d'un siège, après avoir conquis la majeure partie de la Polésine. La
maladie du pape, qui se gouvernant contre le conseil des médecins, eut les
fièvres double et tierce, ralentit, mais n'arrêta pas les opérations
militaires : pendant qu'à Bologne on doutait de sa vie, au point de le
regarder déjà comme mort, son armée marchait sur Ferrare. En même
temps, le seigneur de Chaumont, qui avait fait lever le siège de Vérone,
arriva dans cette ville, au moment où une révolte de la garnison allait
éclater contre le duc de Brunswick et l'évêque de Trente, lieutenants de
l'empereur. Ceux-ci se gouvernaient très mal, et n'avaient pas d'argent pour
payer la garnison ; ils empruntèrent 6.000 ducats au vice-roi, qui les leur
prêta de ses deniers ; mais néanmoins une commotion eut lieu, dans laquelle
l'évêque et le duc s'enfuirent, en habit dissimulé, au vieux château, où ils
furent assiégés par leurs propres soldats, jusqu'à ce que Chaumont les
délivrât et leur conservât Vérone, au moyen d'un nouveau prêt de 24.000
ducats. Le seigneur de Chaumont eut aussi à pourvoir à la conservation de
Legnago, que les Vénitiens avaient failli surprendre en se couvrant des
dépouilles de trois cents hommes de la garnison attirés et massacrés dans une
embuscade. Ces deux villes importantes étant mises à l'abri d'un coup de
main, Chaumont voulut opérer sa jonction avec le duc de Ferrare, et reprendre
Modène ; mais l'armée du pape se retira devant lui, pendant qu'Alphonse
d'Este attaquait une des deux flottes vénitiennes qui fermaient le passage du
Pô, et ruoit jus cent navires, grands et petits, dont le
moindre portait deux pièces d'artillerie. Chaumont recouvra plusieurs places,
que les Pontificaux avaient occupées : Formigine
fut emporté d'assaut, Carpi ouvrit ses portes à son ancien comte Albert Pio,
et les gens du pape qui avaient été mis là pour les garder, furent tués pendant
leur retraite. Mais une entreprise
secrète, qui seroit la fin de la guerre, avait été projetée par le lieutenant du roi ; il
voulut s'approcher de Bologne et s'en emparer, ainsi que de la personne du
Saint-Père, au moyen des intelligences que les Bentivoglio entretenaient dans
cette ville. L'armée du pape, composée surtout de gens ramassés, était loin
de présenter un nombre d'hommes égal à celui qu'on payait, car les capitaines
s'appropriaient les soldes en ne complétant jamais leurs compagnies, et pour
mettre cette pauvre armée en état de tenir tête aux Français, aux Allemands et
aux Ferrarais réunis, les Vénitiens avaient promis un renfort de cinq cents
lances, quinze cents chevau-légers et six mille piétons, qui semblaient, par
leur lenteur à venir, ne devoir pas arriver à temps pour sauver le pape. Jules
II, à peine guéri de sa grave maladie, comprenait bien le danger de sa
situation, aux nouvelles qu'il recevait de la marche du seigneur de Chaumont,
lequel se saisit de plusieurs bourgades fortifiées et vint camper à trois
milles de Bologne. La terreur de Jules II fut au comble ; il déclara, en
colère, à l'ambassadeur vénitien, que si le renfort qu'on lui avait promis
n'entrait pas le lendemain, à Bologne, il s'accorderoit avec le roi de France. Le
lendemain les Bentivoglio, s'avancèrent jusqu'aux murailles de la ville dans
l'espoir d'y être reçus ; aucun mouvement n'eut lieu en leur faveur. Jules
II, appréhendant un soulèvement, avait adroitement caressé les magistrats et
les principaux citoyens de Bologne, diminué les impôts et appelé le peuple
aux armes pour la défense de l'Église ; mais, pendant qu'il affectait une
assurance qu'il n'avait pas, il faisait passer à Florence sa tiare et
d'autres joyaux d'un grand prix, et cherchait à négocier avec le lieutenant
du roi, par l'entremise de Jean-François Pic de La Mirandole. Chaumont
exigeait, pour conditions, que le pape absoudrait le duc de Ferrare et tous
ceux qui avaient encouru l'excommunication comme adhérents d'un excommunié ;
qu'il absoudrait pareillement les Bentivoglio, en restituant leurs biens ;
qu'il agirait à l'égard des Vénitiens, selon la teneur du traité de Cambrai ;
qu'il consentirait à une surséance d'armes avec le duc de Ferrare, pendant
laquelle leurs différends seraient arrangés à l'amiable ; qu'il rendrait la
liberté au cardinal d'Auch ; qu'il pardonnerait aux cardinaux fugitifs, et
qu'il ne disputerait plus au roi le droit de nommer seul aux évêchés vacants
dans ses États. Jules II, contre sa coutume, écouta patiemment ces
conditions, et se plaignit de leur dureté, quoique ses cardinaux lui
conseillassent de les accepter ; mais, la nuit même, un corps de six cents
chevau-légers vénitiens et une bande de Croates entrèrent dans Bologne, dont
le peuple s'armait pour le pape. Ce vieillard obstiné, retournant à sa hautaineté et braverie accoutumées, passa de la prière à la
menace, rejeta dédaigneusement les propositions de Chaumont, et annonça qu'il
irait en personne attaquer les Français dans leur camp. Le vice-roi se
repentit de n'avoir point assiégé la ville, sans perdre un temps précieux en
fausses négociations, et se retira, faute de vivres, à Rubiera, en attribuant
toutefois sa retraite à l'intercession des ambassadeurs de l'empereur et des
rois d'Aragon et d'Angleterre : il prétendit, pour dissimuler cet échec,
vouloir donner le temps au pape de penser aux choses qui avoient été
proposées, et à lui, d'entendre la volonté du roi. Mais Jules II avait assez
manifesté ses intentions, par son activité à faire nouveaux gens de pied, et,
dès que les Français furent éloignés, il refusa de continuer les pourparlers,
si Ferrare n'était pas d'abord remise entre ses mains. La guerre se ranimait,
au lieu de s'éteindre à l'entrée d'un hiver rigoureux. Louis
XII ne voulait pourtant point passer les monts avant le printemps ; les
conférences entamées avec l'évêque de Gurck le retenaient d'ailleurs à Blois,
où la reine était accouchée, le z5 octobre. Les espérances du roi et de tout
le royaume s'étaient évanouies à la naissance d'une fille. Pendant la
grossesse d'Anne de Bretagne, la duchesse douairière de Bourbon, et Louise de
Savoie, qui voyait encore une fois la couronne de son fils en péril,
n'avaient pas quitté la reine, pour attendre ses couches ; le jour de
l'enfantement, le roi voulut en être témoin, et resta dans la chambre jusqu'à
la délivrance de l'accouchée. L'enfant fut nommée Renée, par reconnaissance
pour saint René, patron d'Angers, car le roi et la reine avaient fait
plusieurs pèlerinages, pour obtenir lignée, en visitant les reliques de ce
saint évêque, qui était continuellement invoqué par les femmes stériles. Le
maréchal de Trivulce, qui eut l'honneur d'être choisi pour lever l'enfant, vint en poste de Lombardie, où il devait
retourner, aussitôt après le baptême. La douairière du Bourbon et Madame du
Bouchage furent les deux commères, qui tinrent Madame Renée sur les fonts,
avec Trivulce. Anne de Bretagne avait été, dit-on, maltraitée par les sage-femmes,
dans ses couches, et demeura depuis
maladive. Cet
événement ne fut pas la seule cause de retard qui prolongea les négociations
de l'évêque de Gurck : le roi lui portoit
toutes bonnes paroles et semblant, en continuant de mieux en mieux ; il déclarait hautement qu'il
était résolu, quand bien même tous les confédérés abandonneraient l'empereur,
à l'aider et assister de son corps et de
tout son pouvoir
; qu'il voulait être et demeurer vrai et
entier frère, ami et confédéré de Maximilien, et qu'il ne déposerait pas les armes, avant que
les Vénitiens n'eussent restitué à l'Empire les villes qu'ils avaient
usurpées. Mais le bon vouloir du roi, lequel
ne pouvoit être meilleur, ne suffisait pas à lever des difficultés qui se présentaient à
chaque instant. Il y eut de longs débats, dans le Grand Conseil, en présence
du chancelier : l'évêque de Gurck, André de Burgo et Jean Caulier
travaillèrent, jour et nuit, à cette épineuse affaire. Enfin, le i6 octobre,
les conventions réciproques paraissaient bien arrêtées ; l'empereur et le roi
Très-Chrétien devaient s'engager non seulement à maintenir le traité de
Cambrai, pendant la durée de leur vie, et un an après, selon les termes mêmes
de ce traité, mais encore à l'étendre et à le proroger pour le règne de leurs
successeurs immédiats. Le roi consentait à poursuivre l'observation de ce
traité par les armes, jusqu'à ce que l'empereur eût recouvré ce qui lui
appartenait, sans attendre que le roi d'Aragon et le pape eussent fait
connaître leurs intentions bonnes ou mauvaises, et sans avoir le nombre de
gens de guerre que l'empereur se proposait d'employer dans la campagne
prochaine. Louis XII promettait donc d'entretenir à ses frais, pendant tout
l'hiver, la garnison de Vérone, composée de cinq cents lances et de dix-huit
cents piétons ; d'envoyer le vice-roi, avec toutes les troupes du Milanais,
au secours de cette ville, si les Vénitiens venaient l'assiéger, et de :
mettre sur pied, au printemps suivant, pour soutenir son allié, douze cents
lances, huit ou dix mille hommes d'infanterie, et un grand train d'artillerie
outre une flotte de six galères ; mais il était d'avis de suspendre les
hostilités jusqu'au retour de la belle saison ; d'ailleurs, il croyait
pouvoir répondre des dispositions amicales de Ferdinand, et se montrait prêt
à oublier tous les griefs du pape, si le Saint-Père voulait observer le
traité de Cambrai, et en venir à un accommodement raisonnable avec le duc de
Ferrare. Toutefois, si Jules II refusait de s'en remettre à l'arbitrage de
l'empereur, et d'être bon (bonus), le roi demandait que l'empereur et Ferdinand
ajoutassent à leur traité une clause concernant les résolutions de
l'Assemblée de Tours. Le roi exprimait le désir de rentrer, conjointement
avec l'empereur, dans l'alliance des Suisses ; mais si les Ligues
repoussaient l'amitié de l'empereur, en acceptant celle du roi, le roi
proposait de comprendre l'empereur, comme son confédéré, dans un traité
personnel ; en tout cas, l'un et l'autre se prêteraient secours contre les
Suisses. Enfin, quant à l'entrevue projetée des deux princes, le jour et le
lieu en seraient fixés, après la Diète de Strasbourg et avant le départ de
l'évêque de Gurck. Le roi témoignait beaucoup d'impatience de se rendre à
cette conférence, soit en Bourgogne, soit en Italie, soit en Lorraine, soit
aux frontières des Pays-Bas, et il adressait mille remerciements à
Maximilien, pour son bon courage. Mais l'empereur espérait que, le roi
Catholique étant forcé d'agir selon la teneur du traité de Cambrai, le pape
serait contraint de plier à son tour, et que, le pape cédant, la guerre
finirait sans effusion de sang. Ces illusions ne furent pas réalisées. L'évêque
de Gurck, dans ses pleins pouvoirs, avait licence de traiter avec le
Saint-Père et les rois de France, d'Aragon, d'Angleterre et de Hongrie, ou
bien avec le roi de France seul ; mais, quoiqu'il fût autorisé à faire tout
ce qui serait nécessaire, comme l'empereur en personne, même dans le cas où
les circonstances exigeraient un mandat plus spécial, il n'osa pas conclure
définitivement, sans avoir consulté une dernière fois Maximilien. Il écrivit
en Espagne pour savoir si Ferdinand voulait seconder sincèrement l'empereur,
et employer son crédit auprès du pape, dans l'intérêt de la paix générale. Il
écrivit à Rome pour gagner Jules II ; mais ses lettres n'amenèrent que des
réponses vagues et obscures ; en même temps, les ambassadeurs que l'empereur
et le roi avaient envoyés à Lucerne, pour traiter avec l'assemblée des
Ligues, se retirèrent, sans avoir rien fait. L'évêque de Gurck et André de
Burgo, de concert avec Jean Caulier, se hâtèrent, alors de proroger
simplement le traité de Cambrai, le 17 novembre, et ils firent preuve de
prudence dans cette négociation difficile qu'ils conduisaient à l'avantage et
à l'honneur de leur maître. Cette prorogation fut fondée sur le profit que
rapporterait une paix fraternelle, non seulement aux deux auteurs du traité,
mais encore à toute la Chrétienté. Le roi et l'empereur, instruits par
l'expérience, et déterminés à persister dans leur amitié, de jour en jour
plus intime et plus fervente, ratifiaient le traité de Cambrai, qui serait en
vigueur pendant leur vie, et une année au-delà, ainsi que pendant la vie de
leurs héritiers directs, sans déroger ni contrevenir à aucune clause dudit
traité : Chaque partie était tenue de garantir la ratification par le serment
corporel, et sous l'obligation de tous ses biens, en renonçant d'avance à
invoquer la dispense du serment, l'absolution des censures ecclésiastiques,
et de tout autre excuse de droit ou de fait. Ce traité, qui ne renfermait pas
de conditions précises, et qui pouvait être interprété, suivant les
circonstances, fut enregistré, sept jours après sa conclusion, mais Louis XII
ne se contenta point de cette preuve d'empressement ; il donna ordre à son
Conseil de terminer au plus vite différentes affaires litigieuses relatives à
l'Artois et à la Bourgogne, pour que l'empereur et ses plénipotentiaires
fussent satisfaits. L'évêque de Gurck obtint, en outre, un don de ioo.000
ducats, en faveur de la misérable pauvreté de l'empereur, et repartit
bientôt, comblé de présents, festoyé et défrayé sur toute sa route, jusqu'à
Fribourg, où Maximilien faisait de grands préparatifs de guerre. Louis
XII était bien décidé à ne pas laisser périr le duc de Ferrare et à ne se
réconcilier avec le pape, qu'en domptant l'orgueil de cet inflexible
vieillard ; il avait donc mandé au seigneur de Chaumont de s'abstenir de la
dépense durant l'hiver, mais de donner de nouveaux secours à Alphonse d'Este.
Il avait aussi transmis à Jules II des conditions de paix trop impérieuses
pour être même discutées. Il exigeait que Jules restituât les terres du duc
de Ferrare, délivrât le cardinal d'Auch, rompît totalement avec les
Vénitiens, aidât l'empereur contre eux, provoquât une bonne paix universelle
pour courir sus aux Turcs, observât tous les articles de la Ligue de Cambrai,
rendît Bologne aux Bentivoglio, et disposât, au plaisir du roi, des bénéfices
vacants en France et dans les possessions françaises en Italie. Jules II ne
balança point à rejeter dédaigneusement l'offre de cette paix humiliante, et
répondit par des plaintes amères contre le roi Très-Chrétien, qui l'avait
fait assiéger dans Bologne ; il l'accusa de vouloir s'emparer de l'Italie en
teignant sa pourpre impériale dans le sang du vicaire de Dieu ; il cria
vengeance, il excommunia nominativement le seigneur de Chaumont et quiconque
prendrait part à la guerre impie qui affligeait le Saint-Siège. Pendant ce
temps-là, il enchaînait dans une neutralité menaçante le roi d'Aragon, qui
affectait d'être fidèle au traité de Cambrai, mais qui s'excusait de ne pas
servir plus efficacement l'empereur, et surtout de ne vouloir tremper dans la
conspiration d'un Concile schismatique. Jules II essayait encore de se
rattacher à Maximilien, par l'entremise du Grec Constantin, et à l'évêque de
Gurck, par la promesse du chapeau de cardinal. Mais Louis XII employait
d'autres rubriques avec plus de succès, et l'empereur ne prêtait pas
l'oreille aux agents du pape. La république de Florence 'se déclara pour le
roi, contre le pape, malgré les efforts du cardinal de Médicis ; le roi
d'Écosse envoya un ambassadeur au roi, pour lui dire qu'il était prêt, si le
pape ne faisait pas son devoir, à l'interpeller.au Concile. Le marquis de
Mantoue lui-même feignit une maladie pour quitter l'armée pontificale et se
retirer dans ses états. Cette
armée, dont Fabrice Colonna prit le commandement, à défaut du marquis, fut
grossie par les renforts vénitiens aux environs de Modène, et ne marcha
pourtant pas immédiatement sur Ferrare. Le duc Alphonse, pour couvrir sa
capitale, s'était établi, avec les lances françaises de Châtillon, au bord du
Pô, entre Spedalletto et Bondeno, vis-à-vis de l'armée vénitienne, dont la
flotte perdit huit bâtiments dans sa retraite, sous le feu des barques
ferraraises. Alphonse, gentil prince, homme de guerre, de bon entendement et
hardi, qui prenoit tout son passe-temps et
exercice à fondre de l'artillerie, remparer et fortifier, avait braqué sur le camp
vénitien une énorme pièce de canon, nommée le Grand Diable, qui faisoit merveilleux ennui à l'ennemi, et s'était préparé à hiverner,
dans cette position facile à défendre. Les troupes du pape, qui attendaient à
Modène l'ordre de porter le siège devant Ferrare, allèrent d'abord enlever
quelques petites places, Sassuolo, Formigine et Concordia ; puis, s'approchèrent
de La Mirandole, qui était alors entre les mains de Françoise de Trivulce,
tutrice de ses enfants et veuve de Ludovic Pic, lequel avait enlevé cette
place à son frère aîné Jean-François Pic. Chaumont avait pris, à Parme, ses
quartiers d'hiver, où la jeune Noblesse française passait le temps en fêtes
et en tournois, pendant que la rigueur de la saison suspendait les opérations
militaires. Aux pluies d'automne avait succédé un froid excessif, et la neige
était si épaisse, que, pour conduire l'artillerie, de Correggio à Parme, on
l'avait désaffûtée et voiturée sur des traîneaux. Cependant Jules II, qui
venait de faire mettre une épée nue dans la main de sa statue, érigée à
Bologne par Michel-Ange, ne voulait pas que les hostilités s'arrêtassent ;
et, guéri enfin de sa fièvre tierce, il se disposait à entrer lui-même en
campagne, dès les premiers jours de janvier. Quant à Louis XII, il avait fixé
son départ pour l'Italie, à l'encommencement de février, et il annonça, en
présence des princes, dans son Conseil, que l'année suivante il aurait, en
Lombardie, vingt mille piétons, deux mille lances, mille chevau-légers, deux
grosses bandes d'artillerie et une flotte de vingt galères. Le Conseil
applaudit à cette délibération du roi, et, pour supporter cette grande
dépense, proposa de lever trois cent mille francs sur le peuple. Louis XII
ordonna cette levée de deniers, mais il déclara qu'il ne les prendroit pas, à moins d'une nécessité
absolue. Il fit enrôler des soldats, équiper des vaisseaux, rassembler des
vivres et apprêter tout ce qui était nécessaire pour finir la guerre en une
seule campagne. Jules
II trouva qu'on alloit trop froidement en
besogne, et,
accusant ses capitaines d'inhabileté, même de trahison, il résolut de se
mettre lui-même à la tête de son armée, malgré les représentations de
l'ambassadeur vénitien et des cardinaux, qui craignaient ce scandale,
d'autant plus dangereux dans les circonstances présentes, que les ennemis du
pape ne cherchaient qu'un prétexte pour assembler un Concile contre lui et le
déposer ; mais le pape, plus enflambé
d'ire qu'il ne fut onc,
voulut montrer à ses ennemis que le vicaire de Jésus-Christ pouvais-être
capitaine général des assiégeants d'une ville chrétienne. Or, le bon
chevalier Bayard, apprit par ses espions que le Saint-Père devait se rendre
au siège de La Mirandole et forma le projet de prendre le pape et tous ses
cardinaux. Il s'assura que Jules II quitterait Bologne le 2 janvier 1511, et,
ayant averti de son dessein le duc de Ferrare qui l'approuva, il partit, la
nuit, du camp de Spedalletto, avec cent hommes d'armes marcha, en silence
vers San-Felice où se reposait le pape, et se cacha dans un palais abandonné,
pour y attendre le passage de Sa Sainteté. Au point du jour, le pape, qui étoit assez matineux, monta en litière, et son escorte se mit en
marche. Protonotaires, clercs et officiers, ecclésiastiques de toute sorte
chevauchaient en avant, sans soupçonner le moindre péril ; mais, lorsqu'ils
furent près de l'embuscade, Bayard et sa troupe, croyant que ce fût déjà le
pape, sortirent du palais au galop, et s'élancèrent sur cette cohue effrayée
qui tournait bride et s'enfuyait vers San-Felice, en criant : Alarme ! Jules
II était par hasard resté en arrière, car à peine avait-il fait quelques pas,
que la plus âpre et véhémente neige, qu'on eût vue cent ans devant, tomba par
tourbillons, et le cardinal de Pavie, qui étoit alors tout le gouvernement
du pape, lui conseilla de s'en retourner jusqu'à ce que ce mauvais temps
eût cessé. Le pape fut assez heureux pour rentrer dans le château de
San-Felice, avant que les Français atteignissent sa litière, et lui-même aida à lever le pont : ce qui fut d'homme de bon
esprit, car s'il eût autant demeuré qu'on mettroit à dire un Pater noster, il
étoit croqué.
Bayard avait d'abord chassé les fuyards, à pointes d'éperons, sans se vouloir
arrêter à prendre personne ; mais, voyant que l'attaque du château n'était
pas possible sans une pièce d'artillerie, il ordonna la retraite, tout
mélancolié d'avoir failli si belle prise, combien que ce ne fût pas sa faute,
Ses compagnons se consolèrent, en ramenant deux évêques prisonniers, beaucoup
de clercs, et force mulets de cariage. Quant au pape, il trembla la fièvre, tout au long du jour, de la belle
peur qu'il avoit eue,
et manda, la nuit même, le duc d'Urbin, qui vint avec quatre cents lances lui
faire escorte et le conduire au camp de La Mirandole. Le camp
avait beaucoup souffert du froid et du manque de vivres ; car le seigneur de
Chaumont, par ordre du roi, ayant envoyé, à Carpi, à Correggio, et dans
plusieurs autres villes, bon nombre de troupes à pied et à cheval, pour détourber les gens du pape, toute communication avec le
Mantouan était interceptée, et les assiégeants commençaient à manquer de
tout, lorsqu'une terreur panique fit déloger la garnison de Carpi et rouvrit
le passage aux approvisionnements. Mais déjà les pionniers, découragés par la
rigueur de l'hiver et par le feu meurtrier de la ville, désertaient en foule,
au lieu de creuser les tranchées dans la terre durcie et de planter les
bombardes. Jules II, à son arrivée, choisit son logement dans une cabane, à
deux traits d'arbalète des remparts, et communiqua son énergie à tous ceux
qui l'admiraient, tout vieux qu'il Mt, armé de pied en cap, parcourant à
cheval les endroits les plus périlleux, animant les travailleurs par ses
paroles et son exemple, établissant de nouvelles batteries, et veillant à
tout, comme un jeune capitaine. Cependant il s'en alla, pendant quelques
jours, à Concordia, pour s'aboucher avec Albert Pio de Carpi, que le
lieutenant du roi lui avait transmis avec des propositions d'accommodement.
Ces conférences n'aboutirent à rien, après plusieurs allées et venues, soit
que le pape ne voulût pas faire fléchir son opiniâtreté, soit plutôt que le
comte de Carpi, de qui tous les jours on se défiait davantage, n'agît point
avec bonne foi dans cette négociation. Jules II retourna devant La Mirandole
: la neige, qui était tombée sans interruption durant six jours et six nuits,
s'élevait à la hauteur d'un homme ; le froid était si vif, que les soldats
pouvaient à peine l'endurer ; la glace des fossés avait plusieurs pieds
d'épaisseur, tellement qu'un canon, en tombant dû haut des batteries, ne la
brisa pas. Mais, nonobstant cette neige et ce froid extraordinaires, Jules
II, qui s'était logé plus près des murailles de la place, dans une petite
église à demi ruinée par les boulets, redoublait d'ardeur, et semblait
rajeunir, au milieu des dangers ; il visitait le camp, parlait aux soldats et
leur promettait le pillage de La Mirandole, distribuait de l'argent, et
suivait avec impatience les progrès de la brèche. Les assiégés se défendaient
gaillardement, dans l'espoir d'être secourus avant le 2I janvier, selon les
assurances données par le seigneur de Chaumont et le duc de Ferrare, qui faisoient gens à la hâte : Alphonse d'Este, pour garantir sa
capitale ; Charles d'Amboise, pour obéir au commandement du roi, lequel lui
ordonnait d'assembler dix mille piétons et de combattre les armées du pape et
des Vénitiens. Mais le
bruit courait que Chaumont d'Amboise n'avait pas essayé de sauver La
Mirandole, à cause de sa haine contre Trivulce, et, en effet, il s'absenta
tout à coup, pour aller de Parme à Milan, sous prétexte de hâter les deniers
; quoiqu'il revînt presque aussitôt en poste, on prétendit que ce voyage
intempestif n'avait eu d'autre objet que l'amour d'une dame milanaise. Les
reproches de négligence que le grand maître encourut par cette conduite
eurent lieu de se renouveler, après son retour à Parme ; non seulement il
tarda encore à se mettre en marche, mais la division éclatait entre lui et
Trivulce, qui manifesta hautement l'intention de ne plus paraître dans les
armées françaises, à moins que le roi n'y fût en personne pour réprimer la
licence du soldat et soumettre tous les chefs à son autorité. Trivulce était,
d'ailleurs, fort courroucé de la perte imminente de La Mirandole. Les
défenseurs de cette ville résistaient toujours ; les artilleurs français
avaient augmenté même la furie du pape, en le forçant de changer de logis
pour se mettre à l'abri du canon ; mais deux larges brèches étaient ouvertes,
et l'assaut allait être décisif. Ce fut le 20 janvier que la comtesse de La
Mirandole, voyant qu'elle ne devait plus attendre le secours de Chaumont,
offrit de rendre la ville, les vies franches ; mais le pape vouloit tout avoir à sa merci. Le duc d'Urbin, qui avoit toujours le cœur françois et se souvenait d'avoir été
nourri, en jeunesse, par le roi :de France, se chargea d'obtenir de Jules II
une composition, moyennant certaine somme d'argent destinée à étouffer les
murmures des soldats, qui avaient compté sur un immense butin. La comtesse
sortit du château, avec tous ses biens ; la garnison, sans armes, un bâton
blanc à la main ; Alexandre Trivulce et quelques capitaines demeurèrent
prisonniers. Jules II entra, par la brèche, dans la ville conquise, qu'il
rendit à Jean-François Pic, et, tout fier de son triomphe, il déclara au
comte de Carpi, que le vainqueur de La Mirandole fermerait l'oreille à toute
parole de paix, tant que Ferrare ne lui serait point livrée ; bien plus, dans
un accès de présomption belliqueuse, il jura de ne pas faire sa barbe, avant
la prise de cette ville. Le duc Alphonse, retiré dans sa capitale, se
préparait à une résistance désespérée. Le
seigneur de Chaumont était enfin parti de Parme, pour faire lever le siège de
La Mirandole ; mais les chemins couverts de neige ne permettaient pas de
longues marches, et l'armée se logea de bonne heure. Comme il faisait encore
grand jour, Chaumont d'Amboise, qui était homme joyeux et le meilleur
compagnon du monde, commença un tournoi à pelotes de neige avec le duc de
Nemours et d'autres jeunes seigneurs ; mais le jeu s'échauffa si fort, qu'à la fin il y eut quatre cents hommes
d'un côté et d'autre
: au moment où le grand maître cherchait à séparer les combattants, il fut
atteint sur le nez par une pelote, où
avoit une pierre dedans, qui lui fit grand mal, et lui dura jusqu'à sa mort. Le lendemain, l'armée prit le
chemin de Correggio ; mais, avant d'arriver dans cette ville, au passage
d'une petite rivière grossie par la fonte des neiges, les bandes du capitaine
Richebourg et du brave Molart en vinrent aux mains, et tous les chefs accoururent,
pour faire rentrer les épées dans les fourreaux ; le jeune Fleuranges, qui
s'était jeté le premier entre les combattants, parvint à les séparer, et,
sans son intervention, y en eût eu beaucoup de tués. Durant ce gros débat, le
seigneur de Chaumont, qui s'était fort échauffé parmi la mêlée, tomba dans
l'eau, armé de toutes pièces, et ne fut secouru que longtemps après par son
neveu Fleuranges, aidé d'un gentilhomme ; toute l'armée avait traversé la
rivière, tandis que son général luttait contre le courant qui l'entraînait.
Cet accident, que la malveillance avait sans doute causé, fut, dit-on,
l'origine de la maladie à laquelle Chaumont succomba, six semaines après. Ce
fut à Correggio que le grand maître apprit la nouvelle de la prise de La
Mirandole et du siège prochain de Ferrare : il s'arrêta quelques jours pour
faire remparer Correggio, dans la crainte de voir la puissance du pape se
porter d'abord contre cette ville, et il assembla les capitaines en conseil
de guerre. La plupart étaient d'avis de marcher droit à l'ennemi et de
l'attaquer, fût-il logé aux lieux forts, après avoir passé sur les terres du
marquis de Mantoue, pour forcer Gonzague à se conduire en feudataire de
l'empereur ou bien en gonfalonier de l'Église ; mais le maréchal de Trivulce
soutenait, au contraire, qu'on sauverait plutôt Ferrare, en menaçant Modène
ou Bologne, à la défense desquelles le pape ne manquerait pas d'appeler ses
troupes et les Vénitiens. Le seigneur de Chaumont repoussa ce prudent avis,
car il était jaloux de l'expérience militaire de Trivulce, et résolut d'aller
chercher l'ennemi dans son camp : les Vénitiens à Concordia, l'armée du pape
devant La Mirandole. On se dirigea donc sur Raggiolo. Dès le
commencement du siège de La Mirandole, Jules II avait essayé de traiter avec
l'empereur, sous les auspices du roi d'Aragon, qui ne craignait pas moins que
le pape de voir Louis XII et Maximilien passer ensemble en Italie, au
printemps. Ferdinand et Jules II avaient écrit à l'empereur, en lui faisant
très grande instance d'envoyer l'évêque de Gurck comme plénipotentiaire, dans
la ville de Mantoue, à l'effet d'y conférer avec les ambassadeurs du
Saint-Siège, d'Aragon, de France, d'Angleterre et d'Écosse, pour, s'il y a quelque fondement bon, faire une bonne
universelle paix en la Chrétienté. Maximilien se laissa séduire par l'espérance
qu'on lui donnait de recouvrer, sans guerre, le territoire qu'il réclamait
des Vénitiens, et par le titre de protecteur de l'Église, avec lequel on
flattait sa vanité. Variable et inconstant qu'il était, il s'émut, aux
insinuations du roi d'Aragon, qui l'effrayait de la puissance future des
Français, élevée sur les ruines de la république vénitienne ; sa religion ne
s'inquiétait pas moins du scandale d'un Concile. Il écrivit donc à Louis XII,
que, pour sa part, il était résolu de dépêcher l'évêque de Gurck, non point
vers le pape, mais à Mantoue, afin de terminer tous les différends à
l'amiable ; il écrivit à Jules II, en lui annonçant le départ de Mathieu
Lang, auquel il avait donné mission de rétablir la paix du Saint-Siège et de
la Chrétienté ; c'est pourquoi il priait le pape de ne pas déposer les
cardinaux dissidents, et de n'en pas nommer de nouveaux, de peur d'augmenter par-là
les troubles de l'Église. Jules II fut bien aise de trouver l'empereur en si
bonne disposition ; il espéra le détacher du roi de France, en le
réconciliant avec Venise. Mais Louis XII se fâcha de l'aveugle condescendance
de Maximilien, qui allait perdre en vaines négociations un temps irréparable,
et qui peut- être, dupe des magnifiques promesses du pape, sacrifierait son
allié à quelque illusoire intérêt d'ambition. Le roi savait bien que
l'astucieux Ferdinand avait tout fait, pour empêcher la réunion du Concile ;
il rappela donc en France le comte de Carpi, qui avait osé, à son insu,
traiter avec le pape ; il s'efforça ensuite de détourner l'empereur de la
journée de Mantoue, qu'on avait fixée au 15 février, et il lui conseilla de
ne point faire partir l'évêque de Gurck, à moins d'être assuré d'un bon et
certain fondement de paix convenable, car on pouvait dès lors prévoir que
cette journée n'avait été mise en avant, que pour retarder les préparations
de l'empereur et du roi. Mais, comme Maximilien refusait de partager ses
soupçons, il ne voulut pas être accusé de s'opposer seul à la paix, et
transmit à Mantoue Étienne Poncher, dont il estimait le savoir et
l'expérience. L'évêque de Murray, ambassadeur d'Écosse, rejoignit l'évêque de
Paris, pour coopérer à cette paix générale, si désirée, qui devait, entre
autres bienfaits, amener une sainte et fructueuse expédition contre les
Infidèles. Les ambassadeurs de tous les princes compris dans la Ligue de
Cambrai avaient aussi été mandés à la bonne ville de Mantoue. L'ambassadeur
d'Angleterre n'était pas moins hostile que celui d'Aragon, au roi et à l'empereur,
quoique Henri VIII eût fiancé sa sœur à l'archiduc Charles ; Christophe
Bambridge pratiquoit avec les ambassadeurs
vénitiens, les confortoit et assistoit en
leurs affaires,
malgré les plaintes de la gouvernante des Pays-Bas, qui avertit de ces
intrigues le roi d'Angleterre, son très
honoré seigneur et cousin, et le conjura d'y remédier, avant la journée de Mantoue. Cette
assemblée, cependant, ne fut point précédée d'une suspension d'armes. Le
lieutenant du roi s'était porté sur Raggiolo, et, à son approche, le général
vénitien, André Gritti, qui avait repris la Polésine, se retira sur
Montagnana, en incendiant les villes qu'il évacuait. Chaumont d'Amboise ne
s'approcha pas de La Mirandole, parce que la campagne dévastée n'offrait plus
un logis aux environs ; il ne s'arrêta pas pour assiéger Concordia ; mais il
marcha vers le Pô, traversa la Secchia sur un pont de bateaux, et s'avança
jusqu'à Sermide, pendant que l'armée papale et vénitienne se resserroit vers Finale. Tout le pays était coupé de tranchées
et de marécages ; la saison avait rendu les chemins impraticables ; l'ennemi
occupait avec de l'artillerie les passages des canaux, et le froid ne
diminuait pas encore. Un premier Conseil des chefs fut tenu à Stellata, où le
duc de Ferrare était venu y assister, mais Trivulce n'y vint pas ; on décida
que l'armée française se réunirait aux troupes d'Alphonse, autour de Bondeno
; mais cette jonction était impossible. On tint un second Conseil, auquel
Trivulce assista ; mais sa taciturnité détruisit les divers plans qu'on
proposait, et lorsque les capitaines s'en référèrent à sa longue expérience,
Trivulce, après s'être plaint du peu de cas qu'on en faisait, soutint que le
plus sage parti à prendre n'était pas de livrer à la fortune d'une bataille
et le duché de Ferrare et le duché de Milan, mais plutôt d'aller assiéger
Modène ou Bologne, pour empêcher, par cette diversion, le siège de Ferrare.
L'avis de ce vieux capitaine fut approuvé, et l'attaque de Modène décidée, à
cause des _intelligences que le cardinal d'Este avait dans la ville.
Chaumont, qui voulait marcher sur Modène en passant sur le corps des ennemis,
eut le dépit de voir son autorité fléchir devant celle de Trivulce, et fut
obligé de ramener l'armée en arrière. Le plan
de campagne proposé par Trivulce n'avait pas été secret, et le pape s'en
inquiéta d'autant plus que la défense de Modène ne pouvait se prolonger sans
des frais énormes. Or, de secrets pourparlers avaient commencé au sujet de
Modène entre Jules II et Maximilien, par l'entremise du roi d'Aragon, qui
conseillait au pape de restituer à l'Empire une ville que l'empereur lui
céderait toujours volontiers contre quelque somme d'argent. Cette restitution
devait, d'ailleurs, ébranler l'alliance de Louis XII et de Maximilien,
disposer ce dernier à un accommodement avec le pape, et sauver la ville des
malheurs d'un siège. L'empereur paraissait fort satisfait de rentrer ainsi
dans la possession de Modène, mais il exigeait que les droits de l'Empire sur
cette ville fussent consignés dans l'acte de restitution. L'affaire restait
donc en suspens, lorsque la marche de l'armée française força Jules II de
prendre une prompte détermination ; il consentit à remettre Modène entre les
mains de Withfurst, ambassadeur de Maximilien, et sous la garde de
Marc-Antoine Colonna, le même gouverneur qui occupait auparavant la place au
nom de l'Église. Par une bulle datée du 29 janvier 1511, il manda aux
Modenais, que, pour les préserver de tous les dommages de la guerre, il avait
résolu, par amour paternel, de rendre leur ville à l'empereur, qui en est
suzerain (cujus ditionis est), afin que le nom impérial leur
:servît de sauvegarde. En conséquence, il les exhortait à prendre, en bonne
part, ce qu'il avait pratiqué pour leur tranquillité, et à prêter le serment
de fidélité et l'hommage dus à leur nouveau maître, dans les mains de
Marc-Antoine Colonna, et ensuite dans celles du docteur Withfurst, de manière
que cet hommage et ce serment pussent durer jusqu'à la fin de la guerre
ferraraise. Withfurst n'eut pas plutôt reçu les clefs de Modène, qu'il
écrivit au lieutenant du roi, en lui signifiant de ne rien entreprendre
contre une ville du domaine de l'empereur. Chaumont d'Amboise apprit cette
nouvelle imprévue, à_ Gonzaga, le 3 février ; il la regardait d'abord comme
un stratagème de Jules II, et la présence de Marc-Antoine Colonna, capitaine
de l'Église, dans une ville impériale, semblait motiver cette supposition. Il
répondit à Withfurst, que, s'il était bien aise que Modène fût au pouvoir de
l'Empire et offrît ainsi logis,
victuailles et autres commodités pour le bien commun des alliés de Cambrai, il
s'étonnait pourtant que Marc-Antoine Colonna, qui était resté, toute l'année,
en qualité de capitaine du pape dans cette ville, y demeurât encore pour
l'empereur, ce qui donnait à penser que la restitution était frauduleuse. Il
écrivit, en même temps, à Maximilien, pour lui adresser les mêmes plaintes,
en l'invitant à réclamer La Mirandole, qui était aussi fief de l'Empire et
qu'on pouvait tenir plus aisément que Modène. Sire, lui disait-il dans cette
lettre qui respire une noble indignation, vous
savez que je suis ici pour vous, comme pour le roi mon maître ! J'ai
trouvé merveilleusement ridicule cette façon de faire, qu'a faite votre
ambassadeur, et crois que vous en trouverez bien déplaisant, vu la sorte de
quoi il a accepté la ville de Modène ; car, voyant le pape ne la pouvoir
garder, et que dedans deux ou trois jours j'avais espérance qu'on la vous eût
remise :entre les mains à votre honneur et gloire, il l'a rendue à votre
ambassadeur, mais il veut que Marc-Antoine Colonna y demeure votre lieutenant
; et pouvez connaître, Sire, que en ceci y a une grande malice et mauvaiseté,
car non seulement ledit Saint-Père, pour non pouvoir garder ledit Modène, le
vous a remis, mais pour mettre ombresse et suspection entre vous et le roi,
votre bon frère, afin que tous les amis et alliés de vous deux qui sont en
Italie pensent qu'il y ait quelque grande intelligence entre vous et ledit
Saint-Père : ce que, je suis sûr, Sire, il n'y a. Toutefois, le marquis de
Mantoue, voyant ceci, ne s'est osé déclarer pour nous ni pour le roi votre
bon frère, et, à vous parler franchement, sire, je crois que le bonhomme de
votre ambassadeur a peu pensé, à l'heure qu'il a accepté ledit Modène, mais
je présume que cette bonne personne de l'ambassadeur du roi d'Aragon l'a
conduit en cet effet.
Withfurst se laissa d'abord aller au désir de faire taire les soupçons du
lieutenant du roi, en licenciant les troupes papales de Marc-Antoine Colonna
; mais, instruit des sourdes menées que le cardinal d'Este entretenait dans
la ville, et de deux tentatives commencées par la garnison française de
Rubiera pour s'emparer de Modène, il rappela Colonna et ses soldats à la
défense de cette cité impériale. Chaumont, ayant acquis la preuve de la
restitution de Modène à l'Empire, s'engagea dès lors à respecter la
neutralité de, la ville et de son territoire. Comme le bruit courut que
Ferrare était de nouveau menacée par les armées du pape et des Vénitiens, il
ramena la sienne sur le Pô, à Rovere, puis à Sermide ; et, revenant à son
premier projet, il manda au duc Alphonse de se jeter aux champs et de venir
le joindre à Spedalletto, pendant que les galées ferraraises remonteraient le
fleuve jusqu'à ce lieu fort et sûr, pour marcher de là contre l'ennemi campé
à San-Felice. Le pape
n'était pas tranquille, dans son camp ; il voyait avec inquiétude l'armée
française, nombreuse, bien armée et abondamment pourvue de tout, parcourir
sans obstacle les environs de La Mirandole, tandis que son armée, réunie à la
bande des Vénitiens autour de San-Felice, logeait à découvert, et n'avait pas
plus de vivres pour les hommes que pour les chevaux. Il savait les grands
préparatifs du roi pour passer en Italie au printemps, et il s'indignait à
l'idée des entreprises de l'Église gallicane sur l'autorité du Saint-Siège.
L'assemblée du clergé, qui devait avoir lieu à Lyon, le 1er mai, ne le
préoccupait pas moins que l'arrivée de Louis XII à la tête d'une puissance
formidable. C'était donc à la journée de Mantoue de conjurer ce double orage,
et cette journée ne pouvait être tenue à l'époque fixée, puisque l'évêque de
Gurck ne venait pas. Jules II lui écrivit, le 21 février, de se hâter le plus
possible, et afin de mieux stimuler son empressement, il lui promit de le
renvoyer bientôt, les affaires de l'empereur terminées, avec le chapeau de
cardinal pour récompense. Le pape faisait savoir à Maximilien, que les
Vénitiens avaient offert de lui payer 150.000 florins du Rhin, pour
l'investiture de Padoue et de Trévise ; il disait même qu'on parviendrait
sans doute, avec le concours de l'ambassadeur d'Espagne, à élever le prix de
l'investiture à 3oo.000 florins, et le cens à 3o.000. Ces promesses étaient
de nature à émouvoir Maximilien, mais l'évêque de Gurck ne se hâtait pas
davantage. Jules
II, avant de quitter La Mirandole, avait consulté le duc d'Urbin et ses
capitaines sur le siège de Ferrare, qu'il voulait tenter aussitôt ; mais il
dut se rendre à l'opinion d'un capitaine vénitien, qui lui représenta que,
pour affamer Ferrare en deux mois, il n'avait qu'à s'emparer d'une forte
place, nommée Bastia di Genivolo (la Bastide), qui favorisait l'apport des
vivres de la Polésine. Ce capitaine fut donc envoyé pour surprendre Bastia,
avec deux cents lances, cinq cents chevau-légers, cinq mille hommes de pied
et six pièces d'artillerie, que le pape avait tirés de la Romagne, et la
flotte vénitienne, mouillée dans le Pô, bloqua cette place, du côté du
fleuve. Bastia n'avait que vingt-cinq hommes de garnison, mais le gouverneur
dépêcha un message au duc de Ferrare, pour lui demander des secours, en lui
promettant de tenir, le lendemain, tout le long du jour. Alphonse d'Este se
promenait, dans Ferrare, avec Montoison, un des plus accomplis gentilshommes
qu'on eût su trouver, droit émerillon, vigilant sans cesse, qui était
toujours le cul sur la selle, en temps de guerre. Le chevalier Bayard amena
le messager devant le duc, et ne parut pas désespérer du salut de Bastia,
quoique Alphonse, tout pâle, se fût écrié : Si
je perds la Bastide, je puis abandonner Ferrare ! Bayard, sans s'étonner de
l'éloignement de la ville assiégée et de la brièveté du délai pendant lequel
on devait la secourir, proposa, comme un vrai
registre des batailles,
le seul expédient qui convînt à la circonstance. Le duc de Ferrare,
Montoison, Fontrailles et les autres capitaines approuvèrent le plan de
Bayard et dirent que rien n'étoit
impossible au bon chevalier. Ce dessein fut secret, à cause des papalistes qui auraient pu
l'éventer, et, la nuit venue, deux mille piétons et huit cents Suisses
s'embarquèrent sur le Pô, pendant que les gens d'armes sortaient de Ferrare,
pour les rejoindre par terre : à une lieue de Bastia, la gendarmerie avait à
traverser un pont étroit sur lequel deux hommes ne pouvaient passer de front
; mais ce dangereux passage, que redoutait tant le duc Alphonse, s'effectua
lentement, sans avoir été troublé, et la jonction de l'infanterie avec la
gendarmerie se fit au point du jour. Bayard, à qui le duc avait confié la
conduite de l'expédition, divisa son monde en plusieurs bandes pour attaquer
de divers côtés à la fois l'ennemi retranché dans son camp. En effet, les
trompettes sonnèrent l'alarme, et le bâtard du Fay donna le premier ; puis le
capitaine Pierrepont, puis Jacob d'Empser, avec les Suisses et les autres
piétons, qui furent rudement accueillis ; mais les compagnies d'armes
chargèrent, en criant : France ! et Duc ! Montoison,
Fontrailles et Bayard empêchèrent les assiégeants de se rallier, et, après
une heure de combat, mirent tout le camp en déroute. Qui se put sauver se sauva, et les François firent une
merveilleuse boucherie
; quatre ou cinq mille gens de pied et soixante hommes d'armes périrent ;
trois cents chevaux, tout le bagage et l'artillerie furent pris ; les galères
vénitiennes avaient levé l'ancre et fuyaient à pleines voiles. Les vainqueurs
rentrèrent à Ferrare, glorieux et
triomphans. Ce
brillant fait d'armes augmenta encore la réputation de Bayard et de Montoison
; mais celui-ci, usé et cassé par ses nombreuses campagnes, ne jouit pas
longtemps de ce nouveau succès : une fièvre continue l'empoigna, et il
mourut, le 20 mars, fort regretté de ses compagnons de guerre et surtout du
duc de Ferrare, auquel il avait rendu de bons services. — Ce fut été un grand heur pour lui d'avoir été mort à la Bastide
! disaient, en le
pleurant, ses amis et ses soldats, qui accompagnèrent son cercueil, avec une
grande solennité et pompe d'obsèques. Le pape
n'avait pas tardé à se rapprocher de Ferrare, pour en commencer le siège ;
mais, apprenant la défaite de Bastia, plus
envenimé que paravant et plein de dépit quasi forcené, il retourna précipitamment à
Bologne, monté sur un cheval blanc et la barbe longue. Ne se croyant pas
assez en sûreté dans cette ville, il y séjourna peu, et se retira, malade, à
Ravenne, sans renoncer toutefois à s'emparer de Ferrare. Les conseils de ses
capitaines, et principalement du duc d'Urbin, ne le dissuadèrent pourtant pas
de ses projets de vengeance, et, désespérant de réussir par la force, il eut
recours à la ruse. Il dépêcha, vers Alphonse, un gentilhomme milanais, nommé
Augustin Guerlo, grand faiseur de menées et de trahisons. Ce gentilhomme
proposa secrètement au duc, pour son fils aîné, une des nièces du pape en
mariage, avec le titre de gonfalonier de l'Église, pourvu qu'il consentît
seulement à congédier les Français, que Jules II voulait avoir à sa merci,
sans qu'un seul lui échappât. Alphonse d'Este, indigné de la trahison que le
pape réclamait de lui pour le quitter de toutes querelles, résolut de se
servir des mêmes armes, et engagea Augustin Guerlo à empoisonner Jules II,
qui bien souvent prenait sa collation de la main de ce scélérat. Guerlo,
séduit par l'offre de 2.000 ducats, jura que dans huit jours le Saint-Père ne
serait pas en vie. Mais le Chevalier sans peur et sans reproche, à qui le duc
de Ferrare confia le marché qu'il avait fait avec Guerlo, lui dit : Eh ! monseigneur, je ne croirais jamais qu'un si gentil
prince comme vous êtes, consentît à une si grande trahison, et quand je le
saurais, je vous jure mon âme, que, devant qu'il fût nuit, j'en avertirais le
pape ! — Monseigneur de Bayard, je voudrais avoir tué tous mes
ennemis, en faisant ainsi, reprit le duc en crachant par terre. Mais, puisque
vous ne le trouvez pas bon, la chose demeurera, dont, si Dieu n'y met remède,
vous et moi nous repentirons. Cependant l'armée française était arrêtée à Sermide et dans les
villages voisins ; toutes ses opérations avaient été suspendues par la
maladie de son chef. Le seigneur de Chaumont, qui jamais ne profita, ni d'honneur, ni de vie, depuis la mort du cardinal
d'Amboise, fut pris d'une belle fièvre, vers la fin du mois ; il essaya de
suivre l'armée, en traîneau fermé comme un cabinet, mais, son mal empirant,
il remit toute la charge du commandement au maréchal de Trivulce, qui n'osa
toutefois en faire usage, sans l'aveu du roi ; puis, accompagné de son neveu
Fleuranges, capitaine d'une bande de chevaux aventuriers, il fut transporté à
Correggio, où il trouva les soins les plus empressés, de la part de la
comtesse Genièvre de Correggio, fort
honnête dame.
Cette maladie, alla toujours s'aggravant, sans que les médecins en connussent
la cause, ni la nature ; le bruit public l'attribuait. au poison. Adieu, mon neveu, dit Chaumont, en congédiant Fleuranges, — pour ce que n'étoit ni bon médecin ni bon chirurgien, et que l'affaire du roi requéroit grand diligence —, on m'a avancé ma mort, je ne vous verrai jamais ! Fleuranges le quitta, en
pleurant, avec la certitude d'un empoisonnement, que l'art espérait encore
vaincre ; mais, si le malade se vit un peu plus hors de danger, il retomba
dans de nouvelles crises plus graves que les premières, et, frappé lui-même
de l'idée de sa mort prochaine, il envoya demander au pape une absolution !
Jules II, sachant que Chaumont étoit si
proche de la fin de ses jours, lui accorda son pardon, par un bref apostolique, qui abolissait
à son égard la sentence d'excommunication prononcée contre tous les adhérents
du duc de Ferrare. Chaumont reçut, quelques heures' avant sa mort, cette
bulle, qu'il attendait avec impatience, et, assisté à son agonie par l'évêque
de Paris, qui était venu de Mantoue, il expira, le 11 mars, à l'âge de
trente-huit ans. Charles d'Amboise dut sa haute et rapide fortune au crédit
de son oncle et à la confiance du roi ; il était à la fois vice-roi de Milan,
grand maître, amiral et maréchal de France. Il fut jugé diversement par ses
contemporains : les uns pensèrent que, trop
inférieur de valeur
aux fonctions qu'il avait remplies, il ne
savoit de lui-même l'art de la guerre, ni ajoutoit foi à ceux qui le savoient, tellement que son
insuffisance, dans cette dernière campagne, l'avait rendu pour les soldats un
objet de mépris, et que l'indiscipline de l'armée devint, par sa faute,
funeste aux intérêts du roi ; les autres le louèrent, au contraire, comme le plus sage homme de bien, en tout état, qu'on eût jamais
vu, et de la plus grande diligence et plus grand esprit. Louis XII, avant d'être
instruit de cette perte, qui lui causa beaucoup de déplaisir, apprit
malheureusement deux nouvelles opposées : le duc de Gueldre avait commencé la
guerre, en dépit du traité de Cambrai, tandis que, pour remettre ce traité en
vigueur, l'évêque de Gurck venait d'arriver d'Allemagne à Riva, sur le lac de
Garda. Le 6 février, Charles d'Egmont s'était emparé de la ville de
Harderwick, par surprise, et avait dressé contre la garnison d'Arnheim une
embûche qui réussit ; malgré cela, le duc de Gueldre affectait d'ignorer
qu'il eût ainsi violé le traité de Cambrai, et quand un envoyé de l'empereur
lui adressa des plaintes de sa conduite, il répondit qu'il ne savoit de guerre quelconque, sinon sur les
Infidèles, lesquels étoffent trop loin ; ensuite il ajouta que la prise de Harderwick,
avait eu lieu, sans son su et ordonnance, mais il refusa de rendre la ville.
Louis XII ne tarda point à entendre les réclamations de la gouvernante des
Pays-Bas, par la bouche d'André de Burgo, et celles du duc de Gueldre, qui
disait ne devoir pas se hâter tant de
rendre Harderwick, vu que le traité de paix avoit été enfreint premièrement
par Madame Marguerite
; Louis XII protesta qu'il ne donnerait pas même une aide de cinquante lances
à Charles d'Egmont, et pressa l'empereur de
s'employer à l'entreprise commune d'Italie, sans plus de délais, de laquelle
entreprise dépend tout
; en même temps, il écrivit à Maximilien, pour déclarer que sa ferme
intention était de garder le traité de Cambrai, sans aucunement y faillir, et
que l'usurpation de Harderwick lui avait déplu de tout son cœur. Il avait
aussi fait partir un de ses secrétaires, Pierre Guernadon, chargé de prier le
duc de Gueldre de promptement réparer tout ce qu'il avoit fait contre la teneur du traité, sans que les
choses vinssent à la guerre ; mais Marguerite d'Autriche, que l'attaque inopinée de Charles
d'Egmont avait tout à coup refroidie à l'égard du roi de France, qui lui
avait reproché d'ailleurs tous ses maquerelages (intrigues) du temps passé, s'ébahit grandement
de ce que l'ambassadeur français n'était point autorisé à exiger la
restitution de Harderwick avant tout ouvre ; or, prévoyant qu'il ne tiendroit qu'à lui qu'elle ne fût rendue, elle manda expressément au
roi, que, faute de cette restitution, s'en pourra mouvoir un brouillis, qui
ne sera pas de léger, car le duc de Gueldre faisait grand amas de gens, en intention de courir le pays de
l'archiduc et y surprendre quelque ville. Marguerite annonça donc qu'elle serait contrainte
de résister de son mieux, et d'inviter son père à s'en mêler, pour ne laisser
point outrager le prince Charles, ni son pays, ni ses sujets ; la guerre ou
la paix devait donc résulter de la réponse du roi de France, qui évita de se
prononcer, pendant tout le mois de mars. La gouvernante des Pays-Bas,
mécontente du roi, avait fait publier qu'elle défendait à tous les
ecclésiastiques des États de l'archiduc d'obéir à la convocation de
l'Assemblée de Tours, qui les appelait à Lyon pour le ter mars. C'était
pourtant au milieu de ce tourbillon d'affaires extérieures, que Louis XII,
spécialement occupé du bien-être de son peuple et des améliorations
successives de son gouvernement, achevait le plus bel ouvrage de son règne :
la rédaction des Coutumes provinciales. On eût dit que le génie du cardinal
d'Amboise inspirait encore le roi et son Conseil. Par une ordonnance du 21
janvier 1511, le roi, désirant régir et
gouverner ses sujets par bonne et vraie justice, et icelle garder comme la
principale vertu par laquelle les rois règnent, et connoissant les grandes
vacations, longueurs, frais et dépenses, que ses pauvres sujets avoient
soufferts, au moyen de la confusion, obscurité et incertitudes qui se
trouvent ès Coutumes,
chargea Thibaut Baillet, premier président au Parlement, et Roger Barme,
avocat du roi, de rédiger et d'arrêter la Coutume de Paris. Selon cette
ordonnance, une assemblée composée des gens des Trois États, comtes, châtelains, hauts justiciers, prélats, abbés, chapitres,
officiers du roi, avocats, licenciés, praticiens, et autres bons et notables
bourgeois,
contraints de s'y trouver, à peine de confiscation de leurs biens, devait se
réunir, afin d'accorder la Coutume et de la mettre par écrit, pour le soulagement
du peuple. L'Assemblée des Trois États fut aussitôt convoquée au
Châtelet, et les articles de la Coutume ayant été lus et approuvés dans
plusieurs séances, on les adopta définitivement, dans une dernière séance
solennelle, tenue le 27 mars, en la grand'salle de l'hôtel épiscopal, où la
Coutume fut publiée. Après cette publication, il fut enjoint de garder ladite Coutume, et de non alléguer
autres Coutumes contraires ni dérogeantes, et fait défense que dorénavant les
coutumiers ne fassent aucune preuve par turbe pour les Coutumes publiées,
mais par l'extrait d'icelles. Cependant la Coutume de Paris ne fut imprimée que deux ans plus
tard, sous les yeux des greffiers du Châtelet. La publication générale des
Coutumes de France, avait été conçue et ordonnée, dès 1505 ; à cette époque,
le roi choisit dans le Parlement de Paris les commissaires de ce grand
travail qui devait fixer la législation française : ce furent les premiers
présidents Thibaut Baillet et Jacques Olivier ; le maître des requêtes Guillaume
Dauvet ; les conseillers Guillaume Besançon, Guy Arbalète, Germain Châtelier,
François Morvilliers, Étienne Buinard, Jacques Chevrier et Jean Lelièvre ;
l'avocat du roi, Roger Barme, et le procureur général Guillaume Roger. Mais,
comme cet examen approfondi et judicieux des anciennes Coutumes exigeait une
connaissance spéciale du Décret ou Droit ecclésiastique, des Édits royaux, du
Digeste romain et des mœurs locales on en confia la direction au président
Thibaut Baillet, dont la suffisance était bien connue, depuis plus de vingt
ans qu'il exerçait la charge de président : sage et intègre gardien de la
loi, il passait pour une des lumières du Parlement de Paris. L'avocat du roi
Roger Barme, qui lui fut spécialement adjoint, n'était pas moins remarquable
par son caractère et son savoir — sublimis
ingenio et litterarum splendore clames. Ces deux habiles légistes ne cessèrent, jusqu'à
la mort de Louis XII, de vérifier et d'approuver les Coutumes de France, avec
le concours des baillis, des sénéchaux et de l'Assemblée des Trois États. Le
cardinal d'Amboise, qui sans doute fut l'auteur de ce beau projet, avait
présidé lui-même à la rédaction de la première Coutume, celle de Touraine, la
seule dont il signa procès-verbal, le 5 mai 1505. Depuis ce modèle du Droit
coutumier, chaque année vit paraître de nouvelles Coutumes, purgées des
usages abusifs, augmentées et surtout éclairées ; celle de Melun fut publiée
le 2 octobre 1506 ; celle de Sens, le 7 mars 1507 ; celles de
Montreuil-sur-Mer, d'Amiens, de Beauvais et d'Auxerre, en 1507 ; celles de
Chartres, de Poitou, du Maine et d'Anjou, en 1508 ; celles de Meaux, de
Troyes, de Chaumont, de Vitry et d'Orléans, en 1509 ; celle d'Auvergne, en i
51 o ; celle de Paris en 1511 ; deux autres, celles d'Angoumois et de la
Rochelle devaient encore être accordées, du vivant de Louis XII ; après son
règne, les Coutumes des autres provinces restèrent long-mais, temps encore
plongées dans un chaos de ténèbres et d'ignorance, jusqu'à ce que la
nécessité vînt les en arracher successivement : le code Coutumier, que Louis
XII laissa si avancé, n'était pas au complet, un siècle plus tard. Louis XII s'occupait aussi à perfectionner la police sacrée et la discipline ecclésiastique, sous l'inspiration de son confesseur Guillaume Parvi, et, le 13 mars, il rendit, à Blois, une ordonnance contre les blasphémateurs, signée par son zélé gouverneur de conscience. Cette ordonnance, plus sévère que celle de Charles V en 136o, renouvelait les rigoureuses dispositions d'un édit de Philippe de Valois à l'égard des mauvais chrétiens qui blasphémaient Dieu, la Vierge et les Saints. C'était, en quelque sorte, un témoignage public de piété que donnait le roi pour répondre aux accusations de schisme et d'hérésie, qu'il avait encourues en faisant la guerre au pape ; car, bien que l'ordonnance eût été lue et criée à son de trompe, de trois mois en trois mois, dans tous les bailliages, sénéchaussées et prévôtés du royaume, les blasphémateurs ne furent pas plus poursuivis qu'ils ne l'étaient sous le règne précédent, où leur condamnation se bornait d'ordinaire à une amende de ro sous. L'habitude de jurer par le nom de Dieu, par la Passion ou par quelque partie du corps de Jésus-Christ, était si fréquente, en ce temps-là, que chacun se créait un serment particulier, suivant sa dévotion ou son caprice, et ce serment devenait une habitude de la part de l'innocent blasphémateur, qui finissait par le prononcer à chaque instant, comme une particule du discours. Souvent on déguisait, avec une bizarre recherche de variantes, le nom de Dieu, qui servait de base au serment, et l'on croyait ainsi échapper au blasphème, parce qu'au lieu de vrai Dieu on avait dit vraibis, ou vraigot ; corbœuf, au lieu de corps de Dieu, et ventrebœuf, au lieu de ventre de Dieu ; vertu guoi, pour vertu de Dieu ; mordienne, morbieu, morbleu, pour mort de Dieu ; et plus souvent encore, on inventait des formules plaisantes ou des onomatopées burlesques, pour tenir lieu de ces serments licites, qui étaient alors aussi indispensables qu'une escarcelle pendue à la ceinture : de là, tous ces Saints fantastiques, saint Babolein, saint Hurluberlu, qu'on maugréait sans remords ; toutes ces imprécations : de par le diable ! par cent pipes de vieux diables ! par cent mille pannerées de beaux diables ! toutes ces joyeuses patoiseries gasconnes, lorraines ou provençales : Le mau de pipe vous bire ! Par le quau dé ! Le maulubec vous trousque ! Le feu Saint-Antoine vous arde ! Tarabin, Tarabas ! Carimari, carimara ! etc. Les rois de France ne prenaient pas tant de précautions pour faire entrer le nom de Dieu dans leurs serments favoris : Louis XI avait juré par la Pâque-Dieu, et Charles VIII, par le Jour-Dieu ; mais Louis XII se contentait d'user, assez peu chrétiennement toutefois, du nom du diable, lorsqu'il était en colère, et sa terrible ordonnance contre les vilains serments ne l'empêcha pas de répéter, à tout propos, avec une grande énergie : Le diable m'emporte ! |