LOUIS XII ET ANNE DE BRETAGNE

CHRONIQUE DE L'HISTOIRE DE FRANCE

 

CHAPITRE XVII. — 1510.

 

 

LA France bénissait la félicité du règne de Louis XII, en voyant s'accroître le nombre des habitants et les richesses du pays. La population des villes, et surtout celle des campagnes, avait presque doublé, en quelques années, tant la paix intérieure protégeait le développement des familles et des fortunes. Le roi, qui honorait les mécaniques et les laboureurs, avait donné une impulsion générale au commerce et à l'agriculture. Par toutes les provinces, on desséchait des marais, on arrachait des bois, on promenait la charrue, on plantait des vignes, on bâtissait des greniers ; la tierce partie du royaume avait été réduite à culture, depuis douze ans. La fertilité du sol, qui ne manquait plus de bras, devait rendre impossible le retour des disettes, suivies de mortalités effrayantes, que le xv0 siècle avait laissées dans le souvenir des vieillards, lorsque la guerre enlevait les hommes et les chevaux au labourage, inondait de sang les champs en friche, et foulait aux pieds les biens de la terre. Le villageois agriculteur n'était plus désormais opprimé par la Noblesse rapace et tyrannique des châteaux. Louis XII avait mis sous sa sauvegarde les petits, contre les grands, les faibles, contre les forts, de sorte que personne n'avait en vain recours à sa justice. C'était toujours par son exemple qu'il corrigeait les vices de ses courtisans, et si, dans ses voyages et dans ses chasses, les gens de sa suite avaient commis quelque excès, et causé quelque tort à des particuliers, un de ses officiers était chargé de l'avertir des dommages, qu'il faisait réparer de ses propres deniers. — Le menu peuple est la proie des gens d'armes et des gentilshommes, disait-il avec indignation, et ceux-ci sont la proie du diable. Un jour, on lui rapporta qu'un gentilhomme de sa maison avait maltraité un laboureur : il cacha sa colère et ordonna seulement que ce gentilhomme, qui avait bouche en cour, fût servi abondamment de viandes et de vin, au dîner, mais sans aucune des différentes espèces de pain qu'on mangeait à chaque apport de table, depuis le pain de bouche jusqu'au pain curial. Le lendemain, Louis XII, rencontrant ce gentilhomme, lui demanda si la table du commun était bien fournie ; le gentilhomme répondit que rien n'y manquait, hormis le pain ; le roi feignit d'être étonné et dit que le pain ne méritait guère qu'on le regrettât ; l'autre soutint que le pain était nécessaire à la vie. — Pourquoi donc, reprit le roi sévèrement, avez-vous battu un laboureur, qui vous met le pain à la main ?

C'était par de pareils traits de bonté et de justice que Louis XII se faisait aimer du peuple, que les seigneurs n'osaient plus opprimer et que les lois protégeaient. sous les auspices de l'équité royale : le plus petit obtenoit justice contre les plus grands, sans aucune faveur ; car Louis XII n'avait pas permis qu'on le favorise lui-même, en quelque cause qu'il eût en aucun de ses Parlements, et le cardinal d'Amboise, ce noble Georges qui ne s'enorgueillit jamais de son pouvoir, en usait avec tant de modération et de loyale prudence, que la confiance publique répondait à tout par ce dicton proverbial : Laissez faire à Georges ! Louis XII pouvait donc se vanter d'avoir reçu de Charles VIII le royaume plein de soupçons et de crainte, pour le transmettre tranquille et paisible à son successeur.

Le caractère léger, impétueux et dissipé de François d'Angoulême causait pourtant des inquiétudes à ce bon roi, dont les conseils et les leçons ne semblaient pas porter fruit ; la prodigalité de Monseigneur était surtout de fâcheux augure aux yeux du roi, qui se souciait peu de passer pour chiche et avaricieux, à la cour, puisque ses économies enrichissaient la France. — Ah ! disait-il quelquefois à son ami Georges d'Amboise, en déplorant les vices du duc de Valois ; nous besognons en vain, ce gros garçon gâtera tout. Louis XII apprit, une fois, que François d'Angoulême avait non seulement contracté beaucoup de dettes envers des particuliers, mais encore emprunté de l'argent aux trésoriers royaux. Il le fit venir, le réprimanda doucement et lui promit ensuite de payer ses dettes sur sa propre épargne ; mais, pour le faire rougir de ses dépenses insensées et pour lui remontrer que c'était trop prématurément se croire roi, il ébranla l'orgueilleuse espérance du jeune prince, par cette allégorie digne d'un sage de l'antiquité.

Je cheminais, un jour, avec mon père, dit-il, tous deux à cheval, et me semblait que j'étais près de la ville où nous devions arriver ; c'est pourquoi, voyant jà les pinacles de l'église, et ne faisant plus que languir le long du chemin, je me tournai finalement vers mon père : — Voilà, lui demandai-je, votre voyage achevé, nous sommes parvenus en la ville ? Mais pour ce que nous en étions encore éloignés de plusieurs lieues, aussi, lui, se retournant lors vers moi : — Mon enfant, repartit-il, ne dites plus, à l'avenir, quand vous verrez les tours et les clochers des églises, que vous avez achevé votre chemin.

Cet apologue était d'autant mieux approprié à la circonstance, que la reine, devenue enceinte, pouvait donner un Dauphin à la France.

Les premiers mois de l'année 1510 s'écoulèrent dans l'attente des événements qui se préparaient en halle : la guerre se continuait froidement, par surprises et par escarmouches, garnison contre garnison, capitaine contre capitaine, avec des pertes et des avantages alternatifs. L'empereur transportoit ses affaires de Diète en Diète, sans les avancer, et il finit par prier. Je roi de France de se charger seul, avec ses propres forces, de la conquête des villes que les Vénitiens n'avaient pas encore restituées à l'Empire. Louis XII était disposé à prendre ce parti et 'à repasser les monts, à la tête d'une puissante armée, pour terminer promptement cette guerre ; mais il fut arrêté, dans ses projets, par la maladie du cardinal d'Amboise, qui n'avait plus la force de diriger le Conseil, et par les menées du pape, qui travaillait à détruire la Ligue de Cambrai. En effet, le 24 février, Jules II accorda l'absolution aux Vénitiens, dont les ambassadeurs, prosternés à ses pieds, lui demandèrent pardon, en toute humilité, reconnoissant leur contumace et fautes commises ; Venise avait consenti à tout, pour que sa réconciliation avec Rome eût lieu, avant l'arrivée du comte de Carpi, que Louis XII envoyait près 'du pape, afin de s'opposer à cette absolution et de retenir Jules II dans la ligue offensive contre les Vénitiens. Louis XII était résolu à se rendre à Milan ; mais l'accomplissement d'un vœu solennel l'appelait d'abord à Saint-Denis : il partit de Blois, à petites journées, avec Georges d'Amboise. Le cardinal était toujours affligé de la goutte, qui, par moments, le rendait si malade que rien plus, en paralysant son activité ; comme sa tête conservait la même puissance de volonté, il se flattait d'être bientôt capable d'accompagner le roi en Lombardie : cependant il avait mandé son neveu, le seigneur de Chaumont, pour le placer avec lui au Conseil et lui faire à partager l'autorité qu'il n'avait plus la force d'exercer seul. Charles de Chaumont devait sa haute fortune moins à son mérite qu'à l'affection de son oncle, qui, non content de l'avoir fait créer vice-roi de Milan et grand maître de France, lui avait encore obtenu la charge d'amiral, l'année précédente, et se proposait de lui laisser en héritage le rang de premier ministre. Le cardinal d'Amboise prenait un si vif intérêt à l'élévation de toute sa famille, qu'il voulait transférer la vice-royauté du Milanais au mari d'une de ses nièces, Guillemette de Sarrebruche, qu'il avait dotée en lui faisant épouser le Jeune Adventureux, fils de Robert de La Marck, seigneur de Sedan. Le roi entra dans la capitale, par la porte Saint-Jacques, le 16 mars ; et quoiqu'il eût écrit auparavant à sa bonne ville, qu'on ne célébrât point son entrée par des fêtes, la gloire de la journée d'Agnadel appartenant à Dieu et non à lui, le Prévôt de Paris vint à sa rencontre, avec les échevins, les notables, les archers et arbalétriers de la Ville. On ne sait pourquoi Louis XII avait enjoint au Prévôt de Paris, Jacques de Coligny, seigneur de Châtillon, de conduire les gardes de la Ville, bien que le Prévôt des marchands fût le chef ordinaire de cette milice urbaine ; le Parlement avait délibéré, à ce sujet, et ne s'était pas opposé aux ordres du roi, pour cette fois et sans préjudice des prérogatives du Prévôt des marchands, lequel ne parut pas à cette entrée. Le cardinal légat, les ducs de Valois, de Bourbon, d'Alençon, de Lorraine et de Nemours, escortaient Louis XII, qui alla loger à l'hôtel des Tournelles, dans la rue Saint-Antoine. Ce vaste séjour de Charles VI n'était pas habité : le garde avait peine à obtenir les sommes nécessaires aux réparations des nombreux bâtiments qui composaient l'hôtel et à l'entretien des jardins, qui ne produisaient pas de quoi nourrir les coulons du pigeonnier royal (Io livres par an) ; il avait fallu donc mettre les appartements en état de recevoir le roi : des verrières furent restaurées, des chambres nattées, d'autres tendues de tapisseries de louage, en partie aux frais de la Ville. Depuis cette époque, Louis XII, qui s'était contenté jusque-là de son petit logement dans le Bailliage du Palais, résida, de préférence, à l'hôtel des Tournelles, dont l'étendue et la magnificence convenaient mieux à un roi entouré de sa cour, depuis que le vieil hôtel Saint-Paul était abandonné et loué à des particuliers. Le lendemain, les députations du Parlement, de la Ville et de l'Université furent introduites, dans la grande salle de parade des Tournelles : le premier président Duprat, au nom du Parlement, Jean Bricot, pénitencier de Notre-Dame, au nom de la Ville, et le recteur de l'Université, complimentèrent le roi sur la victoire d'Agnadel et firent l'éloge de la bonne police qui régnoit sous lui, en ce royaume, et de ses bonnes mœurs et vertus. Ces harangues rappelaient à Louis XII l'amour et la charité de son peuple : il ne put retenir ses larmes d'attendrissement. Deux jours après, il alla, en très grande solennité et dévotion, à Saint-Denis, pour accomplir son vœu, que la goutte avait ajourné : il entendit la messe et suivit, autour du cloître, les reliques portées en procession ; son confesseur, Guillaume Parvi, en un très beau sermon, attribua la victoire d'Agnadel à l'intercession des glorieux martyrs, que le roi venait remercier, comme ses patrons et protecteurs des François. Le roi termina la cérémonie, en remettant de sa main les reliques sous l'autel, d'où elles avaient été' tirées, à son départ de France. Des aumônes furent distribuées à tous les Ordres religieux, afin de les rendre plus enclins à prier Dieu pour la bonne santé et prospérité du roi et de la reine : les Minimes de Nigeon-lès-Paris, eurent 10 livres, pour réparer leur clocher endommagé par la foudre ; et 'les Filles-Pénitentes, une caque de harengs, du prix de 6 livres 15 sous, pour les aider à vivre.

Louis XII, après avoir tenu une séance au Parlement, dans laquelle il fit remontrer de belles choses touchant l'abréviation des procès et l'exercice de la justice, s'en alla passer la semaine sainte à Melun et y faire ses pâques. Il visita ensuite la Champagne, où il n'avoit point été depuis son couronnement, et fit son entrée à Troyes, dont les habitants eurent joie merveilleuse de sa venue : soixante jeunes bourgeois, montés et accoutrés de soie, comme des gentilshommes, se présentèrent à lui hors de la ville et l'y escortèrent ; trois mille enfants, tous habillés à la livrée du roi, étaient rangés sur des échafauds, le long des rues où il passait, et chantaient ses louanges ; la ville lui fit présent d'une coupe d'argent, du poids de soixante livres, contenant r.000 demi-écus au soleil fabriqués exprès. Pendant quinze jours que le roi séjourna en cette ville, les transports de la population ne cessèrent d'éclater, et toutes les fois qu'il se montroit, c'étoit toujours à recommencer de faire feux nouveaux et tables rondes. La foule qui se précipitait sur son passage était si considérable, qu'il se tint à son logis, de peur d'être étouffé. Les mêmes témoignages d'amour et de respect l'accompagnèrent à travers la Bourgogne, qu'il visita en allant à Lyon, où le cardinal d'Amboise l'avait devancé. Ce voyage fut le plus glorieux triomphe du Père du peuple ; car, sitôt que la nouvelle de son approche se répandait de village en village, même dans ceux qui avaient produit autrefois les plus forts Bourguignons, hommes et femmes s'assemblaient de toutes parts et couraient après lui, à trois ou quatre lieues ; et quand ils pouvaient atteindre à toucher sa mule, ou à sa robe, ou à quelque chose du sien, ils baisaient leurs mains et s'en frottaient le visage, d'aussi grande dévotion qu'ils eussent fait d'aucune relique. Un gentilhomme de la suite du roi rencontra, en Bourgogne, un vieux laboureur, qui courait de toutes ses forces ; le gentilhomme lui demanda où il allait et lui dit qu'il se gâtoit de s'échauffer si fort. Ce Bourguignon répondit qu'il courait ainsi pour voir le roi, lequel il avoit pourtant vu en passant, mais qu'il ne s'en pouvoit saouler, pour les biens qui étoient en lui : — Car il est si sage ! ajoutait-il avec enthousiasme ; il maintient justice et nous fait vivre en paix, et a ôté la pillerie des gens d'armes et gouverne mieux que jamais roi ne fit. Je prie à Dieu qu'il lui doint bonne vie et longue ! Quand Louis XII fut à Bar-sur-Seine, où l'esprit bourguignon s'était conservé plus qu'ailleurs, on entendit un colloque entre deux hommes de la ville, l'un demandant à l'autre s'il avait vu le roi, l'autre avouant que non : Tu es donc bien malheureux, et seras encore plus, s'écria le premier, si tu ne le vois, avant, qu'il s'en aille ! Tandis que Louis XII se dirigeait vers Lyon, avec lenteur, comme pour attendre les événements, les négociations continuaient de tous côtés et la guerre avait recommencé en Lombardie. Le pape poursuivait ses intrigues, en Allemagne, en Suisse, en Angleterre et en Italie ; le roi Catholique poussoit à la roue, toutefois fort secrètement ; mais l'habileté des agents du roi de France avait réussi à conjurer les desseins hostiles de Jules II. Le traité de paix et d'amitié entre la France et l'Angleterre avait été renouvelé, à Londres, le 23 mars, sous la réserve de nullité dans le cas où le roi de France offenseroit l'État de l'Église ; les difficultés relatives aux affaires de la Gueldre avaient été momentanément aplanies, moyennant la remise du château de Muden entre les mains des délégués de l'empereur, selon les clauses du traité de Cambrai. Maximilien, à qui la Diète d'Augsbourg n'avait accordé qu'une subvention de 300.000 florins, refusait de se détacher de son allié Louis XII, lequel lui promettait une armée et lui prêtait de nouvelles sommes hypothéquées sur Vérone et Legnano ; bien plus, Maximilien sommait le Saint-Père de contribuer, pour 200.000 ducats, aux frais de la guerre, et demandait aussi de l'argent à Ferdinand d'Aragon, qui avait offert quatre cents lances et ne les envoya pas. En même temps, des embarras imprévus, suscités par l'infatigable perfidie du pape, s'élevaient menaçants du côté de la Suisse et du duché de Ferrare ; les déclamations furibondes de l'évêque de Sion contre les Français avaient fait accepter par les Ligues une alliance avec Jules II, qui s'engageait à une redevance annuelle de 1.000 florins du Rhin, pour avoir le droit de lever en Helvétie des troupes destinées à sa défense. Louis XII, se persuadant que l'amitié des Suisses ne lui étoit plus si nécessaire, pensait à la remplacer par une confédération avec les Valaisans, qui pouvaient, ainsi que ses alliés les Grisons, lui fournir autant de gens de pied qu'il en aurait besoin pour renforcer son infanterie française et ses aventuriers allemands ; en conséquence, la pension de 6o.000 francs qu'il payait chaque année aux Ligues fut suspendue, quoiqu'il eût ordonné de lever six mille Suisses. Cette levée éprouvait bien des retards, à cause de la faute de payement de ioo.000 livres qui étaient dues, et la mutinerie se dressoit de jour en jour dans les Cantons, irrités de voir qu'on ne leur tenait nulle promesse et que les receveurs généraux des finances du roi disaient tout haut qu'on employait les deniers de l'État à d'autres affaires plus urgentes. L'Assemblée des Ligues, par un mouvement d'orgueil ou de colère, réclama du roi une augmentation de pension. Louis XII avait été averti de la situation des esprits en Suisse : A l'heure que penserez avoir aide et service d'eux, lui avaient écrit ses agents Dangerant et Morelet, ils mettront l'alliance en avant ; c'est à savoir qu'ils la tiendront à qui la leur tiendra. Indigné que des mercenaires s'attribuassent la meilleure part de ses victoires 'en Italie, le roi s'écria, avec emportement, qu'il saurait se passer de ces paysans et montagnards qui le vouloient mettre si impérieusement à la taille. Cependant, il envoya chez eux son grand chambellan Louis de La Trémoille, qui fut longuement en danger de sa personne, et qui, malgré son humilité, cautèle et prudence, faillit être retenu prisonnier en garantie de la somme que les Suisses réclamaient obstinément, pour récompense de la prise de Ludovic Sforza. La Trémoille eut néanmoins l'adresse de leur échapper, en gagnant au roi certains Cantons.

Jules II, à qui tout moyen était bon pour satisfaire sa haine, imagina d'attaquer le roi de France dans la personne de son allié le duc de Ferrare. Le sel marin qu'on fabriquait à Comacchio se vendait à plus bas prix que le sel des salines de Cervia et diminuait beaucoup les revenus de la gabelle apostolique, parce qu'une partie de la Lombardie trouvait un avantage considérable à faire venir le sel, du Ferrarais plutôt que de la Romagne. Le pape ordonna au duc de Ferrare, son feudataire, d'empêcher le commerce du sel à Comacchio ; mais Alphonse d'Este, confiant dans la protection de Louis XII, n'obéit pas au Saint-Père qu'il craignait peu, et, en dépit des grandes peines et censures qu'il encourait par sa rébellion, il ajouta un nouveau grief à la colère de son suzerain, en frappant d'une taxe arbitraire les marchandises qu'on amenait à Venise, par le fleuve du Pô, bien que les Vénitiens eussent accordé aux sujets de l'Église la navigation franche dans l'Adriatique. Le pape Jules II avait déjà envoyé des compagnies d'hommes d'armes à Bologne ; il n'osa rien entreprendre contre le duc de Ferrare, fort de l'appui de Louis XII, mais refusa d'accepter la transaction que le roi avait proposée pour mettre à couvert les intérêts de son allié et l'honneur du Saint-Siège.

Pendant ces démêlés, le seigneur de Chaumont avait rouvert la campagne contre les Vénitiens : il était entré dans la Polésine, avec une armée de quinze cents hommes d'armes et de dix mille hommes de pied, parmi lesquels se trouvaient quelques Suisses levés sans l'aveu des Cantons ; le duc de Ferrare l'avait rejoint avec deux cents lances, cinq cents chevau-légers et deux mille piétons. La Polésine fut reconquise, sans tirer l'épée ; les villes ferraraises d'Este et de Montagnana livrèrent leurs portes, à la première sommation. L'armée vénitienne, qui n'avait pas moins de six cents hommes d'armes, quatre mille chevau-légers, la plupart Albanais, et huit mille hommes d'infanterie, reculait partout devant les Français ; et ses gouverneurs, André Gritti et Jean-Paul Baglione, capitaine romain, lequel avait remplacé, avec la permission du pape, le comte de Petigliano, mort à la fin de l'année précédente, n'essayèrent pas même de défendre le Vicentin, où le seigneur de Chaumont entra victorieusement, suivi du prince d'Anhalt, lieutenant général de l'empereur. Le duc de Ferrare s'était retiré, avec la plus grande partie de ses troupes, sous prétexte de protéger son territoire ; mais le prince d'Anhalt avait amené de Vérone trois cents lances françaises, deux cents allemandes et trois mille lansquenets. La ville de Vicence envoya des orateurs, qui supplièrent le prince d'Anhalt d'accepter leur soumission ; le prince, irrité de la révolte de cette ville qui avait rappelé les Vénitiens, ne voulait rien entendre ; les prières du vice-roi apaisèrent néanmoins le ressentiment du lieutenant de Maximilien ; et lorsque les habitants de Vicence se furent rendus à discrétion des biens, de la vie et de l'honneur, le prince d'Anhalt leur laissa la vie sauve et garda leurs biens à sa volonté ; mais la ville était presque déserte et ruinée. Les Allemands, qui cherchaient le butin avec furie, apprirent que les gens de Vicence s'étaient réfugiés dans deux cavernes voisines, pour sauver leurs personnes et leurs richesses : aussitôt ces aventuriers d'y courir ; ils furent repoussés, aux abords de la plus grande caverne, et ne pouvant pénétrer dans l'autre, dont l'ouverture était trop étroite pour que deux hommes pussent y passer de front, voyant tomber plusieurs des leurs tués à bout portant à coups d'haquebutte, ils enfermèrent comme renards les malheureux qui se croyaient en sûreté dans cette cave et allumèrent à l'entrée un feu de paille et de foin, dont la fumée étouffa plus de mille victimes, femmes, enfants, vilains et gentilshommes : ce fut une horrible pitié ; mêmement eût-on vu à plusieurs belles dames sortir les enfants de leur ventre tous morts. Les aventuriers trouvèrent là beaucoup à piller, mais deux des principaux auteurs de cette scène atroce furent pendus, pendant que leurs compagnons se partageaient ce gros butin.

La guerre commençait, de part et d'autre, avec une extrême animosité ; le seigneur de Chaumont se flattait de reprendre Padoue en douze ou quatorze jours, et marchait auparavant sur Legnano. Maximilien allait s'avancer dans le Frioul, et un nouvel emprunt de 32.000 ducats, fait au roi sur la garantie de Vérone, semblait devoir suffire aux besoins du moment. La jeune Noblesse de France, dans l'attente d'une bataille, se hâtait de partir en poste pour l'armée. Le duc de Nemours, las de n'être adroit qu'à la joute et impatient de se révéler par de belles armes, déserta aussi la Cour, sans la permission du roi, qui feignit d'être courroucé de cette fuite, mais qui, ne cachant pas longtemps la joie que lui causait ce courage précoce, envoya bientôt à son neveu Or et argent, avec tout ce qui étoit nécessaire. Gaston de Foix avait eu pour complices de son départ clandestin le prince de Talmont, fils de La Trémoille, et le brave capitaine Louis d'Ars ; François de Bourbon, frère du duc, le duc d'Albanie, et Odet de Foix, sire de Lautrec, s'en allèrent aussi au-delà des monts, et en leur compagnie beaucoup de gens de bien, pour acquérir honneur.

Louis XII, après avoir séjourné quelque temps dans la Bourgogne, surtout à Dijon et à Auxonne, vint à Lyon visiter le monument érigé sur le pont du Rhône en mémoire de la journée d'Agnadel : il trouva dans cette ville le cardinal d'Amboise, malade et non sans danger. Une merveilleuse épidémie régnait alors ; inconnue aux médecins, elle prenoit les gens par la tête et les rendoit comme insensés : on la nommait coqueluche. Peu de gens, tant ès villes qu'aux champs, l'évadèrent, et selon les complexions des personnes, les aucuns étoient moins malades que les autres. Georges d'Amboise en fut atteint si gravement, que son tempérament, ébranlé par de continuelles secousses, ne trouva plus assez d'énergie pour triompher du mal, quoiqu'il n'eût pas encore cinquante ans d'âge. On put, dès les premiers symptômes, prévoir que la nature et l'art seraient impuissants, mais, de peur d'affliger le roi, on lui cacha ces fatales prévisions ; néanmoins, Louis XII, qui devait se rendre immédiatement en Dauphiné, afin de donner plus de faveur à l'entreprise de son lieutenant général, retarda son départ, pour attendre l'issue de cette maladie qu'un miracle seul pouvait guérir : il alla voir le cardinal, au couvent des Célestins. Pierre Bard, provincial des Pères célestins et confesseur de Georges d'Amboise, l'entretenait de la mort et le préparait à recevoir les sacrements. Il céda sa place au roi, qui s'assit au chevet du mourant et eut avec lui plusieurs paroles secrètes, non sans pleurs et gémissements. Après cette conférence, le cardinal légat, élevant la voix de manière à être entendu de tous ceux qui étaient dans la chambre, dit, en pressant les mains du roi : Sire, je vous prie, ne venez plus et ne prenez plus de peine sur moi. — Pourquoi, monsieur le légat ? Avez-vous peur ? répondit Louis XII, en retenant ses larmes. — Non : Sire, repartit d'Amboise avec calme, car je suis tout assuré de la mort, et prends sur Dieu et sur mon âme que jamais ne fis chose en ma conscience, que j'en aie enfreint votre commandement et volonté, et, si quelquefois j'ai différé, en pensant à votre profit et honneur, je vous prie de moi pardonner. Sire, il est vrai que, depuis la conquête de Milan, j'ai eu des pays des Itales et levé 50.000 ducats de pension rendus à Lyon, c'est à savoir : des Milanais, Génois, Bolonais et Lucquois, des Romains et Napolitains, du royaume de Sicile et de Calabre. Sardainois et Florentins, depuis ledit temps, n'ont failli me donner, par chacun an, 30.000 ducats, et m'ont fait lesdits Florentins plusieurs présents et dons. Pareillement, Sire, j'eus, par votre moyen, la légation en votre royaume de France, et puis la pension qu'il vous plaisait me donner, ensemble l'archevêché de Rouen. Et ne pensez, Sire, avoir ma conscience chargée et avoir pillé votre royaume, quelques biens que j'aie amassés. — Monsieur le légat, il n'est question de cela, reprit Louis XII, et ce qu'avez fait, je l'avoue !Sire, pour ma dernière requête, ajouta le légat, je vous supplie accepter archevêque de Rouen Georges, mon neveu, fils de monsieur de Bussy, mon frère, et pareillement qu'il vous plaise avoir pour agréable mon testament des biens que j'ai gagnés à votre service.

On emmena le roi, qui faisait de grandes lamentations, et, pour le distraire de ce triste spectacle, on l'éloigna de Lyon, pendant quatre jours ; mais il n'oublia pas, en chassant, la perte irréparable dont il attendait d'heure en heure la nouvelle. Le moribond avait réuni autour de son lit ses frères et ses neveux, ses amis et ses serviteurs : il dicta un nouveau testament, en leur présence, éclatant témoignage de l'ambition qu'il avait eue toute sa vie pour illustrer et perpétuer le nom d'Amboise. Mes parents et mes amis, leur dit-il, vous avez vu en ma vie, la fortune, du monde, c'est à savoir les grandes adversités et prospérités que Dieu m'a données, et la gloire en laquelle je vais mourir. Je vous supplie et commande à tous, que n'entrepreniez de vous mettre jusque-là où je me suis mis ; car, comme je crois, il n'y a celui de vous tous qui en échappât et qui ne fût cause d'amoindrir l'honneur, lequel je laisse entre vos mains. Il fit ensuite rédiger ses volontés dernières : il légua à son neveu Georges d'Amboise-Bussy l'archevêché de Rouen, son pontificat et toute sa déferre, laquelle est prisée à deux millions d'or, ensemble les meubles de Gaillon et l'accommodement de la maison ; à son neveu Charles d'Amboise-Chaumont, 150.000 ducats d'or, sa belle coupe prisée 200.000 écus, ses cent pièces d'or (médailles), chacune valant 5oo écus, sa vaisselle dorée et 5.000 marcs en vaisselle d'argent ; à son filleul Georges d'Amboise-Chaumont, fils du grand maître, tous et chacun ses acquêts et conquêts, ensemble son patrimoine ; à son neveu Amé de Sarrebruche, 30.000 écus, pour soi acquitter ; à Guillemette de Sarrebruche, sa nièce, mariée au seigneur de Fleuranges, 30.000 francs, pour son mariage ; à sa sœur Marie d'Amboise, mère de Guillemette et d'Amé, veuve en secondes noces de Jean, sire de Créquy, 10.000 écus ; à ses autres neveux, 200.000 écus, et aux quatre Ordres mendiants de France, 10.000 livres ; enfin, il ordonna de marier cent cinquante filles, en l'honneur des cent cinquante Ave Maria du psautier Notre-Dame et des cent cinquante Psaumes contenus au psautier. Après ces dispositions faites, Georges d'Amboise ne songea plus qu'aux choses de l'autre vie : il resta enfermé avec son confesseur et les moines qui l'assistaient ; durant deux jours d'agonie, il parlait, il priait avec eux, car l'affaire de son salut le préoccupait uniquement ; il regrettoit avec pleurs le temps qu'il avoit employé plus à la suite de la Cour d'un roi, que d'endoctriner ses brebis. C'était dans ces intervalles d'angoisse et de repentir, qu'il enviait le sort d'un vieux célestin qui lui servait d'infirmier. Ah ! frère Jean, mon ami, répétait-il avec amertume, je voudrais avoir été frère Jean ! Sa mort fut celle d'un très bon chrétien ; il expira, le 25 mai, à dix heures du matin, pendant qu'il répétait l'hymne de la Croix qu'on chante au temps de la Passion, et les derniers mots qu'il put articuler furent un acte de foi : Credo in Deum, murmura-t-il.

Tout le monde pleura ce grand homme, si bon serviteur de son maître, et celui-ci, qui était à Colombier, le plaignit fort, et si avoit raison : car c'était tout le gouvernement du roi de France et du royaume ; il avait été un très sage prélat et homme de bien en son temps, et ne voulut jamais avoir qu'un bénéfice, et à son trépas était seulement archevêque de Rouen. Georges d'Amboise fut honoré par les regrets du peuple, qui lui devait de n'être pas foulé d'impôts et de vivre heureux sous la sauvegarde de la justice. Les étrangers, qui l'admiraient pour son caractère et surtout pour son amour de la paix, sentirent cette perte immense : Plût à Dieu faire tel miracle, que de le sauver ! disait André Burgo, au moment où l'on n'avait plus nul espoir de santé. Jules II, en apprenant la mort de ce redoutable rival, ne put contenir sa joie et s'écria : Laudato sia Dio perche adesso io solo son papa !Loué soit Dieu de ce qu'à présent je suis seul pape ! Les calomnies ne parvinrent point à se faire entendre parmi ce concert de louanges ; on fit courir le bruit, à la cour de Madrid, que le cardinal légat était mort par sa faute, n'ayant point écouté l'avis des médecins qui lui prescrivaient de corriger ses excès d'ivrognerie ; mais Georges d'Amboise avait vécu chastement et sobrement. Ses goûts étaient simples et honnêtes, comme ses mœurs ; son désir d'accroître l'éclat et la prépondérance de sa famille, son envie démesurée d'être pape, ne le poussèrent pas même à commettre une action injuste ; cependant, il avoit telle autorité envers le roi, que le roi suivoit presque toujours son conseil, et tant qu'il véquit, le royaume fut bien gouverné, sans grandes tailles, emprunts ni subsides. Son gouvernement avait pour but la gloire du règne de Louis XII et le bonheur de la France : c'était surtout dans la paix qu'il voyait la splendeur de son maître et de sa patrie ; s'il ne réussit point à établir une paix solide entre les rois chrétiens, il parvint du moins à suspendre et à déjouer les menaces de la guerre étrangère, tandis qu'il travaillait à fonder la prospérité du royaume, sur le commerce, l'agriculture, la législation et les arts. Depuis douze ans, la France voyait l'aurore de la grande époque de François Ier. La conquête de Naples par Charles VIII avait ouvert aux arts la porte de la France, et, depuis lors, l'Italie, en échange des armées qui la dévastaient, ne cessait d'envoyer en deçà des monts une foule d'architectes, de peintres, de statuaires et d'ouvriers qui travaillaient à l'embellissement de leur patrie adoptive. Georges d'Amboise, instruit par l'exemple de Charles VIII et guidé par un intime sentiment du beau, inspirait à Louis XII l'amour des arts, que lui-même ressentait avec tant de sympathie, et admirateur du génie sous toutes les formes, il marchait à la tête de son siècle. Comme Charles VIII, il s'était ému en présence des monuments de Rome, et peut-être la papauté ne lui avait-elle paru si désirable, qu'à la vue des merveilles du Vatican et du Capitole ; il ambitionnait certainement la gloire de commander au compas de Bramante, au crayon de Léonard de Vinci, au ciseau de Michel-Ange, au pinceau.de Raphaël.

La vieille architecture française n'avait rien à envier à celle de Florence et de Rome, hormis les marbres de Carrare qui brillaient de toutes parts dans les basiliques de Saint-Pierre et de Sainte-Marie-del-Fiore ; le genre gothique, inventé et varié à l'infini par d'obscurs et sublimes architectes, s'accordait bien avec le ciel gris et brumeux du Nord ; ces églises sombres et profondes convenaient aux mystères de la religion catholique et à ses imposantes solennités, pleines de nuages d'encens et de lumières de cierges. Depuis le XIIe siècle, l'architecture des monuments chrétiens était presque la seule architecture, car les villes se composaient de maisons de bois ou de plâtre, à peu près uniformes, regardant la rue avec leur pignon peint et leurs fenêtres inégales ; les hôtels seigneuriaux et les châteaux nobiliaires n'offraient qu'un amas de tours et de tournelles entassées au hasard, de Manière à rendre le lieu fort plutôt qu'agréable. L'architecture semblait donc exclusivement réservée à honorer Dieu ; le pauvre village avait sa paroisse artistement construite avec le clocher pyramidal revêtu d'écailles de pierre, la vaste tour bourdonnante de cloches, le portail environné de figures de saints, la nef élancée sur ses faisceaux de colonnettes, les voûtes peintes en azur semé d'étoiles d'or, les vitraux rehaussés de vives couleurs et les autels chargés de reliquaires d'orfèvrerie. Cette majestueuse et riche architecture ne subissait que des métamorphoses de détails, depuis que la Sainte-Chapelle et Notre-Dame de Paris, Sainte-Cécile d'Albi et Notre-Dame de Reims, Saint-Étienne de Bourges et Notre-Dame de Rouen avaient porté au plus haut degré de perfection ce grand art, imité peut-être des mosquées de l'Égypte et de l'Espagne mauresque, mais sanctifiée par le christianisme et parfaitement approprié au climat pluvieux de la France. Les noms de Jean de Chelles, Pierre de Montereau, Josselin de Courvault, Alexandre de Berneval, etc., etc., ces inimitables architectes qui s'intitulaient maçons étaient à peu près inconnus, quoique gravés sur la pierre dans un coin des gigantesques édifices qu'ils avaient érigés de génération en génération ; mais rien ne restait à faire pour surpasser leurs chefs-d'œuvre, en hardiesse, en magnificence et en grandeur ; aussi bien, la France avait-elle alors assez d'églises et d'abbayes. Charles VIII, à son retour d'Italie, ne songea qu'à fonder des palais ; le cardinal Georges d'Amboise, qui aimait le luxe des arts appliqua surtout l'architecture au caractère du règne de Louis XII, en bâtissant des maisons de ville et des palais de justice.

Les artistes italiens que Charles VIII avait ramenés en France, ceux que Georges d'Amboise y attirait continuellement par sa munificence, introduisirent le style grec dans l'architecture sarrazine, et ce mélange ingénieusement combiné produisit un art nouveau, plus orné et plus élégant que l'ancien : Cette architecture de transition allia sans scrupule le fuseau tors à la cannelure, le rinceau arabe à la tresse de chardons ou à la guirlande de vignes, le triglyphe dorique au trèfle syrien, la voussure gothique au modillon corinthien, la colonne grecque au faisceau de piliers, à la gerbe de soutènement gothique, et ne craignit pas de loger dans les chapiteaux la chimère ou la grimace lombarde sous la classique feuille d'acanthe. Frère Jean Joconde (Giocondo), ce savant dominicain qui avait étudié son art dans Vitruve et à l'école de Brunelleschi, fut appelé, en 1499, à la Cour de Louis XII, qui le nomma architecte du roi (regius) et le chargea de donner garde sur la forme de la plupart des grands travaux exécutés à Paris vers cette époque. La reconstruction du pont Notre-Dame en pierre, le plus beau et le mieux bâti de tous les ponts qui existaient de son temps en Europe, occupa spécialement Joconde, qui recevait 8 livres par jour d'honoraires, pour surveiller l'œuvre de maçonnerie confiée à Didier de Felin. La façade de la Chambre des comptes à Paris (brûlée en 1737), le Palais de justice à Rouen, le château de Gaillon, furent les principaux ouvrages de Joconde, pendant sept ou huit années qu'il resta éloigné de Vérone, sa ville natale ; tous les monuments bâtis d'après ses patrons, même l'hôtel de Cluny, à Paris, et le château de Meilland, offrent, pour signes distinctifs, ces hauts combles d'ardoise que surmontent des fleurons en plomb doré, ces lucarnes encadrées de dentelles de pierre, ces escaliers extérieurs et couverts, ces aiguilles festonnées, ces milliers d'ornements qui courent à l'entour des fenêtres à plein cintre et revêtent les murailles des tourelles, enfin ces devises sculptées sur toutes les faces de l'édifice travaillé comme une pièce d'orfèvrerie. Joconde forma en France plusieurs élèves habiles qui répandirent les richesses de ce gothique italianisé, que la maison de Jacques Cœur, à Bourges, avait montré pour la première fois. Dreux, Orléans et Saint-Quentin eurent leurs hôtels de ville tout enjolivés d'arabesques ; Rouen et Clermont, leurs fontaines ingénieusement décorées ; Blois et Amboise, leurs châteaux somptueux, quoique dans le dernier les plans de Charles VIII demeurassent inachevés. Les seigneurs commencèrent à rechercher dans leurs habitations ces embellissements d'architecture, qu'on dédaignait autrefois ; mais, dans cette période, on n'éleva peut-être que deux tours d'église, celle de Saint-Jacques la Boucherie, à Paris, et la tour Neuve de la cathédrale de Bourges. Comme cette architecture ne pouvait se passer de sculpture, presque tous les architectes étaient sculpteurs, ou du moins ils dessinaient les modèles des figures que les tailleurs exécutaient en ronde-bosse ou en bas-relief. La statuaire n'avait servi jusqu'alors qu'à la décoration des églises et des tombeaux : c'étaient des chevaliers armés de pied en cap, et des dames vêtues de leurs cottes armoriées, qui, les mains jointes, gisaient couchés sur la pierre sépulcrale, un lion ou un chien à leurs pieds ; c'étaient des représentations de différentes scènes de l'Évangile ou de la Vie des Saints, et souvent la sculpture, pour dissimuler la raideur des formes et l'aspect inanimé de la pierre de liais, appelait à son aide le coloriage, qui prêtait une illusion de plus aux imitations de la nature. Ces imagiers et folagiers, la plupart italiens, modelaient la terre et la cire avec une singulière délicatesse, travaillaient fort adroitement la pierre, le marbre, le bois, l'ivoire et les métaux ; quelques-uns, nommés ornemanistes, se bornaient à ciseler les arabesques et les figurines, qu'on prodiguait sur les portes, les encoignures, les chambranles, les corniches des édifices religieux et civils. Les uns se consacraient seulement à ciseler des diptyques ou tableaux de la Passion, qu'on portait 'à la messe à défaut de Livre d'Heures ; les autres s'occupaient à façonner des meubles, chaises, tables, bahuts, dressoirs, escabeaux, bancs, lits, gracieusement découpés, incrustés et historiés ; ceux-ci, participant aux travaux des orfèvres, couvraient de reliefs la vaisselle d'or et d'argent, les armures des chefs de guerre et les chanfreins de leurs chevaux ; ceux-là fabriquaient plus grossièrement des marmousets d'enseignes, des jaquemarts d'horloges, et des entremets mécaniques pour les festins. Georges d'Amboise mit surtout en honneur les ouvriers d'imageries, comme s'il eût voulu changer en objets d'art les ustensiles et les meubles les plus vulgaires : son château de Gaillon était un véritable musée, où l'on distinguait, entre une foule de morceaux précieux, le fameux Combat de saint Georges contre un dragon, chef-d'œuvre de Paul-Ponce Trebati, excellent sculpteur, que le cardinal d'Amboise avait enlevé à l'Italie, ainsi que Demugiano. Le meilleur sculpteur français fut Jean Juste ou Just, Tourangeau ; son frère Antoine fit, par ordre du roi, la figure d'une biche en cire, étoffée et peinte des couleurs nécessaires, d'après un cerf à vingt-quatre cors que le marquis de Bade avait tué à la chasse : cette biche monstrueuse, qui subsista plus d'un siècle, au bout de la galerie du Grand-Jardin du château de Blois, ne coûta que 42 livres tournois. Les artistes employés par Georges d'Amboise étaient les seuls qu'on payât bien en France : un taille pierre vénitien, qui exerçait son métier au château du Pont de l'Arche, ne recevait que 5 sous tournois par jour, outre 12 livres pour son habillement ! Les meilleurs imagiers de cette période étaient : Antoine Lemonturier, auteur du mausolée de Jean sans Peur, à Dijon ; Conrad Meyl, Suisse, qui termina à Brou le monument de Philibert de Savoie, et Michel Columb, qui avait entouré de plus de trente belles figures allégoriques la tombe de François II, père d'Anne de Bretagne, à Nantes.

La peinture devait encore plus que la sculpture et l'architecture à l'influence de l'Italie ; car, avant Charles VIII, la peinture française était encore dans l'enfance, lorsque depuis trois siècles Cimabué avait ouvert la route à Giotto, à Pisano, à Verrochio, à Léonard de Vinci ; l'Allemagne possédait Albert Dürer et Holbein ; la Hollande, Peter Vischer ; chaque ville de Toscane avait déjà donné naissance à de grands peintres, mais la France ne produisait encore que des rubricateurs et des miniaturistes qui se bornaient à peindre des jeux de cartes, des armoiries et des manuscrits. Gringonnard, sous Charles VI, et le bon roi René, dans sa vieillesse, avaient acquis, en ce genre, une certaine célébrité, qui ne sortait pas de la librairie, où leurs enluminures étaient conservées ; le fini du travail, la naïveté du dessin et la grâce du coloris passèrent pour des chefs-d'œuvre, tant que les Français n'eurent pas vu les fresques du Vatican et du Campo-Santo de Pise, la Cène de Léonard de Vinci et les cartons de Michel-Ange. Le petit nombre de tableaux votifs qu'on trouvait dans les églises de France étaient peints sur bois, par compartiments, à la détrempe ou à la cire, avec des couleurs ternes rehaussées d'or, sans perspective, sans clair-obscur et sans dessin. On peignait aussi quelques portraitures sur vélin et sur papier, auxquelles manquait la vie ; mais les tableaux peints à l'huile sur toile étaient fort rares, quoique l'invention de Jean de Bruges datât du commencement du XVe siècle. Les galeries des palais étaient badigeonnées d'ocre jaune à la colle, ou déshonorées par de mauvaises fresques représentant des arbres, des fleurs, des fruits et même des légumes (galerie des Courges, à l'hôtel des Tournelles). Jean Bourdichon, peintre valet de chambre du roi, vieillissait, sans avoir surpassé Fouquet, Marmion, Rogier, Poyer et Hugues de Gand. Louis XII et Georges d'Amboise apprirent, dans leur premier voyage à Milan en 1499, combien la peinture italienne l'emportait sur la française : Léonard de Vinci, ce génie universel, mécanicien, ingénieur, artilleur, architecte, chimiste, anatomiste, peintre, et poète, que Ludovic Sforza avait fait venir de Florence, étonna le roi et son ministre, par une réunion de talents qui tenaient de la magie ; il dirigea les fêtes et composa les machines, pour l'entrée du vainqueur de Milan, auquel il offrit deux beaux portraits de femmes, et le roi, enchanté, accorda au peintre du More une pension et le droit de l'eau sur le canal de Saint-Christ à Milan. Léonard, attaché ensuite à la fortune de César Borgia, céda sans doute aux sollicitations du cardinal d'Amboise, en venant habiter la France, qui le conserva jusqu'à sa mort. Depuis que les peintures de Léonard, admirables surtout de vérité et de sentiment, avaient éveillé l'émulation des artistes français, Georges d'Amboise et les seigneurs qui s'instruisaient à son exemple, achetèrent des tableaux de Bellini, de Giorgione, de Pérugin ; et une nouvelle école se créa en France, à l'imitation de l'école lombarde. Jean Perréal, de Paris, fut le chef de cette école, et mérita le titre de second Zeuxis ou Appelles en peinture. Louis XII l'avait emmené dans l'expédition contre Venise, pour que ce peintre valet de chambre représentât sur la toile ce que le chroniqueur Jean d'Auton et le poète Jean Marot décriraient sur le papier ; Jean de Paris satisfit, par grande industrie, à la curiosité de son office, et reproduisit, dans ses miniatures, les villes, châteaux de la Conquête et l'assiette d'iceux, la volubilité des fleuves, l'inégalité des montagnes, la planure du territoire, l'ordre et désordre de la bataille, l'horreur des gisants en occision sanguinolente, la misérabilité des mutilés nageant entre mort et vie, l'effroi des fuyants, l'ardeur et impétuosité et l'exaltation et hilarité des triomphants. La vanité nationale éleva Jean de Paris au-dessus de tous les citramontains.

La France avait l'avantage dans la peinture sur verre : les croisées de ses églises offraient de véritables tableaux, antérieurs même à Cimabué, et telle était l'habileté de ces peintres verriers, qui n'ont pas laissé de nom, que la vivacité des couleurs n'étaient pas altérées par l'action du feu. Depuis le Ve siècle, cet art avait toujours été en progrès, et partout sur les vitraux resplendissaient les histoires de la Bible et de l'Évangile, les légendes des Saints, les portraits et les armes des bienfaiteurs de la religion. Anne de Bretagne fit faire à ses frais les magnifiques verrières des Minimes de Nigeon, où elle était peinte vis-à-vis de sa patronne d'après les cartons d'Albert Dürer et de Léonard de Vinci. Le cardinal de Clermont-Lodève, neveu de Georges d'Amboise, qui lui avait inspiré l'amour des arts, orna son église archiépiscopale d'Auch de vitraux, peints par Arnault de Mole dans le style de Jean Cousin. Les deux peintres verriers, Claude, de Marseille, et Frère Guillaume, étaient si habiles, que Bramante, ayant vu une peinture merveilleuse de Claude, conseilla au pape Jules II d'appeler à Rome cet excellent artiste, qui vint, accompagné de Guillaume, peindre les vitraux du Vatican et des églises de la Toscane, à côté de Michel-Ange et de Raphaël. Guillaume, que la France connaissait à peine de nom, fut naturalisé Italien, et fonda une école qui porta au plus haut degré l'art de peindre sur verre : l'Italie, si riche en grands hommes, ne dédaignait pas de s'approprier un génie que la France avait enfanté sans être fière de le posséder.

Quoique le génie ne fût pas rare en France, on n'y trouvait pas un seul graveur célèbre, à l'époque où Albert Dürer, en Allemagne, et Marc-Antoine, en Italie, formaient une multitude d'élèves remarquables. L'invention des cartes à jouer, au mye siècle, avait fait naître à la fois la gravure sur bois et l'imprimerie ; les ouvrages niellés (nigellati) émaillés, des orfèvres florentins avaient donné l'idée de la gravure sur cuivre, au XVe siècle. Depuis les tailles grossières de Laurent Coster et des briemahler (cartiers) allemands, la gravure sur bois s'était bien perfectionnée, à Mayence et à Nuremberg ; elle avait concouru à enrichir d'estampes, d'encadrements, de lettres ornées les premières impressions ; puis, elle avait marché seule, sans l'appui de l'Imprimerie, sa fille. A Pleydenwurff avait succédé Michel Wohlgemuth, et le fameux Arc de triomphe de Maximilien, composé de quatre-vingt-douze planches dessinées par Albert Dürer, était gravé, sous ses yeux, par Jean Burgkmayr et Jérôme de Resch. En Italie, les nielles de Finiguerra étaient devenues des gravures au burin finement et régulièrement travaillées par Baldini et Boticello, que Marc-Antoine avait surpassés à son tour, en imitant la taille-douce d'Albert Dürer, ce grand maître qui ne s'essayait pas dans un art sans y exceller, et qui mettait alors la dernière main à son admirable gravure de Saint Gérôme. Mais la France, où l'imprimerie n'était pas restée en arrière, tirait d'Allemagne tous les graveurs en bois, occupés à illustrer les précieuses éditions de Simon Vostre, de Michel Lenoir, d'Antoine Vérard, mais connaissait à peine la gravure sur cuivre, quoique un livre avec des planches en taille-douce eût été publié, à Lyon, dès 1488. Bien des années se passèrent encore, avant qu'on séparât des livres les estampes et qu'on pût citer un bon graveur français : Geoffroy Tory, Pierre Voieriot, Jean Duvet, Bernard-Salomon et Périssim, célèbres au XVIe siècle, naquirent cependant sous Louis XII. Depuis longtemps, toutefois, la France avait des graveurs en médailles, et les monnaies royales d'or et d'argent, qu'on frappait en grande quantité, pouvaient sans désavantage soutenir la comparaison avec les plus belles monnaies étrangères. Louis XII fut le premier roi de France qui figurât sur des monnaies, nommées testons, parce qu'elles représentaient d'un côté la tête du roi. Les autres monnaies de Louis XII, écus d'or au porc-épic, grands blancs, gros deniers et demi-gros d'argent, portaient sur la face l'écu de France, avec ou sans porc-épic, et sur le revers une croix accompagnée de fleurs de lis, ou de couronnes, ou de grands L. Ces pièces, quoique minces et légères, étaient bien rondes et bien marquées. Les médailles de ce règne attestent que l'art monétaire était déjà fort avancé en France, et que le cardinal d'Amboise avait emprunté aux Italiens cette manière d'éterniser le souvenir des principaux événements de l'histoire. Georges d'Amboise, à son retour de Rome, en 1503, où il avait espéré vainement être élu pape à la place de Pie III, fit graver sur une médaille d'or son portrait avec les insignes de la papauté, qu'il s'appropriait par cette orgueilleuse légende : Tulit alter honoresUn autre en a usurpé l'honneur. Mais une médaille vraiment digne d'être comparée à la médaille fleurdelisée de Charles VIII à cheval et même aux belles médailles de Pisani, ce fut celle que la ville de Lyon présenta, en 15oo, à Louis XII, qui revenait victorieux de Milan. Cette médaille, la plus grande qu'on eût encore coulée en France, portait d'un côté le buste du roi avec cette devise : Felice Ludovico regnante duodecimo, Cæsare altero, gaudet omnis natio, et de l'autre côté, le buste d'Anne de Bretagne, avec ces mots : Lugdunensis respublica, gaudete ; bis Anna regnante benigne, sic fui conflata. Ces deux portraits, en relief sur un fond semé de fleur de lis et d'hermines, sont pleins de vie et d'expression, quoique le travail n'ait pas la délicatesse des médailles florentines. Le cardinal d'Amboise, en appelant à grands frais des artistes toscans dans sa patrie, cherchait à éveiller l'émulation des Français et à transplanter en France toutes les gloires pacifiques, cultivées avec tant d'éclat, sous l'influence de Laurent de Médicis.

Louis XII voulut rendre un dernier hommage à la mémoire de Georges d'Amboise, en assistant à ses funérailles qu'il avait fait ordonner avec autant de magnificence que pour un roi de France ; mais, avant de retourner à Lyon, il apprit le passage des gens de cheval et de pied, qu'il envoyait au-delà des monts, et en témoignant sa satisfaction pour leur bonne diligence, il avertit le seigneur du Bouchage de faire habiller les chemins et faire provisions de vivres, sur la route d'Embrun et de Briançon, par laquelle il se proposait de passer bientôt lui-même. La cérémonie des obsèques, qui coûta 30.000 francs, eut lieu le 28 mai, trois jours après le décès du cardinal légat, qui avait été ouvert et embaumé ; ses entrailles, selon sa volonté, furent mises à part et enterrées dans l'église du couvent où il était mort ; le corps, enfermé dans un coffre de plomb, devait être transféré à Rouen ; une effigie, ayant la stature et semblante du défunt, habillée de damas blanc et coiffée d'une mitre blanche, avait été exposée dans la salle du Chapitre des Célestins, et promenée par toutes les grandes églises de Lyon. Le roi, qui n'avoit pas peu de déplaisir d'une perte si regrettable, entendit seulement la première messe, et s'en alla à la chasse, pour secouer son affliction. Le grand deuil était porté par douze proches parents du défunt, que menaient le duc de Valois, le duc de Calabre et les autres seigneurs du sang : les ambassadeurs d'Aragon, de Florence, du pape et de l'empereur, suivaient le cortège, composé de deux cents gentilshommes, douze cents prélats, douze mille prêtres, trois cents pauvres, tous tenant des torches allumées, et de la population entière. Le cercueil ne devait arriver que le 27 juin, aux faubourgs de Rouen, où de nouvelles funérailles étaient préparées avec plus de pompe encore qu'à Lyon ; on y avait convoqué une foule de pauvres, vêtus aux dépens du mort. Le corps, conduit hors de Lyon et déposé dans un couvent de Franciscains, fut placé sur un chariot couvert de drap d'or avec croix de damas blanc, traîné par trois chevaux houssés de drap noir : plusieurs seigneurs, clercs et laïques, avaient été choisis par le roi, pour accompagner le convoi jusqu'à Rouen ; et par toutes les villes que traversait le corps, on lui rendait tout et tel honneur, comme à la personne du roi. Cent porteurs de torches se relayaient continuellement autour du défunt : une épée nue étincelait 'vis-à-vis de la barrette du cardinal, et quand l'abbé de Saint-Ouen reçut le corps, suivant la coutume, pour être gardé une nuit dans l'abbaye, le doyen des chanoines prononça la formule : Voici celui qu'on nous a baillé vif, nous vous le baillons mort.

Georges d'Amboise, inhumé dans son église archiépiscopale, attendit douze ans le splendide monument de marbre blanc et noir, que son neveu Georges de Bussy, archevêque de Rouen par héritage, lui fit sculpter, par un artiste qui n'a point signé son œuvre, mais dont le ciseau est digne de passer pour celui de Jean Goujon, tant le goût des ornements et la beauté des figures témoignent du génie de cet imagier inconnu (Jean Just, peut-être). Le testament du cardinal d'Amboise avait été ouvert, le 15 juin, dans la salle capitulaire de la métropole de Rouen ; et fut scrupuleusement exécuté, malgré l'opposition du pape, qui réclama les 30.000 écus d'or répartis en legs différents dans le diocèse du testateur. Jules II prétendait que cette somme lui appartenait comme provenant des deniers, tant de l'archevêque que de la légation, de Georges d'Amboise ; mais Louis XII ne permit pas cet empiétement de la puissance pontificale, et, fidèle à la Pragmatique, il refusa au Saint-Père le droit de disposer du bien des particuliers hors des États de l'Église. Jules II ne se vengea pas, toutefois, en mettant obstacle à la promotion héréditaire de Georges de Bussy d'Amboise qui fut élu archevêque de Rouen, au mois d'août suivant, malgré sa grande jeunesse.

Louis XII, qui était resté à la Héronnière en chassant, pour s'étourdir, sur la privation de son oracle, reçut à la fois, de Blois et de Lombardie, des nouvelles favorables : le seigneur de Chaumont lui mandait la prise de Legnano, en cinq jours de siège ; Anne de Bretagne, dont la grossesse s'était confirmée, le flattait de l'espoir d'être père d'un dauphin, avant six mois. Le roi changea de résolution, et au lieu de se rendre à son armée d'Italie, il revint à Lyon, pour voir les ambassadeurs terminer quelques affaires d'État, et faire expédier la nouvelle ordonnance sur le fait de la justice. Cette ordonnance, destinée à compléter celle de 1499, fut un legs bienfaisant, que le cardinal d'Amboise laissa aux pauvres sujets du roi, qui, comme leur bon père et protecteur, se trouvait si noblement secondé dans le singulier désir et affection qu'il avoit à leur soulagement. Les présidents et chefs de justice des cours souveraines avaient été convoqués à Lyon, avec plusieurs grands personnages expérimentés et entendus en fait de judicature ; le cardinal et le chancelier Jean de Ganay avaient présidé eux-mêmes aux délibérations tendant spécialement à l'abréviation et accélération des procès. Georges d'Amboise ferma sa carrière de ministre par ce beau monument d'équité. Cette grande ordonnance, contenant soixante-douze articles, renferme d'excellentes dispositions qui devaient rendre plus efficace la rédaction des Coutumiers, ordonnée dans toutes les provinces ; mais elle manque d'ordre et d'unité : les articles ne découlent pas l'un de l'autre, et plusieurs sont d'une obscurité qui accuse la précipitation du législateur ; aussi le Parlement de Paris en retarda-t-il le plus possible l'enregistrement, qui n'eut lieu que le 21 avril 1512.

Louis XII retourna, en quatre ou cinq jours, de Lyon à Blois, où il trouva la reine fort enceinte, et ils s'entrefirent l'un à l'autre très bonne chère, comme ils font toujours quand ils sont ensemble. Le roi avait à cœur de voir terminer les négociations entamées avec le pape, au sujet des différends survenus entre le duc de Ferrare et Jules II ; mais le comte de Carpi, ambassadeur de France à Rome, au lieu de procéder sincèrement à sa légation, excitait, par haine personnelle, l'animosité du pape contre le duc, et s'efforçait de sacrifier ce dernier, trop confiant dans la protection du roi. Ce fut en vain que Louis XII, avec l'espoir d'amener le Saint-Père à l'observation du traité de Cambrai, offrit de rester neutre dans la querelle du suzerain et du vassal, seulement au sujet des salines et des gabelles ; mais tant plus que le roi approchoit des demandes du pape, d'autant plus que le pape se reculoit et étrangeoit de lui. Jules II, voyant les Suisses et les Vénitiens à sa dévotion, le roi Catholique prêt à trahir ses alliés, l'empereur peu redoutable et le roi d'Angleterre indécis, n'hésitait plus à exécuter son projet de chasser les Français au-delà des monts, pour avoir la gloire de délivrer l'Italie des barbares, comme il le déclara depuis. La mort du cardinal d'Amboise avait enflé ses espérances, parce qu'il pensait que le roi se trouverait beaucoup affaibli, n'étant plus gouverné par des conseillers aussi habiles que le défunt. En conséquence, il demanda, tout à plat, que Louis XII renonçât simplement à protéger le duc de Ferrare ; et le roi refusant de consentir à une pareille perfidie, Jules répondit qu'il n'avait que faire d'un traité, et qu'il se conduirait de manière à maintenir l'État de l'Église en paix. Pendant ces pourparlers, la guerre n'avançait pas dans le Frioul ni dans le Vicentin. Le Frioul était assailli, maintenant par les Vénitiens, à cette heure par les Allemands, pillé et saccagé par tous les partis qui n'y laissaient que des ruines et des morts, en se retirant, pour y revenir bientôt avec la destruction. Dans le Vicentin, où les paysans, pleins d'incroyable affection pour les Vénitiens, aimoient mieux mourir que, de les renier ou mal dire d'eux, le seigneur de Chaumont et le prince d'Anhalt, campés au bord de la Brenta, à sept milles de Padoue, attendaient l'arrivée de l'empereur, après avoir pris Citadella, Marostica, Basciano et d'autres petites villes abandonnées par l'ennemi. Chaumont d'Amboise, qui avait appris, durant le siège de Legnano, la mort de son oncle, fut bien dolent de cette perte, et la porta dedans son cœur aigrement, combien que devant les gens n'en montrât pas grand semblant et n'en laissoit à sagement conduire l'affaire dont il avoit charge ; mais le chagrin qui le consumait abrégea sa vie. Le lieutenant du roi se préparait à rentrer dans le duché de Milan, avec ses compagnies d'ordonnance, Louis XII ayant déjà fait licencier les gens de pied grisons et ne voulant plus supporter seul une si grosse dépense. Le roi céda pourtant aux prières de Maximilien, qui était à Insprück et promettait de venir guerroyer en Lombardie ; il accorda encore le secours de son armée à l'empereur, pour le mois de juin, puis jusqu'à la fin de juillet. Cependant, ce secours était illusoire ; on n'assiégeait ni Trévise ni Padoue ; on perdait du temps et des hommes, en escarmouches inutiles. On détruisit presque entièrement une bande de mercenaires croates, qui, malgré leur petit nombre, étaient fort redoutés, à cause de leur caractère cruel ; car ils tuoient tout ce qu'ils pouvoient et ne prenoient jamais de prisonniers. Le 21 juin, on emporta d'assaut Monselice, où le jeune Gaston de Foix entra le premier ; et toute la garnison fut massacrée, au milieu de l'incendie du château et de la ville, en représailles du supplice d'un capitaine italien, que les Vénitiens avaient fait pendre pour le punir d'avoir passé au service du roi en lui livrant Crema. Quatre cents lances françaises coururent aux portes de Padoue. Mais l'armée avait contre elle la mauvaise saison, haine des habitants et la tardité de l'empereur, qui sollicitait du roi un nouvel emprunt. Les pluies étaient continuelles, et les chevaux souffraient beaucoup, dans ce pays gras et marécageux ; les victuailles n'arrivaient qu'à grand'difficulté, et la crainte d'une prochaine descente des Suisses dans le Milanais dissuadait le vice-roi d'entreprendre quelque chose d'important.

Jules II, persévérant de mal en pis, ne dissimula plus ses desseins, et Louis XII connut, par des lettres interceptées, les choses diaboliques que Sa Sainteté, ou plutôt Sa Malignité, disait-on, machinait contre lui. Le pape avait fait un traité secret avec le roi d'Aragon, en lui donnant l'investiture du royaume de Naples, au prix de l'ancienne redevance imposée aux rois de Naples de la Maison d'Aragon, et Ferdinand promit au pape, entre autres choses, trois cents lances, pour la conservation des biens et des droits de l'Église. En même temps, Jules II obtint des Vénitiens la mise en liberté du marquis de Mantoue, et le manda aussitôt à Rome ; mais le roi et l'empereur eurent la précaution d'envoyer des orateurs à Mantoue, pour empêcher de recevoir le marquis dans sa principauté, s'il était accompagné de gens de guerre. Jules II procéda d'abord contre le duc de Ferrare, Alphonse d'Este, le plus fidèle allié du roi de France, en l'attaquant avec les armes du droit féodal, comme son seigneur suzerain. Le 29 juin, jour de la fête de saint Pierre, il avait dans le consistoire énuméré ses griefs à l'égard de son feudataire, et au commencement de juillet, son légat, le cardinal de Pavie, fit afficher, sur les portes de l'église cathédrale de Bologne, un bref qui citait le duc à comparaître en personne, ou par procureur, dans le délai de trois jours, pour répondre des faits à lui imputés, attendu que, lui, Alphonse, retenait ses frères en prison, sans l'aveu du pape ; qu'il fabriquait du sel dans le comté de Comacchio, appartenant au Saint-Siège ; qu'il avait augmenté les péages et les gabelles dans son duché ; qu'il avait osé se mettre sous la protection du roi Très-Chrétien, et citer le pape au grand Conseil du roi ; qu'il prêtait aide et secours aux Bentivoglio exilés ; qu'il gouvernait très mal (pessime) ses sujets ; qu'il avait fait de la fausse monnaie, et altéré la bonne ; qu'il avait commis beaucoup de délits contre la liberté ecclésiastique ; qu'il avait enfin vilipendé (parvipendisse) en paroles le pape et l'Église romaine. Le duc de Ferrare, qui se trouvait alors au camp de la Brenta, expédia un docteur, à Bologne, pour demander au légat surséance à la citation ; mais ce procureur ne fut point admis à débattre les articles du bref d'occupation, et Jules II en publia un second, également affiché à Bologne, qui ordonnait à Alphonse d'Este de venir à Rome, dans douze jours, pour entendre son arrêt de la bouche du Saint-Père.

Jules II commençait ainsi les hostilités contre le roi de France. Il refusa de donner congé au cardinal d'Auch (François de Castelnau, neveu de Georges d'Amboise, appelé successivement le cardinal de Clermont-Lodève, de Narbonne et d'Auch), et aux cardinaux français, qui voulaient quitter Rome ; bien plus, il ne leur permit d'expédier aucun messager ni d'écrire aucune lettre ; il fit arrêter le cardinal d'Auch, qui était sorti dans la campagne de Rome pour chasser, et le retint prisonnier dans le château Saint-Ange, tandis qu'on mettait à la question un de ses domestiques. Le pape, en effet, craignait de voir déjouer ses complots ; déjà douze galères vénitiennes étaient entrées dans la Méditerranée, où les avait rejointes une galère papale. Le roi d'Aragon avait en Sicile une flotte de soixante-dix voiles, chargée de quatorze mille soldats, sous prétexte d'une croisade contre les Maures d'Afrique. Marc-Antoine Colonna et Octavien Fregoso, à la tête de quatre cents lances et sept cents piétons, venaient de passer dans les États de Gênes, en publiant qu'ils apportaient la liberté à l'Italie, au nom du pape Jules César, de l'empereur et du roi d'Aragon ; mais les intelligences qu'ils entretenaient dans Gênes furent insuffisantes pour y faire une insurrection, quoique les vaisseaux de Saint-Marc et de Saint-Pierre se présentassent en vue de la ville ; ils enlevèrent seulement quelques places de la côte, mais Jean-Louis Fiesque les poursuivit par terre, avec la Noblesse du pays, pendant que le général des galères Prégent de Bidoulx leur donnait la chasse par mer jusqu'à l'île d'Elbe. Louis XII avait encore tant de partisans à Gênes que, dans deux assemblées générales des citoyens, toutes les fèves des votes, excepté cinq, furent favorables à sa cause, que les Génois jurèrent de servir de leurs bras et de leurs deniers. Jules II reprocha cet échec aux Vénitiens, qui lui avaient envoyé vingt-deux galères, au lieu de douze, et aux Suisses, qui tardaient à descendre par Bellinzona. Mais la guerre était déclarée : le roi ordonnait au seigneur de Chaumont de retourner à Milan pour protéger le duché, avec six cents hommes d'armes, en laissant le reste de l'armée sous le commandement de La Palice et de Jean-Jacques Trivulce ; en dépêchant Yves d'Alègre au secours.de Gênes, et Bayard Montoison, Fontrailles, avec quatre ou cinq mille hommes d'infanterie, au secours de Ferrare ; car le duc d'Urbin, qui commandait l'armée du pape dans le Ferrarais, avait pris Cento, Lugo, Bagnacavallo, Carpi et Modène, presque sans résistance, et ne reculait qu'à l'approche d'Alphonse d'Este, qui avait repris confiance, en voyant que le roi et l'empereur faisaient cause commune avec lui.

Henri VIII demeurait encore dans la neutralité, bien qu'il penchât pour le pape, qui lui avait offert un présent apostolique, le 9 avril ; c'était, une rose d'or bénite, ointe de saint chrême et aspergée de musc odoriférant, que le roi reçut publiquement des mains de l'évêque de Cantorbéry. Il n'en avait pas moins envoyé, au roi de France, deux ambassadeurs qui furent accueillis avec de grands témoignages d'honneur et d'affection. Le duc de Valois, des évêques et une foule de seigneurs allèrent au-devant de ces Anglais, qui prononcèrent une harangue dans laquelle ils dirent que leur maître aimait et estimait Louis XII plus que tous les autres rois chrétiens. Louis XII leur répliqua dans les mêmes termes, et fêta leur séjour à Blois, par des banquets et par un tournoi, où l'on rompit quarante-deux lances : Monseigneur s'y comporta bravement, et le roi le suivit dans les joutes, monté sur un genet d'Espagne qu'il maniait avec l'adresse d'un jeune homme de vingt ans. Cette ambassade, qui annonçait qu'avant trois ans la sœur du roi d'Angleterre serait conduite vers son fiancé, le prince d'Espagne, était peut-être d'accord avec les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Aragon, lesquels travaillaient, de concert avec le pape, à former une alliance secrète, au préjudice du roi de France. Mercurin Gattinara se montrait surtout fort empressé de faire entendre à Maximilien qu'il devait, par moyen du pape, traiter appointement avec les Vénitiens, sans mettre Louis XII en aucun soupçon, et se défier des Français, qui ont toujours tâché de lui nuire ; c'était là un écho de la politique de Ferdinand le Catholique.

La politique des Ligues helvétiques et des communautés du Valais, était moins déloyale, malgré les inspirations de l'évêque de Sion. Aucuns du Valais avaient écrit au seigneur de Chaumont qu'ils étaient forcés de renoncer à l'alliance du roi, pour obéir à une bulle du pape, aux admonitions de leurs confédérés et aux ordres de leur gouvernement ; ils suppliaient le grand maître de ne pas voir de mauvais œil cette renonciation, malgré laquelle ils étaient résolus à rester bons voisins et amis du roi, comme si leur alliance existait toujours. Le président de Dauphiné, Geoffroy Carles, à qui le cardinal d'Amboise avait enseigné l'art des négociations, était accrédité comme ambassadeur du roi auprès des seigneurs des Ligues, à la diète de Lucerne ; il essaya de déjouer les machinations du pape et de son fondé de pouvoirs l'évêque de Sion. Six mille Suisses devaient partir, pour renforcer l'armée de Jules II ; il arrêta leur départ, en représentant que ces auxiliaires, enrôlés sous couleur de conserver l'état pontifical, allaient porter le trouble dans les pays du roi. Il rappela hautement, devant l'assemblée des Ligues, leur antique confédération avec la France, la puissance incomparable et l'amitié de Louis XII ; il les supplia d'agir avec prudence ; puis, il leur annonça que Gênes et Savone avaient été secourues par la flotte de Prégent et les lances d'Yves d'Alègre, au moment où les bannis génois et les vaisseaux vénitiens attaquaient les deux villes dévouées au roi. Ces nouvelles refroidirent un peu les Suisses pour la cause du Saint-Père, et des lettres de l'empereur achevèrent de mettre obstacle à l'envoi de ces six mille gens de pied, qui n'étaient pas levés contre les Vénitiens, mais contre le roi de France. Les seigneurs de la grande Ligue de la Haute-Allemagne écrivirent donc au Saint-Père qu'ils enverraient, selon leur traité, les troupes demandées pour la défense de l'Église, mais qu'ils enjoindraient à ces soudoyers de ne pas faire la guerre au roi, leur allié, ni d'envahir son territoire ; ils avertissaient le pape, que, si Sa Clémence persévérait dans ces projets belliqueux, ils n'auraient plus qu'à révoquer leurs milices pour garder le sol de la patrie. Mais, pendant que le vice-roi de Milan travaillait à gagner par des présents et des promesses les seigneurs des Ligues, Jules II enflammait la haine et l'avarice de la commune, par argent et avec les ardentes paroles de l'évêque de Sion. Les Suisses recommencèrent à se mouvoir ; en vain, le président de Dauphiné récrivit à l'assemblée de Lucerne, pour l'engager à ne pas laisser partir les six mille, piétons que le pape voulait faire marcher contre l'empereur, comme l'annonçait assez la prise de Modène, fief impérial que lui avaient livré des traîtres. — Je sais que vous êtes prudents, leur disait-il, vous n'enverrez jamais vos soldats contre le Saint-Empire ; vous êtes prudents, et certes, vous ne vous attacherez pas à un homme ingrat, inconstant et perfide, ni à son amitié peu durable ! Cependant, on ne croyait pas, en France, que les meneurs des neuf Cantons hostiles au roi pussent arriver à leur fin, et Louis XII se vantait même de pouvoir, s'il vouloit, faire des levées d'hommes en Helvétie ; mais il feignait de dédaigner ces mercenaires et de les remplacer par des lansquenets dans ses armées.

Les pratiques diaboliques de Jules II se poursuivaient sans interruption, avec raffinement de ruses et de malices : son ambassadeur résidait encore à la Cour de France, mais Louis XII n'avait pas rappelé le sien, Albert de Carpi, qui servait les intérêts du pape au détriment de la France. C'était un continuel envoi d'ambassadeurs, de messagers, de lettres, pour démentir les calomnies de Jules II et prévenir ses intrigues dans les cours de l'Europe. Jules II écrivait au roi d'Angleterre que l'empereur se préparait à envahir la Bourgogne, et à témoigner sa bonne volonté à l'égard du Saint-Siège, par la mission de l'évêque de Gurck à Rome. Maximilien protestait contre ces choses controuvées, en conseillant au roi anglais de s'associer à la ligue de Cambrai, plutôt que de s'empêcher au fait dudit pape, auquel il n'y a arrêt ni constance nulle, car il ne cherche que de trouver l'un des partis ou l'autre, et en tout mettre débat et brouillis. D'autre côté, l'empereur tendait l'oreille aux propositions que lui faisait en secret le seigneur grec Constantin, agent du pape, et il paraissait vouloir s'incliner à la paix, si le roi de France ne l'aidait à recouvrer ses pièces. Louis XII assurait que toutes choses iroient bien, à la venue de l'évêque de Gurck en qualité de plénipotentiaire de Maximilien ; car il avait résolu d'aider son allié, pour le rendre le plus grand et renommé empereur qui a été depuis Charlemagne. Cependant, l'évêque de Gurck, dont le partement avait été annoncé depuis un mois, n'arrivait pas, et ne donnait pas même de ses nouvelles. Le roi, qui avait dit publiquement qu'il passeroit les monts avec très grande puissance, envoyait des renforts au duc de Ferrare, et s'impatientait d'attendre l'ambassadeur de Maximilien. Plusieurs fois, les tracasseries de la Gueldre avaient failli se renouveler : Charles d'Egmont recommençait la guerre contre l'évêque d'Utrecht ; la gouvernante des Pays-Bas prêtait assistance à l'évêque, et Robert de La Marck, seigneur de Sedan, avait amené cinq cents lances au secours du duc de Gueldre. Louis XII écouta patiemment les plaintes que Marguerite lui adressait au sujet de ces divisions, et tout en reconnaissant que d'Egmont avait une mauvaise tête, il répliqua que l'empereur ferait mieux de prendre son lièvre en Italie, et de ne pas courir tant de lièvres à la fois. Les affaires de la Gueldre furent donc ajournées. Marguerite d'Autriche, qui veillait à l'entretènement de la bonne fraternité entre son père et le roi, avait projeté de réunir ces deux princes dans une conférence où elle-même assisterait. Louis XII accepta avec joie la promesse de cette entrevue, qui ne devait pas se réaliser plus que celle du lac de Garda, et mercia mille fois Marguerite, qu'il se souvenait d'avoir vue familièrement, à la Cour de France, lorsqu'elle y était élevée pour épouser Charles VIII ; ces souvenirs de leur jeunesse se reproduisaient fréquemment, au milieu de leurs relations politiques.

Le roi, qui tenait à renoncer le plus tard possible à l'obéissance filiale envers le Saint-Père, dans l'espoir que le pontife s'inclineroit et de lui-même viendroit s'humilier, passa enfin de la douceur à la menace ; il écrivit à Jules II, en termes énergiques, pour lui demander raison de sa conduite étrange : Il s'étonnait que le pape, au mépris de leur alliance, eût pris en amitié les Vénitiens, qu'il abhorrait auparavant, et tournât ses armes contre le duc de Ferrare, compris dans le traité de Cambrai ; convenait-il à un pape de donner un tel exemple de parjure et de damner ses meilleurs fils ? Si le duc de Ferrare avait commis quelque faute envers l'Église, le pape devait en référer à ses alliés, et non à ses adversaires ; d'ailleurs, le roi Très-Chrétien, qui avait naguère bien mérité de l'État apostolique, en ne secourant pas les Bentivoglio, n'était-il point un juge plus équitable que les Vénitiens, déclarés ennemis de la religion par une bulle papale ? Jules ne craignait-il pas, en portant ses mains sanguinaires sur ses fils dévoués, d'irriter Jupiter, las de souffrir les fureurs de ce nouveau Saturne ? Jules II, à la lecture de cette épître rhétorique, gonflé de colère, grinçant des dents, rugissant, le sourcil hérissé, la poitrine haletante, s'écria : Rome est un bon asile, et Saturne se cacha en sûreté dans le Latium. Un père doit-il subir le jugement de son fils ? Non, le sort décidera si je serai le maître ou l'esclave !

Louis XII avait, en même temps, transmis à son lieutenant général des ordres si précis, que le cardinal de Pavie, légat de Bologne, ayant lancé une bulle d'excommunication contre les capitaines du roi, qui porteraient secours au duc de Ferrare, le seigneur de Chaumont promit de faire pendre les porteurs de bulles, s'ils se hasardaient à revenir. Louis XII se hâta de préparer toutes les armes de l'Église gallicane, pour résister aux attaques de l'Église romaine. Afin de savoir ce qu'il avoit à faire contre le pape, il convoqua, pour le 15 septembre un Synode, dans la ville d'Orléans ; les évêques, prélats et abbés du royaume, ainsi que ceux de la Bretagne, de la Flandre, de l'Artois, et les plus grands. docteurs de l'Université, tant de la Faculté de théologie que droit civil et canon, furent mandés par lettres closes, à l'effet de délibérer sur certaines propositions qu'on leur soumettrait. Dans les premiers jours de septembre, les six mille Suisses levés pour le pape, bien qu'ils n'eussent pas touché leur solde, prirent le chemin de Bellinzona. Ils avaient auparavant demandé au duc de Savoie passage sur ses terres, par le val d'Aoste, et non seulement le duc le leur avait refusé, mais il avait appelé le seigneur de Chaumont, à Turin, pour garder les montagnes, avec six cents lances et quelque infanterie. Le vice-roi s'était, d'ailleurs, préparé à recevoir les Suisses dans le duché de Milan, dégarni de ses meilleures troupes : les défilés de Côme avaient été mis en état de défense, les barques ôtées du lac, les blés retirés dans les places fortes et les moulins détruits. Chaumont accourut de Turin vers Bellinzona, et envoya Jean-Jacques Trivulce dans les montagnes de Brianza. Les Suisses, dont quatre cents à cheval et deux mille cinq cents à pied, étaient armés de haquebuttes, et cinquante, de grosses arquebuses, s'avancèrent, sans artillerie, sans munitions, sans bateaux et sans bagages, vers le pont de la Tresa, qu'ils occupèrent, après la retraite de six cents piétons français ; ensuite, campés à Varèse, ils prièrent le vice-roi de leur permettre de traverser le duché, pour se rendre au service de l'Église. Chaumont leur fit une réponse qui les dissuada de descendre en plaine. Ils restèrent quatre jours à Varèse d'où la disette les chassa, lorsque quatre mille de leurs compatriotes se joignirent à eux ; ils défièrent sur les hauteurs, pendant que le vice-roi les côtoyait, avec son artillerie sans leur donner escarmouches. Ces montagnards cheminaient lentement, toujours serrés et en ordonnance, protégés devant et derrière par leurs haquebuttiers. Ils passèrent dans plusieurs villages où les attendaient des barriques de vin empoisonné, mais ils n'en burent pas, et des aventuriers français, qui trouvèrent, après eux, épice au fond du tonneau, furent victimes de ce stratagème. Les malheureux Suisses étaient si activement pressés par les Français et les paysans, qu'ils n'avaient pas le temps de chercher des vivres. La faim en fit périr un grand nombre, et ceux qui s'écartaient de leurs rangs étaient tués par les gens du pays ; ils essayèrent, en suivant les collines, d'atteindre l'Adda, pour entrer dans le duché de Ferrare ; puis, tout à coup, ils retournèrent sur leurs pas. Le seigneur de Chaumont avait quelques intelligences avec leurs chefs ; par le même moyen qu'ils avoient été gagnés, ils furent réprimés, car, ayant reçu une notable somme d'or et d'argent, ils se retournèrent chez eux, en laissant plus de deux mille morts par les mauvais chemins.

L'attaque des Vénitiens, qui devait coïncider avec l'invasion des Suisses, eut lieu seulement lorsque ceux-ci se furent retirés du Milanais. L'armée allemande, espagnole et française campait à trois milles de Vicence. L'armée vénitienne, forte de vingt-cinq mille piétons, la plupart Italiens, condottieri ou paysans, de mille hommes d'armes, et de trois mille estradiots albanais, après s'être emparée de la Polésine, s'approcha du camp des troupes confédérées, mais n'accepta point la bataille qu'on lui présentait, et resta immobile en observation. Les grandes pluies d'automne avaient rendu le pays impraticable, et le lieutenant de l'empereur ordonna la retraite sur Vérone, où l'armée arriva, sans avoir perdu une seule pièce de canon, ni un seul homme. Les Vénitiens reprirent alors facilement Este, Monselice, Montagnana, Marostica, Basciano et Vicence, puis, se portèrent contre Vérone, que le prince d'Anhalt avait eu le temps de fortifier et d'approvisionner, avant de mourir, emporté par une rapide maladie. La garnison de Vérone se composait de cent lances espagnoles, cent allemandes et quatre cents françaises, ainsi que de cinq cents hommes de pied gascons et de quatre mille lansquenets : les habitants se montraient mal affectionnés pour l'empereur. Le siège fut mis devant la place et les  batteries ne cessèrent de jouer contre les murailles qui allaient ensevelir leurs défenseurs, lorsque, dans une sortie nocturne, les assiégés pénétrèrent au milieu des lignes de l'ennemi, et firent un sanglant carnage. On apprit alors que le seigneur de Chaumont accourait de Milan pour sauver Vérone, que le roi souhaitait conserver en gage des emprunts de Maximilien A cette nouvelle, les Vénitiens se levèrent de leur siège, sans trompette, et vinrent loger à San-Martino, en reculant à mesure que Chaumont avançait. Le plan de campagne, combiné par le lieutenant du roi, était de brûler tout le pays à vingt milles de Vérone, et de bien pourvoir cette ville de gens de cheval et de pied, pour aller secourir le duc de Ferrare, réintégrer les Bentivoglio dans Bologne, et détruire l'armée du pape, avant de revenir à la charge contre les Vénitiens.

Jules II, qui avait béni publiquement à Rome sa bannière pontificale, songeait à la fois à garder Bologne et à se saisir de Gênes. Pendant qu'il faisait enrôler à grands frais les troupes destinées à envahir, par terre, les États de Gênes, il avait augmenté ses forces, sur mer, de plusieurs navires vénitiens ; cette flotte de vingt-deux voiles rencontra la flotte de Prégent de Bidoulx, à la hauteur de Porto-Venere, et, malgré une vive canonnade, se porta en vue de Gênes. Jean Fregoso, comptant sur un soulèvement de son parti, entra dans le port même, avec un brigantin monté par des Génois bannis ; mais l'artillerie de la tour de Godefa le contraignit à s'éloigner, sans que ses amis osassent arborer l'étendard de la révolte. L'armée navale du roi, qui était plus puissante, poursuivit les galères vénitiennes, jusqu'à l'entrée de la rade de Civitta-Vecchia, et les força de retourner dans l'Adriatique. Jules II, en quittant Rome pour se rendre à Ravenne, laissa derrière lui un grand vide dans le Sacré Collège : le cardinal d'Albi, neveu de Georges d'Amboise et frère du seigneur de Chaumont, était mort, empoisonné, dit-on ; les cardinaux français de Bayeux et de Saint-Malo avaient refusé leur concours au pape, et s'étaient retirés à Florence, avec le cardinal italien de Saint-Severin et les cardinaux espagnols de Sainte-Cirox et de Cosenza, qui craignaient peut-être le boucot.

Louis XII attendait toujours l'arrivée de l'évêque de Gurck, sinon une entrevue avec l'empereur en Bourgogne, où il se tireroit volontiers, combien que la reine fût prête à enfanter, laquelle il abandonneroit, pour ce faire ; mais l'évêque de Gurck, malade en route, ne venait pas, et Maximilien, tout empressé qu'il parût pour cette conférence, ne se hâtait pas d'en fixer l'époque. Le roi, qui avait eu la coqueluche et un peu de goutte, se transporta toutefois à Tours, afin de présider lui-même le Concile général de l'Église gallicane, transféré dans cette ville. La grande salle de l'Archevêché avait été préparée pour cette nombreuse assemblée, dont la première séance eut-lieu, le 17 septembre. La veille, le roi avait été digné (honorifié), dans la cathédrale, en présence de tous les seigneurs d'Église. A l'ouverture du Concile, présidé par François de Rohan, archevêque de Lyon, et par les cardinaux de Bayeux et de Saint-Malo, le chancelier prononça un discours, dans lequel il racontait les grands biens et plaisirs que le roi avait faits au pape, avant et après la papalité, et même pour le faire élire pape ; l'ingratitude et la méconnoissance du pape envers son bienfaiteur, la rupture de l'alliance de Cambrai, l'émotion des Suisses, l'entreprise tentée deux fois sur Gênes, les attaques contre le duc de Ferrare, allié du roi, enfin les nombreux griefs de la Chrétienté. Après ce discours, Jean de Ganay soumit aux prélats et aux docteurs huit articles par écrit, en réclamant leur avis et conseil, sous le plus bref délai. Aussitôt l'assemblée commença par consulter et discuter cette matière, en secret. Les délibérations se prolongèrent jusqu'au 28 septembre, et Messieurs de l'Église gallicane prirent conclusion sur les questions qu'ils avaient à résoudre. Ensuite, le Concile supplia le roi d'envoyer à Jules II des ambassadeurs de l'Église gallicane, pour le prier de mettre fin aux guerres, débats et questions commencées, d'entendre à paix, concorde, amitié et charité, et de se réconcilier avec les princes chrétiens ; mais, dans le cas, où le pape ne se soumettrait pas à ces admonitions, les ambassadeurs l'inviteraient à commettre en France un procureur ayant puissance de pourvoir au salut des âmes, parce que, à cause desdites guerres, il seroit difficile aller vers lui, et à convoquer un Concile général, selon les décrets du Concile de Bâle, afin de porter remède aux langueurs du Corps ecclésiastique, de corriger les mœurs et de pacifier le monde. Louis XII promit de transmettre au pape les décisions de l'Église de France, et ajourna la congrégation, au 1er mars de l'année suivante, pour se réunir à Lyon, où lui serait communiquée la réponse de Jules II. Le Clergé accorda au roi un don gratuit de 280.000 livres, outre 40.000 pour les frais du Concile de Lyon.